← Retour

La Daniella, Vol. II.

16px
100%

XL

Il était deux heures du matin quand nous arrivâmes à une petite villa près d'Albano. Là, nos fugitifs devaient prendre, chez une personne amie qui les attendait, une petite voiture, où le prince, le docteur et la signora feraient le reste du trajet jusqu'à la mer, par les chemins de traverse. Tous les chevaux étaient loués ou prêtés, et devaient être dispersés et laissés à certaines stations convenues sur la côte. Otello seul devait être embarqué, comme l'inséparable serviteur de Medora. Je fus donc très-étonné lorsqu'elle m'offrit de me le laisser.

—Cette bête gênera et retardera notre embarquement, dit-elle au prince, qui ne s'étonnait pas moins que moi. Ce sera, dans un aussi petit bâtiment que celui qui doit nous emporter, un compagnon très-incommode et peut-être dangereux.

—Tout a été prévu, répondit-il, et tout doit être disposé en conséquence. J'aimerais mieux me jeter à la mer que d'être cause pour vous d'un petit chagrin, et, puisque vous ne regrettiez dans votre fuite que ce beau compagnon…

—Je regrette autre chose, dit Medora d'un ton singulier, c'est de n'avoir pas réfléchi… à l'ennui qu'il nous causera. Décidément, monsieur Valreg, je vous le laisse, je vous le donne; acceptez-le comme un souvenir de moi.

—Eh! bon Dieu! qu'en ferais-je à Mondragone? m'écriai-je naïvement.

—Felipone le logera et le soignera; ou bien il restera dans cette maison, où je vais dire qu'il vous appartient et que vous viendrez le reprendre.

—Vous oubliez, madame, que, soit à Mondragone, soit partout ailleurs, le soin de me nourrir moi-même l'emportera nécessairement sur celui de nourrir un quadrupède de cette taille…

—Eh bien, reprit-elle avec impatience, si c'est un embarras pour vous, vous le vendrez, il est à vous!

—Je n'ai rien fait qui vous autorise à m'offrir un présent, répondis-je, un peu impatienté moi-même de ce nouveau caprice.

Nous étions entrés dans le jardin de la petite villa, où la voiture était tout attelée et prête à partir, et le prince pressait Medora d'y monter. Il crut comprendre qu'elle désirait me récompenser de lui avoir servi de garde du corps, et il eut la malheureuse idée de me demander si je n'avais pas besoin d'argent. Il ajouta, voyant que j'étais peu disposé à avoir recours à lui, qu'il m'offrait un à-compte sur le tableau qu'il m'avait commandé.

Je répondis que ce n'était pas le moment de parler d'affaires; que la nuit s'avançait, et que nous avions tous à faire diligence pour être hors de danger avant le jour, Medora était sur le marchepied de la voiture, et semblait vouloir prolonger cette inopportune discussion.

—Pardon mille fois, lui dis-je en la saluant; mais Felipone m'attend, et je ne puis souffrir qu'il s'expose pour moi à rentrer trop tard.

Je pris congé du prince et du docteur, qui me pressèrent encore de partir avec eux. Je me pressai, moi, de remonter sur Vulcanus et de reprendre avec Felipone le chemin de Mondragone.

Dès que nous fûmes seuls ensemble, notre marche n'étant plus embarrassée par les précautions à prendre pour une femme, et nos chevaux s'animant à l'idée de retourner chez eux, nous marchâmes si vite, qu'en moins d'une heure nous nous trouvâmes au pied des hauteurs de Tusculum.

La lune était couchée, le temps se voilait, et nous éprouvions cette sécurité que l'on trouve dans la protection de l'ombre et de la solitude. Nous commencions à gravir au pas l'escarpement de l'antique citadelle latine, lorsque Felipone, avec qui je causais tranquillement, posa sa main sur mon bras pour m'imposer silence, en me disant tout bas:—Regardez… là-haut!

Plusieurs ombres noires se dessinaient sur le ciel auprès des rochers de la croix, au beau milieu du chemin qu'il nous fallait suivre.

Felipone n'hésita pas un instant sur le parti que nous avions à prendre.
Sans perdre le temps à me l'expliquer.

—Suivez-moi, me dit-il.

Et, tournant bride, il s'enfonça dans une prairie en pente rapide qui s'étendait à notre droite, et dont nous suivîmes la lisière ombragée jusqu'à une masse sombre que je reconnus être un paillis, c'est-à-dire une de ces bergeries en paille et en bruyère dont est semé l'agro romano.

—Arrêtons-nous ici et ne bougeons pas, me dit Felipone à voix basse. Ne réveillons pas inutilement les bergers et les chiens des autres cabanes. Leur bruit nous trahirait. Il y a, par ici, plusieurs de ces paillis. Je sais qu'en voilà un abandonné. N'y entrons pas, nous pourrions y être bloqués. Si les gens de là-haut ne nous ont pas vus, tout va bien; nous pourrons tout à l'heure traverser la prairie. S'ils nous ont vus, observons-les pour jouer à cache-cache avec eux.

—Observer me paraît difficile dans cette obscurité.

—Quand on ne peut pas se servir de ses yeux, on se sert de ses oreilles. Taisons-nous, écoutons. Un quart d'heure de patience, et nous saurons à quoi nous en tenir.

—Mais ces chevaux, impatients de rentrer chez eux, nous trahiront, et nous empêcheront d'entendre.

—Je le sais bien: voyez ce que je fais, et faites-en autant. Tenez, voilà un bout de courroie.

Il mettait un tord-nez à son bidet et l'attachait à une branche. J'avais vu pratiquer ce moyen expéditif de réduire à l'immobilité le cheval le plus impétueux. Je tordis la lèvre supérieure du bon Vulcanus avec la courroie, que je fixai court à un arbre. Dans cette situation, l'animal, dont chaque mouvement devient douloureux, se permet à peine de respirer.

Condamné, par la volonté, à un silence et à une immobilité semblables à ceux que j'imposais à mon cheval, je crois que je souffris plus que lui. On ne se figure pas ce que c'est que la gêne et l'ennui de s'annihiler ainsi, pour se soustraire à un péril que l'on aimerait mieux brusquer. Cela est si contraire au tempérament français, que je me sentis pris de spasmes. Felipone, autrement trempé que moi à cet égard, écoutait et guettait. Placé tout près de lui, je voyais son petit oeil rond étinceler dans l'ombre comme celui d'un chat, et il me semblait voir aussi sur sa bouche l'éternel sourire de bienveillance et de contentement qui anime ses traits vulgaires, mais agréables.

La confiance que m'inspirait son expérience calma l'irritation de mes nerfs; debout, les bras appuyés sur le bord du toit de paille, qui ressemblait à une hutte de sauvages je ne sentis pas que je m'endormais.

Je dormis si bien, que je rêvai. Il me sembla voir Daniella et Medora assises sur ce chaume, et jouant avec leurs mouchoirs à qui me mettrait un tord-nez comme à Vulcanus. Puis, je me trouvai transporté dans mon village, au presbytère. Mon oncle se mourait, et la Marion me reprochait d'arriver trop tard.

D'autres images plus confuses se pressèrent dans mon cerveau durant ce court sommeil. Je fus réveillé par la main de Felipone qui se posait sur mon épaule.

—Est-ce que vous dormez? me dit-il tout bas. Allons! vous voilà bien étonné? vous ne savez plus où vous êtes? Moi, je n'ai pas été aussi tranquille: j'ai eu une belle peur! J'ai cru un instant voir un homme tout debout, à deux pas de moi: mais c'était ce têteau que je n'avais pas encore remarqué; et puis quelque chose a passé là, dans les herbes; mais c'était quelque bête, car il n'en est rien résulté; et, à présent, je suis sûr que nous avons déjoué les espions, ou que l'ennemi ne nous avait pas aperçus. Il n'y a pas eu le moindre bruit dans les environs.

—Pourtant, lui dis-je, qu'est-ce que ces voix là-bas?

—C'est le cri des sentinelles autour de la villa Mondragone: Sentinelles, prenez garde à vous! Hein, dites donc, ces bons carabiniers qui croient vous garder encore! Mais il s'agit de rentrer dans la place sans qu'ils s'en doutent, et c'est plus difficile peut-être que d'en sortir. Nous ne sommes plus dans le chemin.

—Reprenons-le.

—Oh! que non! le poste de la croix de Tusculum est sans doute occupé, quoique je n'entende plus rien.

—Ce ne sont pas des carabiniers que nous avons vus là; j'en suis sûr.

—Et moi aussi, mais des limiers de police: c'est pire! Il ne s'agit plus, comme au départ du prince, de passer coûte que coûte, il s'agit de ne pas faire donner l'alarme et de rentrer sans qu'on puisse s'imaginer que nous sommes sortis.

—Eh bien, ne pouvons-nous gagner avec précaution la petite chapelle qui donne entrée au souterrain?

—C'est justement ce qu'il faut faire.

—Mais nos chevaux nous gêneront maintenant plus qu'ils ne nous serviront?

—Ils ne nous gêneront plus; voyez.

En effet, les chevaux avaient disparu. Pendant mon sommeil, qui avait duré une demi-heure, Felipone les avait dépouillés et mis en liberté. Il avait caché dans les paillis les bridons, les couvertures, les étriers et les sangles, objets faciles à venir reprendre en temps opportun. Ma selle, mes fontes et les pistolets avaient été laissés à dessein à la villetta d'Albano. Nous n'avions gardé pour arme que deux petits fusils eu bandoulière, équipement permis à tout habitant d'un pays où la chasse n'est pas gardée. Les chevaux nus venaient d'être livrés à leur instinct; ils s'en étaient allés, en paissant, au pâturage où ils avaient l'habitude d'être conduits à la pointe du jour; et, bien que le jour ne parût pas encore, Felipone était certain qu'ils s'y rendraient d'eux-mêmes, malgré ce point de départ inusité.

—Allons, dit-il après avoir écouté encore, en route! Le temps voudra s'éclaircir aux approches de l'aube, profitons de ce reste de nuit et de brouillard pour traverser la prairie; nous passerons cette fois derrière les Camaldules; ce sera plus long, mais plus sûr.

Nous prîmes la prairie en biais; mais nous n'y avions pas fait cinquante pas qu'un projectile passa entre nous en sifflant à nos oreilles.

—Qu'est-ce que cela? dis-je à Felipone, qui s'arrêta surpris.

—Une pierre, répondit-il; ça a dû partir de ce buisson-là; oh! oh! Campani est par ici. Il lui est défendu d'avoir des armes à feu, parce qu'il s'en sert pour arrêter les passants; mais il est si adroit à la fronde, qu'il se passe de balles. Il nous a vus! Avançons! Courez comme moi, en zig-zag!

—Non! tombons sur le buisson et faisons une fin de ce coquin-là.

—Et s'il a une bande avec lui? Vous voyez bien que ceci est une provocation.

En effet, les pierres nous poursuivaient à intervalles réguliers et tombaient presque à nos pieds, dans l'herbe, avec un bruit mat.

—Mauvaise grêle! dit Felipone en s'arrêtant indécis; il en vient de ces autres buissons devant nous! Il paraît que Campani a appris à ses compères à se servir de la corde; mais ils travaillent pour leur compte et non pour celui de la police; car ils n'ont pas de fusils; ils craignent le bruit autant que nous. Avançons! ils ne sont pas tous aussi adroits que leur maître; et d'ailleurs, ils nous entendent plus qu'ils ne nous voient et tirent au juger. Sans cela, l'un de nous aurait déjà son affaire.

Nous avançâmes encore; mais, tout à coup, Felipone s'arrêta de nouveau.

—Nous sommes cernés, dit-il; nous nous sommes enfournés dans un cercle de buissons éparpillés, qui est pour eux un poste meilleur que pour nous. Il va falloir soutenir un siége… Eh bien, à la grâce de Dieu! suivez-moi.

Il prit sa course résolument, et, au milieu des pierres qui continuaient à siffler de tous côtés, il se jeta derrière un paillis plus petit que celui où nous nous étions abrités d'abord, et d'où partaient les aboiements hurlés de plusieurs chiens réveillés depuis le commencement de l'assaut que nous subissions.

—Que faire? dit Felipone; voilà ce que je craignais! Les bergers vont prendre l'alarme, nous confondre peut-être avec les brigands et tirer sur nous. Je ne sais pas s'ils sont plusieurs ou un seul en ce moment dans la prairie. Depuis quinze jours je ne sors pas de Mondragone! Nous voilà tombés dans un mauvais traquenard. Je regrette nos chevaux, à présent.

Les chiens enfermés dans le paillis redoublaient de rage.

—Qui va là? cria de l'intérieur une voix grave.

Et nous entendîmes claquer la batterie d'un fusil que l'on armait pour nous recevoir.

—C'est vous, Onofrio? répondit le fermier en approchant sa bouche de la fente de la porte. Je suis Felipone, poursuivi par des bandits. Ouvrez-moi!

—Silence, Lupo! silence, Télégone! dit la voix du berger.

La porte s'ouvrit aussitôt et se referma sur nous, au moyen d'une barre transversale. Nous nous trouvâmes dans les ténèbres, dans la chaleur grasse d'une atmosphère chargée des miasmes de la toison des brebis et d'une forte odeur de fromage aigre.

—Vous n'êtes que deux? nous dit le berger avec calme et douceur. Vous a-t-on vus entrer?

—A coup sûr! répondit Felipone.

—Sont-ils beaucoup?

—Je n'en sais rien.

—Avez-vous des armes?

—Deux fusils de chasse.

—Avec le mien, ça fait trois. Ont-ils des fusils aussi, ces coquins?

—Ils ont des pierres. C'est Campani.

—Avec ses frondeurs? Croyez-vous que Masolino en soit?

Chi lo sa? répondit Felipone.

—Vos armes sont chargées? demanda encore Onofrio.

Sicuro! répondit le fermier.

—Votre camarade n'a pas peur?

—Pas plus que toi et moi.

—Eh bien, défendons-nous! Mais il faut voir clair. Attendez!

Il alluma une petite lampe qu'il plaça au milieu des trois dalles de pierre qui lui servaient de cheminée, et nous vîmes l'intérieur du chalet qu'il s'était bâti lui-même à sa guise. Pour sol, un plancher élevé de terre sur des blocs de roche et sablé; pour lambris, un mur bas, assez solidement crépi à l'intérieur; pour toit, une couverture de paille très-artistement faite, avec des branches pour charpente et des bambous romains pour volige; pour lit, une caisse pleine de feuilles de maïs; pour siége, un tronçon de pin; pour table, un superbe chapiteau de colonne antique; pour ornements, une quantité de chapelets, de reliques, mêlés à des fragments d'antiquités païennes de toutes sortes; pour compagnie, deux chiens maigres, qui, avec une incomparable docilité, s'étaient tus à son premier commandement, et trois moutons malades qu'il avait pris dans sa cabane pour les médicamenter. Le reste du troupeau était dans un second paillis plus vaste, situé à dix pas de là, et gardé, à l'intérieur, par d'autres chiens qui faisaient assaut de hurlements furieux et désespérés.

—La cabane est solide, me dit Onofrio, qui, en me reconnaissant, me sourit autant que son lourd masque cuivré, encadré d'une barbe blonde, peut sourire; à moins qu'ils n'y mettent le feu, nous y sommes à l'abri de leurs cailloux, et mes paillassons sont à l'épreuve de la balle. Et puis, tenez, ajouta-t-il en retirant du mur certains gros bouchons de paille, voilà, sur chaque face, un trou pour passer le fusil et voir où l'on vise: c'est de mon invention, il est bon qu'un berger soit fortifié comme cela pour défendre ses brebis. A présent, ajouta-t-il quand il nous eut postés, mon avis est de ne pas laisser approcher l'ennemi. Faisons feu aussitôt que nous pourrons viser.

—Non! dit le fermier, ne faisons feu qu'à la dernière extrémité.

—Pourquoi ça? reprit Onofrio. Le bruit attirera les carabiniers de Mondragone qui viendront à notre secours. Il paraît, Felipone, qu'ils vous gardent là dedans un jeune homme bien dangereux, un ennemi de la religion qui a tiré sur le pape?

C'est ainsi que mon aventure était racontée dans les prairies de Tusculum. Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant à l'effroi du bon berger, s'il eût pu reconnaître ce scélérat dans le pauvre peintre dont il avait serré la main quelque temps auparavant, et auquel il donnait maintenant asile et protection au péril de sa vie.

—Oui, oui, c'est un grand misérable que ce prisonnier, dit Felipone, sans se départir un seul instant de sa belle et joyeuse humeur. Mais songeons à ceux qui sont là. Je commence à les voir, et voilà vos chiens qui recommencent à être furieux. Si nous les lâchions sur cette canaille?

—Ils me les tueront, avec leurs pierres, dit Onofrio avec un soupir. Je crois que j'aimerais mieux être tué moi-même. Pourtant, s'il le faut, nous verrons!

Tout à coup, une voix âpre, une voix blanche, fêlée comme celle de beaucoup d'Italiens à formes athlétiques, retentit à la porte de la cabane, comme si elle partait de dessous terre.

—Berger, disait-elle, ne craignez rien; faites taire vos chiens; écoutez-moi.

—C'est la voix du Campani; le serpent s'est glissé dans l'herbe, me dit vivement Felipone, pendant qu'Onofrio calmait ses chiens avec plus de peine, cette fois, que la première. Il s'est blotti sous la cabane entre le sol et les pierres qui supportent la devanture; nous ne pouvons pas tirer sur lui!

—Que voulez-vous? Parlez! dit Onofrio.

—Nous n'en voulons ni à vous ni à vos moutons, mais à une méchante bête qui est entrée chez vous. C'est le prisonnier de Mondragone, l'assassin du saint-père.

—Non! dit Onofrio en me regardant avec bienveillance; vous mentez!
Allez-vous-en!

—Je jure sur l'Évangile que c'est lui, répondit le bandit.

—Si c'est lui, vous n'avez pas mission de l'arrêter. Avertissez les carabiniers.

—Oui! pendant que vous le ferez sauver! D'ailleurs les carabiniers le mettraient en prison, et ce n'est pas ce que je veux.

—C'est cela! dit Felipone à mon oreille; c'est la vengeance romaine. Il veut vous tuer lui-même.

—Vous ne voulez pas le livrer? reprit Campani.

—Non!

Une fois? Je vous avertis que nous sommes quinze, et qu'au premier signal, en un clin d'oeil, votre baraque va être enfoncée et vos trois carcasses défoncées. Nous mettrons le feu ensuite, et on croira que vous vous êtes endormi trop près de votre lampe en chantant vos prières.

Onofrio frémit de la tête aux pieds, porta à sa bouche le scapulaire qu'il avait au cou, et, avec sa voix sans inflexion et son visage de pierre, il répondit encore non, avec une tranquille et grandiose résignation.

Il se fit une minute de silence; puis la voix de Campani reprit:

Deux fois? Je vas donner le signal; il faudra bien que le loup sorte du trou!

Je n'attendis pas le troisième refus du brave berger, incapable de maîtriser plus longtemps ma colère, je déchargeai ma carabine sur la tête du bandit, qui avait eu l'imprudence de se relever à demi sans se douter de l'existence de la meurtrière d'où je le guettais, et sa cervelle, fracassée à bout portant, jaillit sanglante sur le mur de la cabane et jusque sur le canon de mon fusil.

—Mauvaise chance pour lui! dit Felipone, en qui l'horreur se traduisit par un éclat de rire nerveux.

—Vous l'avez tué? dit l'impassible Onofrio. C'est un de moins! Attention aux autres! et ne nous laissons plus approcher, s'il est possible!

J'étais résolu à ne pas compromettre plus longtemps les deux hommes généreux qui se dévouaient pour moi. Je m'élançai vers la porte.

—Que faites-vous? s'écria le fermier en me repoussant avec vigueur.

—Je vais me battre tout seul contre ces bandits, et leur vendre ma vie le plus cher que je pourrai. Ils n'en veulent qu'à moi.

—Cela ne sera pas, je ne le veux pas, dirent à la fois le fermier et le berger. Si vous sortez, nous sortirons aussi.

La situation ne permettait pas un long combat de générosité. D'ailleurs,
Felipone n'espérait pas être plus épargné que moi par ces bandits.

—Masolino doit être parmi eux, dit-il; c'est mon ennemi personnel. Il faut que l'un de nous deux en finisse cette nuit avec l'autre!

Quant à Onofrio, il paraissait porter jusqu'à l'héroïsme la religion de l'hospitalité.

—Si nous nous séparons, disait-il, nous sommes perdus. Nous pouvons nous sauver en restant ensemble. Allons, allons, pas de mots inutiles. Que chacun de nous soit à son poste!

LXI

Felipone se plaça à la meurtrière qui regardait Tusculum, moi à celle qui regardait Mondragone. Onofrio surveillait les autres meurtrières, allant de l'une à l'autre. Il avait mis son tronçon de sapin dans la petite lucarne ronde qui lui servait de fenêtre, afin de nous barricader. La porte fermée se gardait elle-même en attendant que nous eussions à réunir nos efforts pour la défendre, si nous ne pouvions tenir l'ennemi à distance.

Un silence effrayant avait succédé au dehors à la chute du corps de
Campani. Pas un cri ne s'était échappé de sa bouche. Tout à coup,
Onofrio arma à son tour le long fusil qu'il avait désarmé en nous
ouvrant la porte.

—En voilà un qui va vers vous, Felipone, dit-il sans se déconcerter; ne vous pressez pas!

Felipone tira ses deux coups; la fumée ne lui permit pas de voir s'ils avaient porté, et, d'ailleurs, il n'avait pas une seconde à perdre pour recharger.

Ce qui devait arriver arriva. Les bandits qui nous cernaient, se voyant repoussés de deux côtés à la fois, se réunirent pour se porter sur les deux faces de la cabane, qu'ils supposaient dépourvues du moyen de défense des meurtrières. C'était à moi de les recevoir, et Onofrio, devinant leurs mouvements, se porta à la quatrième ouverture, orientée vers Monte-Cavo.

Quand les assaillants virent que nous avions ouvert le feu ils nous firent voir, à leur tour, que plusieurs d'entre eux avaient des fusils. Ils essayèrent une décharge sur la petite fenêtre à travers laquelle s'échappait peut-être un faible rayon de la clarté de la lampe. Mais leur plomb rencontra la grosse bûche, que le berger se contenta de repousser pour fermer plus hermétiquement l'embrasure. Nous pûmes en compter cinq réunis un instant. Ils se dispersèrent aussitôt, et leurs ombres, opaques dans le brouillard, parurent se multiplier en tournant autour de la cabane; mais peut-être n'étaient-ils réellement que cinq changeant de place.

Leur obstination était le seul indice à peu près certain de la supériorité marquée de leur nombre sur le nôtre. Ils semblaient déterminés à venir chercher, sous notre feu, leurs compagnons morts ou blessés, ou à les venger en nous exterminant; car, entre chaque décharge, ils gagnaient évidemment du terrain, et, si nos coups portaient, nous ne pouvions plus le savoir. Nos ennemis approchaient en rampant dans l'herbe haute et serrée qui environnait la cabane. Nous usions peut-être nos munitions en pure perte, car il nous fallait tirer et recharger sans relâche. Nous sentions bien qu'une fois collés aux murs et accrochés à un toit si facile à escalader, ils étaient maîtres de la situation. Qu'ils pussent mettre le feu à notre abri de litière, et nous étions perdus. Sans l'humidité des dernières heures de la nuit, la bourre de leurs fusils eût suffi pour incendier notre pauvre forteresse.

Ce siége dura au moins un quart d'heure, pendant lequel il nous fut impossible de savoir où nous étions. Si nos ennemis eussent été plus résolus et plus braves, il est à croire que nous n'eussions pu nous préserver aussi longtemps; mais ils agissaient sous le coup d'une préoccupation qui nous fut soudainement révélée, lorsque, au milieu d'un de ces silences plus redoutables que leurs efforts ostensibles, nous entendîmes une voix crier de loin:

Les voilà!

Nous prêtâmes l'oreille, c'était le lourd galop des carabiniers sur les pavés volcaniques de la voie latine.

—Nous sommes sauvés! dit le berger en faisant le signe de la croix.
Voilà du secours; notre bataille a été entendue!

—Nous sommes perdus! dit Felipone.

—Non, non, reprit Onofrio; nos bandits prennent la fuite; voyez, voyez!
Je le savais bien qu'ils agissaient sans ordres! Poursuivons-les! à moi,
Lupo! à moi, Télégone!

—Ami! s'écria Felipone en l'arrêtant, les carabiniers ne doivent pas savoir que vous m'avez vu cette nuit, non plus que mon camarade. Restez ici, nous fuyons!

—Je ne vous ai pas vus? demanda le berger sans curiosité ni surprise hors de propos, mais du ton et de l'air d'un homme qui reçoit aveuglément sa consigne.

—Non! adieu! Les bandits ont voulu vous dévaliser; vous vous êtes défendu tout seul. Si on les prend, et s'ils vous contredisent, vous tiendrez bon. On vous connaît, on vous croira. D'ailleurs, Dieu vous récompensera, ami, et vous savez que Felipone n'est pas ingrat! Au revoir!

—La paix soit avec vous! répondit le berger. Si vous ne voulez pas qu'on vous voie, entrez dans les châtaigniers, et filez jusqu'au buco de Rocca-di-Papa.

—Il a raison, me dit le fermier, car voici le jour, et il est trop tard pour rentrer à Mondragone. Venez!

Nous nous élançâmes dehors. Il nous fallut enjamber la face hideuse de Campani, qui était tombé sur le dos en travers de la porte. Un peu plus loin, sous les châtaigniers, un cadavre gisait, la poitrine criblée de chevrotines.

—Ah! il s'est traîné jusque-là? dit Felipone, qui s'était baissé pour le voir; c'est bien lui! et c'est moi qui l'ai touché! Voilà mes deux coups de fusil! Voyons s'il est bien mort… Oui; il est déjà froid!

—Marchons! marchons! lui dis-je, les carabiniers paraissent.

—À cette distance, je ne les crains pas à la course, quoique j'aie un peu de ventre. Et vous, savez-vous courir?

—Je l'espère! allons! Mais que faites-vous?

—Je cherche sur ce chien mort quelque chose… que je tiens! Attendez! il faut que je lui crache à la figure… C'est fait.

Nous nous enfonçâmes dans le bois, en suivant d'abord la même direction qui nous avait menés à Grotta-Ferrata. Puis, inclinant sur la gauche, nous entrâmes dans un sentier ondulé qui se rétrécissait et s'effaçait toujours davantage, jusqu'à ce qu'il disparût entièrement sur les bords d'un ruisseau admirablement accidenté. Il faisait jour, et les bois prenaient les reflets rosés de l'aurore.

—Nous voilà aussi en sûreté que possible, dit le fermier en se jetant sur la mousse. Ah! si j'avais su que je devais fournir une pareille course, je me serais mis à la diète la semaine dernière. C'est égal, le jarret est encore bon. Et vous, mon garçon, ça va bien? A quoi pensez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas content d'être enfin débarrassé de Masolino?

—Débarrassé! Qu'en savons-nous? Vous pensez donc qu'il était là?

—Eh bien, et vous? Est-ce que vous ne l'aviez jamais vu?

—Au jour? Non.

—Alors votre connaissance ne sera pas longue; c'est le cadavre que j'ai souffleté tout à l'heure.

—Le frère de Daniella?

—C'est moi qui l'ai tué, et je prends ça sur moi avec plaisir… et orgueil! Le Satan! Je lui devais ça pour avoir voulu violer ma femme, un jour qu'elle lavait seule à la fontaine. La Danielluccia va prendre le deuil; elle n'en sera que plus jolie: ça sied bien aux femmes, et elle me devra un beau cierge devant la madone de Lucullus pour l'avoir débarrassée d'une pareille crapule de frère.

Telle fut l'oraison funèbre du bandit. La figure animée de Felipone exprimait une satisfaction si franche, que, brisé de fatigue et d'émotion, je me sentis machinalement entraîné à la partager.

—Ah ça! dit-il, quand, tout en parlant, il eut repris haleine, nous ne sommes pas au bout de notre fuite; il faut que je m'occupe de vous cacher, et, pour cela, il nous faut grimper dans un vilain endroit; mais vous êtes capable de trouver ça joli, vous qui êtes peintre et qui ne voyez pas comme les gens raisonnables.

—Avant tout, lui dis-je, je veux savoir ce qui doit résulter pour vous de la peine que vous prenez pour moi.

—Pour vous, à présent que Campani et Masolino ont rendu au diable leurs âmes de chien, je ne risque pas grand'chose. Votre affaire s'arrangera ou bien vous fuirez avec votre maîtresse. Vous savez, maintenant, que vous n'étiez pas la principale pièce de gibier traqué à Mondragone. Pour le prince, je ne cours pas non plus grand danger. A l'occasion, même, son frère le cardinal me saura gré de l'avoir fait partir, et, s'il faut tout vous dire… je vous dirai ça plus tard!

—Il vous a aidé, sous main, à favoriser son évasion?

Chi lo sà? Mais, pour avoir servi celle du docteur, si l'on découvre jamais qu'il était de la partie, je pourrais bien tâter de la prison plus longtemps qu'il ne convient à mon tempérament. Donc, mon affaire, à présent, est de vous sauver (par amitié pour Daniella et pour vous-même, qui me plaisez) sans me compromettre. C'est bien facile, si on ne découvre pas mon souterrain. Voilà pourquoi je ne veux pas m'y fourrer en plein jour. Je vas reparaître à la lumière des cieux, en pleine campagne, les mains dans mes poches, comme un bon régisseur que je suis. Les carabiniers me demanderont d'où je viens. J'ai ma réponse toute prête, mon alibi tout préparé, mes compères tout avertis. Ce serait trop long et inutile à vous dire. Sachez seulement qu'il vaut mieux pour moi, à présent qu'il fait jour, rentrer dans deux heures que tout de suite. Ainsi, n'ayez pas d'inquiétude pour moi, et gagnons un endroit où vous pourrez m'attendre jusqu'à la nuit prochaine.

—Pourquoi ne resterais-je pas ici? L'endroit me plaît et me paraît absolument désert.

—Il ne l'est pas assez! Dans une heure il y aura par là des bergers ou des bûcherons. Il faut aller où les troupeaux ne vont pas et où les bûcherons ne travaillent jamais; là surtout où les carabiniers ne se risqueraient pas volontiers, même sur leurs jambes. Allons, mon camarade, venez! un peu de courage encore!

—Je conviens que je suis fatigué, surtout depuis… depuis que j'ai vu ce Masolino! Il me semble, à présent, qu'il avait de la ressemblance avec Daniella, et cela me fait mal. Leurs âmes n'avaient aucun rapport; mais le sang parlera malgré elle; elle le pleurera!

—C'est son devoir, la chère enfant! mais elle sera vite consolée, demain peut-être, quand vous la presserez dans vos bras!

—Demain? Croyez-vous donc qu'elle soit assez guérie pour sortir de la villa Taverna?

—Vous voulez tout savoir, et, à présent, on peut tout vous dire. Elle n'a jamais été malade, elle n'a jamais eu d'entorse; on a inventé ça pour vous empêcher de vous exposer. Elle était en prison, la pauvrette!

—En prison?

—Oui, dans sa chambre, à Frascati, tout en haut de cette grande carcasse de maison que vous connaissez. Son frère l'avait barricadée là, et Dieu sait ce qu'elle a souffert!

—Oh! mon Dieu! Et, à présent, elle n'est pas encore libre?

—Elle le sera dans deux heures. Dans deux heures, j'irai, sans bruit, lui ouvrir la porte. Vous n'avez donc pas vu qu'en retournant la carcasse de Masolino, j'ai pris cette grosse clef dans sa poche?

Felipone me montrait une clef massive toute tachée de sang.

—Lavez-la, lui dis-je en songeant à l'horreur de cette circonstance pour Daniella.

—Et mes mains aussi, dit-il en se penchant sur le ruisseau, car le sang de cette vermine me répugne. Je dirai à ma filleule: «Ma chère petite, verse des larmes, c'est ton devoir; mais réjouis-toi, car je t'apporte une bonne nouvelle. Onofrio a tué ton coquin de frère qui voulait piller son musée d'antiquités tusculanes; ton amant est libre, et, de lui-même, il va revenir s'emprisonner à Mondragone pour partir avec toi quand faire se pourra».

—Mais alors, cher ami, pourquoi ne viendrait-elle pas me trouver ici pour fuir dès la nuit prochaine? Je sais les chemins, à présent.

—Eh! mon bon ami, avez-vous une dizaine de mille francs en poche pour fréter un petit bâtiment de contrebande qui viendra vous attendre, à ses risques et périls, à Torre di Paterno ou à Torre di Vajanica?

—Hélas! non. J'oublie que je ne suis pas un prince et que je n'enlève pas une héritière. Il me faudrait passer par le chemin de tout le monde, et ce serait plus long et plus difficile. Donc, faites-moi rentrer dans ma cage la nuit prochaine. Partez! courez délivrer Daniella! Je saurai bien me cacher tout seul! D'ailleurs, à quoi servent nos précautions? Puis-je compter sur autre chose que sur la Providence, dans le position où me voici? Ne vais-je pas rencontrer, dans la cachette où vous voulez me conduire, quelques-uns des bandits que nous avons étrillés et qui, fuyant comme nous les carabiniers, s'y seront rendus ou s'y rendront de leur côté?

—Je ne serais pas si novice que de vous exposer à refaire connaissance avec leurs pierres. Soyez tranquille! la bande qui accompagnait nos deux coquins n'est pas de ce pays-ci. Les gens de Frascati ne sont pas si mauvais que ça, ni si hardis non plus; ils connaissaient trop bien Masolino pour s'entendre avec lui. Nos assassins sont d'ailleurs; et je gagerais que ce sont tous gens de Marino, le bourg du Diable! À l'heure qu'il est, ils rentrent chez eux par le bois Ferentino; ils se déshabillent et se couchent comme feraient des chrétiens, et, si l'on fait par là des perquisitions, leurs femmes crieront Jésus-Dieu et jureront sur le sang du Christ qu'ils n'ont pas découché. D'ailleurs, voyez-vous, ma cachette est une cachette. Elle n'est connue que d'Onofrio qui l'a découverte, de moi, du docteur et de ma femme. La chère âme y a nourri notre ami pendant vingt-quatre heures, avant que l'entrée de mon souterrain fût tout à fait déblayée. Venez donc, et sachez d'ailleurs que c'est mon chemin, car je ne veux pas risquer d'être vu revenant par les fourrés. Je vas m'en retourner chez nous par Rocca-di-Papa.

Nous nous remîmes en route en remontant le cours rapide du petit ruisseau, à travers les roches, tantôt enjambant d'une rive à l'autre, afin d'y trouver place pour nos pieds sur les blocs qui le resserraient, tantôt, quand il s'élargissait sur un sable sans profondeur, marchant dans l'eau jusqu'à mi-jambe, faute d'une berge praticable.

L'instinct paysagiste est si fort, je dirai presque si animal en moi, que, malgré ma lassitude et les sérieuses difficultés d'une pareille marche, malgré les pensées à la fois lugubres et enivrantes qui me traversaient l'esprit comme des songes fiévreux, je me surprenais admirant les mille accidents imprévus et les mille grâces sauvages de ce ruisseau mystérieux caché dans les déchirures d'une terre luxuriante de fleurs et de roches éclatantes de mousses satinées. Nous passions comme deux sangliers à travers les lianes de cette forêt vierge, et j'avais un regret, un chagrin instinctif de briser ces guirlandes de lierre et de liserons, de souiller sous mes pieds ces tapis d'iris et de narcisses, de déranger enfin cette splendide et délicate décoration, où la nature semblait savourer les délices de son libre essor, en cachette du travail spoliateur de l'homme.

Il y eut enfin un moment où les parois de rocs et de buissons qui nous pressaient s'écartèrent assez pour me laisser voir le pays où nous rampions comme dans un fossé. Ce fut un coup d'oeil magique aux premières lueurs du soleil. Nous étions dans le fond d'une étroite gorge couverte de taillis épais, semée de monticules et tourmentée de ces mouvements brusques et variés qui sont propres aux terrains volcaniques. Les nombreux reliefs de ces petites masses, que protégeait une enceinte de masses plus élevées, rendaient cette solitude particulièrement favorable au genre de retraite que nous cherchions. Derrière nous les terrains onduleux, d'un vert splendide, semés de buissons brillants de rosée, s'enfuyaient en bonds rapides vers les basses vallées de Tusculum. Un petit aqueduc ruiné, perdu dans les arbres et dans les plantes grimpantes, fermait la vue de ce côté-là. Devant nous se dressait une gigantesque muraille de rocher à pic qu'un reste de brume faisait paraître plus éloignée qu'elle ne l'était réellement, et d'où tombait une cascade perpendiculaire, tranquille comme une nappe d'argent, ou comme un rayon du matin.

Cette cascade, qui me parut plus belle que toutes celles de Tivoli, parce qu'elle est dans un cadre plus grandiose et plus austère, n'a ni célébrité, ni reproductions, ni touristes. Elle n'a pas même de nom: c'est le buco, le trou, de Rocca-di-Papa, un village bâti sur un cône volcanique, à peu de distance, et que, d'où nous étions, il est impossible d'apercevoir ni de pressentir. L'incognito de cette belle cataracte s'explique par son absence durant la saison des voyages et des promenades. La source qui l'alimente s'échappe en filets invisibles dans une coupure voisine dès que la saison des pluies, et la splendeur de son développement aux premiers jours du printemps est encore une recherche que cette sauvage localité garde pour elle-même et pour les rares promeneurs des jours d'avril.

Je l'avais vue de loin, le jour de ma conversation avec Onofrio sur l'arx de Tusculum et il m'avait dit: «On ne peut pas aller auprès; c'est trop difficile.» En effet, c'est impossible à première vue, à travers le taillis serré de noisetiers et de chênes nains qui couvre les seuls endroits accessibles. Pourtant nous y parvînmes, et je trouvai même cette dure ascension moins pénible que ne le sont certains parcours dans les petits bois ravinés de mon pays. Ce pays-ci a une défense de moins, la défense la plus sérieuse que les fourrés d'Europe puissent offrir: il ne produit pas de ronces. On ne s'y trouve pas enfermé et comme mis en cage par ces énormes réseaux d'églantiers et de mûres sauvages qui s'installent chez nous dans les taillis, et que les chiens de chasse les plus intrépides renoncent quelquefois à traverser.

Ici, la nature n'est pas méchante, malgré son grand air de résistance. Elle menace plus qu'elle ne blesse. Elle est en harmonie avec le tempérament hardi et aventureux, mais peu résistant et rarement stoïque de ses habitants.

En cette circonstance, je dois pourtant dire que Felipone fut plus robuste, c'est-à-dire plus gai et plus insouciant que moi. J'étais harassé; j'avais des nerfs et il n'avait que des muscles. Nous ne marchions plus que sur les mains et sur les genoux, lorsque enfin nous gagnâmes un sol à peu près vierge de pas humains, au flanc du grand mur de rocher. Il n'y avait même pas de traces d'animaux dans cette impasse. La cascade tombait à notre droite, et une coupure aiguë sillonnait le massif volcanique devant nous.

C'est là que bondissait, sur un escalier naturel, le véritable courant de la source, la cascade à grande nappe n'étant que le résultat des eaux pluviales et d'un torrent accidentel. Cet escalier se trouve enfoncé en retrait dans le roc et devient invisible à mesure qu'il s'élève.

—Suivez cette échelle de roches et de cascatelles, me dit Felipone. Il y a partout moyen d'y grimper à sec avec un peu d'adresse. Ma femme y a passé pour aller voir notre ami le docteur, un jour qu'un grand mal de dents m'empêchait de sortir; pauvre petite femme! elle est si bonne pour moi! Je vous quitte ici. J'ai encore un peu de chemin à faire à la manière des chèvres, et je gagnerai le bourg de Rocca-di-Papa, qui est là-haut tout près; vous ne vous en douteriez guère, car ceci ressemble au bout du monde.

—C'est donc à ce village que je dois grimper de mon côté?

—Non pas! quand vous aurez grimpé, vous trouverez une drôle de construction, une vilaine bâtisse, et vous y resterez jusqu'à ce que je vienne vous chercher. Vous serez là tout seul avec le vertige, mais la tête pourra vous tourner sans inconvénient: il y a encore un rebord à la plate-forme.

—Ne craignez rien pour moi; courez chez Daniella.

—Oui, je commencerai par elle; après quoi, je tirerai de sa niche ce pauvre Tartaglia, qui doit s'ennuyer beaucoup, et qui sera bien aise de déjeuner pour chasser les idées noires. Ça me fait penser que vous allez jeûner là-haut!

—Cela m'est fort égal: je n'ai envie que de dormir.

—Quand vous aurez dormi, la faim viendra. Diable! Voilà un peu de tabac et ma pipe, et ma fiole d'anisette avec une tasse de cuir pour puiser l'eau, qui ne vous manquera pas.

—Non, non. Gardez tout cela; vous en aurez besoin pour retourner, car vous avez encore de la fatigue devant vous.

—Bah! ce n'est rien. Depuis que j'ai vu Masolino salé avec mes chevrotines, je me sens reposé. Je vas seulement boire un coup à votre santé, pour chasser l'envie de faire un somme en m'en retournant.

Il remplit d'eau sa tasse de cuir, y versa quelques gouttes d'eau-de-vie anisée, et me la présenta en disant: Après vous! avec une courtoisie enjouée.

—Oh! mais, s'écria-t-il quand nous fûmes désaltérés, qu'est-ce que je vois là? La Providence est avec vous, mon camarade. Prenez ce qu'elle vous envoie. C'est mauvais, mais ça nourrit, et me voilà tranquille sur votre compte.

En parlant ainsi, il ramassait dans le flot de la cascade un petit sac de toile grossière accroché à une pointe de rocher.

LXII

Ce sac contenait quelques livres de graine de lupin. C'est une semence coriace et d'une amertume impossible, qui fait le fond de la culture de certaines régions de la Campagne de Rome, et le fond de la nourriture des pauvres. La plante est belle et la graine abondante. Pour la rendre comestible, on lui retire son amertume en la plaçant dans une eau courante où elle reste au moins huit jours, après l'avoir fait cuire à moitié pour soulever l'épaisse pellicule; on la recuit encore et on la mange croquante. Beaucoup d'ouvriers et de paysans ne connaissent pas d'autre régal.

—Ce sac vient de là-haut, dit le fermier en montrant la cime du rocher. Quelque pauvre diable du village aura mal assujetti les pierres en le mettant tremper dans la source, et l'eau l'a emporté. Prenez-le sans scrupule, il eût été perdu. Voyons s'il a trempé assez longtemps!

Il goûta la graine et fit la grimace.

—Ça ne vaut pas le souper d'hier, dit-il en riant; mais on peu de mortification peut faire du bien à notre âme, à ce que disent les croyants. Et puis il y a quelque chose de bon dans cette trouvaille. Puisqu'on n'est pas venu chercher ici ce qu'on avait perdu, c'est qu'on croit le passage impossible, et vous serez là en sûreté. Allons, à la garde de Dieu! mon garçon. Je suis content d'avoir fait votre connaissance, et j'espère la renouveler dans une douzaine et demie d'heures employées à votre service.

Nous nous embrassâmes cordialement. Il s'obstina à me laisser sa fiole et sa tasse. Je découvris que j'avais la poche encore pleine d'excellents cigares que le prince m'avait forcé de prendre la veille. Felipone alluma donc sa pipe, en aspira quelques bouffées pour se donner des forces, et s'éloigna en me jurant de ne pas s'arrêter tant qu'il ne serait pas auprès de Daniella. Son pas était encore si ferme et sa figure ronde si peu altérée par la fatigue et l'insomnie, que l'espérance me resta au coeur.

J'escaladai sans trop de peine les rochers de la cascatelle, et arrivai à me trouver tout à coup en face de la construction la plus étrangement située que j'aie jamais vue. C'est une tour guelfe, à ouvertures ogivales et à créneaux découpés en dents de scie, comme toutes celles qui défendaient jadis les défilés du pays, au temps des querelles des Orsini et des Colonna, et assez semblable à celle qui ferme le ravin du torrent de Marino. La roche se creuse en flanc, comme une coulisse de théâtre, et s'arrondit en plate-forme pour porter et pour cacher entièrement ce guettoir inaccessible sur la face interne du précipice; je dis inaccessible (bien que j'y fusse arrivé par là), parce que le passage par la cascatelle pouvait et pourrait être encore rendu impraticable par une masse d'eau plus forte, dirigée dans cette fêlure. Une arche, dans les fondations maintenant à jour de l'édifice, me fit penser que l'eau de la source avait dû être mise à profit jadis pour cet usage. Il n'en sort aujourd'hui qu'une petite quantité à travers les décombres. Là où je me trouvais quand j'atteignis la plate-forme, il eût peut-être suffi d'un déblaiement subit de ces décombres pour m'isoler entièrement de toute ressource, dans une sorte de tour de la faim.

De la plate-forme, j'entrai de plain-pied dans une petite salle demi-circulaire qui n'avait pas d'issue à l'intérieur. Est-ce là que l'on mettait des prisonniers? Par où les y faisait-on entrer? Je n'eus pas le loisir de chercher une réponse à ces questions. J'étais au bout de mes forces. Je me jetai par terre, sur des débris de brique et de ciment, et je m'y endormis comme si j'eusse été sur le duvet.

Je me réveillai sans avoir souvenir d'aucune chose, pas plus des rêves que j'avais pu faire en dormant que des événements qui m'avaient conduit dans ce lieu étrange. Je ne me rendis compte de ma situation qu'en voyant mon fusil à côté de moi. Je cherchai l'heure. Ma montre marquait midi; mais elle n'avait pas été remontée, et il pouvait être davantage. Je ne pouvais voir le soleil, le mur de rochers que j'avais pour tout horizon dépassant encore les créneaux de la tour. J'avais seulement une échappée de vue en biais sur une petite portion du ravin, et je m'assurai par la position et la longueur des ombres de quelques arbres grêles qui dépassaient le taillis que je pouvais, en remontant ma montre, placer l'aiguille sur deux heures après-midi, sans me tromper beaucoup. J'avais dormi cinq ou six heures, en dépit d'un froid assez vif et d'une faim dévorante.

Je crus me souvenir que j'avais rêvé que je mangeais, et je me mis à fêter les graines demi-crues et passablement amères que le ciel m'avait envoyées. L'eau anisée et un bon cigare me firent trouver ce repas supportable. Je me sentis réchauffé et d'aussi bonne humeur que possible après des aventures si peu réjouissantes. Mes forces étaient revenues. Je grimpai sur les décombres de ma logette pour voir jusqu'à quel point j'y étais en sûreté, car je savais être à deux pas du village, et je m'étonnais que les enfants qui trouvent tout n'eussent pas trouvé le chemin de cette tour qu'Onofrio prétendait avoir découvert. Je parvins à une brèche, et je reconnus que la tour était parfaitement encaissée dans un gouffre, et absolument isolée sur son bloc, peut-être par la rupture de quelque arche autrefois jetée comme un pont d'enfer sur l'abîme. La tour avait sans doute été dès lors condamnée à s'écrouler aussi d'elle-même et réputée dangereuse. D'ailleurs, cette masure n'était plus d'aucun usage, et le fond de la gorge par où j'étais venu étant impraticable, même aux bergers, personne ne devait s'aviser de l'ascension de la cascatelle, à moins d'être traqué comme une bête fauve ou d'avoir un guide comme celui qui m'avait amené là.

En me demandant de quelle utilité pouvait avoir été une construction située ainsi dans une impasse, et tellement enfouie dans une crevasse, qu'elle n'offrait même pas l'avantage de la vue sur le pays environnant, il me vint une idée que de nombreux exemples du même genre dans les pays sujets aux tremblements de terre ne rendent pas très-invraisemblable: c'est que cette tour avait dû être bâtie à cent pieds plus haut, sur le sommet de la muraille de rochers, et que le subit écroulement d'un bord de cette corniche l'avait fait descendre; toute disloquée, au plan où elle se trouve arrêtée maintenant, jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'à la prochaine secousse qui la précipitera tout à fait dans l'abîme. Ce ne serait, en somme, qu'un accident semblable à celui du détachement des voûtes naturelles de la grotte de Neptune à Tivoli, où la violence des eaux a suffi pour tout changer de place.

Il n'y aurait donc eu ici, dans le principe, qu'une tour d'observation sur la cime d'un précipice, à côté d'une cascade. L'événement que je suppose aurait diminué le volume de cette cascade, en créant au torrent un lit voisin plus accidenté, et en ouvrant l'entaille immense où la tour est descendue avec le bloc qui me supportait. Tout cela a pu se passer au quinzième siècle, peu de temps après la construction irréfléchie de cette maledetta; c'est le nom que je veux donner à cette tour, pour la désigner d'un seul mot.

Le bruit des chutes d'eau ne me permit pas d'entendre si le plateau de rochers qui s'élevait au-dessus de moi était fréquenté. Il devait l'être, puisque j'étais si près de la bourgade; mais comme je ne pouvais rien voir, je conclus naturellement que je ne pouvais être vu de personne.

Je ne sais si vous vous figurez l'horreur grandiose d'un pareil domicile. Les chouettes elles-mêmes ont craint de s'en emparer.

Au-dessus de la salle où j'étais, la tour éventrée n'offrait que crevasses et débris supportés tant bien que mal par la petite voûte de mon asile. Un tas de sable, apporté sur la plate-forme par les courants accidentels des grandes pluies, servait de logement à de nombreux reptiles que je fis déguerpir. Je n'étais protégé dans mon bouge par aucune espèce de porte; mais, l'ouverture étant fort petite, j'étais à couvert et à l'abri du vent.

Je m'arrangeai pour passer la journée, sinon gaiement, du moins patiemment. Je m'assis sur la petite plate-forme et m'exerçai à y braver le vertige que Felipone m'avait annoncé et qui est très-réel. Imaginez-vous une poivrière accrochée à l'orifice d'un puits de plusieurs centaines de pieds de profondeur, le long d'une cascade qui a l'air de vous tomber sur la tête et qui se perd sous vos pieds, dans l'espace invisible. Le calme de cette eau brillante qui lèche le rocher en se laissant précipiter nonchalamment, a quelque chose de magnifique et de désespérant. Ce n'est pas l'enivrant fracas des chutes de Tivoli; on est ici trop haut perché pour entendre autre chose qu'une voix d'argent claire et monotone qui semble vous dire: Je passe, je passe, et jamais rien de plus.

Moi aussi, j'aurais voulu passer, me laisser tomber, et arriver d'un saut au fond de la gorge, pour me mettre à courir comme l'onde vers Frascati. La pensée de revoir bientôt Daniella me donnait des suffocations d'impatience, et je ne pouvais plus me raisonner et me dominer, comme je l'avais fait à Mondragone dans ces derniers temps. Il me semblait que j'avais payé ma dette au sort contraire, à l'émotion, au péril, à la fatigue, et que j'avais le droit de vouloir être heureux, ne fût-ce qu'un jour, après tant de jours sombres et mauvais. Je marchandais avec la destinée, je voulais secouer cette série d'épreuves, j'en réclamais la fin avec humeur.

Et puis j'étais triste, faible, effrayé; je voyais la cervelle fracassée de Campani sur le mur de la cabane, et les chiens d'Onofrio léchant le sang encore chaud sur les pierres. Je croyais en voir encore les hideuses éclaboussures sur le canon de mon fusil, et j'avais envie de le jeter dans la cascade. Je voyais le regard fixe de Masolino et cette ressemblance avec Daniella qui m'avait serré le coeur. Je ne suis pas un soldat, moi; je suis un artiste, je n'ai ni le goût ni l'habitude de tuer, et je trouve atroce un pays où la loi ne sait pas on ne peut pas sévir contre ses véritables ennemis. C'est un coupe-gorge perpétuel où il faut qu'à l'occasion le premier passant venu se fasse, en dépit de la douceur de ses instincts, l'exécuteur des hautes oeuvres d'une société en dissolution et en ruine.

Je sentais un autre vertige que le vertige physique de l'abîme: celui de l'âme aux prises avec une tentation de haine brutale et de mépris féroce pour les membres pourris de l'humanité. Je songeais à l'oeil pur et brillant, au sourire vermeil de Felipone saluant l'aube après ce massacre nocturne, et je me disais:

—Voilà donc ce que l'on devient tout naturellement avec des instincts de bienveillance et des facultés de dévouement, dans ces vieilles sociétés finies, où il faut se faire justice soi-même et casser la tête à un homme avec autant de satisfaction qu'à un chien enragé.

Décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de délassement. J'ai chassé autrefois sans pouvoir aimer la chasse, et s'il me fallait guillotiner moi-même les poulets que je mange, j'aimerais mieux ne manger que des graines et des herbes. Aller à la chasse aux hommes sera toujours un cauchemar pour moi, et il me fallut, dans ce lieu sinistre où j'étais réfugié, faire un grand effort de raisonnement et de volonté pour ne pas me laisser aller à quelque sotte hallucination.

Heureusement, je trouvai au fond de la poche de mon caban un petit album de promenade et un crayon. Je pus étudier un peu le profil de la cascade et les silhouettes du rocher; après quoi, pour me dégourdir et me réchauffer, je fis une promenade de descente gymnastique dans la cascatelle. La gorge était si déserte, que je fus bien tenté de pousser plus loin que mon mur de rocher: mais la crainte de compromettre mon bonheur me rendit tout à fait poltron, et je restai caché dans cette brèche qn'il est impossible de voir du dehors, tant qu'on n'a pas gagné, à ses risques et périls, le pied même de la montagne.

Mon souper fut impossible; le lupin, que je n'avais pas eu la précaution de remettre tremper dans l'eau, était tout à fait desséché. Je fis mon repas d'un cigare, après avoir broyé sous les dents quelques graines pour empêcher la faim de revenir trop vite. En me livrant à cette maigre chère, et en me comparant aux cénobites des temps anciens, je me rappelai tout à coup ce pauvre moine que j'avais laissé à Madragone, et qui n'avait pas dû manger depuis la veille, à moins que Tartaglia, qui cachait et enfermait ses provisions avec tant de soin, n'eût songé à lui; mais Tartaglia ravi de retrouver sa liberté n'aurait-il pas fait comme moi? n'aurait-il pas oublié son ami Carcioffo aussi radicalement que j'avais eu le tort de le faire en prenant congé de Felipone?

Ce qu'il y a de certain, c'est que ce pauvre frère Cyprien, avait été annihilé dans ma pensée comme s'il se fût agi d'un vêtement laissé dans une armoire. On ne meurt pas pour un jour de jeûne; mais, en songeant à la capacité de cet estomac d'autruche (d'autriche, comme disait Tartaglia), et à ces dents de requin dont nous avions tant redouté la puissante mastication, je me fis de grands reproches, et j'eus encore à demander intérieurement pardon à Daniella des mauvais traitements occasionnés par moi aux membres de sa famille.

La nuit étant tout à fait close, comme je n'avais aucune espèce de luminaire et que je n'attendais pas Felipone avant onze heures ou minait, j'essayai d'engourdir mon impatience par le sommeil; mais je ne fis que penser à Daniella. Je me disais avec bonheur qu'après ce qui m'était arrivé à cause d'elle, je me serais senti dégrisé de tout autre amour, tandis que le sien m'apparaissait toujours plus précieux et plus désirable à mesure qu'il entraînait ma vie obscure et mon humeur paisible dans des hasards étranges et dans des aventures répulsives. Je trouvai tant de consolation et de douceur à l'idée de souffrir un peu pour celle qui avait déjà tant souffert pour moi, que je ne sentis presque plus le froid et les mouvements fébriles qui m'avaient agité durant tout le jour.

J'avais trouvé moyen de me faire une espèce de lit avec le sable recueilli sur la plate-forme, et quelques feuilles sèches que j'avais arrachées à la cime d'un jeune arbre tombé, la tête en bas, du haut du rocher dans la cascade. C'était une espèce de platane dont les branches s'étaient affaissées sur la plate-forme de la tour, et cette rencontre l'avait empêché d'être entraîné par l'eau, qui tendait au contraire à le rejeter de mon côté. Ses racines retenaient encore une motte de terre humide, et son feuillage de l'année dernière était resté attaché aux rameaux, tandis que les bourgeons pointaient à l'extrémité. Il paraissait vouloir vivre dans cette position le plus longtemps possible, et je lui avais presque demandé pardon de dépouiller ses maitresses branches pour satisfaire mon sybaritisme.

En dépit des douceurs de cette couche improvisée, je ne dormais pas, je tâchais de me rendre compte de ce problème la marche du temps. Le temps qui marche, qu'est-ce que cela? me disais-je; il n'y a pas de temps pour celui qui n'a ni commencement ni fin: l'éternité semble être l'antithèse du temps. Dieu voit, pense et sent des choses et des êtres qui passent en lui, comme cette cascade dont le bruit tranquille ne finit ni ne commence, à mon oreille, son chant inflexible et fatal. Les révolutions des mondes de l'univers ne dérangent pas plus l'universelle palpitation de la vie que le grain de sable ne dérange et ne trouble ce flot monotone. Et me voilà pourtant ici comptant les battements de mon coeur, et voulant, de toute la puissance de mon être, accélérer les secondes et les minutes qui ne reviendront plus pour le moi que je connais, mais qui recommenceront dans toute l'éternité pour le moi immortel que je suis.

Quelle est donc cette fièvre, cette ébullition de la pensée humaine qui s'élance toujours au delà de l'heure présente, comme si elle pouvait échapper à l'heure permanente de Dieu? Ce qui est le propre de notre nature terrestre est tout ce qu'il y a de plus contraire à la nature universelle, à la loi de la vie qui marche sans repos comme sans lassitude, et qui ne connaît pas la division arbitraire du temps, puisqu'elle ne connaît pas de limites.

Ne serait-ce pas parce que l'homme n'est que la moitié d'un être, cherchant toujours, non à presser le cours d'une existence qu'il craint toujours de perdre, mais à se compléter par une société sans laquelle sa vie ne lui est rien? L'autre moitié de son âme est pour lui le dispensateur de l'être et le régulateur du temps. Elle lui donne un moment de joie qui vaut un siècle. Son absence le fait languir dans un état qui n'est pas la vie, il a beau compter les instants, ces instants-là ne marchent pas, puisqu'ils sont nuls, ils ne devraient représenter que des phases de néant, et tomber pour lui comme une poussière inerte dans un sablier insensible.

J'en étais là de cette divagation, quand une main, qui cherchait dans les ténèbres, passa sur mon visage et se posa sur ma poitrine. L'obscurité était complète dans le coin où je m'étais blotti. Le bruit de la cascade m'avait empoché d'entendre venir un être humain qui était là près de moi.

—Felipone! m'écriai-je en bondissant, est-ce vous?

On ne répondait pas. Je saisis mon fusil à côté de moi, je l'armai. Deux bras m'entourèrent, des lèvres ardentes cherchèrent les miennes.

—O Daniella! c'est donc toi? m'écriai-je. Enfin! enfin!

C'était elle, aussi vivante, aussi animée, aussi peu lasse après avoir gravi cette rampe escarpée, que si elle eût dansé la frascatana sur un parquet.

—Et tu es venue par ce taillis impossible, par ce ruisseau plein de pièges, par ce torrent qui peut renverser à chaque pas? Seule, dans la nuit? Mais n'as-tu pas été malade? Tu as peut-être jeûné dans ta prison? Et peut-être ton frère t'a-t-il frappée? et tu n'as jamais perdu l'espoir? Tu avais de mes nouvelles? Tu m'aimes toujours, tu savais bien que je ne pensais à rien au monde qu'à toi, que je ne vivais que pour toi? Et, à présent, nous ne nous quitterons plus d'une heure, plus d'un instant.

Je lui faisais cent questions à la fois. Elle ne répondait que par des questions sur moi-même; et, dans l'angoisse de nos inquiétudes rétrospectives, comme dans l'ivresse de notre réunion, nous ne pouvions pas venir à bout de nous répondre. Je la tenais serrée contre mon coeur, comme si on dût me l'arracher encore, et les sens n'étaient pas le but de cette extase supérieure à toutes les joies de la terre. C'était la moitié de mon âme qui m'était rendue; je retrouvais la notion de la vie, le sentiment placide et sublime de l'éternelle possession.

Il fallut renoncer à nous expliquer, à nous raconter quoi que ce soit pour le moment. D'ailleurs, elle s'occupait, tout en me parlant, de je ne sais quelle tentative d'installation. Elle étendit sa cape devant l'étroite ogive qui servait de porte et de fenêtre, et alluma une bougie.

—Mon Dieu, comme tu as froid ici! disait-elle; je vois bien que tu as eu l'industrie de te faire un lit; mais tu n'as pas eu la malice de trouver le moyen de faire du feu. Je sais qu'un proscrit a passé ici il n'y a pas longtemps. Felipone m'a dit de chercher le charbon et les autres choses qu'il y a laissées, sous les pierres, du côté où le mur est noirci; cherche donc avec moi!

Je ne voulais pas chercher, je ne voulais pas entendre, je ne savais pas s'il faisait froid. Je m'employai pourtant, en la voyant fouiller dans les briques et dans les pierres avec ses petites mains intrépides. Nous trouvâmes un tas de menu charbon et des cendres sous les décombres.

—Fais la cheminée, me dit-elle, voilà les trois pierres plates qui ont déjà servi.

—Mon Dieu, tu as donc froid?

—Non, j'ai chaud; mais il nous faudra passer la nuit ici.

—Passons-y toute la vie, si tu veux. A présent, c'est mon Vatican.

Elle alluma la braise avec cette adresse des femmes du Midi, qui savent la disposer de manière à ce que le gaz carbonique soit absorbé entièrement sous la couche en combustion. Puis elle chercha encore et trouva une lanterne sourde, un grand morceau de vieille tapisserie et deux volumes de prières en latin dont les feuillets avaient en partie servi à allumer le feu. Elle accrocha la tapisserie à l'ogive en guise de porte, mit la bougie dans la lanterne, plaça devant nous, en guise de table, le panier qu'elle avait apporté et dont elle avait déjà tiré du pain, du beurre et du jambon. Elle servit ce repas avec beaucoup de soin, sur les grandes feuilles du platane. Assis sur des pierres, nous essayâmes enfin de causer en mangeant. Voici ce que j'appris de notre situation:

Daniella ne savait ni le nom du prince, ni celui du docteur, ni celui de la dame voilée. Felipone lui avait raconté l'évasion de personnages importants et le refus que j'avais fait de les suivre hors du territoire. Cette évasion n'était pas ébruitée, mais probablement le cardinal en avait été averti à l'avance, car il était venu à Frascati incognito dans la journée. Il avait ordonné que Mondragone fût ouvert, dès le lendemain, aux recherches de la police. Le secret du souterrain pouvait être découvert, mais Felipone ne le pensait pas, et sa complicité dans notre évasion ne l'inquiétait que médiocrement.

L'affaire de Campani restait un incident à part. Il avait voulu dévaliser le berger de Tusculum, qui est connu dans le pays pour avoir trouvé des choses précieuses, et qui l'avait tué en se défendant. Ses complices avaient disparu.

—Et ton frère, demandai-je, étonné de ne pas entendre Daniella prononcer son nom.

—Mon frère était avec eux, à ce qu'il parait, répondit-elle en pâlissant. Le malheureux! je ne l'aurais pas cru si fou que de recommencer si vite, après…

—Recommencer quoi? après quoi?

—Eh! mon Dieu! il était de ceux que tu as mis en fuite sur la via Aurelia! Tu ne te souviens donc pas que je pleurais, après cette bataille! Il ne m'avait pas reconnue sur le siège de la voiture, parce que j'avais un chapeau et un voile; mais moi je l'avais vu; et voilà pourquoi je t'ai dit ensuite que cet homme-là était capable de tout.

—Mais… cette nuit? qu'est-il devenu?

—Tu le sais bien, dit-elle en baissant la tête. Ne parlons pas de lui.

—Mais tu sais que ce n'est pas moi?…

—Si, c'est toi… n'importe! Dieu l'a voulu ainsi.

—Non! Dieu a permis que ce ne fût pas moi.

—Felipone m'a dit cela, et j'espère que c'est vrai.

—Il t'a dit la vérité. Masolino a été tué avec des chevrotines, et mon fusil était chargé à balle.

—Que Dieu en soit béni! Mais ne crois pas que, s'il en eût été autrement, j'eus cessé de t'appartenir. Quand même il eût été le meilleur des frères, quand même tu l'aurais assassiné par méchanceté, il ne dépendrait pas de moi de t'aimer moins pour cela. Tu pourrais bien faire un crime et mériter la mort, je te suivrais sur l'échafaud. Oh! oui, j'aimerais mieux mourir avec toi que de cesser de t'aimer.

LXIII

Je devais donc rester caché à la Maledetta jusqu'à ce que l'on eût fait une perquisition à Mondragone. Si la galerie souterraine n'était pas découverte, j'y rentrerais la nuit suivante. Dans le cas contraire, on aviserait à me trouver un autre refuge ou un moyen de fuir. Mais la meilleure éventualité était celle de pouvoir rentrer ensemble dans notre chère prison de Mondragone, jusqu'à ce qu'on se fût lassé de faire des recherches aux environs, car le désappointement de ne trouver personne dans le château amènerait certainement des ordres pour que les recherches fussent réelles et sévères.

—Felipone m'a chargée, ajouta Daniella, de l'excuser auprès de toi de son manque de parole. Il n'aura pas trop de cette nuit pour faire disparaître toutes les traces du séjour des ses hôtes dans la grande cuisine, bien qu'il dise que les agents de police seront fins s'ils y pénètrent. Il m'a tout confié; il est sûr de moi. Quant à ton séjour dans le casino, il n'en reste pas vestige, non plus que dans l'atelier. Tartaglia s'est chargé de tout cela.

—Mais lui, où se cachera-t-il?

—C'est son affaire; il m'a dit de n'être pas en peine de lui.

—Ah! mon dieu, m'écriai-je, frappé pour la seconde fois d'un souvenir qui arrivait immanquablement après tous les autres. Et ton oncle le capucin?

—Tartaglia l'a fait manger et lui a laissé des provisions pour la journée. On ne veut pas lui confier le secret du passage de la terrasse; il ne saurait peut-être pas le garder devant les menaces de ses supérieurs. On avait bien songé de le faire sortir par là les yeux bandés; mais cela eût pris trop de temps. On aime mieux le laisser saisir demain par les carabiniers, qui seront bien sots de n'avoir pas d'autre capture à faire que celle d'un pauvre moine effrayé, et qui le reconduiront sain et sauf à son couvent. On l'interrogera: tout ce qu'il peut dire, c'est qu'il s'est prêté à te porter de mes nouvelles. Il ne sait absolument rien des autres réfugiés.

—Ainsi, nous restons ici encore vingt-quatre heures? Tu ne me quittes pas.

—Je ne te quitterai plus jamais, excepté demain matin, pour aller à l'enterrement de mon frère; après quoi, je dirai adieu à Frascati pour toujours, si tu veux.

—Sans regret?

—Sans aucun regret. Je n'y aime plus personne que la Mariuccia et
Olivia, et aussi un peu ce pauvre Tartaglia, qui t'a fidèlement servi.

—Et Felipone? et Onofrio?

—Oui, ceux qui se sont bien conduits avec toi! il y a, chez nous, des gens qui sont si bons et si dévoués qu'il faut bien pardonner aux autres; mais le plus grand nombre est lâche et mauvais. Croirais-tu que personne ne m'a porté secours quand mon frère m'a enfermée dans ma chambre? Le premier jour, on venait me parler à travers la porte; on me plaignait, mais personne n'avait le courage de faire sauter l'énorme serrure qu'il avait mise lui-même à la place de mon ruban rose. J'y ai mis mes mains en sang; j'y ai brisé tous les ustensiles de mon petit mobilier, j'y ai épuisé mes forces des nuits entières. Quand il m'entendait faire trop de bruit, il entrait et me frappait. J'ai lutté corps à corps avec lui jusqu'à tomber évanouie. Olivia et Mariuccia sont venues dix fois sans pouvoir décider aucun homme à les accompagner. D'ailleurs, Masolino était presque toujours là. Il couchait dans le corridor, et il menaçait d'aller chercher l'autorité pour me mettre en prison tout à fait.

—Je la dénoncerai plutôt complice des conspirateurs qui sont à Mondragone, disait-il; je veux que ces chiens de révolutionnaires meurent de faim, et je sais que c'est elle qui leur portait des vivres.

Que pouvaient faire mes amis? Ils aimaient mieux attendre que de le pousser aux dernières extrémités. Les autres se réjouissaient de mon chagrin et de ma colère.

—C'est bien fait, disaient-ils; pourquoi aime-t-elle un impie?

Ils disaient cela pour paraître bons catholiques et n'être pas dénoncés par Masolino. Comme il ne se méfiait pas d'eux, ils eussent pu me délivrer, mais aucun ne l'a osé. Tartaglia l'eût tenté par adresse, mais quand j'ai pu échanger des lettres avec lui sous la porte, et savoir que tu te soumettais et ne manquais de rien, j'ai cru devoir me soumettre aussi. Quand je ne l'ai plus vu revenir, j'ai cru que je deviendrais folle, et j'avais commencé à couper mes draps pour me sauver par la fenêtre. Je m'y serais tuée.

Heureusement, mon parrain Felipone a pu me faire passer un mot où il me disait: Tout va bien, patience! J'ai pris patience. Toute la nuit dernière, n'entendant pas remuer Masolino, je me suis doutée qu'il ne renonçait pas à me garder sans avoir quelque mauvais dessein contre toi, et j'ai travaillé jusqu'au jour à me délivrer. J'avais réussi à entamer le mur de ma chambre auprès de la porte, dans l'espérance de faire tomber les gonds. Mais la fatigue m'a forcée de dormir une heure. Quand j'ai ouvert les yeux, Vincenza était auprès de mon lit.

—Lève-toi vite, m'a-t-elle dit, cache-toi la figure avec mon châle, et cours à la ferme des Cyprès. Dans quelques moments, je sortirai; je refermerai la porte comme si de rien n'était, et je m'en irai te rejoindre.»

Voilà comment j'ai été sauvée. J'ai fait avertir Olivia et Mariuccia; j'ai passé la journée à Mondragone, que l'on garde toujours avec grand soin. J'ai ri et sauté de joie avec Tartaglia; j'ai fait danser mon oncle le capucin, malgré lui; j'ai oublié que j'étais en deuil de mon frère. Quand je m'en suis souvenue, j'ai pleuré de repentir. Je lui ai commandé un enterrement honorable et beaucoup de messes. Puis, ayant pris, de Felipone, toutes les informations nécessaires sur le lieu de ta retraite… me voila!

—Mais tu connaissais donc tous les recoins de ce désert? Comment, sans voir clair, as-tu pu arriver ici?

—J'ai pris le chemin de Rocca-di-Papa, qui est facile, et puis, au moment de monter la côte, j'ai observé un gros rocher que Felipone m'avait indiqué, qui se trouve placé sur deux autres. Il ne fait pas si noir dehors que cela te semble d'ici. La lune est voilée cette nuit, mais on voit. Je savais qu'avec un peu de mémoire et d'adresse, on peut entrer par là dans la gorge del buco. Il n'y a pas de sentier; mais la distance est courte, et tu vois, je ne suis pas fatiguée.

—Mais tu n'as pas dormi la nuit dernière?

—J'ai dormi une heure; il y avait presque une semaine que cela ne m'était arrivé.

Elle me montra, sur ses épaules et sur ses bras, les marques bleues des coups qu'elle avait reçus. Elle souriait en me racontant ses tortures.

—Pauvre Masolino, disait-elle, je te pardonne, c'est tout ce que je peux faire. Cela me dispensera de te regretter. À présent que je retrouve ce que j'aime, je suis fâchée de n'avoir pas souffert davantage: mon mal n'est pas en proportion de mon bien!

Je la forçai de prendre du repos. Étendue sur le lit de sable et de feuilles, la tête appuyée sur mes genoux, elle s'endormit de ce beau sommeil tranquille que je contemple toujours avec ravissement. Je passai la nuit à la regarder, dans une muette béatitude; je ne pensais pas; je vivais de cette seule idée: elle est à moi maintenant et pour toujours! Le lieu où nous étions me semblait délicieux, la voix claire de la cascade était devenue une musique céleste. La faible lueur de la lanterne dessinait des silhouettes d'architecture bizarres et réjouissantes sur la muraille crevassée. Le morceau de la tenture assujetti, au bas de l'ogive, par des pierres, se gonflait comme une voile, à l'air vif refoulé vers nous par la chute d'eau. Ce vestige de quelque antique décoration du manoir de Mondragone, apporté là sans doute par Vincenza pour préserver le docteur, n'était pas en tapisserie, comme je l'avais cru d'abord; c'était tout bonnement une ancienne peinture sur toile arrachée de son cadre, une mauvaise imitation de la mauvaise manière de l'Albane, usée, frottée, disparue, mais au centre de laquelle un amorino blême et maniéré avait résisté à la destruction et se découpait encore sur un fond d'arbres noirs et opaques. Il me sembla que ce pauvre Cupidon se réchauffait à la douce atmosphère de notre braise, et que, ravi de revoir la lumière, il essayait de se détacher du fond où l'artiste l'avait si cruellement incrusté, pour venir, comme un papillon de nuit, brûler ses ailes éraillées à la bougie.

Dès la pointe du jour, ma chère maîtresse s'éveilla et voulut partir pour Grotta-Ferrata, où l'on avait porté les corps des deux bandits chez les religieux basiliens. Morts sans confession, en état de péché mortel, ils devaient n'avoir de prières que celles de la piété individuelle, et ne recevoir la sépulture que dans un lieu à part du cimetière consacré.

Ce fut un nouveau déchirement de coeur pour moi que de quitter encore ma Daniella. Il me semble maintenant, dès qu'elle est seulement à deux pas de moi, que je vais la perdre de nouveau, et je m'inquiète comme la mère la plus nerveuse et la plus puérile pour son unique enfant.

Je la reconduisis jusque vers les trois rochers où elle devait reprendre la route. En avançant avec précaution dans ces inextricables taillis ondulés et semés de blocs de lave, comme la forêt de Fontainebleau est semée de grès, nous vîmes combien il y est facile d'échapper à des poursuites. Daniella examinant la localité au jour, se rassura au point de me permettre de faire l'école buissonnière pour retourner à ma poivrière de la Maledetta.

En étudiant les sinuosités du terrain le long des ruisseaux, je m'exerçai à savoir me rendre aussi invisible, en cas d'alerte, que si je n'eusse fait autre chose en ma vie que ce métier de chevreuil.

Je fis donc une promenade de deux heures, et plusieurs croquis de ces charmantes retraites, sans m'éloigner notablement de mon refuge et sans apercevoir bêtes ni gens. Après quoi, je refis le chemin que j'avais fait avec Daniella, afin d'aller l'attendre dans le voisinage des trois pierres.

Rassuré par l'impunité de la solitude, j'approchais, sans trop de précautions, de la lisière un peu plus éclaircie du chemin, lorsque j'entendis un galop de chevaux sur le sable. Je me blottis dans les broussailles pour regarder passer les cavaliers, l'ennemi peut-être. Quelle fut ma surprise de reconnaître Otello portant avec une orgueilleuse aisance la dame voilée! Elle était suivie du groom du prince, chevauchant à distance respectueuse, comme il eût fait dans les allées du bois de Boulogne.

Je me baissai davantage, car il me sembla qu'elle avait tourné la tête avec insistance de mon côté. Elle fit environ vingt pas en me dépassant, et, tout à coup, sautant légèrement à terre, presque sans arrêter son cheval, elle jeta la bride à son jockey, et, relevant adroitement sa jupe d'amazone, elle vint à moi en courant.

Quand elle fut tout près du buisson où je restais immobile, espérant encore que sa fantaisie la pousserait dans un autre sens, elle m'appela, à voix basse en me donnant du Valreg tout court. Étonné de la rencontrer dans cette forêt quand je la croyais en mer, je pensai que quelque événement fâcheux était arrivé à ses compagnons de voyage, et lui faisant signe de ne pas s'arrêter et de ne pas parler, je la conduisis à quelque distance dans les blocs de rochers.

Quand nous fûmes en sûreté:

—Ne craignez rien, dit-elle en s'asseyant résolument et en jetant son chapeau comme pour respirer. Je vois que vous vous cachez mal, et je suis plus prudente que vous; car vous vous laissez apercevoir et moi j'ai dit au groom de se cacher un peu plus loin avec les chevaux, pour ne pas éveiller l'attention des passants. Nous pouvons causer cinq minutes, j'imagine. Dites-moi pourquoi vous êtes-là! Vous n'avez donc pas pu rentrer encore à Mondragone?

—Non, madame; ce ne sera que pour la nuit prochaine.

—Vous êtes là tout seul?

—Oui, pour quelques instants.

—Qui attendez-vous? Daniella, je parie? Je viens de la rencontrer à Grotta-Ferrata, à la porte du monastère, au milieu d'un enterrement. J'ai eu une émotion affreuse; j'ai cru qu'il vous était arrivé malheur et que c'était vous qu'elle conduisait au cimetière. J'ai failli m'arrêter pour lui parler, à cette fille! mais elle ne me voyait pas, elle était absorbée. Il aurait fallu approcher trop, et attirer tous les regards sur moi. J'ai espéré que les passants me diraient quelque chose; je n'ai pas rencontré une âme jusqu'ici, où, en regardant toujours avec attention, pour tâcher de découvrir un paysan qui me renseignerait sur ce mort, je vous ai aperçu. Ah! Valreg, que je suis heureuse de vous voir là vivant!

Ces dernières paroles furent dites avec l'accent saccadé et la physionomie nerveuse qu'elle avait à Tivoli, et je crus devoir la remercier avec un très-froid respect de l'intérêt qu'elle prenait à moi.

—Je ne me serais jamais consolée d'un pareil événement, dit-elle d'un air préoccupé. Mais est-ce que c'est Felipone qui a été tué?

—Non, Dieu merci, ce n'est personne qui vous intéresse.

—Mais, pardon, peut-être! Ce n'était pas pour un inconnu que la
Daniella se trouvait là en prières?

—Parlons brièvement; le temps me presse. Masolino Belli a été tué cette nuit par Felipone, en cherchant à nous assassiner. Moi, j'ai tué Campani.

—Pour tout de bon, cette fois?

—Pour tout de bon. Si vous eussiez bien regardé, Masolino n'était probablement pas seul à la porte du cimetière.

—Vous avez tué ce brigand vous-même? Donnez-moi votre main, Valreg!
J'aime à serrer la main d'un homme qui vient de tuer son ennemi.
C'est si rare, au temps où nous vivons, de faire acte d'énergie et de
vengeance!

—Cet homme n'était pas plus mon ennemi qu'un loup ou un serpent qui se jetterait sur moi, lui dis-je en touchant froidement la main qu'elle me tendait, et en examinant la singulière expression de férocité exaltée que prenait cette tête fantasque. Je suis le mortel le moins vindicatif qui se puisse imaginer.

—Valreg! reprit-elle en s'animant, vous ne vous connaissez pas! Vous êtes, avec votre sang-froid modeste, de la trempe des héros!

—Moi?

—Ne riez pas, je parle sérieusement. Ce que vous avez fait pour moi en vous exposant à de pareilles aventures vous assure à jamais mon admiration et ma reconnaissance.

Il n'était ni galant ni habile de la détromper; mais elle parlait avec une telle vivacité, que je me hâtai de dire la vérité, à savoir, que je m'étais exposé par reconnaissance pour ses compagnons, et non pour elle, que je n'avais pas même pressentie sous son voile, dans la Befana.

—C'est impossible, dit-elle en riant; vous m'aviez reconnue!

—Je ne vous avais pas seulement regardée, je vous en donne ma parole d'honneur.

—C'est prendre beaucoup de peine pour repousser un sentiment de reconnaissance bien pur et bien calme de ma part, reprit-elle en se levant avec une agitation qui démentait ses paroles. J'avais cru, en vous voyant enrôlé tout gratuitement dans mon escorte, pouvoir attribuer ce dévouement à une amitié chevaleresque. Il me semblait que vous me deviez cette amitié-là, à moi qui vous ai si courageusement offert mon amour, et qui, malgré l'outrage que vous m'avez fait de le dédaigner, vous ai gardé un attachement, une estime sincères.

—Si ce sont là vos sentiments pour moi, c'est moi, en effet qui vous dois de la reconnaissance, mais je n'ai pas eu l'occasion de vous la montrer. Voilà tout ce que je voulais dire. Et, à présent, voulez-vous me permettre de vous demander où sont vos amis, et comment il se fait que vous erriez séparée d'eux et seule dans ce pays sauvage?

—Ce pays n'est sauvage qu'en apparence. Il y a, à mi-côte de ce rocher et tout près de ce village, de petites villas où j'ai demeuré l'année dernière avec ma tante; j'en vais louer une pour quelques jours avant de me décider à prendre un parti.

—Mais le prince?…

—Eh bien, le prince!… dit-elle en riant, le prince et le docteur, avec leurs cuisiniers et leurs marmitons, font, en ce moment, voile vers Livourne ou vers Ajaccio; que sais-je? Cela dépend du vent qu'il fait, et je ne m'en soucie guère. Est-ce que j'aime le prince, moi? est-ce que je lui appartiens? est-ce qu'il a le moindre droit sur moi? Je suis libre; j'ai eu envie de me marier, je lui ai fait l'honneur de le choisir, je me suis ravisée; après?

—Je ne me suis permis aucune réflexion; je vous demandais seulement si ces aimables et braves personnes étaient en sûreté.

—Parfaitement, puisqu'elles se sont embarquées hier à la pointe du jour. Vous voulez savoir nos aventures! Oh! elles sont moins brillantes que les vôtres. Nous avons traversé en voiture un affreux pays plat où j'aurais dormi de grand coeur si le prince ne m'en eût empêchée en dormant lui-même. Imaginez, mon cher, la plus utile et la plus opportune découverte! Le prince ronfle à couvrir le bruit d'une voiture lancée à fond de train! J'ai une horreur particulière pour cette infirmité. Mon cher oncle, lord B***, s'endort tous les soirs dans un coin du salon de sa femme, et il ronfle! Le prince ronfle absolument de la même manière que lui; une manière si ridicule, si inconvenante, si irritante et à la fin si effrayante, qu'en traversant la forêt de Laurentium, je crus que tous les buffles des marécages couraient après nous. Je me jurai de n'être jamais la femme d'un homme qui ronfle, et j'éveillai le docteur pour le lui déclarer, pendant que son ami continuait à ronfler. Le docteur essaya de me ramener à ce qu'il appelait la raison; mais quand il eut épuisé son éloquence pour me convaincre, savez-vous ce qu'il imagina? Je vous le donne en cent!

—Il voulut vous retenir malgré vous?

—Mieux que ça! il m'offrit son coeur et ses cinquante-cinq ans! Vous me direz qu'il est plus beau que le prince; mais il n'est pas prince: il est roturier et républicain, et il mange deux fois plus que le prince, qui mange déjà deux fois trop puisque ça le fait ronfler.

J'avais fort envie de rire, continua Medora, mais je préférai me fâcher, afin d'en finir plus vite. Le prince n'entendit rien, ce qui donna à son lourd sommeil un ridicule de plus. Quand nous fûmes sur la grève, il bailla d'une manière indécente et remplit la voiture d'une odeur de vieux cigare, mêlée à je ne sais quels vieux parfums de lavande attachés à sa barbe. Se parfumer de lavande! c'est tout ce que j'exècre! Je le pris en horreur, et, sautant sur le sable, je déclarai que j'avais réfléchi et changé d'idée; que je ne voulais plus me marier ni m'enfuir, mais retourner sur l'heure chez ma tante Harriet.

Mon pauvre prince parla de se brûler la cervelle; le docteur se chargea de l'en empêcher dans le cas où il en aurait réellement envie, et, comme ledit docteur était fort piqué de mes dédains pour lui, il voulut démontrera son ami que j'étais une tête folle et un démon. Le pauvre prince prenait mon parti et s'accusait, la discussion menaçait de se prolonger, mais le jour grandissait. Les gardes-côtes paraissaient au loin. Le patron de l'affreuse petite chaloupe, où je n'eusse pas voulu embarquer seulement un de mes souliers, s'impatientait et menaçait de prendre le large sans passagers. Je coupai court à la situation en m'élançant sur Otello, que le groom avait amené sur nos traces, et en disant des choses désagréables à mes vieux Lindors pour les dégoûter de me retenir. Puis, je saisis un moment où le prince, surpris par une quinte de toux, ne pouvait plus se pendre à la bride d'Otello, pour faire un temps de galop comme je n'en ai fait de ma vie. Le prince eut la générosité de vouloir me laisser un de ses domestiques pour me ramener à Rome; mais tous étaient compromis, sauf le groom, qui consentit à suivre ma destinée. Je le vis courir après moi, mais je ne me laissai rejoindre par lui que lorsque j'eus vu, de mes propres yeux, la chaloupe en mer et la grève déserte.

Alors j'ai été prendre du repos à Albano; et, comme aucun mandat d'arrêt ne menace ma liberté, mais que j'aime autant ne pas afficher mes sottes velléités de mariage et le risible dénouement de mon aventure romanesque, je suis partie d'Albano, ce matin avant le jour, pour aller, comme je vous l'ai dit, à Rocca-di-Papa, où je suis certaine de ne trouver en cette saison aucun être civilisé qui me connaisse, et où la solitude ne conseillera ma conduite à venir.

XLIV

Après avoir raconté son escapade avec cette sorte de candeur propre aux êtres qui n'ont pas beaucoup de religion morale, la belle Medora remit tranquillement son chapeau et, voulant l'assujettir dans ses cheveux pour reprendre son voyage, elle m'ordonna de chercher dans la mousse une grande épingle d'acier qu'elle y avait laissée tomber en se décoiffant brusquement.

Son aventure, quoique gaiement racontée, m'avait paru longue, dans la situation précaire où je me trouvais. Ce n'est pas quand il faut avoir l'oeil et l'oreille aux aguets, se rendre compte du moindre bruit et du moindre mouvement autour de soi, que l'on se sent bien disposé à prendre la vie par le côté léger et facile, comme cette Anglaise capricieuse semblait résolue à le faire. La circonstance de l'épingle qu'elle me faisait chercher me parut un raffinement de bravade égoïste, d'autant plus qu'elle se mit à rire tout haut, je ne sais de quoi; peut-être de l'idée qu'il serait fort plaisant pour moi, après avoir surmonté des dangers sérieux, d'être surpris par mes ennemis, pour m'être obstiné, hors de saison, à chercher une épingle.

L'amour-propre dont, quoi qu'on fasse, on ne se débarrasse jamais entièrement quand on se sent ou quand on se croit mis au défi par une jolie femme, m'empêcha de laisser voir mon impatience, et j'arrivai à retrouver la perfide épingle sans me départir du plus convenable sang-froid.

—C'est bien! me dit-elle en la recevant d'un air de bizarre triomphe: vous êtes véritablement le seul homme que j'aurais pu aimer! Mais je n'aimerai plus personne, si ce n'est d'amitié. An revoir donc, et bonne chance pour rentrer à Mondragone!

Elle fit deux pas et se retourna en disant:

—Vous ne venez pas m'aider à remonter sur mon cheval?

—Non! répondis-je, révolté de cette nouvelle exigence; j'entends venir.

—Tiens! c'est vrai! reprit-elle après un moment de silence. Je me sauve! à bientôt!

Et, sans attendre une réponse que j'étais peu disposé à lui faire, elle disparut.

Je me baissai dans les rochers et prêtai l'oreille, étonné d'avoir dit vrai en parlant au hasard pour couper court à cette périlleuse entrevue. Les branches mortes criaient sous des pas rapides, et ce n'était pas seulement sous ceux de Medora fuyant vers ma gauche. Une autre personne venait vers moi par une autre direction. Mon coeur et mes sens reconnurent Daniella. Je m'élançai joyeux à sa rencontre.

Elle était pâle et tremblante; je crus qu'elle était poursuivie et voulus armer mon fusil; mais elle me fit signe que cela n'était pas nécessaire, et s'enfonça dans le taillis avec une sorte d'impétuosité désespérée, en se retournant de temps en temps pour s'assurer que je la suivais. Sa figure était bouleversée, non d'effroi, mais de colère.

Quand nous eûmes gagné le pied du rocher del buco, je voulus la faire expliquer. Elle ne répondit pas et se mit à gravir, avec l'agilité et la force d'un chamois, les gradins inégaux et par endroits gigantesques de la cascatelle.

Elle entra la première dans la tour, et, se jetant par terre, elle fondit en larmes.

-Daniella, ma bien-aimée, m'écriai-je en la saisissant dans mes bras, qu'est-ce donc? que t'est-il arrivé? Est-ce l'émotion de cet enterrement? sommes-nous en danger? Vais-je encore être forcé de me séparer de toi? Non! je ne le veux pas, c'est impossible! J'aime mieux être tué à tes côtés. Mais réponds donc! Quelqu'un t'a-t-il offensée à cause de moi? As-tu reçu quelque reproche, quelque outrage? Parle, ou je deviens fou!

-Vous me demandez ce que j'ai? dit-elle enfin d'une voix étouffée par l'indignation. Vous doutez que je sois outragée, avilie, désespérée! Vous croyez donc que je ne l'ai pas vue, cette femme qui s'enfuyait tout à l'heure d'auprès de vous en m'entendant venir?

-Cette femme! Comment, c'est là la cause de ton chagrin? Cette femme est celle qui doit moins que toute autre, te porter ombrage: c'est miss…

—Miss Medora?

—Précisément!

—Vous l'avouez, parce que vous sentez bien que je l'avais reconnue! Oh! elle ne se cachait pas! Au contraire, elle a relevé son voile en passant à dis pas de moi, et elle s'est mise à rire avec insolence. Elle me brave, elle m'avilit. C'est bien la preuve que vous me trahissez.

Je voulus en vain me justifier: la terrible enfant ne m'écoutait pas. Même lorsqu'elle faisait un effort pour recueillir et comprendre mes paroles, il semblait qu'il lui fût impossible d'y saisir aucun sens. Elle marchait avec agitation ou se jetait avec des poses d'une insouciance effrayante sur les frêles rebords de la terrasse. Dix fois je crus qu'elle allait s'élancer dans le précipice. Elle était tragiquement belle dans ce paroxysme de la passion et de la douleur, avec ses cheveux noirs épars, sa pâleur de marbre, ses yeux creusés d'un cercle bleuâtre, ses lèvres frémissantes; elle me faisait peur et me remplissait d'admiration. Rien ne pouvait la calmer, car rien ne pouvait la convaincre. En proie à une idée fixe qui semblait paralyser toute faculté de raisonnement, elle trouvait une éloquence effrénée pour se plaindre, pour m'accuser, pour maudire et outrager sa rivale; elle avait comme des trésors de haine, amassés depuis longtemps au fond du coeur et retenue au bord des lèvres. Elle rugissait comme une lionne blessée; elle avait des hallucinations de vengeance atroce; elle était folle.

Je la regardais avec stupeur en me disant que toute cette rage et toute cette souffrance venaient de la chute d'une épingle; une minute plus tard, notre bonheur n'eût pas été troublé. Pour une minute, pour une épingle, il l'était peut-être sans retour.

Je me défendis longtemps de la contagion de ce délire. Enfin, ne pouvant l'apaiser, je sentis qu'il me gagnait, que je ne trouvais plus de paroles pour me justifier, que mes nerfs se crispaient aussi, et que l'impassible bruissement de la cascade m'entraînait comme un vertige. L'amour de Daniella changé en mépris, son âme profanée par le soupçon, ses lèvres souillées par le blasphème, c'était pour moi comme un rêve affreux. Je ne pouvais pas supporter l'idée de survivre à un bonheur trop grand sans doute pour durer sur la terre où nous sommes. Je sentis le froid du désespoir paralyser mes facultés, et je devins comme hébété devant ses reproches.

Lorsqu'elle vit enfin ce qui se passait en moi, elle se jeta dans mes bras. Ce fut à mon tour de ne pas comprendre ce qu'elle me disait: mon âme avait descendu trop avant dans l'abîme, j'avais la gorge serrée comme par une main de fer et de glace. Je restai condamné à un farouche silence qui lui fit croire que j'étais irrité contre elle.

Pauvre chère âme! elle me demandait pardon, elle se roulait à mes pieds, elle couvrait mes mains de baisers, et je ne pus la consoler et la tranquilliser qu'après une réaction nerveuse où je crus que ma poitrine et mon cerveau allaient se briser dans les sanglots.

Quand je pus lui raconter tout ce qui s'était passé à propos de Medora, je la vis prête à retomber dans sa crise. Elle ne me pardonnait pas de lui avoir caché le nom de la dame voilée, et ses réflexions me prouvaient à moi-même qu'en effet, aux yeux d'une femme jalouse, les apparences étaient contre moi. J'avais vu Medora à Mondragone, et je pouvais être devenu jaloux de la bonne fortune du prince. Je l'avais escortée dans cette fuite qui m'avait exposé ensuite à de graves périls, et cela pouvait être l'effet d'une passion qui ne recule devant rien. J'avais parlé avec elle, cette nuit-là, et je l'avais peut-être décidée, par mes prières, à quitter son sigisbée. J'avais peut-être concerté, avec elle le rendez-vous que Daniella venait de surprendre. De plus, Daniella m'avait aperçu, de loin, agenouillé devant elle pour chercher l'épingle. Elle pouvait avoir dérangé une déclaration, comme dans les pièces de théâtre, où la pantomime classique de plier un genou exprime tout au plus, aux yeux du spectateur, les circonstances atténuantes d'une criminal conversation.

En dépit de la sincérité de ma justification, il restait d'ailleurs un point mystérieux que ma pauvre Daniella s'efforçait de me faire avouer et que l'honneur me prescrivait de taire. L'amour que Medora se figure avoir eu pour moi, et qu'elle n'avait paa craint de me rappeler avec un air de détachement superbe; la scène de Tivoli et les paroles qui, depuis, dans sa bouche, avaient eu rapport à celle folle circonstance, c'était là un secret que, même vis-à-vis de la maîtresse la plus chère, je devais ne jamais trahir, sous peine d'être un fat et un lâche à mes propres yeux. Il me suffisait d'établir et de jurer, en toute loyauté, que je n'avais jamais eu un moment d'amour pour Medora. Je ne devais à personne au monde la confession d'un moment d'égarement de la part d'une femme qui s'était fiée à mon honneur.

Malheureusement, les questions de Daniella s'acharnaient tellement à ce cas réservé de ma conscience, qu'elle me contraignait à mentir. Elle poussa la rudesse de sa passion jusqu'à vouloir me faire jurer sur l'honneur que jamais Medora n'avait cherché à provoquer mon coeur, mon imagination où mes sens.

C'est en disant toute la vérité que j'aurais pu victorieusement me disculper. Ma vie, ma conduite, depuis l'aventure de Tivoli, étaient bien la preuve d'une sorte d'antipathie pour la belle Anglaise, si j'eusse pu avouer qu'elle m'avait offert sa main; mais Daniella ne croyait pas qu'elle eût été jusque-là. Elle pensait, au contraire, que j'avais pu être rebuté le jour de la promenade à Tivoli; que ma fièvre n'avait pas eu d'autre cause que cette contrariété; enfin, qu'elle-même n'avait été pour moi qu'un pis-aller. C'était donc ma justification pleine et entière qu'elle me demandait, et je vous jure que j'étais stoïque de lui résister, en refusant de lui livrer Medora, provocante et déçue.

Quand elle vit qu'en me défendant d'avoir jamais senti le moindre attrait pour cette beauté, la moindre sympathie pour ce caractère, je m'abstenais de railler et de mépriser la conduite de miss ***, l'orage recommença. La colère était épuisée, mais ce fut un déluge de pleurs.

—Pourquoi ne pas me dire ce que je croyais savoir et ce que je voulais croire? s'écria-t-elle en tordant ses petites mains comme si elle eût voulu les briser. Cette infâme coquette m'a dit elle-même que vous ne l'aimiez pas, mais qu'elle saurait bien se faire aimer!

—Elle disait cette sottise on cette folie?

—Oui, par moments, car tous les soirs, à Rome, quand tu étais dans la maison, elle avait des crises de nerfs et des accès de dépit, où elle disait ce qu'elle avait dans la tête; mais quand elle s'apercevait du plaisir que me causait son chagrin, elle disait autrement. Elle prétendait que, dès le premier jour où tu l'as vu sur le bateau à vapeur, lu l'avais regardée avec extase; qu'elle ne pouvait pas faire un mouvement ni lever les yeux sans rencontrer les tiens. Elle était persuadée qu'en courant au-devant de la diligence sur la via Aurélia, tu n'avais pas eu d'autre idée que de savoir si elle allait droit à Rome, ou si elle s'arrêtait aux environs dans quelque villa; et enfin, que tu ne te serais pas jeté si bravement sur les brigands quand tu pouvais te tenir caché, sans un grand désir de te faire distinguer par elle. Que veux-tu? toutes ces vanteries me brisaient le coeur, à moi qui t'aimais déjà! Je ne t'ai jamais dit ce que cette fille injuste et despote m'a fait souffrir à cause de toi; quel, dédain elle affectait pour ma pauvre condition et pour ma pauvre figure, et comme elle aimait à répéter devant moi qu'avec sa beauté, son esprit et sa fortune, elle ne devait jamais trouver de coeur qui lui fût réellement fermé. «Il n'osera jamais me déclarer qu'il m'aime, disait-elle pendant ta maladie; il se croit trop au-dessous de moi; mais je lui tiens compte de cette fierté modeste, et moins il parle, mieux je le comprends.»

—S'il est vrai qu'elle t'ait dit tout cela, elle manque de clairvoyance et de jugement.

—Elle manque tout à fait d'esprit, comme elle manque de coeur. Je la connais bien, moi! Une femme de chambre connaît mieux sa maîtresse que tous les hommes qui lui font la cour. De même qu'elle sait tous les défauts et tous les artifices de sa personne, elle sait toutes les pauvretés de son caractère et toutes les sottises de son imagination. Ces poupées que nous habillons pour vous se tiennent devant vous comme des marionnettes dont on ne voit que le dessus; mais, quand elles quittent leur costume, elles quittent aussi leur rôle, elles ont besoin de redevenir elles-mêmes et de se vanter devant nous des succès qu'elles ont eus et de ceux qu'elles n'ont pas pu avoir.

Daniella, dont le dépit et l'aversion déliaient la langue, ne manqua pas en véritable fille d'Ève qu'elle se sentait redevenir, cette occasion de déprécier les charmes de Medora et de me révéler les artifices, vrais ou supposés, de son teint et de sa taille. Je l'écoutais d'abord en riant de cette malice qui la soulageait; puis tout cela me rendit triste. Je n'avais jamais voulu parler de Medora avec elle, et elle avait compris ou paru comprendre que, dans le divin concert de notre bonheur, ce souvenir étranger arrivait pour moi comme une fausse note. Elle avait été si belle dans sa confiance, si grande en me disant:

—Si je pouvais douter de toi, c'est que je ne t'aimerais plus!

Et je la voyais maintenant s'acharner à enlaidir et à ridiculiser un fantôme de rivale, sans plus tenir aucun compte de ma parole et de ma loyauté.

Je ne pus m'empêcher de le lui dire, et ce fut encore une blessure pour elle, tant il est vrai qu'un peu de foi et d'idéal qui se détache entraîne une avalanche de troubles et d'amertumes. Elle me fit un crime de ne pas me complaire à lui voir exhaler sa haine, et m'accusa de défendre, dans mon coeur, celle qui lui ôtait son bonheur et son repos.

Je m'assoupis pendant qu'elle continuait à me parler avec une énergie qui dépassait la mienne. Je n'avais pas dormi de la nuit. Trop de joie et trop de douleur m'avaient épuisé. Je succombais à la fatigue et au dégoût d'une querelle qui me faisait l'effet d'un mauvais rêve dont le sens vous échappe à chaque instant.

Je crois que je dormis une heure. Quand je m'éveillai, je la vis assise auprès de moi, chassant les cousins de ma figure et me regardant avec une expression si tendre et si triste que j'en fus navré.

—Pardonne-moi, lui dis-je en l'attirant sur mon coeur; tu souffrais, et, moi, j'ai dormi! C'est la première fois que cela m'arrive, et je ne croyais pas que cela pût m'arriver jamais, de me trouver anéanti devant tes larmes, et de n'avoir pas en moi la force de te consoler. C'est donc que ta douleur est, pour moi, une chose impossible à soutenir, et qu'il faudra que je m'endorme dans la mort si elle continue! Tiens! si notre bonheur est fini, si je dois ne plus te faire que du mal, cesse de m'aimer, toi qui es forte, et laisse-moi me tuer, car je me sens faible et incapable de réagir contre tes reproches.

—Non, non! s'écria-t-elle, il n'en sera pas ainsi! Tu sauras souffrir, s'il m'arrive de souffrir encore. Que puis-je te promettre? Rien, puisque je deviens folle à l'idée d'être trahie, Oui, folle! Tu l'as bien vu, il m'était impossible de t'entendre et de m'entendre moi-même. Mon coeur te défendait et me criait que tu étais sincère; mais je ne sais quel démon criait encore plus fort dans mes oreilles. Ah! ne me dis pas que notre bonheur est fini, car je me poignarderais tout de suite si tu croyais cela! Non! non! Je te jure que je ne suis plus jalouse et que je ne veux plus l'être. Si cela m'arrive encore, eh bien! dis-toi que j'ai un terrible accès de fièvre, et ne m'abandonne pas plus que tu ne le ferais si je tombais malade. Est-ce que tu ne comprends pas cela, mon Dieu, qu'on soit jaloux avec rage de ce qu'on aime avec passion? Serais-tu tranquille et raisonnable si tu me voyais courir ou me cacher pour causer avec ce prince ou avec ce docteur dont tu me parlais hier? Non certes, toi aussi tu perdrais l'esprit, tu ne m'écouterais pas, et tu serais peut-être aussi injuste que je l'étais tout à l'heure. D'ailleurs, est-ce que l'amour est tout entier dans le bonheur qu'on goûte ensemble? Est-ce qu'il n'est pas aussi dans le chagrin, dans le délire, dans l'inquiétude que l'on se cause l'un à l'autre? Est-ce que nous n'avons pas déjà bien souffert de notre passion? S'est-elle refroidie pour cela?

—Tu as raison! Il ne s'agit pas d'être heureux, mais d'aimer! Eh bien, fais-moi tout le mal que tu voudras, pourvu que je vois renaître ton sourire et que je retrouve l'ardeur de ton baiser.

La journée s'acheva dans les célestes voluptés d'une tendresse plus vive et plus délicate que nous ne l'avions encore ressentie. Il s'était fait en Daniella comme une transformation à la suite de cette crise terrible. Elle parlait avec plus d'élévation et de clarté; elle trouvait des mots plus nets et plus profonds pour exprimer son amour. Elle voyait presque en artiste et en poète les grandeurs de la nature qui nous environnait. Sa beauté même me semblait avoir pris un caractère plus touchant et plus intelligible. Son expansion ne m'étonnait plus par des réticences et des élans imprévus. Elle était intelligente comme un être cultivé dès l'enfance, et tendre comme la femme la plus douce et la plus pieuse. Je n'osais lui dire combien j'étais frappé de cette sorte de transfiguration soudaine. Peut-être m'apparaissait-elle ainsi parce que j'avais vu éclater la violence cachée sous son calme habituel, et que, la connaissant enfin tout à fait, je me sentais épris de l'excès même de son redoutable amour.

Peut-être aussi ce prompt retour à une complète sérénité et cette révélation d'une beauté morale plus exquise, étaient-ils tout simplement le résultat d'une organisation qui a besoin quelquefois d'exhaler un excès de puissance pour se remettre dans son progrès naturel. Les âmes méridionales sont sans doute comme leur ciel, qui, après des orages formidables, verse tout à coup de si bénignes influences sur terre et fait pousser tant de fleurs sur le sol, meurtri et dévasté une heure auparavant.

A onze heures nous commençâmes à plier bagage. La toile qui nous servait de porte fut roulée et cachée sons les décombres avec les autres ustensiles; le feu et la lumière furent éteints. Je renouvelai l'amorce de mon fusil. Daniella releva sa jupe de dessus dans ses agrafes. Nous nous donnâmes un dernier baiser en envoyant un adieu amical à la vieille tour et à la cascade argentée. Puis nous descendîmes la cascatelle pour être prêts à recevoir Felipone, qui devait se trouver là à minuit.

XLV

Nous n'attendîmes pas longtemps; mais les pas qui vinrent vers nous, par le côté des trois pierres, nous causèrent un moment d'inquiétude. Il nous semblait entendre marcher deux personnes au lieu d'une. Daniella, attentive, et, sinon calme, du moins toujours pleine de présence d'esprit, ayant remonté un peu le rocher pour se rendre mieux compte de ces bruits mystérieux, redescendit vers moi en me disant:

—Je sais qui vient avec mon parrain. Ils ont échangé deux ou trois mots. J'ai reconnu la voix et l'accent: c'est M. Brumières.

C'était lui en effet.

—Je vous amène un ami, me dit Felipone en s'avançant le premier pour nous reconnaître; un ami qui vous apporte des nouvelles de Rome. Je ne le connais pas; mais ma femme a répondu de lui. Seulement, j'aurais autant aimé qu'il ne s'obstinât pas à m'accompagner ici. C'est un homme qui ne peut pas rester cinq minutes sans vouloir faire la conversation; et vous savez si c'est facile de causer sur un chemin comme celui qui nous amène; outre que c'est assez dangereux pour moi. Il est aimable, gai, gentil; mais il parle trop quand il faudrait se taire. Peut-être qu'il se tait quand il faudrait parler: il y a des gens comme ça.

Brumières nous rejoignit, et, après m'avoir embrassé avec une véritable effusion de coeur:

—Puis-je parler ici? dit-il à Felipone, sans voir Daniella, qui, cachée sous sa mante, était à deux pas de nous.—Si vous avez quelque chose qu'il faille absolument lui dire ici, faites vite, dit Felipone, pendant que je me reposerai un moment auprès de ma filleule.

—Sa filleule? me dit Brumières à l'oreille, en essayant de voir ma compagne. Est-ce réellement Daniella qui est avec vous?

—Pourquoi en doutez-vous donc?

—Je vais vous le dire; mais venez plus loin… encore plus loin! ajouta-t-il quand nous eûmes fait quelques pas: le bruit de cette cascade est agaçant…

—Il faut en prendre notre parti. C'est ce bruit qui nous permet de causer sans crainte. Voyons, cher ami, pourquoi et comment êtes-vous ici?

—Mon cher ami, c'est pour vous, si vous voulez; c'est afin de vous aider en cas de mauvaise rencontre. Voyons, pensez-vous avoir besoin de moi? Je vous jure sur l'honneur que je suis prêt à vous assister.

—Je n'en doute pas et je vous en remercie; mais, si vous avez quelque autre projet, ne vous dérangez pas. Si Felipone vient me chercher, c'est que je peux abandonner sans danger mon asile.

—Eh bien, soyez sincère avec moi, et je m'en vas de ce pas à
Rocca-di-Papa. La femme qui est avec vous est-elle bien Daniella Belli?

—Oui. Après?

—Sur l'honneur?

—Sur l'honneur!

—Et l'autre, où est-elle?

—Quelle autre?

—Vous savez bien! la dame de mes pensées, la céleste et extravagante nièce de lady Harriett.

—En vérité, mon ami, je ne sais pas si je dois vous le dire. De quelle part la cherchez-vous?

—De la mienne, d'abord; ensuite, de la part de son oncle et de sa tante, qui sont arrivés ce soir à Frascati, et qui, avec la prudence indispensable en pareil cas, la font chercher, ne pouvant le faire eux-mêmes. Lady Harriett est malade, et son mari n'ose la quitter. Elle a une fièvre nerveuse dans le genre de celle vous avez eue, la fièvre romaine; et, quand les accès viennent, on ne sait jamais si c'est peu de chose ou si c'est mortel.

—Si c'est de la part de lady Harriett que vous agissez, je crois qu'il est de mon devoir de vous dire que miss Medora doit être très-près d'ici, dans une des villas à mi-côte de Rocca-di-Papa ou de Monte-Cavo.

—Vous ne savez pas laquelle de ces villas?

—Non, je ne le lui ai pas demandé; et, d'ailleurs, elle ne paraissait pas savoir elle-même où elle descendrait.

—Mais avec qui est-elle?

—Seule avec un jockey.

—Un jockey? Le prince dont m'a parlé lord B*** a au moins quarante ans.
Il ne peut pas s'être déguisé en groom!

—Ledit prince est parti sans elle, à moins qu'il ne soit redébarqué quelque part pour courir après elle; mais elle m'a dit l'avoir vu prendre le large hier matin.

—Ainsi vous l'avez donc vue depuis?

—Oui, aujourd'hui.

—Ah! traditore! J'en étais bien sûr que vous étiez d'accord avec elle, et qu'elle faisait semblant de se sauver avec un vieux sigisbée pour courir après vous et avec vous dans les montagnes!

—Est-ce là la pensée de lady Harriett et de son mari?

—Je n'en sais rien, mais c'est la mienne.

—Il vous faut donc toujours des serments? Eh bien, je vous jure encore, sur l'honneur, que je ne suis pour rien dans les résolutions excentriques de miss Medora.

—Valreg, je vous crois. Quand je suis auprès de vous, votre air de franchise me persuade. Quand je n'y suis plus, je vous confesse que je me défie même de vos serments. Voyons, mettez-vous à ma place! Je ne vous connais que parce que j'ai senti pour vous une vive sympathie dès le premier jour; car je pourrais compter le petit nombre d'heures que nous avons passées ensemble depuis notre rencontre à Marseille. Je vois que vous avez aux yeux des femmes, je ne sais quel attrait. C'est peut-être parce que vous êtes un drôle de garçon sentimental, et que vos théories sur le parfait amour les enchantent; mais c'est peut-être aussi parce que vous êtes un petit jésuite, ne reculant devant aucun mensonge et aucune perfidie. Vous avez été élevé par un prêtre, que diable! et peut-être vous a-t-il enseigné l'art des restrictions mentales, qui annulent les serments les pins sérieux.

—Si vous avez de si agréables soupçons sur mon compte, ne m'adressez donc plus jamais de questions, car je me jure à moi-même que je ne vous répondrai plus.

—Voyons! ne nous brouillons pas! Que vous soyez sincère on non, vous voyez bien que je suis très-naïf, moi, puisque je m'avoue dominé et convaincu par votre air et vos paroles. Si je suis dupe, je me réserve de vous proposer l'échange de quelques balles quand je serai sûr d'avoir posé. En attendant, soyons comme si cela ne devait jamais arriver, et aidez-moi.

—A quoi, s'il vous plaît?

—A mettre à profit la folie que miss Medora vient de faire, et que je sais innocente de tous points. Je vas la dépister et me présenter à elle comme son chevalier dans cette solitude où elle se réfugie, comme l'envoyé de paix, la colombe de l'arche de lady Harriett. Je vas faire de mon mieux pour la dédommager, par une passion franchement déclarée, de votre superbe indifférence et de l'outrage que vous lui avez fait en lui préférant sa suivante; car toute sa fantaisie est là, je le sais! Dépit de femme qui cherche à se venger par une fantaisie nouvelle! Pourquoi ne serais-je pas l'objet de cette fantaisie aussi bien que le personnage qui a failli l'enlever et qu'on dit peu jeune et peu beau? Elle s'est donc ravisée à temps, puisqu'elle l'a laissé partir seul?

—Apparemment; mais par quelle inspiration veniez-vous la chercher par ici?

—Parce que la Providence me sert toujours bien. Je suis un de ses enfants chéris. Figurez-vous, mon cher, que ce matin, en m'informant de vous et d'elle auprès de mon ancienne amie Vincenza, aujourd'hui madame Felipone, laquelle m'a tout raconté, j'ai vu accourir en liberté le cheval noir de Medora; il avait cassé sa bride et arrivait gaîment à Frascati, où il paraît qu'il a ses affections ou ses aises. Comme il avait la selle de femme sur le dos, j'ai été effrayé, en songeant que quelque accident avait pu arriver à l'amazone: mais Vincenza ne partageait pas mes inquiétudes. «Ce cheval les aura embarrassés à un moment donné, disait-elle, ils l'auront lâché, et il a retrouvé le chemin de sa plus récente demeure.» J'ai pris des informations en me promenant, et des paysans, qui avaient rencontré Otello, m'ont dit qu'il était venu par le chemin de Rocca-di-Papa. Voilà comment j'ai fait, dans mon esprit, un rapprochement entre votre retraite au buco et la présence de mon étoile aux environs. Vous voyez que, moi aussi, j'ai ma malice. Abdiquez la vôtre, et dites-moi, puisque vous avez vu Medora…

—Allons! allons! nous cria Felipone, il faut partir!

Il s'impatientait, et il fallut que Brumières se remît en route avec nous, en silence. Il nous quitta aux trois pierres, après m'avoir encore offert ses services, et prit le chemin de Rocca-di-Papa, qu'il ne connaissait pas beaucoup, mais qui est facile à suivre.

Nous regagnâmes les Camaldules par un nouveau sentier moins difficile et plus court que le lit du ruisseau qui nous avait amenés, la veille, au buco, et nous pûmes pénétrer, sans aucune mauvaise rencontre, dans la chapelle de Santa-Galla: c'est le nom du petit édifice qui donne entrée au souterrain.

Quand je me vis enfin dans la mystérieuse galerie avec ma Daniella, je ne pus me défendre de la presser dans mes bras.

—Vous êtes contents de vous retrouver ensemble sous terre? dit Felipone, qui nous regardait en souriant, tout en allumant une lanterne pour nous diriger dans ces ténèbres. Allons! c'est bien, mon garçon, d'avoir préféré l'amour à la liberté. Moi, je comprends cela. La femme est tout pour celui qui mérite le nom d'homme. Pour ma Vincenza. je consentirais à demeurer dans un souterrain toute ma vie. Elle est mon soleil et mes étoiles, et celui qui m'ôterait son coeur pourrait bien dire vite son in manus.

Je pensai au docteur et à Brumières, lequel, dans la causerie dont je vous ai donné l'abrégé, m'avait fait entendre qu'il consolait déjà la Vincenza du départ de son dernier amant. Il y a des dupes intéressantes, et j'avoue qu'au lieu d'avoir envie de rire de la confiance du fermier, je me sens porté à m'indigner de la trahison qui l'environne. Cet homme est jeune, agréable, beau de santé et de physionomie. Il se pique, avec un peu de forfanterie vulgaire, de ne croire à rien au delà de vie, et traite de préjugés les croyances les plus sérieuses; mais sa charité, sa bravoure, son dévouement et sa bienveillance donnent des démentis continuels à ce prétendu athéisme. Il a cette demi-éducation qui ouvre l'esprit du paysan à des notions de progrès, sans lui ôter l'originalité naïve de ses formes. Si j'étais femme, je le préférerais beaucoup à Brumières et au docteur, l'un qui fait de l'amour une satisfaction d'appétit, l'autre un chemin de fortune ou de vanité. Cette généreuse nature de Felipone n'est pourtant qu'un manteau pour couvrir les caprices de sa femme, et cet homme, qui nie Dieu et qui croit en elle, ne lui inspire ni respect, ni reconnaissance véritable. Il n'y a pas là le plus petit mot pour rire, selon moi, et, sous ce joyeux cocuage, je m'imagine sentir gronder je ne sais quel drame déchirant ou terrible.

—A présent, nous pouvons causer, dit Felipone en nous éclairant. Marchons doucement, je suis un peu las. Apprenez où nous en sommes, mes enfants. Les perquisitions ont eu lieu aujourd'hui. On a découvert dix anciennes cachettes dans le château. Un architecte, que l'on avait amené là, a très-bien expliqué comment les personnes réfugiées dans Mondragone avaient dû s'enfuir; mais quand on a examiné de près ces prétendues issues, on a reconnu que le diable seul avait pu y passer; et la seule chose vraisemblable, la communication du petit cloître avec le terrazzone, et celle du terrazzone avec Santa-Galla, ont été celles que personne n'a su pressentir ni trouver. Si bien que mon secret me reste et que madame Olivia s'en mord les poings. Le capucin ne pouvait rien dire et n'a rien dit, sinon qu'il avait bien faim, et on l'a mis en liberté, atteint et convaincu d'imbécillité; je te demande pardon de l'expression, ma filleule! Tartaglia, comptant que j'aurais soin de son cher maître,—c'est comme cela qu'il appelle Valreg,—a pris la traverse, pour n'avoir pas de désagrément avec la police locale. Les carabiniers sont partis; ils ont porté leurs recherches du côté de la mer, trop tard, bien entendu. Le seigneur cardinal a défendu que l'on s'occupât davantage de la sotte histoire de la madone de Lucullus, et je l'ai entendu dire au giudice processante: C'est assez attirer l'attention sur une profanation qui n'a été faite que par les auteurs de l'accusation. Ils ont été tués, et vous ne trouverez personne pour la soutenir. Rien n'est misérable et fâcheux comme d'insister sur un grief que l'on ne peut pas prouver. Laissez donc tomber cette invention misérable, et si l'artiste français reparaît dans le pays, où l'on dit qu'il a une maîtresse, contentez-vous de le mettre en prison, sans bruit et pour longtemps, à moins qu'il ne lui plaise de révéler, tout de suite, d'où lui vient le signe de ralliement trouvé dans sa chambre.

Quant à Onofrio, Son Éminence l'a mandé devant elle pour l'interroger elle-même en particulier. Il paraît qu'on a voulu lui faire avouer qu'il avait donné asile et secours au prince dans son paillis, et qu'une bonne récompense lui a été offerte s'il voulait en convenir. Mais, je vous l'ai dit, Onofrio est un saint. Il aurait pu nous servir et se bien servir lui-même, en laissant croire qu'il avait secouru le prince; mais je lui avais dit de se taire, et, ne comprenant pas, il s'est tu. Alors, le cardinal, émerveillé d'une vertu si rare chez un pauvre paysan, lui a proposé de l'envoyer paître des troupeaux à dix lieues d'ici, dans une de ses terres, pour le soustraire à la vengeance des bandits; mais Onofrio, regardant cette offre comme un piège, a encore refusé cela. Il a dit qu'il était engagé, pour deux ans encore, aux pâturages de Borghèse, et qu'il aimait Tusculum, où les étrangers lui faisaient toujours gagner quelque chose avec sa petite vente d'antiquités. Il assure, du reste, qu'il ne craint aucune vengeance, et que ceux qu'il soupçonne d'avoir accompagné Campani et Masolino dans leur tentative sont trop lâches pour revenir se mettre au bout de son fusil. En cela, il ne se trompe pas: morte la bête, morte le venin; et n'ayant plus de chef, ces canailles quitteront le pays, si ce n'est déjà fait. Bref, le cardinal a renvoyé le berger de Tusculum, en se recommandant à ses prières, et en disant de fort belles choses sur la foi et le désintéressement des âmes simples et vraiment pieuses. Moi, c'est mon avis aussi, que le berger de Tusculum est un saint, vu qu'il a menti comme un chien pour la bonne cause, et c'est ainsi que j'entends la religion.

Au reste, le brave garçon est bien récompensé de sa discrétion. Tout le pays lui attribue la gloire d'avoir débarrassé Frascati de ce Campani, qui faisait peur aux femmes enceintes par sa laideur, et de ton coquin de frère, ma pauvre Daniella! A présent qu'il est mort, il n'a plus d'amis, et ceux qui lui payaient à boire, il y a deux jours, pour n'être pas dénoncés, disent aujourd'hui que c'était un fattore, et ne lui payeraient pas pour un baïoque d'eau bénite. On va en promenade à Tusculum pour complimenter le berger, voir le lieu du combat et se faire raconter l'aventure, qu'il arrange de son mieux.

Pour conclure, continua le fermier quand nous eûmes pénétré dans la Befana, où nous trouvâmes Vincenza occupée à nous préparer une sommaire installation, vous allez encore rester ici cette nuit; après quoi, vous pourrez, je pense, reprendre possession de votre casino, et passer quelque temps à attendre prudemment les événements.

—D'autant plus, dit la Vincenza, qu'il y a, à Frascati, un Anglais et une Anglaise, les anciens maîtres de la Daniella, qui auraient voulu voir aujourd'hui le cardinal, et qui auraient tout arrangé avec lui pour monsieur Valreg, si la dame ne s'était trouvée malade en arrivant. Mais ils disent qu'ils répondent de tout, pourvu qu'il ne se montre pas. Ainsi, soyez tranquille et prenez patience.

Il m'était bien facile de suivre ce conseil. Je rentrais dans ma prison comme Adam fût rentré dans l'Éden, s'il lui eût été permis d'y retourner après quelques jours d'exil sur la terre. Mon Eve avait péché contre Dieu, il est vrai, en péchant contre l'amour. Elle avait cueilli le fruit amer du doute et de la jalousie; mais, en dépit de cette crise terrible, nous étions si heureux de nous retrouver ensemble avec l'espoir de ne plus nous quitter, que nous ne pensions pas avoir payé ce bonheur trop cher par quelques jours d'effroi et de souffrance.

Il était cinq heures du matin quand nous pûmes nous reposer, et ce repos dura jusqu'à midi. Le réveil dans les ténèbres effraya ma compagne. Notre lampe s'étant éteinte, elle ne savait plus où nous étions; mais elle reprit sa gaieté quand nous eûmes fait de la lumière, et elle me ferma la bouche avec ses baisers en m'entendant plaindre la triste vie où je l'entraînais. Elle s'habilla en chantant, et, pour se reposer de ses fatigues des jours précédents, elle se mit à danser autour de moi. Certes, le lieu n'était pas gai, vu ainsi à la clarté d'une seule lampe, et délaissé par l'active et bruyante compagnie qui m'y avait accueilli trente-six heures auparavant. Mais, en dépit de l'eau qui coule à travers ce vaste édifice et des fenêtres murées de toutes parts, il y fait chaud et sec comme dans tontes tes constructions établies dans le sol volcanique, comme dans les catacombes romaines, et comme dans toutes ces caves des vieux palais, où les pauvres ouvriers de la campagne sont heureux qu'on leur permette de se réfugier pendant l'hiver.

Mais nous sommes en plein printemps, et il nous tardait de revoir le ciel. Nous portâmes notre déjeuner dans le Pranto, où le soleil nous rendit tout à fait la confiance et la joie.

XLVI

Mondragone, 30 avril

Felipone vint nous y trouver. Il m'annonça que je devais, par considération pour lui, ne recevoir personne, pas même lord B***, qui était venu lui demander de mes nouvelles, et la Mariuccia qui était fort inquiète de sa nièce. Il ne voulait pas révéler le secret du passage, inutilement, à trop de personnes, et il s'était contenté de dire à nos amis que nous étions dans la campagne, en lieu sûr.

—Ma femme, ajouta-t-il, s'occupera de vous apporter des vivres. Moi, il faut que je me tienne chez nous, car il y a bien des curieux sur pied à la suite de ces aventures que chacun explique et raconte à sa manière, et, parmi eux, des mouchards qui voudraient bien me confesser. Il est bon que je montre à ces gens-là ma figure simple et mes yeux étonnés, car mon rôle est de paraître hébété de surprise quand on me parle de gens cachés ici, qui se seraient envolés par les grands tuyaux du terrazzone. On voudra rôder aujourd'hui, et demain encore, autour du château, et, malgré les portes des jardins fermées, il se glissera toujours quelques enfants entre mes jambes. Faites attention à ne point vous laisser voir en replantant votre tente dans le casino. Olivia n'amènera personne dans les cours. Je lui ai donné avis de votre présence. Elle dira que la police défend de visiter Mondragone jusqu'à nouvel ordre. Vous trouverez tous vos effets de campement dans la Befana où je viens de les rapporter. Et sur ce, mes beaux enfants, l'amour et l'espoir soient avec vous!

Je ne le laissai pas partir sans lui demander ce qu'il savait de la santé de lady B***. Elle allait mieux. Son mari espérait pouvoir aller à Rome le lendemain pour tâcher de mettre fin aux soupçons absurdes dont j'étais l'objet, et qui devaient, selon lui, tomber d'eux-mêmes après le départ des personnages auxquels on m'avait supposé appartenir.

Nous passâmes donc la journée à remeubler le casino. Comme on n'y avait rien trouvé, on n'avait rien dévasté. Je refis mon établissement de travail dans la chapelle où je retrouvai avec plaisir mon tableau et mon album d'écritures, dans le trou où je les avais cachés. Il fait tout à fait chaud, et le soin d'entretenir le feu ne complique plus l'embarras de notre existence. Je ne regrette pas les savantes ressources culinaires de Tartaglia, ni la société de Fra Cipriano. La chèvre nous a été ramenée par Olivia, et nos lapins courent de plus belle dans les grandes herbes de la cour. Je n'ai pas pu décider Daniella à me laisser perdre l'habitude du café; mais je lui ai persuadé que je l'aimais mieux fait à froid, et que je détestais les ragoûts. Nous vivons donc de quelques viandes froides, de salade, d'oeufs et de laitage. Elle s'occupe de moi, à côté de moi, toute la journée, et voilà trois jours que je vous griffonne mon récit à la veillée, lisant, à mesure, à ma chère compagne, tout ce qui peut l'intéresser dans cette relation de notre humble épopée.

Je suis bien plus heureux, depuis ces trois jours, que je ne l'ai encore été. Daniella ne me quitte plus! On la croit partie avec moi, et s'il me devient possible de prolonger ostensiblement mon séjour en ce pays-ci, je voudrais ne sortir de ma cachette que pour conduire ma fiancée à l'autel. Je voudrais avoir l'agrément de mon oncle, et des papiers qui me missent à même de contracter, en présence des représentants de la légalité française, un engagement inviolable. J'ai donc écrit à l'abbé Valreg, et j'ai envoyé ma lettre à lord B*** pour qu'il la fit partir. Je m'attends bien à des questions, à des représentations, à des lenteurs de la part de mon digne oncle; mais ma résolution est inébranlable. Daniella a assez souffert pour moi, et, bien que mon serment devant Dieu seul lui suffise, je ne veux pas qu'autour d'elle on puisse douter de l'éternel dévouement dont je la juge et dont je la sais digne.

Je vous ai envoyé aussi une lettre plus abrégée que ce volume, mais résumant les mêmes faits. La connaissance que vous en prendrez vous mettra à même d'agir auprès de mon oncle. Je sais qu'une démarche de votre part pour approuver et appuyer ma demande filiale aura du poids dans son opinion.

Et maintenant, je vas me remettre à la peinture. Je m'aperçois avec plaisir que ces agitations, ces joies, ces dangers et ces fatigues, loin de m'énerver, me font sentir plus vivement le besoin, le désir, et, qui sait? peut-être la faculté du travail. Par le temps de civilisation qui court, les artistes sont légitimement avides d'un certain bien-être, à un moment donné. Et moi aussi, je m'arrangerais bien d'une situation faite et de conditions d'existence assez stables et assez douces pour me permettre de faire, de mon talent, le résumé de ma valeur intellectuelle et morale. Mais, d'une part, je n'ai pas encore le droit d'aspirer à ces tranquilles satisfactions et à ces saines habitudes de la maturité. D'autre part, je ne suis peut-être pas destiné à y arriver jamais, et les jours de foi, de santé, d'émotion que je traverse, ne me sont pas envoyés pour que j'en attende le résultat, incertain par rapport à mon progrès futur. C'est à présent, c'est dans le mystère où je me plonge, c'est dans l'amour qui m'exalte et dans la pauvreté que j'épouse résolument, qu'il me faut chercher le calme et la force de mon âme. Je songe à tous ces vaillants artistes du passé qui traversèrent des maux si grands, des revers si tragiques ou des souffrances si amères, sans jamais trouver l'heure bienfaisante où ils eussent savouré la fortune et la gloire. Ils ont produit quand même; ils ont été féconds et inspirés dans la tourmente. Eh bien, marchons dans ce chemin de torrents et de précipices, puisqu'il a été frayé par tant d'autres qui étaient plus et qui valaient sans doute mieux que moi!

Du 1er au 15 mai.

Il s'est passé encore bien des choses depuis mes dernières écritures. Comme j'aime mieux en faire davantage à la fois, ceci devient récit plutôt que journal.

Le lendemain du jour où je terminais ce qui précède, Brumières me fit demander par la Vincenza à me parler en particulier, et, bien que Felipone ait défendu, c'est-à-dire demandé à sa femme de ne pas lui révéler l'existence du souterrain, elle l'avait amené dans la Befana, où j'allai le recevoir.

-Je vous apporte des nouvelles, me dit-il gaiement; mais d'abord laissez-moi vous presser sur mon coeur de jeune homme, car je reconnais que vous êtes un honnête et un bon garçon. Vous ne m'avez pas trompé: Medora… Mais parlons de vous d'abord, ce sera moins égoïste.

Vous êtes libre. Lord B*** m'envoie vous le dire, et ce que je vous dirai malgré lui, c'est qu'en attendant un semblant d'examen judiciaire des faits qui vous ont été imputés, ce bon Anglais, qui vous aime, a déposé, pour vous servir de caution, une somme que je crois fabuleuse, vu qu'on a de grands besoins dans ce gouvernement, et que le régime du bon plaisir autorise à beaucoup exiger, mais dont lord B*** refuse de dire le chiffre, affectant, au contraire, avec sa générosité de grand seigneur, d'avoir arrangé facilement toutes choses. Donc, mon cher ami, allez le remercier et le consoler de l'état de sa femme, qui devient inquiétant.

Attendez cependant que je vous parle un peu de mes affaires, à moi! J'ai découvert aisément, aux environs de Roccadi-Papa, ma céleste extravagante. J'ai enfourché le noble Otello, qui a bien manqué me rompre les os dix fois plutôt qu'une, et, grâce à ce passe-port, je suis entré dans la citadelle avec tous les honneurs de la guerre. La joie de retrouver la bête a fait rejaillir un peu de sympathie et de bon accueil sur le cavalier. Je crois aussi qu'après vingt-quatre heures, la solitude des montagnes pesait déjà un peu à mon héroïne.

D'ailleurs, en apprenant la maladie de sa tante, elle n'a pas hésité à ajourner ses projets de retraite et d'indépendance pour venir la voir et la soigner. Si bien qu'elle est à Frascati depuis deux jours, où j'ai eu la gloire de la ramener, elle sur son noble coursier, moi sur un affreux mulet galeux, la seule monture que j'ai pu trouver dans cette abominable bicoque de Rocca. Heureusement, il avait des jambes, et j'ai pu ne pas rester trop en arrière. Chemin faisant, nous avons parlé de vous, et même nous n'avons parlé que de vous et j'ai vu que la fantaisie de ma princesse pour vous était à l'état de souvenir antédiluvien. C'est un plaisir d'avoir affaire à ces heureuses cervelles de souveraines, qui changent subitement toutes leurs batteries et font, de leur existence accidentée, une féerie avec changements à vue. Elle se moque de vous et de votre amour pour la Daniella avec une aisance qui réjouit l'âme. C'est à tel point que je me vois forcé maintenant de vous défendre, d'autant plus que je souhaiterais bien lui prouver que vous agissez le plus raisonnablement du monde, et que le comble de la sagesse est de se marier selon son coeur, quelle que soit l'infériorité sociale ou pécuniaire de l'objet aimé. Vous m'avez donc servi à l'entretenir de théories qui me font franchir beaucoup de chemin, et qui me permettront, au premier jour, d'appeler son attention sur un charmant garçon pauvre, de votre connaissance.

Sur ce, mon cher, je compte plus que jamais sur vous pour m'aider à plaire, résultat que vous favoriserez en déplaisant vous-même le plus possible.

-Ah ça! lui dis-je, cette plaisanterie dure donc encore, et vous voulez absolument vous persuader que je risquerais de plaire trop, si je ne faisais de grands efforts pour me rendre moins délicieux?

-Ah! tenez, mon brave Valreg, vous parlez comme vous le devez, et je me plais à reconnaître que, malgré mes persécutions, je n'ai pas pu vous arracher le plus petit sourire de vanité. Je n'aurais peut-être pas été si austère et si religieux, si j'avais été à votre place. Mais le fait est que je sais tout. Ne dites rien, c'est inutile, je sais tout! Medora m'a tout raconté elle-même, avec une insolence de franchise qui m'a mis d'abord en fureur contre elle, et qui a fini par me faire beaucoup de plaisir, car cet abandon de confiance me prouve un désir de mettre mon dévouement à l'épreuve et me donne le droit de me dire le confident et l'ami de ma princesse. Je sais donc qu'elle vous a aimé par dépit et qu'elle vous l'a laissé voir. Je sais qu'un baiser a été échangé dans les grottes de Tivoli… Sapristi! si je ne vous voyais faire, à présent, des folies pour la Daniella, je croirais que vous êtes un nouveau saint Antoine. Il faut que cette Daniella soit délirante pour vous inspirer une telle vertu!

-Ne parlons pas d'elle, je vous prie, répondis-je brusquement, je vais lui dire que je sors; je vais m'habiller, et je vous rejoins chez lord B*** dans un quart d'heure. Où demeure-t-il?

-A Piccolomini; je cours vous annoncer.

Daniella reçut avec transport la nouvelle de ma liberté. Elle voyait finir mes dangers et arriver l'heure de notre union religieuse, qu'elle avait toujours affecté de ne pas juger nécessaire à notre bonheur, mais que ses scrupules religieux appelaient en secret comme une absolution de son péché.

—Nous allons sortir ensemble, me dit-elle en préparant ma toilette de visite, je veux aussi remercier lord B***, ton ami et ton sauveur!

Quoique je sentisse l'inconvenance de cette démarche, je fus vite décidé à en accepter toutes les conséquences. Mais la pauvre enfant lut dans mes yeux la rapide expression de ma première surprise. Elle attacha son regard profond sur le mien, et s'assit en silence, tenant mon habit noir sur ses genoux.

-Eh bien, lui dis-je, tu ne t'habilles pas?

-Non, répondit-elle d'un air abattu; je n'irai pas, je ne dois pas y aller? Je ne peux pas entrer chez eux comme ta femme, et on me ferait sentir que ma place est dans l'antichambre.

-Il faudra pourtant bien, si l'on tient à me voir, que l'on s'habitue à te recevoir comme mon égale.

-Quand nous serons mariés… peut-être. Mais non, va, jamais! lady
Harriet est trop grande dame anglaise pour se résigner à faire asseoir
devant elle la pauvre fille qui lui a tant de fois lacé ses bottines.
Non, non! jamais! J'étais folle de l'oublier!

-Eh bien, c'est possible. Qu'importe? Je vais remercier ces personnes généreuses et leur faire en même temps mes adieux.

-Tu ne peux pas quitter Frascati tant que la somme déposée pour ta caution…

-Je le sais, je ne quitterai pas Frascati; mais je ne reverrai pas lady B***, car je vais lui annoncer notre mariage, et elle sera probablement charmée de ma résolution de ne plus me présenter chez elle.

-Ainsi, je serai cause que tes amis les plus utiles, ceux à qui tu dois le plus, te chasseront de chez eux?… Ah! c'est affreux de réfléchir, et voilà que je réfléchis! Eh bien, écoute, ne leur dis rien de moi, c'est inutile, et va vite. Ce soir, je te dirai comment je veux me conduire à leur égard; j'y penserai. Passe ton habit et va-t-en. Tarder serait mal: on t'accuserait d'ingratitude. Va!

Elle me conduisit jusqu'à la porte de la cour et me poussa presque dans le stradone, comme si elle eût craint de se raviser et de me retenir. En me rendant seul à la liberté, il semblait qu'elle eût la soudaine révélation d'un état de choses douloureux pour elle et malheureux pour nous deux. Elle était absorbée, et, quand, après l'avoir embrassée, j'eus fait quelques pas, je me retournais et la vis debout au seuil du manoir, immobile, pâle, avec un regard sombre qui me suivait attentivement.

En ce moment, je me rappelai que Medora était à la villa Piccolomini, et que j'allais probablement la revoir. La pensée d'un nouvel accès de jalousie, lorsque Daniella viendrait à savoir cette rencontre, me donna froid par tout le corps. Je retournai vers elle avec la résolution de lui dire la vérité; mais, en même temps, je compris que si elle m'empêchait d'aller remercier lord B*** et m'informer moi-même de la santé de sa femme, je commettais une lâcheté impardonnable.

On eût dit que Daniella devinait mes secrètes perplexités. Son bel oeil terrible interrogeait ma physionomie et tous mes mouvements. J'avais commencé à marcher vers elle, je ne pouvais plus m'en dédire.

-As-tu oublié quelque chose? me dit-elle sans faire un pas dehors.

-Non! je veux t'embrasser encore!

Je l'embrassai en frémissant; je sentais que je la trompais et qu'elle me le reprocherait ensuite, comme si mon silence couvrait une infidélité. Et pourtant, si la scène de la maledetta recommençait en ce moment, si elle se prolongeait jusqu'au soir, jusqu'au lendemain, j'étais avili et, pour ainsi dire, déshonoré aux yeux des amis les plus respectables et les plus sérieux.

Je me confiai à la Providence, à la loyauté de mon coeur, et je partis en courant, me disant bien que cet empressement, qui n'était de ma part que le désir d'être bien vite revenu, serait peut être traduit plus tard comme une impatience de revoir Medora.

Les réflexions pénibles qui m'assiégeaient m'empêchèrent de goûter le plaisir instinctif de la liberté. Nous avions fait, Daniella et moi, de si doux rêves et de si beaux projets de promenade pour le jour où il nous serait peut-être permis de sortir au grand soleil, appuyés sur le bras l'un de l'autre! Nous devions être mariés le même jour; nous ne comptions pas que je serais délivré si vite et si inopinément. Et voilà qu'elle restait seule et tristement prisonnière, tandis que je courais, sans les voir, à travers ces délicieux jardins où nous nous étions promis de cueillir ensemble sa couronne de mariée!

Comme je franchissais cette porte de la villa Falconieri par le cintre à jour de laquelle un vieux chêne passe au dehors une branche énorme, semblable à un bras qui appelle et repousse les passants, la Mariuccia, qui venait à ma rencontre, se jeta à mon cou et m'embrassa avec effusion en demandant sa nièce et mêlant des doutes et des reproches à ses amitiés.

-Attendez quelques jours, lui dis-je, et vous serez sûre de moi, car Daniella sera ma femme. Allez la trouver à Mondragone, distrayez-la d'une heure de mon absence, et surtout ne lui dites pas…

La parole fut suspendue sur mes lèvres par un accès de mauvaise honte.
Je venais d'apercevoir, à dix pas devant moi, Medora, qui venait aussi
à ma rencontre, appuyée sur le bras de Brumières, dans le stradone de
Piccolomini.

-J'entends! dit la Mariuccia, qui vit la contrariété sur ma figure. Il ne faut pas dire que la Medora est chez nous? Ce sera difficile; c'est la première question qu'elle va me faire.

-Attendez que je sois de retour pour lui répondre. Je ne tarderai pas.

Comme la Mariuccia s'éloignait sur le chemin que je venais de faire, je fus salué par un éclat de rire moqueur de Medora, et je l'entendis dire, exprès, tout haut à Brumières:

-C'est une jolie tante à embrasser que la Mariuccia! Il fera bien de se peigner en rentrant chez lui!

-Je vois, à votre gaieté, lui dis-je en la saluant, que lady Harriet est moins malade que je ne le craignais?

-Pardonnez-moi, répondit-elle, en prenant tout à coup l'air d'une tristesse de commande; ma pauvre tante va mal, et nous la perdrons peut-être!

Le son de sa voix était si sec, que j'en fus révolté.

-Daniella, pensais-je, que ne peux-tu lire en moi l'antipathie croissante que cette belle poupée m'inspire.

Je saluai de nouveau et passai outre, sans même excuser mon impatience. J'entendis encore ces mots: «Il est déjà devenu grossier!» dits à Brumières avec l'intention évidente que je les entendisse. Je levai mon chapeau sans me détourner, comme pour remercier de cette douceur à mon adresse, et je descendis l'allée en courant.

Lord B*** m'attendait sur le perron. Il était affreusement changé.

-Eh bien! vous voilà enfin? me dit-il en me prenant les mains. J'avais bien besoin de vous! Elle est mal! On ne me dit pas toute la vérité, mais je la sens là, dans mon coeur qui s'en va avec sa vie! Je l'aimais, Valreg! Vous ne croiriez pas cela? C'est pourtant la vérité, je l'aime toujours. Mon ami, je vous prie de rester avec moi cette nuit. Si l'accès de fièvre recommence, ce sera le dernier. Je ne sais pas comment je supporterais cela. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas me quitter.

XLVII

Mondragone, du 1er au 15 mai.

-Je ne veux, ni ne dois vous quitter, répondis-je; laissez-moi aller avertir ma femme.

-Votre femme? Vous êtes donc marié?

-Oui, je suis lié par une parole qui vaut un acte.

-Eh bien, allez chercher la Daniella, dites-lui que je la prie de venir soigner ma femme. Je sais que, maintenant, elle ne servira plus personne pour de l'argent. C'est donc une marque d'amitié que je lui demande. Lady Harriett en a toujours eu pour elle, et l'eût gardée si Medora n'eût déclaré qu'elle quitterait la maison si on ne laissait partir la pauvre fille. A présent, si Medora veut partir encore, qu'elle parte! C'est un être qui n'a ni coeur ni tête, et je ne tiens pas, moi, à empêcher de nouvelles folies de sa part. Allez, mon ami; dites à Daniella que milady est mal soignée, mécontente de ses autres femmes, et que nous avons besoin d'elle. Elle est généreuse, elle viendra!

—Oui certes, elle va venir! m'écriai-je en reprenant ma course vers
Mondragone.

Il était temps que je vinsse au secours de la Mariuccia. Daniella devinait la présence de Medora à Piccolomini. L'orage allait éclater. J'allai au-devant du coup.

—Miss Medora est là en effet, lui dis-je, et très-indifférente à l'état inquiétant de lady Harriet. Il faut, auprès de cette pauvre femme et auprès de son mari, deux coeurs dévoués. On nous demande, toi et moi; mets ton châle et viens!

Elle n'eut pas un moment d'hésitation, et, une demi-heure après, nous arrivions tous trois à Piccolomini.

—Nous trouvâmes lady Harriet dans la grande chambre du rez-de-chaussée entourée de son mari, de sa nièce et de Brumières, qui causaient tranquillement avec elle. Lady Harriet n'était ni maigrie ni sérieusement changée. Sauf un éclat singulier dans le regard, sa maladie, rapide et violente, la laissait parfaitement calme et même enjouée dans l'intervalle des accès. Elle était loin de se douter qu'elle n'eût peut-être que quelques heures à vivre.

En me voyant, elle me tendit les mains, et, regardant derrière moi, elle chercha des yeux Daniella, qui restait à la porte, en proie à un étouffement occasionné, non par la course, mais par la présence de Medora.

—Eh bien, dit lady B***, pourquoi n'approche-t-elle pas? Je la verrai avec plaisir.

Je compris qu'elle ignorait le but de la visite de Daniella et qu'elle ne pensait pas avoir besoin d'être soignée. Daniella, à qui lord B*** avait été donner rapidement l'avertissement nécessaire, s'approcha et lui baisa la main en pliant un genou devant elle, à la manière italienne.

—Ma chère enfant, lui dit lady B***, je suis contente de te retrouver bien portante. Moi, je suis un peu indisposée, mais ce n'est rien. Je t'ai fait demander pour causer avec toi de choses sérieuses, tout à l'heure, quand nous serons seules.

—Nous vous laissons! dit Medora sans se déranger, en toisant Daniella, qui restait debout, elle assise, et plus nonchalamment étendue que si elle eût été la malade.

Lord B*** comprit la situation. Il avança un fauteuil auprès de sa femme, et y conduisit Daniella, qui hésita à s'y asseoir. Elle était partagée entre le désir de braver sa rivale et le respect qu'elle était habituée à témoigner à lady B***.

—Oui, oui, assieds-toi, dit celle-ci avec une bonhomie dont elle ne sentit pas la cruauté: cela me fatiguera moins pour te parler.

—Et vous ne devez pas parler beaucoup, chère tante, dit Medora en se levant, comme si un ressort d'opposition eût existé entre elle et Daniella. Tous savez que, quand vous vous agitez, vous avez un peu mal aux nerfs le soir.

Elle sortit avec Brumières qui a trouvé moyen de s'installer à Piccolomini dans mon ancienne chambre, et de faire l'utile et l'empressé autour de la famille. Lord B*** m'emmena dans le jardin pendant que sa nièce remontait le stradone avec son nouveau cavalier servant.

—Ma femme, dit-il, veut confesser Daniella. Elle admet l'idée de votre mariage sans trop d'étonnement ni de révolte. Il n'en eût pas été ainsi sans cette terrible fièvre qui l'exaspère durant la nuit, mais qui la laisse épuisée, adoucie et comme sfogata durant le jour. Son caractère et ses opinions redeviennent alors ce qu'ils étaient autrefois… quand elle m'aimait! Elle comprend que l'on se marie par amour, et elle s'intéresse à ceux qui recommencent son histoire. Une seule chose l'inquiète pour vous? elle sait, elle affirme que Daniella est une fille fière et froide; mais elle craint qu'elle n'ait eu pour moi une faiblesse, la seule faiblesse de sa vie. Je l'ai fait rire ce matin, en lui disant qu'avec ma figure et mon âge, il faudrait appeler cela une force, c'est-à-dire une fièvre d'ambition ou de curiosité de la part d'une jeune fille sage. «N'importe, a-t-elle répondu, vous ne me diriez pas la vérité. Elle me la dira, à moi, car j'ai de l'empire sur elle; et si elle a cette faute sur la conscience, je lui ferai une bonne morale pour qu'elle n'en ait jamais d'autres à se reprocher, et pour qu'elle devienne digne de l'amour de M. Valreg.»

—Or, mon ami, continua lord B***, si cette jeune fille n'a jamais commis de péché qu'avec moi, je vous jure…

—Je le sais; je suis tranquille, puisque j'en fais ma femme.

—Votre femme! Avez-vous bien réfléchi à cela?

—J'ai fait mieux que de réfléchir: j'ai laissé mon âme ouverte à la foi.

—Mais la différence d'éducation, l'entourage, les antécédents de position sociale, votre famille, à vous!

—Je n'ai pensé à rien de tout cela.

—C'est ce que je vous reproche. Il faudrait y penser.

—Non! J'ai mieux à faire, c'est d'aimer et de vivre!

Il soupira et garda le silence comme pour chercher des arguments nouveaux; mais il était si absorbé par sa propre situation qu'il n'en trouva pas. Il fut même étonné quand je le remerciai de ce qu'il avait fait pour moi. Il l'avait presque oublié.

—Ah! oui, dit-il en passant sa main sur son front chauve et flétri: vous m'avez donné beaucoup d'inquiétude. Je n'en avais pas absolument alors pour milady; mais, depuis deux jours, j'ai vécu un siècle. Voyons, dites-moi donc vos aventures.

Je les lui racontai succinctement, dans l'espoir de le distraire, mais je vis bien que, s'il faisait l'effort de m'écouter, il ne pouvait pas faire celui de m'entendre; et, avant que j'eusse fini:

-Retournons auprès de lady Harriet, me dit-il; il ne faut pas qu'elle se fatigue à parler.

Nous la retrouvâmes très-animée.

-Je suis contente d'elle, dit-elle à son mari en lui montrant Daniella; c'est vraiment une belle âme et une intelligence bien supérieure à ce que je croyais. Voilà comme nous sommes, nous autres gens riches et dissipés; nous ne connaissons pas les êtres qui nous entourent. M. Valreg n'aura pas de peine à lui donner des manières et de l'éducation. Il en fera une femme charmante, car elle l'aime véritablement. D'ailleurs, il n'en serait pas ainsi, que j'accepterais encore celle qui portera son nom. Je ferais pour lui exception à tout usage et à toute opinion reçue. Je ne pourrai jamais oublier qu'il m'a sauvé la vie, et peut-être l'honneur! A présent, ajouta-t-elle, je me sens lasse et je voudrais me coucher. Mais je ne voudrais pas Fanny; elle m'est devenue antipathique. Cette Mariuccia, qui est ici, est bonne, mais trop bruyante. Ma nièce est trop parfumée… et, d'ailleurs, il ne serait pas convenable qu'elle me servît.

-Je vous servirai, moi! dit lord B***. De quoi vous inquiétez-vous?

-Oh! ce serait encore plus inconvenant!

-Et moi, milady? lui dit Daniella en lui offrant son bras; voulez-vous me permettre de vous servir encore?

-Mais… c'est impossible! M. Valreg ne te le permettrait pas?

-M. Valreg, répondis-je, la chérira encore plus, s'il est possible, pour les soins qu'elle vous donnera.

-Eh bien, vous me faites plaisir, et je vous en remercie. Viens, ma chère, je ne serai pas ingrate envers toi!

-Laissez-la parler ainsi, me dit lord B*** quand elles furent sorties, et, si elle offre de l'argent à Daniella, dites-lui de ne pas le refuser, sauf à le jeter dans le tronc d'une église, si, comme je le pense, la chose vous blesse. Lady Harriet ne comprend pas assez la fierté des pauvres. Elle croit que les riches ont toujours le droit de payer. Voici l'heure où il ne faut rien discuter avec elle. Allez donc voir, je vous en prie, si le docteur M*** est arrivé de Rome. Il vient tous les jours à cette heure-ci.

Le médecin arrivait au moment même et voulut voir la malade. Mais elle était couchée, et, soit pudeur anglaise, soit coquetterie, elle refusa de le recevoir. Elle ne se sentait ni ne se croyait assez malade pour justifier l'inconvenance qu'on lui proposait. Comme, avant tout, il ne fallait pas la contrarier, le docteur s'installa avec nous dans le salon attenant à la chambre de la malade. Au bout de quelques instants, Daniella vint rouvrir la porte. Lady Harriet, à peine couchée, s'était endormie subitement.

Le mari et le médecin purent alors entrer pour observer les symptômes de la fièvre, qui se déclarait avec des caractères nouveaux.

Je restais seul au salon; j'entendis remuer des assiettes dans la salle à manger. On mettait le couvert. Le flegme de ces domestiques anglais, qui vaquaient à leurs fonctions avec la régularité méthodique de l'habitude, faisait un douloureux contraste aux agitations poignantes qui absorbaient leur maître, de l'autre côté de la cloison.

Au bout d'un quart d'heure, un de ces valets vint annoncer que le dîner était servi, et Fanny, la femme de chambre en disgrâce, traversa le salon pour transmettre cet avis à lord B***.

-Je ne dînerai pas, dit-il en venant sur la porte de la chambre de sa femme. Mon cher Valreg, allez dîner, je vous prie, avec ma nièce et M. Brumières, qui veut bien rester près de nous dans ces tristes circonstances.

-J'ai mangé il y a deux heures, répondis-je; si vous le permettez, je resterai ici, ou je me tiendrai dans la chambre de la malade à votre place.

Je l'engageai à essayer de manger quelque chose. Il secoua la tête sans répondre.

—Elle est déjà réveillée, dit-il, et c'est tout au plus si elle veut souffrir le docteur et moi auprès d'elle. Restez ici, si vous vous en sentez le courage; je vous verrai de temps en temps. Cela me soutiendra jusqu'au bout.

—Le médecin est-il donc très-inquiet?

—Oui!

Et lord B*** rentra dans la chambre de la malade.

En ce moment, Medora entrait au salon par l'autre porte et arrangeait ses cheveux devant la glace, en quittant son chapeau de paille.

—Est-ce que lady Harriet est déjà recouchée? me demanda-t-elle négligemment. Ce n'est pas son heure. Je croyais qu'elle essayerait de se mettre à table avec nous?

—La fièvre s'est déclarée plus tôt que les autres jours.

—Ah! vraiment! Je vais la voir.

Elle alla jusque vers le lit de la malade; mais lord B*** lui offrit aussitôt le bras et la ramena vers moi, en lui disant:

—Il n'y a encore rien de certain à augurer de cette crise. Vous savez que votre présence irrite milady quand elle souffre. Allez donc dîner, et ne vous tourmentez de rien jusqu'à nouvel ordre.

Il rentra chez sa femme et ferma la porte! J'offris aussitôt mon bras à
Medora pour la conduire à la salle à manger, où Brumières l'attendait.
Puis je la saluai pour retourner au salon.

Ce qu'elle déploya, en ce moment, de coquetterie et d'amertume, d'ironie et de gracieuseté pour me retenir et me faire au moins assister au repas, m'émerveilla un peu. Je ne l'avais jamais vue si adroite et si tenace. Brumières se croyait obligé, pour lui complaire, d'insister aussi, malgré le dépit que lui causait, par moments, ce caprice. Lorsqu'il laissait voir ce dépit, elle le regardait ou lançait un mot vague, de manière à lui faire croire qu'elle se moquait de moi.

Il devenait cependant bien évident pour moi qu'elle voulait me faire asseoir à table à ses côtés; pendant que Daniella remplirait l'office de garde-malade, et, dans l'opinion de miss, de servante auprès de lady Harriet. Elle s'acharnait à sa vengeance, au milieu de la plus douloureuse situation domestique, avec une présence d'esprit et une liberté de vouloir qui m'indignaient. Je dois dire que j'avais grand'faim, n'ayant rien pris depuis le matin et venant de faire trois fois, en courant, le trajet assez long entre Piccolomini et Mondragone; mais, pour rien au monde, je n'eusse accepté un morceau de pain à cette table, et j'allai trouver la Mariuccia, qui mangeait un plat de lazagne dans le casino, et qui le partagea joyeusement avec moi.

Je ne sais pas si je vous ai dit que le casino de la villa Piccolomini est célèbre. C'est un petit pavillon qui se relie au palais comme une aile très-basse, et où le savant Baronius écrivit ses Annales ecclésiastiques. C'est aujourd'hui un appartement meublé, en location comme les autres. La Mariuccia y avait dressé un lit pour moi, dans le cas où l'état de la malade me permettrait de me coucher. Elle s'étonna de mon refus de manger avec les maîtres; mais, quand elle sut mes raisons d'agir, elle me dit en souriant:

-Je vois que vous aimez ma nièce et que vous savez ménager la susceptibilité d'une femme de coeur. Allons, Dieu vous bénira, et j'ai confiance en vous pour l'avenir.

Je la laissai avec son frère le capucin, qui avait flairé de loin la pauvre lazagne, et qui venait, avec une écuelle de bois, recueillir les restes de ce festin. Il s'étonna de me voir là, et tandis que la bonne fille lui donnait les explications qu'il était capable de comprendre, je retournai au salon.

Il me fallut traverser la salle à manger et subir un nouvel assaut de Medora, qui voulait me faire prendre le café. Quand elle eut encore échoué, elle donna à Brumières je ne sais quelle commission au dehors et vint me rejoindre au salon, où Daniella était entrée un instant pour me dire que lady Harriet allait mieux, en ce sens que la fièvre n'augmentait pas.

Quand Daniella vit sa rivale approcher de moi et s'asseoir tranquillement sur le sofa sans daigner s'apercevoir de sa présence, son bras s'enroula autour du mien comme un serpent.

—Peut-on vous parler un instant? me dit Medora, qui vit ce mouvement mal dissimulé, au coin de la cheminée.

Ma position entre ces deux femmes était la plus ridicule du monde; mais il vaut beaucoup mieux, selon moi, mériter toutes les railleries de celle que l'on n'aime pas que le moindre reproche de celle que l'on aime. Je retins donc Daniella du regard, et répondis à Medora que j'étais à ses ordres.

—Mais je veux ne parler qu'à vous seul, reprit-elle avec une superbe assurance. Daniella, ma chère, je vous prie de nous laisser. D'ailleurs, vous êtes nécessaire auprès de milady.

—Et moi, répondis-je, j'ai une commission à faire pour milord. J'aurai l'honneur de vous entendre dans un moment moins grave pour votre famille.

J'allais sortir, lorsque Daniella, satisfaite de sa victoire, me retint en disant:

—Ce que demandait milord, on l'a trouvé. Rien ne vous empêche de rester ici et de parler avec la signora. Qui donc pourrait s'en inquiéter? ajouta-t-elle à demi-voix, mais de manière à être entendue de sa rivale.

Et elle poussa l'orgueil du triomphe jusqu'à refermer la porte entre elle et nous.

—Cette fille est toujours folle! dit Medora, dissimulant sa colère.

Et, sans me donner le temps de répliquer, elle reprit:

—Voyons, mon cher Valreg, donnez-moi donc, à propos de M. Brumières, un bon conseil; j'en ai besoin, et, dans la situation ou nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre, vous ne pouvez pas me le refuser.

—Je pense, répondis-je, que vous vous moquez de moi en me prenant pour conseil, moi qui ne sais rien des convenances du monde où vous vivez; et, quand à notre mutuelle situation, je ne sache pas qu'elle nous crée aucun devoir vis-à-vis l'un de l'autre.

—Pardonnez-moi, c'est une situation sérieuse, et je n'ai rien fait pour me la dissimuler. Je l'ai acceptée, au contraire, en me mettant à votre service; et, qui pis est, à la merci de mademoiselle Daniella, qui ne se gêne pas pour me le faire comprendre.

—Je pensais que vous aviez assez bonne opinion de moi pour ne pas craindre que Daniella fût ma confidente en ce qui vous concerne.

—Quoi! vous ne lui avez rien raconté de Tivoli?

—Rien. J'ai eu plus de discrétion que vous, qui avez tout raconté à
Brumières.

—Vous me jurez que vous me dites la vérité?

—Oui, madame.

—Voilà un étrange oui, madame! Je sens que vous êtes irrité et offensé de mon doute; je vous en demande pardon; mais ne pourriez-vous être moins fier et moins froid?

—Cela m'est impossible.

—Pourquoi? Voyons! il faut s'expliquer. Vous avez été effrayé de mon amour, et j'ai compris cela. Vous êtes méfiant et pénétrant; vous avez deviné que ce coup de tête n'amènerait rien de bon; mais, que vous ayez la même peur de mon amitié, voilà ce que je trouve inouï, et ce qui m'est plus pénible encore. Soyez donc sincère tout à fait, et même avec brutalité, puisque c'est votre caractère. Je suis lasse d'aller au-devant de votre sympathie, et l'effort que je tente aujourd'hui sera le dernier.

Tel est le résumé des préliminaires de l'explication que je fus sommé de donner et que je donnai enfin, résumée ainsi qu'il suit. C'est à vous, surtout, que je la donne nettement formulée, pour que vous puissiez juger mes sentimens et ma conduite dans cette situation extrêmement délicate.

Entre personnes sincères ou sérieuses, l'amitié naît de l'estime mutuelle ou de l'attrait réciproque, soit des esprits, soit des caractères. Mais les natures légères, aussi bien que les natures calculées, font un étrange abus du nom et des privilèges apparents de l'amitié. Je crois que les femmes, et surtout certaines femmes à la fois astucieuses et frivoles, se servent de ce mot sacré d'amitié comme d'un éventail de plumes qu'elles font jouer entre elles et la vérité. Je sens que celle-ci me hait et voudrait me faire souffrir. Elle invente l'amitié pour me retenir sous sa main, à portée de sa vengeance; de même que, pour épouser un titre, elle avait inventé d'avoir de l'amour pour ce pauvre prince, raillé, méprisé, outragé et abandonné tout à coup pour avoir ronflé en voiture et parfumé ses habits de lavande: de même que, pour avoir un nouvel esclave à tourmenter en attendant mieux, elle invente d'avoir de l'amitié et de faire ses plus intimes confidences à Brumières.

La facilité avec laquelle les hommes se laissent prendre à ces prétendues amitiés de jeunes femmes s'explique très-naturellement par la vanité. Si humble et si sensé que l'on soit, on se sent flatté, avant, pendant ou après l'amour, d'inspirer un sentiment qui se donne pour sérieux, une confiance qui semble être une marque de haute estime. Les privilèges d'une certaine intimité chaste flattent les sens quand même, et je comprends très-bien que, si je n'aimais pas exclusivement et passionnément une autre femme, celle-ci, avec ses airs de respect pour mon caractère et de docilité devant mes avis, pourrait se moquer de moi et me conduire adroitement à ses fins, lesquels ne sont autres que de me rendre amoureux d'elle pour avoir le plaisir de me dire: «A présent, mon cher, il est trop tard.»

Ce n'est pas que Medora soit une de ces femmes tigresses ou serpents, comme on en voit dans certains romans modernes. Oh! mon Dieu non! C'est une femme comme beaucoup d'autres, une vraie femmelette de tous les mondes et de tous les temps; je veux dire une de celles qui n'ont pas grand esprit ni grand coeur et qui, favorisées de la nature et de la fortune, jouent à leur aise le rôle d'enfant gâté avec tous les gens simples ou vains qu'elles peuvent accaparer. Ces femmes-là font volontiers des perfidies sans être précisément fausses, des coups de tête sans être fortes, et de la diplomatie sans être habiles. Elles s'aiment beaucoup elles-mêmes, d'un amour maladroit et mal entendu, mais exclusif et persistant, qui leur enseigne et leur inspire la rouerie nécessaire à leurs desseins. Elles se compromettent sans se perdre et s'offrent sans se livrer. Elles se font beaucoup de tort et reprennent le dessus continuellement, tant est grande la double puissance de l'argent et de la beauté. Des hommes plus forts et meilleurs que ces femmes-là sont souvent leur dupes, et Brumières, qui a infiniment plus d'esprit, de pénétration, de suite dans les idées et dans le caractère que n'en a Medora, me paraît destiné à être mené par elle haut la main, et planté là avec le doux titre d'ami excellent et fidèle, dès qu'un serviteur plus brillant ou plus utile se présentera.

XLVIII

Mondragone, 15 mai.

Tout ce que je viens de vous exposer, je l'exprimai franchement à Medora, au courant de la conversation, et ma conclusion fut que je ne pouvais pas plus croire à son amitié qu'elle ne devait désirer la mienne. Je ne voyais pas que l'aventure de Tivoli m'eût créé d'autre devoir envers elle que celui d'une discrétion dont tout homme d'honneur est capable sans grand effort, et l'espèce de reconnaissance qu'elle prétendait m'imposer pour un baiser et quelques folles paroles ne me chargeait ni la conscience ni le coeur. Ma vanité pouvait seule lui en tenir un compte sérieux, et j'étais décidé à terrasser ce mauvais petit démon sot, plein d'équivoques et de subterfuges. Quand à la reconnaissance que ma délicatesse lui inspirait, je l'en tenais quitte et la priais de ne plus m'en parler; car, en y revenant sans cesse, elle me ferait croire qu'elle doutait de sa durée.

Étonnée, fâchée et comme brisée des vains efforts qu'elle venait de faire pour trouver le défaut de la cuirasse, elle restait pensive et muette. Lord B*** vint me dire que la malade était assez calme et que la potion avait agi.

—En ce cas, dit Medora en se levant, vous pouvez peut-être vous passer de la Daniella pendant quelques minutes; je voudrais lui parler.

Daniella vint au bout d'un instant. Sa figure était naïvement radieuse. Je vis bien qu'elle avait profité du moment de répit que lui donnait le mieux de la malade pour écouter ce que je disais à Medora. Celle-ci le devina en jetant un regard d'inquiétude sur la fenêtre entr'ouverte. Du perron de la maison, ou du casino de Baronius, Daniella, sortant par le fond de la chambre de lady Harriet, avait pu tout entendre.

—Vous avez l'air triomphant! lui dit Medora en frémissant de colère ou de crainte.

—Parce que madame va mieux, répondit Daniella avec une douceur à laquelle je ne m'attendais pas.

—Voulez-vous me suivre dans ma chambre? reprit Medora agitée. Il faut absolument que je vous parle.

Je remontrai que, d'un moment à l'autre, on pouvait rappeler Daniella pour la malade, et je passai dans la salle à manger, où Brumières venait d'entrer. Je l'emmenai fumer un cigare au jardin, et j'entendis que l'on fermait la fenêtre du salon.

Brumières n'a aucun doute sur la loyauté de Medora à son égard. Il ne me demanda pas compte de l'entretien que j'avais eu avec elle, et je le vis plein d'espoir et de joie.

—Savez-vous, me dit-il, que mes affaires marchent bien? Dieu conserve la bonne lady Harriet! Mais, si sa volonté est de la rappeler à lui, Medora, n'ayant plus de parente chez qui elle puisse vivre (elle a usé toutes les autres), va certainement se décider au mariage. Elle y était décidée récemment, puisqu'elle choisissait le vieux prince. Cette folie s'est dissipée à temps, et, puisque la foule des soupirants se réduit à moi seul pour le quart d'heure; puisque le destin me jette là auprès d'elle, dans cette étape de Frascati, entre le dégoût de son dernier caprice et la mort de son dernier chaperon, j'ai des chances que je ne retrouverai jamais. C'est donc à moi d'en profiter. Mais que fait-elle avec votre Daniella?

—Je pourrais m'inspirer de l'air du pays pour vous répondre: Chi lo sà! Mais, quand on n'est pas Italien, on se donne toujours la peine de supposer quelque chose, et je m'imagine qu'elle se réconcilie avec la personne injustement maltraitée par elle.

—Oui, ça doit-être, car elle est bonne, n'est-ce pas? C'est une noble créature; violente, mais généreuse, folle à ses heures, et comme ivre de fantaisies d'artistes dans ses résolutions excentriques, mais d'une raison et d'une logique admirables quand elle fait appel à sa propre intelligence. C'est une femme supérieure qui s'ennuie, voilà tout. L'amour en fera une créature adorable, vous verrez!

Brumières s'attribuait si naïvement ce prochain miracle, qu'il n'eût pas été possible de le dissuader. A quoi bon, d'ailleurs? L'amour-propre exubérant est une si vive jouissance par elle-même, que les déceptions peuvent bien venir à la suite des rêves. Les compensations anticipées sont aussi réelles que celles qui arrivent après un désastre. Je n'avais rien de mieux à faire que d'admirer cette faculté d'illusion, tout en philosophant intérieurement sur la situation de cette famille: d'un côté, lord B*** au seuil d'un immense et incurable désespoir; de l'autre, Medora faisant des projets; et, à côté d'elle, Brumières disant: «Dieu conserve lady Harriet, mais sa mort me serait bien utile pour le quart d'heure!»

Quand je pus rejoindre Daniella et lui demander compte de son entrevue avec Medora, je la trouvai rêveuse et réservée dans ses réponses.

—Mon Dieu! lui dis-je, tu parais attristée! T'a-t-elle dit quelque chose qui puisse te faire encore douter de moi?

—Non certes, bien au contraire! elle a été très-franche, très-bonne, très-grande. Elle m'a avoué, non pas qu'elle t'a aimé, mais que, par un dépit d'enfant, un orgueil de jolie femme, elle avait voulu te plaire. Elle déclare qu'elle a échoué et qu'elle en est contente; qu'elle se condamne et se moque d'elle-même pour ce mauvais sentiment qui l'a fait m'offenser et me chasser d'auprès d'elle. Elle me redemande mon amitié et veut que je lui promette la tienne. Voilà ce qu'elle dit, ce qu'elle a l'air de penser. Je lui ai tout pardonné, et nous nous sommes embrassées, moi de bon coeur, elle… de bonne foi, je pense!

Daniella ne put m'en dire davantage; on l'appela auprès de lady Harriet. La soirée s'écoula dans des alternatives d'espoir et d'inquiétude. A minuit, la fièvre tomba; l'accès avait été beaucoup moins grave que les précédents. Le médecin, espérant que milady était sauvée, alla se coucher. Lord B*** voulut envoyer reposer Daniella, qui aima mieux rester sur un fauteuil auprès de la malade. Medora prit le thé avec Brumières et se retira dans son appartement. Je demeurai au salon avec lord B***, qui, de quart d'heure en quart d'heure, allait, sur la pointe du pied, écouter la respiration de sa femme.

-Vous devez me trouver ridicule, dit-il dans un de ces intervalles de causerie avec moi. Vous me mettez au nombre de ces époux inconséquents qui se plaignent pendant vingt ans de leur femme, et qui ne trouvent jamais moyen de vivre avec elle, si ce n'est au moment de la quitter pour toujours. Je m'étonne moi-même de ce que j'éprouve, car il y a eu des heures… des heures où j'avais bu, des heures honteuses dans mon souvenir, où je disais, à moitié sérieusement: La mort rendra la liberté à l'un de nous! Mais, en voyant arriver cette mort qui la prenait de préférence à moi, elle jeune, et belle encore, tandis que je me sens vieux et l'âme usée, j'ai été saisi d'effroi et de remords. C'est elle qui a droit à la vie après la triste existence qu'elle a eue avec moi, et j'ai trouvé le destin si injuste dans son choix, que je devenais fataliste. J'avais l'idée de me tuer pour le désarmer!

Je le laissai s'épancher, et j'attendis qu'il eût exhalé toute l'amertume habituellement refoulée en lui-même, pour le raisonner avec affection et le réhabiliter à ses propres yeux sans accuser sa femme.

Il n'y a pas, dans notre action morale, de fatalité que nous ne puissions combattre et vaincre presque radicalement; voilà ma croyance, et je la lui exposais avec sincérité. J'ajoutais que, dans les faits collectifs que l'on appelle lois de la société, il y avait des souffrances inévitables, fatales en apparence, sur le compte desquelles nous pouvions mettre souvent nos douleurs personnelles et les torts de ceux qui nous entourent; mais que toute la force, toute la sagesse de l'individu devaient être employées à combattre ces mauvais résultats, autour comme au dedans de nous. Les moyens me paraissaient, non pas faciles, mais simples et nettement tracés. Les vieilles vertus de la religion éternelle sont restées vraies, malgré différentes erreurs d'application, et nul sophisme, nulle corruption sociale, nul mensonge de l'égoïsme n'empêcheront le bien d'être, par lui-même, en dépit de tous les maux extérieurs, une joie souveraine, une notion délicieuse, une clarté sublime. Quand notre conscience est en paix, notre coeur vivant, et notre pensée saine, nous devons nous estimer aussi heureux qu'il est donné à l'homme de l'être. Demander plus, c'est vouloir follement renverser des lois divines qui devaient être puisqu'elles sont, et que nos plaintes ne changeront pas.

-Je suis tout à fait d'accord avec vous, me dit lord B***; et c'est parce que mon esprit ne s'est pas attaché à cette notion saine dont vous parlez, que mon coeur s'est aigri et que ma conscience s'est troublée. J'ai été coupable envers les autres en le devenant envers moi-même. J'ai manqué de volonté pour me faire apprécier, et j'ai cherché quelquefois, dans l'ivresse, des étourdissements qui m'ont fait descendre dans l'inertie, au lieu de me faire remonter dans l'espérance. J'ai manqué de foi, je le reconnais bien, et, si la femme qui m'aimait m'a pris en dégoût et en pitié, c'est ma faute bien plus que la sienne.

-Tenez, dit-il encore, après que nous eûmes longtemps causé sans que la malade se réveillât, si le ciel me la rend, il me semble que je deviendrai digne, rétrospectivement, de l'amour qu'elle a eu pour moi. A nos âges, l'amour serait un sentiment ridicule s'il ne changeait pas de nature. Mais cette amitié qui lui survit, et à laquelle, s'il vous en souvient, je portais un toast mélancolique au pied du temple de la sibylle, c'est un pis-aller meilleur que l'amour même, plus rare et plus précieux mille fois. Voilà ce que j'aurais voulu et ce que je n'ai pas su inspirer à ma femme.

Puis, comme je lui disais qu'il fallait espérer la guérison d'Harriet et armer son coeur et sa raison pour cette belle conquête de l'amitié sainte, non pas veuve, mais fille de l'amour, il se jeta dans mes bras et versa des larmes qui détendirent si peu sa physionomie sans mobilité, qu'elles semblaient couler comme un ruisseau sur une face de pierre.

—Vous me faites du bien plus que vous ne pensez! me dit-il de cette voix morte et sans inflexion qui contraste avec ses paroles; toutes les formules d'encouragement et de consolation sont des lieux communs, et je ne sais pas si les vôtres ont plus de sens que celles des autres. Il est possible que non; il ne me semble pas que vous me disiez des choses nouvelles pour moi, des choses que je ne me sois pas dites à moi-même; mais je sens que vous me les dites avec une grande conviction et qu'il y a dans votre coeur un vrai désir de me persuader. Vous avez donc, malgré votre jeunesse et votre inexpérience, un ascendant particulier sur moi. Si j'en cherche la cause, je la trouve dans la sincérité particulière de votre nature, dans l'accord réel que je remarque entre votre conduite et vos idées. Pourtant, si vous voulez que je l'avoue, je n'avais pas compris d'abord votre amour pour Daniella. Je pensais que c'était une volupté, et que cela prenait trop d'empire sur vous, trop de place dans votre vie. À présent, je vois que c'est une passion envisagée et acceptée par vous autant que subie, et je vous trouve dans le vrai; je suis certain que vous ne serez jamais malheureux parce que vous ne serez jamais injuste ni faible.

Pourtant, écoutez-moi. Je vous dois une révélation qui peut avoir son importance. Il n'eût tenu, il ne tiendrait peut-être encore qu'à vous d'épouser la nièce de ma femme. Medora vous a aimé, et je crois qu'elle vous aime encore, autant qu'elle peut aimer. Dans tous les cas, après les deux mariages de caprice ou de dépit qu'elle vient d'arranger et de rompre en si peu de jours, je vois que son esprit détraqué ne demande qu'à subir une influence nouvelle, et que M. Brumières pourrait, tout comme un autre, profiter de la circonstance. Songez-y, tâtez-vous bien; voyez si une grande fortune serait pour vous un élément de force et de bonheur. Ni ma femme ni moi ne pouvons nous opposer à n'importe quel mariage résolu par cette personne fantasque. Pour avoir essayé de la détourner de ce prince usé et malade (un excellent homme, d'ailleurs), nous l'avons malheureusement poussée à l'inconcevable divertissement de se faire enlever par lui. Je crois, Dieu me damne, que c'est uniquement le danger d'être tuée en s'associant à sa fuite qui a réveillé son cerveau blasé, avide d'émotions inutiles. Elle vous a revu au moment de s'embarquer, nous a-t-elle dit, et j'ai cru deviner que vous étiez la cause involontaire de son revirement. Peut-être que vous lui faites un nouveau tort de cette trahison subite envers le prince: moi aussi, je pense que, le vin étant tiré, il fallait le boire; mais, quelle que soit votre opinion sur sa conduite, je vous dois un éclaircissement sur votre situation. En votre faveur, lady B*** abjurera tous ses préjugés; elle vous l'a dit et cela est certain. Donc, vous pouvez obtenir la main de sa nièce sans lui déplaire, non plus qu'à moi, qui n'ai aucune espèce de préjugé sur la différence des conditions sociales et qui vous trouve, tel que vous êtes au moral, infiniment au-dessus de miss Medora.

Vous pensez bien que je n'hésitai pas à déclarer à lord B*** que j'avais une seule, mais invincible raison, pour ne pas vouloir plaire à sa nièce.

—Et cette raison, lui dis-je, c'est que je ne l'aime pas.

—C'est une raison, dit-il, et je ne vous prêcherai pas, comme autrefois, la raison contraire. J'ai passé vingt ans à maudire les mariages d'inclination, et, à présent, je vois que l'amour dans le mariage est l'idéal de la vie humaine. Quand on le manque ou quand on le laisse envoler après l'avoir saisi, c'est qu'on ne méritait pas de le conserver.

Le médecin se releva à cinq heures du matin et jugea la malade hors de danger quant à cette fièvre ataxique, dont le dernier accès venait d'être paralysé par ses soins. Seulement il lui trouva la respiration progressivement embarrassée. Dans la journée, une pleurésie se déclara. C'était une maladie nouvelle qui devait suivre son cours, et qu'il promit de venir observer et soigner tous les jours durant quelques heures. Un autre médecin, dirigé par ses conseils, vint s'installer à Piccolomini pour suivre et combattre, heure par heure, les symptômes du mal. Toute une pharmacie de prévision fut envoyée de Rome le jour même.

Nous pûmes tous prendre un peu de repos, même lord B***, qui avait passé déjà plusieurs nuits, et qui se jeta sur un lit dans la chambre de sa femme. Medora monta à cheval avec Brumières.

Deux jours après, tout symptôme alarmant avait disparu devant l'habile et prévoyante médication du docteur Mayer. Lord B*** me rendit ma liberté, et lady Harriet remercia très-affectueusement Daniella, en la priant de venir la voir souvent. La Vincenza, présentée par Brumières, avait fait agréer ses soins en remplacement provisoire de l'Anglaise Fanny, qui avait déplu et qui passa le temps à prendre du thé, au grand scandale et au grand mépris de la Mariuccia.

Nous retournâmes à Mondragone en faisant des projets et en nous consultant sur l'installation que nous étions désormais libres de rêver. La pensée de quitter nos ruines, où nous avions maintenant toute facilité de faire un établissement assez confortable dans le casino, nous serrait le coeur à l'un et à l'autre. Nous nous arrêtâmes à la villa Taverna pour demander à Olivia si elle avait le droit de nous louer le casino pour quelques semaines. Elle a ce droit ou elle le prend. Les conditions de la location furent minimes. Daniella envoya aussitôt Felipone avec une charrette pour chercher son petit mobilier à Frascati, où elle ne voulait plus se montrer avant notre mariage. Par suite de la même résolution, elle fit un arrangement avec le fermier pour que celui-ci lui apportât de la ville le pain et les modestes provisions de chaque jour, en même temps que celles de sa famille.

En somme, cette résidence, dont le choix paraît étrange au premier abord, est le seul endroit complètement favorable à notre situation. Elle nous met à distance de tout commérage importun, et nous assure la fuite par le passage resté ignoré, si nos affaires avec l'inquisition n'arrivent pas au résultat favorable sur lequel compte l'excellent lord B***.

Dans l'état des choses, il se fait fort de me faire délivrer mes passeports, si je préfère ne pas attendre ce résultat. Mais je n'ai nullement envie de quitter Frascati maintenant. D'abord, je ferais perdre à lord B*** le cautionnement dont il a la délicatesse de ne pas vouloir que je m'occupe. Ensuite, je ne dois ni ne veux songer à le laisser dans l'inquiétude et le chagrin. Enfin, j'ai ici des affections, une sorte de famille, un soleil splendide, des travaux en train, des sites qui m'appartiennent déjà et qui me charment, d'autres que je n'ai fait qu'effleurer et dont il me tarde de prendre possession; et, plus que tout cela, des aitres témoins de mon bonheur et dont je sens que je ne sortirai pas sans un vif regret.

Ce vieux mot d'aitres, qui vient d'atrium, mais qui n'a plus un sens aussi intime et aussi patriarcal que dans l'antiquité, représente pour moi tout un état de choses important dans ma vie de campement. Je peux dire que je connais les aitres de tous ces beaux jardins qui m'entourent, et ceux de Tusculum et ceux de la gorge del buco, et que cette belle nature, où j'étais un passant et un étranger dans les premiers jours, m'appartient et me possède à présent. Elle m'a ouvert ses sanctuaires et révélé ses grâces secrètes. Il y a, entre elle et moi, un lien qui ne sera jamais détruit. Où que je sois, mon souvenir m'y transportera, et les grandes allées comme les petits sentiers, les croupes adoucies comme les roches ardues, les yeuses colossales comme les petites étoiles bleues des buissons, tout cela est à moi pour toujours.

Donc, nous revoici installés dans notre forteresse, et je peux jeter du chocolat par la terrasse du casino aux neveux de Felipone, quand ils viennent jouer sur la terrasse aux girouettes. Il ne sera plus jamais question de manger la chèvre. Nous ne dormons plus sur la paille. Daniella ne tremble plus aux bruits du dehors, et je travaille avec l'espoir d'achever mon tableau sans crainte de le voir troué par les baïonnettes. Le piano loué par le prince achève son mois de location dans ma chambre, et Daniella s'est imaginé d'apprendre la musique. A présent, je suis bien content de la savoir pour la lui enseigner. Elle a une facilité et une mémoire étonnantes, et je m'aperçois que, pour avoir beaucoup entendu chanter, bien et mal, quand j'étais violon à l'orchestre du théâtre ***, je peux être un professeur passable. Sa voix est encore plus belle et plus étendue que je ne croyais, et l'instinct rythmique et mélodique est extraordinairement développé chez elle. Il me semble que je n'ai à lui enseigner que la raison des choses qu'elle sait faire, et que, dans un an, elle pourrait être une aussi grande cantatrice que qui que ce soit.

Elle est, du reste, très-possédée de cette idée qui lui est venue tout à coup, en découvrant que j'étais musicien.

—Quand tu m'as dit que j'avais une voix si belle, j'ai eu du chagrin en songeant que je ne savais rien, et que je n'aurais jamais le temps et le moyen d'apprendre. Qu'est-ce que c'est que mon état de stiratrice? Il y a de quoi manger du pain, et rien de plus. Il a un talent, lui, et il me donnera mes aises; mais je rougirai de ne pouvoir lui donner les siennes et d'être une charge pour lui. Voilà ce que je me disais, et à présent j'ai repris confiance en moi-même. Je ne serai plus une ouvrière, une femme de chambre pour ceux qui me verront arriver avec toi dans ton pays. Je serai une artiste, ta pareille, ton égale, et tu n'auras jamais à rougir de m'avoir aimée.

Quand elle parle ainsi, sa figure prend une expression si sérieuse et son oeil noir se fixe et se dilate avec une volonté si prononcée, que je ne peux pas douter de l'avenir qu'elle rêve. Et pourtant il me semble que j'aimerais mieux pouvoir en douter un peu. Je vais vous expliquer cela.

XLIX

15 mai.—Mondragone.

Hier, Brumières est venu nous rendre visite pendant qu'elle étudiait. De loin, il avait entendu cette voix merveilleuse, et il ne pouvait croire que ce fût celle de la Daniella. Quand il en fut convaincu, et qu'elle lui eut chanté une très-belle vocalise que j'ai trouvé à la villa Taverna dans les feuilleta déchirés d'un vieux solfège, et que je crois être de Hasse, il fit deux fois le tour de la chapelle qui me sert d'atelier, en donnant des marques d'une vive préoccupation. Puis il revint vers moi et me dit:

—Mais elle n'a aucune notion de musique, n'est-ce pas? Elle a appris cela comme un perroquet; elle ne le lit pas, vous le lui avez seriné?

Je me mis à rire.

—Et pourquoi riez-vous, voyons?

—Parce que vous faites des questions d'enfant. Il lui a fallu deux jours pour comprendre ce que c'est que de la musique écrite. Dans quinze jours, elle lira à livre ouvert dans n'importe quelle partition. Dans un mois, avec l'intelligence et la volonté dont elle est douée, elle sera capable de faire sa partie raisonnée dans un ensemble. Mais cet A B C de la pratique, dont vous faites une si grosse affaire, ne lui servirait absolument à rien, si elle n'était pas douée comme elle l'est. Il y a des artistes qui ont étudié dix ans et qui ne se doutent pas de ce qu'elle sait, sans qu'elle-même s'en doute.

—C'est vrai, cela! reprit-il naïvement, et le diable m'emporte si elle ne chante pas mieux que la*** et la***!

—Voilà que vous passez d'un excès à l'autre. Elle ne sait pas le métier, et, en toutes choses, le métier est à l'art ce que le corps est à l'esprit. Elle doit apprendre à ménager ses moyens, afin de les trouver toujours à son service, même quand l'inspiration, qui est une chose fugitive, lui fera défaut. Et puis, cette distinction naturelle, cette élévation instinctive, ont besoin d'un criterium du plus au moins en elle-même; et c'est par le savoir, qui est la lumière du sentiment, qu'elle l'acquerra.

—Oui! le pourquoi et le comment! Mais croyez-vous qu'elle conserve cette fraîcheur de timbre, cette naïveté d'accent?

—Je l'espère, car je ne veux pas qu'elle ait d'autres professeurs que moi, et je m'imagine savoir comment il faut développer une individualité comme la sienne.

—Ah ça! vous êtes donc un grand musicien, vous aussi?

—Non certes. Je sais ce que c'est que la musique, voilà tout.

—Et vous l'aimez passionnément?

—Depuis huit jours, oui!

—Et votre femme sera une grande cantatrice

—Oui! lui cria Daniella moitié riant, moitié impatientée de ses questions, dont elle ne voyait pas venir le but.

Je le pressentais, et je voulus en détourner l'aveu.

—Voyons, dis-je à Daniella, veux-tu lui chanter un air du pays? Cela, c'est toi seule, toi tout entière, avec ce que la nature t'a donné, avec le caractère et l'accent que personne ne pourrait t'enseigner et que personne ne pourrait, en ce sens, réaliser mieux que toi. Te rappelles-tu ce que tu chantais un soir à la villa Taverna?

—Oui, oui, s'écria-t-elle. Oh! cela me fera plaisir de me rechanter cela!

Elle dit un ou deux couplets; mais, mécontente d'elle-même et trouvant qu'elle manquait de feu et d'entrain, elle prit le tamburello, et, comme si elle se fût remontée à l'énergique appel de ce grelot sauvage, elle chanta avec plus de nerf. Cependant elle secouait la tête d'un air de dépit.

—Qu'a-t-elle donc? dit Brumières. Il me semble qu'elle va mettre le feu au château!

—Non; non, je ne suis ni en voix ni en âme, s'écria-t-elle. Ces choses-là ne se chantent pas, elles se dansent!

Et, s'élançant au milieu de la chapelle, en sautant par-dessus les planches et les copeaux qui en encombrent encore une partie, elle se mit à danser, à chanter et à tambouriner en même temps, avec cette sorte de fureur sacrée qui m'avait fait déjà frissonner d'amour et de jalousie.

J'espérais que ce transport ne se communiquerait pas à Brumières; et d'ailleurs, je craignais d'être égoïste en m'opposant au besoin que cette fille de l'air éprouvait d'essayer un instant ses ailes. Mais Brumières est impressionnable autant qu'expansif. Il se mit à crier d'admiration et à divaguer dans son enthousiasme d'artiste, de manière à me contrarier beaucoup. J'arrachai le tambourin des mains de Daniella, et l'emportant presque elle-même dans mes bras, je la poussai au piano en la grondant malgré moi.

—Mais pourquoi l'empêchez-vous d'être si belle? disait Brumières. Vous êtes un brutal, un pédant! Laissez-la donc se révéler! Encore, encore!

Je donnai pour prétexte à mon dépit que ce chant mêlé de danse pouvait casser la voix.

—Crois-tu cela? me dit Daniella, qui, sans être essoufflée, s'était assise, accoudée sur le piano d'un air tout à coup grave et rêveur.

—Non! lui répondis-je tout bas; mais je te l'ai dit, tu ne danseras jamais que pour moi, si tu m'aimes.

—Eh bien, mon cher, s'écria Brumières, comme s'il eût deviné mes paroles, vous auriez tort de vouloir faire mystère de telles aptitudes! Voyez-vous, la signora Daniella a cent mille livres de rente dans le gosier, dans les pieds, dans le coeur, dans les yeux, dans la tête. Ah! vous n'êtes pas maladroit, vous, d'avoir deviné et saisi au vol la sylphide déguisée en villageoise! Quelle grâce, quelle verve, que d'enivrements réunis dans un seul être! C'est trop, c'est trop! Et avant un an, voilà un prodige qui effacera tous les prodiges de nos théâtres. La musique et la danse, au même degré de puissance…

Daniella l'interrompit brusquement. Elle voyait que ces éloges à bout portant me donnaient sur les nerfs, et elle tenait à me montrer qu'elle n'en était pas enivrée.

—Vous vous moquez de moi, lui dit-elle, et c'est ma faute. La paysanne a trop reparu. Il faudra qu'elle s'efface, car je veux être ce qu'il voudra que je sois. En attendant, je vas vous montrer que je suis encore une bonne ménagère en vous servant du café de ma façon.

Elle sortit et ne revint pas, délicatesse de coeur dont je lui sus un gré infini. Sans s'apercevoir de mon émotion, Brumières continua à s'extasier sur les séductions de ma femme et à me dire, sans trop gazer, que j'avais tiré à la loterie de l'amour un meilleur numéro que le sien. Il m'avait pris pour un braque, pour un philosophe, c'est-à-dire pour un crétin ou un fou; mais il voyait bien que j'avais de meilleurs yeux que lui et qu'en retournant du fumier j'avais trouvé un diamant; tandis que lui, en retournant des perles fines, il n'avait ramassé qu'un hanneton.

Je saisis l'occasion de le faire taire sur le compte de Daniella en le faisant parler de Medora, et, quoique peu curieux d'entendre un nouveau chapitre de ce roman qui ne m'intéresse pas énormément, je feignis d'y prendre beaucoup de part.

—Eh bien, mon cher, répondit-il, je voudrais bien que nous fussions dans une planète où il serait possible et convenable de dire à un ami: «Changeons, prenez mon rêve et donnez-moi le vôtre.» Vrai! je vous envie cette adorable et magnifique Romaine qui, en attendant la gloire et la fortune, vous donne à la fois l'ivresse et la sécurité de l'amour. Oh! je vois bien maintenant quel bonheur est le vôtre! Moi, sachez que j'ai de cette Anglaise aussi éventée que glacée, cent pieds par-dessus la tête, et qu'il me prend envie, cent fois par jour, non pas de l'enlever, mais de m'enlever moi-même d'auprès d'elle. Ah! si j'avais seulement un petit ballon, comme je m'en servirais, dès ce soir!

—Voyons, qu'y a-t-il donc de nouveau, et comment depuis huit jours, la scène a-t-elle changé de face à ce point-là?

—Mon cher, vous êtes trop inexpérimenté pour savoir ce que c'est qu'une coquette. C'est un miroir à prendre les alouettes. Ça brille, et tout à coup ça ne brille plus, car ça ne luit qu'à la condition de tourner toujours.

—Qui vous force au métier d'alouette?

—Eh! eh! l'ambition! Je ne fais pas la bégueule avec vous, moi, je dis la chose telle qu'elle est; j'aimerais à avoir huit cent mille livres de rente: vrai, ça me ferait plaisir! Je ne suis pas un Arabe du désert comme vous; je suis né satrape. Il n'y a pas de mal à ça quand on est bien décidé à ne jamais faire ni vilenie ni bassesse pour réaliser sa fantaisie. Vous me connaissez assez, j'espère, pour être bien certain que je ne voudrais ni d'une bossue, ni d'une vieille, ni d'une laide, ni d'une femme de mauvaise vie, eût-elle la fortune des Rothschild à m'offrir; mais Medora est belle, et, malgré le soin tout particulier qu'elle prend de se compromettre et de faire jaser, elle est pure. De plus, elle est adorable d'esprit et de caractère quand elle veut. Enfin, j'en suis fou!…

—Et vous n'avez pas de ballon pour vous soustraire à la fascination? Allez donc votre train et suivez l'étoile qui vous luit. Pourquoi la blâmer et la maudire pour un jour de caprice? Si elle était parfaite, seriez-vous parfait vous-même pour la mériter?

—Ma foi, pourquoi pas? répondit-il en riant; je ne vois pas ce qui me manque pour être un garçon accompli. D'ailleurs, la question n'est pas de savoir si je dois continuer à la poursuivre; c'est de savoir si je ne perds pas mon temps et si je n'use pas mes dernières bottes fines pour n'aboutir qu'au titre flatteur de cher ami. Tenez! vous aviez plus de chances que moi pour réussir auprès d'elle; pourquoi diable n'avez-vous pas pris ma place et moi la vôtre? Daniella est plus belle, quand elle chante et danse, que n'importe qui. Et même quand elle rêve… elle a des yeux, des narines… je ne l'avais jamais regardée comme aujourd'hui. Elle est pauvre et méconnue; mais il ne tient qu'à elle d'être riche et célèbre, et, comme vous avez le mérite de l'avoir découverte, elle vous sera peut-être fidèle.

—Ce peut-être est de trop, mon cher ami; et, si vous voulez me faire plaisir, vous me laisserez apprécier tout seul les mérites de ma femme.

—Allons! vous voilà jaloux?

—Et pourquoi pas, je vous prie?

—C'est juste. Mais que diable faites-vous-là! dit-il en me voyant retourner mon tableau sur le chevalet et reprendre ma palette.

—Ça veut être de la peinture, répondis-je.

—Eh! eh! s'écria-t-il en regardant avec une attention de plus en plus marquée: c'est de la peinture, en effet! Diable! mais savez-vous que c'est bien ça? Je ne vous croyais pas fort!

—Vous aviez raison: je ne suis pas fort.

—Mais si, diantre! vous êtes un sournois; vous cachez votre jeu. Drôle de corps, va! Est-ce que Medora a vu quelque chose de ce que vous savez faire?

—Rien du tout. Pourquoi?

—Ne lui laissez rien voir, hein? Si elle découvre que vous avez du talent, elle ne m'en trouvera plus du tout.

Il tourna longtemps autour de moi avec des compliments exagérés, mais naïfs comme tous ses premiers mouvements, et finit par me dire, avec chagrin, que, depuis son arrivée à Rome, il n'avait pas touché un pinceau.

—Et j'y venais pourtant avec la résolution de travailler; car, à Paris, voilà deux ans que je vas dans le monde et que je n'entre guère dans mon atelier. J'ai besoin d'avoir du talent, car je n'ai pas la moindre fortune, et la littérature d'agrément que je fais ne me rapporte rien. J'ai toujours rêvé des choses difficiles, et pendant que je sois aux prises avec mes rêves ambitieux, le temps se passe et les résultats s'éloignent.

—Vous êtes dans un jour de spleen; demain, vous parlerez autrement.

—J'ai peur du contraire. Medora me traite comme un domestique qu'on essaye.

—Ou comme un mari qu'on éprouve?

—Vous voulez me consoler; mais je suis tout démonté. On nous avait promis du café; voulez-vous que j'aille le chercher?

—Non, j'y va

—Je vois bien que vous êtes un tigre! reprit-il quand je revins avec le café que Daniella avait préparé et qu'elle savait bien que j'irais chercher moi-même. Je le comprends; mais ne vous inquiétez donc pas de moi. Je suis un homme trop occupé pour être dangereux. D'une part, mon état de chien fidèle et parfois grognon auprès de ma princesse; de l'autre, une petite sotte d'aventure pour passer le temps et prendre patience. Vous connaissez la Vincenza?

—Oui. J'aime mieux son mari.

—Son mari n'est qu'un imbécile, parfaitement habitué au sort que je lui procure.

Vous vous trompez, c'est une dupe aveugle; mais puisque vous me parlez de ça, je vous dois un avis. Prenez garde à cet homme gras et souriant: il aura un mauvais réveil!

—Je sais que je risquerais quelque chose avec lui. Je ne suis pas riche; il me rançonnerait, à coup sûr.

—Vous lui faites injure en supposant qu'il vous épargnerait si vous pouviez payer son déshonneur. C'est un homme au-dessus de ce qu'il paraît. J'ai été à même de l'apprécier, et je cause avec lui tous les jours avec beaucoup d'intérêt. Il aime sa femme, il croit en elle, dans l'occasion, il sait se venger… Je ne peux rien vous dire de plus. Soyez averti.

—Bah! je connais mon Frascati sur le bout du doigt! Les femmes y sont bien plus libres que les filles. Cette Vincenza, à laquelle j'ai dû renoncer autrefois parce que la partie était dangereuse, et qu'en somme je ne prenais pas la personne assez au sérieux pour tout risquer, à présent qu'elle est mariée et qu'elle demeure pour quelques jours à Piccolomini… Diable! n'allez pas dire cela à Daniella. Elle le répéterait peut-être à Medora, à présent qu'elles sont au mieux ensemble! je serais perdu. D'autant plus que je tiens si peu à la fermière! Elle est gentille et proprette, voilà tout. Et puis, j'ai remarqué une chose, c'est que, pour être un peu malin et un peu fort auprès d'une grande coquette, il ne fallait pas perdre un certain calme des sens qui réagit sur l'esprit. C'est en cela qu'une maîtresse sans conséquence, de l'autre côté de la cloison, est fort utile et très-appréciable; mais je vois que je vous scandalise et que j'empêche votre femme de revenir auprès de vous. Moi, il faut que j'aille voir si on s'est aperçu de mon absence et de ma bouderie.

Je retrouvai Daniella préoccupée et presque triste.

—Tu m'en veux de ma jalousie? lui dis-je en me mettant à ses genoux.

—Je n'ai pas le droit de t'en vouloir, répondit-elle. Je t'ai donné ce mauvais exemple et j'ai été bien plus mauvaise que toi!

—Oui, car tu doutais de moi, et moi, je te jure que je ne t'ai pas seulement supposé l'idée de vouloir plaire à Brumières.

—Bien vrai?

—Aussi vrai que je t'aime.

—En ce cas, je te pardonne.

—Et pourtant, tu restes triste!

—Non, mais je réfléchis, et c'est d'autre chose que je me tourmente. M. Brumières croit que je peux faire fortune avec mes dispositions pour la musique ou la danse. Il a parlé de public et de théâtre… Tu ne m'avais jamais rien dit de pareil, toi! Est-ce que tu serais jaloux, si, au lieu d'un seul bavard comme lui, j'avais plein une salle d'admirateurs et plein ma chambre de flatteurs?

—Qu'en penses-tu? réponds toi-même?

—Je pense que tu serais très-jaloux, parce que je le serais à ta place.

—Et la jalousie fait beaucoup de mal, n'est-ce pas?

O Dio santo! quelle torture!

—Et, pour me l'épargner, tu renoncerais au rêve d'une vie brillante comme celle dont parlait Brumières?

—Oui, tout de suite! Si tu dois souffrir quand je saurai quelque chose, ne m'apprends plus rien.

—Ce serait mal. Nul n'a le droit de mettre un frein à la puissance d'un autre, quand c'est une belle et noble puissance. On serait d'autant plus coupable d'étouffer le feu sacré, que l'on aime d'avantage l'être qui le possède. Ainsi, quoi qu'il arrive, je te mettrai à même de te développer.

—Mais à quoi me servira d'être savante, si je cache mon savoir?

—D'abord, je n'exige rien et je ne veux rien établir pour l'avenir. Il est possible que ton génie t'emporte sur un chemin de soleil et de feu; et, pourvu que tu m'aimes, je te suivrai. Il est possible aussi que, voyant plus de vraie clarté et de douce chaleur dans un sentier ombragé, tu préfères y rester avec moi. Quant à dire ce que tu feras alors de ton savoir, je ne saurais te l'expliquer que par une comparaison: Ecoute le rossignol; pour qui crois-tu qu'il chante? Pour nous ou pour lui?

—Ni pour l'un ni pour l'autre; il chante pour ce qu'il aime.

—Voilà une plus belle réponse que ce à quoi je songeais; mais saches que, privé de sa femelle et mis en cage, il chanterait encore.

—Il chanterait pour chanter. Eh bien, je comprends cela. C'est comme cela que j'ai toujours aimé les chansons et la danse, et, quand je disais à mes compagnes: «Je n'aime pas le bal, mais j'y vas pour danser:» elles comprenaient bien que je n'y allais pas pour les amoureux et pour les compliments, mais pour le besoin de me décoller l'esprit et les pieds de la terre où l'on marche.

—Il faut que je t'embrasse pour cette métaphore, mon bel oiseau du ciel. Tu la sentiras encore plus claire et plus vraie à mesure que tu découvriras, dans l'art, des sources d'émotion, de recueillement et d'enthousiasme que tu ne fais encore que deviner.

—Donc, il faut que je travaille et que je ne me tourmente pas de ce qui en arrivera? Pourtant… Est-ce que tu as beaucoup de talent, toi?

—Je ne pense pas, mais je tâche d'en avoir.

—Et tu crois que tu en auras?

—Oui, j'espère: espérer, c'est croire.

—Mais ce sera long?

—Peut-être que non.

—Et cela te fera riche?

—Cela est douteux. Je ne sais pas. Tu as donc besoin d'être riche?

—Moi? Pourquoi aurais-je ce besoin-là? J'ai toujours été pauvre: mais, tu es riche, toi!

—Tu trouves?

—Oui, par comparaison, et je pense toujours que tu vas manger ce que tu as pour me faire belle et paresseuse.

—Travaille donc et ne crains rien. Disons-nous, pour n'avoir pas de déception, qu'à nous deux nous gagnerons toujours le nécessaire, et que nous pouvons nous passer du superflu.

—Mais… écoute encore! Sais-tu que je n'ai rien?

—Je ne t'ai jamais demandé si tu avais quelque chose.

—Ma petite toilette, qui tient dans ce coffre, et le pauvre petit mobilier que tu vois, c'est tout ce que je possède. J'avais un peu d'argent et des bijoux donnés par lady Harriet; je n'ai rien voulu accepter de sa nièce en la quittant; mais Masolino, en m'enfermant dans ma chambre, a tout pillé sous prétexte de m'empêcher de secourir les conspirateurs, et je ne sais ce que cela est devenu. On n'a rien trouvé sur lui ni chez lui.

—Eh bien, tant mieux! Je t'aime mieux ainsi.

—Tu n'es pas inquiet?

—Non!

—Et tu serais fâché peut-être que j'eusse gagné beaucoup d'argent au service de lady Harriet?

—Cela me serait indifférent.

—Mais, si j'avais accepté les dons que Medora voulait me faire?

—J'en serais humilié. Je te sais un gré infini de les avoir si fièrement refusés.

Elle m'embrassa, et me pressa de dîner pour aller faire notre visite de tous les soirs à la malade de Piccolomini. Je trouvais ma chère femme un peu agitée et comme impatiente de sortir. J'attribuais sa préoccupation à ce que je lui avais dit de Vincenza et de Brumières; je l'avais engagée à sermonner cette petite femme, ou, tout au moins, à lui recommander la prudence. Daniella, qui est très-attachée à son parrain Felipone, était indignée de cette nouvelle trahison.

Lady Harriet va de mieux en mieux. Daniella passa une heure auprès d'elle, puis monta chez Medora, et, au retour, m'embrassa avec effusion sous les platanes de la villa Falconieri.

—Tu m'as donné un bon conseil, dit-elle, et grâce à toi, je suis délivrée d'un tourment cruel. A présent, tu auras ma confession! Écoute!

Chargement de la publicité...