← Retour

La femme du mort, Tome I (1897)

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of La femme du mort, Tome I (1897)

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La femme du mort, Tome I (1897)

Author: Alexis Bouvier

Release date: February 10, 2006 [eBook #17738]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DU MORT, TOME I (1897) ***

Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LA FEMME DU MORT

PAR
ALEXIS BOUVIER
TOME I

QUARANTE-CINQUIÈME ÉDITION

PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON

(De la série LA GRANDE IZA)

La Femme du Mort (45e édition.)……………… 2 vol.
La Grande Iza (80e édition)…………………. 1 vol.
Iza, Lolotte et Cie, (28e édition)…………… 1 vol.
Iza la Ruine (8e édition)…………………… 1 vol.
La Mort d'Iza……………………………… 1 vol.

LA FEMME DU MORT

PREMIÈRE PARTIE

I

OÙ PIERRE DAVENNE APPREND UN TERRIBLE SECRET.

C'était par une chaude soirée d'été; à l'accablante ardeur de la journée succédait une nuit lourde et pleine d'orage; de longues nuées noires s'étendaient sur le ciel gris, éteignant les dernières lueurs rouges du soleil couchant.

En même temps que la nuit, le silence envahissait le vieux quartier du
Marais.

Neuf heures et demie venaient de sonner; la rue Payenne était déserte.

Les rares boutiques étaient fermées, les hauts contrevents des vieux hôtels étaient clos. De la rue du Parc-Royal à la rue des Francs-Bourgeois une seule maison avait encore ses fenêtres éclairées.

Petite maison d'apparence discrète, construite au milieu d'un jardin touffu,—arraché dans une vente au parc du grand hôtel voisin,—dans l'ombre des arbres séculaires, elle paraissait le nid frais et fleuri d'un ménage heureux.

C'était une de ces constructions modernes qui, cherchant à corriger un style, n'a plus même l'originalité du sien. Élevée sur un sous-sol qui servait aux cuisines, on arrivait au rez-de-chaussée par un perron sur la grille duquel se tordaient les plantes grimpantes de saison.

Le rez-de-chaussée se composait d'un vaste salon, d'un fumoir et d'une salle à manger. C'est de cette dernière pièce que jaillissait la lumière, qui, tamisée par le feuillage des arbres, étalait ses arabesques lumineuses sur le pavé noir de la rue.

Les maîtres de la maison venaient de terminer le repas du soir; ils se levaient de table.

C'était Pierre Davenne, sa jeune femme Geneviève et leur fille Jeanne; le plus heureux ménage, la plus charmante famille, de l'avis de tout le quartier.

Après avoir embrassé sa femme et sa fille, qui se disposaient à gagner leur chambre, Pierre Davenne dit à la première avec une tendresse inquiète:

—Allons, ma belle aimée, repose-toi bien, que demain tu n'aies plus ce teint pâli, ce front soucieux. C'est ce temps lourd, étouffant, cet orage menaçant qui t'indisposent.

—Ce n'est rien, mon ami, un bon sommeil près de ma Jeanne, et demain il n'y paraîtra plus. Mais il me semble qu'au contraire c'est toi qui es malade.

—Moi?

—Oui, tu parais nerveux, fiévreux, tourmenté.

—Tu es folle, ma chère enfant, je n'ai absolument rien; l'orage peut-être.

—Que vas-tu faire à cette heure?

—J'étouffe. Je vais me promener une heure dans le jardin, en fumant un cigare.

—Tu ferais beaucoup mieux de te reposer.

—Je ne pourrais pas dormir. Allez vous coucher bien vite; et s'adressant à sa fille, tendant ses lèvres épaissies, beubeuses, pour offrir un baiser, il lui dit:

—Bonsoir, ma petite Jeanne, allez dormir avec maman.

L'enfant se jeta au cou de son père qui la caressa, en zézayant les noms les plus doux. La mère les regardait, heureuse, attendrie; enfin elle prit le gracieux bébé, sonna la bonne et se dirigea vers sa chambre en rendant à son mari le sourire tendre qu'il lui donnait.

Lorsque la mère, l'enfant et la bonne eurent disparu dans l'escalier, qu'il entendit leurs pas au-dessus de lui, Pierre Davenne rentra dans la salle à manger; il tira de sa poche un petit papier qu'il déplia, et sur lequel il lut:

«Monsieur,

»On vous demande une demi-heure d'entretien. Il y va de votre avenir et de votre honneur. Sous la condition du secret absolu, je me présenterai chez vous ce soir, à dix heures.»

—C'est bien à dix heures! fit-il après avoir lu, et il regarda l'heure à sa montre.

Il était dix heures moins vingt minutes.

Il se mit à la fenêtre, cherchant à deviner l'objet de ce singulier rendez-vous, et se demandant si la lettre était d'un homme ou d'une femme.

Pierre Davenne avait environ trente ans. Lieutenant de vaisseau, il avait servi dix ans dans la marine. Un jour, ayant hérité d'un oncle qui composait à lui seul toute sa famille, il résolut d'abandonner la mer pour se marier et remplacer ainsi la famille absente. Il rencontra Geneviève, orpheline d'un officier qui avait été son ami et son professeur à bord.

Geneviève Drouet était une petite ouvrière bien modeste, bien sage, qui avait été élevée par sa tante, la soeur de feu le lieutenant Drouet, le vieil ami de Pierre.

Pierre épousa la jeune fille et garda chez lui la vieille femme; elle mourut l'année même qui suivit le mariage de sa nièce.

Davenne, après un an de ménage, se déclarait le plus heureux des hommes: il vivait avec sa femme et son enfant et ne recevait chez lui qu'un de ses anciens compagnons d'armes, démissionnaire comme lui, son seul ami; brave et loyal garçon ayant son âge, qu'il considérait comme son frère, et auquel il avait fourni la commandite de sa maison: il se nommait Fernand Séglin.

Le service de la maison se composait de deux domestiques: Annette, qui servait à la fois de cuisinière et de femme de chambre, et Simon Rivet, l'ancien brosseur de Pierre Davenne, un matelot à tous crins qui était à la fois le domestique et le jardinier. Simon était plus qu'un serviteur; c'était un chien fidèle, un dévoué, qui se serait fait tuer pour son maître. Après son chef, Simon adorait la petite Jeanne; il n'avait pour Mme Davenne qu'une amitié beaucoup plus réservée; il disait qu'elle lui avait «volé» l'affection de son maître.

Davenne quitta la fenêtre et descendit dans le petit jardin; il se promena, aspirant à pleins poumons l'air tiède, cherchant vainement la fraîcheur sous les feuilles des arbres immobiles que pas un souffle n'agitait. Après avoir été jusqu'au bout du jardin, il revint vers l'entrée du sous-sol, juste au moment où Annette redescendait; il lui demanda:

—Madame va-t-elle mieux? Ne vous a-t-elle rien demandé?

—Non, monsieur, madame est couchée; elle a prié qu'on fît le moins de bruit possible, qu'elle voulait dormir.

—Vous auriez dû lui faire un peu de tisane.

—Madame a refusé, je lui avais offert. Monsieur n'a pas à s'inquiéter, madame n'est pas malade, elle m'a recommandé de l'éveiller demain de bonne heure.

—Bien! Annette, dites à Simon que je me promène sous les arbres; on doit venir me demander vers dix heures, qu'il me prévienne dès qu'on sera venu.

—Oui, monsieur, je vais le lui dire tout de suite.

Pierre Davenne ralluma son cigare et continua sa nocturne promenade dans l'étroit jardin. Arrivé à l'extrémité, il s'assit devant une petite table de fer. Accoudé, les yeux fixés sur la fenêtre de la chambre—où reposaient ceux qu'il aimait,—éclairée à cette heure par la lueur pâle de la veilleuse, il rêvait d'amour et de bonheur, et il remerciait Dieu qui l'avait élevé à ces deux sommets, la fortune et l'amour.

Il rêvait depuis quelques minutes, lorsqu'il lui sembla entendre s'ouvrir et se fermer la porte de la rue. Il vit une ombre se diriger vers lui.

—C'est toi, Simon, demanda-t-il.

—Oui, lieutenant.

—Que veux-tu?

—La dame qui vous a écrit vient d'arriver.

—C'est une dame? fit Pierre intrigué. Tu l'as fait entrer au salon.

—Mon lieutenant, je le lui ai offert, mais elle a refusé, elle ne veut pas entrer dans la maison.

—Est-elle jeune?

—Ça, ça n'est guère facile à voir, elle est encapuchonnée dans un voile noir.

Pierre Davenne se leva et se dirigea aussitôt vers l'entrée, suivi par
Simon.

L'inconnue, debout dans l'ombre de la nuit, s'avança en les voyant paraître. Pierre vint vers elle et lui dit:

—C'est vous, madame, qui désirez me parler?

—Oui, monsieur.

En disant ces mots elle fit un signe pour montrer que le domestique qui la regardait les yeux ronds, la bouche béante, était de trop. Sur un mot de son maître, Simon s'éloigna en clignant de l'oeil et en haussant les épaules.

—Madame, dit aussitôt Pierre, je suis à vos ordres, et lui désignant le perron il s'effaça pour la laisser passer.

—Je désirerais, monsieur, ne pas entrer chez vous.

—Mon Dieu, madame, je ne vois pas alors le moyen d'être assuré du secret que vous m'avez demandé; la bonne ou mon domestique peuvent se trouver dans le jardin sans que nous les voyions. Un de mes voisins peut, comme moi, prendre le frais à cette heure.

—Vous avez raison, monsieur, fit l'inconnue avec un désappointement visible, mais nous serons seuls, et je ne risque point d'être vue?

—Je suis le seul encore debout dans la maison. Permettez-moi de vous diriger.

Tout à fait intrigué, et surtout gêné par les allures singulières de la visiteuse, il monta rapidement le perron, ferma à clef la porte du vestibule qui donnait sur l'escalier de service; puis il ouvrit la porte du salon, et, ayant pris la lampe de la salle à manger pour s'éclairer, il fit entrer la femme voilée.

Dès qu'elle fut dans le salon, Pierre ferma la porte du vestibule, puis poussa le verrou, et ayant approché un siège, il dit:

—Madame, nous sommes absolument seuls, vous pouvez parler.

—La lettre que je vous ai adressée ce matin vous a dit la gravité du motif qui me dirige.

—Madame, j'espère que vous avez exagéré les mots. Vous me parlez de mon honneur, de mon avenir, ce sont bien les mots.

—Oui, monsieur, vous en jugerez tout à l'heure.

—Avant, madame, pour avoir dans vos paroles la confiance qu'elles méritent, puis-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler?

—Monsieur, mon nom ne vous servirait à rien, vous ne me connaissez pas.

—Permettez-moi de vous dire encore, madame, que je vous prierai au moins de relever votre voile, le mystère dont vous vous entourez m'embarrasse.

La dame resta muette un instant, puis tout à coup, comme si elle prenait un violent parti, elle dit:

—J'ai la certitude que vous ne mettrez pas en doute ce que je vous dirai, ce que je vous prouverai; au reste, je saurai ainsi s'il a parlé de moi chez vous. Monsieur, je me nomme Madeleine de Soizé.

Et, arrachant vivement son voile, elle ajouta en regardant fixement le jeune homme:

—Vous voyez, monsieur, que vous ne me connaissez pas.

—Excusez-moi, je vous en prie, madame; mais, en réclamant ma discrétion, vous trouverez juste que j'aie désiré savoir à qui je la devais. Je vous écoute.

A son tour, Davenne prit un siège et s'assit.

La femme qui se présentait d'une si singulière façon était absolument belle, elle paraissait âgée de vingt à vingt-deux ans.

Assez grande, gracieusement élancée, la taille souple, lorsque le châle de dentelle qui lui couvrait le visage et les épaules tomba à ses pieds, elle se révéla comme une beauté.

Elle était blonde, de ce blond marron si chaud de ton sous l'éclat des lumières, ses yeux brun vert semblaient noirs sous les longs cils qui leur jetaient leur ombre, sa bouche sévère à cette heure appelait le sourire entre deux fossettes ravissantes, son nez était fin et pur de lignes, ses sourcils étaient bruns, ses oreilles roses, son cou blanc et long était traversé de ce pli charmant qu'on nomme collier de déesse.

Bien faite, élégante dans une robe simple, on sentait à son air, on voyait dans sa mise, on lisait sur son visage une nature distinguée qu'un grave motif forçait à rompre un instant avec ce qu'elle devait toujours être.

Pierre Davenne en subit l'impression, car c'est confus et respectueux qu'il dit:

—Madame, je vous écoute.

—Vous allez, monsieur, juger d'un mot la gravité de l'entretien que je vous demande; j'ai écrit la lettre que vous avez reçue ce matin lorsque j'ai été décidée à me tuer.

—Ah! mon Dieu, que me dites-vous là?

—La vérité simple. Je suis, monsieur, l'unique enfant d'une famille honnête, portant un nom jusqu'à ce jour respecté; adorée par un vieillard, mon père, qui me tuera, si je n'ai le courage de le faire, lorsqu'il saura la vérité. Un jeune homme, ami de ma famille, un officier, un ami d'enfance, par cela plus familier avec moi, a abusé de la confiance que j'avais en lui… Épargnez-moi, monsieur, des explications que vous comprenez. Je fus victime, puis je fus amante; c'est du crime que l'amour naquit. Sur ses promesses, je m'abandonnai, certaine que celui auquel j'avais pardonné en l'aimant me rendrait l'honneur qu'il m'avait volé en me faisant son épouse. Le jour où je sentis que la faute ne pouvait plus se cacher, j'allai réclamer de lui la promesse sainte et sacrée avec laquelle il avait acheté mon silence après le crime. Ce jour-là, monsieur, ce jour-là je connus l'homme. Froid, dédaigneux, méprisant même, las de l'amour éteint, il sourit et me dit: «Ma chère enfant, le mariage n'est la consécration de l'amour »que dans les livres que tu as tort de lire! Le mariage »est l'assemblage de deux situations commerciales, ou »l'augmentation d'une fortune! Ma chère Madeleine, »tu es pauvre et tu ne voudrais pas augmenter mon »malheur du tien!» En entendant ces mots, dont je ne puis vous rendre le ton, il me sembla qu'on m'écrasait; je sentis mes forces m'abandonner et je tombai à ses pieds… J'oubliais de vous dire que lâche et souriante, comme pour parler de bonheur, je m'étais mise à genoux et que je tenais une de ses mains… Il me retint. Quand je revins à moi, on m'avait ramenée chez nous; on avait raconté à mon père que cette défaillance m'avait prise dans mon magasin, car monsieur, c'est vrai, je suis pauvre, je suis première demoiselle dans un magasin. Mon père pleurait.»

Les yeux de la jeune fille s'emplissaient de larmes; mais, faisant un effort et comme honteuse de sa faiblesse, elle essuya vivement ses paupières. Pierre Davenne restait confondu; il se demandait quelle était la raison qui poussait cette inconnue à lui faire semblable confidence, et, songeant à ce que disait la lettre, il cherchait vainement comment, dans cette affaire, son honneur et son avenir se trouvaient en jeu.

Mais, profondément ému par l'accent sincère, par l'honnêteté voulue de son langage, il lui dit doucement:

—Madame, plein de compassion, je suis prêt…

—Monsieur, je ne viens pas vous implorer, fit avec hauteur Madeleine de
Soizé; vous vous méprenez…

Fronçant le sourcil, Pierre regarda son interlocutrice, se demandant cette fois si ce n'était pas une folle qu'il avait devant lui, et s'il n'avait pas été bien imprudent d'accorder aussi facilement un entretien à pareille heure à une personne qu'il ne connaissait pas et dont le langage étrange répondait si peu à l'allure et à la mise; i1 dit poliment et froidement:

—Madame, pardonnez-moi, vous m'avez mal compris; je voulais vous demander en quoi votre douloureuse histoire m'intéressait?

—Monsieur, vous connaissez le misérable dont je parle.

—Moi, je connais…

Et du même ton singulier avec lequel elle avait dit son nom, interrompant Davenne, elle dit:

—Je suis la maîtresse, c'est le mot dont on se sert, ajouta-t-elle sardoniquement, je suis la maîtresse de M. Fernand Séglin.

—Ah! mon Dieu, mademoiselle! Et vous voulez de moi? fit vivement Pierre, cette fois véritablement ému et désagréablement surpris, tant sa pensée était loin de son ami.

Madeleine de Soizé lui dit avec le plus grand calme:

—Ce que je veux, vous le saurez, malheureusement pour vous tout à l'heure; mais permettez-moi d'achever.

Le jeune homme s'accouda sur le guéridon, obéissant à la jeune fille, et il écouta:

Au dehors, les grondements sourds du tonnerre se faisaient entendre, le vent mugissait dans les grands arbres du jardin et du parc voisin, et parfois les éclairs, projetant leurs lueurs, inondaient de leur fantastique lumière les armes étranges des panoplies du salon; on entendait frapper sur les vitres les larges gouttes par lesquelles commencent les pluies d'orage. Madeleine de Soizé, sourde à la tempête du dehors, continua:

—Lorsque je pensais à ce qui s'était passé chez Fernand, mon être tout entier se révoltait; puis le calme revint, et alors, me souvenant de tout ce qu'il m'avait dit, n'ayant qu'à fermer les yeux pour entendre encore l'accent sincère avec lequel il jurait que je serais sa femme, me rappelant l'heure fatale où je fus sa victime, le voyant en larmes, suppliant à mes genoux, implorant à la fois mon pardon et mon silence, me jurant sur les siens de racheter sa faute si je voulais pardonner et aimer, je me dis qu'il était impossible que ce fût le même homme dont je venais de subir l'ingrat et dédaigneux outrage…. Fernand m'aimait… et mon miroir me disait que je n'étais pas indigne d'inspirer cet amour… Amour puissant, puisque pour le satisfaire il n'avait pas reculé devant une lâcheté, une infamie, un crime… Je me dis que ce n'était pas à l'heure où cet amour était partagé, que cet homme pouvait changer ainsi… Je voulus le revoir, lui parler, marchant sur ma dignité… mettant l'amour au-dessus de toute fierté… Il me refusa sa porte… J'insistai… il me fit chasser… Oui, monsieur, chasser comme la dernière des créatures… Tenez, monsieur, en évoquant ce souvenir, excusez-moi… le rouge me monte au front, et les larmes coulent malgré moi de mes yeux…

—Remettez-vous, mademoiselle… dit Pierre, se levant pour cacher son émotion. Il alla fermer les rideaux, car l'orage se déchaînait avec violence et les éclairs à chaque minute donnaient à la jeune fille des crispations nerveuses.

L'ancien lieutenant avait le coeur serré comme dans un étau, ces confidences le gênaient; il avait hâte d'être arrivé à la conclusion et en même temps un secret pressentiment la lui faisait redouter.

Madeleine, ayant dominé son émotion, reprit:

—Enfin, monsieur, abreuvée de toutes les hontes, altérée de vengeance, dévorée de jalousie… je voulus savoir si la cause de mon malheur ne venait pas d'une autre femme, si l'amour ancien n'était pas effacé par un amour nouveau… Je m'informai, j'appris que deux fois par semaine le matin une jeune femme venait chez lui!… Cette femme prenait toutes les précautions pour n'être pas reconnue… A sa tournure, à sa mise, à son élégance distinguée, on reconnaissait une femme du monde… Vous jugez le coup terrible que me porta cette révélation… J'avais une rivale, une rivale préférée… Une autre avait ces baisers qui m'avaient déshonorée et que je mendiais vainement aujourd'hui… Oh! quelles nuits j'ai passées! Eh bien, vous allez juger de ma faiblesse… de ma lâcheté, devrais-je dire… Je me dis à moi-même que cet amour-là n'était qu'un amour banal, passager, que l'élégance de cette femme l'avait charmé, mais qu'il n'avait pas pour elle la passion qu'il avait pour moi… J'en arrivai à lui écrire dans ce sens, je lui pardonnai cette infidélité… le suppliant de revenir à moi!… Cette fois encore je fus repoussée…

Écoutez, monsieur, lorsqu'une femme aime, lorsqu'elle se trouve dans la situation où je me trouve, il ne faut plus parler de raison,—la preuve c'est ma présence chez vous,—il ne faut plus parler que de moyens indignes…. Je fis interroger les domestiques … et j'appris que cette femme avait dirigé Fernand dans son indigne conduite, que c'était elle qui avait exigé que je fusse honteusement chassée de chez lui … et qu'elle s'était servie pour me qualifier de noms que je ne veux pas répéter…. Cette fois, la nature humaine est bizarre, l'amour se changea en haine, je résolus de me venger de lui et d'elle que je confonds dans une haine mortelle…. Mais je suis femme, et par cela incapable de la vengeance terrible que je rêve…. Il faut avec moi un homme décidé….

—Et c'est moi? fit avec stupéfaction Pierre Davenne, c'est moi que vous avez choisi….

—Je vous en supplie, monsieur, écoutez-moi jusqu'au bout, la force nerveuse qui me soutient à cette heure me fera défaut tout à l'heure.

Le jeune homme se tut, hochant la tête, étourdi de ce qu'on venait de lui dire.

Madeleine continua:

—Un homme décidé, et plein de la même haine, du même désir de vengeance….

Pierre écouta, car cette condition lui manquait, ce n'était donc pas de lui qu'il était question.

—Je n'ai pas à vous dire par quel moyen je réussis à pénétrer chez lui à une heure où il était absent.—Je vous ai dit qu'il y a des situations où on ne recule pas devant l'indignité des moyens.—Je voulais connaître sa maîtresse, j'allai chez lui, je fouillai le coffre où se trouvaient autrefois mon portrait et mes cheveux, le coffret du souvenir.—Sa banalité m'assurait que je ne me tromperais pas…. On avait déchiré mon portrait,—la femme, la nouvelle,—je le savais, et je trouvai le portrait de ma rivale, et deux lettres….

—Avec le nom de la femme? demanda Pierre.

La jeune fille fit un signe affirmatif de la tête.

—Les imprudents, dit Davenne à mi-voix, et plus haut: Alors, qu'avez-vous fait?

—Ce que j'ai fait, répondit Madeleine étonnée de la question, ce que j'ai fait?… J'ai pris le médaillon, j'ai écrit au mari.

—Elle est mariée?… dit Pierre avec un tremblement dans la voix.

La jeune fille, les yeux ardents, la voix sifflante, poursuivit:

—Et je me suis rendue chez lui, pour lui livrer les preuves que j'avais volées…. Les voici, voyez….

Et en disant ces mots, elle plaça sur la table les lettres et le portrait.

Pierre Davenne les avait à peine regardés, qu'il jeta un cri et se redressa, pâle, menaçant, terrible; il s'écria:

—Vous mentez, madame, vous mentez….

Devant l'attitude agressive de Pierre Davenne, la jeune fille ne bougea pas; elle affirma avec calme:

—Monsieur, votre femme est la maîtresse de mon amant, de votre ami Fernand Séglin, et je viens vous le révéler, pour que vous vous vengiez en me vengeant moi-même….

Pierre Davenne regarda les lettres, le portrait…. Il restait sans voix, sans mouvement, les yeux fixes, oubliant celle qui lui avait parlé.

Celle-ci avait vivement ramassé son châle, s'était enveloppée dedans et se sauvait, insoucieuse de la pluie et du fracas du tonnerre; elle se fit ouvrir la grille de la rue par Simon stupéfait, et lui remettant sa carte elle lui dit:

—Dites à M. Davenne qu'il m'écrive à cette adresse … s'il a besoin de moi.

Le matelot clignait de l'oeil et hochait la tête en murmurant:

—Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là? Affalons la langue et mystère!

Et il remonta le perron pour remettre la carte à son maître.

Quand Pierre avait entendu la porte se fermer derrière la jeune fille, il avait regardé autour de lui, puis avait pris les lettres, les avait lues, relues….

Elles ne laissaient aucun doute, car le malheureux s'écria:

—La misérable!…

Et fou de rage, de colère et de douleur, s'arrachant les cheveux, il marchait dans le salon, se buttant aux meubles…. Tout à coup il s'arrêta devant la panoplie, et l'oeil ardent, les lèvres moussues, les dents serrées, il décrocha un pistolet, s'assura qu'il était chargé, l'arma et poussant un cri rauque il courut vers le vestibule, grimpa l'escalier, entra dans la chambre de sa femme où la veilleuse ne jetait qu'une lueur douteuse; il s'élança vers le lit et dirigea le canon de son arme sur sa femme endormie.

Il fit feu!

Un éclair illumina la chambre, dévoilant le plus charmant tableau. Geneviève était endormie sur son bras inondé de ses admirables cheveux bruns, sa tête reposait souriante, et, couchée sur elle, mêlant ses cheveux d'or aux cheveux noirs de la mère, la petite Jeanne dont la bouche entr'ouverte montrait ses petites quenottes blanches… et cela dans un flot de dentelles chiffonnées et sous les grands rideaux jaunes de l'alcôve… C'était un merveilleux spectacle.

Pierre Davenne jeta un cri terrible en voyant son enfant dont la petite tête rose protégeait la mère; il avait tué sa fille!

Au même instant il se sentit terrassé, puis enlevé.

Un coup de tonnerre effroyable résonna.

Pierre Davenne, fou, éperdu, se trouvait à la porte de la chambre; il entendit crier l'enfant… puis la mère, réveillées toutes les deux par le coup de foudre.

Perdant connaissance en entendant la voix de Jeanne, il dit:

—Seigneur! merci… je ne l'ai pas tuée…

Et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, des sanglots hoquetèrent dans sa gorge.

—Grâce à moi!… Je suis arrivé à temps pour lever l'arme… et vous enlever. Bon! voilà qu'il s'affale… C'est pas tout ça, faut l'enlever et qu'on ne se doute de rien là dedans… Elles ont eu peur et elles se lèvent.

Et Simon, prenant son lieutenant dans ses bras, l'enleva et le porta dans sa chambre qui se trouvait en face de celle de sa femme;—il ferma doucement la porte et coucha son maître toujours évanoui.

II

OU SIMON SE PROMET DE NE SE MARIER JAMAIS.

Le matelot, en apportant la carte de Madeleine à son maître, entrait dans le vestibule, lorsque celui-ci, le pistolet à la main, le traversait. Se précipitant derrière lui, il vit l'arme, il entendit les cris inarticulés que poussait le malheureux; il s'élança sur ses pas et arriva assez à temps pour lever l'arme au moment juste où le coup partait. Il avait aussitôt saisi Pierre, l'avait entraîné hors de la chambre.

Et Geneviève, en se réveillant effrayée par le coup de tonnerre, ne vit rien du danger auquel elle venait d'échapper.

Quand Simon Rivet eut étendu son maître sur son lit, il alluma la lampe, et, afin de n'éveiller personne, il ôta ses chaussures; il retira ensuite le pistolet que Pierre tenait encore dans sa main crispée et le cacha. Puis, s'occupant de son maître, comme un père soignerait son enfant, il détacha son col, mouilla ses tempes, essaya de lui glisser dans la bouche un peu de rhum; quand il vit qu'il commençait à respirer plus facilement, que ses yeux s'entr'ouvraient, il dit, pour que l'idée de ce qui s'était passé ne lui revînt pas aussitôt:

—Quel chien de temps! On étouffe, quoi! Tout le monde est malade par des temps comme ça. Espère espère! ça revient.

Le tonnerre ne grondait plus et l'orage paraissait s'éloigner. Simon entre-bâilla la fenêtre, et quand l'air fraîchi par la pluie entra dans la chambre, Pierre dit:

—Ouvre la fenêtre toute grande, cela me fait du bien… Viens ici,
Simon.

—Présent, lieutenant.

—Que s'est-il passé?

—Rien du tout; reposez-vous donc.

—Réponds-moi, je me souviens de tout. Quand je me suis évanoui, que s'est-il passé? Et Jeanne?

—Mlle Jeanne? Elle dort. Il n'y a pas de mal. Écoutez.

Et le matelot lui raconta comment il l'avait suivi et tout ce que nous avons vu.

Pierre serra la main de son matelot et lui dit avec émotion:

—Mon vieux Simon, tu es le protecteur de la famille; tu m'as deux fois sauvé la vie, et aujourd'hui je te dois la vie de mon enfant.

—Allons, parlons pas de ça, monsieur Pierre.

Pierre se leva et alla se placer à la fenêtre: il était sombre; le matelot le suivait des yeux et grognait tout bas:

—Qu'est-ce que cette gourgandine-là est venue faire ici? C'est à cause d'elle qu'il a eu cet accès de fièvre chaude.

Car Simon attribuait à un accès de folie l'épouvantable scène dont il avait empêché le terrible dénouement.

Simon Rivet, le matelot de Pierre Davenne, avait passé la quarantaine; c'était un grand gaillard, long comme un mât et maigre comme une arête; il avait les cheveux rares, mais bruns, les yeux bruns, les favoris bruns qui formaient le collier, la peau brune, les lèvres rouges et épaisses, la bouche immense; les dents étaient brunes aussi, les narines toujours ouvertes; ses oreilles plates et sans ourlet étaient ornées de deux anneaux d'or, grands comme des bracelets; il avait au-dessus des yeux deux touffes de poils fauves qui ressemblaient à une brosse à dents; ses sourcils et l'ensemble de tout ça était gai. Quand il faisait risette à la petite Jeanne, celle-ci se tordait de rire. Quand sa petite maîtresse s'avisait de tirer sur ses boucles d'oreilles, il riait comme un fou.

Quoique habillé en civil, il avait toujours l'allure du matelot; son pantalon étroit au genou faisait le pied d'éléphant sur la chaussure. Il portait en ceinture un vieux châle à ramage, et sa chemise à col lâche tombait sans empois sur sa poitrine, rattachée par des ancres d'or et laissant voir un tricot à raies bleues ou rouges; par-dessus il avait une jaquette droite semblable à une vareuse. À la maison, il se coiffait du toquet; mais, pour aller en ville, il avait un petit chapeau bas qu'il portait par un prodige d'équilibre sur le derrière de la tête; quand le vent enlevait la coiffure des passants, Simon, droit et fier, marchait et son petit chapeau restait vissé comme un chignon.

Il avait navigué avec son maître pendant les dix années que celui-ci avait passées dans la marine. Le jour où Pierre avait donné sa démission, Simon avait obtenu son congé; il avait fait les malles du lieutenant en faisant la sienne. Dans la malle du matelot, il y avait son uniforme, qu'il gardait soigneusement et qu'il endossait les grands jours… Il l'avait mis deux fois déjà, le jour du mariage de Pierre et le jour du baptême de Jeanne. Simon aimait beaucoup à raconter ses voyages, et alors il mentait comme un candidat; son grand plaisir était d'assurer à Annette, la cuisinière, qu'il avait mangé des biftecks de sauvages, et que cela était délicieux. La servante le repoussait avec dégoût, et alors le matelot s'esclaffait de rire.

Pierre Davenne était un brave et beau garçon de trente ans, aux yeux bleus, au teint pâle, portant toute sa barbe fine et soyeuse qui, au soleil, avait des reflets d'or; élégant, il paraissait un peu faible; mais il cachait sous cette apparence délicate une force extraordinaire. Après être resté quelques minutes à la fenêtre, il revint dans la chambre, se laissa tomber dans un fauteuil et, les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains, vaincu par la douleur, il se mit à sangloter.

En entendant pleurer son maître, le matelot se retourna d'un saut et s'écria:

—Eh! bon Dieu! qu'est-ce qu'il y a?… Mon lieutenant, monsieur Pierre, vous pleurez… vous pleurez… mais, qu'est-ce qu'on vous a fait?… carcasse de chien!… Vous n'allez pas vous mouiller comme ça!… En v'là des affaires!…

Et comme Pierre sanglotait en gémissant, le vieux matelot dit, pleurant à son tour:

—Ah! si vous avez des douleurs comme ça à vous seul… moi aussi alors je vas pleurer… C'est-y du bon sens, un homme qui pleure… Mais, il y a quelque chose… je vas réveiller madame.

—Tais-toi malheureux…, tais-toi, dit vivement Pierre, pendant que le matelot maugréait:

—C'est cette femme de malheur qui a fait tout ça… Espère… espère!

—Simon, écoute-moi, reprit Pierre Davenne après s'être efforcé d'arrêter ses sanglots… écoute-moi, mon vieux fidèle… Un malheur, un grand malheur me frappe… Es-tu homme si je disparaissais à veiller et protéger mon enfant?

—Qu'est-ce que vous dites là, monsieur… qu'est-ce que vous dites là?… Ah! je comprends! nom d'un tonnerre! Vous, un homme, vous pensez à vous tuer… Ah! mais vous ne ferez pas ça… Comment, j'ai sacrifié ma vie, à vous, après être resté dix ans près de votre père et puis, pour récompense, vous me laisserez seul… moi… Vous êtes jeune, riche… et pour des… des… gourgandines, vous voulez vous tuer…

—De qui parles-tu? fit Pierre le sourcil froncé.

—De la femme de ce soir…

—Écoute, mon vieux camarade… écoute; je puis tout te dire à toi, car ma vie doit changer d'aujourd'hui et je te sais incapable de répéter un mot de ce que je te dirai.

—Je me ferai plutôt hacher…

—Simon, tu sais comment je me suis marié, tu sais quel amour profond je ressentais lorsque j'allai demander la main de Geneviève… tu sais de quelle tendresse je l'ai entourée, je l'aimais plus que tout au monde… J'étais heureux qu'elle fût pauvre parce que je me disais: Ainsi elle me devra tout… Tu sais si un jour, une heure, mon cerveau a eu d'autre pensée…

—Eh bien, mon lieutenant, mais Mme Davenne vous aime toujours…

—Ah! malheureux! que dis-tu là! dit Pierre fondant en larmes…

—Qu'y a-t-il donc?…

—Mme Davenne n'est plus… fit en se domptant Davenne.

—Hein!

—Mme Davenne est la maîtresse de Fernand Séglin…

—Fernand, votre ami. Ah! le coquin! exclama le matelot… Mme
Davenne…

—Oui, le misérable! lui que j'ai fait ce qu'il est, dit avec rage le jeune homme… Puis, la douleur reprenant le dessus, il retomba anéanti et gémit en pleurant:

—Que faire, mon Dieu? Tout ce qui me vient au cerveau, c'est le malheur de Jeanne.

Le vieux matelot rongeait ses lèvres et rageait tout seul. Après un long silence, il dit:

—Si j'avais su que la péronnelle qui est venue ce soir venait raconter ça… je l'aurais étranglée… Mais ce n'est pas tout ça. Est-ce sûr? C'est pas des méchancetés de femme?

Pierre se contenta d'affirmer de la tête.

Simon se promenait à grand pas dans la chambre, regardant son maître, et terrifié de ce désespoir, de ces larmes. Ah! qu'il aurait préféré la colère… Et c'était un triste spectacle que cet homme jeune, accablé de douleur, et pleurant comme un enfant, et auquel chaque mot de consolation semblait une blessure nouvelle.

—Mon lieutenant, fit tout à coup le matelot,… l'honneur d'un homme est au-dessus de la conduite d'une femme… Il faut en finir cette nuit, nous allons aller chez M. Fernand, je l'éveille, il fera jour dans une heure, nous emportons des armes… et je vous ai vu à l'oeuvre, je sais la suite. Si je me trompe, je vous venge et je le tue comme un chien… Vite, apprêtez-vous.

—Ce n'est pas une vengeance ça…

—Comment, ce n'est pas une vengeance? exclama le matelot étonné.

—Si je me bats avec Fernand, je le tuerai, je le sais… et après…

—Comment après? répéta Simon abruti. Après il ne revient plus…..

—Crois-tu donc que de ce jour je reverrai ma femme…

—Ça, ce n'est pas une difficulté… Vous vous séparez, et tout est dit.

Pierre eut un amer sourire.

—Simon, on m'a brisé le coeur; en une heure j'ai vécu dix ans… Je suis de l'avis de cette femme. Je veux d'abord me venger et je les tuerai après…

Simon écarquillait les yeux, ouvrait la bouche, plissait son front, faisait enfin des efforts pour comprendre et n'y réussissait pas.

—Simon, si je tue Fernand, je n'en reste pas moins le malheureux que sa femme a trompé et qu'on ridiculise… Si je me sépare de ma femme, je la fais libre et riche… et je reste le mari de la femme perdue, qui traîne éternellement mon nom dans son vice et le flétrit en le faisant porter à des enfants illégitimes…

Pierre Davenne se redressa tout à coup, et fier, les bras croisés, il dit:

—Fernand Séglin est un infâme, un misérable et un lâche; j'ai été sa dupe… mais il ne me rendra pas ridicule… Geneviève est une fille perdue… un monstre… mais personne ne saura que Mme Davenne, que la mère de mon enfant, s'est déshonorée en trompant son mari!

—Qu'allez-vous faire?…

—Je te raconterai cela à l'heure voulue… Simon, sais-tu où demeure, à Paris, Rigobert?

—Rigobert le sauvage?…

—Oui!…

—Je sais que c'est du côté de Montrouge, je ne peux pas dire où précisément… Mais ne vous inquiétez pas de ça; il faut le trouver, je le trouverai…

—Il faut que je le voie demain.

—Mon lieutenant, ce sera fait…

—Eh bien, mon vieux Simon, va te coucher… Simon tournait son béret dans ses mains et ne bougeait pas.

—Eh bien, tu ne m'as pas entendu?…

—Écoutez, mon lieutenant, faites-moi une grâce: laissez-moi coucher là…

—Comment, dans ma chambre?

—Vous savez bien que je dors partout, moi, sur un fauteuil, sur le tapis…

Pierre Davenne eut un triste sourire en disant:

—Mon pauvre et bon camarade, tu ne crois pas à ma dernière résolution, tu crois que je veux t'éloigner…

—Eh bien, oui… j'ai peur de ça… Une fois seul, vous perdez la tramontane, ça vous prend, une cartouche; v'lan et ça y est… bonsoir les gabiers.

Davenne serra la main de son matelot, haussant imperceptiblement les épaules, et lui dit:

—Reste, Simon!… Demain, tu verras quelle campagne je te prépare et combien j'ai besoin de vivre pour la faire…

—Merci… Tenez, couchez-vous; je prends ce coin-là, un tapis qui est plus doux qu'un matelas.

Et le matelot se coucha aussitôt; il feignit de dormir et ne quittait pas de l'oeil son lieutenant.

Celui-ci alla respirer à la fenêtre, puis, revenant, il s'étendit sur son lit et éteignit la lampe…

Au bout de quelques instants, le matelot se glissa sans bruit sur le tapis et se plaça juste devant le lit en se disant:

—S'il se lève, comme ça il sera forcé de me marcher sur le corps, faudra bien que je me réveille.

Il lui sembla que Pierre respirait plus fort et s'endormait; il écouta; le malheureux pleurait et gémissait: c'étaient les larmes qu'il versait sur le bonheur à jamais perdu.

Et Simon grognait tout bas:

—Carcan de chien, faut-il que les hommes soient bêtes de s'attacher à ces choses-là!… Les femmes!… L'une fait le mal, vite l'autre vient le raconter… Quel monde!… Tant qu'au Fernand, je crois que le jour où nous nous aborderons tous les deux dans un coin, il passera un mauvais quart d'heure!

Pierre ne put dormir, poursuivi sans cesse par la révélation cruelle qui venait, en une heure, de détruire tous les projets de sa vie; vainement il cherchait à se contenir; aux larmes succédaient des cris de rage… puis des cris d'effroi, lorsque la pensée lui revenait qu'il avait failli tuer sa fille…

Ce fut pour le malheureux une épouvantable nuit, dans laquelle, obligeant la volonté à faire taire la matière, il reconstruisit son avenir.

C'est la pensée unique de son enfant qui fit sa force… C'est pour elle qu'il résolut d'éviter le scandale en chassant la femme et en châtiant le faux ami.

Au point du jour, Simon se leva; on pense qu'il avait peu dormi. Malgré les précautions prises par lui pour ne pas réveiller son lieutenant, il fut tout désappointé en le voyant se dresser sur son lit et lui demander:

—Quelle heure est-il, Simon?

—Mon lieutenant, fit celui-ci, il est encore l'heure de dormir…

Pierre se leva et dit:

—Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui…

—Vous ne voulez pas vous reposer et vous tomberez malade.

—Lorsqu'il y avait du danger à bord, est-ce que l'on se reposait?…

—Nous ne sommes pas à bord, fit le matelot en secouant tête.

D'un ton singulier, qui fit lever la tête à Simon, Pierre dit:

—Nous montons d'aujourd'hui la Vengeance… et la campagne commence… Simon, à l'oeuvre… Toute la nuit, je n'ai pas fermé l'oeil; j'ai arrêté mon plan. De cette heure, tout est fini… L'amour est mort, je n'ai plus de pitié…

—Qu'allons-nous faire? demanda Simon en voyant le bouleversement des traits de son maître, en constatant le changement qui s'était opéré en une nuit sur son visage…

—Il faut aujourd'hui que nous retrouvions Rigobert.

—Vous venez avec moi?…

—Je t'accompagnerai; je ne veux pas rester ici ce matin, je ne veux pas la voir…

—Mon lieutenant, il faut être fort…

—Je t'ai dit, Simon, que j'avais mis ma nuit à arrêter mon plan.

Le matelot ne répliqua pas, il savait que si Pierre était quelquefois long à prendre un parti, du jour où ce parti était arrêté, rien ne l'aurait fait changer… Simon se contenta de maugréer.

—Bon Dieu! c'est pas gaiement qu'il l'a pris…

—Tu m'as vu pleurer pour la dernière fois… entends-tu, mon vieux fidèle, je n'ai plus au coeur qu'un amour, ma fille!… Il faut que nous l'arrachions à ceux que je hais…

—Mon lieutenant, j'ose pas vous dire ça… mais je vous jure que vous avez besoin d'un peu de sommeil, la tête n'y est plus.

Pierre eut un triste sourire et haussa les épaules.

—J'ose pas vous demander ce que vous allez faire, dit le matelot en aidant son maître dans sa toilette… Vous ne voulez pas casser la tête du coquin… Vous ne voulez pas vous séparer de madame, et vous parlez d'enlever votre enfant.

—Je veux, Simon, que ma femme soit veuve…

—Hein! exclama le matelot.

—Je veux en mourant la châtier dans ce qui fait sa vie heureuse.

—Ah çà! bon sang! est-ce que j'ai du calfat dans les oreilles?… Vous voulez mourir pour punir madame… Autant aller vous promener et m'envoyer chercher… l'autre…

La nuit avait éteint dans la nature de Pierre les douleurs aiguës de la veille… Il ne ressentait plus de colère en entendant parler de sa femme et de son ami, la haine avait tout effacé; il reprit avec ce même sourire navré:

—Elle était pauvre, je l'ai faite riche; je veux la rendre veuve à la misère…à la misère qui rend laids ceux qui n'ont que le vice pour la combattre… Elle avait le respect et l'amour, je veux la laisser au mépris et à l'abandon de son… amant… Elle avait conservé une vertu, elle était mère… Je veux lui enlever son enfant, sans amis… avec la honte… et je la condamne à son amant dont je connais le coeur.

Le matelot se taisait effrayé, car il lisait sur le visage de son maître que tout ce qu'il avait dit était arrêté irrévocablement et serait exécuté… Mais il y avait dans tout cela un point contre lequel Simon protestait, et il dit:

—Tout ce que vous voudrez, mon lieutenant… Mais il y a une chose à laquelle je m'oppose absolument…

Pierre le regarda dans les yeux, mais le matelot continua:

—Et que vous ne ferez pas… Vous ne la ferez pas veuve…

Pierre Davenne haussa imperceptiblement les épaules et, répondant, dit:

—Descends voir Annette, dis-lui qu'indisposé à la suite de l'orage, je sors avec toi, pour aller à Vincennes, qu'elle en informe madame à son réveil… Nous ne rentrerons pas déjeuner…

Le matelot obéit, secouant la tête, et grognant tout bas:

—Potence à l'ail!… Je ne le quitte pas d'une semelle… Ah! mais, faut pas croire qu'on fera ce que je ne veux pas… pour des femelles… des… Espère! espère! j'ai l'oeil…

Après avoir rempli sa commission, Simon vint rejoindre son maître qui l'attendait à la porte. Celui-ci lui dit:

—En route!

—Où allons-nous?

—Est-ce que je sais, c'est toi qui me conduis… Nous devons retrouver
Rigobert…

—Ah! très bien!…

—Allons jusqu'à la place, nous prendrons une voiture…

Ce dernier point fit faire la grimace à Simon… la voiture lui donnait le mal de mer.

Quelques minutes après, Pierre était étendu dans une voiture découverte et Simon Rivet, assis sur le siège près du cocher… lui racontait qu'il avait été dans une île où les cailloux étaient des pièces d'or, seulement elles n'avaient pas cours en France et c'est pour cela qu'il n'en avait pas rapporté; l'or était si commun dans ce pays-là que la monnaie se faisait avec du papier… mais toujours par jalousie la France ne voulait pas l'accepter.

Simon était bon et pas fier, il tira une petite boîte et pria le cocher d'y fouiller en y fouillant lui-même; celui-ci accepta… Leurs goûts sympathisaient, car tous deux se glissèrent dans la bouche une pincée de tabac, et le matelot joyeux dit en frappant sur l'épaule de l'automédon:

—Dis donc, le phoque, tu aimes donc ça aussi, les pralines?… Et ils éclatèrent de rire.

III

OÙ RÉSIDAIT ET CE QU'ÉTAIT RIGOBERT.

Après s'être arrêté dix fois devant tous les bouges des environs de la Glacière, pour permettre à Simon de se renseigner, dirigé par le matelot, le cocher conduisit sa voiture sur la grande route, et sur l'ordre de Pierre il attendit; celui-ci, guidé par son matelot, s'engagea dans un sentier étroit qui menait au milieu des champs.

Où Montrouge finit, où les carrières commencent, un village étrange avait poussé; sur une terre aride, rebelle à la culture, des tentes, des échoppes, des baraques s'étaient dressées. C'était bien le plus étonnant tableau, le plus fantastique paysage… mais le moins rassurant quartier qu'on pût voir. C'était la ville de repos du monde forain, c'est là qu'avaient leur résidence fixe les colosses, les femmes à barbe, les grimaciers, les hercules, les femmes à trois jambes, les Vénus à moignons, les tirangeurs de brèmes… le monde des saltimbanques enfin… C'est dans ce lieu singulier qu'ils vivent, lorsqu'ils ne font pas l'entre-sort.

Ils appellent ainsi le théâtre en toile, la voiture, la baraque qui sert à leurs exhibitions, «le mot est caractéristique,—le public monte, il voit un phénomène et s'en va: on entre, on sort,—de là le nom.»

Lorsque Pierre et le matelot arrivèrent dans cet étrange campement, tout semblait dormir; ils furent salués par un choeur d'aboiements de chiens; Simon, pour s'orienter, s'adressa au seul être qu'il vit accroupi devant une porte, un nain, vieux, laid, ayant une grosse tête noire sur un corps d'enfant. Il lui demanda:

—Dis donc, Mal-Venu, sais-tu où demeure Rigobert?

D'une voix profonde de basse, le nain répondit:

—Rigobert?…—le père sauvage, le tirangeur de brèmes?

—C'est ça… le sauvage… le ti… comme tu as dit… je ne sais pas…

—Là, au coin… la grande maison…

Le matelot était hésitant, il cherchait la grande maison! Ce que le petit monstre qualifiait ainsi était une hutte, une tanière épouvantable… Sur une rue percée dans l'imagination des gens, au milieu des champs, s'ouvrait devant un cloaque la porte étroite d'une cour non pavée, close par des planches provenant du déchirage d'un bateau; de nombreux clous montraient leurs dents et servaient à accrocher les loques qu'une lessive hâtive avait la prétention de nettoyer…

A droite était une écurie dont le fumier faisait tapis; devant une auge vide se dressait le squelette d'un cheval recouvert d'une peau pelée qui semblait trouée par les aspérités des os; sur le cuir, ayant usé le poil, les harnais avaient laissé leurs traces luisantes. A gauche était la voiture, l'entre-sort; au fond, ce que le petit monstre appelait la grande maison, était un hangar vitré, sans ligne, sans appui, bâti avec des débris de démolitions. Nous avons dit vitré, il faut ajouter que les vitres ayant été brisées, elles avaient été remplacées par de vieilles affiches, par des papiers de couleurs diverses; portes, fenêtres, vitres étaient rassemblées par à peu près; les araignées et les cloportes, aidés par la poussière, avaient comblé les assemblages mal joints.

C'est à la porte de cette tanière que Simon alla frapper.

La pluie de la veille avait défoncé les terrains, et les deux hommes pataugeaient dans un immense cloaque, ils entraient dans la boue jusqu'aux chevilles.

En entendant frapper, un chien aboya, et l'harmonie canine qui les avait salués à leur arrivée recommença de plus belle. A leur gauche, la porte de l'entre-sort s'ouvrit, et sur l'escalier une étrange jeune fille parut, qui leur demanda avec un accent étranger:

—Que voulez-vous, messieurs?

—Le père sauvage… Rigobert.

—Veuillez attendre une seconde et je vais ouvrir, le maître ne répondrait pas…

La jeune fille disparut une minute pour reparaître aussitôt enveloppée dans un long châle turc… aux couleurs criardes, mais que l'usage avait un peu éteintes et que l'âge avait déchiré.

Malgré l'état de prostration dans lequel se trouvait Pierre Davenne, aux accents bizarres de la jeune fille, il leva la tête et resta comme ébloui de sa singulière beauté. Celle-ci, semblant ne pas s'apercevoir de l'effet produit, descendit les quatre marches qui ascendaient à sa voiture et, vive et légère, sautant, sans mouiller ses pieds, par-dessus les mares d'eau, elle vint ouvrir l'huis, entra et alla frapper à une autre porte en disant:

—Père Rig! deux messieurs te demandent.

On entendit un grognement, la jeune fille dit:

—Il se lève, asseyez-vous, messieurs…

Et elle désignait des caisses vides… Pierre et Simon regardaient l'étrange demeure où ils se trouvaient. C'était le taudis le plus inénarrable, tout ce que l'avarice sordide et malpropre peut recueillir était là.

Une seule chose fixa l'attention de Davenne. Au fond se trouvaient trois tablettes absolument envahies par des fioles remplies de liquides de toutes les couleurs… et au-dessus, dans d'immenses bocaux, grouillaient des grenouilles et des reptiles vivants.

Pierre, poursuivant assurément un but secret, regardait attentivement la jeune fille… un joli tableau, nous l'avons dit.

Elle avait environ dix-huit à vingt ans; elle était excessivement belle, son front était pur, ses yeux immenses, bruns, doux, comme le velours, étaient bordés de cils longs et épais, retroussés à leur extrémité. Son nez, fin et légèrement busqué, avait ces fraîches narines roses des femmes impressionnables. Ses lèvres solidement arquées étaient d'un rouge sanglant qui faisait ressortir davantage la blancheur nacrée de ses dents. Ses oreilles toutes petites étaient presque aussi rouges que ses lèvres; sous sa peau au teint chaud et duvetée, on sentait courir dans le sang une robuste santé, et des cheveux si noirs qu'ils paraissaient bleus encadraient magnifiquement son visage d'un ovale parfait. Faite comme les beautés antiques, dont la sculpture grecque nous a conservé l'image, elle était grande, forte et souple; l'oeil et la bouche étaient provocants et l'éclair de son regard révélait l'ardeur qui courait dans ces vingt ans-là.

Elle était à peine vêtue lorsque les deux hommes s'étaient présentés, et hâtivement elle s'était fait un manteau du vieux châle; ses pieds, mignons et haut cambrés, chaussaient de hideuses savates jaunes, sur ses reins pendaient des haillons aux couleurs criardes, mêlées de fils dorés… sur lesquels la misère avait traîné son étrille… Tout cela était en loques…

Et cependant, dans ses guenilles, elle était superbe; superbe à ce point que Simon stupéfait regarda son maître auquel il venait d'entendre dire, si bas qu'on eût pu croire qu'il pensait:

—Oh! l'adorable créature! et qu'elle serait bien la Femme

A ce moment, pour faire contraste au tableau, la porte sur laquelle la jeune fille avait frappé s'entrebâilla et une tête, presque un masque, parut… qui demanda:

—Qu'est-ce que tu as dit, Iza?

—Tu vois, maître, ce sont ces messieurs qui te demandent.

L'homme regarda avec défiance et ne reconnut ni l'un ni l'autre.

Simon s'avança…

—Eh bien! tu ne me reconnais donc pas, Rigobert!… Espère! espère!

A ce nom, le vieux saltimbanque qu'on interpellait fit une grimace et regarda comme un myope en clignant de l'oeil celui qui parlait… Il faisait des signes négatifs; le matelot, haussant les épaules, dit alors:

—Voyons, le sauvage… à bord de la Souveraine tu n'étais pas si fier!

—La Souveraine! exclama Rigobert avec épouvante et pris d'un tremblement.—Ne crains rien, vieux marsouin, fit Simon en riant à large bouche, nous ne venons pas pour le passé… Je t'amène mon lieutenant qui veut te parler.

Pierre dit aussitôt:

—J'ai besoin d'abord d'être seul avec toi!… Tu t'occupes toujours de ça? ajouta-t-il, en montrant les fioles.

—Oui!…

—Alors j'ai à te parler.

—Maître, je suis à vous, je vais me parer, dit aussitôt Rigobert.

—Si le seigneur a besoin d'être seul, dit la jeune fille en dardant curieusement la flamme ardente de ses prunelles, nous allons nous retirer.

Pierre Davenne regarda quelques secondes la bizarre créature et lui dit:

—Ma chère enfant, j'aurai peut-être à vous parler aussi tout à l'heure.

—A moi!… Vous voulez les cartes?…

—A tout à l'heure, reprit Pierre en souriant.

Simon suivit la jeune fille qui sortait et comme celle-ci, lui ayant offert pour siège les marches de sa voiture, s'occupait à allumer le feu… il lui dit:

—Vous n'êtes pas d'ici… vous?… vous avez dû voyager, comme moi. Eh bien, la belle sauvage, vous n'avez rien appris dans vos voyages. Moi j'ai été dans un pays où pour faire du feu, même dans l'eau, dans la neige, nous frottions deux bouts de bois… ça s'allumait tout de suite… Ah! quel beau pays… c'est le pays des statues vivantes… vous n'avez rien vu de beau comme ça… ça rend froid pour les autres. Vous êtes bien belle, vous, eh bien, ma mie, par là vous ne seriez que de la Saint-Jean, on voit les plus belles femmes du monde!… Quand une femme veut vous faire un cadeau… aussi vrai que nous sommes là tous les deux, ça m'est arrivé à moi qui vous parle… à votre fête, à la Noël, elle se fait arracher une dent et vous la donne… Ce sont des perles fines, c'est plus cher que le diamant. Le diamant, dans ce pays-là, on fait des vitres avec; il n'y a que les petites gens qui en portent… Moi, qui vous parle… je peux me flatter d'avoir vu les deux plus jolies filles du monde…

—Quelle est l'autre?… demanda en riant finement la jeune fille..

Simon ne comprit pas, et continua en racontant l'histoire d'une reine kanake qui lui avait offert de partager son trône.

Dans la maison, Rigobert s'étant paré, selon son expression, sortit enfin de sa niche.

C'était un petit homme sec… la tête était un peu grosse pour le corps, il avait le teint mat et plombé, et comme il avait horreur de l'eau, que la pluie seule le débarbouillait, la peau était terreuse, ses cheveux gris sale étaient ébouriffés sur sa tête; il les étrillait de ses doigts minces et crochus; l'oeil était brun feu comme celui des oiseaux de proie; il faisait le myope pour ne pas reconnaître les gens qu'il ne voulait pas voir, mais sa vue était excellente, son regard courait toujours sous ses sourcils hérissés comme des flammes de grenade, ses lèvres étaient pâles et minces et le menton plat.

Il s'était paré!… Vêtu d'une houppelande trop longue, il était boutonné comme un prêtre, cachant ainsi son linge plus que douteux; sous sa longue robe on voyait passer deux jambes grêles terminées par des pieds énormes; l'étrange, c'est que lorsque ses manches se relevaient, lorsque la houppelande s'écartait sur la poitrine, on voyait sa chair tatouée, de là son nom: Rig, le Sauvage.

Un jour, Rigobert avait dû, pour des raisons que nous connaîtrons plus tard, se sauver du bord dans un atterrissage… Pris par les sauvages, il avait vécu quinze années avec eux…

On juge facilement du changement qui peut s'opérer en un individu à la suite d'un déplacement semblable. Rigobert était un Parisien, un faubourien même. Il n'était pas entré, on l'avait poussé dans la marine; ne pouvant rien en faire, on l'avait engagé mousse. Il avait, par sa conduite toujours irrégulière, pleinement justifié la décision de sa famille; il avait été le plus intelligent et le plus désobéissant mousse, le plus solide, le plus adroit marin, et la plus mauvaise tête, le vrai «bon enfant,» et la plus mauvaise nature; il passait plus de temps aux fers qu'en service: rien ne l'avait dompté… Il avait la plus grande indifférence pour le danger et ne reconnaissait qu'un maître: sa volonté, lui.

Il avait tous les vices, mais il était capable de tous les dévouements; lorsqu'il acceptait une mission, on pouvait compter sur lui… Son caractère s'était, il est vrai, un peu modifié avec l'âge, un nouveau respect ou plutôt une crainte lui était venue… la police!

Pierre dit au vieux Rigobert:

—J'ai peu de temps, il faut que nous nous entendions vite; or je tiens, pour éviter toutes feintes inutiles, à te dire que je te connais de vieille date. Celui que l'on nomme ici le sauvage, le vieux Rig, je le connais, moi, sous le nom de Rigobert Contour, et j'ai entendu conter son histoire par le major Ruiton qui l'avait pour matelot à bord de la Sémillante.

En entendant ce préambule, le vieux sauvage se leva vivement, regarda par les vitres si l'on écoutait, et, comme effrayé, il dit à mi-voix:

—Taisez-vous… taisez-vous… lieutenant, je vous en prie, ici les murs ont des oreilles… Que voulez-vous de moi?

—Je veux que tu me promettes de me servir loyalement, que tu fasses tout ce que je te demanderai… Il n'y a pas de danger pour toi, et il y a beaucoup d'argent à gagner…

En entendant ces mots, le vieux Rig eut une affreuse grimace, qu'il essaya de faire passer pour un sourire,—habitude de tromper sur la qualité de la marchandise vendue.—Ses yeux lançaient des éclairs, il s'avança près du jeune homme et s'accroupit devant lui, en disant:

—Mon lieutenant, nous sommes ici entourés de tout ce qu'il y a de plus mauvais au monde… tous coquins, bandits, misérables, qui me rendent le bien que je leur fais en me haïssant mortellement… Je me mets tout près de vous pour bien vous entendre, mais parlez bas… tout bas… j'entends très bien… très bas, n'est-ce pas?

Pierre reprit:

—Tu exerces toujours ici ton même métier?…

—Je prédis l'avenir… et je fais un peu de médecine.

—La médecine qui tue.

—Chut!… la médecine secrète!… Mon lieutenant, je suis à vos ordres, que voulez-vous de moi?…

Pierre Davenne accoudé sur son genou, le front dans ses mains, réfléchit quelques minutes, puis il dit:

—Rig… te souviens-tu qu'un jour on vint te trouver pour faire évader un condamné à mort?

—Vous savez ça?… C'est au Canada…

—Tu te chargeas de l'évasion, et tu réussis, elle te fut payée cinquante louis.

—Oui… je fis évader le cadavre avant l'exécution, dit en riant le vieux hibou.

—C'est cela!… je viens te demander aujourd'hui de faire la même expérience.

—Sur un condamné?… demanda le vieillard avec inquiétude.

—Ceci ne te regarde pas… Que t'importe sur qui… Je viens te demander de renouveler ce que tu as fait, et je t'offre deux cents louis…

—Deux cents louis… fit le vieux matelot, et les pupilles de ses yeux brillèrent.

—Il y a quelques dangers à courir?… La police va…

—Aucun… interrompit Pierre.

—Ah!… sur qui devrai-je faire… l'expérience?

—Sur moi!

—Hein! fit Rigobert sursautant, étourdi… Sur vous!… quel est votre but?

—Ceci ne te regarde pas… Je te demande, es-tu capable de recommencer ce que tu as fait? veux-tu le faire? et je t'offre deux cents louis…

—Savez-vous, lieutenant, que c'est terrible…

—Je le sais!…

—Savez-vous que ce peut être la mort…

—Je le sais… Mais je sais aussi que tout dépend de toi… et que Simon qui te servira dans l'oeuvre te fera sauter la cervelle si tu n'as pas réussi…

Le vieux Rig se contenta de hausser les épaules.

—Mon lieutenant, je ne travaille pas pour rien… Vous m'offrez quatre mille francs… mettez-en cinq… et comme c'est payable par vous, vous êtes bien certain que… je réussirai…

—Cinq mille francs, soit!… tu acceptes?…

—Je suis à vos ordres, maître.

—Tu as encore de ce poison?

—Toujours…. c'est du curare… Vous allez voir.

Et, en disant ces mots, le vieux matelot alla chercher dans la niche où il couchait un pot de terre cuite duquel il retira un morceau d'une matière noire, à cassure brillante, présentant assez bien l'aspect de l'extrait de jus de réglisse noir… qu'il montra à Pierre; celui-ci le prit avec précaution.

—Oh! ce n'est pas dangereux, fit le vieux matelot, vous pourriez en manger.

Pierre se contenta de hocher la tête. Le vieux Rig était heureux de parler de sa science, ce qu'il appelait la médecine secrète.

—Ça, voyez-vous, eh bien c'est absolument introuvable en France, en Europe… J'ai eu ça quand j'étais avec les sauvages. C'est à la suite du pillage d'une tribu… Ceci vient des Indiens de Messaya, une des tribus les plus féroces, un tas de mauvais coquins qui ne vivent qu'au milieu des forêts, et qui ne font guère que ce poison…

—Voilà longtemps que tu as ça?… Ne crains-tu pas qu'il n'ait perdu de sa force?

—C'est inaltérable, ça ne bouge pas… Au reste vous allez voir.

Le vieux sorcier alla chercher une capsule de grès, y mit le morceau qu'il avait montré à Pierre Davenne et versa quelques gouttes d'eau dessus; l'eau forma immédiatement une pâte liquide, le vieux Rig prit dans un bocal une grenouille vivante et lui ayant attaché une patte, il la mit sur la table, lui ouvrit la gueule et versa une goutte du liquide noir.

Pierre Davenne observait attentif…

La grenouille sautait vive, semblant ne rien ressentir… Après quelques minutes, Rig dit:

—Le poison n'a rien fait, vous le voyez… Absorbé ainsi, il est inoffensif; mais regardez maintenant.

Il prit alors un canif; avec la pointe, il fit une légère incision sur le dos du batracien dans laquelle il glissa une goutte du poison.

Puis ils observèrent l'animal.

Dans les premiers moments la grenouille allait et sautait comme avant l'opération, avec la plus grande agilité, puis elle resta tranquille; au bout de cinq minutes les jambes de devant cédèrent, le corps s'aplatit et s'affaissa peu à peu; après cinq minutes la grenouille était morte, c'est-à-dire qu'elle était devenue molle, flasque, et que le vieux Rig, la pinçant de ses ongles, la piquant avec une aiguille, ne déterminait plus chez elle aucune réaction vitale.

—Elle est morte, bien morte, dit le vieux Rig en la prenant par une patte et en la laissant retomber. Eh bien, vous allez voir.

Et tirant d'une trousse un petit scalpel, il ouvrit la grenouille empoisonnée pour découvrir le coeur.

Le sang rougissait à l'air et présentait ses propriétés physiologiques normales et le coeur continuait à battre…

—Le coeur bat! voilà tout le mystère…

—Ainsi tu aurais pu la sauver?…

—Absolument…, dit le vieux matelot, ouvrant la porte et jetant la grenouille en appelant: Radis!…

—Qui appelles-tu?…

—Mon chien, pour qu'il mange la bête.

—Mais tu risques de l'empoisonner.

—Maître, vous oubliez ce que je vous ai démontré…

—C'est vrai—, finissons… Demain soir tu viendras à l'adresse que je vais te donner; demain vers minuit, Simon te recevra et te cachera, tu ne le quitteras que lorsque tout sera fini…

—Je m'entendrai avec lui…

—Oui… Écoute bien, Rigobert: peut-être aurai-je besoin quelquefois de tes services, ils te seront largement payés… Mais garde-toi de la moindre trahison…, ce serait pour toi la mort…

—Maître, ma vie s'est passée à me dire: Quand donc emploiera-t-on mon intelligence? J'étais né pour être le serviteur fidèle et dévoué d'un maître… généreux… Ce maître, ce peut être vous?

Pierre ne fit pas attention au regard plein d'astuce et à la révérence pleine d'humilité du vieux misérable… Il le tenait par ses deux rêves: l'argent et la vie. Il lui demanda:

—Qu'est-ce que cette étrange fille qui nous a reçus…

—Une pauvresse que j'ai recueillie dans mes voyages… Il faut faire le bien quand on peut.

Pierre sourit malgré lui…

—Elle travaille avec moi, elle fait de la divination… elle tire les cartes…

—Quel âge a-t-elle?

—Elle l'ignore elle-même… Elle doit avoir dix-huit ans.

—Et pourquoi… puisque tu veux faire le bien, laisses-tu vivre dans ce milieu horrible une enfant de cet âge?… Ne penses-tu pas qu'elle peut se perdre à chaque instant…

—Se perdre, fit le vieux Rig étourdi, penchant sa tête et riant malicieusement, se perdre! Maître, vous croyez donc que la vertu traîne par le monde derrière nos baraques?

—Quoi, ce visage riant, ces grands yeux?…

—Maître…, quand j'ai rencontré Iza, c'était en allant de Widdin à la Sulina, je traversais un village que les Turcs avaient pillé huit jours avant… Iza, qui depuis quelque temps accompagnait les chefs de ces jolis soldats, lasse des inégalités de traitements qu'on lui faisait subir, se souvint qu'elle était chrétienne et qu'elle ne devait pas vivre avec ses ennemis… Elle se sauva, je la trouvai sur la route, presque morte de faim, craignant toujours de tomber aux mains de ceux qu'elle fuyait… Iza n'était pas née pour être vierge et martyre… Je la considère non comme une domestique, mais comme une ouvrière… je la paye, je la nourris, elle a son gîte indépendant du mien, elle est libre… elle a pour elle le quart de ce qu'elle me rapporte…

Pierre, étonné d'abord et ne pouvant assembler la nature dont on lui parlait avec le visage franc qu'il avait vu, écoutait silencieux… Et tout bas il répéta encore…:

—C'est peut-être… la Femme!…

Puis, se levant tout d'un coup, il ouvrit la porte et siffla… Son matelot vint aussitôt, il dit alors…

—A cette nuit, vieux Rig… entends-toi avec Simon, c'est lui qui te recevra…

Et il se dirigea vers la jeune Iza… pendant que les deux anciens compagnons s'entendaient.

—Ma belle enfant… dites-moi ma bonne aventure…

Iza releva la tête, et toute souriante…

—Voulez-vous les cartes… ou la main?

—La main!…

Et il tendit sa main; la jeune fille la regarda attentivement, la palpa et dit:

—Vous devez être heureux… la ligne de vie est longue… mais traversée par un grand malheur… puis… je ne veux pas dire ça…

—Dites toujours…

—La ligne de vie est brisée… absolument brisée… et la ligne était longue.

—Merci, à votre tour, mon enfant, donnez-moi votre main.

—Vous ne croyez pas, et vous voulez vous moquer de moi! fit tristement la jeune Iza.

—Si, mon enfant, je crois… et je sais!

Iza tendit sa main, une main mignonne, admirable, aux doigts, aux ongles roses, attachée au bras comme une main de duchesse.

Pierre la prit et la pressant… le front plissé, fixant son regard ardent sur les yeux étincelants de la jeune fille, il dit:

—L'avenir est riant pour toi… le malheur est passé… tu seras riche, aimée, adorée, tu seras belle et enviée…

—Oh! maître, dit la jeune fille, fermant les yeux, éblouie et ravie de ce qu'elle entendait… oh! je vous en prie, ne mentez pas… et superstitieuse, croyant malgré elle à la parole de Pierre: parlez, parlez encore…

Davenne, comme halluciné, la regardait toujours, et quand Iza relevait sa paupière, elle ne pouvait supporter son regard et refermait les yeux, pendant qu'elle écoutait…

Il reprit d'un ton étrange:

—Mais si tu veux être heureuse, sois sans foi, sans âme, sans coeur; le jour où tu seras riche, méprise celui qui t'aura connue pauvre… le jour où tu seras aimée, rends la haine pour l'amour… à celui qui te fera l'honneur de te donner son nom… rends la honte… si tu es capable de cela… espère… tu seras riche, bien riche… très riche…

Et laissant la jeune fille, étourdie, chancelante, prête à défaillir devant le tableau évoqué… Pierre sortit de la tanière du vieux Rigobert, suivi par Simon qui se grattait le crâne, en se demandant ce que son maître voulait faire…

Le vieux Rig avait été très réservé: il avait dit à Simon que le soir même, entre onze heures et minuit, il viendrait rue Payenne; que là une terrible chose devait s'accomplir et qu'il ne pourrait quitter la petite maison de la rue Payenne que le lendemain soir.

Certainement, Simon était discret; pourtant, après les événements qui depuis la veille bouleversaient la vie de tout le monde, il aurait bien voulu que son lieutenant lui fît l'honneur d'une demi-confidence. Il marchait à ses côtés, en regardant en dessous; mais Pierre, la tête baissée, le front soucieux, partait sans le voir, sans voir—le monde étrange qui sortait de toutes les échoppes, de toutes les baraques, de toutes les voitures pour les regarder passer.

Arrivés sur la route, Pierre sauta dans la voiture et dit au cocher:

—A Charonne!

—Pardon, mon lieutenant, où dites-vous? exclama le matelot, aussi ébahi que le cocher.

—A Charonne, près du Père-Lachaise, répéta Pierre impatienté…

—Très bien… très bien! dit Simon, et s'adressant au cocher:

—Allons, mon vieux, lève l'ancre… je vais changer ta praline.

Et la voiture partit.

IV

LES STUPÉFACTIONS DE SIMON RIVET.

La gaieté de Simon Rivet s'était envolée; vainement il cherchait à raconter à son nouvel ami, le cocher, quelques péripéties de ses voyages, sa mémoire était infidèle, et son imagination se refusait à toute complaisance à cet égard. Il avait regardé son maître blotti dans un angle de la voiture, et la mine de celui-ci l'avait attristé.

C'est que les révélations de la veille restaient présentes à sa mémoire, et, malgré toute sa volonté, le tableau du passé, si calme, si heureux, si riant, revenait ajouter l'amertume des regrets à l'irréparable malheur… L'avenir était maintenant muré, sa pensée n'avait plus d'ailes. Il n'y avait dans son cerveau qu'une idée obstinée, tenace: rompre à tout jamais avec le présent et oublier le passé… Son coeur passait par toutes les douleurs: la jalousie, la honte, la rage et la haine. Simon savait ce qu'était son maître dans les questions d'honneur; il savait que, sous les dehors blonds de sa douceur évangélique, il cachait une nature de fer, une force morale énorme… lorsque son maître lui avait dit la veille:

—Simon, désormais nous entrons en campagne à bord de la Vengeance; tout est fini ici, je n'ai plus d'amour, je n'ai plus de pitié.

Il savait que, si son lieutenant l'avait dit, c'était arrêté. Il était de fait séparé de sa femme, car il n'avait plus d'amour, il n'avait plus de regret. Il s'étonnait que cela ne se terminât pas par un coup de pistolet dans la tête de l'un «et un peu de salive sur le front, avec une poussée dans les épaules, de l'autre.» Ça voulait dire: Mettre à la porte. Mais il était certain que ceux qui avaient outragé le lieutenant Pierre Davenne ne perdraient pas pour attendre… Confiant, il obéissait, se répétant son mot:

—Espère! espère!

Lorsque la voiture entra dans Charonne, le matelot se retourna pour prendre les ordres de son maître; Pierre dit seulement:

—Allez au pas.

Et, au grand étonnement de Simon, il regardait de chaque côté, comme s'il cherchait à reconnaître une maison. Le matelot, qui connaissait tous les amis de son maître, était bien certain qu'il n'y en avait aucun dans ces quartiers… Devant une grille sur les barreaux de laquelle pendait un écriteau sur lequel on lisait: Maison de campagne meublée à louer, il fit arrêter la voiture et descendit. Il sonna, on ne répondit pas. Il regarda l'écriteau et lut au-dessous: S'adresser chez M. Savard, place de l'Église. Il s'y rendit à pied, suivi de Simon, qui se demandait si son maître avait bien toute sa raison.

Il trouva M. Savard, qui lui dit qu'il était chargé de louer la maison mille francs pour la saison.

—Mille francs! répéta machinalement Pierre.

—Oh! monsieur, fit Savard, elle vaudrait six mille francs si elle ne se trouvait pas derrière le Père-Lachaise… Si vous voulez la voir…

—C'est inutile, fit Pierre, je la connais.

Simon releva la tête, étonné. Pierre, calme, fouilla dans son portefeuille et en tira mille francs, qu'il donna à l'individu, assez surpris de la rapidité de la location, en lui disant:

—Veuillez me donner un reçu… On peut entrer en jouissance ce soir?

—Tout de suite si vous voulez, monsieur, dit Savard en signant… Je vais vous remettre les clefs.

—Prends-les, Simon.

Le matelot ne répondit pas; sa bouche s'ouvrit, sa «praline» tomba, tant il restait stupéfait… Il prit les clefs, suivit son maître; devant la grille, celui-ci lui dit:

—Visite la maison, afin de la bien connaître, et viens me retrouver au café de la Bourse, sur la place, dans deux heures.

Simon ne trouva pas un mot à répondre. Il tenait encore les clefs dans sa main et était appuyé sur la grille, que la voiture de son maître était déjà loin… Il ouvrit, puis entra cependant, et, suivant la petite avenue de tilleuls qui conduisait à la maison, il pensait:

—Ah çà! potence à l'ail, est-ce que ça souffle là-haut? est-ce qu'il a un grain? Je sais qu'il n'est pas long à prendre son parti des choses… Mais c'est pas parce que madame ne compte plus… qu'il se retourne comme ça… Est-ce que cette gourgandine de là-bas…, cette vivandière turque… lui a tapé le cerveau?… Déjà! et il veut la mettre dans cette maison… Ça irait vite!…

Et le matelot visitait l'appartement.

L'ameublement avait le mauvais goût des appartements meublés au jour le jour avec les meubles bon marché des ventes publiques.

Ce qui fit exclamer le matelot:

—Il ne va pas au moins nous faire demeurer ici… C'est une salle de l'hôtel des ventes!…

Et il ouvrit la fenêtre.

—Ah bien! voilà quelque chose de joli pour aider à la digestion!… La vue du Père-Lachaise!… Tonnerre de bon sens!… on croirait qu'on vient enterrer jusque dans le jardin!… Espère, espère! Si on reste ici… je m'arrangerai à ce qu'on ne soit pas long à nous donner congé… Je l'ai assez vue, cette cabine-là!… J'y ferai pas longtemps escale!… Bonsoir, la compagnie!

Et saluant les tableaux,—quels tableaux!—plaçant son chapeau en arrière à croire que le bord était dans son col… il fouilla dans sa blague, prit sa praline et fermant les portes il dit:

—Je vous ferme, par conscience… parce que ceux qui voudraient venir en seraient suffisamment punis pour ne plus recommencer… Bon sens, c'est moi qui trouve qu'on serait mieux en face… C'est son cerveau qui bourlingue, ça ne durera pas… Espère! espère!

Et ayant fermé la grille, il partit pour rejoindre son maître au rendez-vous qu'il lui avait donné.

Pierre Davenne l'attendait, Simon reprit sa place près du cocher, mais tout soucieux cette fois; c'est que le pauvre matelot avait beau se creuser la tête, il ne pouvait deviner le but où visaient les agissements de son maître. Il se pencha vers Pierre et lui demanda:

—Et maintenant, où allons-nous?

—Boulevard Beaumarchais.

La voiture partit et, sur l'ordre de Davenne, s'arrêta au coin de la rue des Filles-du-Calvaire. Là il envoya son matelot chez le chevalier de Soizé, pour porter à Mlle de Soizé une lettre cachetée qu'il devait lui remettre en mains propres.

Simon, obéissant, hochait la tête, comprenant de moins en moins et grognant:

—Qu'est-ce que c'est encore que celle-là? Espère! espère!

Il remplit la commission scrupuleusement, ce qui au reste fut facile.
M. de Soizé, aveugle et impotent, ne quittait pas la chambre, et c'est
Mlle de Soizé qui vint recevoir le matelot.

En entendant le nom de celui qui lui adressait la lettre, elle manifesta une certaine émotion et dit à Simon:

—Monsieur, je vous prie d'attendre une seconde…

Elle se plaça près de la fenêtre et lut la lettre… Le matelot qui l'observait vit que pendant la lecture ses mains tremblaient, que sa bouche se contractait, puis un sourire triste s'étendit sur son visage, lorsqu'elle revint dire au matelot:

—Dites à M. Davenne que je suis prête… j'y serai… et j'obéirai…

—C'est tout? demanda Simon écarquillant les yeux et ouvrant imprudemment sa large bouche.

—C'est tout… Dites enfin qu'il peut absolument compter sur moi…

—Mam'zelle… et la compagnie, dit-il par habitude, je vous salue bien.

Et étrillant son crâne de ses doigts, mordant sa chique, il grommelait en descendant l'escalier.

—Je navigue dans du cirage… Je n'y vois rien… Si ces gens-là se compromettent, ça ne sera pas à cause de ce qu'ils auront dit… Enfin, il faut affaler tout, c'est le lieutenant qui gouverne… Il sait où il va!… Si ça avait été moi, pas tant d'affaires, on bourlinguait tout,—la femme, la bonne;—en voilà une qu'est obstinée.—On restait avec la petite Jeanne… On me mettait de quart pour recevoir ceux qui viendraient… et vogue la galère!…

Il revint près de Pierre qui, à son grand étonnement, semblait attacher une énorme importance à ce qu'il lui disait:

—Répète-moi mot à mot ce qu'elle t'a dit, lui demanda-t-il pour la troisième fois.

Et Simon, absolument étourdi, répéta:

Elle a dit: «Je suis prête… j'y serai! j'obéirai! Il peut absolument compter sur moi!»

Pierre eut un soupir de satisfaction… et il dit à Simon:

—Hâtons-nous!

—Nous rentrons? demanda Simon.

—Non pas…

—Mais, mon lieutenant… je vous prie de ne pas m'en vouloir…; mais vous oubliez l'heure de la soupe.

—Tu as faim? demanda naïvement Pierre.

—Comment si j'ai faim! exclama le matelot… Mais, mon lieutenant, vous ne vous figurez pas ce que ça creuse de sortir comme ça le matin… Si j'ai faim!

Rien ne peut dépeindre l'expression de Simon, en disant ces mots.

Depuis la veille une force nerveuse soutenait le jeune homme: il n'avait pas dormi et ne se sentait pas fatigué; il n'avait pas mangé et ne ressentait aucun appétit; il n'avait plus conscience du temps, il lui semblait que de longs jours déjà s'étaient écoulés depuis la terrible révélation et que la vengeance était tardive. Il regarda l'heure à sa montre et, haussant les épaules, il dit à son matelot:

—Tu as raison, il faut manger.

Alors il paya son cocher et ils entrèrent dans un cabaret voisin…

Entièrement perdu dans ses pensées, Pierre dit au matelot de commander; celui-ci s'en acquitta en conscience… Mais une stupéfaction nouvelle lui était réservée… Son maître ne mangea pas!… Il voulut le décider à prendre quelque nourriture, mais le maître lui dit sèchement.

—Mange, et tais-toi.

Quoique contrarié, le matelot Simon était trop respectueux envers son lieutenant pour ne pas obéir; il mangea seul… le dîner commandé pour deux.

Le repas terminé, le matelot dit:

—Mon lieutenant, nous rentrons?

—Non! fit Pierre du même ton sec, va chercher une voiture…

—Encore! se dit Simon.

Il revint bientôt avec la voiture. Pierre alluma un cigare et s'étendit sur les coussins.

—Où allons-nous? demanda-t-il.

—Où tu voudras, répondit Davenne…

Le matelot regarda son maître avec inquiétude. Est-ce que la découverte de la veille l'avait rendu fou?… Enfin, faisant un geste d'abnégation, il obéit, et après avoir cherché une minute la promenade qu'il pourrait faire, il dit au cocher:

—Mène-nous sur les quais… ce n'est encore que là où ça ressemble à quelque chose. On voit de l'eau et des canots.

Davenne, toujours sombre, vivant de ses tristes pensées, ne poursuivait qu'un but, il ne voulait pas rentrer de jour chez lui; quoique résolu, il évitait de se trouver en présence de sa femme, il n'était pas certain de se pouvoir contenir devant celle qui l'avait trompé, il craignait que ses caresses et ses sourires hypocrites n'entraînassent chez lui un mouvement de colère, où fou, aveugle et n'écoutant que sa haine, il punirait la faute par un crime.

C'est au reste le propre des natures douces et calmes, de ne pouvoir s'arrêter lorsque la colère les envahit; la douceur fait place à la cruauté…

Après avoir descendu et remonté les quais, après avoir été du bois de Boulogne à la Bastille, la voiture s'arrêta, enfin, place Royale.

Pierre Davenne prit le bras de son matelot et s'appuya sur lui pour regagner sa demeure.

—Eh bon sang!… mon lieutenant… qu'est-ce que vous avez?… Vous ne tenez plus debout… Voilà ce que c'est… vous n'avez pas voulu déjeuner… Espère!… espère… Nous voilà arrivés… je vais vous faire faire… un…

—Tu vas rester avec moi et me donner le bras pour gagner ma chambre…

Cela était dit d'un ton qui ne permettait pas de réplique, et Simon resta ahuri.

Lorsque la servante Annette vint ouvrir la grille et qu'elle vit son maître, que l'insomnie, les tourments et la fatigue avaient pâli, quand elle vit ses yeux caves et qu'il était obligé de s'appuyer pour rentrer sur son matelot… en voyant la figure à l'envers de ce dernier, elle s'exclama…

—Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc!

—Ce n'est rien, Annette… Je me sens indisposé…

—Ça vient de vous prendre… là!… demandait-elle, et Simon ouvrait la bouche et répondait…

—C'est incroyable, au bout de la rue, à la min…

Pierre lui pressa le bras à le briser, ce qui fit faire une laide grimace au matelot,—et l'interrompant:

—Non, j'ai été malade toute la nuit, c'est pour cela que je suis sorti ce matin… Mais toute la journée j'ai été ainsi…

Cette fois, Simon crut qu'il s'affalait, tant le mensonge de son maître le stupéfiait.

—Et madame qui est en visite…

—Ah! fit Pierre, elle est sortie ce matin, avant le déjeuner?…

—Oui, monsieur.

—Et comme monsieur ne devait pas rentrer, elle a dit qu'elle en profiterait pour faire quelques visites…

—Elle n'a pas emmené sa fille?…

—Non, monsieur; Mlle Jeanne est dans le jardin.

Le matelot sentit les ongles de son maître qui lui rentraient dans les chairs, mais Simon avait compris et il se tut; en emmenant son maître, il l'entendit dire bas:

—Elle est chez lui… l'infâme… les misérables!

Il monta ainsi à sa chambre; là, il se redressa et n'étonna pas peu
Simon en lui disant:

—Aide-moi, je vais me mettre au lit!

—Mais, s'écria le matelot inquiet, c'est donc vrai que vous êtes malade?

Pierre lui dit:

—Je vais me coucher, tu vas veiller là, à quiconque viendra, tu diras que j'ai recommandé de me laisser dormir… tu diras… que je suis très faible.

Simon cette fois fut si stupéfait qu'il ne trouva pas un mot à répondre, et il prit sa faction!

V

LES TERREURS DU MATELOT SIMON RIVET.

Le bouleversement de Simon était tel qu'il en avait avalé sa… «praline» et il rageait tout bas. Il repassait dans sa mémoire tout ce qui s'était accompli depuis la veille, et, malgré tous ses efforts, il ne pouvait rattacher tout cela ensemble. La catastrophe de la veille s'expliquait; dans un moment de rage, de folie furieuse, en apprenant qu'il était trompé, son lieutenant avait voulu tuer sa femme, c'était fort bien! Disons même que le matelot, à cette heure, regrettait presque d'être si heureusement intervenu. Après cette crise de rage, de fureur, une crise de larmes était survenue… Tout cela allait encore. Il connaissait le caractère de son maître, de son chef, il savait qu'il était de force à arracher de son coeur le sentiment qui faisait sa vie heureuse, de l'heure qu'il avait appris que celle qui en était l'objet en était indigne. Or, son maître n'avait plus d'amour pour Geneviève!… et c'est là que le trouble commençait dans ses idées… Qu'avait été faire le lieutenant Davenne chez le vieux coquin de sauvage?… Il savait mieux que tout autre ce que valait l'ancien écumeur de mer: il fallait avoir besoin de lui pour s'en servir!

Le matelot Rigobert, en vivant longtemps chez les Indiens de Messaya, avait appris la vertu de certaines plantes avec lesquelles il faisait des remèdes étranges… pour guérir des maladies non moins étranges,—guérir n'est peut-être pas le mot juste; aussi Rivet disait-il souvent qu'il n'accepterait pas même un verre d'eau de la main de celui que les saltimbanques appelaient le vieux Rig ou le père sauvage. Quelles relations pouvaient s'être établies entre son maître, l'honneur et l'honnêteté mêmes, et ce vieux gibier de potence? Car son lieutenant avait été jusqu'à lui offrir un domicile chez lui, dans sa maison, et il espérait bien que le sommeil ramènerait son cher maître à des idées plus saines, et qu'il le chargerait à son réveil de recevoir d'une autre façon le vieux Rig. Simon se pencha vers le lit.

Pierre étendu avait les yeux ouverts, le regard fixe; il ne dormait pas.

—Espère! espère! grogna le matelot, et grattant son crâne de ses ongles durs, comme s'il faisait des fouilles dans son cerveau, il pensait: En sortant de chez le vieux loup de mer, le lieutenant s'était dirigé vers la jeune fille et lui avait parlé d'une si singulière façon qu'en lui abandonnant sa main qu'il tenait dans la sienne, la pauvre petite avait failli s'évanouir. Que diable! pouvait bien lui avoir dit son chef?… Partant du cloaque, impatient, fiévreux, il s'était fait conduire à l'entrée de Charonne; là, sans marchander, il avait loué mille francs une lapinière, un trou à taupes, une baraque que lui Simon, qui n'était pas difficile comme logement, n'aurait certainement pas consenti à habiter une année si on lui avait donné la même somme. Dans quel but? Était-ce pour l'offrir à la «sauvagesse?» comme il l'appelait. Assurément la maison de Charonne était plus habitable que la voiture entre-sort dans laquelle elle résidait… Alors, son maître était donc amoureux de la jeune fille; pour que l'amour soit né si vite, c'était logique, le cerveau devait être atteint…

Mais si c'était pour la jeune fille qu'il prenait la maison, dans quel but la faisait-il visiter par son matelot, sans lui demander après la visite ce qu'il en pensait? Simon grattait son crâne, fouillait ses crins… il ne trouvait rien.

De là, il avait été à la Bourse, son lieutenant avait écrit une longue lettre… à une femme, à une femme noble… Qu'était-ce encore que cela? Que signifiaient les mots qu'elle avait répondus et qui semblaient si importants? Pourquoi encore cette feinte maladie, qui l'obligeait à rester chez lui, quand, au contraire, il semblait le matin même désirer n'y jamais revenir?

Et enfin pourquoi, depuis le matin, n'avait-il plus été question des événements de la veille, pourquoi n'y avait-il pas eu commencement d'exécution du plan arrêté la nuit même et qui devait purifier la maison?… Et cependant il n'avait pas oublié, pas pardonné. Simon savait que le seul nom de sa femme le rendait nerveux… il avait encore sur les bras la marque des ongles de son maître.

—Assurément, se disait le matelot, tout le branle-bas du matin n'a aucun rapport avec l'aventure d'hier!…

Toutes ces questions se heurtaient dans le cerveau de Simon et, contrairement au proverbe qui dit: Du choc jaillit la lumière, le matelot ne comprenait rien et il était si bouleversé qu'il avait oublié de renouveler sa «praline,» si bien que ses joues creuses ajoutaient à son air lamentable.

A l'heure du dîner, Mme Davenne rentra. Annette l'ayant informée de l'état dans lequel son mari était revenu, elle jeta son chapeau sur une chaise, commanda d'aller chercher le docteur et, tout inquiète, monta aussitôt. En la voyant, le matelot comprima un mouvement de rage, pour mettre son béret à la main…

—Qu'est-ce que l'on me dit, Simon?… Pierre est malade?…

—Chut! chut! fit celui-ci à mi-voix… pas de bruit, madame; il dort et m'a bien recommandé de ne pas le laisser éveiller…

Et il voulut empêcher Geneviève de rentrer, craignant qu'elle ne trouvât Davenne éveillé; mais, à la voix de sa femme, celui-ci avait fermé les yeux…

Geneviève s'avança, inquiète, marchant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit; elle le regarda un instant et dit:

—Oh! qu'il est pâle!

Elle mit la main sur son front et lui prit délicatement le poignet…

—Son front brûle… il a la fièvre!… dit-elle, et, après l'avoir contemplé avec amour quelques minutes, au grand étonnement du matelot, elle vint vers lui et lui dit tout bas:

—Je viens d'envoyer chercher un médecin, et je vais le veiller avec vous. Dites-moi, Simon, comment cela est-il arrivé?… Il n'était pas malade hier…

Là, le matelot se trouva embarrassé; moins que tout autre, il était à même de donner des renseignements sur cette maladie-là, cependant il fallait répondre et il dit:

—Je dois vous dire, madame… on ne sait jamais comment ça prend, le mal… ce matin il n'était pas bien… et puis après, ça n'a pas été mieux… Il souffrait ici et là, et là… enfin, ça n'allait pas, et puis nous sommes rentrés… et tous les gens qui ont navigué ont de ça… C'est des fièvres… on les a plus ou moins, mais on les a…

—Et enfin, il ne lui est pas arrivé d'accident?… demanda Geneviève impatientée.

—Des accidents… avec moi!… jamais…

—J'ai dit à Annette de courir chercher le médecin.

—Vous savez, moi, madame, je suis de votre avis… Il y a des fois où c'est utile… d'autres fois c'est inutile… ça vaut toujours mieux, on est fixé, dit le matelot tout rouge et ne sachant plus ce qu'il disait…

Après avoir fait quelques recommandations sur les soins hâtifs à donner, Geneviève sortit en disant:

—Je reviens tout de suite; veillez-le bien, Simon, et s'il s'éveille, appelez-moi aussitôt, je vais embrasser ma fille… Pauvre aimé, mon Pierre, pourvu qu'il ne soit pas malade!

Simon se demanda, en voyant l'inquiétude et la douleur peintes sur le visage de la jeune femme, en entendant ses accents sincères, si la soirée de la veille n'était pas un rêve.

—Vous avez entendu, mon lieutenant, dit-il lorsque la porte fut fermée, en voyant celui-ci ouvrir les yeux.

—Oui, fit Pierre calme… Simon, quand le médecin sera venu, il faut que personne n'entre plus ici…

—Mlle Jeanne?

—Jeanne, répéta-t-il.—Puis, après un silence d'une minute:

—Non, elle me parlerait de sa mère.

Le médecin vint bientôt; il était accompagné de Geneviève; elle le conduisit vers le grand lit à colonnes et se plaça de l'autre côté. Pierre sembla s'éveiller. Alors elle lui prit la tête, l'embrassa, et la voix émue, les yeux humides, elle lui dit:

—Oh! mon ami, tu souffres?… Que j'ai eu peur en rentrant!… Docteur, il refuse toujours de se soigner…

Pierre laissa dire et ne répondit pas… Le docteur le regarda attentivement, lui tâta le pouls, l'interrogea et enfin, après un examen attentif, il écrivit une ordonnance…

Simon regardait le docteur sans comprendre pourquoi il restait si longtemps pour affirmer ce qu'il savait, lui: que son maître n'était pas malade!… Pierre appela le docteur, et comme celui-ci, penché sur lui, lui demandait:

—Vous souffrez beaucoup?

Il lui dit à voix basse:

—Ce qui augmente mon mal, c'est la douleur, l'inquiétude de ma femme; elle veut me veiller cette nuit et risquerait de tomber malade elle-même; je vous prie, docteur, d'exiger d'elle qu'elle me laisse seul… et ne revienne que demain au matin.

—Vous avez raison, dit le docteur.

Ayant fait son ordonnance, il sortit avec Geneviève et le matelot, leur disant, lorsqu'il fut assez éloigné du malade pour être certain de n'être point entendu…

—C'est grave, très grave…

—Que me dites-vous là? exclama Geneviève épouvantée.

Cette fois le matelot resta comme hébété devant le docteur…

—Mon Dieu! mais qu'a-t-il, monsieur, qu'a-t-il?

—Je ne puis me prononcer aujourd'hui… demain nous verrons. Qu'on exécute mon ordonnance. Et comme il vit que la jeune femme allait pleurer, il continua:

—Je ne vous dis pas que tout est perdu, il y a certainement de l'espoir… on est venu me chercher bien tard…

—Mais, exclama vite Geneviève fondant en larmes,—mais vous m'épouvantez, docteur… Vous me dites tout n'est pas perdu… Il y a encore de l'espoir… mais il est très gravement malade, alors!… Oh! mon Dieu! mon Dieu!… mon pauvre Pierre!… Ah! il est mal… il est bien mal et nous n'avons rien vu…

Et la malheureuse femme affolée, hoquetant de sanglots, se laissa choir sur un fauteuil.

Le docteur lui dit gravement alors:

—Madame, il n'y a pas encore de danger. Mais il faut qu'il passe une nuit absolument calme, il faut qu'il soit seul… il faut, madame, que vous vous absteniez, à moins de crise, de rester dans sa chambre; il faut qu'il soit seul avec celui qu'il a choisi pour le soigner, et que celui-ci ne l'éveille qu'aux heures nécessaires.

—J'obéirai… monsieur… mais dites-moi qu'il n'y a pas de danger!…

—Mon Dieu, madame, je puis vous assurer que le danger n'est pas immédiat… et j'ajouterai que j'espère le conjurer… Je me prononcerai demain.

—Allez, Simon, allez, mon ami; vous aimez votre maître comme un père aime son enfant. Veillez-le bien et venez de temps à autre me dire s'il se sent mieux.

Et s'accoudant sur un guéridon, la tête dans ses mains, Geneviève fondit en larmes.

Le docteur sortit sans que Simon pensât seulement à le reconduire… Il n'en revenait pas; on aurait parlé hébreu, il aurait mieux compris; il aurait reçu sur la tête une douche d'eau glacée qu'il ne serait pas resté plus saisi!… Son maître malade! son maître mourant!… Décidément la journée était aux événements fantastiques. Tout à coup une épouvantable idée lui traversa le cerveau:

Son maître avait été le matin même chez le vieux Rig et c'était pour s'empoisonner! Il l'avait empêché de se tuer la veille, et Pierre avait recommencé le matin! C'était cela! Les événements de la journée se précipitaient dans son cerveau et s'expliquaient d'eux-mêmes. Il avait épouvanté la jeune bohémienne en lui disant qu'il venait de s'empoisonner; de là l'émotion de la jeune fille. Il était allé à Charonne louer une maison, c'était pour lui, Simon, pour qu'il ne fût pas sans gîte après la mort de son lieutenant; il avait été à la Bourse trouver son banquier pour arranger ses affaires. La lettre à la jeune femme du boulevard Beaumarchais était un testament!… et s'il avait refusé de déjeuner, c'est que le poison faisait déjà son effet.

Tout ça lui traversa l'esprit en une seconde avec la rapidité d'une étincelle électrique… Il ne fit qu'un bond, du rez-de-chaussée à la chambre de son maître, il entra… Pierre lui dit avec calme:

—Ferme la porte et pousse le verrou…

Le matelot ferma la porte, et il allait s'élancer vers son maître, il allait l'obliger à lui faire l'aveu du poison pour courir vite chercher le contre-poison… Mais encore une fois il resta anéanti; en dépit de l'état constaté par le médecin, Pierre se levait très alerte, se revêtait d'un pantalon à pied, d'une veste de chambre, et disait très gaillardement:

—Allons, mon vieux Simon, à l'oeuvre! Il faut commencer… tu vas avoir de l'ouvrage, mais je sais que tu ne recules pas.

Simon ne tenait plus sûr ses jambes, il s'assit et demanda:

—Voyons, mon lieutenant… faut en finir et ne pas me donner des secousses comme ça… Êtes-vous bien portant?… Êtes-vous malade?… Est-ce vous ou le docteur qui avez raison?

Malgré la terrible situation dans laquelle Pierre Davenne se trouvait, il ne put s'empêcher de rire… et, voyant la mine inquiète et comique de son fidèle matelot, il lui prit la main et lui dit:

—Je me porte bien, mon vieux Simon, le corps est fort et robuste…, le coeur seulement est profondément atteint… Mais ne plaisante pas le docteur, c'est un grand médecin, puisqu'il me trouve une maladie que je n'ai pas.

—Eh bien! mon lieutenant, ce que vous me dites là sauve un homme, exclama le matelot.

—Que veux-tu dire?…

—Dame!… je ne sais pas mentir, moi!…

Cette fois Pierre ne put s'empêcher de sourire, Simon ne vit rien et continua:

—Je croyais que vous aviez fait des bêtises… et que le vieux Rig vous avait aidé… qu'il vous avait fait avaler une de ses drogues… Ah! malheur, la vieille vermine… je l'aurais étranglé… puis, changeant subitement de physionomie, le matelot éclata de rire, se tordant, se frappant sur les cuisses à grands coups de sa large main et exclamant:

—Ah! elle est fameuse, celle-là… je le retiens, le major… c'est un médecin pour les héritiers… Ah! ah!…

Pierre, d'un signe, commanda à son matelot de modérer sa joie bruyante. Celui-ci comprit et, les mains sur la bouche pour mettre une sourdine à sa voix, il fit en se contraignant la plus laide grimace. Enfin il se tut.

Davenne fouillait dans une armoire. Il y prit des liasses de papiers, qu'il mit dans un coffre solide et tout cerclé de ferrures, puis des bijoux, des objets précieux… Simon le regardait faire étonné, son maître fouillait partout, prenant et plaçant toujours dans le grand coffre. Lorsqu'il fut comblé il le ferma et, ayant regardé l'heure à sa montre, il dit à son matelot:

—Madame t'a prié de lui porter de mes nouvelles, va lui dire que je me suis éveillé… que j'ai pris la première potion… et que me rendormant j'ai recommandé qu'on ne fît pas de bruit et qu'on me laissât dormir.

Simon avait la raison absolument bouleversée, il eut un haussement d'épaules qui voulait dire:

—Décidément, je renonce à comprendre, et, obéissant, il alla s'acquitter de sa commission.

Il trouva Geneviève en larmes, et celle-ci lui prenant la main lui dit:

—Simon, ne le quittez pas… si vous êtes fatigué… venez me chercher et je veillerai pendant que vous vous reposerez… S'il appelle, je vous éveillerai.

—Pas cette nuit, madame, il n'y a pas de danger… fit le matelot tout à fait déconcerté en voyant les larmes de celle qui était la cause de tout.

Il revint raconter ce qu'il avait vu à son maître; celui-ci resta froid et il dit à son matelot:

—Personne ne viendra ici avant deux heures; il est dix heures, tu vas descendre ce coffre, il faut t'arranger à n'être pas vu…

—C'est facile, dit le matelot, tout le monde est couché… et madame est dans sa chambre…

—Tu prendras une voiture… et tu vas aller à Charonne, dans la maison que nous avons louée ce matin… tu cacheras ça… Fais bien attention, Simon… que c'est très important. Tu portes ma fortune.

Encore une fois, le matelot regarda son maître avec inquiétude…
Avait-il sa raison?… Il allait faire une observation discrète, mais
Pierre lui dit:

—Vite…. vite, Simon, c'est à minuit que le sauvage vient; il faut que tu sois là pour le recevoir, car personne ne doit le voir ici.

Simon allait encore essayer de parler. Pierre avait soulevé le coffre et le lui plaçait sur les épaules, puis il lui glissait l'ordonnance dans les mains et le poussait dehors en disant:

—Va… et pas de bruit… ferme doucement la grille… tu feras faire l'ordonnance en route et, avant de la rapporter, tu jetteras dans la rue la moitié des médicaments.

Le matelot maugréant obéit. Mais sorti de la maison, une fois dans le fiacre, ayant renouvelé sa praline pour se rafraîchir… après une grande demi-heure de réflexions muettes, le front plissé, les lèvres faisant la moue, il eut un geste violent et dit comme un homme qui prend une décision:

—Je veux en finir.. Non, non! pas de ça… je ne veux pas marcher en aveugle et me trouver perdu, sans boussole… pas de ça… Espère!… espère!… Il faut qu'il me dise où nous allons… ou sans ça… ou sans ça…

Il ne formula pas sa menace, il était arrivé; il se hâta d'aller enfouir dans la cave de la maison le coffre qui lui avait été si vivement recommandé.

Pendant ce temps, Pierre, seul, avait fermé le verrou de sa chambre pour n'être pas surpris debout; il s'était assis aussitôt devant sa table et avait écrit deux lettres courtes. Il les avait fermées, puis, les ayant mises dans une grande enveloppe, après avoir posé trois cachets, il écrivit:

«A ma femme Geneviève, pour être ouvert seulement lorsque ma dépouille mortelle sera dans la tombe.»

Il plaça la grande lettre, sur la tablette d'un petit chiffonnier, bien en vue. Quelques minutes après il entendit gratter à la porte, et par la serrure la voix de son matelot qui disait:

—C'est Simon, lieutenant.

Il ouvrit aussitôt. Le fidèle serviteur ferma la porte derrière lui et, se plaçant devant son maître, il dit:

—Mon lieutenant, c'est fait… vous pouvez être tranquille… D'abord je crois que personne n'aura jamais l'idée d'aller dans cette maison-là… Mais c'est pas tout ça…

Simon, embarrassé, les yeux baissés, balbutiait, changeant sa chique de côté, tournant son béret dans ses mains, cherchant le commencement de la phrase par laquelle il voulait demander à Pierre des explications… Il répétait:

—C'est pas tout ça… il faut faire ce qu'il faut faire… mais pour naviguer, il faut voir clair… C'est pas tout ça… Espère! espère! qu'on dit toujours…

Pierre haussait les épaules, et l'interrompant:

—Simon, le vieux Rig va venir accomplir son oeuvre, il est nécessaire que tu saches ce qu'il vient faire, puisque c'est sur vous deux que je compte pour exécuter ce que j'ai arrêté. Ecoute-moi donc avec la plus grande attention.

Le matelot eut un gros soupir de satisfaction… et il pensa:

—J'ai bien fait de lui parler comme ça… au moins je vais savoir le fin mot.

Et assis devant son maître, le toquet à la main, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, les oreilles au vent, il écouta.

Pierre Davenne raconta à son matelot ce qu'il avait décidé avec le vieux Rig; il parlait bas, et ce devait être terrible, car, lorsqu'il eut fini, Simon, pâle, livide, lui dit d'une voix brisée par la terreur:

—Et vous êtes absolument décidé à ça?…

—Absolument.

—Mais c'est épouvantable!…

—Il le faut, et tu vas ici me jurer que tu exécuteras en tout point ce que je t'ai dit…

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! fit le matelot passant sa main sur son front en sueur… et le bras levé, il reprit: Je vous jure de faire ce que vous avez commandé, mon lieutenant… je vous le jure, sur les cendres de feu ma pauvre mère!

—Merci, Simon! dit Pierre le prenant dans ses bras et le baisant au front, merci, mon vieux fidèle… Allons descends, Rig va venir.

—Ah! Seigneur du bon Dieu! exclamait le matelot… c'est-y possible… et, obéissant comme une machine, il sortit. Il rencontra Geneviève qui, entendant du bruit, était sortie de la chambre pour lui demander à mi-voix:

—Eh bien, comment ça va-t-il?

Le matelot la regarda, il ne savait plus que répondre, tant tout son être avait reçu une secousse… il dit:

—Très bien… Espère!… espère!…

Et il descendit.

Il ouvrait la porte du vestibule lorsque tout à coup une ombre se plaça devant lui…

—Qu'est-ce que c'est que ça? fit le matelot.

—Chut!… tais-toi!… répondit-on… c'est moi, Rigobert…

—Ah! bien, et par où es-tu entré? demanda le matelot ébahi…

—Par-dessus le mur et par les arbres… pour ne pas être vu…

—Bon sang de bon Dieu!… gémit le matelot, si je ne deviens pas fou!… et prenant sa tête dans ses mains, il grogna:

—C'est moi qui vais avoir la maladie que le médecin voulait lui guérir.

Puis, hochant la tête, il reprit:

—C'est pas tout ça… madame est là-haut, elle peut te voir… comment te faire entrer?…

Le vieux Rig lui dit…

—Ne prends pas de lumière… marche et je te suivrai dans l'ombre sans être vu ni entendu.

—Bon! fit le matelot, sans énergie, sans volonté, et rentrant sous le vestibule il éteignit la lampe, puis il monta pour prévenir son maître que celui qu'on appelait le sauvage venait d'arriver… Il montait l'escalier, tout soucieux, grognant entre ses dents, rongeant sa «praline;» en passant devant la porte de la chambre de Mme Davenne, il s'appliqua à ne pas faire de bruit, et il entra chez son maître; ayant fermé la porte sur lui, il disait à Pierre:

—Le sauvage est en bas, où faut-il le cacher?

—Mais non, me voilà!… fit le vieux Rig, en se dressant devant le matelot étourdi…

—Ah çà! par où es-tu entré ici, toi?… exclama-t-il.

—Derrière toi, sur tes pas.

En effet, le vieux Rig se glissant comme une couleuvre avait suivi le matelot, rampant presque dans ses jambes sans que celui-ci l'eût vu ni entendu; ce n'était plus le vieil empoisonneur que nous avons vu, tremblotant tout frileux dans sa houppelande usée… C'était le sauvage, le faux Indien de Messaya.

Pour s'introduire dans la maison de Pierre Davenne, il avait grimpé après la conduite d'eau, s'était hissé sur le mur, puis se pendant à une branche d'arbre il s'était laissé tomber dans le jardin, tout cela sans bruit; toujours invisible, perdu dans l'ombre du petit jardin, il cherchait le moyen de grimper vers les chambres lorsque le matelot était descendu. Pierre lui dit:

—C'est bien ça, Rig, tu es à l'heure et tu es prêt?

—Oui, maître!

—Bien, nous allons commencer… Avant il faut bien s'entendre.

—Et lui!… fit le vieux Rig en désignant Simon.

—Il sait tout… c'est ton aide…

Simon prit le bras de Rig, pendant que Pierre se déshabillait pour se remettre au lit; l'entraînant dans un coin de la chambre, il tira de sa poche un revolver, et le montrant au vieux sauvage, il lui dit, les dents serrées:

—Si ça ne marche pas comme c'est convenu, sur mon saint patron Simon l'apôtre, sur ma part de paradis… je te flanque ces six balles-là dans la tête.

Le vieux Rig se contenta de rire,—le matelot frissonna en disant:

—Le vieux coquin… c'est le diable!

VI

UNE MAUVAISE NUIT EST BIENTOT PASSÉE.

Pendant que le vieux Rig, ayant tiré sa trousse, préparait ses instruments, Pierre calme donnait à voix basse des instructions à son matelot, car celui-ci, le regard fixe, l'oreille tendue, cherchant vainement à dompter le tremblement fiévreux qui secouait ses membres, écoutait muet, essuyant toutes les dix secondes la sueur qui perlait sur son front.

Le vieux Rig, tout occupé aux préparatifs de son art mystérieux, n'écoutait pas… Cependant il releva la tête en entendant Pierre Davenne dire:

—Sur les cendres de ta vieille mère, Simon, tu le jures?…

Simon, pâle, essuya ses yeux mouillés de larmes, son front ruisselant de sueur, du revers de sa manche, et étendit le bras, puis respirant bruyamment comme s'il suffoquait, il dit d'une voix tremblante:

—Devant le bon Dieu qui m'écoute!… par-devant tous les saints du paradis… sur les os de la vieille mère Rivet qui dort là-bas dans le cimetière de la falaise… je le jure!

Il y eut un silence de quelques secondes; le matelot Simon, en relevant la tête, vit le vieux Rig qui, tendant l'oreille, faisait la grimace pour écouter… Il crut que le sauvage avait entendu, que la grimace était un sourire narquois. Pour se débarrasser de l'émotion qui l'étouffait, se secouant comme un chien mouillé, Simon courut vers son ancien collègue et, étendant le bras jusque sous son nez, il lui dit d'un ton qui ne pouvait laisser aucun doute sur l'exécution de la promesse:

—Tu as entendu, Rig… eh bien si cela arrive… je le jure sur mes os à moi, que je t'étranglerai.

Le vieux matelot eut un haussement d'épaules plein de mépris, et, calme, fouillant dans une petite boîte, il y prit délicatement une minuscule ampoule de verre, à pointe effilée comme une aiguille, pleine d'une substance blanche, et mira sa transparence à la lumière.

Simon restait coi; sa grosse colère se heurtait sur l'inerte; il laissa gauchement retomber son bras… et, embarrassé, il demanda, pour parler et sortir de sa situation niaise plutôt que pour se renseigner:

—Qu'est-ce que c'est que ça?… Des pilules?…

—Ça?… fit le vieux Rig avec un sourire singulier… Ça, mon cher
Simon, c'est la mort!

Cette fois encore, une sueur glacée perla au front du matelot; il l'essuya de sa manche en grognant:

—Oh! le vieux coquin!… Vieille vermine, va!…

Et il se dirigea vers la fenêtre entre-bâillée; l'air manquait à ses poumons; il suffoquait.

Accoudé sur la coudière, pour se consoler, il répétait sans cesse sa phrase favorite:

—Espère! espère!

—Rig avait prié Pierre de se découvrir les épaules; celui-ci obéit. Il lui fit alors lever le bras droit et, à la limite de l'aisselle, en arrière, il fit une légère incision, dans laquelle, en l'écrasant, il enfonça la petite perle de verre pleine de curarine. La petite plaie était absolument invisible. Le vieux sauvage aida le jeune homme à remettre sa chemise, et, l'ayant fait coucher, il lui dit:

—N'avez-vous rien à dire, maître? Avant dix minutes, vous ne pourrez plus parler…

—Appelle Simon…

Simon avait entendu; il accourut aussitôt. Pierre lui dit:

—Dès que j'aurai perdu connaissance… ou plutôt, dès que je serai immobilisé…

—Mourant, enfin, fit le vieux Rig.

—Ne dis pas ce mot-là, vieux coquin!… exclama Simon. Quand vous serez immobile?…

—Oui; tu courras à la chambre de Mme Davenne, appelant au secours…
Avant, tu vas cacher le vieux Rig…

—Me cacher, oui, mais près de vous; il faut que je puisse constamment vous observer… Une minute d'erreur, de retard serait la mort.

Un frisson courut dans les os et dans les moelles de Simon, qui dit, en prenant la main du sauvage et en la serrant à la faire éclater:

—Mais ne dis donc pas ce mot-là!…

Le vieux Rig était de fer; il se contenta de hausser les épaules et continua:

—Quand je le dirai, tu courras appeler madame pendant que je me cacherai; mais tu ne devras pas permettre qu'elle demeure près du maître…

—Bon!… toi, dit Simon en montrant une porte qui se trouvait à la tête du lit, tu rentreras là, c'est le cabinet de toilette; sous les vêtements, en cas d'alerte, tu peux te cacher… Au reste, je veillerai à ce qu'on n'y entre pas.

—Très bien.

Et le vieux sauvage se plaça près du lit, observant silencieusement son sujet… Simon, les yeux mouillés et mordillant ses lèvres, regardait et Rig et son maître, plein de terreur et de pitié.

L'ancien matelot de la Souveraine, ayant besoin d'une montre, avait été tranquillement prendre sur la cheminée, dans une coupe, celle que Pierre y avait mise en se déshabillant. C'était un superbe chronomètre de marine. Il le tenait d'une main, pendant que de l'autre il tâtait le pouls de Davenne; il observait sur l'aiguille des secondes l'affaiblissement des pulsations.

C'était un saisissant tableau que celui de la chambre de Pierre Davenne à cette heure de nuit, vaguement éclairée par la veilleuse qui pendait sous le lustre du plafond dans un globe d'albâtre. C'était la chambre d'un artiste, faite pour le rêve, sombre, meublée de vieux chêne, tendue de tapisseries épaisses, aux dessins étranges; les sculptures prenaient en cette nuit un aspect singulier, et Simon, frissonnant, croyait, dans le vacillement de la lueur de la veilleuse, voir les sujets des tapisseries prendre une forme humaine; il lui semblait qu'en se penchant sur le large lit à colonnes torses, le vieux sorcier le rétrécissait pour en faire un cercueil. Les lueurs faisaient scintiller diaboliquement à ses yeux les cuivres polis des candélabres et des chenets… Simon avait la mort dans l'âme, et, terrifié, il regardait le vieux Rig. Celui-ci observait, en l'étudiant silencieux, le maître, qui paraissait assoupi.

Après dix minutes, Rigobert demanda:

—Que ressentez-vous?

—Je suis fatigué, sans force; mon corps,—non, mon cerveau,—semble s'assoupir.

—Souffrez-vous?

—Non!…

Il y eut un silence. Cinq minutes après, Rig demanda:

—Et maintenant?

Pierre remua les lèvres… mais aucun son ne sortit, et son regard se fixa sur celui qui lui avait parlé… Effrayé, Simon se cramponna au lit pour ne pas tomber… Rig, calme au contraire, comptait sur le chronomètre et observait le maître…

—Va maintenant chercher madame, dit-il en lâchant le bras, qui retomba inerte près du corps inanimé…

Simon, épouvanté, terrifié, cria et se lamenta, et, du fond du coeur, l'inertie du corps de son maître était pour lui le prélude d'une mort voulue… Il courut vers le vestibule en gémissant.

—Madame! madame! au secours… au secours… Monsieur meurt…
Madame!… et il frappait à la porte de l'antichambre.

Effrayée, échevelée, à peine vêtue, Geneviève parut; en entendant le matelot, elle jeta un cri et se précipita dans la chambre de son mari.

A cet instant seulement, Simon pensa qu'il devait éloigner celui qu'il considérait comme un empoisonneur; il rentra bien vite pour expliquer sa présence, mais Rig n'était plus là…

Geneviève s'était précipitée sur son mari, elle lui avait pris la tête, et la tête était retombée sur l'oreiller; elle l'avait appelé, et son oeil vitreux ne lui avait pas donné un seul regard. Elle jeta un cri déchirant, et, folle, tombant à genoux, elle se tordit de douleur. Simon, penché sur son maître, n'en pouvait croire ses yeux et s'écriait:

—Mais il est mort!… il est mort! Ils m'ont trompé tous les deux, il l'a tué…

En entendant ces mots, Mme Davenne, éplorée, écartait ses cheveux pour regarder le matelot et demandait:

—Que dites-vous, Simon? Qui l'a tué?

Simon, perdant la tête, allait répondre…

—Je vais vous dire la vérité, il…

Le matelot jeta un cri terrible; le vieux Rig, se glissant comme une couleuvre, rampant dans l'ombre sur le tapis, lui mordait la jambe… Il se tut, non de la douleur, mais en se souvenant de ce qu'il avait juré à son maître…

Et quand Geneviève lui demanda encore:

—Répondez, Simon, que voulez-vous dire?

Il se dompta, d'un geste brusque, du revers de sa manche il essuya ses yeux et dit d'une voix sourde, qui tinta comme un glas aux oreilles de la jeune femme:

—Je dis qu'il est mort parce qu'on l'a trompé… Je dis que c'est votre faute qui l'a tué.

L'accusation écrasa la jeune femme; elle ne s'étonna pas que ce secret fût connu de Simon; elle saisit la main inerte de son mari et, à genoux, suppliante, la portant à ses lèvres, elle dit:

—Grâce, Pierre! grâce! grâce!…

Et elle restait une grande minute ainsi, sanglotant, couvrant de baisers la main qu'elle mouillait de ses larmes… Simon s'était reculé, et dans un coin de la chambre, les bras ballants, l'oeil fixe et sans regard, il cherchait vainement à mettre de l'ordre dans ses idées. Il devait se taire, et il voulait parler; malgré tout ce qu'on lui avait dit, il voyait son maître mort; il s'en voulait d'avoir été dupe, d'avoir juré, et par cela de s'être rendu l'inconscient complice de la mort de son maître, de celui qu'il aimait comme son enfant. Il pensait plein de regret, de douleur et de remords et ne voyait plus rien de ce qui se passait autour de lui.

Geneviève s'était relevée, et l'oeil hagard elle avait regardé son mari; se refusant à croire à cette mort si prompte, elle glissa son bras sous le col, et lui relevant la tête comme s'il devait l'entendre, elle priait:

—Pierre, Pierre, réponds-moi… Pierre, la mort ne prend pas les hommes jeunes et forts… Je suis une misérable, une indigne… pardon!… mais, réponds-moi… Non, ce n'est pas à cause de moi que tu es mort… que tu t'es tué. Oh! ce serait trop horrible… Dis, mon homme aimé… j'ai commis une faute, un crime, mais reviens, punis-moi… châtie-moi, c'est moi qui suis coupable… c'est moi qui dois être punie… Pierre… au nom de notre enfant… Ah! mais, ce n'est pas possible, son front est encore tiède… non! non… il n'est pas mort… Pierre… Pierre… entends-moi…

Et la jeune femme pressait la tête de son mari sur son sein, l'embrassant sans cesse, cherchant dans ses baisers à lui redonner une part de sa vie… et la tête, lourde de peser sur son bras, retomba sans regard, inerte sur l'oreiller.

Il sembla à la malheureuse que le mort se retirait de ses bras, cherchant à éviter la souillure de ses baisers; elle eut peur, se recula en jetant un cri, et, ne sachant ce qu'elle disait, elle gémit:

—Oui, je sais une misérable, une indigne… pas de pardon… je suis maudite!

Et vainement elle chercha à se dresser, les forces lui manquèrent; elle se sentit défaillir et, n'osant s'accrocher au lit mortuaire, elle tomba raide sur le tapis.

Simon se précipita vers elle… La bonne s'était levée au bruit, elle aida à transporter la jeune femme dans sa chambre.

Dès qu'ils furent sortis, le vieux Rig parut; il se précipita vers le lit, découvrit le corps et lui pressa la poitrine par des mouvements réguliers.

Simon rentra, menaçant. Il venait de prendre un parti héroïque, son maître était mort, bien mort, il n'avait plus qu'une idée, étrangler le vieux Rig.

Quand en entrant il vit le sauvage sur le lit de son maître, il recula, puis avança un peu; il resta étourdi. Rig lui dit:

—Ferme bien la porte; que nous soyons seuls maintenant jusqu'au jour…

Les idées à l'envers, bouleversé, mais obéissant, le matelot alla pousser le verrou de la chambre en maugréant.

—C'est le diable, assurément… J'en suis déjà à moitié fou…

Mais cependant Simon était moins inquiet, car il remplaça sa «praline.»

VII

AMOUR ET REMORDS.

Dans la pièce voisine, une scène navrante se passait. Geneviève, par les soins d'Annette, avait bientôt repris ses sens; un instant elle était restée inconsciente, regardant autour d'elle, étonnée de se trouver à peine vêtue sur un canapé, de voir près d'elle sa servante bouleversée, de voir surtout à genoux sur le lit, appuyée sur ses deux mains mignonnes, sa fille.

L'adorable bébé, Mlle Jeanne, l'oeil brillant d'une fièvre inquiète, les lèvres épaissies par la moue, le front presque ridé de retenir ses larmes,—car, lorsqu'elle s'était éveillée, on lui avait défendu de pleurer pour ne pas faire du mal à «sa petite mère». On lui avait recommandé de ne pas faire du bruit, et la pauvre petite, effrayée, ne pleurait pas; mais ses joues roses étaient mouillées, mais ses lèvres tremblaient. En voyant sa mère relever la tête, en voyant son regard se promener autour de la chambre, en sentant enfin la vie renaître devant elle, le visage de la petite Jeanne se transforma dans l'auréole de ses cheveux blonds; un sourire timide s'étendit sur ses traits, comme un rayon de soleil qui vient sécher la pluie: ses regards lancèrent sur sa mère toute leur flamme, ses lèvres appelèrent le baiser…

En voyant son enfant se transformer ainsi sous son regard, Geneviève se précipita vers elle, la prit dans ses bras et but sur ses lèvres la suprême et éternelle consolation de l'amour maternel. Les caresses de l'enfant lui firent oublier quelques minutes l'horrible malheur qui venait de couvrir la maison de deuil.

Mais il était nuit, et l'enfant, arrachée au sommeil par la peur, en retrouvant le calme, en retrouvant près d'elle l'ange gardien des petits enfants: la mère! l'enfant dit:

—Petite mère chérie, tu vas dormir près de ta Jeanne… tu vas dormir aussi… petit père te gronderait demain… et il est bon, petit père, il ne faut pas lui faire de mal ou Jeanne ne t'aimera plus.

L'enfant avait dit ces mots avec un accent indéfinissable, ce zézayement qui semble être une langue écrite avec des baisers; la jolie petite Jeanne avait balbutié ces derniers mots, car le sommeil revenait avec le calme, et elle s'était endormie en voyant sa mère près d'elle.

Ce langage si doux à l'oreille des mères qu'il semble un chant divin, qu'il chasse au moins un instant, aux heures les plus terribles de la vie, les plus grands tourments, cette langue sainte et sacrée, patois pour l'indifférent, langage sublime, révélation de l'avenir pour la mère… terrifia Geneviève, et alors qu'elle avait à peine repris ses sens, elle fut prête une seconde fois à défaillir; un froid glacial courut dans son sang, un voile passa sur ses yeux, lorsque l'âme de son âme, sa Jeanne, lui dit en s'endormant:

«Si tu fais du mal à petit père, Jeanne ne t'aimera plus!»

Cette phrase, dite à cette heure par l'enfant s'endormant, acquérait une importance énorme; il lui parut que c'était plus qu'une menace: une condamnation!

Elle resta inerte, l'oeil fixe, regardant son enfant endormi sur son bras, n'osant le retirer, de peur d'éveiller Jeanne et de l'entendre répéter la même phrase en dormant, car son état était tel qu'elle eût cru que c'était l'âme de son mari outragé qui venait, dans le rêve de son enfant, châtier sa faute.

Ce fut Annette qui vint la prendre par le bras et qui la ramena, en la soutenant, vers le canapé; mais le regard de la malheureuse restait fixé sur son enfant.

Jeanne endormie disait en rêvant:

—Pardonne, petit père!

Et soudain, terrifiée, épouvantée, la tête basse, les mains crispées, presque folle, la malheureuse Geneviève dit tout bas:

—Oh! Seigneur! est-ce que vous m'obligerez toute la vie à rougir et à trembler quand Jeanne me parlera de son père?» Et voyant alors le vide que la mort et que la honte allaient faire autour d'elle, laissant tomber sa tête dans ses mains, elle sanglota en gémissant:

—Mon Dieu! mon Dieu! mon Pierre! grâce!…

Nous ne voulons pas analyser les causes, nous ne voulons que raconter les faits; que le lecteur s'explique l'étrangeté de la nature de Geneviève: à cette heure, la veuve était épouvantée; jamais elle n'avait pensé aux résultats d'une faute; inconsciente, elle avait compté sur le secret, puis sur l'oubli, elle n'avait jamais eu l'idée que la mort viendrait en châtiment. Si elle avait pensé à la possibilité de la découverte, elle avait escompté la bonté de son mari, en croyant que la famille obligerait au pardon, que la crainte du scandale forcerait à la discrétion. Jamais elle n'avait pensé que celui qu'elle s'apprêtait à tromper, à vaincre, ne résisterait pas; que là où elle appréhendait la lutte, elle trouverait le vide, la mort… L'inertie l'accablait.

Tant que Pierre avait été autour d'elle, confiant dans son affection, honnête, buvant à la coupe toujours pleine d'un amour sacré, sans désir, parce que leurs yeux et leurs mains se rencontraient chaque jour… il lui avait semblé que son ménage était l'habitude et qu'il devait toujours durer ainsi. Dans ce gris bleu des horizons calmes, elle n'avait jamais ressenti pour son mari d'autre désir que de l'avoir près d'elle; il était le pendant nécessaire au tableau qu'ils formaient en se plaçant chacun d'un côté de leur enfant…

C'était surtout en l'admirant, en le respectant et en l'estimant qu'elle l'avait accepté pour époux; elle était si jeune, si seule, qu'elle cherchait bien plus un compagnon qu'un mari. Pierre était venu et elle avait pris Pierre. Depuis il ne lui avait pas paru que le sentiment qu'elle avait pour lui se fût modifié ou augmenté… elle avait trompé son mari, et c'était pour elle la moitié de l'excuse, que, dans la faute, elle avait été moins coupable que victime… (ce que nous saurons plus tard). Mais à cette heure, veuve devant son enfant, elle sentait que ce qui était sa vie allait disparaître; elle aimait son mari, elle l'aimait d'un amour véritable, ainsi que toutes les natures légères, qui ont besoin de voir mourir leurs proches pour sentir combien ils avaient de place dans leur vie: elle était effrayée du vide.

Pierre aimait saintement. Jamais on ne désirait chez lui, et sa prévenance avait amené sinon l'ingratitude, au moins l'indifférence; on avait l'habitude de ne manquer de rien, et le superflu, l'inutile étaient devenus le nécessaire…

Quand la jeune femme pensa que Pierre allait disparaître à jamais, qu'elle allait se trouver libre pour celui qui l'avait perdue, elle se leva tout à coup, et le rouge au front, elle s'écria:

—Ah! non! non! c'est impossible…

Et la servante stupéfaite la vit se précipiter sur le lit, s'agenouiller devant l'enfant endormie et l'entendit dire d'une voix étrange:

—Ma Jeanne, c'est pour toi… c'est par toi que je serai forte!…

Et les sanglots hoquetèrent dans sa gorge; et, malgré les plaintes et les conseils d'Annette, elle refusa de quitter le lit de son enfant. Pressant sur ses lèvres ses petites mains, elle semblait sucer sur cette chair sainte le baume sacré qui lui rendrait la force dont elle avait manqué pour être chaste épouse, et qu'elle voulait retrouver pour être une digne mère.

Après avoir obligé sa maîtresse à revêtir une robe de chambre, lasse de l'insuccès de ses conseils, Annette laissa la veuve et prit sur elle d'aller prévenir le seul être qu'elle avait vu dans la maison et qu'on considérait presque comme s'il faisait partie de la famille, l'ancien compagnon, le frère d'armes de Pierre Davenne, Fernand Séglin, enfin!…

L'aube jetait ses lueurs par les interstices des rideaux, que Geneviève, tout entière à la douleur et aux remords, était encore agenouillée près de sa fille; se refusant à croire à la catastrophe, cherchant à se consoler en regardant endormie, souriante, la belle petite Jeanne… Dieu seul à cette heure eût pu dire de quelle honte elle se sentait couverte en songeant au passé, quel mépris haineux elle avait pour celui qui l'avait obligée à rougir d'elle-même…

Ayant épuisé toutes ses larmes, brisée de fatigue, écrasée par le souvenir, et comprenant seulement par le châtiment l'étendue de sa faute, la malheureuse était sans force et comme endolorie.

Tout à coup, il lui sembla entendre marcher dans la chambre; elle se retourna et, à la lueur du jour naissant, reconnaissant celui qui venait d'entrer si librement chez elle, elle se releva aussitôt.

On eût pu croire qu'un choc électrique l'avait dressée, tant le mouvement fut rapide; debout dans sa longue robe de chambre jaune et blanche, d'un geste fébrile, elle écarta les grands cheveux bruns en désordre qui couvraient son visage, et étendant le bras vers la porte, elle dit d'une voix sèche:

—Tu oses venir ici… à cette heure… va-t'en, malheureux, va-t'en!…

Fernand,—c'était lui,—d'abord stupéfait, regarda autour d'eux, puis il s'avança vers Geneviève; mais celle-ci, reculant avec effroi, s'écria:

—Va-t'en! va-t'en! ou j'appelle au secours!…

Fernand Séglin devint blême, il courut aussitôt vers la jeune femme, et, la saisissant dans ses bras robustes, il appuya sa main sur sa bouche pour la faire taire en disant d'une voix sourde:

—Mais tais-toi donc, malheureuse! Es-tu devenue folle?… Veux-tu donc que tout le monde ici sache la vérité?… Est-ce à l'heure où sa mort nous rend maîtres de l'avenir, où nous pouvons enfin justifier le passé que tu vas jeter le déshonneur dans la maison?…

Geneviève avait repoussé la main qui l'étouffait et, en entendant la cynique pensée de Fernand, elle le regarda les sourcils froncés et, comme si sa raison se refusait à comprendre, elle demanda, en appuyant sur chaque syllabe:

—Mais qu'espères-tu donc?

—Veuve respectée de Pierre Davenne, avant un an tu seras la femme légitime de Fernand Séglin.

—Ah!… exclama Geneviève.

Rien ne peut rendre l'expression de mépris, de dégoût, de répulsion, contenue dans cette seule exclamation; et de ce même accent, la jeune femme montrant sa fille endormie ajouta:

—Et c'est devant cet ange que tu oses parler ainsi!…

Le ton et le geste de Mme Davenne avaient fait sur le jeune homme l'effet d'un coup de cravache; le rouge lui monta au visage, ses dents grincèrent, ses yeux eurent un regard de fauve; il saisit la jeune femme par le bras. Elle voulut crier. Il appliqua sa main sur sa bouche; elle se débattait, il la traîna, la pressant au risque de l'étouffer; d'un coup de genou, il ouvrit la porte d'un petit boudoir et y traîna la malheureuse. Là, il la jeta sur un canapé où elle tomba, inerte, étouffant, suffoquant, cherchant à recouvrer sa respiration.

La voyant dans l'impossibilité momentanée de bouger, Fernand alla fermer la porte de la chambre; s'étant assuré que l'enfant n'avait pas été éveillée, il rentra dans le boudoir dont il ferma la porte derrière lui.

Geneviève, remise de la secousse, mais tremblante de peur, était accroupie dans un coin du canapé, la tête dans ses mains, pleurant de douleur, de honte et de rage. Fernand, les sourcils froncés, s'avança vers elle, et croisant les bras, il dit:

—Nous sommes seuls ici, Geneviève… tu vas m'écouter… tu vas me répondre…

La jeune femme se laissa glisser sur les genoux, et les mains jointes, elle s'écria en levant les yeux au ciel:

—Seigneur!… ayez pitié de moi… le châtiment est terrible…

Fernand eut un mouvement de colère en disant:

—Il est trop tard pour prier… il est l'heure d'agir.

Geneviève releva la tête… elle ne comprenait pas ce que son complice voulait dire. Celui-ci prit un siège, et avant de s'asseoir, il releva la jeune femme, la conduisit vers le canapé et lui dit:

—Écoute-moi.

Geneviève, sans force, sans volonté, terrifiée par les menaçantes façons de Fernand, le regardait hébétée, se refusant à croire que c'était là l'homme pour lequel elle avait été criminelle.

La chambre dans laquelle se trouvaient Geneviève et Fernand était plutôt un petit salon qu'un boudoir. Les portes étaient garnies de lourdes tentures de soie jaune, les murs étaient tapissés de la même étoffe, encadrés d'épaisses baguettes d'ébène. Sur la cheminée noire était une glace de Venise à large cadre sculpté. Tous les bibelots d'art, familiers aux femmes de goût, emplissaient les vitrines et encombraient les étagères. Une porte communiquait à une pièce semblable qui servait de fumoir à Pierre Davenne, et qui avait une entrée sur sa chambre. Cette porte se trouvait placée juste en face de la glace.—Nous l'avons dit, de lourds rideaux de soie jaune la masquaient.

A cette heure, les lueurs blafardes du matin jetaient dans le petit boudoir un jour gris, auquel l'oeil avait besoin d'être habitué pour voir.

Assis en face de Geneviève, Fernand commença:

—Geneviève, ici, personne ne peut nous entendre, parlons franchement.
D'abord, m'aimes-tu?

La jeune femme baissa la tête et ne répondit pas.

—Il faut répondre… Tu m'as aimé, au moins?…

Il y eut encore un silence.

—Mais enfin, hier, chez moi, tu mentais donc, lorsque tu me disais: «Quel malheur que la fatalité sépare ainsi ceux qui étaient faits pour vivre ensemble… Ah! si le ciel était juste…»

—Ne dis pas cela… Ne dis pas cela! exclama aussitôt la jeune femme en fondant en larmes… C'est ce blasphème que j'expie aujourd'hui…

Puis, pleine de fièvre, continuant:

—Non, non, je ne t'ai pas aimé… C'est lui que j'aimais… C'est sa confiance, c'est ma coquetterie qui m'ont perdue… Et toi, tu as abusé de tout à mesure que tu as vu que mon mari ne s'occupait pas de moi; tu t'es appliqué, par tes façons, par ton langage, à forcer mon imagination à te comparer sans cesse à lui… Tu guettais les petites querelles du foyer… J'ai été indigne… Je n'ai pas à revenir sur ce qui a été… J'expie aujourd'hui la faute!… Parle!… Que viens-tu me proposer?…

Fernand se leva et marcha quelques minutes dans la chambre, comme s'il voulait donner à ses paroles le poids d'une chose raisonnée…, puis il vint s'asseoir sur le canapé, près de Geneviève qui, l'observant avec attention, ne recula pas.

—Geneviève, dit-il avec calme, je t'obéirai. Ne revenons pas sur le passé!… Une faute a été commise; tu m'en accuses; soit! C'est moi qui t'ai dérangée de tes devoirs!… J'ai ainsi outragé mon ami, je suis un misérable… Soit!… Mais je t'aimais, moi… Je t'aime, moi!… Oui, je t'aime!…

Et il regarda fixement la jeune femme dont les yeux se baissèrent. Il y avait dans le regard de Fernand une puissance contre laquelle, vainement, on aurait voulu lutter. Après une grande minute de silence, il reprit:

—Ne parlons pas du passé!… Parlons du présent. J'avais, dans nos coupables relations, une terreur, c'était que Pierre ne vînt à les connaître; c'était que celui auquel, je le reconnais, je dois tout, ne fût obligé de me mépriser… Un malheur, aujourd'hui, efface tout cela.

Geneviève releva la tête et dit d'un ton glacial:

—Tu te trompes, Fernand…

—Hein? interrogea aussitôt celui-ci.

D'un ton calme, monotone, comme celui du greffier lisant un jugement, elle dit:

—Lorsque j'ai demandé à Simon, à l'heure où il m'a appelée, la cause de la mort de mon mari, Simon m'a répondu: «Il meurt parce qu'on l'a trompé; c'est votre faute qui l'a tué.»

—C'est impossible! exclama Fernand.

Et il passa la main sur son front, en répétant:

—C'est impossible; puis il reprit:

—Non, non! tu as mal compris… Simon adore son maître; il s'exprime mal, il a voulu dire que ce sont tes soins qui lui ont manqué… mais personne, personne ne sait…

—Je voudrais le croire, dit Geneviève malgré elle, ce serait un remords de moins.

Fernand lui prit les mains, elle le laissa faire; il continua:

—Geneviève, nous avons été coupables. Dieu et nous seuls le savons, il faut racheter dans l'avenir la faute commise; Geneviève, il faut avoir du sang-froid… de la raison…

Comme elle ne répondait pas, un mauvais sourire s'étendit sur les lèvres de Fernand, qui reprit en l'observant:

—Tu as un enfant à élever… Tu lui dois la fortune de ton mari… Tu lui dois un nom respecté… Il ne faut pas qu'il se trouve au monde un homme qui puisse dire de Mme veuve Davenne: «Cette femme a été ma maîtresse!…»

—Un seul homme peut dire cela!…

—C'est trop…

Geneviève le regarda épouvantée, et, arrachant ses mains de celles du jeune homme, elle en couvrit son visage et pleura en disant:

—Ainsi, si je ne t'obéis pas, tu serais capable de cette infamie?…

—Geneviève, reprit sardoniquement Fernand, le malheur des uns fait le bonheur des autres… Écoute-moi, crois-moi, obéis-moi et tu seras heureuse…

Étouffant, suffoquant, la jeune femme se recula en s'écriant:

—Mon Dieu! que ne le faites-vous revivre une minute pour l'entendre!

Fernand haussait les épaules, lorsque tout à coup, s'étant tourné vers la glace de Venise, il jeta un cri terrible. Geneviève, étonnée, le regardait sans s'expliquer la cause de l'effroi qui se peignait sur son visage.

Dans l'encadrement de la glace de Venise, Fernand venait de voir le spectre de son ami, de celui qu'il avait si indignement trompé; il avait vu son visage, sur lequel la mort étendait sa pâleur mate; il avait sursauté sous l'ardent éclat de son regard… Il avait jeté et fermé les yeux une seconde, et quand, se domptant, il avait regardé, la vision était disparue; alors, ne voulant pas croire à une cause fantastique, il courut vers la porte qui se trouvait en face de la glace, il releva les lourdes portières, la porte était fermée; il essaya de l'ouvrir, un verrou la fermait en dehors.

—Quelle folie! dit-il, cherchant à vaincre le malaise que lui avait donné cette hallucination. Éveillé au milieu de la nuit… et plein de cette idée, c'est mon imagination…, c'est la fièvre qui me dévore… Je deviens fou d'avoir ces peurs d'enfant.

Geneviève, en voyant sur le visage de Fernand les impressions diverses par lesquelles il passait, lui demanda:

—Qu'as-tu donc?

—Rien, fit vivement le jeune homme… Rien!…

Puis, après quelques minutes de silence, il reprit:

—Allons, Geneviève…, nous parlerons plus tard de ce que l'avenir nous réserve; à cette heure, il faut s'occuper absolument de lui… Je ferai les démarches… Je connais ses affaires comme les miennes… Tu n'as donc à t'occuper de rien… Pleure et prie près de ton enfant…

Geneviève ne répondit pas… Fernand se leva et sortit.

Quand il fut hors de la chambre, la jeune femme hocha la tête et dit:

—Oh! le misérable!… Malheureuse que je suis… Et elle fondit en larmes.

Lorsque Fernand fut dans l'antichambre, il se trouva en face de Simon adossé sur la porte de la chambre de son maître.

Fernand se souvint alors de ce que lui avait dit Geneviève, et, voyant le matelot comme en faction, il fronça le sourcil et lui demanda sévèrement:

—Que fais-tu là?

—Je vous attendais, monsieur Fernand.

—Ah! tu m'attendais, et pourquoi?

—Si vous voulez descendre au jardin… je vais vous le dire…; car, ajouta-t-il à mi-voix, je ne voudrais pas que madame entendît… la pauvre femme…

—Qu'est-ce donc?

—Oh!… c'est des recommandations que mon pauvre cher maître m'a chargé de vous transmettre.

—Bien… Que je voie ce pauvre ami d'abord…

—Vous remonterez tout de suite… fit Simon… cherchant à entraîner Fernand, il faut que je parte et je voudrais vous parler avant de sortir…

—Voyons, fit indifféremment Fernand se disposant à descendre; mais, au même instant, Simon appuya la tête sur la porte comme s'il écoutait… Trois petits coups secs venaient d'être frappés, perceptibles pour Simon seul, et le matelot, changeant aussitôt d'allure, dit:

—Au fait… je peux aussi bien vous dire ça dans la chambre…, car il ne faut pas le laisser seul…

—Comment, personne ne le veille? fit Fernand. Y penses-tu, Simon? Entrons alors; et, suivant le matelot, il entra dans la chambre mortuaire.

En voyant sur le lit, étrangement éclairé par la lumière du cierge, le cadavre de son ami, Fernand se précipita et tomba à genoux; saisissant la main froide du mort dans ses mains fiévreuses, éclatant en sanglots, il s'écria avec un hurlement de douleur:

—Pierre! Pierre, mon vieil ami, est-ce possible?

Et ses larmes coulaient sur la main glacée…

C'était un imposant tableau que celui devant lequel le matelot Simon, les dents serrées, le front plissé, restait comme anéanti.

Le jour naissant jetait à travers les vitraux de la fenêtre des lueurs fantastiques, qui luttaient avec la lumière rouge du cierge, le corps raide étendu sur le lit et couvert d'ombre par les rideaux soulevés, sur un fauteuil un grand vase de bronze rempli d'eau bénite dans laquelle trempait une branche de buis jauni…

Fernand faisant un effort se leva, et, baisant son ami au front, il dit:

—Pierre, mon frère, mon ami, je veillerai sur les tiens…

Simon, les mains crispées, le regardait; un instant sa rage fut telle qu'il allait s'élancer pour essuyer sur le front de son maître la trace des lèvres de Fernand… Celui-ci se relevait à ce moment; il dit:

—Que veux-tu, Simon?…

Le matelot se dompta en se souvenant du serment fait à son maître… et, enfonçant ses ongles dans sa chair, faisant une grimace pour paraître sourire, il répondit:

—Je descends, vous allez le veiller un peu… je vais remonter bientôt…

—Va, mon pauvre ami… je veillerai.

Simon qui étouffait sortit; mais la porte fermée son coeur se souleva, et crachant, il dit:

—Judas! va.

VIII

UN AMI LOYAL.

Le matelot, en sortant de la chambre, apprit par Annette que Mme Davenne s'était enfermée chez elle avec sa fille, après avoir recommandé de ne laisser entrer personne.

—Mais, demanda Simon, si M. Fernand veut lui parler?

—Elle m'a surtout recommandé de lui refuser la porte, répondit la servante.

—Ah! fit l'ex-matelot avec un clignement d'yeux.

Il descendit dans le jardin et, comme les événements qui s'étaient précipités en cette seule nuit avaient mis la fièvre dans son sang et la migraine sous son front, il se promena lentement, humant l'air humide du matin. Simon était agité, une idée constante le préoccupait et le terrifiait: la volonté du maître!

Et devant le corps froid qui était étendu raidi dans la chambre, il sentait courir dans ses veines, dans ses os, de mortels frissons. Il vivait dans un mystérieux complot, dont la non-réussite l'épouvantait. Parfois, mordant «sa praline,» il souriait, puis tout à coup de sinistres pressentiments traversant son cerveau, son front se plissait, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, son poing menaçant frappait dans le vide et il disait d'une voix sourde:

—Oh! je t'étranglerais sur son corps…

Puis Simon se secouait, comme s'il voulait se dégager de ses tristes pensées, il passait sa main sur son front brûlant et, pour se rassurer lui-même, il répétait:

—Espère! espère!

Après une grande heure de cette promenade, il remonta dans la chambre; entrant sans frapper, il surprit Fernand qui, à sa vue, s'éloigna vivement d'un petit meuble.

D'un coup d'oeil, Simon jugea ce qui s'était passé; Fernand, seul, avait cherché à se renseigner sur la situation de son ami. Mais il s'était heurté à l'impossible; le matelot, sur l'ordre de Pierre, avait fermé tous les meubles et en avait gardé les clefs. La lettre placée sur le chiffonnier avait été tournée et retournée en tous sens; sur les trois cachets, il y en avait un de brisé… Fernand avait eu un instant l'idée d'ouvrir la lettre. En voyant le serviteur de son ami, surmontant son embarras, il lui demanda:

—Simon, qu'est-ce cela? Et il montrait la lettre.

—Je l'ignore, monsieur Fernand; mon lieutenant m'a donné cette lettre quand il s'est senti tout à fait mal, et lorsque je lui demandai si je devais la remettre à madame, il m'a dit: «Non! mets-la sur le chiffonnier, lorsque tout sera fini, quand vous reviendrez du cimetière, dans cette chambre même, madame brisera le cachet, ce sont mes dernières volontés.»

—Ah! tu devrais alors serrer cette lettre… il est imprudent de la laisser là…

C'était bien la pensée de Simon, relativement surtout à celui qui lui parlait; mais il dit:

—Oh! il n'y a pas de danger… personne ne devait entrer ici… C'était la volonté formelle de mon lieutenant; comme vous êtes plus qu'un ami, plus qu'un frère, pour vous j'ai pu manquer à l'ordre… mais personne autre n'y entrera…

Il y eut un long silence au bout duquel Fernand dit à Simon:

—Nous allons nous rendre ensemble à la mairie pour déclarer le décès.

—Je suis à vos ordres.

—Mais, fit Fernand avec embarras, il faut que nous causions avant.

Simon, inquiet, clignait de l'oeil et pinçait les lèvres en tendant l'oreille.

—Simon, continua le jeune homme, tu vois quelle douleur… cette mort incroyable, foudroyante, a jetée dans la maison; après lui, il y a là la malheureuse Geneviève, que ce coup a presque rendue folle; l'état dans lequel elle se trouve est effrayant, le moindre incident survenant peut amener une catastrophe nouvelle… J'ai peur qu'elle ne veuille absolument revoir celui qu'elle aimait tant et que cette scène déchirante ne fasse se déclarer en elle une maladie mortelle…

Toujours la tête penchée, l'oreille tendue, l'oeil demi-clos et clignant, le matelot de Pierre écoutait, cherchant avec inquiétude où l'ami de son maître voulait en venir.

—Il faut empêcher cela!

—Mais, comment? fit le matelot. Je ne peux pas refuser à madame d'entrer pour dire adieu à son mari.

—Ce n'est pas cela, Simon… il faut avoir de la force, de la raison, éteindre toute sentimentalité… il faut enfin hâter les funérailles et faire enlever au plus tôt ce pauvre Pierre, empêcher que la vue de ce lugubre tableau n'amène enfin la catastrophe que je redoute.

—Ah! je comprends, fit Simon, paraissant presque heureux de ce qu'on lui disait. Vous avez raison, c'est une bonne idée, ça… c'est d'un bon coeur… Mais comment faire?

—C'est simple comme tout… Nous allons à la mairie.

—Bien!

—Nous déclarons le décès, nous l'avançons de sept heures.

—Bien! et alors!

—Alors… nous pouvons ce soir même faire les funérailles…

—Mais vous avez raison… Quand on est mort, on est bien mort! dit Simon qui paraissait absolument ravi de l'idée de Fernand; ainsi nous en terminons vite, nous sommes des hommes… Un malheur est arrivé, il faut au plus tôt en finir… comme à bord… Je suis à vos ordres, monsieur Fernand.

Et, tout bas, le matelot pensait:

—Ah! coquin, tu as hâte d'être seul ici, d'ouvrir le testament, d'être avec elle, chez elle, c'est-à-dire chez toi… Coquin, va… Espère! espère!

—Eh bien! partons tout de suite, tu reviendras aussitôt, seul, pendant que je m'occuperai des préparatifs… Tu vas mettre quelqu'un près de lui…

—Non! non! c'est sa volonté! Sortez, je ferme la porte à clef… Nous ne serons pas longs.

Fernand approuva et sortit… Simon, sous prétexte de jeter un coup d'oeil au corps, alla frapper trois coups secs sur le panneau derrière lequel était caché le vieux Rig, puis il sortit, ferma soigneusement la porte et accompagna Fernand. Ainsi qu'ils l'avaient arrêté, ils déclarèrent le décès en l'avançant, et l'inhumation fut décidée pour le même soir, à cinq heures.

Tout se passa selon les prévisions de Fernand; Geneviève ne quitta pas sa chambre, elle avait peur de rencontrer Fernand, et les remords qui la poursuivaient avaient anéanti son courage, elle n'osait entrer dans la chambre de son mari; quand on vint lui dire que les funérailles auraient lieu à cinq heures, elle éclata en sanglots et dit:

—J'irai!

On chercha à la dissuader. Mais Simon s'interposa en disant vivement:

—C'est un devoir sacré, et ça serait indigne d'empêcher madame de le remplir. M. Fernand s'occupera de madame…

Fernand leva les yeux et son regard flamboyant chercha à rencontrer celui de Simon; il voulait y lire l'intention mise dans la phrase; mais le matelot, calme, essuyait ses yeux avec son mouchoir de cotonnade.

Le médecin de service était venu le matin constater le décès; il se contenta de soulever les paupières pour regarder l'oeil vitreux sans regard. Il avait lu l'ordonnance du médecin venu la veille et avait conclu que le malade était mort d'une hypertrophie du coeur…

Alors Simon s'était enfermé dans la chambre avec son maître, refusant de prendre aucune nourriture. Lorsque les employés des pompes funèbres s'étaient présentés, il avait fait porter le cercueil dans la chambre et avait demandé qu'on le laissât seul ensevelir son maître. On l'avait écouté. Puis il avait rappelé les croque-morts et leur avait fait placer et visser le couvercle. Le corps fut exposé. Alors il alla prévenir Geneviève que l'heure de la triste cérémonie était venue.

Celle-ci, toute vêtue de deuil, embrassa sa fille, et muette, étouffant sous la douloureuse émotion, elle suivit le matelot et descendit au salon, où Fernand racontait aux quelques amis qui attendaient pour conduire Pierre Davenne à sa dernière demeure l'étrangeté et la rapidité de cette mort presque foudroyante.

Lorsque le convoi se mit en marche, Geneviève monta dans une voiture, seule; derrière le corps marchait Fernand. Derrière les assistants marchaient, se donnant le bras, le matelot Simon et son ancien collègue Rigobert, vêtu pour la circonstance d'un large pardessus qu'il avait décroché sans façon dans la garde-robe de Pierre, prétextant qu'il ne pouvait retourner chez lui.

Pendant tout le temps que dura la funèbre cérémonie, le vieux Rig regardait la montre qu'il avait par mégarde prise sur la cheminée, et il maugréait tout bas:

—Ils n'en finiront donc pas avec leur lenteur!

—Nous avons le temps? demandait Simon.

—Nous avons le temps, oui… mais il ne faut guère en perdre… ou…

—Ou? interrogea Simon.

—Ou je ne réponds de rien.

—-Ne dis pas ça, vieux coquin! râlait Simon en lui serrant le bras à le faire éclater, ne dis pas ça…

Et le fidèle matelot devenait livide. Au contraire, Rig grimaçait un sourire. La cérémonie religieuse fut courte; cependant on arriva au cimetière à l'heure où le jour commençait à baisser. La famille Davenne avait un caveau grand comme une chapelle, le corps y fut placé.

Alors une scène déchirante se passa. Geneviève était descendue de voiture à la porte du cimetière; lorsque les employés enlevèrent le cercueil pour le porter dans le caveau, la malheureuse femme se précipita, et l'embrassant en tombant à genoux, laissant éclater ses sanglots, elle s'écria:

—Grâce! mon Pierre, grâce!… Non! non! ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi qui suis cause de ta mort!… Pierre, pardon!… Toute ma vie, je le jure, je l'emploierai à racheter la faute! Pierre, grâce!… Pierre!…

On juge de la stupéfaction des assistants. Fernand, livide, mordait ses lèvres, se contraignait pour ne point se précipiter sur elle et éteindre dans sa gorge les aveux que le remords lui dictait. Se domptant et maître de lui, il dit à l'un des assistants:

—La pauvre sainte femme, ce malheur la rend folle. Aidez-moi, nous allons l'arracher à ce triste spectacle et la reconduire à sa voiture.

Cela sembla si naturel, si vrai, que deux ou trois hommes aidèrent Fernand. On enleva presque la malheureuse et on la porta jusqu'à sa voiture, malgré ses cris:

—Laissez-moi… laissez-moi… Mon Pierre, adieu… Adieu, pardon, grâce…

Et elle perdit connaissance.

Le corps était dans le caveau, les assistants, douloureusement émus, se retiraient après avoir pressé la main de Fernand, qui représentait la famille, et après lui avoir dit quelques paroles de consolation, tant il semblait désolé. Les gens partaient en pensant:

«Pauvre jeune homme, c'est presque son frère qu'il perd… C'étaient deux braves et loyaux amis… pauvre garçon… pauvre femme!»

Quand tout le monde se fut éloigné, Fernand pensa au retour, il chercha le matelot. Comme il désirait être seul avec Geneviève dans la voiture, afin que personne n'assistât à la scène qui allait suivre la crise, il voulait dire au matelot de prendre un autre fiacre, et qu'il le retrouverait rue Payenne; il l'aperçut, alla vers lui et dit:

—Simon, prends une voiture et rejoins-nous… Je vais reconduire madame
Davenne.

Simon le regarda, et, lui tendant la main, il dit:

—Adieu, monsieur Fernand… Je ne vais plus rue Payenne.

—Que dis-tu? fit Fernand étonné.

—Monsieur Fernand, là-bas, j'aimais mon maître… c'est pour lui que j'y restais. Mon maître est mort… Adieu… Je ne veux plus revoir cette maison-là… La maison maudite…

—Mais tu n'es pas raisonnable… La douleur t'égare…

—Adieu, je vous dis… Demain je serai à Brest et dans trois jours en mer… Qui sait, nous nous reverrons peut-être un jour… Adieu…

Fernand allait insister, mais le matelot était déjà loin. Il réfléchit une longue minute, puis, ayant passé son mouchoir sur sa figure et, chose singulière, ayant enlevé par ce mouvement et les larmes et l'air désolé répandu sur son visage, il sourit et dit entre ses dents:

—Au reste, cela vaut mieux! À nouveau maître, il faut nouveau valet.

Et il monta dans la voiture, s'assit près de Geneviève, qui, ayant repris connaissance, se tenait dans un coin, presque accroupie, les mains jointes entre ses genoux, les yeux secs, le regard fixe, anéantie par ses remords et par sa douleur.

Et la voiture se mit en marche; alors, de sa voix la plus douce, Fernand dit à la veuve:

—Geneviève, mon enfant, c'est fini…, il faut oublier…, il faut avoir de la raison… Écoute-moi, ma bonne amie, et causons.

IX

UNE PETITE PROMENADE GAIE LA NUIT.

Avec la nuit, la pluie était tombée; la pluie chaude des jours d'été, tombant dru et transformant en torrent les ruisseaux en pente raide du cimetière. Le silence n'était troublé dans le vieux champ du repos que par le gloussement de l'eau dans les rigoles. La nuit épaisse enveloppait dans ses ombres les tombes, les croix et les arbres noirs qu'aucun souffle de vent n'agitait. Les jardinets des tombes formaient de petits lacs entourés de buis; d'autres semblaient un écusson d'acier à croix noire; sur les toits de zinc, sur le sable, sur les pierres, sur les feuilles la pluie battante crépitait, et c'était lugubre à cette heure, dans ce silence, au milieu duquel la mort planait.

Les gardiens, trempés jusqu'aux moelles, étaient rentrés dans leurs petites maisons gaies, au milieu des plantes pariétaires qui les enveloppent, les colorant de leur verdure, les parfumant de leurs fleurs… Il faisait nuit, il faisait humide, il faisait triste, et, après s'être séchés devant le feu gai du bois sec des entourages et des vieilles croix funéraires, ils s'étaient glissés dans le lit moelleux, sous l'édredon, et s'étaient enfoncés dans ce bon sommeil calme qui vous prend sous un bon abri, sur les contrevents duquel la pluie bat.

Les rondes étaient suspendues cette nuit à cause du temps; les chiens, eux aussi, faisaient le cimetière buissonnier; ils étaient rentrés mouillés, tout boueux, et s'étant vigoureusement secoués, après avoir consulté l'oeil du maître, ils s'étaient couchés devant l'âtre, le museau sur les pattes, roussissant leurs poils aux cendres, puis séchés ils avaient gagné la niche.

Il pleuvait, il faisait nuit; et la demie de neuf heures sonnait lorsque deux hommes enjambèrent la brèche d'un mur en réparation; insoucieux de la pluie, ils coururent vers le haut cimetière, le plus petit des deux hommes disant à l'autre:

—Vite! vite! courons, ils ont été longs à se coucher, mais maintenant nous n'avons à craindre ni les hommes ni les chiens…

—Il est temps au moins? demanda l'autre.

—C'est bien juste, et j'ai peur.

—Filons donc, alors, vieux coquin, exclama l'autre en doublant sa course.

Les deux hommes couraient comme deux soldats, les coudes au corps, le pas égal… S'enfonçant ici, trébuchant là, mais toujours droits, courant non par les chemins, mais par les sentes qui séparent les tombes. Après trois minutes de cette course, tout ruisselants de sueur et de pluie, ils s'arrêtèrent devant la chapelle funéraire, où quelques heures avant on avait porté le corps de Pierre Davenne.

Tout haletant, le plus grand (nos lecteurs l'ont reconnu), Simon, ouvrit la porte, fit entrer son compagnon Rigobert; le vieux sauvage entra et la referma aussitôt.

Le matelot ôta son caban tout mouillé et l'accrocha devant la porte, faisant un rideau protecteur, pendant que le vieux Rig, ayant tiré des allumettes de ses poches, allumait les deux cierges de la petite chapelle. Le vieux Rig était méconnaissable; lui si tranquille, si calme d'ordinaire, à cette heure il semblait secoué par une fièvre violente; il avait jeté à terre le long pardessus qu'il avait pris le matin chez Pierre, et, avec une adresse et une force étonnantes, il avait glissé dans le plâtre frais qui scellait la pierre un ciseau à froid et d'un coup sec il avait fait vaciller la pierre.

—Allons, Simon… vite là, dit-il.

Le matelot vint et l'aida à soulever la pierre, qu'ils placèrent sur les dalles.

Le corps n'avait pas été descendu dans une fosse. Le monument de la famille Davenne était une longue salle dans laquelle on descendait par huit marches. Devant la porte, en face de l'escalier, était un petit autel, et, à gauche, quatre cases, semblables à des tiroirs, ayant de larges anneaux; au-dessus de chacun étaient gravés la date du décès, l'âge et le nom de celui qui y reposait.

C'est la pierre qui murait une de ces caves presque au niveau du sol que le sauvage venait de desceller si rapidement. Simon et Rig traînèrent avec précaution le lourd cercueil et le placèrent au pied de l'autel. Les deux hommes avaient chacun un tournevis… Une crainte épouvantable les étreignait à ce moment; car, sans dire une parole, ils se mirent à dévisser chacun un côté du couvercle. Deux minutes après le cercueil était ouvert; le linceul arraché laissait voir la face livide, les yeux caves, la bouche sèche de Pierre Davenne.

Le vieux sauvage avait arraché la chemise en même temps que le suaire, et il avait appliqué sa tête sur le coeur du cadavre.

Simon, l'oeil ardent, les lèvres serrées, la main crispée sur le manche du tournevis qu'il tenait comme un poignard, cherchait à lire sur la physionomie du vieux Rig.

Et c'était une vilaine page à lire que le visage du sorcier. Il faisait en auscultant la plus hideuse grimace.

—Eh bien? demanda Simon.

—J'ai peur, fit lugubrement le vieux Rig!…

Simon sursauta, son bras se leva menaçant, ses yeux lancèrent des éclairs, et il râla:

—Vieille vermine… si tu l'as tué, je t'enferme vivant dans son cercueil.

Rigobert parut ne pas avoir entendu; avec une force qu'on n'eût jamais cru devoir trouver chez cet être vieux et maigre, il prit le corps de Pierre dans le cercueil, le coucha à terre, et d'une main appuyant sur l'épigastre en faisant des pressions régulières, il colla sa bouche sur les lèvres du mort, lui jetant son souffle dans les poumons…

Épouvanté, Simon restait le bras levé, la bouche béante…

Au bout de dix minutes, il dit vite à Simon:

—Prends dans le paletot une fiole roulée dans du cuir… Verse-la sur le ventre et frictionne-le à faire venir le sang…

Et aussitôt, continuant à faire des pressions sur l'estomac, il replaça sa bouche sur les lèvres du cadavre.

C'était un étrange tableau que celui de ces deux hommes penchés sur ce corps livide, dans le tombeau, à la lueur vacillante des cierges, et faisant des efforts surhumains pour lui rendre la vie. Le silence sépulcral n'était troublé que par le bruit monotone de l'eau qui gloussait dans la gargouille du monument, et qui, inondant les allées, se glissait sous la porte et commençait à mouiller l'escalier.

Ce n'était pas le visage de Pierre qui était le plus blême; Simon épouvanté obéissait au vieux Rig; mais on sentait en lui la désespérance, et chaque fois que son regard se portait sur le vieux sauvage, on devinait la résolution absolue de faire payer à l'ancien matelot la mort de son maître.

Deux longues heures se passèrent ainsi sans résultat… On sait comme elles sont cruelles les heures du désespoir. Le vieux Rig replaça son oreille sous le sein gauche et jeta une exclamation.

—Vite, vite. Simon, prends ma place, fais-le respirer… Il vivra…

La figure du matelot s'illumina; obéissant, il reprit les fonctions de
Rig…

Nous ne voulons pas qu'on croie, en écrivant ces lignes, que nous faisons de la fantaisie, de l'invraisemblable! C'est au regretté savant Claude Bernard, qui a préconisé la respiration artificielle pour faire revenir à la vie un sujet empoisonné par le curare, que nous prenons tous nos renseignements.

«On doit pratiquer alors des pressions alternatives sur le ventre et la poitrine; ces pressions ont pour but de chasser l'air des poumons, et, dans l'intervalle des pressions, on insuffle de l'air par la bouche, en ayant soin d'agir doucement pour que le courant d'air introduit dans le poumon ne vienne pas, par sa vitesse et sa force excessive, rompre les alvéoles pulmonaires; on doit s'efforcer, dans ces deux temps de la respiration artificielle, de se rapprocher de la respiration normale.

Cette opération doit être longtemps continuée, car beaucoup de sujets ont été rappelés à la vie après plusieurs heures de mort apparente.»

Simon avait glissé son bras sous la tête de son maître, et c'est les larmes aux yeux qu'après l'avoir embrassé il continua l'opération commencée par le vieux Rig. Celui-ci fouillait dans ses poches; ayant ouvert sa trousse pour en tirer un bistouri, et après avoir pris sur l'autel un vase contenant des fleurs, il avait jeté le bouquet et il avait placé le vase près de la tête de Pierre.

Ayant dit au matelot de continuer les insufflations sans s'occuper de ce qu'il allait faire, le vieux sauvage plaça sa trousse près de lui; il prépara une pelote de fil de soie ciré et une petite pince à verrou.

Nous avons dit que Simon supportait la tête de son maître sur son bras; Rig lui dit:

—Continue toujours et ne bouge plus ton bras… Maintenant j'en réponds.

Les lèvres de Simon étaient sur les lèvres de son maître, il ne pouvait répondre, mais ses yeux eurent un regard pour remercier son compagnon.

Rig, ayant pris son bistouri, appliqua une main sur le front livide de Pierre Davenne, et de l'autre coupa, au devant de l'oreille, l'artère temporale; le sang noir coula d'abord doucement dans le vase que le vieux sorcier tendait, puis il jaillit plus abondant… Le corps s'agita légèrement.

—Arrête, dit Rig, et viens vite m'aider.

Simon tout tremblant de joie, d'émotion, se leva, se cognant au marbre de l'autel, trébuchant aux marches, mais ne sentant ni douleur ni choc, et vint s'agenouiller près de Rig. Celui-ci lui fit tenir le vase plein de sang, et aussitôt rassemblant par sa pince à verrou les deux bouts de l'artère, il fit une ligature avec les fils de soie qu'il avait préparés. C'était un habile praticien que le vieux Rig, car, en moins de dix minutes, la ligature était faite, le front était bandé.

Ayant placé sa main sous le sein gauche, il dit à Simon:

—Maintenant…, Simon, il est sauvé.

Le matelot suffoquant prit alors celui qu'il appelait le vieux coquin dans ses bras; il l'embrassa, mouillant ses joues de larmes heureuses. Il l'aurait fait danser dans le tombeau si Rig ne l'avait retenu…

Mais celui-ci, calme, se fit aider pour vêtir Pierre du pardessus qu'il avait apporté, et il dit:

—Allons, Simon, remettons le cercueil, replaçons la pierre, que tout soit en ordre, si un curieux regardait ici; et demain tu viendras faire le scellement.

Ce fut fait en quelques minutes… Les cierges furent éteints.
—Allons, Simon, marche devant, tu sais le chemin, guide-moi…

—Mais, vieux, il faut porter…

—Je le porte, marche, je ne quitterai mon malade que guéri, chez lui..
Allons, va!

Simon haussait les épaules: ce petit vieux, malingre, avait la prétention de porter un homme! Il ne fut pas peu stupéfait en voyant le vieux sauvage prendre Pierre Davenne dans ses bras et, sans efforts apparents, le porter comme un enfant. L'estime lui était venue pour le vieux Rig, lorsque celui-ci lui avait assuré que son maître était sauvé; en constatant cette force extraordinaire, elle doubla.

Ils partirent en portant le corps, la pluie tombait toujours… Cette fois, rassuré sur la vie de son maître, Simon, en passant à travers les tombes, eut des frissons qu'il n'avait pas eus en venant… Ils repassèrent par la brèche du mur. Au bout d'une demi-heure, et grâce à la pluie battante, ils arrivèrent sans incident à la petite maison de Charonne que Pierre avait louée trois jours avant; les fenêtres étaient éclairées et la petite porte qui donnait du côté du cimetière était ouverte. En la fermant, le matelot joyeux, glissant une praline dans sa bouche, disait:

—Nous avons eu de la chance, c'est un beau temps ça…

Les deux pauvres gars étaient trempés jusqu'aux moelles.

Chargement de la publicité...