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La Duchesse de Châteauroux et ses soeurs

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VIII

Les deux portes de l'Œil-de-Bœuf restent fermées toute la journée de la mort de madame de Vintimille.—Chagrin du Roi partant pour Saint-Léger.—Louis XV relisant la correspondance de la morte.—Le Roi est heureux de souffrir d'un rhumatisme en expiation de ses péchés.—Le petit appartement de M. de Meuse.—Les tristes soupers du petit appartement.—Mademoiselle de Charolais ne réussissant pas à rentrer dans l'intimité de madame de Mailly.—Influence de la comtesse de Toulouse et des Noailles sur le Roi.—Les emportements de madame de Mailly contre Maurepas.—L'aversion du cardinal de Fleury pour le maréchal de Belle-Isle.—Le maréchal fait duc héréditaire par la protection de madame de Mailly.—Chaleur de l'obligeance de madame de Mailly.—Son billet de recommandation en faveur de Meuse.—Sa délicatesse en matière d'argent.—L'anecdote des fourrures de la Czarine.

Le chagrin désespéré que ressentit Louis XV de la mort de madame de Vintimille montrait chez l'homme et l'amant une sensibilité tout à fait inattendue.

Au petit lever, La Peyronie, qui avait refusé aux instances de madame de Mailly de faire réveiller Louis XV pendant que vivait encore la mourante, entrait le premier. Le Roi lui demandait des nouvelles de la malade. La Peyronie répondait qu'elles étaient mauvaises. Au ton dont la réponse lui était faite, le Roi se retournait de l'autre côté et s'enfermait entre ses quatre rideaux après avoir donné l'ordre qu'on dît la messe dans sa chambre. La Reine venue pour voir le Roi, comme elle en avait l'habitude tous les matins, était refusée deux fois. Le Cardinal lui-même ne pouvait se faire ouvrir et ne parvenait à s'introduire que pour quelques minutes avec l'aumônier à la fin de la messe. Barjac, chargé d'un paquet arrivé par le courrier de Francfort, avait toutes les peines du monde à le faire remettre au Roi. Les gentilshommes de la chambre n'obtenaient pas leurs entrées, et, ce jour-là, les deux portes de l'Œil-de-Bœuf restaient fermées jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Le Roi se levait seulement alors, descendant chez la comtesse de Toulouse, où il trouvait madame de Mailly[232], la prenait avec MM. d'Ayen, de Noailles, de Meuse, et montait en voiture pour Saint-Léger[233], se sauvant, pour ainsi dire, de Versailles, et ne disant pas le jour où il reviendrait.

Le Roi, qui était parti sans gardes, sans flambeaux, et sanglotant et pleurant, ne pouvait souper le samedi et le dimanche; le lundi, il se laissait mener à la chasse, mais il était si absorbé en ses tristes pensées, que, lorsqu'on lui demandait l'ordre pour le premier lancé, il ne répondait pas.

Dans la petite maison de campagne de Saint-Léger, au milieu de ce cercle étroit d'amis, où il n'était plus le roi, Louis XV, débarrassé des homélies du cardinal sur les faiblesses humaines, des consolations maladroites et peu sincères de la Reine, n'avait plus à cacher ses larmes et pouvait leur donner toute liberté[234]. Le roi s'enfonçait dans ses regrets, il trouvait une joie cruelle, une satisfaction douloureuse à les renouveler et à les raviver. Il s'occupait, il s'entourait, il semblait se nourrir et vivre du souvenir de tout ce que sa maîtresse avait été, et il poursuivait son ombre dans tout ce qui lui parlait d'elle, dans tout ce que la mort épargne d'une femme qui n'est plus, remontant le temps pas à pas, abîmé dans la lecture des lettres qu'il lui avait écrites et de celles qu'il en avait reçues, essayant de ressaisir jour par jour la trace et le parfum du temps envolé, allant de reliques en reliques et d'échos en échos, pour revenir à cette cassette aux deux mille billets, l'urne où tenaient les cendres de leurs amours. Et dans de longues conversations entrecoupées de soupirs, parlant des lettres et des papiers de la morte, il aimait à dire qu'il n'y avait découvert que des choses à l'honneur de son cœur, «rien que de très-bien et de très-convenable,» une seule chanson et encore à la louange de l'abbesse de Port-Royal, où madame de Vintimille avait été élevée, s'efforçant avec un culte amoureux et presque pieux de sa mémoire, de détruire l'universelle réputation de méchanceté que la comtesse avait laissée après elle[235].

Le mois de septembre se passait en petits voyages à Saint-Léger, coupés de séjours à Versailles, passés en grande partie dans les appartements de la comtesse de Toulouse en tête à tête avec madame de Mailly, séjours que le Roi abrégeait le plus qu'il pouvait[236].

La soudaineté de la mort de madame de Vintimille, son mystère, son horreur, les soupçons d'empoisonnement autour du lit, les insultes autour du corps, cette fin misérable qu'un Dieu vengeur semblait avoir abandonnée aux ironies de l'homme pour la faire plus exemplaire et plus frappante, avaient bouleversé le vif et ardent jeune homme qui était dans le Roi. L'inquiétude des châtiments célestes, la terreur de l'enfer qui, malgré les moqueries de madame de Mailly disant qu'il n'y a pas d'enfer, que c'était là un conte de bonne femme, avaient si vivement tourmenté le Roi il y avait deux ou trois ans, lorsqu'il ne faisait pas ses dévotions et ne pouvait toucher les malades[237], s'étaient réveillées tout à coup, livrant un terrible combat aux ardeurs de son tempérament. Il s'efforçait d'arriver à vivre avec madame de Mailly, comme M. le Duc vivait avec madame d'Egmont sans cohabitation charnelle, si ce n'est par accident; de quoi, dit d'Argenson, on se confesse bien vite. Le Roi écoutait maintenant la messe avec une contrition marquée; à tout moment il avait à la bouche les mots de religion, de lectures spirituelles. Il parlait maintenant de ses souffrances physiques avec un certain plaisir, et un jour les courtisans étaient tout étonnés d'entendre, après un long silence, tomber des lèvres du Roi: «Je ne suis pas fâché de souffrir de mon rhumatisme, et si vous en connaissiez la raison, vous ne me désapprouveriez pas: je souffre en expiation de mes péchés[238].»

La douleur du Roi trouvait cependant une consolation et un soulagement dans la douleur de madame de Mailly qui avait si bien immolé son bonheur aux plaisirs du Roi qu'elle pleurait avec de vraies larmes une sœur dans madame de Vintimille, et qu'on la voyait tous les jours entendre la messe en l'église des Récollets sur la tombe de sa rivale[239].

Au mois d'octobre, le Roi, de retour à Versailles et n'en sortant plus guère que pour la chasse et de petits voyages à la Muette, demandait un jour à M. de Meuse qui avait une fort triste chambre avec une seule fenêtre donnant sur la cour des cuisines, s'il ne lui ferait pas plaisir en lui donnant un autre logement. M. de Meuse répondait qu'il recevrait toujours avec reconnaissance les bienfaits du Roi.

«Je veux vous en donner un au-dessus de ma petite galerie,» disait le
Roi.

M. de Meuse se confondait en remercîments, et déclarait que sa reconnaissance serait d'autant plus grande qu'il serait bien près des cabinets de sa Majesté; «mais je ferai fermer la communication,» faisait Louis XV.

Et l'on raisonnait sur la distribution du logement; il était question d'une petite antichambre, d'une seconde antichambre pour y manger, d'une chambre bien éclairée, d'un cabinet, d'un office, d'une cuisine, etc. Au bout de quoi le roi ajoutait:

«Votre chambre sera meublée, vous y aurez un lit, mais vous n'y coucherez point. Vous aurez une chaise percée, mais vous n'en ferez point usage. Vous aurez la clef dans la poche, et vous pourrez y faire entrer MM. de Luxembourg et de Coigny, quand ils seront revenus de l'armée; mais il faudra que vous y dîniez. Qu'est-ce que vous voulez avoir pour votre dîner?»

M. de Meuse, qui commençait à comprendre, s'écriait gaiement qu'il aimait faire bonne chère, qu'il ne serait pas fâché d'avoir un potage, une pièce de bœuf, deux entrées, un plat de rôti, deux entremets.

«Mais j'irai y souper quelquefois,» jetait dans un sourire le Roi.
«Combien demandez-vous?»

À cette question, M. de Meuse, assez embarrassé, craignant de demander trop ou pas assez, se retournait vers madame de Mailly, lui disant: «Madame la comtesse, aidez-moi donc.»

Madame de Mailly et M. de Meuse calculaient, supputaient, et M. de Meuse, pressé par le Roi, déclarait qu'il pensait pouvoir supporter la dépense avec douze ou quinze cents livres par mois[240].

L'appartement, ainsi donné à M. de Meuse, allait être en effet la nouvelle habitation de madame de Mailly, dans la société et la compagnie de laquelle le Roi, en son chagrin, voulait se réfugier, fuir, au milieu de Versailles, la cour et la vie de représentation du château.

L'appartement au-dessus de la petite galerie, que bientôt madame de Mailly appellera «mon petit appartement,» se composait d'une salle à manger joignant les cabinets du Roi, d'un corridor où se trouvaient d'un côté un office et une cuisine, de l'autre une garde-robe de femme de chambre et une garde-robe de commodité, d'une petite chambre fort jolie avec un lit dans une niche de toile découpée par un tapissier de Paris, un cabinet très-bien éclairé, où le Roi passait une partie de l'année à travailler à ses plans, les après-dînées. Quelques changements y étaient faits plus tard, on prenait une partie de la cour de madame de Toulouse pour bâtir un nouvel escalier qui donnait une antichambre de plus, et on augmentait encore le petit appartement d'un salon d'assemblée trouvé dans un des cabinets où l'on bouchait les lanternes du plafond. C'était le salon où madame de Mailly jouait tous les soirs des jours, où le Roi ne chassait pas et travaillait avec le Cardinal de six à neuf heures.

Le service de la table était des plus simples. Le Roi était servi par un seul officier de la bouche, un seul officier du gobelet; le valet de chambre de madame de Mailly, improvisé maître d'hôtel, mettait les plats sur la table. Il n'y avait que trois douzaines d'assiettes de vaisselle plate marquées aux trois couronnes, et Moutiers, l'ancien cuisinier des cabinets, chargé de la dépense, apportait la plus grande économie[241].

Aux soupers du petit appartement qui avaient lieu à sept heures, les jours de chasse, il y avait en hommes toujours M. de Meuse, très-souvent le duc d'Ayen avec le comte de Noailles, une fois par hasard le duc de Villeroy ou le duc de Richelieu, et en femmes madame de Mailly toute seule. Le Roi continuait à être plongé dans une profonde tristesse. Souvent il lui arrivait, après avoir mangé un morceau, de tout refuser, puis de tomber dans une mélancolie noire, dans un état vaporeux dont les convives ne pouvaient le faire sortir, quelque gaieté qu'ils apportassent.

Ainsi se passaient ces étranges et lugubres soupers où, à tout moment, le bruit joyeux des verres, et le rire des paroles prêtes à s'enhardir, s'éteignaient sous les repentirs dévots du Roi, faisant maigre pour ne pas commettre «des péchés de tous côtés[242]», arrêtant tout à coup un sourire commencé pour entrer dans le remords, parlant à tout propos d'enterrement, et si à ce moment ses yeux venaient à rencontrer les yeux de madame de Mailly, éclatant en larmes, et forcé de quitter la table, sans pouvoir fuir cette mort de madame de Vintimille, où il trouvait au-delà de la mort même une épouvante suprême, la mort sans sacrements, sans réconciliation avec Dieu… On eût dit que les terreurs et les faiblesses d'un autre Henri III possédaient la conscience de ce roi du XVIIIe siècle, mêlant les actes de contrition aux larmes de l'amour.

* * * * *

De ce rapprochement, de ce ménage de larmoiement et de sensualité funèbre, madame de Mailly tirait une force; elle reprenait un peu d'autorité amoureuse sur le Roi. Louis XV ne faisait plus de voyages les jours où madame de Mailly était de semaine près de la Reine. C'était madame de Mailly qui dressait pour les voyages la liste des invitations et avertissait les princes et les princesses même.

Devant ce crédit renaissant, les femmes qui avaient autrefois ordonné de la volonté de madame de Mailly, voulaient ressaisir cette volonté, sans direction, sans gouvernement, depuis la mort de sa sœur. Mademoiselle, tenue à distance par madame de Vintimille, cherchait à se rapprocher de la maîtresse[243]. Elle parvenait à se faire inviter à quelques voyages à la Muette, mais restant dans l'ignorance si elle en serait jusqu'à la veille; et toujours la réception était froidement polie et sans aucun tête à tête avec madame de Mailly[244]. Dans un des voyages de cette année à Choisi, où le retour était si pénible pour le Roi[245], Mademoiselle eut le malheur d'avoir au jeu une grosse dispute à propos d'un petit écu. Le lendemain, pour radoucir son ancienne amie, elle lui faisait présent d'un fichet à pousser les billets hors les boules, garni de rubis et de diamants, avec des jetons en agate et en cornaline, qu'elle avait fait faire pour le cavagnole. Mais le cadeau ne servait à rien, madame de Mailly était lasse depuis longtemps de la princesse et de sa domination. On l'avait entendue dire à la Muette, en montant seule de femme dans le carrosse du Roi, en présence de Mademoiselle retournant coucher à Madrid: «qu'elle n'avait pas été fâchée de monter ainsi devant elle, et de lui faire voir qu'elle pouvait se passer d'elle[246].»

À l'heure présente, l'oreille de madame de Mailly et la faveur de l'amant appartenaient entièrement aux de Noailles, à la comtesse de Toulouse. Cette gent Noailles, ainsi que l'appelle le marquis d'Argenson, pour toutes les révolutions morales qui arrivent chez les souverains, pour les années d'indépendance d'esprit et de libertinage, pour les périodes d'activité physique, pour les retours d'idées religieuses, enfin pour toutes les dispositions de l'âme et du corps d'un Roi, avait des libertins, des athées[247], des chasseurs, des dévots et des dévotes qu'elle tirait comme d'un magasin d'accessoires et qu'elle produisait sur la scène de Versailles tour à tour. Or, dans ce moment, pour ce couple de tristes amoureux que la cour s'attendait d'un jour à l'autre à voir lire ensemble leur bréviaire, quelle meilleure confidente, complaisante, amie dirigeante que cette princesse dévotieuse, sans rouge, passant des deux heures à l'église, dans un confessionnal, penchée sous la lueur d'une petite bougie sur un livre de prière[248]! Du reste, la pieuse et prévoyante amie de la maîtresse, très au fait du peu de durée des affections terrestres, marchait toujours accompagnée de la jeune demoiselle de Noailles que la cour regardait comme destinée à recueillir la succession de madame de Mailly, tout en poussant dans l'intimité du Roi et de la favorite qui la mettait sur la liste des petits voyages[249], une autre de ses protégées, la jolie, la séduisante madame d'Antin.

* * * * *

Se sentant maintenue dans le cœur inconstant de Louis XV par la paix momentanée de ses désirs, et appuyée par cette coalition de tous les Noailles groupés à l'heure présente autour du Roi, madame de Mailly se surveillait moins, ne mettait plus de sourdine aux violences de ses antipathies, laissait éclater ses haines contre ses ennemis dans le ministère.

Le vieux de Meuse qui était, lieutenant-général et qui aimait la guerre, obligé de dîner tous les jours avec le Roi et madame de Mailly, ou avec madame de Mailly toute seule, les jours où le Roi était à la chasse, se lamentait un soir, à mots couverts, sur l'assiduité, la gêne, la contrainte de cette vie, sur l'espèce de brillante domesticité dans laquelle le confinait l'amitié du Roi, et rappelait à Louis XV la promesse qu'il lui avait faite l'année dernière de servir encore. Louis XV lui disait qu'il avait changé d'avis, puis, le voyant consterné de son refus, il ajoutait: «Il ne faut point prendre un air aussi triste, je suis persuadé de toute votre volonté, mais que voulez-vous faire en continuant le service? vous n'êtes plus jeune, vous avez une assez mauvaise santé; que voulez-vous devenir: maréchal de France? Ne puis-je pas vous faire duc et pair et chevalier de l'Ordre? Tenez-vous donc tranquille, et ne soyez point aussi affligé que vous le paroissez[250].» À quelques jours de là, la conversation familière et secrète revenait au Roi par le Cardinal, enjolivée d'ajoutés, de choses non dites et qui compromettaient Louis XV. Le Roi s'en plaignait à de Meuse devant madame de Mailly, qui, prenant tout à coup la parole avec emportement, disait que c'était elle qui était la cause de ces bavardages, que tout dernièrement la comtesse de Toulouse plaisantant de Meuse de ce qu'il n'allait pas à la guerre, et ayant vu sortir de Meuse tout peiné et sans répondre à la comtesse, elle n'avait pu se retenir de raconter à madame de Toulouse les regrets de M. de Meuse et la conversation du Roi; elle ajoutait qu'il y avait là le bailly de Froulay, qui était un ami de Maurepas et qui avait dû lui rapporter la confidence faite à la comtesse. Là-dessus, maltraitant de paroles Maurepas, elle donnait carrière à tous les ressentiments longuement amassés en elle et se livrait à une véritable exécution du ministre. Le Roi cherchait à le défendre, soutenant que sa légèreté ne s'étendait pas aux choses essentielles, qu'il y avait des choses qui n'avaient jamais été sues que de lui et de son ministre et dont personne n'avait jamais été instruit: «Cela est bien extraordinaire, répondait madame de Mailly avec une vivacité colère, s'il n'étoit pas secret en pareil cas, il faudroit donc que la tête lui eût tourné[251].»

* * * * *

En cette année 1742, madame de Mailly devient une influence, presque une puissance[252] à laquelle Breteuil recevant des nouvelles d'Allemagne envoie un courrier, ainsi qu'il en envoie un à Issy. Héritière de la politique de sa sœur, elle continue sa protection à Chauvelin et au maréchal de Belle-Isle; avec l'autorité qu'elle a prise sur le Roi, dans cette vie d'intimité avec lui, Chauvelin, elle est un moment, une heure sur le point de le voir rappeler. La lettre de rappel était écrite par le Roi, elle était remise au duc de Villeroy, ami de Chauvelin, le courrier se tenait botté pour partir[253], lorsqu'au dernier instant, le Roi s'ouvrait au cardinal qui avait l'habileté d'appeler au ministère d'Argenson et le cardinal de Tencin[254]. Et madame de Mailly était encore une fois jouée par le vieux Fleury.

Mais, si la favorite n'avait pu parvenir à replacer Chauvelin, elle avait le bonheur de maintenir en place contre les mauvaises dispositions du cardinal le maréchal de Belle-Isle qu'elle songeait, ainsi que sa sœur en avait eu l'idée, à faire un jour premier ministre, encouragée en ce projet par la comtesse de Toulouse devenue bélisienne[255] et si passionnément, qu'elle s'était presque brouillée avec ses neveux.

Madame de Mailly combattait, luttait, mettant à profit les fréquentes coliques et les jours d'alitement du cardinal à Issy. Mais le vivace vieillard qu'on avait vu, le jour où il avait eu ses quatre-vingt-neuf ans, dire, par une espèce de fanfaronnade, la messe à la chapelle[256], après quelques gobelets d'eau de Vals, quittant tout à coup sa marche tremblotante, son teint momifié, encore tout foireux et breneux, apparaissait dans les corridors de Versailles, le visage clair, redressant sur ses jambes cagneuses sa grande taille diminuée de quatre pouces, et se glissant et se coulant, ses longs cheveux blancs au vent, il pénétrait chez le Roi où, en une heure de conversation, il défaisait le travail de toute une semaine de la favorite.

Le malheur voulait pour madame de Mailly que précisément à cette heure le cardinal disait pis que pendre du Belle-Isle. Un moment, séduit par son éloquence et sa réputation de grand homme, mais encore plus par la croyance que M. de Belle-Isle était le grand ennemi de Chauvelin, le Cardinal n'avait pas tardé à éprouver une basse jalousie pour l'homme dont la grandeur des conceptions et des plans étonnait, déconcertait le terre à terre de ses idées politiques. Puis, lorsque l'Éminence s'était aperçue que M. de Belle-Isle était l'ami de gens qui passaient pour être liés secrètement avec Chauvelin, qu'elle avait reconnu qu'il était aimé du Roi, protégé par la maîtresse, qu'elle l'avait trouvé indépendant, elle l'avait pris dans l'aversion qu'elle s'était tout à coup sentie pour M. de Chauvelin, quelques mois avant son exil[257].

Donc la disgrâce du maréchal était résolue par le Cardinal, et le maréchal, devant arriver d'Allemagne le 3 mars dans la soirée et faisant prévenir à trois heures le Cardinal qu'il avait besoin de le voir à son débotté, le Cardinal ajournait l'audience sous le prétexte qu'ils seraient las tous les deux, et que le maréchal eût à se reposer. Sur cet ajournement, cachant un refus d'audience, tombait chez l'Éminence madame de Mailly qui, malgré l'enragement de Barjac, forçait la porte et demeurait enfermée une heure et demie avec le Cardinal. Le vieux Fleury, qui avait d'abord pris un ton de galanterie avec la maîtresse, entrait tout doucement en colère, et se fâchait, et criait, pendant que Barjac, son âme damnée, pestait dans l'antichambre. Enfin, madame de Mailly, à force de prières, de flatteries, d'importunités, arrachait au Cardinal la promesse de recevoir M. de Belle-Isle le lendemain[258].

La réception était des plus froides, durait une minute et demie, et, au sortir de l'audience du Cardinal, le Roi adressait à peine quelques paroles au maréchal.

À quelques jours de là, dans un conseil tenu à Issy,—et où, par parenthèse, le maréchal arrivait en retard, et où ce retard faisait envoyer savoir chez lui s'il était à la Bastille,—M. de Belle-Isle rencontrait chez les ministres et surtout chez M. de Maurepas une hostilité qui n'avait plus la pudeur de se dissimuler. Alors l'homme qui venait de concilier en Allemagne de grands et difficiles intérêts, qui venait de mettre la couronne impériale sur la tête de l'électeur de Bavière, le guerrier et le diplomate que d'Argenson compare «à Gulliver lié et tourmenté par des pygmées,» se plaignait avec des paroles pleines d'emportement et d'un hautain mépris, de l'indécence des propos tenus contre lui, du vilipendage de parti pris auquel s'était livré à son égard le ministère, du discrédit et du déshonneur dont on l'avait frappé, finissant par déclarer qu'il n'avait plus l'autorité nécessaire pour servir le Roi.

C'est alors que madame de Mailly, après cette première démarche auprès de Fleury qui avait peut-être sauvé le maréchal de l'exil, de la Bastille, se mettait en tête de lui faire obtenir une marque de confiance qui lui permît de travailler utilement pour le service du Roi. Le mercredi 14 mars, la maîtresse s'entretenait avec le duc de Luynes[259] du besoin, pour l'intérêt du Roi et de l'Etat, que le maréchal reçût une marque éclatante de bonté de Sa Majesté, répétant que c'était de toute nécessité et ne prévoyant, disait-elle, d'autre opposition que celle que pourrait apporter la volonté du Cardinal que le Roi voulait toujours traiter avec des égards et de la considération. Madame de Mailly ne cessait de parler de cette marque de bonté aux personnes qui se trouvaient là, sollicitant leur approbation, s'efforçant de préparer une opinion favorable à une chose qui semblait déjà faite au duc de Luynes.

Le lendemain de cette conversation de madame de Mailly avec le duc de Luynes (15 mai 1742), le maréchal de Belle-Isle était déclaré duc héréditaire[260].

Cette grâce, que la maîtresse proclamait tout haut son ouvrage, était une victoire sur Maurepas et presque une défaite du Cardinal qui, à son coucher, où l'on parlait du duc du matin, laissait échapper sur un ton indéfinissable: «Madame de Mailly aura été bien aise[261].»

Cette protection de madame de Mailly fut constante et sans lassitude. Madame de Mailly lutta encore pour Belle-Isle alors même qu'elle avait à lutter pour elle-même. Au milieu des alarmes de son amour, elle travaille à le maintenir en grâce auprès du Roi et à fortifier dans le public les assurances de sa faveur. Alors que des quarante mille hommes envoyés en Allemagne, Prague ne nous en rend que huit mille, au mois d'octobre 1742, madame de Mailly force le Roi, qui n'avait pas parlé à Beauvau dans un souper des cabinets, de l'entretenir, tout le temps d'un souper au grand couvert, des longs sommeils de Broglie, de ses erreurs, du génie de Belle-Isle; et par cette parole du maître aussitôt répandue, non-seulement elle couvre le maréchal, non-seulement elle rassure ses amis, mais elle engage le Roi dans une espèce de promesse publique de continuer à employer le maréchal avec de plus grands moyens d'action[262].

* * * * *

C'est là la femme; et son envie d'être agréable à ceux qu'elle aime produit, pendant sa liaison avec Louis XV, ce miracle que le Roi timide parle aux gens. Quand elle sait quelqu'un affligé de son silence, elle est au désespoir, et n'a de cesse et de tranquillité que lorsqu'elle a arraché quelques mots à son amant: «il faut qu'on s'en aille content du Roi.»

Cette chaleur de l'obligeance, vous la rencontrez du reste chez madame de Mailly, à un point rare et qui n'est pas ordinaire. Elle éclate tant qu'elle vit chez l'excellente femme, pour son père, pour ses ingrates sœurs, pour ses amis, pour ses connaissances, pour ceux même qui ne se recommandent à elle que par l'intérêt du malheur. Un jour paraît un mémoire d'une demoiselle de Nogent, fille d'un frère de la maréchale de Biron et d'une femme turque qu'une lettre de cachet avait fait renfermer dans un couvent. Sur la lecture du mémoire de la demoiselle qui avait de la fortune, madame de Mailly se monte la tête et s'imagine que ce serait un parti avantageux pour le chevalier Choiseul, fils de M. de Meuse, et assez pauvre cadet, et la voilà aussitôt partie pour Paris, et bientôt chez la maréchale de Biron à laquelle elle communique son idée, de là chez la maréchale d'Estrées qu'elle emmène, et de là au couvent, chez la demoiselle qui n'a aucune envie de se marier, mais qui lui demande sa délivrance; et madame de Mailly se met à courir jusqu'à ce qu'elle ait obtenu pour la prisonnière la permission de rentrer chez elle[263].

Et ce désir passionné de rendre service, on le retrouve, avec des tournures de cœur adorables, jusque dans les moindres recommandations qui échappent à sa plume. Voici un billet dont la pressante insistance n'a d'égale que la fantaisie de l'orthographe:

Ille vaquent par la mort de M. dentin (d'Antin) la place de capitaine des matelot sur le canal, que je déserirait fort pouvoir obtenir pour qui, pour une homme qui a surement mérité toute autres chose, puis que cest pour monsieur le marquis de Meuse, l'état de ces afair fait qu'il se retourne de tout les costés, ne pouvant avoir mieux, il se contente de peu; je mintéresent ont ne peux pas davantage à tout ce qui le regarde; et tout les plaisir qu'on peux luy faire je me les tient pour fait à moy même. J'ayme mieux vous escrire que de vous ennuier verbalement. Je conte baucoup sur vous pour cette petite afair. Compté aussy sur ma reconnoissance et sur le plaisir que j'ay de vous asurer que personne na l'honneur destre plus sincérment, monsieur, votre très humble et très obéissante servante,

MAILLY DE MAILLY.

Ce mardy[264].

La bonté, l'ouverture de cœur, la constance en amitié[265], la bienveillance active sont les vertus de cette femme; mais elle possède encore une autre grande qualité,—qualité rare pour une femme qui s'est vendue et qui est toujours pauvre,—c'est le désintéressement, la délicatesse en matière d'argent, le point d'honneur colère qu'elle met à ne vouloir pas être même soupçonnée de recevoir un cadeau. Et il y a à ce sujet une charmante anecdote.

M. de la Chétardie, ami de madame de Mailly, nommé ambassadeur en Moscovie, près de la Czarine, allait prendre congé de la favorite, lui offrant ses services pour la cour où il se rendait. Madame de Mailly, qui n'avait pas de relations dans ce pays lointain, le remerciait, lorsque, faisant réflexion que c'était la contrée d'où venaient les plus belles fourrures, elle le priait de lui faire l'emplette d'une fourrure et de deux toiles de Perse, en lui recommandant que la fourrure et les toiles de Perse n'allassent pas au-delà de six cents livres, n'étant pas assez riche pour «se payer du beau».

M. de la Chétardie, arrivé en Moscovie, et qui était sur un très-grand pied à la cour de la czarine, ne trouvant que des fourrures très-ordinaires, et ayant appris que les plus belles étaient détenues par l'Impératrice, qui en faisait une espèce de magasin, parla de sa commission au duc de Biron, duc de Courlande, favori de l'Impératrice. Le duc de Courlande lui demanda le nom de la destinataire. M. de la Chétardie lui nomme naturellement madame de Mailly, mais en ajoutant qu'elle ne pouvait y mettre qu'un certain prix. Le duc de Courlande de lui dire de ne plus s'embarrasser de la commission, qu'il en faisait son affaire. Il en parlait à la Czarine, et la Czarine, voulant faire à la maîtresse du Roi de France un présent digne de son royal amant, choisissait deux fourrures dont l'une était de 30,000 livres, l'autre de 60,000 livres, et douze toiles de Perse d'une beauté parfaite. Et un jour le duc de Courlande, qui avait fait faire lui-même le paquet, disait à la Chétardie: «Votre affaire est faite, il n'y a plus qu'à l'envoyer en France.» M. de la Chétardie, qui ne savait pas ce que contenait le paquet, demandait au duc de Courlande ce qu'il avait à lui rembourser, à quoi l'autre répondait que c'était une bagatelle et que la Czarine était charmée de lui faire cette petite gracieuseté.

Et le paquet arrivait à Amelot avec une lettre dans laquelle il y avait: «À l'égard du paquet de telle façon qui vous est adressé, je vous prie de le remettre à madame…», le nom ne s'y trouvait pas. Amelot assez embarrassé en parlait un jour au Roi après le conseil, devant les ministres, quand Maurepas disait peut-être méchamment: «Mais ce pourrait être pour madame de Mailly qui connaissait M. de la Chétardie, et qui lui aura donné quelque commission, il faudra s'éclaircir de ce fait.»

Le soir, le Roi, au souper des petits cabinets, ayant donné le mot à son monde, entreprit de badiner madame de Mailly sur ce qu'elle recevait des présents des cours étrangères sans rien dire. Madame de Mailly, qui ne savait rien, au premier mot du Roi devenait très-sérieuse, puis se fâchait, déclarait bien haut, devant les soupeurs devenus silencieux, qu'elle n'était ni femme, ni fille de ministre, tombait sur madame de Maurepas, sur madame Amelot, sur madame de Fulvy, belle-sœur du contrôleur général, disait que celle-ci avait un pot-de-vin sur toutes les marchandises des Compagnies des Indes, que celle-là touchait un tribut sur chaque vaisseau du Roi, que la troisième…, et finissait par déclarer que, quand le paquet lui arriverait, elle le jetterait à la rivière[266].

IX

Le Roi las de madame de Mailly.—Introduction de Richelieu dans les petits appartements.—Richelieu travaille à faire renvoyer la favorite.—Exclamation d'admiration du Roi à Petit-Bourg devant madame de la Tournelle.—Mariage de Marie-Anne de Mailly-Nesle avec le marquis de la Tournelle.—Dévotion du mari.—Apparition de madame de la Tournelle à la cour en 1740.—Inquiétudes de Fleury.—Entretien du Cardinal avec la duchesse de Brancas.—Maurepas, l'ennemi des maîtresses.—Il s'efforce de détruire madame de la Tournelle dans l'esprit du Roi, en même temps qu'il joue l'amoureux de sa personne.

Au fond, au bout de quelque temps de cette triste vie, tête à tête dans le petit appartement de Meuse[267], avec cette femme qui enlaidissait[268], l'ennui revenait à Louis XV et la liaison commençait à se dénouer. Les scènes de tendresse de madame de Mailly retardaient seules une rupture; elles enchaînaient encore le Roi, qui, mécontent de sa faiblesse, s'en fâchait par des duretés et des méchancetés qui jetaient la malheureuse femme dans le désespoir. Enfin le dénoûment fatal, dont le Roi avait l'impatience et n'avait pas la force, fut précipité par un homme qui commençait à prendre un ascendant sur l'esprit du Roi.

Ce n'était pas encore un familier des petits appartements; mais, dans le petit nombre de fois qu'il avait été invité aux soupers, le jeune courtisan avait grandement réussi par le feu de son esprit, la chronique indiscrète de ses amours et la petite gloire scandaleuse qui commençait à se faire autour de son nom. La princesse de Charolais, avant que madame de Vintimille l'écartât de la conduite du faible esprit de madame de Mailly, avait, dès l'abord, mis la favorite en garde contre ce nouveau venu: le duc de Richelieu. Animée contre lui de vieilles rancunes de cœur, et ne lui pardonnant guère, malgré les replâtrages et les raccommodements, le peu d'importance qu'il avait donnée à son amour, la princesse ne tarissait pas auprès de madame de Mailly sur le danger de laisser approcher trop près du Roi un homme érigeant l'inconstance des hommes en principe, un homme ambitieux de la première place dans les confidences du Roi et d'une sorte de ministère de ses amours. De là, une grande froideur de madame de Mailly pour le duc, une intrigue assez adroitement menée contre son crédit naissant, pour que le Roi lui infligeât presque un exil. Mais les préventions données par madame de Mailly s'effaçaient, et Richelieu revenait à la cour, furieux contre madame de Mailly, et résolu à pousser auprès du Roi une femme qui lui fût dévouée, d'un caractère plus personnel, et moins susceptible des impressions extérieures. Il s'unissait avec madame de Tencin pour remplacer et renvoyer madame de Mailly.

Tous deux passaient en revue la cour, ils discutaient les femmes, ils pesaient les chances de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, de la grâce; ils calculaient la docilité et la reconnaissance de chacune; ils en estimaient le degré et le temps de domination sur le Roi; et leur choix, après avoir longtemps erré, s'arrêtait sur une femme qui avait l'avantage de demander aux ennemis de madame de Mailly bien peu d'efforts pour passer de l'admiration du roi à son amour. C'était cette beauté qui, la première fois qu'elle avait été aperçue par Louis XV, à Petit-Bourg, chez M. le duc d'Antin, lui avait arraché cette exclamation: «Mon Dieu! qu'elle est belle[269]!»

La femme admirée par Louis XV se trouvait être une sœur de madame de Mailly, dont le portrait, peint en 1740 par Nattier[270], avait donné du même coup la réputation au peintre et la palme de la beauté parmi les femmes de la cour à cette autre de Nesle.

Cette sœur, appelée Marie-Anne de Mailly-Nesle, avait été mariée le 19 juin 1734, à l'âge de dix-sept ans, au marquis de la Tournelle. Mademoiselle Anne de Nesle, qui apportait 9,000 livres en 60 actions, épousait un mari possédant une terre aux environs d'Autun rapportant 52,000 livres de rente[271]. Et l'histoire est vraiment curieuse de cette terre de la Tournelle dont le revenu tout en bois ne s'élevait pas à plus de 4 ou 5,000 livres, il y avait une cinquantaine d'années. M. de Vauban, ami du grand-père de M. de la Tournelle, étant allé le voir dans cette terre, s'étonna qu'avec une si grande quantité de bois, il eût si peu de revenus. Il alla examiner en personne s'il n'y avait pas quelques débouchés, prenant une exacte connaissance du terrain, et à la fin, faisant la découverte que, sans beaucoup de frais, il était possible de creuser un petit canal qui conduirait à une rivière assez forte pour entraîner à bois perdu le bois jeté. M. de la Tournelle demandait le secret à Vauban, achetait les bois circonvoisins, faisait creuser le canal et, en 1734, la terre était affermée 52,000 livres[272].

Le marquis de la Tournelle était un jeune homme très-dévot, très-charitable[273], vivant sur sa terre et se montrant très-peu à Versailles. Les mauvais plaisants racontaient qu'il était éperdu d'amour pour sa femme, mais que c'était de l'amour perdu, n'ayant jamais pu être heureux[274].

Cependant, en mars 1740, au milieu de la grande faveur de madame de Mailly, poussé sans doute par sa femme qui s'ennuyait de cette vie provinciale, le mari de madame de la Tournelle sollicitait et obtenait la place de colonel-lieutenant du régiment d'infanterie de Condé[275].

Alors commençait à paraître de temps en temps à la cour madame de la Tournelle dont le nom ne se trouve jusqu'ici sous la plume du duc de Luynes qu'à propos d'une course en traîneaux dans le mois de janvier 1739. Au mois de mai 1740, la jeune sœur de madame de Mailly est presque de tous les soupers des petits appartements[276].

Madame de Vintimille régnante, il n'est plus question de la présence de madame de la Tournelle à la cour, on ne la revoit plus que cinq mois après la mort de madame de Vintimille, dans le bal masqué du mardi gras de 1742 donné chez le Dauphin, où elle reparaît costumée en Chinoise[277].

* * * * *

Quelque secrète qu'ait été l'impression produite sur Louis XV par la femme rencontrée à Petit-Bourg, par la soupeuse des cabinets pendant le mois de mai 1740, par la Chinoise du bal masqué du mardi-gras de 1742, le Cardinal en avait été informé, ainsi que des efforts de Richelieu pour attiser la passion du Roi; et il était sincèrement désolé de reconnaître un plan suivi pour perdre le Roi. S'il avait pu fermer les yeux sur une première faute de son élève, sur un entraînement de jeunesse et de tempérament, il ne pouvait voir avec patience l'engagement de son avenir dans une succession de scandales et dans une carrière de libertinage.

Richelieu l'effrayait comme le mauvais génie du Roi. Le vieillard devinait ses projets, ses succès futurs, et il avait le pressentiment de ce que deviendrait dans ses mains la conscience religieuse de Louis XV. Puis si, aux yeux du prêtre, du chrétien, madame de Mailly était la meilleure des maîtresses, celle qui dans le scandale apportait le plus de modestie, et dans le péché le moins d'impénitence, elle était aussi, au point de vue du ministre, celle qui dans la faveur avait trouvé le moins d'insolence et cherché personnellement le moins de pouvoir. Madame de Mailly, le Cardinal le savait, ne voulait d'empire que sur le cœur du Roi. Il y avait donc tout à redouter pour Fleury dans le remplacement de la maîtresse. C'était l'audace du changement donné au Roi, c'étaient ses inconstances enhardies et menées à l'habitude de la débauche, c'était sa religion affaiblie. Puis, derrière ces inquiétudes spirituelles, venaient les sollicitudes d'intérêts humains: la volonté du Roi passant aux mains d'une femme que Fleury ne pourrait plus mener aussi facilement qu'il avait mené madame de Mailly, sans que la pauvre femme entendît jamais parler de lui[278].

Nous avons du reste des pensées intimes, des inquiétudes secrètes du prêtre et de l'homme politique un document curieux: c'est une conversation avec la duchesse de Brancas l'amie intime de Richelieu, la mère de celui qui va devenir bientôt le beau-frère de madame de la Tournelle.

«Passons dans mon cabinet, lui disait un jour le Cardinal, nous serons mieux assis et aurons le temps de causer.»

Les voilà tous deux assis en face l'un de l'autre et assez mal à l'aise.

Le Cardinal parlait de M. de Richelieu,—cela ne disait pas grand'chose,—de l'abbé de Vauréal,—pas grand'chose encore—dit la duchesse «qui avait soin de couper les queues que pouvaient avoir ces sujets de conversation». Enfin le Cardinal se décidait à en venir à Petit-Bourg et à madame de la Tournelle.

Ce nom prononcé, l'Éminence poussait un profond soupir, puis, après un silence: «Eh bien, on veut donc perdre le Roi? Quand sera-t-il perdu?»

La duchesse cherchait à échapper à la brusque interpellation par quelques paroles évasives, mais le Cardinal lui prenant les mains et soupirant de plus belle, faisait:

—«Il n'est pas question de tout cela, madame la duchesse; le Roi est peut-être amoureux de madame de la Tournelle; et ce qui est encore plus sûr, c'est qu'on l'en rendra amoureux, s'il ne l'est déjà.

—«Et comment, reprenait la duchesse, votre Éminence me croit-elle instruite de ce qui est et même de ce qui doit être?»

—«Ah! point d'artifice. Je vous parle dans l'affliction de mon cœur, parlez-moi dans la sincérité du vôtre. Le duc de Richelieu ne pense point à donner madame de la Tournelle au Roi sans vous l'avoir confié?»

—«Je vous jure que je n'en sais pas un mot.»

—«Comment! pas un mot?»

—«Pas un.»

—«Vrai, vrai?»

—«Si vrai que je ne crois pas que M. de Richelieu ait parlé de tout cela au Roi.»

—«Réellement?»

—«Si réellement, que je crois qu'il serait fâché que le Roi se détachât de madame de Mailly.»

—«Serait-ce possible? cela me donnerait bien bonne opinion de votre ami.»

—«Vous la lui devez tellement, que, si vous voulez, je m'engage à l'instant de ne pas même le prévenir de vos inquiétudes, tant je pense qu'il n'a pas besoin de précautions pour se garantir de leur effet.»

Alors le Cardinal prenait un air de résignation et continuait en ces termes: «Je craignais bien plus le duc de Richelieu qu'un autre: cela ne me rassure pas tout à fait sur le Roi, mais j'accepte votre promesse; ne parlez rien de tout ceci au duc de Richelieu; ne le tentons pas de me punir de mes soupçons et pour m'en punir de les changer en réalités. Qu'il ne sache rien de ce que nous disons, cela me donnera le temps de prendre des mesures. Ah! si vous saviez combien il était nécessaire que madame de Mailly eût le cœur du Roi, combien il serait funeste de le lui enlever, combien il faut le lui conserver, combien la maréchale de Villeroy eut raison, tout coupable que cela soit aux yeux de Dieu, de préparer cet engagement, de le former!… Je tiens sans doute un étrange langage pour un prêtre, mais… si vous saviez combien j'ai gémi au pied de cette croix, combien, la pressant sur mon cœur, je l'ai arrosée de mes larmes, combien j'ai maudit mon pouvoir sans puissance sur le cœur du Roi! Le Roi a du moins les vertus de madame de Mailly; laissons-les-lui, je n'ai plus qu'un moment à vivre[279].»

Sortant de cette conversation, la femme de cour qui, certes, avait menti impudemment, comparait l'Éminence à Tartuffe, non dans la maison d'Orgon et dans la cuisine de madame Pernelle, mais à Tartuffe cardinal et premier ministre.

* * * * *

Le Cardinal, que l'air d'embarras et les réticences de la duchesse pendant cette conversation n'avaient pas rassuré, et que mille petites choses qu'il apprenait depuis confirmaient dans la conviction qu'il y avait une intrigue de Richelieu pour mettre la sœur de madame de Mailly dans le lit de Louis XV, choisissait M. de Maurepas pour faire peur au Roi de madame de la Tournelle. Maurepas acceptait et jouait le rôle qu'il eût pris de lui-même s'il ne lui avait pas été donné. Ce singulier ministre qui avait bâti sa faveur et qui la maintenait sur toutes sortes de légères assises, sur mille agréments, petits cancans, petits caquets, petits vers, petits gazetins: Maurepas, dont le grand génie de gouvernement était de plaire et d'amuser, et qui régnait comme une femme et avec les mêmes moyens, était naturellement jaloux des femmes comme de rivales, et des amours du maître comme une humiliation de ses talents.

Toute sa vie ministérielle montre une longue rancune de leur crédit, une vengeance de leurs grâces. Et il semble de leur sexe avoir tout le dépit qu'il a de leur fortune. Puis, pour servir le Cardinal en cette affaire, il y avait mieux qu'un tempérament, qu'une vocation chez Maurepas, il y avait une antipathie personnelle, l'aversion d'un membre de famille tout-puissant contre de pauvres et obscures parentes prêtes à monter plus haut que lui; aversion dans laquelle il était maintenu et renforcé par les sentiments bourgeoisement jaloux de sa femme que sa méchanceté et sa terrible langue avaient fait surnommer madame de Pique[280]. Aussi fit-il une vive guerre à Richelieu. Ce fut contre la maîtresse menaçante une défense pleine de malices et de pièges, un contre-jeu des plus habiles. Maurepas était partout rompant l'intrigue aux deux bouts, refroidissant le Roi chauffé par tous les propos du parti; en laissant tomber du bout des lèvres sans paraître y prendre garde, un mot sur l'avidité de madame de Mazarin, sur le caractère altier de madame de la Tournelle, sur l'ambition des deux femmes. Chez madame de Mazarin où il entrait familièrement, installé qu'il était dans sa parenté intime et dans tous ses secrets, il dictait à la tante et à la nièce leur conduite, s'autorisant auprès d'elle de son amitié, de son bon vouloir, de son zèle à les servir, paraissant tout leur ouvrir, tout leur donner, empressement, conseils, appui, crédit, et, sous cet air de leur rendre de petits services, les retenant loin de la cour.

Un moment même, pour mieux jouer la comédie et tromper des femmes de la meilleure façon, il feignait avec un grand naturel une violente passion pour madame de la Tournelle; il l'en impatientait comme à plaisir et comme s'il avait au fond de lui une joie ironique à persécuter de ses tendresses le cœur de la jeune femme encore assez sérieusement occupé en ce moment du duc d'Agénois[281] pour refuser la main du prince de Soubise. Enfin, excédée de ses importunités, madame de la Tournelle à laquelle on n'avait pas manqué de dire que l'amour de M. de Maurepas n'était pas dangereux, lui faisait l'aveu qu'en amour «elle aimait les périls» avec de tels mépris pour sa personne que pour se venger il se mettait à la tourmenter des attentions amoureuses et tendres du Roi pour madame de Mailly, réveillant peut-être imprudemment chez la femme des convoitises endormies[282].

X

Mort de madame de Mazarin.—L'histoire de la chaise aux brancards ôtés de madame de Flavacourt.—Les deux logements donnés à Versailles à mesdames de la Tournelle et de Flavacourt.—La demande d'une place de dame du palais de la Reine faite par madame de la Tournelle.—Embarras du Cardinal et ses efforts avec Maurepas pour empêcher la nomination.—Généreuse et imprudente démission de madame de Mailly en faveur de sa sœur madame de Lauraguais.—L'ancien sentiment de madame de la Tournelle pour le duc d'Agénois et sa lettre pour ravoir sa correspondance.—Les timidités du Roi dans son rôle d'amoureux.—Sa conversation avec le duc de Richelieu.—Les souffrances de madame de Mailly pendant six semaines.—Ses lâchetés amoureuses pour être gardée par le Roi.—Mes sacrifices sont consommés.—La déclaration du Roi à madame de la Tournelle, en grande perruque.—La sortie désespérée de madame de Mailly.—Lettre de madame de la Tournelle sur le renvoi de sa sœur.—Les conditions éclatantes posées par la nouvelle favorite.—La retraite de madame de Mailly à l'hôtel de Noailles.—Ses journées et ses nuits de larmes.—La visite que lui fait le duc de Luynes dans l'appartement de madame de Ventadour.

Au mois de septembre 1742, madame de Mazarin venait à mourir[283].

Madame de la Tournelle se trouvant seule avec une fortune insuffisante[284] à ses habitudes, à son nom, à la vie de Paris, privée de toutes les ressources d'amitié et d'aisance de la maison de sa bienfaitrice, et de plus embarrassée de sa position de veuve, priait Maurepas, qui héritait de madame de Mazarin, de lui obtenir quelque grâce à la cour. Maurepas lui faisait répondre qu'il ne saurait en parler au Roi sans en prévenir le Cardinal, et qu'elle devait commencer par se mettre dans un couvent avant de solliciter Son Éminence. Il est même des récits qui prêtent plus de brutalité à Maurepas: comme héritier de madame de Mazarin, il avait fait signifier aux deux sœurs, à madame de la Tournelle et à madame de Flavacourt, d'avoir à sortir de l'hôtel Mazarin. Ne sachant où se réfugier, sans père, sans mère, sans protecteurs, le mari de madame de Flavacourt était à l'armée, les deux jeunes sœurs s'étaient acheminées vers la cour; et tandis que madame de la Tournelle, toute furieuse de colère, s'en allait répandre l'indigne conduite de M. de Maurepas, sa sœur, madame de Flavacourt, avait fait poser sa chaise au milieu de la cour de Versailles, et, les brancards ôtés, les porteurs renvoyés, elle était demeurée là tranquillement, avec une sérénité naïve et une effronterie innocente, pleine de foi dans la Providence qu'elle attendait, et qui ne pouvait manquer de passer. Aussi ne fut-elle pas étonnée quand la Providence ouvrit la portière de sa chaise et la salua: c'était le duc de Gesvre. Fort ébahi, le duc lui demanda comment elle était là, écouta son histoire, et courut la raconter au Roi, qui la trouva si amusante qu'il donna sur l'heure un logement aux deux sœurs[285]. Malheureusement, ce n'est là que la légende très-spirituellement arrangée de l'installation des deux sœurs à la cour, un charmant conte imaginé, en ses vieux ans, par madame de Flavacourt, et conté à Soulavie qui l'a crue sur parole. De si jolis coups de théâtre n'arrivent guère, même dans les cours. Laissons au roman la chaise sans brancards de madame de Flavacourt: c'est la désobligeante dételée où Sterne trouvera une préface.

* * * * *

Revenons à la vérité qui est moins romanesque. Madame de Mazarin, se rendant aux exhortations de son confesseur, s'était réconciliée sur son lit de mort avec madame de Mailly[286] et bien certainement lui avait recommandé mesdames de la Tournelle et de Flavacourt. Madame de Mailly, avec sa bonté naturelle, avec ce sentiment de famille qui ne semble pas l'abandonner au milieu des plus noires trahisons, s'était chargée de ses deux sœurs que le duc de Luynes dit, installées à Versailles, aussitôt la mort de la femme chez laquelle elles habitaient.

Madame de Mailly prêtait à madame de Flavacourt son appartement dans l'aile neuve. Madame de la Tournelle, sur l'avis de Richelieu[287] qui avait déjà ses intentions, était logée dans l'appartement de l'évêque de Rennes, l'appartement dans la cour des Ministres près la cour des Princes.

La mort de la duchesse de Mazarin laissait une place vacante de dame du palais de la Reine. Il était tout naturel que madame de la Tournelle demandât la place[288] et qu'au lendemain de l'engagement qu'elle avait pris avec la morte, madame de Mailly appuyât la demande de sa sœur.

Le vieux Cardinal, très-embarrassé de cette demande, était très-perplexe. Il prévoyait qu'une place donnée à madame de la Tournelle allait être le triomphe du parti de Richelieu, et que le Roi ne résisterait pas longtemps à des attaques si proches, autorisées et servies par des occasions et des facilités journalières. Il n'ignorait pas que le Roi commençait à s'amouracher, qu'il avait écrit à madame de la Tournelle, que la mort de madame de Mazarin lui avait été un prétexte pour une lettre où il avait mis «du tendre et de l'affecté[289].»

Puis, quand par une de ces temporisations qui étaient une partie de la politique du vieillard, Fleury était resté près d'une semaine sans souffler un mot de la demande au Roi, Louis XV, si hésitant à interroger les gens, ne lui avait-il pas demandé quel était l'objet de la visite que lui avait faite madame de la Tournelle? À sa réponse que madame de la Tournelle désirait une place de dame du palais de la Reine et qu'il allait demander si le Roi voulait que son nom fût mis sur la liste des dames qui sollicitaient cet honneur, Louis XV n'avait-il pas dit d'une manière affirmative: «Oui, j'en ai parlé à la Reine?» Enfin, en dernier lieu, sur cette liste dressée par le Cardinal, le Roi, après avoir fait la remarque que le nom de la Tournelle était le dernier sur la liste, n'avait-il pas tiré son crayon, effacé son nom, écrit ce nom le premier en tête de la liste, jetant au Cardinal, comme si la première fois il lui donnait un ordre: «La Reine est prévenue et veut lui donner cette place?»

Devant cette volonté si précise et se manifestant d'une façon si nouvelle, le Cardinal ne perdait pas tout espoir; il se mettait, avec la collaboration de Maurepas, à la recherche de quelque tour de leur métier, pour réduire à néant la demande, sans avoir l'air de se refuser ouvertement aux désirs du Roi. Tous deux fouillaient les cartons de leurs ministères au sujet de la place vacante par le changement de madame de Villars, devenue dame d'atours par la mort de madame de Mazarin.

Tous deux faisaient faire des recherches dans les brevets par les commis et les secrétaires, espérant trouver quelque vieux droit, quelque ombre de survivance, quelque promesse de réversibilité en faveur de n'importe quelle femme qu'ils pussent opposer, avec une apparence de précédent ou de légalité, à l'établissement de madame de la Tournelle à Versailles. Malheureusement pour les ministres, la maréchale de Villars, en faveur de laquelle se trouvait une clause dans le brevet de la duchesse de Villars, se refusait à entrer dans cette petite conspiration, et ne voulait ou n'osait pas, malgré les instances de sa famille, barrer le chemin aux demoiselles de Nesle. Battus sur ce premier point, Maurepas et Fleury produisaient une lettre du marquis de Tessé, rappelant une parole du Cardinal, vieille de trois années, et la promesse de la place à une dame de Saulx dont ils faisaient appuyer la candidature par une recommandation écrite de la Reine, de la pauvre Reine qui, tour à tour jouet du Roi et des ministres, après avoir demandé la place pour madame de la Tournelle, la sollicitait pour madame de Villars, et en dernier lieu osait, sur les instances de Maurepas, non-seulement écrire en faveur de la créature du Cardinal, mais envoyait chercher madame de la Tournelle et lui déclarait en face que, malgré tout son désir de l'avoir dans son palais, si le Roi lui donnait à choisir, elle accorderait la préférence à madame de Saulx[290].

Le Roi ne laissait pas le choix à la Reine.

Dix jours après la mort de madame de Mazarin, madame de la Tournelle était déclarée dans la matinée dame du palais de la Reine, et Marie Leczinska se voyait dans l'obligation de lui en faire passer aussitôt la nouvelle par sa dame d'honneur[291].

C'était à la cour la nouvelle du matin du 20 septembre; la nouvelle du soir était la cession pure et simple, et sans aucun dédommagement, faite par madame de Mailly à madame de Flavacourt de la place de dame du palais avec les appointements[292].

* * * * *

Madame de Mailly avait toutes les vertus d'une dupe. L'aveugle et bonne créature, exploitée avec toute l'astuce imaginable par les deux sœurs dans ses sentiments de famille, dans l'espèce de maternité dont elle avait pris charge devant Dieu, était entraînée à cette démarche dont l'imbécile et imprudente générosité avait frappé tout le monde. Les deux sœurs n'avaient pas manqué de faire entrer en leur noir complot Richelieu qui, s'insinuant par elles dans l'intimité de madame de Mailly, après avoir endormi ses défiances, attrapé ses bonnes grâces, parlait à sa crédulité, exaltait sa confiance dans les protestations d'amitié et d'éternelle reconnaissance de madame de la Tournelle, faisait appel à sa bonté, surexcitait son désir d'être agréable au Roi. Et les sœurs et Richelieu eurent encore, en cette comédie, un adroit compère dans d'Argenson qui prit à partie l'amour même de madame de Mailly pour l'inviter au sacrifice, lui représentant, avec les paroles les plus touchantes, la gratitude du Roi, et le caractère nouveau et élevé et sûr de son attachement pour une maîtresse capable de ce dévouement et de cette noblesse d'âme.

La malheureuse, ainsi circonvenue et sollicitée par l'envie secrète qu'elle sentait le Roi avoir de l'établissement des deux sœurs à la cour, écrivait au Cardinal une lettre pour se démettre en faveur de madame de Flavacourt. La lettre, dont le contenu avait été arrangé d'avance par le Roi, était relue par lui, après que madame de Mailly l'avait écrite dans son petit appartement, et elle n'était envoyée que lorsque l'exigeant maître avait dit «qu'elle était bien[293]».

La lettre envoyée, madame de Mailly se rendait chez le Cardinal, qui tombait de son haut devant cette espèce de suicide résigné et tranquille en cette terre d'égoïsme et de calcul, jouait l'incompréhension, l'engageant à ne pas parler à la Reine de sa détermination, finissant par lui dire que ce n'était pas son avis qu'elle quittât.

Maurepas s'exprimait plus nettement. Il ne craignait pas de dire à madame de Mailly: «Vous ne connaissez pas, Madame, votre sœur de la Tournelle; vous devez vous attendre à être chassée de la cour par elle, lorsque vous vous serez dépouillée de votre charge pour la lui donner.»

Malgré tout ce que Maurepas et les autres pouvaient lui dire, la favorite persistait dans sa résolution. Et, le 21 septembre, la cour avait le spectacle de madame de Mailly suivie de madame de la Tournelle et de madame de Flavacourt allant remercier le Roi et la Reine de ce que leurs Majestés avaient fait pour elles.

Il y eut bien certainement dans cette immolation entêtée, dans ce sacrifice qui ne voulait rien entendre, la perception douloureuse de l'amour du Roi pour madame de la Tournelle, et le lâche désir d'une femme qui aime, d'être gardée.

On raconte en effet que pendant la brigue de ces plans, et sur l'intérêt amoureux que le Roi semblait y prendre, un jour, pendant que Louis XV était à la chasse, madame de Mailly faisait appeler sa sœur. Sa sœur entrée, madame de Mailly fondait en larmes, puis prenant tout à coup à bras le corps madame de la Tournelle, elle lui criait dans la figure: «Ma sœur, serait-il possible?» À quoi l'autre, peut-être touchée dans l'instant par la grandeur et la sincérité du désespoir, répondait: «Impossible, ma sœur!»[294] Un «impossible» qui ne rassurait madame de Mailly que pour quelques heures.

Au fond la cession de sa place à sa sœur, c'était pour madame de Mailly, en cas d'abandon du Roi, l'enlèvement d'une retraite à la cour, d'un refuge dans une charge, la condamnation à l'exil. Et cela pouvait déjà bien entrer dans les plans de Richelieu.

* * * * *

Voilà donc enfin madame de la Tournelle installée à la cour. Il ne reste plus à son parti que trois choses à faire, trois victoires à obtenir: sur madame de Mailly, sur le Roi, sur madame de la Tournelle elle-même. Il faut guérir madame de la Tournelle d'un amour tout chaud; il faut décider le Roi à faire en personne la conquête de madame de la Tournelle; il faut enfin renvoyer de Versailles madame de Mailly.

Les ambitions de madame de la Tournelle, la poursuite, les approches même de la faveur, l'enivrement et les tentations du rôle de maîtresse du Roi, n'avaient point éteint en elle un sentiment vif et sincère pour le duc d'Agénois[295]. Elle avait trop d'esprit pour ne pas penser très-souvent à l'oublier, et cependant elle ne l'oubliait pas. Richelieu lui vint en aide. Il envoya le beau duc, qui était son neveu, en Languedoc, et l'exposa aux avances d'une jolie femme apostée, dressée par lui, séduite par la promesse d'une grande position à Paris, enflammée par l'honneur que pouvait faire à l'amour-propre d'une provinciale la conquête d'un d'Agénois. Les avances amenèrent une correspondance, où d'Agénois, bien assuré du secret et de l'ignorance de madame de la Tournelle, se laissa aller à l'aventure avec la facilité et la reconnaissance d'un homme qui trouve un moyen de passer le temps en province. Il lança des expressions et des témoignages d'amour, qui, mis par le Roi[296] sous les yeux de madame de la Tournelle, analysés, soulignés et commentés avec force railleries sur la fidélité du beau d'Agénois, la détachèrent d'un souvenir tendre, et la débarrassèrent presque d'une faiblesse dont elle avait eu l'étourderie de prendre l'habitude[297].

Et bientôt elle ne pensait plus guère à d'Agénois que pour ravoir de lui les lettres qu'il avait d'elle:

«J'ay toujours oublié,—écrit-elle à Richelieu,—de vous parler de votre neveu: voicy l'armée de Broglio qui va vous joindre, ainsi par conséquent vous aller vous trouver ensemble; sur toutes choses ne luy faite aucune confidence de quelques peu d'importances qu'elle puisse estre. Je sçay positivement qu'il ne vous a pas pardonnes ni qu'il ne vous le pardonnera jamais; il pourra vous faire bonne mine, ne vous y fiez pas. Je suis fachés d'être obligé de vous mander cela, mais croyé que je sçay ce que je dit et que vous en seriez la dupe; je vous ay vue dans l'intention de lui compter comme tout c'estoit passé sans en rien omettre: gardé vous en bien, je vous le demande en grâce. Vous pouvez luy dire sans doute que ce n'est pas vous qui aves mené cette affaire la et surtout que vous n'en aves rien sçu, que quand le Roy vous la dit, mais je vous prie retranché tout détaille. Je vous parle vray: il a des lettres de moy que je voudrois bien ravoir avant qu'il vins à Paris parce que je ne me soucirait pas que monsieur de Maurepas et sa mère missent le nez dedans, ce qui pourroit fort bien arriver, ils sont gens à cela. Peut estre votre neveu ne les donneroit il pas, mais dans un moment de pique, enfin cela est plus sure si il vous les remettoit ou si vous ne voulé pas vous chargé de les redemander, monsieur le prince de Conti pourroit bien avoir cette bonté; en ce cas vous me les renverriés petit à petit par des couriers toujours à l'adresse de ma sœur. Adieu car j'entend le tambour j'aime autant fermer ma lettre[298].»

* * * * *

Il y avait une œuvre plus difficile que d'allumer le dépit de madame de la Tournelle et de ramener toutes ses passions à son ambition. Il s'agissait de décider le Roi, ce Roi paresseux, timide, ennemi des entreprises, habitué à être servi en amour comme en toute autre chose, gâté par les victoires toutes prêtes et les conquêtes toutes faites, accoutumé à la reconnaissance du droit divin de son plaisir, aux adorations comme aux complaisances, il s'agissait de le décider à se donner la peine d'aimer, la fatigue de plaire, à remplir ce rôle d'homme et d'homme amoureux qu'avaient rempli autrefois ses illustres aïeux. Et puisqu'il voulait posséder une fière et capricieuse jolie femme, trop haute ou trop habile pour se laisser mettre dans le lit du maître par les mains d'un ministre, il devait lui faire la cour, et la mériter par les efforts et les soins de ce noviciat d'amour dont toute maîtresse exigeait l'hommage et l'épreuve.

Mais, à peine engagé dans ce métier, la patience échappait au Roi. Tout à coup il interpellait Richelieu avec une voix presque colère: «Vous avez voulu que j'écrivisse, j'ai écrit, j'ai écrit deux fois, vous ne me conseillerez pas apparemment d'écrire une troisième… j'ai pris mon parti et pense à quelqu'un[299].»

Le Roi demandait alors à Richelieu s'il ne connaissait pas madame une telle, puis telle autre, puis celle-ci, puis celle-là[300], et à chaque nom prononcé, on pense de quelle manière Richelieu habillait la femme.

Le Roi de s'écrier dans son étonnement: «Qu'est-ce donc que ces femmes-là?»

—«Des femmes galantes, assez jolies et pas mal ennuyeuses au bout de vingt-quatre heures.»

—«Il faut donc, disait le Roi, penser à une femme qui me tente, quoiqu'elle m'inquiète. Avez-vous eu aussi madame de ***?»

—«Ah! pour ça, oui, répondait Richelieu; elle m'a fait trop de noirceurs pour l'oublier jamais: c'est madame de Prie, absolument elle[301].»

—«N'en parlons plus, reprenait le Roi, changeant tout à coup de visage, au nom de cette femme abhorrée, mais que faire? Pas même de réponse de madame de la Tournelle!»

—«C'est que madame de la Tournelle, se mettait à dire Richelieu avec une certaine éloquence, ne ressemble pas à madame de ***; c'est que belle comme les Amours, elle doit être une conquête; c'est que vos généraux ne feront point cette conquête pour vous; c'est qu'elle ne sera pas conquise si vous ne la conquérez pas. Assurément vos pareils ont des avantages; mais le plus grand en amour est d'être jeune, beau comme Votre Majesté, et surtout d'être aimable. François Ier, Henri IV, Louis XIV se donnèrent la peine de plaire: celle-là devrait coûter moins à Votre Majesté qu'à personne. Mais une maîtresse n'est point un portefeuille, et si vos ministres vous apportent le leur à votre conseil, je doute fort qu'ils puissent mettre madame de la Tournelle dans vos bras. Il faut lui plaire et commencer par lui dire que vous en êtes épris[302].»

* * * * *

Pendant ce long dévorement d'impatiences, de tourments, de feux, que Louis XV ne connaissait pas, et qui ramenaient toujours à madame de la Tournelle un amant plus humble dans un Roi plus amoureux, pendant les six semaines que durèrent ces révoltes, et ces combats, et ces capitulations, il est facile d'imaginer l'existence et les souffrances de la malheureuse de Mailly, vivant côte à côte avec cette passion irritée par une résistance qui étonnait le Roi, et dont elle sentait, avec ses nerfs et sa sensibilité de femme, chaque reprise, chaque progrès, chaque ravivement. Ce fut un calice bu goutte à goutte. Nulle douleur, nulle humiliation ne manqua à cette agonie de l'amour, la plus douloureuse, peut-être, dont une maîtresse de roi ait subi l'humiliation. Le Roi ne fit grâce de rien à madame de Mailly. Il ne lui épargna même pas ces duretés qui dénouent les plus vulgaires liaisons. Las de sa chaîne et sans force pour rompre, Louis XV se vengeait sur elle de ses impatiences et de ses irrésolutions, par toutes les cruautés des hommes faibles au bout des amours qu'ils n'ont pas le courage de briser. Versailles et Choisi retentirent de ces paroles impitoyables[303] dont la brutalité soufflette une femme, et comme la pauvre de Mailly s'obstinait à dévorer les affronts, comme elle voulait pardonner et aimer jusqu'à la fin, comme elle restait, s'attachant à une illusion dernière, la patience de son amour, après avoir fatigué la pitié, exaspérait la lassitude du Roi qui prenait en haine cette femme qui ne se tenait jamais pour chassée.

Les dîners et les soupers continuaient, mais c'étaient de tristes dîners, de tristes soupers, des repas aux longs silences, au milieu desquels une parole du Roi faisait tout à coup fondre madame de Mailly en larmes[304].

Devant la sincérité de ce désespoir, il prenait au Roi un instant le remords et la honte de violences qui dépassaient son caractère et perdaient jusqu'au ton d'un homme bien né. Madame de Mailly croyait avoir regagné l'indulgence et la charité du Roi, quand Louis XV lui venait dire qu'il était amoureux fou de madame de la Tournelle, qu'il ne l'avait pas encore, mais que bientôt il l'aurait, qu'il ne pouvait donc plus l'aimer[305].

En cette femme,—elle l'avouera plus tard,—qui ne s'était donnée au Roi, qui n'avait vécu avec lui les premiers temps que poussée par une extrême misère, mais chez laquelle l'amour était venu au bout de deux mois[306], et n'avait fait que grandir avec les années, se mêlaient à la fois, à cette heure, les tendresses suprêmes de la vieille femme, qui se sent aimer pour la dernière fois et les humilités de passion de la courtisane qui aime pour la première fois. Et au mépris de tout amour-propre, et sans aucune honte, et agenouillée dans les lâchetés de l'amour madame de Mailly promettait de fermer les yeux, de tout permettre, de tout souffrir, ne demandant que la grâce de rester, comme elle eût demandé la force de vivre. Le maître répondait: «Il faut se retirer aujourd'hui même.» Madame de Mailly se traînait aux pieds de Louis XV, elle suppliait, elle allongeait l'entrevue, et s'accrochait en défaillant aux misérables prétextes, à tous les petits retardements des amours condamnées, pour ne point partir encore. Elle finissait par s'adresser à la pudeur du Roi, l'assurant que s'il consentait à ne point la renvoyer, elle trouverait dans son amour le courage de cacher à ses sujets ce nouvel amour capable de diminuer leurs respects. Et le Roi, attendri par ces pleurs, par l'humilité de cette douleur, par cette immolation devant le soin de sa gloire, ébranlé peut-être aussi par la crainte d'un éclat, accordait, malgré ses engagements avec madame de la Tournelle, quelques jours de sursis à madame de Mailly.

Et les heures qu'elle passait encore à Versailles, et pendant lesquelles il lui était donné d'approcher encore de son amant, ces dernières heures, il fallait les conquérir chaque jour. C'est ainsi que la veille de son départ, le 2 novembre, l'on voyait, dans la journée, démeubler son petit appartement à côté des cabinets du Roi, et que l'on apprenait que madame de Flavacourt devait y venir coucher le soir sur un lit de camp[307]. Mais, au souper, la malheureuse femme trouvait pour retarder sa disgrâce d'un jour, des accents si vrais, des élans si touchants, que le Roi n'avait pas le courage de sa détermination, révoquait l'ordre, lui permettait de coucher encore cette nuit dans son petit appartement[308].

* * * * *

Richelieu, qui, en ces derniers temps, avait laissé les choses aller, le temps agir, et cet amour, où il avait fait tant de ruines, suivre la marche fatale et précipitée des amours qui finissent, et cette lente rupture défendre d'avance tout retour aux deux amants par le détachement journalier, et les duretés croissantes envenimées par une longue impatience, Richelieu commençait à s'inquiéter de la tranquillité de madame de la Tournelle, de son peu de hâte, de sa paresse à entrer dans son rôle de maîtresse et à se saisir du Roi. Les démarches et les manèges des ministres, les sympathies excitées par le désespoir de madame de Mailly, le murmure d'attendrissement presque unanime de la cour, les amitiés qui se groupaient en parti autour de cette disgrâce intéressante, décidaient Richelieu à remettre la main aux affaires de madame de la Tournelle et à hâter un dénoûment[309]. Il obtenait de madame de la Tournelle qu'elle reçût en sa présence le Roi au milieu de la nuit. Avec ce rendez-vous convenu et accepté, Richelieu terminait tout[310]. Il allait trouver madame de Mailly, et, se disant désolé et uniquement occupé d'elle depuis qu'elle ne pouvait plus aimer le Roi, il lui peignait vivement ce qu'elle se devait à elle-même, le soin de sa gloire, l'indignité du cœur du Roi, de ce Roi qui la délaissait et auquel il serait beau de renoncer. En finissant, il offrait de la mener, quand elle le voudrait, à Paris. Richelieu prenait ainsi le congé à son compte, en dégageant la personne du Roi. «Mes sacrifices sont consommés, dit madame de Mailly, j'en mourrai, mais je serai ce soir à Paris[311].»

* * * * *

De là, Richelieu se rendait auprès du Roi, et sans plus lui laisser le temps de se reconnaître, de respirer, de réfléchir, qu'il n'avait laissé à la favorite le temps de résister, il lui annonçait le départ de madame de Mailly, et le rendez-vous arraché à madame de la Tournelle. Puis il lui parlait du secret à garder, des grandes cours à traverser, des espions de Maurepas à tromper, du déguisement à prendre qui l'attendait chez lui.

Un peu après minuit, le Roi est chez Richelieu. Il y trouve de grandes perruques à l'usage des médecins, des habits noirs, des manteaux. Et voilà Louis XV et son confident déguisés qui se rendent le long des murs chez madame de la Tournelle, recevant pour la première fois une déclaration en perruque carrée[312]. La surprise empêchait l'embarras, et le romanesque, le comique presque de cette première entrevue en sauvait la gêne, mettait le Roi à l'aise, dissipait la peur que le timide amoureux avait de la fière créature. Le Roi sortait de chez madame de la Tournelle tout à fait engagé, et trouvant à cette cour ainsi faite un côté piquant, une nouveauté et un caractère d'aventure qui le charmaient comme un enfant[313].

Entre cette visite de Richelieu à madame de Mailly et le rendez-vous de la nuit, il y eut un dernier dîner, un dîner intime, où il n'y avait que de Meuse entre le Roi et la maîtresse prête à quitter Versailles[314]. Nul témoignage, nul livre, nul billet ne raconte ce dîner. Rien n'en dit le déchirement[315]. Seulement on vit sortir madame de Mailly de son petit appartement, la poitrine haletante, les yeux remplis de larmes, désespérée, presque folle, marchant sans voir et sans entendre. Derrière elle, venait le Roi qui la suivait, l'apaisait, la soutenait de paroles basses et douces, et finissait par lui dire: «À lundi.»

Ce «à lundi,» était-ce une permission de revenir à Versailles que reprendra ce soir même madame de Châteauroux à Louis XV? Était-ce simplement un leurre pour tromper sa douleur et endormir son désespoir[316]?

* * * * *

Madame de la Tournelle, sa sœur chassée, écrivait quelques jours après à
Richelieu parti pour la Flandre:

«_… J'ai montré au Roi vos lettres qui l'ont diverti; il m'a assuré qu'il n'avoit point dit à madame de Mailly que ce fut vous qui eussiez mené l'affaire, mais simplement qu'il vous avoit dit le fait et que vous l'aviez accompagné chez moi. Vous sentez bien que l'on fera bien des contes; vous n'avez qu'à toujours soutenir que vous n'en avez jamais rien su que quand cela a été fort avancé; cela est même convenable pour moi. Je ne veux point avoir l'air d'avoir recherché cet avantage, ni mes amis pour moi, d'autant que nous n'y songions ni les uns ni les autres… Sûrement Meuse vous aura mandé la peine que j'ai eue à faire déguerpir madame de Mailly; enfin j'ai obtenu qu'on lui mandât de ne point revenir que quand on lui demanderoit. Vous croyez peut-être que c'est une affaire finie? Point du tout; c'est qu'il est outré de douleur, et qu'il ne m'écrit pas une lettre qu'il ne m'en parle, et qu'il me demande de la faire revenir et qu'il ne l'approchera pas, mais qu'il me demande de la voir quelques fois: j'en reçois une dans ce moment où il me dit que si je lui refuse, je serai bientôt débarrassée d'elle et de lui; voulant dire apparemment qu'ils en mourront de chagrin tous deux. Comme il me conviendroit fort peu qu'elle fût ici, je compte tenir bon. Comme je n'ai pas pris d'engagement, dont je vous avoue que je me sais bon gré, il décidera entre elle et moi… Je prévois, cher oncle, que tout ceci me donnera bien du chagrin. Tant que le Cardinal vivra, je ne ferai rien de ce que je voudrai. Cela m'a donné envie de mettre ce vieux coquin dans mes intérêts en l'allant trouver. Cet air de confiance me le gagneroit peut-être… Ceci mérite réflexion… Vous pensez bien que tout le monde est en l'air et qu'on a les yeux sur le Roi et sur moi… Pour la Reine, vous imaginez bien qu'elle me fait une mine de chien; c'est le droit du jeu… Je vais vous dire les dames qui iront à Choisy: mademoiselle de la Roche-sur-Yon, mesdames de Luynes, de Chevreuse, d'Antin, de Flavacourt et votre très-humble servante… Il n'osoit pas même aller à Choisy, c'est moi qui lui ai dit que je le voulois. Personne ne logera dans l'appartement de madame de Mailly; moi je serai dans celui que l'on appelle le vôtre, c'est-à-dire_ si _M. Dubordage en a l'esprit, car le Roi n'en dira mot… Il vous a mandé que l'affaire étoit finie entre nous, car il me dit dans sa lettre de ce matin de vous détromper, parce qu'il ne veut pas que vous en croyiez plus qu'il y en a. Il est vrai que, quand il vous a écrit, il comptoit que ce seroit pour le soir; mais j'ai apporté quelques difficultés à l'exécution, dont je ne me repens pas[317]._»

Cette lettre est madame de la Tournelle tout entière, et l'histoire offre peu de documents pareils où une femme se soit ainsi peinte elle-même en pied et aussi crûment. Nul portrait qui vaille cette confession: c'est la femme même avec le sang-froid et l'impudeur de ses ingratitudes, le cynisme de ses sécheresses, la férocité moqueuse de son esprit et de son cœur. Il semble qu'elle pousse sa sœur par les deux épaules avec ces mots qui ont la basse énergie des expressions du peuple. Et quelle aisance dans sa sereine implacabilité! Rien ne la trouble, rien ne la touche, pas même cette surprenante douleur arrachée à l'égoïsme, les larmes de Louis XV! Au milieu de tout ce qu'elle a brisé, et de tout ce qui pleure, se lamente et meurt autour d'elle, elle raisonne, calcule, intrigue, avec une insensibilité dont le naturel épouvante. «Je compte tenir bon… J'ai apporté quelques difficultés à l'exécution, dont je ne me repens pas,» sont des mots qui donnent toute sa mesure et avouent tout son caractère. On la voit, ayant pris jour avec elle-même pour sa défaite, et voulant d'avance lui faire rendre tout ce qu'une défense lui donne de prix. Elle entend beaucoup obtenir avant de rien livrer: c'est une affaire où il faut des garanties. Il ne lui convient pas de commencer comme madame de Mailly, d'en passer par l'économie des dépenses de poche du Roi, de se salir les mains à ramasser le peu de louis qui avaient payé les premiers rendez-vous de sa sœur[318], de louer ses parures comme elle, et de recourir comme elle à la bourse de Villars et de Luxembourg[319]. Elle ne veut pas non plus qu'il lui arrive comme à sa sœur d'être obligée, après des années d'amour et de faveur, d'aller emprunter pour les visites royales des flambeaux et des jetons d'argent à sa voisine[320], et elle demande d'autres générosités que celles inscrites sur le Livre rouge.

Puis, au-dessus de ses exigences d'argent, madame de la Tournelle couve des exigences plus hautes; il faut que son orgueil ait part à son amour. Il y aurait pour elle l'humiliation du mystère dans une liaison furtive, dans un scandale caché et secret: elle entend paraître et éclater dans le triomphe d'une favorite. Ces volontés, ces conditions éclatantes, madame de la Tournelle ne tardait pas à les faire connaître, à les faire porter au Roi. Elle lui laissait entrevoir que le renvoi de madame de Mailly ne lui suffisait pas, qu'elle voulait être maîtresse déclarée, sur le pied de la Montespan; qu'elle ne se souciait pas comme de Mailly d'un petit logement aux soupers économiques, qu'elle demandait une maison montée, un appartement où elle pût recevoir le Roi d'une façon royale, la faculté enfin, dans ses besoins d'argent, d'envoyer toucher sur ses billets au Trésor. Il était question dans le public d'une terre de trente mille livres de rente, d'un hôtel à Paris et à la cour, de cinquante mille livres par mois, de cinq cent mille livres de diamants[321]. Le bruit courait même que l'ambitieuse personne avait stipulé qu'au bout de l'an, elle aurait des lettres de duchesse vérifiées au parlement, et que, si elle devenait grosse, sa grossesse serait publique et son enfant légitimé. Les petites vanités d'une femme étaient au fond de ces ambitions si grandes, si énormes, si insolentes de madame de la Tournelle, et dans ce furieux désir d'élévation, dans cette demande impérieuse du titre de duchesse, il y avait l'envie impatiente de se venger de Maurepas, d'humilier sa femme et de punir, en l'écrasant, le ministre qui avait tenté sans relâche de traverser sa fortune, et s'opiniâtrait à n'en point vouloir oublier le point de départ, ni les premiers commencements. Déjà elle s'approchait du tabouret en préparant l'alliance d'une de ses sœurs toute dévouée à ses intérêts, l'alliance de mademoiselle de Montcavrel avec le duc de Lauraguais qui mettait le précédent d'un duché dans la famille[322].

C'était beaucoup attendre, beaucoup exiger d'un Roi peu familiarisé avec les prodigalités de l'amour, et tenu «de si court» par le Cardinal; et le caractère du Roi, timide et craignant l'opinion, peureux devant toute résolution un peu brave, aurait dû encore diminuer la confiance de madame de la Tournelle. Mais tout cela ne rabattait rien de ses prétentions, elle comptait sur l'amour pour changer le Roi, lui faire perdre cet esprit d'économie, ce respect humain et ces pudeurs. En attendant, elle jouait l'indifférente; puis, ce jeu usé, elle faisait semblant de revenir au duc d'Agénois, disant que les lettres interceptées ne prouvaient qu'un caprice, et qu'elle n'y voyait point de quoi lui être infidèle. Elle agaçait, rebutait et aiguillonnait le Roi par les plus adroites comédies et les plus savantes coquetteries de son sexe, l'assurant qu'il lui ferait plaisir de s'occuper d'autres dames, et ne cessant, malgré tout, de l'entourer et de l'étourdir, par les demi-mots et les indiscrétions de ses amis, de ses ambitions, de ses volontés, de ses conditions[323].

Au bas de l'escalier de Versailles, à la nuit tombée[324], madame de Mailly avait trouvé un carrosse de la cour qui l'avait menée à Paris, à l'hôtel de Toulouse, chez les Noailles[325]. Les Noailles avaient la vertu, l'esprit d'être fidèles à leurs amis. Ils donnèrent l'hospitalité à la favorite sans abri, et qui n'aurait su, sans leur amitié, échapper aux mauvais traitements de son mari, peut-être où coucher! Madame de Mailly avait au chevet de son lit la maréchale de Noailles tout le temps de sa première douleur. Ce fut d'abord un désespoir affreux, une crise de sanglots et d'étouffements, une espèce de délire dans lequel la malheureuse femme appelait à grands cris Louis XV[326]. Le curé de Saint-Sulpice ne pouvait calmer la malade. On tremblait autour d'elle pour sa raison, pour sa vie. On avait peur que, dans la violence et l'égarement de son chagrin, elle ne fût prise de la tentation de mourir[327].

Au transport succéda l'agitation, une fièvre de projets, des vouloirs courts et saccadés, suivis d'abattement. Elle voulait partir pour Versailles[328], elle se dressait pour se lever, et, la voiture attelée, elle fondait en larmes, et retombait sur son lit.

C'étaient de douloureuses nuits blanches passées tout entières à creuser sa disgrâce; c'étaient des journées employées à envoyer chercher les gens qu'elle se persuadait attachés à sa personne[329] pour les consulter sur le parti qu'elle avait à prendre, implorant des avis[330] et ne prenant conseil que de sa douleur.

La vie de madame de Mailly était toute à la lecture et à la relecture des billets du Roi, que presque chaque jour de Meuse lui apportait; billets où, avec l'égoïsme cruel de l'amour, le Roi ne parlait guère que de sa passion pour madame de la Tournelle, du charme de la jeune femme, de l'empire à tout jamais pris sur lui. Ces lettres, ces dix-huit lettres[331] qu'au mois de novembre l'ancienne maîtresse était fière de montrer à ses familiers, elle en interrogeait chaque phrase, chaque mot, y cherchant, y poursuivant l'espérance, aujourd'hui désolée et voyant l'exil éternel, demain croyant l'épreuve finie et l'amour du Roi revenu.

Ces derniers espoirs qui rattachèrent madame de Mailly à la vie n'étaient point tout à fait aussi illusoires qu'ils pouvaient le paraître. La lettre de madame de la Tournelle à Richelieu nous montre que le cœur du Roi avait éprouvé après coup le déchirement de la rupture, et qu'il s'était bien plutôt séparé que détaché de son ancienne maîtresse, par les duretés et les brutalités inspirées par la sœur et arrachées à la débile volonté de l'amant. Dépité par les froideurs de madame de la Tournelle, humilié par sa longue résistance, Louis XV se retournait avec des remords de reconnaissance vers la douce et facile madame de Mailly. La séparation réveillait le sentiment qu'il croyait mort, et mille souvenirs se levant de ce passé d'hier dont tout portait le deuil autour de lui, mettaient dans ces billets tout amoureux d'une autre, quelque chose d'un revenez-y tendre et mélancolique pour la délaissée.

La petite société qui entourait madame de Mailly, pour lui donner du calme, la dérober peut-être au suicide, travaillait à la maintenir dans cette persuasion, lui répétant que le Roi n'était point décidé, que son appartement n'était point encore occupé, que la politique avait eu plus de part à son éloignement que toute autre chose.

Et, dans la succession des espérances et des désespérances qui se suivaient sans motif chez madame de Mailly, il y avait des jours où, suppliante, elle faisait l'impossible pour obtenir seulement d'habiter Versailles, s'engageant à ne jamais mettre les pieds au château; il y avait d'autres jours où, dans des fanfaronnades enfantines, la femme chassée se vantait d'avoir un moyen infaillible de rentrer à la cour quand elle voudrait[332].

Cependant, dans la première quinzaine de décembre, au temps du retour de ce voyage de Choisi où madame de la Tournelle avait enfin cédé au Roi, madame de Mailly apprenait—ses amis ne pouvaient plus longuement lui en cacher la nouvelle—qu'on avait démeublé ses logements de Versailles, et que son petit appartement, l'appartement où elle avait passé après la mort de madame de Vintimille tant de douces et solitaires heures en tête à tête avec Louis XV, était condamné par une barre de bois clouée sur la porte[333].

Il lui fallut se résigner. Le duc de Luynes, qui voyait en ces jours la pauvre madame de Mailly installée dans un logement emprunté à madame de Ventadour aux Tuileries, nous fait une peinture navrante de l'abandonnée. Il la trouvait dans une immense chambre bien triste et bien froide. Des larmes coulaient continuellement sur son visage amaigri. Avec ce déliement des volontés brisées par un grand malheur, elle paraissait ne plus vouloir rien, s'abandonnant d'avance à tout ce que voudrait bien ordonner le Roi à son égard… Elle ne savait rien des arrangements en train de se faire pour le paiement de ses dettes[334], et s'y montrait complètement indifférente et comme étrangère. Elle disait enfin, d'un ton mourant, que maintenant elle ne comptait plus jamais revoir Versailles… Et la vie de madame de Mailly à cette heure était celle-ci: Elle allait tous les jours dîner à l'hôtel de Noailles avec la maréchale et quelquefois en tiers la duchesse de Gramont, revenait de bonne heure chez elle où elle restait jusqu'à neuf heures, repartait passer la soirée en tête à tête avec la comtesse de Toulouse. Dans ce temps, complètement vaincue et s'humiliant à plaisir, elle écrivait à celle qui l'avait supplantée une lettre où elle s'excusait auprès d'elle des violences et des colères de ses paroles[335].

À quelques jours de là, madame de Mailly était privée de la seule douceur qui lui fût accordée dans l'amer néant de la vie, de la correspondance du Roi. Et la raison que Louis XV donnait pour la cesser est bien touchante: il disait ne pas vouloir ruiner madame de Mailly, qui jetait tout son argent au courrier lui apportant un bienheureux billet[336].

XI

Refus de la duchesse de Luynes de faire partie du voyage de Choisi.—Le souper, les jeux de quadrille et de cavagnole.—Madame de la Tournelle proposant à madame de Chevreuse de changer de chambre.—Le Roi grattant en vain à la porte de madame de la Tournelle.—Lettre de la favorite donnant à Richelieu le pourquoi de son refus.—Louis XV malade d'amour.—L'aigreur et les allusions de la Reine.—Les représentations du Cardinal.—Lettre faisant appel aux sentiments religieux du Roi.—Les calotines de Maurepas.—Second voyage de madame de la Tournelle à Choisi.—La chanson l'Alleluia chantée par la favorite.—Troisième voyage à Choisi.—La tabatière du Roi tirée par madame de la Tournelle de dessous le chevet de son lit.—Départ de Richelieu, dans sa dormeuse, pour les États du Languedoc.—La favorite à l'Opéra.—Chronique des petits appartements envoyée par madame de la Tournelle à Richelieu.—Post-scriptum polisson d'une lettre de Louis XV.

À quelques jours de l'expulsion de Versailles de sa sœur, madame de la Tournelle se préparait à ce voyage de Choisi imposé au Roi[337], et où le Roi se promettait de voir arriver l'heure du berger. Avec un calme froid, une espèce d'indifférence hautaine, elle en ordonnait la mise en scène et le scandale. Elle voulait le cortège des plus beaux noms de France. Ce n'était point assez de la présence d'une princesse de Bourbon, la nouvelle favorite exigeait encore, pour la consécration de son installation, la couverture et le patronage de la vertu de la duchesse de Luynes. Mais la duchesse éludait la proposition, et, quand, à un souper, le Roi disait au duc qu'il invitait madame la duchesse au voyage de Choisi, monsieur de Luynes, oublieux du cordon bleu qu'il sollicitait depuis longtemps, ne répondait que par une profonde inclination, allait trouver monsieur de Meuse, et le priait de faire agréer au Roi la peine et le refus de sa femme[338]. Ce fut peut-être la seule protestation de la Cour. L'empressement à servir et la soif de se compromettre ne laissaient point longtemps vide la place refusée par madame de Luynes.

Le lundi 12 novembre, le Roi partait pour Choisi avec mademoiselle de la Roche-sur-Yon, madame de la Tournelle, madame de Flavacourt, madame de Chevreuse, le duc de Villeroy, le prince de Soubise. Madame de la Tournelle était aux côtés de Louis XV dans la gondole royale. Madame d'Antin et madame de Ruffec, qui avait remplacé la duchesse de Luynes, étaient arrivées avant le Roi. Les hommes du voyage étaient, outre le duc de Villeroy et le prince de Soubise, le maréchal de Duras, monsieur de Bouillon, monsieur le duc de Villars, monsieur de Meuse, le prince de Tingry, monsieur d'Anville, monsieur du Bordage, les ducs de Luynes et d'Estissac, monsieur de Guerchy, un ami particulier de madame de la Tournelle[339].

Le voyage était assez maussade. Peut-être madame de la Tournelle se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit, où les irritations de la veille reviennent ou s'aigrissent. Était-elle inquiète des lettres du Roi à madame de Mailly? Était-elle blessée du refus de madame de Luynes? Était-elle ulcérée des froideurs méprisantes de la Reine? ou bien entrait-il dans ses plans de feindre la mauvaise humeur pour avoir plus à elle l'attention du Roi?

En attendant le souper, le Roi faisait une partie de quadrille avec messieurs du Bordage et de Soubise et mademoiselle de la Roche-sur-Yon. Madame de la Tournelle avait refusé de se mêler à la partie, trouvant que les cartes lui avaient été présentées trop froidement[340]. Le reste des dames jouait à cavagnole.

Lorsque le Roi passait pour souper, mademoiselle de la Roche-sur-Yon prenait place à sa gauche pendant que toutes les dames attendaient en face du Roi. Louis XV appelait à sa droite madame d'Antin et mettait sous son regard, au retour de la table, madame de la Tournelle entre messieurs de Bouillon et de Soubise. Le souper fut sérieux, presque silencieux; madame de la Tournelle évitant le regard du Roi, qui la cherchait des yeux avec complaisance, ne parla pour ainsi dire pas.

Après le souper, la partie de quadrille et le cavagnole recommençaient, pendant que madame de la Tournelle, appelant madame de Chevreuse[341], avait avec elle dans un coin du salon une longue conversation debout, chuchotée à voix basse. Or voici le sujet de la conversation. Au-dessus de la chambre du Roi, située au rez-de-chaussée, il y avait la chambre de madame de Mailly, la fameuse chambre bleue communiquant avec les appartements du Roi par un escalier intérieur. Madame de la Tournelle avait été placée dans la chambre de Mademoiselle, la chambre la plus rapprochée de la chambre bleue, tandis que madame de Chevreuse avait été logée, comme la plus jeune, dans une chambre d'en haut. Madame de la Tournelle disait à madame de Chevreuse qu'on l'avait mise dans une trop grande chambre, qu'elle ne pouvait pas souffrir les grands appartements, et qu'elle devrait lui faire le plaisir de troquer avec elle[342]. Madame de Chevreuse lui faisait observer qu'elle n'osait pas changer d'appartement dans la maison du Roi sans savoir la volonté du Roi, sans que Sa Majesté lui en parlât. Là-dessus madame de la Tournelle faisait signe à Meuse de venir la trouver, et, quoique Meuse assurât que le Roi trouverait bon le changement, madame de Chevreuse persistait à dire que, quelque envie qu'elle eût de faire plaisir à madame de la Tournelle, elle ne pouvait pas y consentir sans savoir les intentions royales[343].

Alors madame de la Tournelle revenait au jeu, et, le Roi couché, jouait avec une espèce de plaisir furieux, comme si elle eût voulu passer toute la nuit, ne quittant le cavagnole qu'à deux heures du matin au moment où tout le monde tombant de fatigue abandonnait la table de jeu.

Madame de la Tournelle se décidait enfin à monter dans sa chambre, s'y barricadait, et, feignant de dormir, quoique parfaitement éveillée et l'oreille aux écoutes, laissait longtemps le Roi gratter à sa porte—et n'ouvrait pas[344].

Ce grattement à la porte, la petite visite refusée, en voici la mention,—que ne retrouve-t-on pas dans les autographes?—en un indiscret aveu de la femme aimée à Richelieu, en une lettre intime où la jeune et machiavélique théoricienne d'amour ne craint pas d'avouer sans ambages et sans circonlocutions qu'elle s'est conduite ainsi avec le Roi uniquement parce que cela augmentera l'envie qu'il en a.

À Versailles, ce mardi, à trois heures après minuit.

«_Je ne suis point étonnée, mon cher oncle, de vostre colère, car je m'y attendois; je ne la trouve pourtant point trop raisonnable, je ne vois pas où est la sotise que j'ay fait en refusant honnestement la petite visite. Tout ce qui pourroit m'en faire repentir, c'est que cela augmentera l'envie qu'il en a. Voilla tout ce que je craint, la lettre que vous m'aves envoyes est très belle, même trop, je ne lescrirez pas[345]…, et puis cela auroit l'air d'un grand empressement, ce que je ne veus en vérité pas. Tachez de me venir voir, c'est absolument nécessaire. Bon soir, je ne vous en dirée pas davantage, car je ne peux plus tenir ma plume tant j'ay envie de dormir; je suis pourtant encore assé éveillé pour sentir que vous estes fol à lier; ce qu'il y a de plaisant, c'est que vous trouvez fort extraordinaire que les autres ne le soit pas tout à fait tant. Pour moy je vous avouerez que je men remercie et que je men sçay le meilleur gré du monde, je naporte pas autant de vivacité que vous dans cette affaire, et je m'en trouve bien.

Tranquilisé vous, cher oncle, tout ira bien, mais non pas comme vous le voudriez, j'en suis très fachés, mais cela m'est impossible. Adieu, cher oncle, je merite que vous ayez un peu d'amitiés pour moi, vu ma façon de penser pour vous.

Sur toute chose n'ayes pas l'air de rien savoir, car il me recommande un secret inviolable_[346].»

Madame de la Tournelle savait tout ce qu'elle gagnait à se refuser ainsi à celui qui, la voyant à tous les instants de la journée, lui écrivait deux ou trois lettres par jour[347]. Elle exaspérait en les impatientant les sens de ce Roi maigrissant, dévoré et bientôt malade de passion. Elle le tenait lié et enchaîné avec ce lendemain qu'elle approchait et retirait sans cesse de lui, et elle faisait, de ce Louis XV inassouvi et furieux d'ardeurs, l'amant docile et servile qui lui convenait.

* * * * *

Le Roi revenait à Versailles, le vendredi 16 novembre, de fort méchante humeur contre son adorée qu'il passait deux jours sans visiter[348], contre son entourage qu'il ne trouvait pas assez enthousiaste et auquel il marquait des froideurs, contre son premier ministre qu'il rembarrait, contre son peuple qui s'était permis d'afficher sur les murs de Choisi un placard insolent[349], enfin contre sa femme, la douce Marie Leczinska, à laquelle il ne trouvait pas une soumission assez résignée.

La Reine, habituée au service de madame de Mailly[350], à ce service caressant et humble des derniers temps et comme sollicitant un pardon, n'avait pu s'empêcher d'apporter une pointe d'aigreur dans ses rapports avec la fière et hautaine dame du palais qui venait de lui être imposée. Malgré les objurgations de madame de Montauban[351] et ses promesses «de se bien conduire avec les nouvelles amours du Roi», la Reine se laissait parfois aller à mettre dans quelque allusion secrète un peu de la vengeance d'une femme légitime. Or, un jour qu'on parlait du mauvais état de nos affaires en Allemagne, la Reine s'étant écriée «que ça allait être bien pire par la colère du ciel[352]», madame de la Tournelle, regardant en face la Reine, lui demandait avec une tranquille insolence ce qu'elle voulait dire par là[353]. De ce jour la présence de la favorite, selon l'expression même de madame de la Tournelle, devenait de l'opium[354] pour la Reine qui faisait semblant de dormir aux côtés de sa dame du palais, ne l'engageait plus à veiller, ne la retenait plus quand minuit était sonné. Dès lors, la Reine ne se laissait plus aller à aucune hostilité contre madame de la Tournelle, mais faisait tout haut l'éloge de madame de Mailly, déclarait à tous ceux qu'elle voyait qu'elle désirait qu'elle fût bien traitée, entourait le Roi dans Versailles d'un courant de sympathie en faveur de l'abandonnée, et Louis XV enrageait: un jour il refusait une lettre qu'on lui apportait de madame de Mailly et défendait qu'on lui en remît d'autres à l'avenir; un autre jour il demandait à la comtesse de Toulouse, lui peignant l'état de la malheureuse femme, de ne plus l'entretenir de cette matière, et comme elle insistait, il lui disait assez brutalement: «Eh! Madame, il y a plus d'un an que cela m'ennuie, il me semble que c'est bien assez[355]!»

De plus sérieux ennuis, et de plus grands tracas étaient ceux donnés au Roi par le Cardinal. Aussitôt qu'il avait appris le départ de madame de Mailly de Versailles, Fleury était accouru pour faire des représentations à Louis XV; mais à peine avait-il ouvert la bouche, que le Roi, enhardi par la passion, avait interrompu l'homélie en disant à l'Éminence que s'il lui avait abandonné le soin de son État il n'avait jamais songé à lui donner aucun droit sur sa personne[356]. Louis XV se croyait délivré de toute nouvelle représentation, quand le Cardinal, usant d'un moyen que les ministres et les maîtresses emploieront tout le règne, mettait sous les yeux du Roi une lettre vraie ou supposée provenant du décachetage de la poste et qui contenait: «Le Roi n'est plus aimé comme auparavant des Parisiens. On désapprouve hautement le renvoi de madame de Mailly et le choix d'une troisième sœur pour maîtresse. Si le Roi persiste dans sa vie scandaleuse, il se fera mépriser. La troisième n'est pas plus estimée que la seconde.»

«Eh bien, je m'en f…»[357], disait le Roi, après l'avoir lue, en la rendant au Cardinal abasourdi, et tout aussitôt il s'emportait contre la liberté que le public se donnait de parler de ses goûts secrets et marquait un ressentiment colère de ce qu'on était si peu réservé à son égard.

Le Roi n'était point encore quitte. À quelques jours de là il recevait une lettre du Cardinal, où le prêtre, parlant à son ancien élève avec autant de force que de liberté, engageait Louis XV à ne pas aller plus loin avec madame de la Tournelle, lui représentait le tort que ce commerce monstrueux apporterait à sa renommée en France et dans toute l'Europe[358], faisait appel à ses sentiments religieux, ébranlait sa passion par la menace des châtiments célestes, semait les inquiétudes dans sa conscience…, et tels étaient les tiraillements du Roi entre tous les sentiments qui l'assaillaient, son trouble, ses incertitudes que les courtisans doutaient un instant si Louis XV n'allait pas revenir à madame de Mailly et à Dieu[359].

L'amour l'emportait sur la morale. C'est alors que Fleury, désespérant de l'avenir du Roi, mais toutefois ne donnant pas sa démission, s'embusquait dans une maison sur la route du château de Choisi, lâchait son confesseur sur le prince[360], déchaînait la Muse de Maurepas et toute cette volée de chansons moqueuses dont les ironies commençaient à siffler aux oreilles de madame de la Tournelle.

Héritier de la veine des Ménippées et des Mazarinades, fécond, inventif, et aidé de la verve pasquinante d'une société d'amis dont l'esprit était à l'image du sien, Maurepas jetait tous les jours une nouvelle satire sur la famille et le sang des Nesle[361], fouettant l'opinion de couplets vifs et gaillards, faisant du rire et du refrain comme l'enfance et comme les jeux déjà forts de la liberté de la presse. Temps étrange où, dans notre gai pays, la guerre commençait contre la royauté, et le vent de la révolution se levait, dans le portefeuille d'un ministre, de petits vers rimés par une Excellence;—de petits vers qu'appellera un homme de 93 «les bleuettes de la liberté et les avant-coureurs des grands mécontentements». Enhardi par son ressentiment, soutenu par la vogue qu'a toujours rencontrée la chanson en France, Maurepas égratignait la favorite, avertissait le Roi par mille ironies légères, volantes, bourdonnantes, qui, des soupers de Versailles se répandant dans les soupers de Paris, faisaient donner par tous les échos du beau monde un charivari à ces nouvelles amours. C'était un petit journal quotidien, cachant ses coups sous l'innocence du badinage, insaisissable et désarmant la répression comme un bon mot désarme la colère, et faisant des ruines sans qu'on s'en aperçût, et montrant aux oisifs, et aux mécontents, et à la curiosité ennemie, et à l'utopie, l'homme dans le Roi et l'amoureux dans l'homme; en un mot apprenant l'irrespect aux peuples. Mais Maurepas ne voyait pas si loin, il jouissait du succès présent, il jouissait des amertumes de madame de la Tournelle[362]. Et il ne tarissait pas, et il improvisait calotines sur calotines, s'inquiétant assez peu d'être soupçonné[363], et faisant grand fond sur l'habitude que le Roi avait de lui, de son travail si facile, si léger, si superficiel: une aimable leçon qui ne demandait à l'élève ni sacrifice de temps, ni effort de réflexion.

* * * * *

Un second voyage avait lieu à Choisi le 21 novembre. C'étaient les mêmes hommes et les mêmes femmes, sauf la duchesse de Ruffec, que madame de la Tournelle faisait écarter sous le prétexte que cette dame avait des attentions pour le Roi, «qui paraissaient en vouloir à son cœur[364]».

La favorite avait, pendant ce séjour à Choisi, une attitude nouvelle; elle n'était point préoccupée, concentrée, peu parlante comme au premier voyage; elle jouait la gaieté, l'entrain avec un air de défi tout à fait singulier, et on l'entendait, le rire aux lèvres, le cœur peut-être saignant[365], chantonner, par bravade, dans le cercle de quelques amis rangés autour d'elle[366]:

     Grand Roi que vous avez d'esprit,
     D'avoir renvoyé la Mailly!
     Quelle haridelle aviez-vous là!
         Alléluia.

     Vous serez cent fois mieux monté
     Sur la Tournelle que vous prenez.
     Tout le monde vous le dira.
         Alléluia.

     Si la canaille ose crier
     De voir trois sœurs se relayer,
     Au grand Tencin envoyez-la.
         Alléluia.

     Le Saint-Père lui a fait don
     D'indulgences à discrétion
     Pour effacer ce péché-là.
         Alléluia.

     Dites tous les jours à Choisy
     Avant que de vous mettre au lit
     À Vintimille un libera.
         Alléluia[367].

Dans ce voyage madame de la Tournelle avait pris possession de la chambre bleue[368]. Cependant, malgré la pression de Richelieu arrivé de Flandre le 16 novembre, et qui ne quittait pas madame de la Tournelle depuis son arrivée[369], en dépit de l'air de satisfaction et de tranquillité répandu sur le visage du Roi, contrairement aux on dit que se murmuraient tout bas à l'oreille les courtisans sur la défaite de la favorite, il semble que l'affaire n'ait point abouti pendant ce voyage. Un vulgaire mal de dent dont souffrit Louis XV tout le temps à Choisi, une défaillance à la suite d'une incomplète extraction de la dent malade, furent-ils la cause d'un retard et d'une remise?

Il n'y avait point de voyage à Choisi à la fin de novembre, madame de la
Tournelle faisant sa semaine chez la Reine.

* * * * *

Un troisième voyage s'effectuait le 9 décembre, un voyage des plus brillants, où on comptait vingt hommes et six dames, et où la Duchesse, qui avait consenti à se rendre aux instances de Louis XV, oubliant ses soixante-dix ans, au son de sa vieille voix chantant des rondeaux du feu Roi et de la Régence, mettait en branle et en danse tout le monde.

Une tabatière que le Roi, après être monté en voiture, avait tirée de sa poche et renfoncée tout aussitôt, cette tabatière, le lendemain matin, madame de la Tournelle la tirait de dessous le chevet de son lit, et la montrait à M. de Meuse[370].

L'œuvre de Richelieu était accomplie, le duc tout d'un coup devenu le favori, l'homme à la mode de la cour particulière du Roi, montait à Choisi même le lendemain à neuf heures du soir dans sa chaise de poste pour aller tenir les États du Languedoc. Toute la société du petit château rangée autour de la dormeuse, le duc, après avoir fait bassiner son lit, entrait dans sa voiture où il y avait une vraie chambre à coucher et une petite cuisine propre à tenir chaudes trois entrées. Et en présence de tout ce monde, au milieu duquel madame de la Tournelle paraissait fort chagrine, il se couchait, disant qu'on le réveillât à Lyon[371].

Le 19 décembre, madame de la Tournelle dont la présence, quoique annoncée d'avance, était une surprise, se montrait impudemment à l'opéra, empressée d'afficher à Paris l'attachement de Louis XV; désireuse de faire ratifier le goût du Roi par le goût du public[372].

Avec cette liaison, une existence nouvelle commença pour le Roi. Délivré du préceptorat du Cardinal, de la réserve qu'il imposait à ses goûts, à ses plaisirs, et ne gardant de ses conseils qu'une pente à l'économie, il se précipita dans toutes les jouissances de l'amour satisfait, dans toutes les licences et les paresses des passions vives et des sensualités molles. Ce fut la furieuse échappade et la folle vie de garçon d'un jeune homme élevé par un prêtre, qui rompt, à l'époque de la maturité des appétits et de la plénitude des sens, les entraves de sa jeunesse. Indifférent à la France, à ses succès, à ses revers, abrégeant les conseils, il se plongea et s'oublia dans le vin et la bonne chère. Ni Prague, ni la Bavière, ni l'armée n'avaient place dans sa tête, pleine du vide des lendemains d'excès, où la pensée allait d'une truite du lac de Genève envoyée par Richelieu, à l'anecdote graveleuse toute chaude.

* * * * *

À la fin de décembre, madame de la Tournelle était installée à Versailles dans son appartement de favorite[373]. Et là, elle s'amusait à écrire, sous les yeux de Louis XV, la chronique des petits appartements qui allait porter à Richelieu, lorsqu'il était absent, les petites et les grandes nouvelles de la cour, la plaisanterie du jour, et l'assurance de l'amitié de la maîtresse de son Roi:

À Versailles, ce 28 décembre.

«_Bonjour, cher oncle; en vérité je suis bien aise que vous vous portiez bien: pour que ma joye fut complette, il faudroit que vous fussiez icy, car réellement je m'ennuye beaucoup de ne vous pas voir. Il me paroît que vous este curieux, car vous me faite bien des questions. Je croit que pour vous plaire ce que je pourrai faire de mieux est d'y repondre: je me trouve très-bien dans mon appartement nouveau et j'y passe de très-jolies journées; sçavoir comment l'on m'y trouve, ce n'est pas à moy à vous dire cela; j'en feré la question de votre part, nous verrons ce qu'on vous y repondra. J'ai mangé de votre truite[374], dans mon voisinage on l'a trouvée très-bonne et l'on a bue à votre santé. Je ne sçai point encore quand mon futur beau-frère arrivera, mais je voudrois déjà que tout cela fût fini; le beau-père a donné à la Moncavrel[375] son St-Esprit de diamant et la belle-mère une belle boete: ils font les choses au mieux comme vous voyes, je ne sçaurois trop me louer de leur politesse pour moi et pour ma sœur.

Je ne sais ce que vous voulez dire de ce courrier de M. de Broglio. Ce qu'il y a de sur c'est qu'ils vont prendre leurs quartiers d'hyver. J'ai lue votre lettre à celuy à qui vous souhaitez tant de bonheur et il vous en est très obligé; vous avez du recevoir de ses nouvelles; il y a peut-estre un article qui aura pu vous inquiéter par l'amitié que je me flatte que vous aves pour votre nièce, mais ce n'est rien; l'on vous expliquera mieux l'affaire à votre retour: au reste tout est comme quand vous este parti. J'ay toujours oublié de vous complimenter sur votre mariage avec mademoiselle Chauvelin. C'est bien mal à vous de ne m'en avoir rien dit; on n'a que faire de vouloir vous faire des tracasseries avec moy, il me semble que vous vous en faite bien tout seul. Il faut pourtant que je rende une justice, c'est que l'on a pas encore essayé. Je crois que c'est que l'on en sent l'inutilité, et ils ont bien raison, car quelques choses qu'il arrive vous pouves compter, cher oncle, sur ma tendre et sincère amitié. Je voudrois pouvoir vous en donner des preuves, ce seroit assurément de bien bon cœur.

Madame de Chevreuse est toujours très-mal[376] et Fargy est mort[377]. Le Roy est enrhumé, mais cela va bien; la Reine maigrit tous les jours, incessamment elle sera etique. Voilà toutes les belles nouvelles de la cour, car sans doute que vous savez que la poule[378] a pondu; madame de Nivernois est accouchée d'une fille[379]._»

* * * * *

Quelquefois c'était le Maître qui prenait lui-même la plume, et mandait à son favori ce que faisait le Roi, ce que devenait la Princesse, entremêlant les nouvelles d'ironies ou de réflexions d'un détachement singulier sur les généraux de ses armées. «… Je suis fasché,—écrivait-il,—que votre général soit malade de corps et d'esprit; à l'égard du corps, tout s'use, vous le sentés moins qu'un autre, mais cela n'en est pas moins vray.» Puis il repassait la lettre à madame de la Tournelle qui écrivait sur la même feuille:

«Je nay pas le temps de vous écrire plus au long, cher oncle, parce que le courier va partir, vos nouvelles sont diabolique et elles mon mis du noir dans l'esprit toute la journée, et je ne sçai comment sera la nuit. Je ne vous répondresz pas à tous les articles de votre lettre parce que ce n'est pas à moy; si le Roy vouloit, il s'en acquitteroit mieux que moy, vous feroit plus de plaisir et à moy aussi. Bonsoir.»

Et sur le peu de papier qui restait, le Roi écrivait ce badinage qui tourne si court, et comme une fin de chapitre du Sopha[380]:

«Puisque cela feroit plaisir à la princesse, je vous dires donc que je vous donne le bonsoir et que… adieu[381].»

XII

Mort du cardinal Fleury.—L'ambition sans vivacité de la favorite.—Interception d'une lettre du duc de Richelieu à madame de la Tournelle.—Disgrâce momentanée du duc.—Le pot au feu des deux sœurs dans un cabinet de garde-robe.—Le mutisme affecté de madame de la Tournelle sur les affaires d'État.—Elle abandonne Belle-Isle et Chauvelin.—La nouvelle société formée autour de la favorite.—La Princesse, la Poule, la Rue des Mauvaises-Paroles.—Croquis de la Poule.—Madame de Lauraguais, la grosse réjouie.—Les physionomies des ministres.—Crédit de madame de Lauraguais.—Émulation amoureuse entre les deux sœurs.—La beauté de madame de la Tournelle.—Son portrait sous l'allégorie de la Force.—Les bains de la favorite.—Voyage de la Cour à Fontainebleau en septembre.—Commencement de la maison montée de madame de la Tournelle.—Le cercle restreint des soupeurs et des soupeuses.—La jalousie de madame de Maurepas empêchant pendant neuf mois madame de la Tournelle d'être élevée au rang de duchesse.—Lettre de madame de la Tournelle sur son duché.—Sa nomination et sa présentation le 22 octobre 1743.—Lettres patentes de l'érection du duché de Châteauroux en faveur de madame de la Tournelle.

L'année 1743[382] commençait, et dans le premier mois de l'année mourait le vieux Cardinal[383], débarrassant le jeune Roi de toute contrainte dans ses amours.

Cette mort cependant, dans le premier moment, ne changeait rien à la position de la favorite, et la superbe prédiction de Richelieu «annonçant que bientôt celui qui pénétrerait dans l'antichambre de madame de la Tournelle aurait plus de considération que celui qui était tout à l'heure en tête-à-tête avec madame de Mailly[384]» ne se réalisait pas encore.

* * * * *

Au fond, madame de la Tournelle n'a pas l'ambition pressée, active, impatiente. Elle désire être duchesse, toutefois sans vivacité, avec la paresse de ses membres si peu remueurs, avec l'indolence de ce corps toujours couché sur une chaise longue et qu'on ne peut décider à prendre l'air dehors que sur les huit ou neuf heures du soir[385], mais aussi avec la persistance continue des natures molles et une tranquille confiance dans la complicité des choses et des évènements. Ce n'est pas l'ambitieuse par vocation à la façon de sa sœur Vintimille, et malgré l'énergie de ses partis-pris et la violence de ses résolutions, la favorite, dans les premiers temps de sa faveur, apparaît bien plus comme une femme qui s'est laissé séduire par la grandeur de la position qu'on lui a offerte. Il semble aussi que, par moments, cette jeune femme qui ne se sent aucun goût pour le Roi, chez laquelle un ancien amour rentrait parfois, trouve payer trop cher l'objet de ses ambitions, et, ainsi qu'elle le dit, ne regarde pas absolument comme sa félicité d'être aimée du Maître[386].

* * * * *

Le Roi aimait, mais l'amant de madame de Mailly avait été accoutumé à si peu rétribuer l'amour, qu'au moment de tenir ses promesses, il était un peu effrayé de l'énormité des demandes, et avait besoin de temps pour prendre l'habitude des générosités royales. Il arrivait encore que, dans ce temps, Louis XV était mis en défiance contre l'entourage de la favorite. Maurepas, que la mort du Cardinal laissait chancelant, que le duc de Richelieu travaillait à renverser, dont le Roi lui-même semblait annoncer le renvoi en ce rondeau moqueur pour son ministre[387] qu'il dansait et chantait à la Muette, pendant l'agonie de l'Éminence, Maurepas avait le bonheur d'intercepter une lettre de cette correspondance adressée chaque jour par le duc de Richelieu, et où il minutait à la favorite son plan de conduite, heure par heure[388]. Dans cette lettre, Richelieu posait, comme une des conditions du maintien de madame de la Tournelle, le renvoi de la plus grande partie des gens attachés à Sa Majesté. De là, la rentrée en faveur de Maurepas et une froideur marquée du souverain pour Richelieu qui n'était pas rappelé à la cour sitôt qu'il l'avait espéré. Puis, cette espèce de disgrâce transpirant, il se faisait à la cour, qui n'aimait pas le duc et sa parole dénigrante, un travail pour rendre à d'Ayen le cœur et l'oreille du Roi. Un moment, le refroidissement du Maître pour l'ami de madame de la Tournelle n'était un mystère pour personne; on savait que Richelieu avait témoigné un dépit presque colère de n'avoir point été de la dernière promotion des lieutenants-généraux. Et lorsqu'au mois d'avril Richelieu arrivait du Languedoc, le duc s'attendait en vain à voir le Roi lui donner le gouvernement de Montpellier qu'il sollicitait depuis longtemps.

On apprenait même, quelques jours après, que Richelieu proposant au Roi de lui faire reprendre une lieutenance en Languedoc d'un revenu de 18,000 livres contre Montpellier qui rapportait 22,000 livres,—une augmentation de 4,000 livres de revenus, c'était une bien petite grâce à obtenir,—Louis XV n'avait pas donné de réponse à Richelieu, et le gouvernement de Montpellier n'était point accordé[389]. Madame de la Tournelle se trouvait enveloppée dans le complot ourdi par Maurepas contre son conseil; elle sentait le Roi en garde contre elle, et, avec la perception que développe l'existence des cours, elle remarquait la contrainte de ceux qui s'approchaient d'elle, et la fière personne, sans faire un pas, sans tenter une démarche pour ramener le Roi, attendait dans sa belle et calme impassibilité!

* * * * *

Devant cette résistance du Roi à ne pas lui accorder ce qu'elle demandait, la favorite ne se fâchait, ni ne s'emportait, ni ne s'indignait, ne boudait même pas; elle se contentait seulement, avec un doux entêtement et une volonté poliment indomptable, à se refuser à aller dîner dans les cabinets, à ne pas permettre que le Roi fît apporter son souper dans son appartement, élevant presque des difficultés pour autoriser sa Majesté à faire monter chez elle, les jours où de Meuse avait la goutte, sa collation, une tasse de lait[390].

C'était sa manière de déclarer à Louis XV qu'elle ne le recevrait que lorsqu'il l'aurait mise en état de le recevoir, comme il convient à une maîtresse de roi; il y avait encore dans ce procédé une façon à la fois discrète et spirituelle de faire honte au petit-fils de Louis XIV, de sa parcimonie, des habitudes bourgeoises et rétrécies que lui avait données le Cardinal, de l'économie présente de ses amours. Et la cour assista pendant quelques mois à un curieux spectacle, le spectacle à Versailles de la favorite en pleine faveur, envoyant quérir son souper chez le traiteur et faisant faire son potage par sa femme de chambre dans un cabinet de garde-robe[391].

* * * * *

Indépendamment de cette sage et habile expectative, madame de la
Tournelle basait toute sa conduite sur une profonde connaissance du Roi.

Du premier coup, elle avait découvert sa marotte de ne pas vouloir être pénétré[392] et n'ignorait pas tout le mal qu'avaient fait à madame de Mailly ses maladresses à cet égard, sa vivacité à interroger Louis XV sur les affaires de l'État, son obstination à arracher à ce Roi défiant et fermé le secret de sa pensée. Madame de la Tournelle afficha donc un mutisme affecté, poussa l'abstention en toutes ces choses si loin, que cet éloignement de la politique avait au premier moment charmé et étonné le Roi comme la moins ordinaire des qualités d'une maîtresse[393]. Madame de la Tournelle forçait ainsi le Roi à parler le premier des affaires, et se laissait consulter, et se faisait prier pour écouter et donner son avis[394], tout en ayant l'air d'être seulement à la grave question de savoir quand le Roi voudrait bien lui accorder une voiture, et si elle attellerait à six chevaux: ce qui ramenait le Roi sans défiance à faire un calcul par lequel il cherchait à lui prouver que la dépense de six chevaux était trop considérable et qu'elle devrait se contenter de quatre[395].

Madame de la Tournelle avait encore l'art de deviner les répulsions et les sympathies du Roi pour les individus, et l'esprit de baser sa politique sur les sentiments personnels, si puissants, si vifs, si persévérants chez Louis XV. Elle soutenait Orry, le contrôleur général, le ministre de l'Argent. Elle soutenait d'Argenson qui, répandu dans le monde et les salons, lui en apportait l'appui, et contre-balançait Maurepas sur le terrain même de ses influences et de sa puissance. Elle soutenait les Noailles, malgré leurs étroites liaisons avec sa sœur de Mailly, malgré les accointances et les amitiés de la famille avec Maurepas, parce qu'elle savait les de Noailles établis dans l'habitude et l'amitié du Roi depuis son enfance, et que ses ambitions ne prenaient nulle alarme de la personnalité du maréchal de Noailles.

Desservi dans l'esprit du Roi par le Cardinal, il n'avait guère été employé par Louis XV, dans ces dernières années, que pour un travail que le Roi lui avait fait faire à Saint-Léger sur les affaires de la succession de madame de Vintimille; mais, le Cardinal mort, et M. de Belle-Isle retiré pour ainsi dire dans sa terre de Bissy, et surtout après la remise à Louis XV d'une lettre écrite par Louis XIV peu de jours avant sa mort et confiée à madame de Maintenon pour être remise à son petit-fils quand il commencerait à gouverner lui-même, le maréchal de Noailles devenait non pas seulement un ministre d'État, mais le personnage important du moment et le maître de la situation.

Mais les hommes que mesdames de Mailly et de Vintimille avaient protégés, en dépit des secrètes préventions du Roi, espérant abriter la fortune et la durée de leurs amours à l'ombre de leur gloire, de leur génie, de leurs grands rêves, de leurs plans heureux; ces hommes étaient abandonnés par madame de la Tournelle pour des hommes moins brillants, mais agréables au Roi. C'est ainsi qu'elle abandonnait Belle-Isle, ce grand homme à projets, nourri de fièvre, et dont la fièvre inquiétait et troublait la paresse du Roi, ainsi qu'elle abandonnait Chauvelin dont le grand tort était d'avoir le parti des hommes sérieux de la cour, ce qui effrayait le Roi[396].

* * * * *

Au mois d'avril, une société, qui n'était plus celle de madame de Mailly, se formait dans les cabinets autour de madame de la Tournelle. Les amis particuliers de l'ancienne favorite avaient été éloignés. M. de Luxembourg n'était plus appelé, et rencontrait même de certaines difficultés pour être employé à l'armée cette année[397]. Le ménage Boufflers, enveloppé dans la prévention qui régnait contre Belle-Isle, invité aux soupers une fois par hasard, était parti pour aller dans ses terres. De Meuse, le dîneur ordinaire du Roi, qui ne se sentait pas aimé au fond par la favorite[398], le duc de Villeroy, le duc d'Ayen, le comte de Noailles, Coigny qui étaient aussi bien les amis du Roi que ceux de madame de Mailly, avaient trouvé grâce; mais ces commensaux n'avaient plus l'oreille du Maître comme autrefois. La nouvelle cour des cabinets, comme l'appelait le duc de Luynes, était composée du duc de Richelieu, l'homme en faveur et l'amuseur en titre, de MM. de Guerchy et de Fitz-James, deux anciens amis de madame de la Tournelle, du marquis de Gontaut, du duc d'Aumont, très-intimement liés avec les deux sœurs. De toutes les femmes des petits cabinets, la seule madame d'Antin, quoique de l'intimité de madame de Mailly, avait été assez heureuse pour se maintenir dans les soupers et les voyages[399].

Les femmes que voyait alors presque uniquement le Roi, et dont il était entouré à toutes les heures, étaient: la Princesse, la Poule, la Rue des Mauvaises paroles: les petits noms d'amitié sous lesquels, dans l'intimité royale, s'appelaient madame de la Tournelle, madame de Flavacourt, madame de Lauraguais.

Madame de Flavacourt avait le charme des airs effarouchés, le comique d'effarements charmants devant les admirations trop indiscrètes, les compliments trop ardents; toute sa personne, à de certains moments, s'érupait comme se hérissent les plumes d'une poule[400]. Toutefois madame de Flavacourt ne jouait là qu'un rôle de jolie femme, de créature à la pudeur gentiment maniérée, un rôle discret, effacé, avec de petits cris drôles de temps en temps; quoique très bien avec les deux sœurs, la Poule n'était pas admise aux confidences[401].

Mais, et surtout en ce temps de diplomatie féminine, où la favorite qui n'avait qu'une médiocre confiance dans les victoires de son esprit, qui se sentait d'ailleurs portée à la raillerie par le sang de sa famille et à laquelle on avait fait la leçon sur le danger de parler, gardait un silence de commande, le premier rôle appartenait à madame de Lauraguais[402]. Elle était, à l'heure présente, le boute-en-train, la tueuse de l'ennui des cours, la dérideuse du front du Roi, cette Lauraguais, cette grasse, cette courte, cette laide commère, craquant de graisse, allumée d'une joie de peuple, toujours en gaieté, toujours prête à rire de tout le monde et que de Meuse avait baptisée: la grosse réjouie. Chez cette femme, qui apparaît au milieu de Versailles comme une duchesse taillée sur le patron de madame Dutour, la marchande de toile du roman de Marivaux, il y avait un forte et gaillarde santé, un gaudissement intérieur, débondant, sans une méchanceté bien noire, en ironies, en moqueries, en gaillardises, en lardons, en paroles agressives, qui faisait un jour dire au Roi, passant en voiture avec les deux sœurs, rue des Mauvaises-Paroles: «Ce n'est pas ici une rue qui convient à la Princesse, mais elle pourrait bien convenir à madame de Lauraguais[403].» Se souciant fort peu des gens qui n'étaient pas ses amis intimes, s'embarrassant encore moins des choses et des événements, très-peu allante et venante, et restant comme sa sœur, toute la journée, enfermée chez elle dans une paresseuse immobilité et une espèce d'horreur du mouvement, incapable de retenir et de renfermer en elle cette humeur railleuse, dont l'éruption était comme l'exutoire d'une activité qui ne se dépensait pas, nullement maîtresse de sa parole, elle passait le jour et une partie de la nuit à turlupiner la création entière.

«Beaucoup de paresse, un bon fauteuil, et se réjouir aux dépens de ses pareils,» c'est le portrait qu'en trace le duc de Luynes dans une phrase mal construite, mais qui peint la femme au vif[404].

Sous l'influence de madame de Lauraguais, les soupers prenaient un caractère qu'ils n'avaient point eu sous madame de Mailly; une verve mordante se mettait à les animer, à les égayer, à les marquer au coin d'une originalité presque de soupers de lettrés et d'artistes. Les rapports de police parlaient beaucoup au mois d'avril d'un souper, où les physionomies des gens de la cour et des ministres avaient été l'objet des comparaisons les plus piquantes, et où madame de Lauraguais avait brillé entre tous et toutes. La grosse duchesse, avec le sens caricatural qui est au fond de tout satirique, avait poliment trouvé que d'Argenson ressemblait à un veau qui tette, M. de Saint-Florentin à un cochon de lait, le contrôleur-général à un hérisson, M. de Maurepas à un chat qui file, M. le cardinal de Tencin à une autruche[405], M. Amelot à un barbet, M. le cardinal de Rohan à une poule qui couve, M. le duc de Gesvres à une chèvre, etc.

Et le bruit courait bientôt que madame de Lauraguais jouissait d'une faveur égale à celle de sa sœur[406]. Même on disait que le crédit de la première diminuait, tandis que celui de la seconde augmentait, et qu'elle faisait maintenant partie d'un conseil secret des arrière-cabinets dont était écarté le duc de Richelieu. On allait plus loin encore, on répétait que madame de la Tournelle s'était aperçue de l'amour du Roi pour madame de Lauraguais, de privautés même qui ne laissaient aucun doute sur une liaison intime, et l'on ajoutait que la favorite avait pris le parti de ne faire aucun reproche, moyennant quoi elle gardait son crédit, pendant que sa sœur faisait tout pour ne pas lui laisser apercevoir les préférences dont Sa Majesté l'honorait dans toutes les occasions[407].

* * * * *

Cette rivalité, cette émulation amoureuse entre les deux sœurs amenait-elle ce qu'elle amène quelquefois entre deux femmes qui se disputent un homme? Donnait-elle de l'amour à celle qui n'aimait point encore? ce qu'il y a de certain, c'est qu'au mois de juin, les courtisans remarquaient que madame de la Tournelle commençait à prendre du goût pour le Roi, et quelque temps après on entendait la femme aimée dire de sa propre bouche «que présentement elle aimait le Roi»[408].

Alors ce fut une occupation et une prise de possession du Roi par la tyrannie de la coquetterie sans cœur et du caprice sans pitié. Madame de la Tournelle ne ménagea à Louis XV nul des tourments et des aiguillonnements avec lesquels les liaisons vénales tiennent l'amour en haleine. Tantôt c'étaient des froideurs qui faisaient craindre au Roi d'être quitté, tantôt des exigences de femme impérieuses et entêtées comme des volontés d'enfants, puis des colères, puis des jalousies, une succession d'indifférences et d'éclats, d'emportements et de bouderies qui ne laissaient point de trêve au Roi et le tourmentaient sans cesse. Madame de la Tournelle mettait ses refus dans la possession même et laissait encore son royal amant gratter à la porte. Elle irritait enfin par toutes les taquineries et les variations d'humeur cet amour qu'elle gardait de la satiété, en le maintenant dans l'inquiétude; et elle s'emparait chaque jour davantage de ce roi inoccupé, égayant ou assombrissant à toute heure le ciel de ses pensées, et le tenant auprès d'elle sous le coup et le charme de son inconstance et de sa mobilité.

Madame de la Tournelle faisait aussi appel à toutes les séductions de sa beauté que les grâces lourdes et vulgaires, la grosse santé des charmes de madame de Lauraguais faisaient si bien valoir, et qu'elle savait encore, comme madame de Mailly, relever et ennoblir par de grandes parures[409], des pans de draperies flottantes, qui lui donnaient une jeune majesté olympienne et semblaient l'asseoir sur des nuées.

Une peau de tigre attachée à l'épaule, une cuirasse enfermant sa gorge délicate et drue, il faut voir, dans le serein rayonnement de son front, dans l'élancement vivace de son corps, la jeune immortelle en cette allégorie nerveuse de la force sous laquelle Nattier la divinise[410].

Il fallait voir la jeune femme avec son teint à la blancheur éblouissante, sa marche molle, ses gestes spirituels, le regard enchanteur de ses grands yeux bleus, son sourire d'enfant, sa physionomie tout à la fois mutine, passionnée et sentimentale, ses lèvres humides, son sein haletant, battant, toujours agité du flux et du reflux de la vie[411].

Et cette beauté de madame de la Tournelle se montrait accompagnée d'un doux enjouement, d'un art de ravir tout naturel et sans effort, d'une légère ironie du bout des lèvres,—et, contraste charmant,—«d'un esprit qui paraissait venir de son cœur quand on parlait de choses tendres ou sensibles»[412].

* * * * *

Tout le mois d'août, madame de la Tournelle se baignait. Tous les jours le Roi venait lui tenir compagnie dans son bain, revenant au bout de quelques instants faire la conversation dans la pièce voisine avec ceux qui l'avaient accompagné, et de la porte entr'ouverte arrivaient au Roi et à son monde les paroles, les petits rires de la baigneuse qu'on ne voyait pas, avec le frais bruit d'éclaboussures faites par des gestes de femme dans de l'eau. Puis madame de la Tournelle se couchait, et, ainsi que la Reine d'un Conte de fée galant, dînait dans son lit[413], le Roi assis à son chevet, la petite cour rangée debout autour d'elle.

* * * * *

À la mi-septembre la cour se rendait à Fontainebleau. Pendant que mesdames de Lauraguais et de Flavacourt se partageaient le logement du Cardinal, madame de la Tournelle s'installait dans l'appartement de M. de la Rochefoucauld dont les fenêtres donnaient sur le jardin de Diane. Il avait été «accommodé tout au mieux», et une porte de communication le rattachait aux petits cabinets du Roi.

À ce voyage la favorite obtenait un commencement de maison: c'était un cuisinier, le meilleur qu'on avait pu trouver, c'était un écuyer, c'étaient six chevaux de carrosse, c'était une berline en train d'être confectionnée[414]. Dès ce mois de septembre les désirs de madame de la Tournelle commençaient à être obéis comme des ordres. Aux premiers jours de l'arrivée de la cour, pendant la belle semaine, la semaine que faisait appeler ainsi la présence autour de la Reine de mesdames de la Tournelle, de Flavacourt, de Montauban, d'Antin; la favorite s'étant plainte que les places de la tribune de la chapelle n'étaient point commodes, que les bancs et les appuis n'étaient que des planches sans garniture, et que les banquettes pour se mettre à genoux n'étaient recouvertes que d'un méchant cuir; en vingt-quatre heures tout se trouvait changé: bancs, appuis, banquettes avaient été garnis de coussins en peluche cramoisie.

En défiance des empressements nouveaux autour d'elle, et disant qu'elle faisait grand cas de ceux qui étaient ses amis avant le renvoi de sa sœur, qu'elle estimait beaucoup ceux qui étaient demeurés les fidèles de madame de Mailly, mais qu'elle n'avait aucune confiance dans ceux qui cherchaient à lui plaire aux dépens de la renvoyée, la favorite vivait et faisait vivre le Roi dans un cercle toujours plus restreint d'hommes et de femmes. Les hommes soupant dans les cabinets de Fontainebleau n'étaient plus guère que MM. d'Anville, d'Estissac, de Villeroy, de Meuse. Et encore de Meuse se sentait-il seulement souffert à cause de la vieille habitude qu'en avait le Roi, et de l'appui que lui apportait Richelieu, qui toutefois lui-même ne pouvait triompher de l'antipathie de la favorite pour l'ami dévoué de madame de Mailly.

Aussi le vieux courtisan se préparait-il philosophiquement à la retraite, songeant à sa terre de Sorcy en Lorraine, où il avait passé de bonnes années autrefois, et dont une ancienne inscription, plusieurs fois répétée sur les murs, lui revenait à la mémoire: Tout va si mal que tout ira bien.

Quant aux femmes, il n'y avait plus que madame d'Antin qui fût tolérée aux soupers, et encore quelquefois. Madame de Boufflers, déjà très-rarement invitée aux soupers des cabinets de Versailles, avait été complètement écartée à la suite d'une altercation avec madame de Lauraguais. Mademoiselle de la Roche-sur-Yon soupait une seule fois. Pour la malheureuse mademoiselle de Charolais, quoiqu'elle eût acheté depuis un an la terre d'Athis pour être à proximité de Choisi, et quoique son appartement à Fontainebleau donnât sur le jardin de Diane, à deux pas des cabinets du Roi, elle n'était plus de rien du tout, et le Roi n'allait pas même lui rendre visite[415].

Dans la longue intimité qu'apportait entre Louis XV et la maîtresse un séjour presque tête à tête du matin au soir de plus de deux mois, en ce lieu propice de tout temps aux femmes aimées de nos Rois, en ce Fontainebleau où plus tard seront accordés les brevets des nombreuses faveurs et donations arrachées par madame de Pompadour, les ambitieux désirs de madame de la Tournelle cheminaient vers leur réalisation.

Le duché convoité par madame de la Tournelle, sans qu'elle voulût en parler à Louis XV, sans qu'elle permît d'en parler ouvertement, mais tout en laissant tenir par ses amis «tous les propos qui pouvaient conduire à cette grâce[416]», avait rencontré bien des difficultés et bien des atermoiements. Le 31 janvier, lors de la présentation de madame de Lauraguais, la cour s'attendait à entendre le Roi dire: «Madame la duchesse de Châteauroux, asseyez-vous[417].» Il n'en avait été rien, et les petites maîtresses de la cour s'étaient donné le plaisir de chanter pendant plusieurs mois:

Viens à Choisi, mon roitelet, ……………………….. Fais-moi gagner le tabouret, Disait la bien-aimée. ………………………..

En mai, le duché semblait ajourné, et même sur le bruit d'une grossesse de madame de la Tournelle, l'on prétendait que la maîtresse ne serait faite duchesse qu'après avoir donné des enfants au Roi.

Au fond, le véritable obstacle à l'élévation de madame de la Tournelle, c'était la jalousie de la vieille madame de Maurepas qui ne pouvait se faire à l'idée de voir la favorite duchesse, qui ne pouvait digérer que la parente qu'elle s'était accoutumée à regarder du haut de sa grandeur chez la duchesse de Mazarin, fût assise à la cour, quand elle, elle y resterait debout[418]! Et Maurepas, obéissant à ses ressentiments particuliers, en même temps qu'il caressait les petites passions mauvaises de sa femme, contrariait sourdement cette érection de duché, disant, au mois d'août, que s'il avait voulu être favorable à l'affaire de la favorite, elle serait terminée depuis longtemps.

La duchesse était réduite à faire ses affaires elle-même avec le concours de Richelieu, et un mois avant, elle écrivait à son confident, au sujet de ce duché, qu'elle semble chercher des yeux sur la carte de France:

_À Versailles, ce 17 juillet _1743.

«Quand je prends la plume pour vous écrire, cher oncle, j'oublie la moitié de ce que j'ay à vous dire: je ne peut pas m'empêcher de vous répéter encore que vous m'avez paru d'une humeur de chien dans votre dernière lettre et déraisonnable au dernier point à l'égard de mon affaire; elle n est pas plus avancée que quand je vous en ay escrit. Le Roy a dit au controleur de chercher une terre de vingt mil livres de rente, aparemment qu'il ne l'a pas encore trouvé, tout ce que je sçay c'est qu'il luy dit il y a quelque temps que la Ferté Imbault estoit a vendre, mais ci c'est celle la, je ne veux pas en porter le nom au moins que de le partager par la moitié par galanterie pour la vieille duchesse de la Ferté. Quant à ce que vous me dites de prendre mon nom, cela ne seroit guere possible, premierement, il faudroit une permission de mon père et du comte de Mailly, et en second lieu une grande malhonneteté pour la famille de mon mari, au lieu qu'en prenant le nom de la terre cela est tout simple: l'on m'a dit que le Roy pouvoit la nommer comme il voudroit, si celuy quelle porteroit ne me convenoit pas; en ce cas dite moy quel est celuy que je demanderois. Je suis bien faché que vous ne soyé pas ici car on ne peut pas parler aussi bien de tout cela par escrit. À l'égard de Vendome et d'Angouleme il ni faut pas compter, l'on prétend que des qu'il y a dix ans qu'un domaine ou terres est réuni à la couronne, le Roy n'est plus maitre d'en disposer, ou qu'au moins cela donneroit sujet à de grandes discussions, et il ne nous en faut point, il faut quelque chose qui aille tout de suite. Ainsi mendé moy ce que vous pensé surtout cela, car quand l'humeur ne vous a pas gagné, je vous crois de bon conseil et ay confiance en vous[419].»

À la fin d'octobre, au bout de six semaines de séjour à Fontainebleau, le duché était trouvé[420] et accordé et l'on ne s'occupait plus que de la rédaction de la grâce que madame de la Tournelle désirait voir rappeler les précédents de mesdames de la Vallière et de Fontanges[421].

Le duché donné à madame de la Tournelle était le duché de Châteauroux, tirant son nom de Raoul ou Radulphe de Déols qui avait bâti le château et la ville sur la rivière de l'Indre au Xe siècle. Cette terre, passée depuis aux Condé, avait été attribuée dans le partage des biens de la maison au comte de Clermont qui l'avait vendue au Roi pour payer ses dettes. Cette terre valait 85,000 livres[422] de rentes, et dans le renouvellement des fermes qui venait d'avoir lieu, les fermiers généraux qui continuaient à jouir de cette terre, s'étaient engagés à payer les 85,000 livres par an pendant le courant du bail. Le duché de Châteauroux demeurait domaine du Roi, madame de Châteauroux en jouissait par brevet pour sa vie seulement[423].

La présentation avait lieu le mardi 22 octobre 1743, après le débotté.

La présentation se faisait avec un certain appareil:

Il y avait huit dames dont cinq assises qui étaient mesdames de Lauraguais, de Châteauroux, la maréchale de Duras, les duchesses d'Aiguillon et d'Agénois. Les trois femmes debout étaient madame de Rubempré, madame de Flavacourt et madame de Maurepas qui enrageait. Sortie du cabinet du Roi, la nouvelle duchesse allait prendre son tabouret chez la Reine qui lui disait: «Madame, je vous fais compliment sur la grâce que le Roi vous a accordée.» Et s'asseyant, Marie Leczinska faisait asseoir à sa gauche mesdames de la Tournelle et Lauraguais et à sa droite madame de Luynes[424].

Quatre mois après Maurepas était obligé de libeller lui-même l'érection du duché de Châteauroux par ces lettres, où il semble avoir mis la vengeance de son ironie sérieuse et de son persiflage à froid:

«LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU, Roy de France et de Navarre, à tous présens et à venir, salut. Le droit de conférer les titres d'honneur et dignités étant un des plus sublimes attributs du pouvoir suprême, les Rois nos prédécesseurs nous ont laissé divers monuments de l'usage qu'ils en ont fait en faveur des personnes dont ils ont voulu illustrer les vertus et le mérite par des dons dignes de leur puissance, de terres et de seigneuries titrées qui puissent réunir en même temps les honneurs et les biens dans celles qu'ils ont voulu décorer. À CES CAUSES, considérant que notre très-chère et bien aimée cousine, Marie-Anne de Mailly, veuve du sieur marquis de la Tournelle, est issue d'une des plus grandes et illustres Maisons de Notre Royaume, alliée à la nôtre et aux plus anciennes de l'Europe, que ses ancêtres ont rendu depuis plusieurs siècles de grands et importants services à notre couronne, qu'elle est attachée à la Reine, notre très-chère compagne, comme Dame du Palais, et qu'elle joint à tous ces avantages toutes les vertus et les plus excellentes qualités de l'esprit et du cœur qui luy ont acquis une estime et une considération universelle, nous avons jugé à propos de luy donner par notre brevet du vingt et un octobre dernier le Duché-Pairie de Châteauroux et ses appartenances et dépendances, sis en Berry, que nous avons acquis de notre très-cher et très-amé cousin, Louis de Bourbon, comte de Clermont, prince de notre sang, qui le tenoit patrimonialement de la succession du duc de Bourbon son père et de ses auteurs, pour en disposer en toute propriété par nous et nos successeurs, et nous avons commandé par ledit brevet qu'il fût expédié à notre dite cousine toutes lettres sur ce nécessaires en conséquence dudit brevet. Elle a pris le titre de duchesse de Châteauroux et jouit en notre cour des honneurs attachez à ce titre. Et désirant que le don par nous fait à notre dite cousine, duchesse de Châteauroux, ait la forme la plus solide, la plus honorable et la plus authentique, nous avons par ces présentes signées de notre main, de notre propre mouvement, grâce spéciale, certaine science, pleine puissance et autorité royale…»[425].

XIII

Refus de Louis XV de désigner à Maurepas le successeur du duc de Rochechouart.—Richelieu nommé premier gentilhomme de la Chambre.—Les Parisiens le baptisant: le Président de la Tournelle.—Portrait moral du duc.—Appropriation par l'amant des qualités et des dons supérieurs de ses maîtresses.—Action dirigeante de madame de Tencin.—Curieux type de cette femme d'intrigue.—Ses axiomes de la vie pratique du monde.—Son activité fiévreuse.—La religion de l'esprit.—Madame de Tencin organise la ligue des Noailles avec les Rohan.—Guerre qu'elle mène contre Maurepas.—Ses jugements sur le contrôleur-général, le maréchal de Belle-Isle, de Noailles, d'Argenson.—La surveillance de l'entourage de la favorite.—Ses mépris de Louis XV et son instinct d'une grande politique.—Madame de Tencin donne à la duchesse de Châteauroux l'idée d'engager Louis XV à se mettre à la tête de ses armées.

Le succès de l'appareillage entre Louis XV et madame de la Tournelle allait bientôt valoir à Richelieu le salaire qui convenait à ses services et que méritaient ses complaisances[426]. La place de premier gentilhomme de la chambre donnée à la mort du duc de Rochechouart, tué à la bataille de Dettingen à son fils, devenait vacante cinq mois après par le décès de cet enfant, enlevé à quatre ans par une convulsion. La place semblait devoir revenir à monsieur de Saint-Aignan dont le père et le frère avaient possédé cette charge. Monsieur de Saint-Aignan avait été en outre blessé au service, et ses affaires étaient fort dérangées à la suite de quatorze années d'ambassade en Italie et en Espagne. La charge était en outre sollicitée par monsieur de Luxembourg que l'on disait avoir une promesse écrite du Roi, obtenue du temps de Mailly, et par monsieur de Châtillon qui allait se trouver sans charge, l'éducation du Dauphin étant presque terminée, et encore par monsieur de la Trémoille, très-appuyé par le duc d'Orléans. Au plus fort des compétitions, Maurepas, voulant avoir un mot du Roi, ne pouvait l'obtenir. Piqué, le ministre demandait à Louis XV quelle devait être sa réponse à ceux qui lui demandaient le nom du titulaire. Le Roi lui disait sèchement «qu'il n'avait qu'à répondre qu'il n'en savait rien»[427]. Maurepas et les courtisans étaient fixés, la place de premier gentilhomme de la chambre était donnée à Richelieu: et Louis XV et madame de Châteauroux attendaient le retour du courrier expédié à Montpellier et qui devait leur apporter l'acceptation du duc[428].

C'est ainsi que celui que les Parisiens appelaient avec une méprisante ironie le «président de la Tournelle» était mis au premier plan, et montait à une place dont la constitution de la monarchie française faisait une des plus grandes influences de l'époque[429].

* * * * *

Le temps est loin où, mêlé et confondu dans le petit monde des Marmouzets, en cette bande de jeunes gens mettant du rouge, passant une partie de la journée au lit, usant de l'éventail, une miniature de la cour des Valois, le modèle de Richelieu et son parangon était le duc de Gesvres. Le temps n'est plus même, où la conquête de la femme, son immolation à sa vanité, l'ostentation dans la volupté ainsi que l'appelle d'Argenson, lui paraissait une gloire suffisante. Aujourd'hui, en l'homme de cinquante ans s'est éveillée une ambition active et remuante, mais sourde et cachée, qui marche vers un but certain et fixé d'avance avec la ceinture lâche de la légèreté et du plaisir. À cette ambition Richelieu joint un cœur supérieurement sec, un grand mépris pratique des femmes, une conscience impudique, qui, sans honte du métier d'entremetteur royal, demande en souriant aux préjugés, si l'on rougit de donner au souverain un beau vase, un agréable tableau, un bijou précieux, et pourquoi l'on rougirait davantage de lui offrir ce qu'il y a de plus aimable au monde, une femme. À ce cynisme absolu, soutenu d'ironie sceptique et porté avec un grand air, ajoutez une bravoure toute française, un certain tact des fausses démarches, et la véhémence et l'affirmation d'une parole subjugante à la façon de son grand oncle le Cardinal[430], puis encore toutes les grâces d'état du joueur heureux, l'assurance du succès, la confiance insolente, la superstition en son étoile, il semble que l'on ait tout Richelieu et que l'on possède entièrement le secret de ses prospérités.

Et cependant une chose aida plus encore que tous ces dons la fortune de Richelieu: je veux parler de cette force modeste, la puissance d'assimilation qui était la qualité supérieure de cet esprit étroit et de ce génie misérable. Dans ses nombreuses amours, dans ses liaisons avec ce que la cour et Paris possédaient d'intelligences délicates et vives, dans le contact et l'épanchement de tant de femmes supérieurement douées, de mademoiselle de Valois, de la princesse de Charolais, de madame d'Averne, de la princesse de Rohan, des duchesses de Villeroy et de Villars, Richelieu s'appropria tout ce que ces cœurs raffinés, ces esprits éveillés, ces yeux perçants, ces âmes occupées de curiosité, ces nerfs sensibles, sentaient, devinaient, voyaient, percevaient pour lui. Il ne puisa pas seulement chez les femmes avec lesquelles il vécut et à travers lesquelles il passa, la science des riens, la déduction des apparences, la seconde vue des choses indifférentes, ce sens d'observation, cet instinct des hommes et des situations, qui n'appartiennent qu'à ce sexe armé providentiellement de toutes les armes de la faiblesse; mais il tira encore des femmes qui se lièrent à lui sa politique, sa diplomatie, ses plans d'intrigue, ses audaces, les ressorts de sa faveur et les moyens de son rôle. Ce furent des conversations de femmes, des conseils de femmes, des espionnages et des comptes-rendus, et encore des indications et des idées de femmes, qui réglèrent ses projets, dictèrent ou affermirent ses résolutions, inspirèrent ou arrangèrent ses plans de campagne, marquèrent ses positions sur la carte de la cour, poussèrent ses manœuvres et lui soufflèrent la victoire. Pour ôter toute illusion sur la valeur et l'initiative de la personnalité de Richelieu, il suffit de le considérer et de le montrer dans cette intrigue de madame de Châteauroux: il s'agite, mais c'est une femme qui le mène; et à le voir allant, venant, avançant, reculant, tournant à droite, tournant à gauche, sous la dictée de madame de Tencin, il semble le pantin des intrigues de cette femme, le premier ministre de l'intrigue.

* * * * *

Richelieu et madame de Tencin s'étaient rencontrés dans la caverne de l'intrigue, chez l'abbé Dubois, alors que l'ex-religieuse[431] échappée de Grenoble pour venir donner d'Alembert à Paris, tenait le ménage et le salon de l'abbé, et gagnait la faveur du Régent, en apportant à ses plaisirs la variété de débauches antiques, la distraction de nouvelles lupercales[432].

Il y avait déjà d'audacieux projets dans cette tête pétillante de malice et d'esprit si bien ajustée sur un long cou plein de grâce, dans cette jeune Tencin qui cherchait à se glisser dans les affaires, à se loger quelque part dans l'État avec son frère! Déjà courant les ministres, visitant les ambassadeurs, voyant les financiers, sollicitant les magistrats, donnant audience aux nouvellistes lui apportant la primeur des histoires de la cour et de la ville, présidant une assemblée furtive de prélats en permanence chez elle, quand le cardinal de Bissy ou le nonce du pape ne pouvait pas les recevoir[433], et ayant fait de sa maison une espèce d'académie, elle est la première des femmes politiques qui aient compris le pouvoir des gens qui tiennent une plume, qui ait caressé et choyé ce parti nouveau: les hommes de lettres[434].

Avant le dîner de madame Geoffrin, il y a le dîner de la Tencin, chez laquelle l'autre se glisse pour recueillir ce qu'il y a de meilleur et de plus illustre dans l'inventaire de la vieille femme.

Madame de Tencin, dit Duclos, avait une qualité que n'a poussée à ce point aucune femme de son temps: l'esprit d'avoir l'esprit de la personne avec laquelle elle avait affaire. C'était une merveille que la simplicité et la bonhomie dont elle enveloppait toute la rouerie de sa personne, et longtemps Marmontel rira de sa naïveté, quand il se rappellera au sortir des visites passées, ses exclamations: la bonne femme!

Cette curieuse personnalité du siècle, il fallait l'entendre en sa petite maison de Passy, en ce lieu de retraite où sa pensée se recueillait pour ourdir une trame, il fallait l'entendre professer l'expérience, tenir à ses familiers un cours pratique de la vie du monde, faire montre de «cet épais bon sens» dont la frêle créature semble avoir l'orgueil plus que de toute autre chose: «Faites-vous, disait-elle, à un homme de lettres dont elle avait entrepris l'éducation, des amies plutôt que des amis. Car au moyen des femmes on fait tout ce qu'on veut des hommes; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels pour ne pas négliger les vôtres; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d'être autre chose que l'ami, car, entre amants, dès qu'il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez donc auprès d'elle assidu, complaisant, galant même si vous voulez, mais rien de plus, entendez-vous?[435]»

Madame de Tencin ambitionnait encore la réputation d'être une amie toute dévouée ou une ennemie déclarée.

* * * * *

Entre cette femme qui, malgré tout, en dépit même de l'indulgence du temps, ne pouvait échapper à la déconsidération[436], et Richelieu qui, malgré le relief de ses amours, avait grand'peine à se faire accepter de la grande société, Richelieu, qui avait eu besoin de tuer en duel le prince de Lixen pour ne plus entendre bourdonner à ses oreilles le nom de Vignerot[437], entre ces deux ambitions qui pressentaient de si grands obstacles, une liaison ne pouvait être qu'une ligue, la mise en commun de l'esprit d'entreprise de la femme et de la réputation à la mode de l'homme.

Madame de Tencin pensa que Richelieu était le seul homme qui pût mettre son frère au ministère, et peut-être, Fleury mourant, lui procurer sa succession. Elle s'attacha complètement à lui, surveillant les études de son fils, réglant les comptes de son intendant, servant ses amours, éclairant par des reconnaissances habiles tout ce qu'il tentait, interrogeant et confessant pour lui, à l'armée ou en province, la cour, Paris, le grand monde, le petit monde, la livrée, lui mettant l'oreille à toutes les portes, lui ouvrant l'intérieur de la Reine, lui dévoilant les colères du Cardinal, l'avertissant de l'influence naissante de Mirepoix sur le Roi, prenant la mesure des gens auxquels il allait avoir affaire, lui en donnant la clef et la valeur, lui ménageant les entrevues, lui épargnant les démarches, le mettant en garde contre la sottise des rancunes et la niaiserie des premiers mouvements, l'arrêtant sur le danger de faire entrer à l'académie un athée comme Voltaire, l'empêchant de perdre du temps avec de petites femmes, lui prêchant toutefois de les faire parler, le conseillant, le renseignant, lui annonçant toute chaude l'apoplexie de Breteuil, lui dénonçant la cabale qui se prépare pour le renverser au voyage de Fontainebleau d'automne, lui montrant l'ennemi ou le danger, la chose à faire ou le coup à craindre, la faveur à miner ou le crédit à ménager; et cela, dans une langue de scepticisme précise et concise, froide et nette comme la parole même de l'expérience.

Type curieux de ce temps dont l'apparence n'est que mollesse, paresse, et dont l'abord n'est plein que des dieux du repos, tandis qu'au fond et dans l'ombre des âmes, s'agitent les ambitions dévorantes et les activités furieuses qui se plaignent par la voix d'un homme de ce siècle «de ne pas dormir assez vite»; madame de Tencin n'est que mouvement, qu'agitation, que fièvre.

Toute la journée aux visites, aux audiences, aux conciliabules des ministres, aux avis de ses amis, de ses espions; toute la nuit aux écritures, aux mémorandums, aux rapports, aux missives de dix pages, à sa fabrique de lettres anonymes, à son grimoire[438].

Il semble qu'elle ne soit femme que par le système nerveux, et qu'elle ne tienne à l'humanité que par cette maladie de foie qui irrite encore son activité des chaleurs de sa bile. L'amour est pour elle une affaire de canapé[439]; ni la passion ni le sentiment ne parlent à son cœur, gagné et rempli tout entier par la nouvelle religion du siècle que Maurepas baptise «la religion de l'esprit».

* * * * *

Cette femme cependant détachée de son sexe, de son cœur, supérieure aux instincts tendres, aux illusions, aux émotions, partage son âme avec une autre moitié d'elle-même. Elle vit dans une de ces communautés d'existence, et toute à l'un de ces dévouements où souvent tout le cœur des sceptiques se concentre et se réfugie.

Ces menées sans trève, cette imagination sans sommeil, le maniement admirable de la flatterie, les ressources de l'intelligence, prescience, coup d'œil, esprit, séduction, tout était ramené par madame de Tencin vers l'ambition, vers la fortune de son frère[440], de ce frère avec lequel, au dire du public, elle faisait ce ménage dont le public voulut voir un autre exemple dans l'amitié fameuse de la duchesse de Gramont et du duc de Choiseul; liaisons étranges et profondes, où l'ambition aurait violé la nature pour faire garder à la famille les secrets entendus de l'oreiller seul, se dérober aux tentations comme aux expansions extérieures, et assurer à cette confidence et à cette intimité dernières la discrétion d'un même sang!

Aussitôt les amours du Roi arrangées par Richelieu, la faveur de madame de la Tournelle déclarée, madame de Tencin parle à Richelieu du besoin qu'ils ont d'unir toutes leurs forces pour le soutien de madame de la Tournelle, et de joindre contre Maurepas, les Rohan aux de Noailles[441]. Elle lui montre que là est la grande nécessité de leur situation, leur défense et le nœud du succès: il faut que Richelieu ramène à lui et rattache au parti madame de Rohan, cette maîtresse qu'il n'a point voulu offrir au Roi, préférant lui donner la maîtresse de son cousin. Et pour désarmer ce dépit amoureux d'un nouveau genre, ce sera madame de Tencin elle-même qui ira trouver madame de Rohan, et qui parviendra à obtenir qu'elle ne se plaigne plus qu'avec un reste d'aigreur «de n'avoir pu acquérir un ami, et de n'avoir paru digne à Richelieu que de certains sentiments».

Après avoir rallié les Rohan à Richelieu, toute son attention et toute sa stratégie se tournent contre Maurepas, «l'homme au cœur perfide». Voilà l'ennemi contre lequel madame de Tencin ne cesse de mettre en garde Richelieu, l'adversaire à craindre, le ministre à ruiner. Elle le perce, elle le suit. Elle dit à l'oreille de Richelieu le gazetin que Maurepas rédige et qui est remis au Roi tous les matins, les éclats de rire continuels que le Roi et le ministre s'en vont cacher dans les embrasures des fenêtres, l'alliance de Maurepas avec le contrôleur général, la dépendance d'Amelot qui ne fait pas «une panse d'a sans les ordres qu'il reçoit de Maurepas», les trois quarts d'heure que Maurepas a passés avec le Cardinal, la mine joyeuse qu'il montrait en sortant, la police des propos des petits appartements faite par Meuse pour le comte de Maurepas, les indiscrétions de Pont de Veyle sur le compte de son chef, chaque pas, chaque piste, chaque détour, chaque traité secret, chaque marche et jusqu'à chaque changement de physionomie de Maurepas. Puis, s'élevant à la conclusion, à la vue générale de la position, considérant, sans se laisser aveugler par l'hostilité, l'ensemble du pouvoir de Maurepas, son influence sur l'esprit du Roi, sa toute-puissance sur le secret de la poste, son armée d'espions, sa fabrique de petites nouvelles, tenant compte de ses cailletages et de ses coups fourrés, elle laissait à Richelieu dégrisé et ramené au vrai sens des choses, l'option entre deux seules conduites: un raccommodage plâtré ou une attaque à fond; et pour l'attaque, c'est elle encore qui en trace le plan et en marque le terrain: «La marine a recueilli cette année 14 millions, et n'a pas mis un vaisseau en mer;» c'est là, dit-elle, où il faut attaquer Maurepas.

Si rien ne la trouble, ni ne l'effraye, nul ne la trompe ni ne l'éblouit.

Le contrôleur général ne la dupe pas avec son air brusquement bonhomme, elle le voit depuis des temps infinis marcher sous terre, sans qu'on s'en aperçoive, et elle dévoile à Richelieu ses agissements secrets pour remplacer Amelot par son ami intime M. de Rennes; intrigue qui, si elle réussissait, ferait les ministres tout-puissants et amènerait la ruine de Richelieu et de son frère.

Le maréchal de Belle-Isle, dont les trois quarts des Parisiens font un homme de génie, ce Belle-Isle qui inquiète l'Europe, n'entre dans son jeu que comme un comparse: elle ne voit en lui qu'un assommoir à ministres, un moyen d'annihiler Maurepas, et elle engage Richelieu à renforcer les prôneurs de Belle-Isle, à répéter qu'il fait au-delà des forces humaines, pour lui faire prendre le haut du pavé et tenir le ministère dans l'humilité et le néant.

Elle pousse encore en avant le maréchal de Noailles, sachant bien que le héros n'est guère sérieux, et que c'est une bonne marionnette à faire disparaître un jour au profit de Richelieu. Cette alliance avec les de Noailles, il était bon, suivant elle, de l'affermir par une liaison avec les Paris-Duverney. Elle voyait de solides avantages à s'attacher ces grands amis de Belle-Isle et à tourner leur enthousiasme naturel au profit du maréchal de Noailles. Elle montrait qu'ils avaient beaucoup d'amis, «tous les souterrains possibles,» de l'argent à répandre, rien à désirer ni à demander, et qu'ils ne seraient accessibles que par les caresses de l'amitié.

Puis dans cette revue des puissances et des influences, de la cour, des individualités et des groupes d'intérêts, c'était d'Argenson qu'elle peignait comme sourdement hostile, dont elle racontait les nuits d'amour à la maison de Neuilly et les sommeils le lendemain matin au conseil, d'Argenson qu'elle montrait faisant des soupers sous le nez, où il buvait au point de ne pouvoir ni travailler ni se montrer, d'Argenson enfin complètement livré à l'intrigante Mauconseil dont la Tencin dira: «que Richelieu aurait toujours à sa volonté la personne, mais jamais le cœur».

Lumières, renseignements, conseils, tout aboutissait toujours au centre des opérations de Richelieu, et au cœur de la faveur: à madame de Châteauroux. Par madame de Tencin, Richelieu était mis au fait de la confiance placée bien mal à propos dans telle ou telle femme, et contre laquelle il fallait la précautionner. Par elle il savait le degré d'intimité où elle était avec d'Argenson, degré qu'il ne fallait pas laisser dépasser, par elle il connaissait le commerce d'amitié et d'ironie que la moqueuse personne avait avec Marville et leur fabrication en commun de ridicules et de travers, par elle il était instruit des propos indiscrets du premier valet de chambre de la favorite «le plus grand babillard de la terre», par elle il pénétrait dans les mystères de son alcôve. Par madame de Tencin Richelieu était tenu au courant, jour par jour, de la température de l'amitié de la duchesse de Châteauroux. Madame de Tencin lui mandait les manœuvres employées pour refroidir la favorite à son égard, lui disait qu'on ne cessait de lui répéter qu'il avait déjà dégoûté le Roi de sa sœur, qu'il en ferait autant d'elle s'il restait dans l'étroite privauté du Maître.

Toute dépitée que fût madame de Tencin des froideurs de madame de Châteauroux pour son frère[442], du refus qu'elle avait fait de ses services, de la répulsion qu'elle devinait en elle pour elle-même et ses intrigues[443], elle ne donnait rien au ressentiment, ni même à l'antipathie dans ses rapports sur la favorite. Ses jugements sur cette femme, haute comme les monts, ainsi qu'elle dit quelque part, étaient exempts de toute passion.

Son intelligence l'avait si bien délivrée des jalousies et des petitesses de son sexe qu'elle travaillait à maintenir, à asseoir la favorite, à en faire un personnage politique, en retirant à Voltaire la négociation secrète dont Amelot et Maurepas l'avaient chargée, et en tâchant d'obtenir que le roi de Prusse déclarât «qu'il nommait madame de la Tournelle comme la personne en laquelle il plaçait sa confiance.» Enfin madame de Tencin, en dernier lieu, consentait à lui indiquer un grand rôle dans une conception virile sortie de sa tête de femme.

* * * * *

Les plaintes de la France n'étaient pas sans écho dans cet esprit de femme, auquel on ne saurait refuser la clairvoyance, la lucidité, la netteté, le sang-froid, en même temps que l'instinct d'une politique générale plus grande, malgré toute la misère de ses détails, que la politique du ministère. Madame de Tencin souffrait de la faiblesse ou plutôt de l'absence de cette volonté qui donne la vie aux monarchies et circule du roi dans l'État. Elle se plaignait de cette indifférence dont rien ne pouvait tirer le Roi[444], de cette lâcheté apathique qui le disposait aux résolutions les plus mauvaises, mais lui donnant le moins d'embarras à prendre et le moins de peine à suivre. Elle déplorait avec l'opinion publique la somnolence de tête et de cœur de ce souverain, que la vue de Broglie, à son retour d'Allemagne, n'animait pas même d'un peu d'indignation, de ce souverain qui se dérobait aux déplorables nouvelles pour échapper à leur désagrément, et, désertant les affaires, voyant le mal et le laissant faire par crainte d'un dérangement ou d'un effort, croyant par lassitude chaque ministre sur parole, paraissait jouer à pile ou face dans son conseil les plus grands intérêts de l'État. Lui parler raison «c'était comme parler aux rochers», disait madame de Tencin, avec un fond de mépris qu'elle ne pouvait cacher. Et pour le tirer de son engourdissement, elle ne voyait d'autre moyen qu'une sortie violente de ses habitudes et de sa vie, d'autre voix que la voix de sa maîtresse: madame de Châteauroux devait décider Louis XV à se mettre à la tête de ses armées.

Tel était le projet dont madame de Tencin faisait donner par Richelieu l'idée à la favorite; et c'est ainsi que, au moment même où les esprits indignés des insolences de madame de Châteauroux commençaient à se tourner contre le Roi, madame de Tencin préparait dans la coulisse une Agnès Sorel de sa façon, qui devait, dans ses idées, non-seulement reconquérir à la maîtresse du Roi et au Roi les sympathies de la nation, mais encore procurer à Richelieu l'oubli de son misérable rôle de Figaro des petits appartements et la chance d'une grande fortune à ciel ouvert[445].

XIV

Transformation de la duchesse de Châteauroux.—Ses efforts pour ressusciter le Roi.—La nomination du duc de Noailles au commandement de l'armée de Flandre.—La vieille maréchale de Noailles.—Le sermon du Père Tainturier sur la vie molle.—La grande faveur de la duchesse de Châteauroux.—Elle est nommée surintendante de la maison de la Dauphine.—La nomination de toutes les places accordées au bon plaisir de la favorite.

Le projet de madame de Tencin tombait dans une âme qui y était toute prête et disposée: madame de Châteauroux se précipitait au rôle que Richelieu lui apportait. Aux ardeurs, aux hauteurs d'orgueil d'une Montespan, elle unissait sous l'apparence paresseuse de son corps les énergies et les ambitions viriles d'une Longueville. Cette cour molle et paresseuse, ce temps de petites choses, ce règne sans appareil, sans grandeur, sans déploiement de majesté, lui paraissaient un théâtre trop étroit pour son amour; dans sa fierté, dans ses impatiences, dans la fièvre de sa volonté, dans l'activité de ses projets, dans la passion de son esprit, il y avait le feu d'une Fronde aussi bien que l'âme d'un grand règne.

Enivrée par le plan de madame de Tencin, elle devenait tout à coup une autre maîtresse et révélait une autre femme: elle se mettait à remuer les volontés du Roi, à le mener au plus haut de ses devoirs, à lui faire manier presque de force les plus grandes parties du gouvernement, à l'aiguillonner et à l'accabler du sentiment de sa responsabilité, à lui parler sans cesse des ministres, du parlement, de la paix, de la guerre, de ses peuples, de l'État, et faisait à tout moment le rôle et le bruit de la conscience d'un roi auprès de ce monarque fainéant qui, tout étourdi de ces grandes paroles, de ces grandes idées dont madame de Châteauroux ne cessait de le poursuivre, lui disait: «Vous me tuez!—Tant mieux, Sire, répondait madame de Châteauroux, il faut qu'un roi ressuscite[446]!»

«Ressusciter le Roi!» rendre à l'État un roi enlevé à une reine, l'armer pour l'honneur de sa couronne et le salut de ses peuples, marcher debout à côté de lui comme la victoire, être l'inspiration de son courage, la voix de sa gloire, et désarmer enfin les chansons de la France avec les Te Deum de Notre-Dame…, telle est la superbe ambition qui s'empare de la favorite, éblouie de ce magnifique avenir.

Et voilà madame de Châteauroux versant à Louis XV le zèle qui la dévore, l'exhortant à la guerre, le poussant aux armées. Elle lui promet la reconnaissance et les adorations de ses sujets. Elle lui montre les insolences de l'ennemi, nos frontières menacées, nos armes sans audace, nos généraux sans génie, nos troupes sans confiance, notre fortune épuisée. Elle sort du tombeau l'ombre de Louis XIV pour rappeler à son petit-fils les soins de son héritage, les obligations de son sang. Elle tente à toute heure les mains du Roi avec cette épée de la France, si belle à porter.

* * * * *

Des intrigues de cour qui se croisaient bientôt, servaient et secondaient les projets belliqueux de madame de Châteauroux. Maurepas, désarmant un moment, entrait dans les vues de la favorite: il comptait, pendant la guerre et à l'armée, s'insinuer plus avant dans les bonnes grâces du Roi, aller à ses fins, faire rendre à sa position tous ses avantages, se ménager de faciles occasions de s'attacher des créatures, rendre son ministère plus recommandable, et rapporter tous les succès de la campagne à la sagesse de ses avis et à la célérité de ses ordres.

Le maréchal de Noailles venait après M. de Maurepas donner aux plans enthousiastes de madame de Châteauroux l'appui de représentations énergiques et l'autorité de sa position à la cour. Aimé du Roi[447], craint des ministres, les inquiétant par la supériorité de son esprit, l'ascendant de son âge, le crédit de ses alliances, le maréchal de Noailles avait été désigné par les avis réunis du conseil pour commander l'armée de Flandres; et le Roi l'avait nommé.

«Il faudra que vous voyagiez!» disait un jour Louis XV au maréchal. Le duc de Noailles répondait sur le ton de la plaisanterie qu'il était bien vieux pour entreprendre des voyages, mais voyant que le Roi parlait sérieusement et que l'on était dans la galerie, il lui faisait observer que ce n'était pas le lieu convenable pour prendre ses ordres, et qu'il le priait de vouloir bien lui marquer l'heure à laquelle il devait venir les recevoir. Le Roi donnait rendez-vous au maréchal après le débotté, dans sa garde-robe. Aussitôt que Louis XV lui déclarait qu'il le faisait appeler pour commander en Flandre, le maréchal s'écriait: «Est-ce vous, sire, qui le voulez?» Le Roi lui répondant que c'était lui-même qui le désirait; le maréchal lui représentait longuement les malheureuses circonstances présentes, l'éloignement de toutes les forces du Roi, le peu de troupes qui se trouvaient en Flandre et la supériorité des troupes d'Angleterre unies aux Autrichiens et aux Hanovriens…

Cette nomination était un coup habile des ministres: le maréchal était par ce commandement exilé de la cour, écarté de la personne du Roi; et un moment le maréchal eut peur pour son crédit de ce commandement des forces de la France du Rhin à la mer et qui lui permettait de promener en maître l'armée d'une frontière à l'autre.

Mais il y avait dans la famille de Noailles un conseil précieux, une femme de tête, qui, malgré ses quatre-vingt-dix ans, passait encore aux yeux des bons observateurs, pour le plus habile politique de son temps. Cette femme, vénérable et redoutable, dont tout le cœur et tout l'esprit n'avaient été tournés, pendant tout le cours d'une si longue vie, que vers l'agrandissement de sa maison; cette aïeule, mère de onze filles et de dix fils, dont les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, tant morts que vivants, poussés par elle aux premiers emplois de l'État, montaient à plus de cent; cette femme de cour, sans scrupule et sans rigorisme étroit, qui avouait avoir usé également, presque indifféremment, du confesseur et de la maîtresse pour le gouvernement de la faveur des princes et l'avancement des siens, la vieille maréchale de Noailles, née Beurnonville, n'était point encore rassasiée des prospérités, des charges, des héritages, des survivances, qu'elle avait amassés sur son sang; et lorsque ses courtisans la comparaient à la mère des douze tribus d'Israël, lorsqu'ils lui promettaient que sa race s'étendrait comme les étoiles du firmament et le sable de la mer, il échappait à la vieille maréchale inassouvie, dans un soupir, ce regret: «Et que diriez-vous si vous saviez quels bons coups j'ai manqués[448]!»

Le maréchal avait une conférence avec sa mère, et sortant d'auprès d'elle, Maurepas avait presque de l'étonnement à le voir entrer aussi à fond et avec une telle apparence d'innocence dans tous ses plans. La vieille femme avait fait toucher à son fils du doigt la situation: il fallait emmener le Roi à l'armée et tout seul[449], de façon à jouer aux ministres ce piquant tour d'avoir le maître sous la main, et de travailler avec lui sur tous les paquets venant de Paris.

* * * * *

Insinuations de Maurepas, représentations du maréchal, insistances de Richelieu, de tous les familiers, de tous les courtisans à la dévotion de la maîtresse, tout conspirait auprès du Roi et dans ses entours les plus intimes pour le succès de madame de Châteauroux. Dans le cœur même de Louis XV se réveillaient les véhémentes apostrophes que le père jésuite Tainturier avait osé lui adresser en face du haut de la chaire, dans son sermon sur la Vie molle; et il sentait retentir en lui cette voix audacieuse et sévère l'appelant à toutes les activités, à toutes les initiatives, à tous les courages de la royauté, lui montrant, à côté de son conseil à éclairer, de ses ministres à gouverner, ses armées à conduire pour faire éclater en elles la puissance du bras de Dieu[450].

La duchesse de Châteauroux triomphait, et, si des empêchements divers[451] s'opposaient au départ du Roi, en l'automne de l'année 1743, elle avait la certitude que, au printemps prochain, le Roi se mettrait à la tête des armées.

* * * * *

Et l'année 1744, l'année de la grande faveur en même temps que de la disgrâce, commence pour la favorite. Alors on la voit menée par le Roi à l'Opéra dans le carrosse où il a ses filles[452].

On la trouve à l'audience de congé de l'attaché de Suède, placée la première en tête des dames titrées à la droite de la Reine. Elle apparaît un jour avec au cou un collier de perles de cent mille livres, acheté par le Roi à la princesse de Conti, un collier au milieu duquel il y avait une admirable perle longue. Parmi les caprices qui viennent à la toute-puissance, la duchesse avait la fantaisie d'avoir une clef des quatre balcons fermés du salon de Marly: aussitôt le contrôleur général du château s'empressait de lui faire forger et de lui porter cette clef qu'il n'avait pas lui-même[453].

* * * * *

Une place d'une très-grande importance et telle qu'il fallait remonter à madame de Montespan pour en retrouver une pareille dans l'histoire des faveurs de la monarchie, était donnée à la fin d'avril, au moment du départ du Roi pour l'armée, à la duchesse de Châteauroux. Elle était nommée surintendante de la maison de la Dauphine[454], de l'Infante dont Richelieu devait aller faire la demande en Espagne.

Mais la place n'était rien auprès de l'influence que la duchesse avait eue dans toutes les nominations, et qui faisaient de la maison de la Dauphine comme une chambrée de tous les amis, parents et parentes et créatures de la favorite et du duc de Richelieu. Et ces choix avaient été insolemment faits au mépris des prévisions et des listes courant déjà Paris qui nommaient la maréchale de Berwick ou de Duras pour la charge de dame d'honneur, madame de Matignon ou madame d'Antin pour la charge de dame d'atours. Les noms qui étaient prononcés pour les dames de la Dauphine, étaient madame d'Egmont la belle-fille, la duchesse de Rochechouart, madame de Lesparre, madame de Forcalquier.

La dame d'atours: c'était madame de Lauraguais. Parmi les autres femmes nommées on citait d'abord madame de Pons, fille de Lallemand de Metz qui avait toute la confiance de madame de Châteauroux, madame de Champagne, fille de madame de Doyes et nièce de monsieur d'Estissac; madame de Faudoas dont le beau-père avait rendu tous les services imaginables, il y avait quelques années de cela, en Languedoc à Richelieu. Madame de Châteauroux lui annonçait sa nomination dans ce billet: «Ne soyez point inquiète, le Roi vous a nommée dame du Palais de madame la Dauphine, je vous en fais mon compliment:» un billet qui troublait grandement les traditions des gens de la cour, qui ne reconnaissaient de palais que celui du Roi et de la Reine.

Deux autres femmes que nous retrouverons dans la voiture de la duchesse de Châteauroux, lors de sa fuite de Metz, étaient l'une madame de Bellefonds, nièce de Richelieu, l'autre madame du Roure, que la duchesse ne connaissait pas, mais qui était la sœur de son plus intime ami, le marquis de Gontaut. La duchesse pressait le marquis d'accepter une place dans la maison de la Dauphine, le marquis s'y refusait, disant qu'il aimait trop sa liberté. Là-dessus, elle lui demandait s'il n'avait pas quelque parent à qui il serait bien aise de faire plaisir. Le marquis lui nommait alors sa sœur qui avait peu de bien. Madame de Châteauroux de se désoler qu'il ne lui eût pas parlé plus tôt, de lui dire que toutes les places étaient données, qu'il était trop tard, et le soir, le Roi de recommencer les jérémiades de la duchesse.

… Ce n'était qu'une aimable plaisanterie, et quelques jours après la place était donnée à la sœur de M. de Gontaut[455].

Il semble que, dans toutes ces nominations, le bon plaisir de la maîtresse ait été seul écouté: c'est ainsi que monsieur de Chalais qui désirait très-vivement pour sa fille, madame de Périgord, une place chez la Dauphine, ne l'obtenait pas, malgré les instantes recommandations de Maurepas.

XV

M. de Rottembourg, mari de la fille de madame de Parabère.—Son entrevue secrète avec Richelieu, place Royale.—Offre de la coopération armée de Frédéric pour la campagne de 1744.—Conseil tenu à Choisi entre le Roi, madame de Châteauroux, Richelieu.—L'alliance du roi de Prusse acceptée, et rédaction du traité confiée au cardinal de Tencin.—Entrevues de madame de Châteauroux et de Rottembourg.—Le traité de juin 1744, précédé du renvoi d'Amelot.—Billet de remerciement de Frédéric à madame de Châteauroux pour sa participation aux négociations.—Lettre de la duchesse de Châteauroux au maréchal de Noailles afin d'obtenir son adhésion à sa présence à l'armée.—Réponse du parrain de la Ritournelle.—Billet ironique de la duchesse.—Les représentations de Maurepas à Louis XV.—Départ du Roi à l'armée sans sa maîtresse.—Madame Enroux en Flandre.

Cette faveur de la duchesse de Châteauroux, le besoin qu'un souverain étranger avait de l'alliance du Roi de France, et l'appel qu'il faisait à sa maîtresse pour l'obtenir, la poussaient au plus haut point, plaçant la femme aimée parmi les rares favorites qui partagent, avec l'amour de leur royal amant, une partie de sa puissance.

La négociation dont Amelot et Maurepas avaient chargé Voltaire, et que madame de Tencin avec son profond sens politique, voulait mettre aux mains de celle à la grandeur de laquelle elle travaillait, par un concours de circonstances heureuses, était confiée à la favorite.

M. de Rottembourg, neveu du diplomate silésien qui finit sa carrière par l'ambassade d'Espagne, avait épousé la fille de madame de Parabère, avait mangé au jeu et la fortune de son oncle et la fortune de sa femme; après quoi, il avait pris le parti de laisser sa femme dans un couvent en France[456], et de se rendre auprès du Roi de Prusse. Et Berlin s'émerveillait de la façon dont le Roi recevait Rottembourg, un homme qui n'avait aucun talent militaire, et dont tout le mérite était d'avoir été amené par le jeu à vivre dans la meilleure compagnie de Paris.

M. de Rottembourg était depuis des années en Prusse, et le monde de Paris l'avait parfaitement oublié, lorsque le duc de Richelieu, au milieu de l'hiver de 1743, recevait un billet par lequel M. de Rottembourg lui annonçait sa présence à Paris[457]. Dans ce billet il mandait à Richelieu qu'il désirait un entretien, mais que, ayant une communication de la plus haute importance à lui faire, il le priait de le recevoir le plus secrètement qu'il était possible. Richelieu prenait toutes les précautions imaginables pour qu'il ne fût vu de personne à son entrée dans son hôtel de la place Royale. Le premier mot de Rottembourg était: «Voilà ma lettre de créance,» et il remettait une lettre que Richelieu, après l'avoir décachetée, reconnaissait pour être de la main du Roi de Prusse. Là-dessus Rottembourg apprenait à Richelieu, que Frédéric avait des avis certains que pendant la campagne projetée pour l'année suivante, dans le temps que Louis XV serait occupé à la conquête de la Flandre, le prince Charles devait passer le Rhin et entrer en Alsace. Le seul moyen de parer ce coup, selon le Roi de Prusse, était, aussitôt le passage du Rhin par le prince Charles, que lui Frédéric entrât en Bohême. Et Rottembourg offrait cette coopération armée au nom de son maître, mais à une condition expresse: «C'est qu'aucuns des ministres actuels de S. M. n'auraient connaissance de ce traité, S. M. prussienne voulant qu'il fût conclu entre les deux Rois et lui (M. de Richelieu) en tiers[458].»

M. de Richelieu n'avait rien de plus pressé que de faire atteler et de se rendre sur l'heure à Choisy où se trouvait le Roi. En arrivant, il demandait ce que faisait le Roi; on lui répondait qu'il était chez madame de Châteauroux. Louis XV n'aimait pas les visites en ces moments-là. Richelieu continuait toutefois son chemin devant l'étonnement de l'homme de la Chambre.

Arrivé à la porte de la chambre de madame de Châteauroux, après avoir eu la précaution de tourner plusieurs fois la clef, Richelieu se décide à entrer. Louis XV lui demande sèchement ce qu'il veut: «Je viens rendre compte à Votre Majesté d'un événement qui le surprendra autant que moi,» s'écrie Richelieu, qui rend compte de son entrevue avec Rottembourg. Un conseil est aussitôt tenu entre le Roi, madame de Châteauroux et Richelieu; l'on prend la résolution d'accepter les propositions du Roi de Prusse, et Louis XV dit à Richelieu: «qu'il n'a qu'à aller en avant et à travailler d'après ce plan». Cependant Richelieu ne se trouvant pas les connaissances diplomatiques nécessaires, et le Roi de Prusse ne voulant d'aucun des secrétaires d'État, Richelieu conseillait à Louis XV de prendre pour la rédaction du traité le maréchal de Noailles et le cardinal de Tencin: «À la bonne heure, disait le Roi, allez leur parler de ma part, et voyez si l'on en voudra en Prusse[459].»

Du jour où le cardinal de Tencin s'occupait de l'élaboration du traité, Rottembourg[460], entrait en relation avec la femme qui avait appuyé de sa parole; dans le conseil de Choisi, l'alliance avec le Roi de Prusse, et qui pouvait déjà bien avoir été gagnée à Frédéric par quelque habile flatterie. De nombreuses entrevues avaient lieu entre l'envoyé secret du Roi de Prusse et la favorite, dans lesquelles le diplomate prussien recevait de la bouche de la femme aimée de Louis XV, des recommandations, des avertissements, des instructions propres à mener à bonne fin la négociation, le mettant dans le secret des antipathies du Maître, le garant des fausses démarches, lui faisant, pour ainsi dire, la leçon sur ce qu'il y avait à faire jouer ou à ne pas faire jouer. C'est ainsi que le 24 avril, à la suite d'un conseil où il avait été question du traité avec le Roi de Prusse, le cardinal de Tencin écrit que Rottembourg avait vu le matin madame de Châteauroux qui l'avait averti que son projet avait été rejeté dans le premier moment par le Roi à cause de deux difficultés qu'on était en train de tourner[461].

Enfin le projet du traité arrêté dans un comité chez le cardinal de Tencin, et Rottembourg attendant les ordres qui devaient l'appeler à Metz auprès du Roi pour la signature, madame de Châteauroux recevait du roi de Prusse une lettre dans laquelle il la prévenait que son envoyé secret irait la voir pour la consulter sur la manière dont il devait parler à Louis XV.

L'entrevue avait lieu à Plaisance, où se trouvait la duchesse de Châteauroux après le départ du Roi. La favorite, tout en reconnaissant que Belle-Isle était pour le moment le premier de nos généraux[462], engageait vivement Rottembourg à ne point déclarer à Louis XV la part que l'homme en défaveur avait à la négociation, l'engageait même à ne point le nommer dans la crainte de refroidir le Roi pour le traité. Et comme Rottembourg réclamait toujours le plus grand secret, et que la duchesse reconnaissait la difficulté que le traité fût signé à l'armée sans qu'on en eût connaissance, elle opinait pour que la signature eût lieu à Paris. Toutefois Tencin n'osait en faire la proposition au Roi et au maréchal de Noailles, dans la crainte qu'ils ne crussent l'un et l'autre qu'il avait inspiré cette idée à Rottembourg pour que tout l'honneur de la négociation lui revînt. Mais le Roi, de son propre mouvement, ou sur l'avis de madame de Châteauroux, décidait que le traité serait signé à Paris, et après quelques retardements apportés par le maréchal de Noailles, le traité d'alliance entre la France et la Prusse, au succès duquel la favorite avait si puissamment travaillé, était définitivement conclu au mois de juin[463].

Mais madame de Châteauroux avait fait plus que d'amener le Roi à une alliance avec la Prusse; servant les rancunes de Frédéric contre notre ministre des affaires étrangères[464], elle était devenue sa complice dans les manœuvres qui avaient eu pour but de mettre à la porte du ministère, un ennemi personnel, un homme qu'elle avait toujours vu servir les haines de Maurepas avec un semblant de domesticité[465].

Amelot était un petit homme à la physionomie timide, qui de son premier métier de commis auprès du Cardinal, avait gardé dans ses hautes fonctions une façon de tremblement; il semblait toujours implorer pour la conduite de son ministère, des lumières supérieures aux siennes, et les implorait, en effet, auprès de Maurepas à l'aide d'une porte secrète pratiquée dans le mur mitoyen de leurs deux cabinets; par là-dessus il était bègue.

     En plein conseil, Amelot,
     Comme en compagnie,
     N'eût-il à dire qu'un mot,
     Il le balbutie.
     À qui s'en moque, il répond:
     Mais, mais, mais m'en croyez-vous donc
     Moins sot, sot, sot,
     Moins so, so, moins ca, ca,
     Moins so, sociable,
     Moins ca, ca, capable[466].
     . . . . . . . . . . . . . . .

Le Roi qui depuis assez longtemps mettait une assez mauvaise volonté à l'écouter, à l'entendre, ne devait pas apporter trop de résistance à s'en séparer. Dès le commencement d'avril, se trouvant chez la duchesse de Châteauroux, une femme de la cour entendait le Roi revenant de lui parler, dire qu'il ne pouvait plus y tenir, qu'avant peu il voulait changer ce ministre et qu'il prendrait quelqu'un dont personne ne se doutait[467]. Et le 24 avril, le Roi, que le maréchal de Noailles sollicitait d'écrire un mot de sa main pour l'avancement des négociations avec la Prusse, s'y refusait en lui disant: «Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, et cette défiance de quelqu'un en qui il doit paraître que j'ai de la confiance ne me convient point non plus qu'à mes affaires[468]…» Ce quelqu'un était Amelot.

Le dimanche 26 avril, M. de Maurepas avait beaucoup de monde à souper. On était au fruit. Quelqu'un vint lui parler tout bas. Le ministre sortait de table, se rendait chez le Roi qui lui ordonnait d'aller demander la démission à M. Amelot[469], chez lequel il entrait en lui disant: «Hodie tibi, cras mihi_[470]!»

L'exécution d'Amelot faite le 27 avril, l'acceptation en principe du
traité par le Roi au commencement de mai, valaient à la duchesse de
Châteauroux comme récompense de ses bons offices, cette lettre de
Frédéric:

«Postdam, le 12 mai 1744.

«Madame,

«Il m'est bien flatteur que c'est en partie à vous, Madame, que je suis redevable des bonnes dispositions dans lesquelles je trouve le Roi de France pour resserrer entre nous les liens durables d'une éternelle alliance. L'estime que j'ai toujours eue pour vous se confond avec les sentiments de reconnaissance. En un mot, Madame, je suis persuadé que le Roi de France ne se repentira jamais du pas qu'il vient de faire et que toutes les parties contractantes y trouveront un avantage égal. Il est fâcheux que la Prusse soit obligée d'ignorer l'obligation qu'elle vous a; ce sentiment restera cependant profondément gravé dans mon cœur[471]. C'est ce que je vous prie de croire étant à jamais,

Madame,

Votre très-affectionné ami,

FRÉDÉRIC[472].»

À cette lettre, la favorite, cinq jours avant son départ pour rejoindre le Roi, répondait par un billet où, dans la satisfaction de son orgueil, sa reconnaissance se mettait pour l'avenir tout au service du souverain qui lui avait écrit.

Plaisance, 3 juin 1744.

_Sire,

Je suis bien heureuse de pouvoir me flatter d'avoir pu contribuer à l'union que je vois avec joie qui va s'établir entre le Roi et Votre Majesté. Je sens, comme je le dois, les marques de bonté qu'elle me témoigne. Je désirerais bien vivement trouver souvent les occasions de lui prouver toute ma reconnaissance et le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Sire,

De Votre Majesté

La très-humble et très-obéissante servante

Mailly, duchesse de Châteauroux_[473].

L'idée de la favorite acceptée par Louis XV, et la détermination prise par le Roi de se rendre à l'armée, madame de Châteauroux avait songé à ne pas se séparer de son amant et avait aussitôt préparé les moyens de le suivre. Dès l'automne 1743, où elle avait pu croire que le Roi allait partir pour les provinces menacées, elle avait songé à rendre favorable à son désir le maréchal de Noailles, ce maréchal de toute l'Alsace fait par elle, ce parrain auquel elle devait son aimable sobriquet de la Ritournelle.

Et le 3 septembre, elle lui écrivait une longue lettre, où timidement, elle s'ouvrait à lui avec beaucoup de circonlocutions et de périphrases, au bout desquelles elle faisait entendre au vieux courtisan que le Roi était de moitié dans la sollicitation.

Choisy, ce 3 septembre 1743.

Je sçay très bien, monsieur le maréchal, que vous avez autres choses à faire qu'à lire mes lettres, mais pourtant je me flate que vous vouderé bien me sacrifier un petit moment, tant pour la lire que pour y répondre, ce sera une marque d'amitiés à laquelle je seré très sensible, le Roy a eut la bonté de me confier la proposition que vous luy faite, d'aller à l'armée dès ce moment; mais n'ayez pas peur, quoique femme, je sçay garder un secret, je suis fort de votre avis et croit que cela sera tres glorieux pour luy, et qu'il n'i a que luy capable de remettre ces troupes comme il seroit à désirer quelles fussent ainsi que les testes qui me paroissent en fort mauvais état par l'effroy qui gagne presque tout le monde; il est vray que nous sommes dans un moment bien critique; le Roy le sent mieux qu'un autre, et pour l'envie d'aller, je vous répond qu'elle ne luy manque pas; mais moi, ce que je désirerais, c'est que cela fut généralement approuvé et qu'au moins il recueillit le fruit qu'une telle démarche mériteroit; pour un début ne faudroit-il pas faire quelque chose et d'aller là pour rester sur la deffensive, cela ne seroit-il pas honteux, et si d'un autre côté le hasard faisoit qu'il y eut quelque chose avec le prince Charles, on ne manqueroit peut-estre pas de dire qu'il a choisy le côté où il y avoit le moins d'apparence d'une affaire. Je vous fais peut-estre là des raisonnemens qui n'ont pas le sang commun; mais au moins j'espère que vous me diré tout franchement que je ne sçay ce que je dis. N'imaginez pas que c'est que je n'ay pas envie qu'il aille, car au contraire, premièrement ce seroit ne pas luy plaire, et, en second lieu, tout ce qui pourra contribuer à sa gloire et l'élever au dessus des autres rois, sera toujours de mon goût. Je croit, monsieur le maréchal, que, pendant que j'y suis, je ne sçaurois mieux faire que de prendre conseil de vous généralement sur tout; j'admet que le Roi parte pour l'armée; il n'a pas un moment à perdre et il faudroit que cela fut tres promt, qu'est-ce que je devienderé, est-ce qu'il seroit impossible que ma sœur et moy le suivassions, et au moins si nous ne pouvons pas aller à l'armée avec luy nous mettre à portée de sçavoir de ses nouvelles tous les jours. Ayez la bonté de me dire vos idées et de me conseiller, car je n'ay point d'envie de rien faire de singulier et rien qui puisse retomber sur luy et luy faire donner des ridicules. Vous voyé que je vous parle comme à mon amy et comme à quelqu'un sur qui je compte, n'est-ce pas avoir un peu trop de présomption, mais ces fondée, monsieur le maréchal, sur les sentimens d'amitiés et d'estime singulière que vous a voué pour sa vie votre ritournelle. Je crois qu'il est bon de vous écrire que j'ay demandé au Roy la permission de vous escrire sur ces matières-là et que c'est avec son approbation[474].

La réponse était délicate. Le maréchal de Noailles eut dans cette occasion le courage de ne pas craindre de déplaire au maître. Il répondait en ces termes à la maîtresse:

«… Je viens, madame, à ce qui vous regarde, et vous pouvez être assurée que, lorsque vous me ferez l'honneur de me demander conseil, je ne vous en donnerai jamais qui ne tendent à la gloire du Roi, et qui par conséquent ne soient les plus conformes à vos véritables intérêts. Je ne crois pas, Madame, que vous puissiez suivre le Roi à l'armée avec votre sœur. Vous en sentez vous même les inconvénients, en vous réduisant ensuite à demander si vous ne pourriez pas venir dans quelque ville à portée de recevoir tous les jours des nouvelles de Sa Majesté. Une partie des mêmes inconvénients subsiste à venir, ainsi que vous le proposez dans quelque ville à portée de la frontière.

«Comme il paraît qu'on veut se conformer en tout aux anciens usages, je vous rapporterai seulement ce qui s'est pratiqué en pareil cas du temps du feu Roi. La Reine faisait elle-même des voyages, et se tenait avec les personnes de sa suite, dans une place à portée de l'armée, mais je n'ai aucun exemple à vous citer qui puisse favoriser le dessein où vous êtes, et je ne puis m'empêcher de vous dire qu'il faudrait et pour le Roi et pour vous-même, que vous eussiez quelque raison plausible à donner qui pût justifier aux yeux du public la démarche que vous feriez. Vous voyez, Madame, par ma franchise que je parle plus en véritable ami qu'en courtisan qui ne chercherait qu'à vous plaire, et je crois que c'est ce que vous avez exigé et attendu de moi…» Et l'infortuné maréchal cherchant à amadouer la femme habituée à n'être refusée en rien, signait: le parrain de la trop aimable ritournelle[475].

À cette lettre, la Ritournelle ripostait cinq jours après par une ironie vraiment très-drôle, où elle disait au maréchal que ses coliques la forçaient cette année ou la forceraient l'année prochaine à prendre les eaux dans une ville très-rapprochée du Rhin, et par là, à portée de l'armée.

À Fontainebleau, ce 16 septembre 1743.

«Je ne puis pas laisser partir le courrier, monsieur le maréchal, sans vous remercier de votre lettre. Je la trouve telle qu'elle est, c'est-à-dire on ne peut pas mieux et on ne peut pas plus sensé de tous les points, même jusqu'au dernier; mais, monsieur le maréchal, j'ay des coliques qui ont grand besoin que l'on leur aporte remede, et je crois que les eaux de Plombières seroit merveilleuse et qu'il ni-a que cela pour me guérir. Si ce n'est pas cette année, au moins l'année prochaine. Je ne veux pas aller plus loin. Adieu, monsieur le maréchal, santé, bonheur et prospérité je vous souhaite et en vérité de bien bon cœur. Si le duc dayen (d'Ayen) est encore en vie, je vous prie d'avoir la bonté de luy dire mille choses de ma part[476].»

Et le même jour, le Roi que peut-être cette opposition au projet amoureux de sa maîtresse et l'ennui d'en être séparé, affermissaient dans ses hésitations, et faisaient remettre à l'année prochaine son départ pour l'armée, écrivait au maréchal cette lettre où il plaide pour la femme et excuse d'avance le coup de tête auquel elle pourrait se laisser aller.

«… Madame de la Tournelle m'avait communiqué, comme vous croyez bien, la lettre qu'elle vous a écrite. Je doute qu'on pût la retenir, si j'étais une fois parti; mais elle est trop sensée pour ne pas rester où je lui manderais. Les exemples que vous lui citez ne l'arrêteraient pas, je crois, et elle a de bonnes raisons pour cela, que je ne puis vous dire, mais qu'il vous est permis de penser[477].»

* * * * *

Maurepas était entré dans les desseins et les tentatives de madame de Châteauroux pour entraîner Louis XV à se montrer à la tête de son armée, mais il n'entendait pas que la favorite accompagnât le Roi. Au fond le ministre voyait avant tout dans la personne du Roi à l'armée l'éloignement de Louis XV de madame de Châteauroux, et avec l'éloignement, il comptait sur l'indifférence, sur l'oubli, sur la disgrâce de la favorite. Aussi dès que le projet de la favorite avait transpiré, Maurepas s'en montrait-il l'adversaire le plus acharné. Et tout l'automne de 1743, et tout l'hiver et tout le printemps de 1744, faisait-il entendre à Louis XV doucement d'abord, puis plus ouvertement, que s'il voulait faire son rôle de roi, de façon à jouir entièrement de l'affection de ses sujets, de l'estime même de ses ennemis, il fallait pousser jusqu'au bout le sacrifice de ses habitudes, se séparer en un mot de madame de Châteauroux pendant la campagne; et il ne manquait pas de rappeler au Roi l'exemple de Louis XIV abandonnant en pareille circonstance madame de Montespan aux soins de Colbert.

Madame de Châteauroux servie et défendue par son parti, liguée avec d'Argenson, eut beau lutter et combattre pied à pied, la parole de Maurepas, peut-être aussi cette popularité où le Roi entrait, l'applaudissement de l'opinion publique qui élevait en ce moment son cœur, réveillaient chez lui l'instinct de la pudeur et lui donnaient pour un moment la force de certains renoncements. Madame de Châteauroux recevait l'ordre de rester à Paris. Mais, comme si le Roi avait voulu donner une consolation au dépit de sa maîtresse, en faisant la part égale entre elle et la mère du dauphin, Louis XV en partant défendait à la Reine de le suivre, et les instances, les humbles prières, les billets timides et suppliants de Marie Leczinska n'obtenaient de son mari que quatre lignes sèches, écrites sur un coin de bureau, où Louis XV, au moment de monter en carrosse répondait à la Reine que «les dépenses l'empêchaient de l'amener avec lui aux frontières.[478]»

Le Roi avait pris sa résolution, toutefois il avait peine à s'arracher à madame de Châteauroux, et dans une lettre où il prévenait le maréchal de Noailles de l'attendre à souper le 30 avril, il disait: «Vous croyez bien qu'une princesse ne seroit pas fâchée que je différasse encore de quelques jours, mais qu'elle seroit bien fâchée que cela pût me faire quelque tort ou à mes affaires.» Et le 27 avril, dans une seconde lettre, le Roi annonçait son arrivée définitive à Valenciennes seulement pour le lundi 4 mai[479].

* * * * *

Cette fois Louis XV était exact. Le 2 mai, après avoir soupé au grand couvert, il rendait visite à la Reine chez laquelle il restait un quart d'heure, puis il donnait l'ordre pour son coucher à une heure et demie. À l'heure désignée il entrait dans sa chambre, ne faisait que changer d'habit, entamait une conversation avec l'évêque de Soissons en compagnie duquel il allait faire sa prière à la chapelle. Il rentrait chez lui, faisait venir le Dauphin auquel il parlait en présence de M. de Châtillon avec beaucoup de tendresse, écrivait à Madame qu'il évitait de voir pour s'épargner une scène d'attendrissement, écrivait à madame de Ventadour, lui disant: «Priez Dieu, maman, pour la prospérité de mes armes et ma gloire personnelle…» Son carrosse était dans la cour, au pied de la cour de marbre; à l'ordinaire, il y montait avec M. le Premier, M. le duc d'Ayen, M. de Meuse[480].

Le Roi arrive à l'armée. La France toute entière n'a de paroles et de louanges que pour lui. On s'entretient de sa gaieté extraordinaire, de son activité, de ses visites aux places voisines de Valenciennes, dans les magasins, dans les hôpitaux. Il a goûté le bouillon des malades et le pain des soldats, et chacun de se dire que cela va contenir les entrepreneurs. Il se montre attentif, laborieux, appliqué. On se confie qu'il se donne de grands mouvements pour savoir et pour connaître, qu'il se fait présenter les officiers, qu'il veut connaître tout le monde[481]. On admire le haut ton de sa réponse à l'ambassadeur des Hollandais: «Je vous ferai réponse en Flandres.»

La joie, la confiance sont parmi les troupes. Et surtout il n'est point question de femmes, se répètent les bourgeois et le peuple.

Tous vantent la bravoure du Roi, racontent qu'au siège de Menin il s'est montré à la tête des sapeurs, à six toises du chemin de ronde, à deux de la palissade. Le maréchal de Noailles met à l'ordre du jour cette demande de Louis XV, le jour où il a été d'avis d'envoyer la maison du Roi à l'ennemi: «S'il faut marcher à eux, je ne désire pas de me séparer de ma maison: à bon entendeur salut[482].» Enfin l'illusion est si grande que jusqu'à ceux qui connaissent Louis XV, tous espèrent, tous répètent: «Aurions-nous donc un Roi[483]?»

Soudain l'enthousiasme tombe, les dévotes Flandres se scandalisent, le soldat se moque et chansonne, et dans l'air, autour de la tente du Roi vole le refrain que les vieux officiers apprennent aux jeunes:

     Ah! madame Enroux
     Je deviendrai fou
     Si je ne vous baise.
     ………………..

Un murmure de dépit et d'indignation court par toute la nation. Les espérances de la France sont trompées et jouées: Madame de Châteauroux a rejoint le Roi à Lille[484].

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