La femme du mort, Tome I (1897)
XVI
UNE NUIT OCCUPÉE.
À l'heure où Séglin se dirigeait vers Paris, Iza quittait son boudoir et entrait dans sa chambre dont elle fermait soigneusement la porte. Elle était très belle, la jeune Moldave, dans sa grande robe de chambre rouge brodée d'or; elle s'avança jusque sous la lampe d'albâtre qui jetait dans la chambre sa clarté douce, et, tirant de sa gorgerette un billet, elle le relut pour la dixième fois.
—C'est bientôt, que je serai libre.
Elle regarda l'heure, la demie de onze heures allait sonner. Elle courut alors vers une petite porte qui se trouvait dans l'angle de la chambre et elle écouta… N'entendant aucun bruit, elle revint s'asseoir sur un des petits fauteuils bas placés devant la cheminée, et, accoudée, elle pensa en souriant.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous devons consacrer quelques mots au somptueux appartement particulier de la jeune Mme Séglin. L'escalier qui partait du vestibule aboutissait au premier étage à un large palier qui, fermé de tout côté par des tapisseries et entouré de banquettes, formait antichambre. Il y avait une porte à gauche, l'entrée des appartements de monsieur; une autre porte à droite, celle des appartements de madame. En entrant à gauche, on trouvait un petit salon antichambre, meublé de bois de rose et tendu d'étoffe Pompadour.
La tenture du fond soulevée, une porte s'ouvre sur un vaste boudoir; les murs sont tendus de satin noir, les meubles sont or et satin noir comme la tenture, avec des courses grecques d'or en bordure; un lustre archaïque pend au plafond; au milieu se trouve une vaste cheminée de marbre noir, au-dessus de laquelle est une glace, une glace immense. De chaque côté de cette glace, une porte, à demi cachée par les tentures; une des portes est factice; l'autre s'ouvre sur la chambre d'Iza, qui paraît n'être séparée du boudoir que par cette haute glace occupant presque tout le mur de ce côté.
La chambre à dormir était splendide; le lit capitonné de soie jaune occupait sous une ample tenture le fond de la pièce: c'était un lit immense, aussi large qu'il était long et qu'on n'atteignait pour se coucher qu'en montant deux marches couvertes d'une peau d'ours noir. En face du lit se retrouvait la grande glace que nous avons vue dans le boudoir et qui semblait n'avoir point d'envers; sous cette glace se trouvait une petite table d'ébène recouverte d'un tapis jaune; sur cette table s'étalait tout un arsenal en vermeil de coquette soigneuse: peignes, ongloirs, brosses, limes, etc., et devant, bien sous la main, un petit revolver dont on voyait le cuivre rouge des six cartouches; à côté, un long poignard sorti de sa gaine.
Les murs de la chambre étaient capitonnés de soie jaune, sur laquelle tranchaient les angles noirs d'une haute armoire de vieil ébène sculpté; sur la cheminée, en face de l'armoire, une garniture Louis XV en bronze doré vif. Un lustre flamand, sous lequel à cette heure était accroché un globe d'albâtre, pendait du milieu de la chambre, dont le plafond était couvert de la même soie jaune plissée… Les fenêtres étaient masquées par les tapisseries de même couleur.
La petite porte qu'avait ouverte Iza pour écouter donnait sur un escalier qui descendait directement dans le jardin.
Lorsque les douze heures de minuit sonnèrent, tout était calme dans le petit hôtel et semblait dormir; il était impossible de voir la lumière dans la chambre d'Iza.
Tout était endormi dans l'hôtel lorsque la grande porte donnant sur le bord de l'eau s'ouvrit pour livrer passage à trois hommes qui, appuyant sur la gauche, entrèrent dans la maison par la petite porte de l'escalier de service des appartements de Fernand Séglin. Ils se dirigeaient comme des gens de la maison, ayant toutes les clefs, ouvrant, entrant et marchant sans bruit… Ils disparurent dans la maison: aucune lumière ne parut aux fenêtres, et tout rentra dans le calme.
Moins d'une demi-heure après, la même porte s'ouvrit encore, un homme seul entra et se dirigea en se cachant dans les massifs vers le côté droit de la maison; il rampait le long des murs. Arrivé près de la petite porte qui conduisait aux appartements d'Iza, il tira de sa poche une clef, ouvrit et disparut à son tour dans la maison.
Au haut de l'escalier, une porte s'ouvrit: l'homme s'arrêta aussitôt, se coucha presque sur les marches et, glissant sa main sous son gilet comme pour y chercher un couteau, une voix de femme dit doucement:
—Est-ce toi, Georgeo?
—Oui, fit l'homme en se redressant, et grimpant, malgré la nuit, avec l'habileté d'un singe… Il fut en moins d'une minute près d'Iza, qui le reçut en se jetant dans ses bras. Ils s'embrassèrent longuement.
—Entre, fit Iza, en l'attirant dans sa chambre dont elle referma soigneusement la porte… Georgeo, tu le vois, le maître ne ment jamais… Tu es ici près de moi.
—Oui, mais lui…
—Le maître ne vient jamais!… Il est parti en voyage, il ne doit revenir que demain… Viens là près de moi, dit-elle… Et elle le fit asseoir devant elle et l'admira amoureusement.
Georgeo regardait autour de lui… et exclamait!…
—Que c'est beau… Iza!… que c'est beau!
—Oui, mon Geo, parce que tu es là, dit-elle.
Et comme les yeux du vagabond fouillaient partout, son regard s'arrêta tout à coup sur la petite table où était placé le revolver à côté du poignard.
—Qu'est cela? fit-il.
—De quoi répondre à qui nous surprendrait.
—S'il revenait?
Iza se contenta de hausser les épaules. Georgeo rit, montrant ses belles dents, et, se penchant vers Iza, il ouvrit son paletot et montra le manche d'une arme dont il sortit la longue lame.
—Moi aussi, j'ai tout prévu, tu vois; il faut sortir d'ici vivant et libre.
Iza se laissa glisser sur le tapis aux genoux de Georgeo, et lui dit:
—Enfin, Georgeo, c'est demain que nous nous retrouverons pour toujours ensemble.
—Et pourquoi ne partons-nous pas maintenant?
—Le maître le veut ainsi, et ce n'est que demain qu'il nous donne de quoi être riches… Tu entends, riches!
—Tu regretteras les jours passés ici.
—Non, mon Geo. Le maître a dit qu'il nous ferait bien riches… et il n'a jamais menti… et nous avons déjà de l'or là-bas.
—Oui!
—Qu'il y a longtemps que je ne t'avais vu ainsi près de moi!
Georgeo était moins tranquille qu'Iza: il regardait sans cesse autour de lui, semblant craindre à chaque minute de voir apparaître quelqu'un.
—Qu'as-tu donc? lui demanda la jeune femme.
—Je crains qu'on ne vienne…
—Es-tu fou?… le maître ne t'a-t-il pas dit que nous serions seuls ici cette nuit?
—Non, ce n'est pas le maître, c'est le sauvage qui est venu chez moi qui m'a dit que nous devions partir.
—-Il t'a dit que nous devions partir? moi et toi?
—Oui!… Alors j'ai démonté tout à la maison, j'ai chargé la voiture et je suis parti.
—Ce soir?
—Oui, ce soir.
—La voiture est là? demanda Iza dont le visage rayonnait.
—Oui, au-dessus d'Auteuil, sur le quai! et je croyais venir te chercher.
—Mais on ne t'a donc rien dit?
—Le vieux Rig m'a dit que je devais me trouver ici après minuit, et c'est toi qui devais me conduire… Il m'a dit encore que s'il y avait du nouveau, nous entendrions son sifflet, qu'il serait dans les environs…
—C'est le maître qui le fait veiller.
—Mais je dois t'obéir et ne partons-nous pas?…
—Non, mon Geo!… Voici ce que nous devons faire… Ici, nous sommes maîtres: l'homme parti ce soir ne reviendra plus… C'est ici que tu me rejoins pour toujours… et demain seulement nous partirons… Celui qu'ils appellent mon mari ne m'est rien… L'homme qui nous a mariés n'est pas notre prêtre à nous… Tout cela est faux!… Je suis libre, et je suis à toi, à toi maintenant…
—Et l'autre est parti… pour toujours?…
—Pour toujours.
—Mais cette maison?
—Cette maison est au maître, c'est lui qui, par le vieux Rig, lui a fait louer… Ici nous sommes chez nous, puisque le maître nous a dit de nous y reposer pour partir tout à fait demain… Reposons-nous, mon Geo… Reposons-nous, nous sommes libres, unis et maîtres ici…
Et en disant ces mots, Iza, câline, promenait les mains de Golesko sur ses cheveux. À la même heure, Fernand se présentait de nouveau à l'hôtel du Helder; aussitôt un garçon qui l'attendait lui dit que M. Lorillon avait envoyé, quelques minutes avant, chercher un pardessus par le garçon du cercle: en même temps, il avait fait dire qu'il ne partirait que le lendemain par le train de onze heures, qu'on lui ait une voiture pour cette heure, qu'il rentrerait dans la nuit.
Fernand fut ennuyé de ce contre-temps; mais enfin il était tout à fait rassuré. L'homme n'était resté que pour présenter une seconde fois les valeurs. Les deux dernières journées qu'il avait passées l'avaient épuisé: il avait hâte de se reposer.
Cependant la perspective d'être obligé de se lever le matin pour ne pas manquer de trouver son homme le tentait peu; il résolut de se décharger de tout cela. Il remonta en voiture et se fit conduire à ses bureaux, boulevard Magenta.
Il ne fut pas peu étonné de voir filtrer de la lumière à travers les interstices de la fermeture du magasin; il entra. Il trouva Martin assis sur son lit; devant lui, sur un comptoir, étaient une bouteille et un verre. Martin avait son verre plein à la main; et n'ayant pas entendu ouvrir la porte, il continuait sa conversation avec le verre plein qui était sur le comptoir, lui disant:
—Ce n'est pas d'un ami… On part à deux, on revient deux… Si l'on se quitte où est l'amitié… il n'y en a pas alors… non, ça c'est pas bien… Aussi qu'est-ce qui le boira, l'autre verre…, c'est pas Sper… Ah! mais non, c'est Martin…
—Il est ivre! dit Fernand en se retirant; voilà qui pourrait expliquer la soi-disant tardive arrivée des billets.
Il sortit comme il était entré, sans bruit, et grimpa aussitôt chez le vieux caissier. On juge facilement de la stupéfaction du père Picard, lorsque demandant:
—Qui est là? avec inquiétude, il reconnut la voix de Fernand qui disait:
—C'est moi, Picard, ouvrez vite.
Picard obéit aussitôt. Il était en marmotte et en caleçon.
—Excusez-moi de vous ouvrir en ce costume…
—Vous avez bien fait, je n'ai qu'un mot à vous dire… Martin vous a raconté ce qui s'était passé.
—Non, monsieur; qu'y a-t-il donc?… Il n'était pas là quand je suis rentré.
—Il arrive seulement, il est absolument ivre. Ainsi, quand on pense que l'honneur d'un homme, la réputation d'une maison étaient dans les mains de cet ivrogne… Demain vous le remplacerez…
—Vous pouvez y compter.
Et le vieux caissier, son bougeoir à la main, regardait Fernand semblant l'interroger. Celui-ci lui raconta aussitôt ce qui s'était passé et lui dit:
—Ce monsieur ne part qu'à onze heures demain; mais, au risque de le faire éveiller, soyez-y demain de sept à huit heures, voici les fonds… Vous viendrez à onze heures à Auteuil m'apporter les valeurs et vous déjeunerez avec moi.
—Monsieur, ça sera fait; vous pouvez compter sur moi, dit Picard en serrant les papiers.
—Adieu! à demain, onze heures, dit Fernand sur le seuil de la porte, en regardant sa montre: deux heures, je tombe de sommeil, à demain.
Il descendit, et, blotti dans sa voiture, il dit:
—Enfin, je suis heureux de rentrer chez moi.. et je crois que je vais faire une bonne nuit.
XVII
«LES MORTS SORTENT DE LEURS TOMBEAUX.»
Enfin, c'était fini! bien fini! le passé était liquidé: il avait fait face à l'échéance terrible. Les faux, qui avaient troublé ses nuits, allaient être, étaient presque entre ses mains. Avant deux jours il devait recevoir les premiers fonds sur sa dot; d'abord il dégageait les bijoux de sa femme, il soldait les dernières créances qu'il avait, et la maison reprenait le crédit dont elle jouissait autrefois, et il trouverait bien un moyen de se venger des deux banquiers qui avaient refusé de l'aider…; car Fernand Séglin oubliait les bienfaits, mais il n'oubliait pas les injures.
Étendu dans sa voiture, doucement bercé par le cahotement, presque somnolent, il rêvait d'avenir heureux. Il rentrait chez lui, calme, tranquille, n'ayant plus qu'à s'occuper de sa chère Iza. Sa maison allait se diriger d'elle-même: il n'aurait plus à redouter le passage de ce cap terrible—la fin du mois. Il pouvait abandonner à son caissier la direction de ses affaires, et vivre enfin de la vie qu'il voulait. Dans son cerveau, il cherchait où il passerait la saison: il ne voulait pas acheter de domaine cette même année, mais il voulait voyager deux mois dans une ville d'eaux, deux mois au bord de la mer, deux mois en Suisse. Il rêvait… et il donnait un corps à ses désirs.
Il était presque trois heures lorsque, le cerveau léger de ses pensées agréables, las et heureux de rentrer se reposer près de sa femme, il arriva à Auteuil… L'écurie et la remise étaient en dehors de l'hôtel: le cocher le descendit donc devant la grille.
Fernand ayant dit qu'il ne rentrerait que le lendemain, tout dormait dans la maison. Il évita de faire du bruit en ouvrant et en fermant la petite porte; cherchant à étouffer le crépitement de ses pas sur le sable, il ouvrit doucement le vestibule et grimpa. Habitué à la maison, il se dirigeait dans l'ombre. Il entra chez sa femme, traversa l'antichambre, entra dans le boudoir qui précédait la chambre; là il vit clair. La petite lampe d albâtre jetait sa clarté blanche à travers la grande glace dont nous avons parlé; Fernand marchait doucement et sans bruit sur le tapis; il voulut ouvrir la porte de la chambre d'Iza, mais le verrou était fermé en dedans… Il rit en disant:
—Pauvre petite, seule, elle avait peur… elle s'est enfermée chez elle!
Et Fernand, fatigué par ses tourments et par ses démarches, se dit: Je viendrai demain, ne l'éveillons pas, pauvre belle; elle mourrait de peur si elle entendait frapper à sa porte, à cette heure… Il allait se retirer lorsque tout à coup il sentit qu'on lui touchait l'épaule, il se retourna vite et… et ce fut épouvantable pour lui…
Sans voix, sans souffle, la bouche ouverte, les yeux hagards, voulant vainement lutter contre le tremblement qui agitait son corps, s'accrochant aux tentures pour ne pas tomber, effrayé, Fernand voyait devant lui l'ombre de Pierre Davenne.
Inondé par la lumière mate de la lampe de la chambre, couvert d'un long manteau blanc, son suaire, il était là devant lui, pâle, livide, mais l'oeil brillant et menaçant. Droit, le bras levé, montrant le lit à travers la glace, il dit d'une voix qui semblait un râle à Fernand.
—Infâme, regarde…
Et l'ombre se recula et disparut.
Fernand presque fou, tremblant de peur, affolé par le surnaturel, déjà secoué par les trois jours de tourments et de terreurs qu'il avait passés, cherchait à retrouver son énergie… L'ombre disparue, il passa les mains sur son front pour chasser cette vision, se persuadant que c'était là une hallucination d'une minute, amenée par la fièvre qui le brûlait depuis deux heures…
Il s'avança vers la grande glace… Une sueur froide perla sur son front, et ses dents claquèrent. L'ombre de Pierre entrait dans la chambre sans bruit; épouvantable dans son silence, elle se dirigeait vers le large lit d'ébène que les grands rideaux fermaient. Fernand sentait ses moelles se glacer. Est-ce que le fantôme allait poser ses lèvres mortes sur le front de sa femme? Est-ce que cette ombre venait se venger en tuant celle qu'il aimait?… Est-ce qu'il venait la chercher cette nuit pour l'emmener dans sa tombe?…
Tout cela était insensé… Mais Fernand épouvanté devenait fou; il se cramponnait à la grande cheminée pour ne pas tomber: il voyait le mort avancer vers le lit, il voulait crier et sa voix s'éteignait dans sa gorge. Il le vit monter une des marches du grand lit, son linceul semblait plus blanc sur la peau noire de l'ours… Là, il s'arrêta, il tourna sa tête, le visage rigide, sombre comme la vengeance; ses yeux pleins de haine lançaient un regard qui terrifia le malheureux… Il lui sembla que son bras, s'étendant vers le lit, voulait lui répéter encore:
—Regarde, infâme!
Alors le fantôme souleva le grand rideau: il parut à Fernand que le masque jusqu'alors immobile de Pierre grimaçait un rire.
Sans force pour agir, sans force pour se sauver, comme rivé sur ce marbre, il se pencha pour voir ce que lui montrait l'ombre.
Son sang lui sembla de feu, ses regards épouvantés voyaient sur ce lit, étendus dans les bras l'un de l'autre, Iza, sa femme, et celui qu'elle lui avait présenté sous le nom du comte Otto… Iza avait sa tête dans les bras de l'homme, ses cheveux bruns inondaient sa poitrine; ils souriaient tous les deux, et semblaient tendre la lèvre, encore épaisse du baiser avec lequel ils s'étaient endormis. Son énergie revint avec la rage, il jeta un cri terrible et ses yeux se fermèrent une minute devant ce tableau foudroyant.
Aussitôt le fantôme se jeta en arrière et disparut par la petite porte de la chambre. Mais le cri avait éveillé les deux amants…
Georgeo, bondissant du lit, avait vu derrière la glace le visage épouvanté de Fernand; il avait saisi le revolver…
Iza, effrayée, lui montrant son mari, cria:
—Geo!… C'est lui; tue-le… tue-le!
Et le grand Moldave obéit.
On entendit encore un cri, dans le bruit de la glace brisée par le coup de feu.
XVIII
CE QUE RÊVAIT IZA.
Au dehors tout était silencieux; c'est à peine si le coup de feu, si le fracas des débris de la glace avaient été entendus, tant la chambre de la belle Iza était discrètement protégée par le capitonnage et les tentures qui la garnissaient. Un bruit strident avait cependant été perçu par les deux amants: c'était celui du sifflet auquel ils devaient obéir, et aussitôt, malgré le danger de la situation, oubliant tout, Iza, s'étant enveloppée dans son long peignoir rouge et or, Georgeo s'était hâtivement vêtu et, en moins d'une minute, sans s'occuper de leur victime, ils avaient quitté la chambre et ils descendaient le petit escalier. Georgeo avait prudemment à la main son revolver, dont le canon fumait encore. Arrivés en bas, ils entendirent le sifflet doucement modulé… Ils se dirigèrent du côté et trouvèrent le vieux Rig qui leur dit:
—Vite, courez à la voiture de Georgeo… Iza, reprends ton ancien costume et partez… comme si vous alliez à Versailles; demain tu me verras…
—Bien!… Vite, vite, mon Geo, fit Iza en l'entraînant, craignant qu'il ne vînt à surgir un incident qui les obligeât à rester.
Dans la nuit épaisse des bords de la rivière, ils coururent sur le quai, et moins de cinq minutes après ils étaient blottis tous les deux dans le fond de la case, rayonnant de bonheur de se retrouver enfin chez eux et seuls… Ils ne furent pas longs à revêtir le costume misérable et bizarre qu'ils portaient habituellement et cachèrent soigneusement les vêtements luxueux qu'ils venaient de quitter.
Avant l'aube, ils fouettèrent le cheval et partirent; au jour levant, ils se trouvaient à l'entrée de Boulogne; le cheval dételé mangeait derrière la voiture. Les gens du pays crurent que la baraque Entre-sort des saltimbanques était arrivée le soir et avait passé la nuit là. En agissant ainsi, ils avaient obéi aux ordres de celui qu'ils appelaient le maître. Vers sept heures seulement, l'étroite porte de la baraque s'ouvrit et Iza vint allumer le petit fourneau, pendant que Georgeo allait aux provisions dans les boutiques avoisinantes.
Iza avait repris son ancienne allure, et son visage, souvent triste dans le bel hôtel d'Auteuil, rayonnait de son beau sourire. Sur ses reins souples pendait cette jupe en loques si singulière; elle avait en ceinture le vieux châle turc aux couleurs criardes, et ses épaules révélaient leur admirable contour sous la chemise de soie éraillée et jaunie par l'usage…; ses petits pieds mignons et blancs chaussaient les hideuses savates jaunes… Elle avait, avec son costume, retrouvé toute sa sauvage étrangeté, et à cette heure les passants émerveillés la regardaient…
Elle calme, du plus loin où elle le voyait, souriait à son Geo qui revenait portant du vin et du pain sous son bras, et à la main, dans un papier, la viande qu'il venait d'acheter chez le boucher…
Le maître avait écrit:
«Il faudra être à Boulogne la nuit, de façon à paraître y être arrivé le soir. Ostensiblement déjeuner, aller chez quelques marchands du pays, afin d'être vus, puis partir vers huit ou neuf heures, afin d'être à Versailles au milieu du jour.»
À huit heures et demie, Iza s'étendait sur le petit matelas dur qui était dans la voiture, laissant la porte ouverte pour voir; elle voulait se reposer et non dormir. Georgeo s'asseyait sur le brancard, ramassait les guides et le cheval partait… Une fois le village passé, lorsqu'ils furent sur la grande route, Georgeo se tourna vers Iza, laissant le cheval aller à sa guise, et celle-ci, ayant échangé avec lui un sourire, se mit à chanter une chanson bizarre qui devait être un souvenir pour les deux bohèmes, car Georgeo, tout le temps qu'elle chanta, lui tint la main et l'écouta le visage radieux, tendant l'oreille pour ne pas perdre un mot.
À onze heures et demie, Georgeo allait à Versailles demander le droit de stationner tout le jour, en disant qu'il venait de Paris, près Montrouge; qu'il était parti vers sept heures, était arrivé à neuf heures à Boulogne, y avait passé la nuit et comptait rester jusqu'au soir à Versailles pour partir la nuit, à la fraîche, se dirigeant sur Chartres.
Ses papiers en règle, il revint trouver Iza; celle-ci lui dit:
—As-tu été voir pour une belle voiture?
—Non, ce n'est que lorsque nous serons loin que nous vendrons celle-ci pour en prendre une autre.
—Mais c'est ce soir… que nous serons riches.
Sous son calme apparent, Georgeo cachait une certaine crainte. Il était parti de son pays pour des causes à peu près semblables à celles qui l'avaient fait quitter si précipitamment Auteuil le matin même… Nos lecteurs se souviennent qu'Iza, le soir où elle avait été le rejoindre pour manger un peu du «pain bénit de la gaieté,» lui avait dit négligemment en évoquant le passé:
—C'était un soir, au rendez-vous derrière la mosquée. Il faut que tu me sauves, avais-je dit, et le soir tu entras dans la grande maison, tu m'enlevas du lit, j'étais sans connaissance… Quand je revins à moi, dans ta cabane, sur ma chemise blanche on voyait l'empreinte de tes mains… en rouge… du sang!
Et Georgeo, souriant, avait répondu avec simplicité:
—Oui, oui, je me souviens… j'en avais tué deux!
Georgeo avait échappé à toutes les recherches; il avait traversé les hautes montagnes des Karpathes, dont il connaissait les défilés; il était parti et s'était mis à l'abri chez l'étranger. Mais la police française est beaucoup moins discrète que celle de son pays: il le savait, et il entendait encore, dominant le bruit de la glace brisée, le cri aigu d'un homme… Il espérait et il redoutait d'avoir tué celui qui avait enlevé Iza. C'est à regret qu'il avait obéi aux ordres du vieux Rig, commandant de se rendre à Versailles pour l'y attendre.
Georgeo aurait voulu recevoir le soir même la somme promise à lui et à Iza. Il aurait vendu aussitôt sa voiture, son petit cheval et il aurait emmené Iza par le chemin de fer, de l'autre côté de la frontière d'Espagne.
Lorsqu'il voyait des gens tourner autour de sa voiture, il fixait sur eux un regard perçant, cherchant à deviner si des gens de police n'étaient pas cachés dans leurs vêtements.
De regrets, de remords, pour un homme probablement tué, il n'en était pas question dans ses pensées.
Iza, au contraire, était gaie, plus légère, comme un oiseau apprivoisé duquel on a ouvert la cage, elle cherchait à croire à sa liberté… mais elle n'osait s'éloigner trop de la petite voiture…
La vie nouvelle qu'elle menait depuis le matin l'amusait… elle s'y grisait… et cependant, si Georgeo avait été plus attentif, il aurait vu que c'était plutôt un caprice qu'une passion, qui ramenait la jeune fille; à chaque instant les détails de sa vie heurtaient sa nature, gâtée par les mois d'opulence qu'elle venait de passer… Ce n'était plus Iza la Moldave, l'alouette de route, sautillant sur la crête des ornières séchées, secouant sa tête huppée… C'était la belle Iza, fausse comtesse de Zintski, la superbe enfin, qui se déguisait en bohémienne… Mais Georgeo ne voyait rien et la croyait revenue pour toujours, et il avait hâte de voir arriver Rig, pour en finir et se sauver afin de se mettre à l'abri; tandis qu'Iza, déjà lasse de sa matinée et ennuyée de ses mains salies, se disait que lorsqu'on serait loin, il faudrait prendre une femme pour la servir… Elle avait trop souvent pressé l'or dans ses mains mignonnes pour ne pas trouver laids les gros sous… Enfin, elle avait mis les lèvres à la coupe, elle avait bu, et sa bouche en avait encore le parfum… Elle trouvait étrange, bizarre, amusant, c'est le mot juste, de boire le gros vin au parfum dur, mais déjà il était épais sur ses lèvres, lourd à son coeur… et, quand Georgeo n'était plus là, quand le soleil ne faisait plus scintiller les couleurs de ses haillons, elle trouvait la misère de la baraque bien sale… et elle fermait les yeux pour revoir par la pensée la belle chambre où ses cheveux étaient noirs, et la grande peau d'ours noir où ses pieds étaient si blancs… Il lui semblait déjà que les vêtements de misère qui couvraient sa peau la brûlaient: elle cherchait dans ses torsions les caresses du linge fin, blanc et parfumé.
Et Georgeo ne voyait rien… Il regardait si, sur la route, dans la grande nappe de soleil, on voyait se dessiner la silhouette du vieux Rig.
—S'il ne vient pas, disait Georgeo, nous partirons toujours et je reviendrai à pied demain…
Et Iza pensait:
—Est-ce que je pourrai vivre comme ça maintenant?…
Puis elle regardait Georgeo… Elle le trouva beau…; mais ses lèvres laissaient tomber la juste expression de sa pensée.
—Quel malheur!… s'il avait vécu autrement, il serait intelligent aussi… délicat…
Puis, comme pour s'excuser elle-même, elle ajoutait:
—Il est beau… il est bon… mais…
Elle n'osait pas dire il est bête!…—Lui, toujours inquiet, ne s'occupait pas d'Iza…; il savait qu'elle lui appartenait, il attendait, impatient, l'arrivée du vieux Rig.
Et ses regards s'épuisaient sans rien voir. La journée était presque terminée, il devait partir le même soir, et Rig ne venait pas: il alla consulter Iza… Celle-ci, étendue dans le fond de la cabane, les bras relevés au-dessus de la tête, son chignon appuyé sur ses mains, l'écouta, presque indifférente, et cependant ce que disait le bohémien était grave:
—Mais si le maître a remis au sauvage l'argent et les bijoux qu'il devait t'apporter, s'il lui a donné en même temps la somme qu'on m'avait promise…? Sais-tu que c'est beaucoup d'argent, Iza?
—Oui, c'est de quoi vivre pour toi, Georgeo…
—Mais oui, c'est de quoi vivre, et bien vivre tous les deux… Le vieux sauvage est maintenant libre comme nous, le maître n'en a plus besoin… Une fois l'argent en main…, il peut s'être sauvé…
—Le vieux Rig en est capable.
—Tu dis cela comme ça… Mais sais-tu que je retournerais à Paris cette nuit, que je le chercherais, qu'il faudrait que je le retrouve et qu'alors il passerait une mauvaise heure?
—Il ne faut jamais penser à cela, Georgeo… Le vieux maître est plus fort que tous… Si tu voulais lutter avec lui, il te tuerait, mais sans laisser de trace… Si c'est lui qui a l'argent… et qu'il soit décidé à le garder, tu ne le trouveras plus…
—Oh! je le trouverai bien…
—Mais si tu retournes à Paris, qui te dit qu'il ne te dénoncera pas?… Qui te dit que depuis ce matin ils ne sont pas eux-mêmes arrêtés dans la maison d'Auteuil… et que c'est pour cela que nous ne les voyons pas…? Tu as tiré sur Fernand, et tu vises juste, toi… Tu te souviens du cri, je l'ai eu dans les oreilles jusqu'au lever du soleil…
Georgeo restait pensif, il ne dit rien: mais Iza, qui l'observait et qui le connaissait, comprit qu'il avait pris une violente résolution. Toujours silencieux et pendant qu'Iza fermait les yeux comme pour s'endormir, il attela son cheval et se mit en route. La nuit venue, il traîna sa voiture dans un champ et rentra dans sa baraque. Il revêtit son costume de montagnard, ses chaussures étranges, mais souples, dont les lacets se tordaient autour de ses jambes, il glissa dans sa poche son revolver, son couteau dans sa ceinture et, ayant mis par-dessus une vieille blouse, il dit à Iza:
—Dors, je reviendrai au matin.
—Où vas-tu?
—À Auteuil.
—Eh! quoi faire? dit la Moldave en se redressant.
—Voir ce qui s'est passé là-bas après notre départ.
Iza réfléchit quelques minutes, puis:
—Va, Georgeo…, mais prends garde.
—Celui qui voudra prendre Georgeo, dit-il, avec un mauvais sourire et en montrant son couteau peut faire sa prière. Malheur au sauvage s'il m'a trompé…
Et il partit en courant.
Au milieu de la nuit Iza fut réveillée en sursaut. C'était Georgeo qui revenait tout suant, fatigué…
—Iza, la police est dans l'hôtel depuis ce matin… C'est toi qu'on cherche, m'a-t-on dit. Nous allons partir…
—Ah! fit Iza comme ennuyée d'avoir été éveillée… Pendant que Georgeo se hâtait de seller son cheval pour partir, elle se rendormait en maugréant.
—Non! ce n'est pas possible maintenant… j'étais folle d'y croire…
Au matin, Georgeo trouva Iza éveillée et pensive, assise sur le lit dur.
—Georgeo, dit-elle, viens te reposer, je vais conduire…
Georgeo était épuisé, il la remercia et vint prendre sa place. Elle l'embrassa longuement en lui disant:
—Bon sommeil, Georgeo!
Et le grand bohème s'endormit en lui souriant. Lorsqu'Iza fut assurée de son sommeil, elle fouilla dans la malle, mit ses vêtements les plus beaux, sa robe rouge et or, elle s'enveloppa dans un long châle, et, mettant la bride sur le cheval, elle laissa la voiture suivre la route.
Debout le long d'un arbre, elle la regarda s'éloigner, puis lorsqu'elle ne parut plus que comme une petite masse noire sur le jaune blanc du soleil du matin, elle envoya un baiser:
—Adieu, Georgeo!… Adieu, passé!… Cette vie-là est trop dure…
Et elle revint à Saint-Cyr où elle prit le premier train. Arrivée à
Paris, elle sauta en voiture et se fit conduire à Charonne.
XIX
LES BEAUX BIJOUX D'IZA.
Quand Fernand avait vu dans les bras du comte Otto sa femme, celle qui depuis trois mois occupait toutes ses pensées, celle qu'il adorait…; quand il avait vu s'évanouir dans l'ombre de la chambre le spectre vengeur, dont la voix sépulcrale sonnait encore à son oreille, il avait fermé les yeux une seconde; puis, fou, insensé, voulant réagir contre sa douleur et sa terreur, il s'était redressé; c'est alors qu'il avait vu sa femme sur le lit, crier à son amant en le désignant:
—Geo!… c'est lui; tue-le… tue-le!
Il avait eu le regard ébloui par un éclair, et il avait senti au front comme un coup de poing, et, battant une seconde le vide avec ses bras, aveugle, cherchant un appui, il s'était soutenu au marbre de la cheminée et était retombé sur le tapis… Les deux amants s'étaient sauvés, et, pendant ce temps, la porte s'était ouverte: les trois hommes que nous avons vus franchir la grille du bord de l'eau entraient dans le boudoir… L'un se pencha sur le moribond et le regarda. Essuyant avec son pouce le sang qui lui couvrait le front…, il dit aussitôt:
—Ce n'est rien… La balle est dans l'os; c'est le choc qui lui a fait perdre connaissance…
Au-dessus d'eux, on entendait remuer dans l'hôtel: on entendait des portes s'ouvrir, on entendait des bruits de voix…
—Il y a branle-bas là-haut, dit un des hommes; mon lieutenant, il faut rentrer dans le vent et chasser.
Celui auquel il s'adressait demanda au premier, toujours à genoux, soutenant la tête de Fernand:
—Il n'y a pas de danger… le coup n'est pas mortel…
—Non, maître, et c'est une chance, car le grand Golesko tire juste…
Mais ce n'est pas une de ses armes…
—Alors, partons vivement…
—Les deux hommes se disposaient à partir, lorsque le dernier courut vers une petite panoplie et y prit le semblable revolver qui avait servi à Georgeo…
—Que fais-tu? demanda le premier.
—Espère! espère! lieutenant. Il faut que tout s'explique…, et qu'on ne cherche pas ceux qui ont tiré le coup de feu.
Étonnés, les deux hommes tenant la porte ouverte pour fuir, le regardaient faire. Il souleva les matelas du lit et tira dans la laine les deux coups du revolver; c'est à peine si dans la chambre on entendit un bruit sourd…
—Comme ça, on n'entend rien… Je place le joujou sous sa main… et on se dit que c'est lui qui fait des expériences de tir sur son front…, la nuit, pour empêcher le pauvre monde de dormir.
—C'est bien, Simon, dit Pierre Davenne.
—En route, en route, disait le vieux Rig dans l'escalier: on descend des chambres. Les trois hommes se hâtèrent; ils avaient traversé le jardin, ils fermaient la grille sans bruit et ils montaient dans une voiture qui attendait à vingt mètres de là, lorsque la femme de chambre à peine vêtue et suivie par deux domestiques, après avoir frappé, entrait dans le boudoir; voyant la glace brisée, elle fit un pas et, se heurtant au corps de Fernand, elle jeta un cri et se recula prête à se trouver mal en criant: «À l'assassin.»
Les domestiques avancèrent aussitôt, et le valet de chambre effrayé exclama:
—C'est monsieur!…
—Vite! vite!… voyez madame, dit la femme de chambre…
Ils se précipitèrent, le lit était vide…
Tous les trois ils se regardaient stupéfaits; mais, revenant au plus pressé, ils relevèrent Fernand pour lui porter secours.
—On lui a tiré un coup de pistolet dans la tête, disait la soubrette, effrayée, mais se domptant et avançant curieusement sa bougie pour mieux voir.
Le valet de chambre ramassa le revolver et dit:
—C'est lui qui s'est tué: voilà le revolver sous sa main.
—Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a eu?
—Aidez-moi d'abord à le mettre sur le canapé.
Tous les domestiques étaient descendus, et c'était un brouhaha général; tout le monde demandait:
—Mais où est donc madame?
Et l'on cherchait…
La femme de chambre dit alors:
—Monsieur ne devait pas rentrer cette nuit… et madame est sortie… En ne la voyant pas lorsqu'il est rentré, il n'y avait pas à douter de ce qu'elle faisait… n'est-ce pas?… Il s'est tué…
—Mon Dieu! fit un valet, que les gens riches sont bêtes! Se tuer pour une femme!…
—Mais il faudrait courir chercher le médecin…
On n'y avait pas pensé… Ils avaient relevé le corps de Fernand, l'avaient étendu sur le lit de sa femme, et personne n'avait pensé que peut-être on pouvait encore le sauver.
Tout à coup ils entendirent retentir le timbre de la grille… ils se regardèrent étonnés: il était à peine quatre heures du matin.
—C'est madame qui rentre, dit la femme de chambre; elle croit que monsieur est loin. Ah! ça va être une jolie scène!
Un domestique alla ouvrir, tous les autres s'avancèrent vers le vestibule, prenant des airs désolés; ils entendirent leur camarade qui demandait:
—Qui est là?
On répondit aussitôt:
—Au nom de la loi, ouvrez!
Tous se regardèrent épouvantés, stupéfaits, semblant dire:
Déjà!…
La grille grinça en roulant sur ses gonds. Un commissaire, ceint de son écharpe, et quatre agents guidés par le domestique effrayé, parurent au seuil du vestibule; le commissaire et ses hommes échangèrent un regard en voyant tout ce monde debout à cette heure.
—Conduisez-moi, dit-il, dans la chambre de M. Fernand Séglin…
—Monsieur, fit le domestique, il n'est pas dans sa chambre: il s'est tué dans le boudoir de sa femme…
—Que me dites-vous là? fit le commissaire étourdi.
Sur son ordre on les conduisit aussitôt près du corps de Fernand étendu sur le grand divan du boudoir; le commissaire se pencha sur lui; un agent ramassa le revolver.
—Il s'est tué… il nous attendait!… puis, s'adressant au valet de chambre:
—À quelle heure cela est-il arrivé?
—Monsieur, presque au moment où vous avez sonné!…
—Est-ce que quelqu'un de vous était là?
—Non, monsieur le commissaire, nous étions tous couchés et endormis lorsque nous avons été réveillés par les coups de feu et un fracas épouvantable…
Un des agents, qui regardait curieusement l'endroit où la balle avait pénétré, et qui formait à un pouce de la tempe, sur le devant du front, un trou noir semblable à un pain à cacheter de deuil qu'on eût collé sur la peau, et duquel coulait un petit filet de sang rose, s'écria:
—Mais, monsieur, il n'est pas mort.
Le commissaire lui saisit aussitôt le poignet, le pouls battait vivement…
—Qu'on coure chercher le médecin…
Il y eut alors parmi les domestiques un bouleversement général, et, pendant que l'on obéissait au commissaire, d'autres, sur son ordre, avaient été chercher de l'eau et lavaient la plaie.
Pendant que l'on s'occupait de Fernand, il demandait à la femme de chambre:
—Où est madame Séglin?
—Monsieur, je ne puis vous le dire, je suis venue aider madame à se coucher, puis je l'ai quittée après avoir baissé un peu la lampe, elle semblait s'endormir.
Sur la demande du commissaire, elle raconta le départ précipité de
Fernand, puis son retour absolument inattendu.
—Cette glace a été brisée par un coup de feu venant de la chambre.
Et le commissaire voulut entrer.
La porte était fermée en dedans…
—Tiens… c'est singulier, c'est le verrou en dedans…
Il fit passer un des domestiques, par l'ouverture de la glace, et lui fit ouvrir la chambre.
Il entra aussitôt et regarda partout, craignant de trouver le cadavre de la jeune femme; il regarda le lit et voyant les deux oreillers et le froissement de deux corps, il dit en hochant la tête:
—Deux personnes étaient couchées dans ce lit… et cependant M. Séglin est habillé… Que s'est-il passé, en dehors de ce qui nous amène?… Personne n'est sorti de la maison?
—Oh! non, monsieur, tout est soigneusement fermé et nous n'avons rien entendu que les coups de feu et le bruit de la glace cassée.
—Mais qu'est devenue Mme Séglin, que vous aviez couchée ici?
—Monsieur le commissaire, je ne sais pas, moi… J'ai très peur, fit la bonne dont les yeux se mouillèrent.
—Y a-t-il une autre porte que celle-ci?…
—Oui, monsieur, une porte de service qui conduit au jardin… La voici…
—Vite, venez. Dirigez-nous…; peut-être allons-nous la trouver par là…
Ils descendirent jusqu'à la porte du jardin; l'escalier était vide, la porte fermée, et rien ne faisait supposer que quelqu'un eût passé par là. Entendant du bruit, le commissaire remonta… C'était le médecin qui venait d'arriver…
—Ah! mon Dieu! exclama-t-il, quel malheur est arrivé ici?
—Voyez, monsieur, et dites-nous s'il est dangereusement atteint.
Le docteur regarda attentivement, et en souriant:
—Ce n'est rien, la balle est aplatie sur l'os… et je vais l'extraire immédiatement. Mais il vaudrait mieux coucher le malade…
—Qu'on ne dérange rien ici… Vous m'avez dit que c'était l'appartement de madame? demanda le commissaire.
—Oui, monsieur…
—Qu'on le porte dans sa chambre. Casto, dit-il à un de ses hommes, vous allez rester près de lui et le veiller. Vous, Josset, vous allez courir me chercher dix hommes que vous placerez dans la maison. Et, s'adressant aux gens qui l'écoutaient effrayés:
—Mesdemoiselles et messieurs, personne ne doit sortir de la maison.
Pendant qu'on obéissait aux ordres du commissaire, que Fernand était couché sur son lit sans connaissance, que le docteur procédait à l'extraction de la balle, la femme de chambre était interrogée, et un agent prenait des notes.
—Quand vous avez quitté cette chambre, vers minuit, Mme Séglin était couchée?
—Oui, monsieur le commissaire, elle était couchée, bien tranquille, bien calme, elle semblait de très bonne humeur; monsieur était venu lui dire au revoir, en lui promettant de revenir le lendemain soir.
—Et depuis cette heure, vous n'avez rien entendu?…
—Rien, monsieur, et ma chambre est au-dessus.
—La conduite de Mme Séglin était-elle régulière?…
—Oh oui! monsieur le commissaire, ce sont des tout nouveaux mariés, et ils s'adoraient; monsieur ne pensait qu'à madame, et madame ne pensait qu'à monsieur.
—Ces jours-ci, vous n'avez rien remarqué de changé dans leurs relations…
—Rien du tout, monsieur le commissaire…
—Cependant il y a eu ici quelque chose d'inexplicable… S'il s'est tué, ce n'est pas lui qui a pu briser cette glace…
—Monsieur le commissaire, dit l'agent qui avait regardé le revolver, il y a deux coups de tirés…
—Eh bien!…
—Peut-être que, sachant qu'il devait être arrêté ce matin…
—Arrêté ce matin! exclama la femme de chambre.
—Il s'est décidé à se tuer, mais n'a pas voulu que sa femme lui survécût… Mme Séglin, effrayée, se sera enfermée chez elle; il aura tiré d'ici en brisant la glace et se sera tiré le second coup après.
—Oui… c'est une hypothèse; mais au moins nous trouverions la femme… Touchée, nous la retrouverions blessée; non atteinte, elle serait revenue aussitôt après la tentative de son mari.
—Peut-être est-elle dans le jardin.
—Ah! mais, j'y pense, monsieur le commissaire, j'ai enlevé la toilette de jour de madame; j'ai monté tout cela à la lingerie en ne lui laissant que son grand peignoir et un châle qu'elle garde toujours ici…
—Ce peignoir est-il là?…
—Mais non, monsieur le commissaire; justement, madame a son peignoir, ses pantoufles et le châle…
—Il faut la retrouver. Qu'on fouille la maison, dit-il, en voyant entrer les agents qu'il avait envoyé chercher.
On vint dire que la victime reprenait connaissance. Le commissaire courut vite vers la chambre de Fernand Séglin. Il était étendu sur son lit, le front entouré d'un linge blanc. Il ouvrit les yeux, se souleva sur son coude et son regard farouche erra autour de lui. Il cherchait. La vue des gens qui l'entouraient ne l'étonna pas, il se souvenait de ce qui s'était passé. On avait été réveillé par les coups de feu et ses gens étaient venus à son secours. En reconnaissant le commissaire à son écharpe, il lui demanda:
—Monsieur le commissaire…, vous les avez arrêtés… lui et elle?…
—Qui est-ce? dit le commissaire sans répondre.
—Lui, c'est le comte Otto…
—Le comte Otto, et vous l'avez surpris dans la chambre de Mme Séglin?
—Oui, dit-il avec rage… Je l'ai surpris dans ses bras… Vous les tenez… C'est lui qui m'a assassiné, c'était un guet-apens, il m'attendait… Vous le tenez, l'assassin?
Tout entier à la souffrance aiguë de sa jalousie, il voulait surtout qu'on s'occupât de celui qui lui avait pris celle qu'il aimait… Il n'accusait pas sa femme… C'était l'homme qu'il accusait.
—Vous l'avez arrêté? demanda-t-il encore.
—Non, monsieur… nous les cherchons.
—Il est parti?…
—Nous n'avons trouvé aucune trace…
—Mais elle?… interrogea-t-il anxieux.
—Quand nous sommes entrés dans la chambre de votre femme, elle était vide, toutes les portes étaient fermées… vous étiez étendu sans connaissance dans le boudoir qui la précède, et d'abord nous avions attribué votre blessure à une tentative de suicide…
—Non, monsieur, c'est l'a…
Il allait dire l'amant, mais ce mot lui brûlait les lèvres; il reprit:
—Non, monsieur, c'est le comte Otto, un riche Moldave, qui a tenté lâchement de m'assassiner…
—Et votre femme, qu'a-t-elle fait?
Il y eut un silence au bout duquel il dit:
—Monsieur le commissaire, je désire ne pas parler d'elle… Ceci est d'elle à moi… Mais l'homme, je vous le livre… C'est un assassin…
Les agents rentraient à ce moment. On avait fouillé tout le jardin, ce qui avait été facile, car le jour était venu. On n'avait trouvé personne; la perquisition avait amené pour tout résultat la trouvaille d'un petit bout de frange de châle trouvé dans la rainure de la petite porte de fer du bord de l'eau. C'est par là que Mme Séglin avait fui en suivant le comte Otto…
—Oh! les misérables! hurla de douleur Séglin, en laissant tomber sa tête dans ses mains, au risque de faire tomber l'appareil qui enveloppait son front.
Le commissaire avait parlé bas au médecin, il l'avait interrogé sur la gravité de la blessure. Celui-ci avait dit qu'elle était absolument nulle… Alors, il se tourna vers l'agent qui avait écrit et lui dit:
—Commencez la perquisition ici, et saisissez tous les papiers.
Séglin se redressa aussitôt et, regardant le commissaire avec stupéfaction:
—Mais, monsieur, à quel propos faites-vous une perquisition chez moi?… En vertu de quel mandat?…
Le commissaire dit gravement:
—Monsieur Séglin, j'ai le regret de vous dire que ce n'est pas la tentative criminelle dont vous avez été victime qui m'amenait chez vous… Je venais vers vous directement… Monsieur Fernand Séglin, au nom de la loi, je vous arrête!
On juge de la stupéfaction des domestiques. Séglin devint pâle comme le linge qui lui enveloppait le front.
—Mais, monsieur le commissaire…, pourquoi m'arrête-t-on?
—Vous devez le savoir.
—Je vous jure, monsieur!
—Pourquoi vous prépariez-vous à fuir cette nuit?
—Moi?
—Des agents étaient postés aux gares de l'Ouest et du Nord, depuis minuit… Ne deviez-vous pas partir ce soir?
—Si monsieur.
—Où alliez-vous?
—Je ne sais! À Londres, peut-être.
—Vous alliez à Londres, nous le savons, pour fuir en Amérique…
—Mais de quoi suis-je donc accusé? demanda-t-il, tremblant.
—Vous avez fait pour plus de cent cinquante mille francs de faux sur une maison Wilson.
Fernand était terrifié. Il protesta.
—Monsieur, les effets Wilson sont payables chez moi, et les fonds sont à ma maison du boulevard Magenta, où l'on doit se présenter ce matin.
—À cette heure, un de mes collègues s'occupe de votre maison… Vous partiez à l'étranger, emportant l'argent de ces valeurs négociées… plus trois cent quarante mille francs escroqués à M. Samuel sur un dépôt de bijoux…
—Escroqués! exclama Fernand.
—Vous le savez bien, ces bijoux sont faux.
—Que me dites-vous là?
—Allons, levez-vous, une voiture est en bas… Vous allez nous suivre.
—Mais, messieurs, je suis innocent de ce dont on m'accuse… C'est moi qui suis la victime d'une escroquerie.
Le commissaire eut un sourire… On obligea Fernand à descendre et on le fit monter dans une voiture avec deux agents, l'un près de lui, l'autre placé sur le siège, près du cocher. Ordre leur avait été donné de ne pas répondre aux questions de celui qu'ils emmenaient. Le commissaire restait à Auteuil pour faire faire la perquisition et pour interroger les domestiques.
La voiture se mit en marche; blotti dans son coin, écrasé moralement par la suite d'événements qui le jetait entre les mains de la police, il se trouvait sans force pour lutter, sans calme pour discerner. Dans son cerveau se heurtaient tous les incidents au travers desquels il avait dû passer. Cette chute rapide qui, dans une même nuit, faisait de l'homme riche et envié le faussaire qu'on emmenait en prison, l'avait anéanti.
Balancé par le cahotement de la voiture, la tête appuyée en arrière, il ferma les yeux pour se souvenir de tout.
L'agent, en voyant l'homme distingué auquel il avait affaire, était respectueux et poli; voyant ses allures absolument calmes, il était tranquille et ne le surveillait pas: il se faisait petit dans l'étroite voiture pour ne pas le gêner.
Fernand pensait à sa nuit… Tout ce qu'il avait longuement combiné venait de s'écrouler, ce qu'il avait eu tant de peine à établir était détruit… Il avait fait un riche mariage pour se sauver d'une situation difficile; pour soutenir cette situation, il avait fait des faux, et, loin de le sauver, c'était justement ce mariage qui avait précipité sa perte.
On avait livré les faux à la police, cela était bien singulier, puisque la veille au soir seulement il avait encore l'assurance qu'on viendrait pour toucher, et l'argent était prêt. Quelle fatalité avait pu faire découvrir les faux? Était-ce que ce Lorillon, cet ancien notaire chargé de toucher, inquiet du résultat négatif, avait télégraphié à Londres; qu'un télégramme ayant révélé la fausseté des valeurs, il avait aussitôt déposé sa plainte? C'était bien hâtif. Car il lui était facile de savoir la demeure particulière de Séglin, et, avant de faire une aussi grave et aussi ennuyeuse démarche, il pouvait se présenter chez lui. Est-ce que M. Wilson, se trouvant à Paris, avait rencontré le porteur des traites au cercle?… Un hasard, mais il n'y avait que le hasard, que l'invraisemblable qui pouvait renverser un plan si habilement arrêté… Il avait les fonds, il pouvait immédiatement payer les traites, oui, dans le cabinet du juge instructeur, il fallait être adroit et persuader qu'on avait été dupe… Payer les fonds, et on pouvait faire abandonner les poursuites.
Fernand soupira bruyamment; il se releva dans la voiture, et le linge qui lui enveloppait le front tomba… Il avait oublié sa blessure: c'est qu'elle était peu grave; son pansement était inutile, il ne le remplaça pas.
Mais ses pensées se portèrent aussitôt sur la scène épouvantable qui s'était passée dans l'appartement de sa femme. À ce souvenir ses dents se serrèrent, ses doigts se crispèrent, la rage et la douleur mordirent son coeur de leurs dents aiguës… Sa femme, cette admirable créature, la seule qu'il avait aimée de sa vie, son Iza, cette enfant qu'il croyait chaste, pure, à laquelle il ne parlait quelquefois, lui l'époux, qu'en rougissant, il l'avait vue dans les bras d'un autre… C'était épouvantable et les larmes lui venaient aux yeux… Lui qui si longtemps avait joué avec l'amour, il sentait à cette heure quelle horrible torture il avait fait endurer à d'autres…
Puis il eut tout à coup un frisson et il ouvrit vite les yeux pour regarder autour de lui; et l'agent, le voyant si violemment secoué, lui demanda:
—Qu'avez-vous, monsieur?…
—Rien, rien, fit-il…
Et il pencha sa tête en arrière et ferma les yeux: il avait besoin de cette ombre pour voir dans ses pensées. Le frisson qui avait couru dans son corps était venu au souvenir du spectre qui s'était placé devant lui… N'était-ce pas étrange qu'à cette heure, où lui-même était victime d'un crime, l'ombre outragée de celui qui l'avait maudit vînt se placer devant ses yeux… vînt lui dire:
—Regarde!
Il se demandait si ce n'étaient pas les tourments endurés depuis huit jours, les veilles dans la crainte, les appréhensions de la chute, les nuits sans sommeil qui avaient assez troublé son cerveau pour qu'il subît ce mal qu'amène la faiblesse cérébrale: les hallucinations.
Fernand se redressa et ouvrit les yeux. Dans son cerveau était passé comme un éclair. Celui dont la menace posthume annonçait les catastrophes qui le frappaient aujourd'hui était mort bien singulièrement, et cette nuit il avait bien entendu sa voix… N'était-il pas la victime de celui qui l'avait maudit?… Est-ce que Pierre était bien mort? Cette lueur, en traversant la pensée de Fernand, le bouleversa au point que toutes les invraisemblances lui parurent réalisables…
Si Pierre vivait?… et si sa femme avait été la complice de Pierre Davenne? Non, cela était une folie, il ne fallait pas aux terreurs de la ruine ajouter les douleurs du ménage… Sa femme l'avait trompé; et il se sentait presque fautif, car le jour où elle lui avait présenté le comte Otto, il avait eu comme un pressentiment. À dater de cette heure, il aurait dû veiller… Cette pensée lui déchirait le coeur, mais Fernand avait une nature spéciale: au lieu d'être affaibli par ses souffrances, il paraissait y retrouver cette force du dompteur qui excite les animaux qu'il doit combattre, piquant leurs plaies pour les rendre féroces.—Fernand, à mesure qu'il pensait au malheur qui le frappait, se sentait animé pour la lutte… Il n'était pas homme à subir, c'est lui qui faisait subir aux autres!… Il n'avait pas de sotte superstition après le moment bête où l'inattendu impressionne la chair, il demandait l'explication à la raison… Il n'y avait pas de fantôme…; et il avait vu, de ses yeux vu; il avait entendu distinctement Pierre Davenne…, celui qu'il avait outragé…, celui qui avait écrit cette phrase qui souvent avait battu son cerveau:
«… Infâme et ingrat, tu dois avoir ta part dans ce testament: je te lègue la banqueroute. Lâche, sois maudit!»
Pierre était vivant, Pierre était venu la nuit dans la maison d'Auteuil; c'était lui qui le poursuivait sans cesse; c'était lui qui, sans qu'il s'en doutât, l'avait conduit où il était. Ce créancier cruel qui n'avait jamais voulu entendre raison…, c'était lui… et pardieu, tout s'expliquait, c'était lui probablement qui avait entre les mains les faux de la maison Wilson!… Son mariage? Non, de ce côté Pierre n'avait pu rien faire, et justement il avait précipité la ruine, sachant que, deux jours plus tard, que le soir même les moyens de le poursuivre lui échappaient. Un grand malheur était arrivé; mais, à cette heure, il n'y voulait plus penser…: Il fallait sortir de là… il fallait être debout pour combattre. Le cerveau d'un coquin est large… Il arrêta son plan. Se venger de Pierre, se venger du comte Otto… et, malgré sa rage contre elle, plein de son amour et de son infamie, retrouver Iza qui le faisait riche. Le commissaire avait parlé de bijoux faux… Mais il n'y croyait pas: cela devait être encore une manoeuvre de Pierre. Samuel ne l'aurait pas livré à la justice, il serait venu d'abord essayer de reprendre son argent.
Pierre Davenne vivait, et il fallait engager la lutte avec Pierre
Davenne!… Séglin s'arrêta à cette idée.
Mais pour cela il fallait être libre, et Fernand résolut de se sauver.
La voiture marchait depuis une dizaine de minutes: il était encore de très bonne heure, et sur la route qu'elle suivait on ne voyait que peu de passants. Séglin ouvrit à demi les yeux sans bouger, et regarda de côté l'agent chargé de le surveiller; celui-ci, très tranquille en raison du mutisme et du calme de son prisonnier, était accoudé sur la portière et regardait dans la rue. Le misérable pensa à se précipiter sur l'agent, à l'étrangler, et à sauter par la portière. Mais une lutte, si courte qu'elle pût être, engagée dans la voiture, secouerait assez le cocher et l'agent placé sur le siège pour que ce dernier, étonné, regardât ce qui se passait… Fernand chercha un plan… Il l'eut vite trouvé.
Toujours penché en arrière, il remarqua que, sur le siège, l'agent se trouvait placé du même côté que celui qui était dans la voiture; il glissa son doigt dans le pêne de la porte, et fit tourner le loquet sans être vu; cela fait, il eut un soupir, un long bâillement et dit comme se parlant à lui-même:
—Que je voudrais être arrivé… je suis exténué…; puis, s'adressant à l'agent: Êtes-vous fumeur?
—Non, monsieur!… Mais que voulez-vous?…
—De quoi faire une cigarette…
—Je puis demander ça à mon collègue…
—Je vous serai bien obligé…
Fernand Séglin avait regardé où il se trouvait; la voiture, après avoir longé la Seine, à cause de travaux sur les quais, s'engageait dans les rues de l'ancien Passy; et à cette heure matinale personne n'était dans la rue. L'agent ouvrit la vitre de la portière et se pencha pour demander du papier et du tabac à son camarade. Au même moment et en même temps que ce changement de place produisait un balancement, les deux agents se penchant du même côté, l'un pour demander, l'autre pour donner, Fernand poussait la portière et descendait, puis, rapidement il courait et tournait dans la première rue…
Quand l'agent rentra dans la voiture pour lui donner le papier, il s'aperçut seulement de sa fuite… Il jeta un cri et sauta à terre…
—Il s'est sauvé. Le vois-tu?
—Comment sauvé? exclama l'agent placé sur le siège…
Et, se dressant, il regarda de tous les côtés et ne vit personne; le cocher arrêtait ses chevaux en disant:
—Voyez la rue, là-bas!…
Les deux agents se précipitèrent: la rue était vide…
Ils se regardèrent stupéfaits…
—C'est pas possible: il doit être entré quelque part, dit l'un. Va d'un côté, moi de l'autre.
Ils sonnaient à chaque porte, ils entraient et demandaient:
—Vous ne venez pas d'ouvrir à quelqu'un?… C'est un voleur que nous cherchons…
Ils obtenaient partout une réponse négative; mais, en dix minutes, tout le quartier était en rumeur, et une demi-heure après les deux agents et le cocher retournaient à Auteuil tout honteux et confus de ce qui venait de se passer.
XX
DIEU EST LE SAUVEUR DU MONDE.
Fernand, en sautant de voiture, s'était bien jeté dans la petite rue où les agents l'avaient cherché; à l'extrémité était une porte basse, qui ouvrait sur une maison enchâssée dans l'église… La porte était enfoncée et permettait de s'y blottir… Fernand n'hésita pas, il entra et tira violemment le cordon d'une sonnette; au-dessous de l'anneau on lisait sur une plaque: Sonnette de nuit four les Sacrements. La porte s'ouvrit juste au moment où les deux agents regardaient à l'autre extrémité de la rue…
Fernand entra, se glissant adroitement pour n'être pas vu et repoussa la porte doucement sur lui, en faisant jouer la serrure, afin qu'on n'entendît rien.
Aussitôt un vasistas s'ouvrit, et l'on demanda ce qu'on désirait…
—Monsieur, dit Fernand d'une voix larmoyante, ne puis-je parler à M. l'abbé? Je viens réclamer son secours pour une femme mourante…
—Bien, bien, monsieur, fit celui auquel il s'était adressé… Je vous demande cinq minutes, le temps de me vêtir, et je vais prévenir M. l'abbé… Si vous voulez me dire l'adresse…
—Je désire voir M. le curé, et partir avec lui.
—Bien, monsieur.
Le concierge fit lever sa femme pendant que Fernand, penché sur la porte, écoutait les allées et venues; il entendit presque à son oreille:
—Et là?…
—Oh! là, si on était rentré, on verrait du monde, c'est le presbytère…
—Il n'aura pas été dans une église…
Fernand sourit…; les pas s'éloignaient. Le concierge sortait de sa chambre et disait:
—Monsieur, si vous voulez attendre, je vais aller éveiller M. le curé…
—Pendant ce temps, fit Séglin,—je suis venu hâtivement, et nu-tête.. tout bouleversé,—pourriez-vous prier votre dame d'aller chercher une voiture?… Je vais voir M. le curé; puis, en l'attendant, je demanderai la permission de prier quelques minutes dans l'église… La voiture nous attendrait dans l'autre rue.
Tout cela était fort naturel, le malheureux voulait prier pour la mourante; puis il était élégamment vêtu, paraissait un homme très distingué, et le concierge dit aussitôt:
—C'est la chose la plus facile du monde: ma femme va aller chercher une voiture.
Pendant que la femme du concierge sacristain allait chercher la voiture et que son mari montait éveiller le curé, Séglin, par la porte de la sacristie, entrait dans l'église; il n'y était pas depuis deux minutes, le sacristain était encore près du curé qu'il aidait à se vêtir hâtivement, que la femme revenait; elle venait de rencontrer un maraudeur revenant à vide. Séglin la remercia, prit le numéro qu'elle lui tendit et dit qu'il attendait M. l'abbé en priant.
La femme se retira sans méfiance; dès qu'elle fut sortie, Fernand sortait à son tour par la petite porte qu'elle avait ouverte, sautait dans la voiture et se faisait conduire rue Payenne; là, il descendait devant la porte de la maison où commence notre histoire…
Il sonna, et ce fut de la maison en face qu'un homme sortit aussitôt et vint lui demander:
—Que voulez-vous, monsieur? La maison est inhabitée.
—Oui, monsieur, je le sais; je veux vous demander si vous savez ce que sont devenus les anciens locataires.
—Le locataire est mort…
—Mais sa veuve, Mme Davenne…
—Ma foi, monsieur, je ne saurais vous renseigner absolument.
—On ne sait pas ce qu'elle est devenue?…
—On a vendu tout et la femme était malade; probablement on l'a mise dans un hospice ou dans une maison de santé, et, pour le savoir, il faudrait que vous alliez vous renseigner au notaire de la famille qui demeure tout près, rue Saint-Antoine…
Fernand se serait bien gardé de faire une semblable visite… Il était connu du notaire… Il remercia l'individu, remonta en voiture, cherchant ce qu'il allait faire…; puis, audacieux comme un fripon, il dit au cocher:
—Vous allez me conduire boulevard Ornano par le boulevard Magenta.
—Il voulait, en passant, voir ce qui se faisait chez lui.
La voiture monta rapidement vers les grands boulevards, la place du Château-d'Eau, elle suivit le boulevard Magenta: lorsqu'elle allait traverser la rue Lafayette, Fernand, blotti dans le coin, regarda ses magasins. Tout paraissait encore dormir; mais, aux deux coins de la rue, il vit deux hommes dont les allures révélaient facilement le métier à un observateur intéressé. Fernand se rejeta tout à fait dans l'angle et couvrit le bas de son visage avec son mouchoir. Assurément les deux hommes postés au coin de la rue étaient deux agents qui avaient été envoyés là aussitôt son évasion connue. La police agissait rapidement. Il se demandait si des agents n'étaient pas à l'intérieur: c'était plus que probable, et le pauvre et honnête Picard était arrêté à son tour. Disons franchement que Fernand n'eut pas une minute de remords à ce propos.
Sa maison devait être occupée par la police, et ses apparences calmes ne le trompaient pas; le commissaire avait fait une faute en lui disant:
«À cette heure, un de mes collègues s'occupe de votre maison.» Sans cet avis, il serait venu malgré lui s'y faire prendre… Il n'y avait pas possibilité d'envoyer quelqu'un chez lui sans risquer de se faire reprendre; de plus, la maison se trouvant en la possession absolue de la police, il n'y pouvait rien retrouver de ce dont il avait besoin…
Fernand avait fouillé dans ses poches pour voir l'argent qui lui restait, et il s'était mordu les lèvres en constatant que ses poches avaient été fouillées et vidées, sur l'ordre du commissaire, lorsqu'on l'avait étendu sur le lit… Il était absolument sans argent… Qu'allait-il faire?… ne fût-ce que pour payer le cocher… Il avait sa chaîne, sa montre, mais il ne se sentait pas rassuré pour aller engager cela dans un mont-de-piété; il fallait des papiers pour obtenir une somme un peu forte, et il n'avait plus un papier sur lui.
Quelques minutes avant, Fernand, en revenant de la petite église, s'était demandé où il allait se cacher, pour se mettre à l'abri des recherches; la fuite à l'étranger était difficile et dangereuse: c'est la voie ordinaire que suivent tous les criminels, et c'est aussi le point vers lequel se dirigent toutes les recherches… La vie paisible dans l'ombre, à Paris même, lui offrait plus de sécurité et lui permettait de se livrer tout entier à la lutte qu'il voulait entreprendre contre celui qu'il était persuadé avoir vu vivant. Avec le jour, les idées de spectre s'étaient envolées: le spectre était en chair et en os. C'était un vengeur, il fallait le vaincre, ou sans cesse il serait acharné après lui; ce que Pierre Davenne avait déjà fait pour atteindre son but lui donnait l'idée de ce qu'il pouvait faire encore.
Fernand voulait retrouver sa victime, il voulait revoir la malheureuse Geneviève et en faire sa complice. Elle aussi devait avoir le désir de se débarrasser de celui qui, sans pitié, l'avait implacablement condamnée à la misère. À cette heure, pour Fernand, c'est lui, c'est elle qui étaient les victimes, et Pierre Davenne, le mari outragé, l'honnête homme trompé, était le coupable. C'est dans cette idée qu'il s'était fait conduire rue Payenne, croyant que Geneviève y résidait encore. Mais, en apprenant que la malheureuse femme était tombée malade, qu'on avait vendu chez elle, qu'elle était à l'hospice peut-être, pas un tressaillement n'avait secoué son être; tous ces malheurs arrivés par lui et pour lui ne pouvaient l'apitoyer sur son sort. D'abord, à cette heure, il ne pensait qu'à lui… Se sauver, c'était fait; se ranger, il voulait le faire, et retrouver Iza.
En levant les yeux pour chercher ce qu'il allait faire, lorsque l'homme chargé de garder la maison lui conseillait, pour avoir des nouvelles de Mme Davenne, d'aller chez le notaire, Fernand avait lu: «Petit pavillon richement meublé avec jardin à louer…» Il n'y avait pas fait attention alors; en ce moment, cherchant par quel moyen il allait sortir de sa situation, il trouvait un plan sûr…; mais il n'avait pas un liard, et il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.
Accoudé sur la rainure de la glace de la voiture, le menton dans les mains, rongeant ses ongles pendant que la voiture remontait plus lentement, il se disait:
—La petite maison de la rue Payenne est absolument discrète, et personne ne viendrait me chercher là; il est probable que, lors de la vente, c'est le propriétaire qui a racheté le mobilier, ce qui assure une habitation confortable. Avec de l'argent je l'aurai, et de là je puis, à mon tour, faire payer à Pierre le mal qu'il m'a fait. Par pari refertur, et nous verrons alors. Mais où trouver de l'argent?
Tout à coup, Fernand eut un soubresaut, et il fit aussitôt arrêter le cocher.
Il venait de voir Picard, son caissier; Picard qui marchait libre!… et qui, tout soucieux, semblait se diriger vers les magasins. Il regarda s'il n'était pas suivi; ne voyant personne de suspect, il le héla. Le vieux caissier vint tout hésitant, ne le reconnaissant pas… Lorsqu'il fut près de lui, il exclama:
—Ah! monsieur, que je suis heureux de vous voir!
—Montez près de moi, Picard…
Le caissier obéit et la voiture remonta au pas, sur l'ordre de Fernand.
—Qu'y a-t-il?
—Monsieur Séglin, je viens de l'hôtel du Helder… M. Lorillon est parti cette nuit, quelques minutes après votre départ: il a dit qu'il ne pouvait attendre.
—Vous avez les fonds? demanda aussitôt Séglin.
—Oui, monsieur, fit tristement le caissier.
Séglin, au contraire, dit joyeusement:
—Donnez-les-moi!… L'affaire est arrangée, j'ai reçu un mot de lui: il vient déjeuner avec moi demain au retour d'un voyage court qu'il devait faire, et il touchera chez moi…
—Ah! bien, tant mieux… je ne vis plus depuis deux jours… Il me semble toujours que je vois arriver des protêts; ah! monsieur Séglin, j'en aurais fait une maladie…
—Mon cher Picard, désormais vous pouvez dormir tranquille…
Donnez-moi les fonds…
—Voici, monsieur!… et le caissier retira de dessous son gilet un vaste portefeuille; il décrocha la chaîne qui l'attachait après lui et en tira les liasses: Tenez, monsieur Séglin, comptez bien; un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept… Sept liasses de vingt billets de mille, ça nous fait cent quarante…
Les doigts de Fernand tremblaient en prenant les papiers…; jamais il n'avait ressenti pareille impression en touchant des sommes plus considérables… C'est qu'à cette heure la vie de Séglin était nouvelle: il allait changer d'existence, d'allures, de nom, et il allait rentrer riche dans la vie.
Picard, heureux de se débarrasser de l'argent et de la responsabilité qu'il entraînait, souriait à mesure qu'il le donnait.
—Vous avez cent quarante mille en papier, voici maintenant une liasse de six billets de cinq cents… cent quarante-trois mille.
Picard serra son portefeuille sous son gilet sans s'occuper de la chaîne cette fois, et, fouillant dans son gousset, il ajouta:
—Et voici deux rouleaux de mille francs chacun… Cent quarante-cinq mille francs.
—Bien, dit Fernand fiévreux en serrant précieusement ses billets et son or… Très bien! Maintenant, mon cher Picard…, il faut que vous me rendiez un service absolu… J'allais vous chercher pour cela, ce matin… C'est ce qui m'a fait lever d'aussi bonne heure…
—Moi, monsieur, j'étais si inquiet que je n'ai pas dormi de la nuit; à quatre heures, j'étais déjà parti afin de ne pas manquer mon homme, je m'étais décidé à aller attendre son lever chez lui.
Séglin, qui devait à cette circonstance la fortune qu'il retrouvait, se dit que décidément Dieu était avec lui. Il reprit:
—Picard, sans retourner à la maison où je vais vous remplacer, vous allez vous rendre chez notre correspondant à Turin.
—Tout de suite? exclama le vieux caissier stupéfait…
—Tout de suite; les fonds expédiés par M. de Zintsky arrivent cette nuit: un million… Il faut que vous soyez là. Vous prendrez du repos en wagon… Vous ne me refusez pas?…
—Oh! non, monsieur, puisqu'il le faut…
Et abattu, harassé, le père Picard baissa la tête, écoutant attentivement les instructions qu'il devait suivre et que lui donnait Séglin sur cette rentrée imaginaire. Le but de Séglin était, on le devine, d'éloigner le vieux caissier de la maison pendant quelques jours: son arrestation immédiate aurait aidé à mettre la police sur ses traces…; car le père Picard était la probité même. Il était dévoué à son maître parce qu'il le savait un peu fou, mais honnête et embarrassé… S'il avait su que celui qu'il respectait, qu'il estimait, était un escroc, un faussaire, son sentiment se serait absolument transformé: il aurait aidé les agents à prendre celui dont il avait été la dupe.
Le voyage que Séglin lui faisait faire pouvait, en écrivant à Picard à son arrivée à Turin, l'obliger à y rester quinze jours, le temps dix fois nécessaire pour se mettre tout à fait à l'abri. Séglin, arrivé boulevard Ornano, se fit descendre à quelques pas de la boutique d'un chapelier, il paya la voiture et dit à Picard:
—J'ai une personne à voir, l'affaire de deux minutes. Ce cheval ne marche pas, nous arriverions en retard pour le train; courez donc à la place chercher une voiture avec un cheval un peu vigoureux.
Le père Picard obéit… C'était une manoeuvre pour que le cocher ne pût donner de renseignements. Fernand entra dans une allée, puis en ressortit aussitôt pour s'acheter un chapeau chez le chapelier.
Quand le père Picard revint, il monta dans la voiture qui l'amenait et lui dit:
—J'étais ici à six heures et je n'avais pas trouvé mon homme; le temps que j'allais au magasin, j'avais laissé mon chapeau pour qu'on lui donnât un coup de fer…
—Je n'avais pas remarqué que vous étiez nu-tête.
—Cocher, dit Séglin, très vite à la gare de Lyon et vous aurez un bon pourboire…
Le cocher enveloppa son cheval d'un vigoureux coup de fouet, et la voiture se dirigea rapidement vers la gare. En repassant devant la maison du boulevard Magenta, Séglin regarda: il vit que tout était dans le même calme. Les deux agents postés de chaque côté de la rue fumaient tranquillement leur pipe en regardant s'ils ne voyaient pas paraître celui qu'ils attendaient. Fernand, dévoré de fièvre, avait hâte d'être débarrassé de Picard, et, pour tromper son impatience, il parlait, ne tarissant pas sur ce que Picard devait faire en arrivant à Turin. Il donna cinq cents francs au vieux caissier. La voiture allait entrer dans la gare, il pensa tout à coup que peut-être des agents avaient été placés dans toutes les gares et qu'il serait imprudent de s'y montrer; il fit arrêter la voiture. Il eut un frisson en voyant qu'elle arrêtait juste devant la porte de la prison de Mazas. Mais, se remettant aussitôt, il dit:
—Voyez-vous, Picard, vous allez arriver juste à temps pour prendre le train; mais comme ma femme doit être dans une inquiétude mortelle! elle m'a vu partir au reçu de la dépêche pour laquelle vous allez faire cet ennuyeux voyage et je ne lui ai rien dit. La pauvre amie doit m'attendre; je vais me hâter de retourner à Auteuil…
—Bien, monsieur.
—Vous tiendrez bien compte de mes recommandations; il n'y a lieu d'écrire que lorsque vous aurez vu directement l'envoyé de M. de Zintsky.
Le vieux caissier, plein de confiance, honoré de la mission qui lui était confiée, serra affectueusement la main de son patron. Fernand sauta de voiture, et le cocher dirigea ses chevaux vers la chaussée qui conduit à la gare de départ.
Séglin gagna à pied la rue de Charenton. Ayant avisé un coiffeur qui ouvrait sa boutique, il y entra, il se fit raser la barbe, ne conservant que ses moustaches, et il fit changer la coupe de ses cheveux; ainsi rajeuni, il gagna le faubourg Saint-Antoine et, chez un spécialiste pour les vêtements de velours, que portent assez souvent les artistes qui ne veulent point qu'on ignore ce qu'ils sont, et les peintres en bâtiments qui veulent paraître ce qu'ils ne sont pas, il se choisit un vêtement complet de velours…, c'est-à-dire une vareuse sans collet, attachée au cou par un seul bouton et sur laquelle le col de la chemise s'étendait, un gilet fermé comme la soutane d'un prêtre par une cinquantaine de petits boutons, et un pantalon à la hussarde, large sur les reins et les jambes, et retombant étroit sur le pied.
Ce costume seyait à merveille à la tête intelligente de Fernand. Il l'essaya, mais ne le revêtit pas. Il en choisit deux autres ne variant que par la couleur et fit porter le tout dans une voiture. Il se fit conduire au boulevard et fit là de nouvelles acquisitions chez un chemisier. En deux heures sa garde-robe fantaisiste était absolument remontée…, et, avisant chez un marchand d'articles de voyage une malle d'occasion, il l'acheta et la fit charger sur la voiture. Ces acquisitions terminées, voulant dérouter toutes les recherches, il changea encore de voiture et se fit conduire avec son bagage au quartier Latin. Une heure après, il était installé dans une chambre d'hôtel, et il en sortait ayant revêtu le costume dont nous avons parlé plus haut, la tête couverte d'un chapeau de feutre à larges bords, ayant au col une cravate de soie blanche nouée à la Colin, la pipe à la bouche, les mains dans les poches. Il descendit le boulevard Saint-Michel et regagna la rue Payenne; il vit le même homme auquel il avait parlé le matin. Celui-ci ne le reconnut pas.
—À qui faut-il s'adresser pour visiter le petit pavillon à louer?
—À moi, monsieur.
Séglin visita la maison qu'il connaissait trop… Ainsi qu'il l'avait pensé, le pavillon était garni par les meubles de Davenne, ou du moins par la plus grande partie.. Tous les objets d'art avaient été enlevés… La chambre de Davenne était complètement démeublée. Il en demanda la raison, et on lui répondit que l'amateur qui avait acheté les objets de prix, les tableaux, les armes, le linge, avait également acheté les meubles de la chambre, au grand désespoir du propriétaire.
Fernand dit:
—Au contraire, moi, cela me va très bien… Je ferai ici mon atelier…
—Le propriétaire ne demandera pas mieux; car il est fatigué des frais qu'il a déjà faits: il croyait louer plus facilement et il aimerait mieux qu'on ne l'obligeât pas à garnir cette chambre.
—Vous voyez que cela tombe à merveille.
—Il y a deux fenêtres… Celle-ci est masquée par des voliges qu'il n'y a qu'à arracher…; elle est cachée, par de la tapisserie. Quel est le métier de monsieur?
—Je suis sculpteur.
—Ah! artiste… Et aussitôt il ajouta: Vous savez, monsieur, que le propriétaire exige, si vous louez à l'année, six mois d'avance.
—Ceci m'est indifférent; et le prix?
—Il dit dix mille francs, mais vous pourrez l'avoir pour huit mille en ne lui demandant aucun changement et en louant à l'année.
—Ce n'est pas vous qui traitez…
—Non, monsieur…
—C'est que je suis très pressé… Mes travaux m'obligent à venir par ici très souvent; si je le pouvais, j'entrerais demain.
—Rien n'est plus facile, monsieur; le propriétaire reste rue de Turenne, je vais vous y conduire; nous sommes certains de le trouver, il est infirme.
On se rendit aussitôt chez le propriétaire et l'affaire fut traitée. Fernand versa quatre mille francs d'avance, il donna cinq louis au concierge qui l'avait dirigé dans sa location, et le chargea de lui trouver pour le surlendemain une domestique. Il avait loué sous le nom de Carle Lebrault, artiste sculpteur. Toute la journée du lendemain, des Italiens chez lesquels il avait été faire ses emplettes, rue de la Roquette, organisaient l'atelier, plaçaient le décor de son métier improvisé…; les plâtres étaient accrochés, les selles garnies de terre, les ébauchoirs traînaient partout… Et, le soir, le sculpteur Carie Lebrault prenait possession de sa nouvelle demeure.
Le concierge, questionné par les vieux curieux du voisinage, disait:
—C'est un grand sculpteur qui restait dans le quartier du Luxembourg. Il se nomme Carle Lebrault. Et c'était un cri d'admiration lorsqu'il ajoutait: Il m'a donné cent francs de denier à Dieu.
XXI
LES BONS COMPTES FONT LES MAUVAIS AMIS.
Pendant que Fernand Séglin s'installait dans le petit pavillon de la rue Payenne, Iza, qui avait connu la fortune, s'apercevait qu'avec sa première jeunesse elle avait perdu les goûts simples qui la réjouissaient autrefois: la bohème lui semblait triste, et elle se décidait à rentrer dans la vie superbe qu'elle venait de quitter si étrangement… Est-ce qu'elle pensait à retrouver son mari? Oh! non, pas une minute l'idée de Fernand ne vint à sa pensée, pendant le trajet du chemin de fer à Charenton. Lorsqu'elle arriva, Pierre la reçut aussitôt, et en la voyant il lui demanda:
—Qu'y a-t-il, Iza? comment te trouves-tu encore à Paris?
—Maître, je ne puis partir… Je n'ai rien.
—Tu n'as rien?
—Maître, vous m'aviez promis qu'on me rendrait les beaux bijoux qu'il m'avait volés… Vous m'aviez promis que j'aurais plein le petit sac de pièces d'or…
—Et tu n'as rien… Georgeo te les a pris?
—Comme moi, maître, Georgeo n'a rien.
—Pierre fronça les sourcils.
—Ainsi le vieux Rig ne vous a pas été porter hier matin à Boulogne le prix que nous avions fixé?
—Non, maître…
—Le vieux coquin, murmura Pierre.
Et il sonna sur un timbre. Le nègre parut.
—Appelle Simon…
Le nègre sortit. Pierre se tourna vers Iza:
—C'est Georgeo qui t'envoie?
—Non, maître!
—Où est-il?
—Je ne sais pas,… fit Iza en baissant les yeux; je l'ai quitté.
—Comment ça? que s'est-il passé entre vous?
—Rien, maître.
—Est-ce qu'il t'a reproché ton mariage?
—Non, maître.
Et respectueuse devant Pierre, elle n'osait répondre. Il lui prit la main, la fit asseoir en face de lui et demanda à l'étrange créature:
—Iza, dis-moi pourquoi tu as quitté celui que tu aimais?
—À vous, maître, je ne sais pas mentir… J'étais heureuse de partir avec lui, c'est moi qui lui ai dit: Tue-le… pour me rendre libre, tout à toi… Et il l'a tué. Je suis maîtresse de moi… Alors je suis partie avec lui, j'étais contente en montant dans sa voiture, j'ai bien vite rejeté mes beaux habits pour remettre les autres… et quand je me suis vue habillée comme autrefois, je me suis jetée dans les bras de Georgeo et je lui ai dit: Maintenant nous allons vivre heureux, et il a ri… Alors, maître, il m'a semblé que ce rire était niais, bête… Il ne répondait à mon enthousiasme que par des bêtises… Je me suis couchée, et, cahotée d'abord par la voiture, je me disais: On est bien là, libre, maître de soi… et je ne pouvais dormir. Au bout d'une heure les cahots me faisaient mal, et puis il y avait dans la voiture des senteurs d'huile âcre qui me portaient au coeur… Je ne pus dormir, j'avais hâte de voir le jour… Au matin, quand je me levai, j'eus un peu honte de mon costume, mais ça me fit rire… Puis des gens qui passaient me regardaient singulièrement; je me dis alors que je n'étais pas belle ainsi, que c'était parce que j'étais à peine vêtue… qu'on me regardait… Quand Georgeo revint du marché, il me sembla bête, cet homme, avec ses petits paquets dans les mains, son pain sous le bras… Quand il vint m'embrasser, je le trouvai sale… et toute la journée je ne pensai plus qu'à la belle chambre où je dormais si bien, où ça sentait si bon… Les effets que je portais me cuisaient sur la peau… et je pensais au beau linge fin parfumé que je mettais chaque jour… Alors je me fis honte: je me trouvais moins belle, et, au dîner du soir, je ne voulais pas manger en voyant le pain dur, le gros vin rouge, la viande noire… Il me sembla que je n'avais jamais vécu ainsi, j'avais le dégoût aux lèvres. Maître, je ne veux plus être pauvre…
—Et Georgeo?
—Ce matin, maître, au petit jour, Georgeo était endormi, la voiture suivait la route, je suis descendue, j'ai dit adieu… et je suis venue…
—Tu ne veux plus le revoir?
—Jamais…
—Que vas-tu faire?
—Je ne le sais pas…, je serai riche!
—Tu n'aimes plus Georgeo… tu n'aimais pas Fernand?
—Il est mort…
Pierre Davenne savait que Fernand était vivant; mais il ne crut pas utile de détromper Iza.
On gratta à la porte. Pierre commanda d'entrer. Simon parut.
En voyant Iza, il dit malgré lui:
—Tiens! la sauvage!
Pierre regardait Simon, tout surpris de son costume. C'est que Simon avait repris son ancienne défroque. Il avait rattaché à ses oreilles ses grands anneaux d'or, il avait revêtu son pantalon étroit du genou et large sur le pied; il avait son grand châle rouge en ceinture, sa chemise à col lâche, nouée par une cravate sur laquelle était une ancre; on voyait, sous la chemise, le tricot à raies bleues, puis la petite vareuse, et ce chapeau, si bizarre d'équilibre, qui était placé sur le derrière de la tête comme un chignon. En voyant Pierre le regarder des pieds à la tête, il lui dit joyeusement en changeant sa praline de côté:
—On a mis la petite tenue… Maintenant que l'autre n'est plus de ce monde, nous pouvons faire notre rentrée dedans… Voilà assez longtemps que je me déguise, ça semble bon de mettre des vêtements comme tout le monde.
Simon était persuadé qu'il était très élégamment vêtu.
—Simon, dit Pierre, sais-tu où nous pourrions bien trouver le vieux
Rig?
—Le vieux Rig: on pourra encore le trouver chez lui, dans son trou; mais ce soir il n'y sera plus.
—Je vais y aller, dit aussitôt Iza.
—Non! commanda Pierre. Iza, tu vas retourner à Paris, descendre dans une maison que je vais t'indiquer. Voici de l'argent: tu vas te revêtir en Parisienne… Dans deux jours tu recevras ce que je t'ai promis et tu seras libre.
—Bien, maître…
Pierre écrivit une lettre, la lui remit, et lui donna un rouleau d'or.
—Va à cette adresse, et attends-moi, d'ici deux jours…
Iza sortit aussitôt, et Pierre dit alors à Simon:
—Simon, le vieux sauvage a gardé l'argent qu'il devait porter à
Iza…
—Il disait qu'elle était chez lui…
—C'est faux…
—Les deux malheureux, au lieu de se dérober prudemment aux recherches, étaient obligés de l'attendre et risquaient ainsi de tout perdre… Il faut que tu me trouves le vieux Rig…
—Espère! espère! Je le trouverai… Ah!, le vieux coquin, il n'est pas content de sa part…
—Pour être certain de le trouver, il faut t'y rendre immédiatement…
—Je chasse dessus, tout de suite… En voilà un vieux gourmand… pas même laisser la solde à cette petite bellotte… Espère! espère! je vais le secouer, le vieux marsouin.
Il allait partir, et déjà il fouillait dans sa poche pour changer ses «munitions de bouche,» comme il disait.
Pierre le rappela:
—Ton homme est-il revenu de là-bas?
—Oui, mon lieutenant; il n'y a rien de nouveau, la maison est toujours gardée comme si l'on attendait quelqu'un, mais pas moyen de tirer un mot de ces gens-là… C'est muet comme des phoques, ça ne dit qu'un mot: «Passez votre chemin.»
—Sait-on où a été transporté Fernand?
—On ne sait rien… Il a été arrêté presque aussitôt après notre départ. Pour la blessure, il n'en était plus rien; le médecin ne s'est même pas aperçu de ce que le vieux Rig avait mis dessus…
—La maison est toujours gardée; ils espèrent que sa femme viendra, et la croient sa complice… Il faudrait savoir si l'on a saisi sur lui ou chez lui les fonds qui devaient servir à payer les traites…
—Je n'ai rien pu savoir par Martin… Le caissier n'est pas venu à la maison, et on croit qu'il s'est sauvé.
—Ah! il se pourrait que ce soit le caissier qui se soit sauvé avec l'argent en apprenant la dégringolade de la maison…
—Espère! espère! mon lieutenant, je saurai tout ça ce soir… Je vais d'abord vous chercher le vieux Rig, puis après j'irai flâner par là… Moi, je suis inconnu, maintenant, il n'y en a qu'un qui pouvait me reconnaître, et, à cette heure, il ne flotte guère!…
—Allons, hâte-toi! Prends une voiture, j'attends…
—Aie pas peur, lieutenant, je l'embosse, la vieille carcasse, et je vous l'amène.
Simon partit aussitôt en clignant de l'oeil. Il était à peine sorti, que Pierre se levait à son tour, allait frapper discrètement à la porte d'une chambre voisine de la sienne… Une jeune femme vint ouvrir; en voyant Pierre, elle lui dit:
—Si je ne vous ai pas encore conduit Jeanne, c'est que la chère jolie est encore endormie…
—Ce n'est point cela qui m'amène, Madeleine… Asseyez-vous, mon amie, et écoutez-moi.
La jeune femme que nos lecteurs ont vue au début de cette histoire, Madeleine de Soizé, était bien changée; quoique toujours belle, une pâleur maladive couvrait son visage; dans le regard et dans le sourire régnait une profonde tristesse; sur ses beaux traits on sentait que la douleur et la souffrance avaient passé. L'on se souvient de l'état dans lequel était la malheureuse jeune fille lorsqu'elle vint, un soir d'orage, raconter à Pierre le terrible secret; c'est cette situation qui, la flétrissant à jamais, l'avait poussée à la cruelle vengeance qu'elle exécutait… Sans espoir, elle voulait désespérer les autres.
Depuis ce jour, le malheur sans cesse l'avait poursuivie. Lorsque, ne pouvant plus cacher sa faute, elle se jeta aux genoux de son père et lui raconta qu'elle avait été non une coupable, mais une victime, le vieux paralytique s'était levé superbe comme au jour où il marchait au feu; son regard avait eu l'éclair de mort des jours de combat, il aurait voulu trouver devant lui celui qui avait déshonoré son enfant. Il s'était levé, il avait voulu agir et il était retombé sur son fauteuil, épuisé; il avait avancé les mains sur la tête baissée de son enfant à genoux; à la contraction de rage de son visage avaient succédé le calme et la prière. Deux larmes avaient coulé de ses yeux, il s'était raidi et sa tête était tombée en arrière. Sa fille, toujours à genoux, sentant les mains de son père sur ses cheveux, n'avait entendu qu'une phrase qui était pour elle le pardon demandé:
—Ma pauvre enfant! Dieu juste, prenez-moi, mais vengez-la!
Et elle n'osait lever les yeux; en sentant les mains plus lourdes de son père, elle relevait la tête et les bras retombèrent inertes de chaque côté du fauteuil… Elle regarda son père, et jeta un cri en se dressant épouvantée. Le capitaine Antoine de Soizé était mort… Folle de douleur, se reprochant la mort de son père, la malheureuse enfant criait, sanglotait et voulait mourir… Les voisins, accourus à ses cris, cherchaient à la contenir; mais rien ne saurait dépeindre l'état dans lequel était la malheureuse jeune fille, dont nos lecteurs ont pu juger, au reste, l'ardeur et l'énergie. Elle se roulait sur son lit, arrachant ses cheveux, blasphémant, proférant des menaces, répétant un nom inconnu des femmes qui cherchaient à la consoler et qui se regardaient entre elles, effrayées de l'intensité de cette douleur.
La secousse produite par la mort de son père la força à prendre le lit le soir même; elle passa tout un jour dans les plus atroces douleurs: il semblait qu'un être refusait de naître dans cet appartement occupé par la mort… À l'heure où, évitant de faire du bruit, on enlevait le corps du capitaine Antoine de Soizé pour le conduire à sa dernière demeure, Madeleine retombait presque mourante sur son lit en mettant au monde un fils qui mourut le soir même.
Pendant dix jours, la malheureuse jeune femme fut entre la vie et la mort, et les soins ne lui manquèrent pas… C'est Pierre qui la faisait veiller; lorsqu'elle put sortir, il la fit aussitôt venir à Charonne, où elle acheva de se rétablir en s'occupant de la petite Jeanne… Les terribles épreuves par lesquelles la malheureuse avait passé augmentèrent encore sa haine, et Pierre s'en réjouissait; car, dans ses moments de défaillance, c'était elle qui le poussait à la vengeance.
—Madeleine, le misérable va subir le châtiment; à l'heure où je vous parle, la punition commence…
Madeleine releva la tête, interrogeant, le sourcil froncé.
—Fernand, vous le savez, a continué sa vie épouvantable, ne reculant devant aucun moyen pour satisfaire à ses désirs… Il aimait la vie grande, il l'a eue; il n'avait jamais aimé véritablement, il a aimé, il est fou d'amour.
—Je sais tout cela…, et la vengeance?…
—Hier, il est rentré chez lui au milieu de la nuit: je l'attendais dans sa chambre…
—Vous!…
—Il a reculé devant moi comme devant un spectre…, et j'ai soulevé les rideaux de son lit pour lui montrer sa femme, son idole, endormie dans les bras d'un autre.
—Eh bien? demanda Madeleine, l'oeil ardent.
—Il a jeté un cri épouvantable; pour se soutenir, il dut s'accrocher à la cheminée, le regard fixé sur les deux amants… Ceux-ci s'éveillèrent, et la femme coupable, celle qu'il aimait, criait à son complice: Tue-le! tue-le!
—Ah! Dieu juste, fit Madeleine, vous lui rendez ce qu'il a fait aux autres!
—Les amants se sauvèrent, et alors qu'il pouvait avoir l'espoir de se venger, ce plaisir âpre de ceux qui ont beaucoup souffert, on est venu l'arrêter comme faussaire… Il est en prison, et chaque nuit il pensera que celle qu'il aime est avec l'autre.
—En prison!… Il sera jugé… et acquitté?
—Fernand sera condamné, sa vie finira au bagne: il est à jamais perdu, et il aura dans son existence de condamné la pensée constante que celle qu'il aime le trompe, qu'elle se moque de lui… Dans ses rêves, il les entendra rire, il a le châtiment auquel nous l'avons condamné; la vie avec la honte et le désespoir, l'amour, comme un vautour, lui déchirant le coeur…
—C'est sans regret, sans remords, que j'apprends sa peine… Je ne sens en moi que de la haine.
—La moitié de l'oeuvre est faite, à l'autre maintenant…
—Monsieur Pierre, pour…
—Ne prononcez pas son nom maudit…
—Pour elle, sinon le pardon, au moins l'oubli…
—Non… Est-ce que vous avez oublié, vous?
—Moi, j'aurais pu avec le temps oublier s'il n'était venu s'ajouter, à la faute commise par moi, la mort de mon père, le brave et loyal soldat, emportant dans l'éternité son nom flétri par son enfant… Jamais je n'oublierai, jamais je ne pardonnerai la mort de mon père!…
—Moi, jamais je ne pardonnerai ma vie brisée; jamais je ne pardonnerai cette trahison, cette lâcheté;… jamais je ne pardonnerai ce doute qui me ronge en regardant le seul être que j'aime, Jeanne; ce doute qui revient sans cesse troubler mes pensées: Est-elle bien ma fille?… Et alors, il me semble que je serais capable de tuer la pauvre enfant.
—Oh!…
—Pourtant je l'aime!… ma fille… la sienne. Oh! à cette pensée, toute ma haine, toute ma rage revient. C'est ma vie tout entière qu'elle a empoisonnée, c'est sa vie tout entière qui doit payer la mienne… Larmes pour larmes, sang pour sang, rien ne m'arrêtera, j'irai jusqu'au bout, sans pitié…
—Elle fut coupable, monsieur Pierre; car, si l'épouse avait une heure d'égarement, la mère devait s'arrêter sur la voie fatale… Mais la femme, c'est la faiblesse: elle peut à certaines heures être la victime de sa nature… Le coupable, c'est l'ami indigne abusant de ces heures, pour apporter la honte et le désespoir. Croyez-vous que par la mère vous n'avez pas assez puni l'épouse?
Pierre, les poings serrés, la tête baissée, abîmé dans ses sombres pensées, ne répondait pas. Madeleine continua.
—Vous avez une volonté de fer… Je ne vous dis pas: oubliez, pardonnez; je vous dis: Ne punissez pas, laissez-la… Et puis, est-il possible qu'un homme s'attaque à une femme? Ah! avec Fernand, c'était la lutte; mais avec elle, c'est l'écrasement, c'est le crime…
—C'est le châtiment…, dit Pierre d'une voix sourde.
—Le châtiment n'est-il pas déjà terrible? Veuve et mère, et l'enfant perdu!…
Pierre redressa la tête.
—Madeleine, depuis le jour fatal, vous m'avez vu sans cesse; est-ce que mon coeur a battu? M'avez-vous vu chercher d'autres amours?… Je suis resté austère, chaste… C'est qu'il y a là un amour profond, un amour puissant que rien ne peut arracher. Geneviève fut une infâme…, mais je l'aime; Geneviève fut une ingrate…, mais je l'aime; Geneviève n'avait pour moi ni amour ni amitié, mais je l'aime, je l'aime, entendez-vous?… J'ai pour elle du mépris, de la haine, et je l'aime, et je ne sais si, me trouvant devant elle, je ne la prendrais dans mes bras pour l'étouffer ou pour l'embrasser… Cet amour, que je ne puis arracher de moi et contre lequel ma raison, mon honneur protestent, cet amour devient de la haine… Non! j'ai trop souffert pour pardonner, et je ne suis pas assez maître de moi pour oublier.
—Mais que voulez-vous donc?…
—Qu'elle meure! Et peut-être irai-je avec son enfant prier et pleurer sur sa tombe.
—Monsieur Pierre, continua Madeleine, au nom de Jeanne, pitié pour la mère…
—Je vous en supplie, Madeleine, je vous en supplie, ne mêlez jamais le nom de l'enfant au souvenir de la mère.
—Pitié, au moins… Dieu pardonne, lui…
—Qu'en savez-vous? qui vous dit que la mort est le pardon, et qu'il n'y a pas l'éternité pour le châtiment?…
Puis changeant brusquement…
—Madeleine vous êtes vengée… Ne parlons jamais de tout ceci; c'est seul que je veux agir…
—Prenez garde!… c'est vous qui allez devenir criminel…
Pierre haussa les épaules.
—Comme le bourreau!… Adieu, Madeleine, laissez-moi… et retournez près de Jeanne.
Et comme, tout fiévreux, il se promenait dans la chambre, elle dit à mi-voix en sortant:
—Pauvre homme!
Et Madeleine de Soizé sortit de la chambre, attristée par cette grande douleur, épouvantée par cette haine, mais respectueuse devant cette force de volonté. Pierre, sombre, restait l'oeil fixe, sans regard, la pensée tout entière sur le but qu'il poursuivait.
Pendant ce temps Simon obéissant s'était rendu à Montmartre dans la rue étroite où le vieux Rig résidait depuis qu'il avait été chargé de jouer plusieurs rôles dans le drame de Pierre Davenne. Il apprit que le sauvage avait couché là; mais il était sorti au lever du jour. Sa vie, avait-on dit, était très régulière depuis quelque temps, et il était probable qu'il ne tarderait pas à revenir; assurément il devait être dans le quartier! Simon ne fut pas embarrassé; il avisa, en face de la maison de celui qu'il venait chercher, un bureau de tabac augmenté d'un débit de liqueur.
La grande salle du premier étage était occupée par un billard.
Simon se dit aussitôt:
—Le vieux gredin tire des bordées dans les environs… Espère! espère! J'entre là, je monte au premier, je me mets de quart à la fenêtre… Il y a des munitions dans le dessous… Espère! espère!…
Il entra dans le débit de tabac, renouvela sa boîte de «pralines» et dit à la marchande stupéfaite:
—J'espère un ami, je monte dans le dessus… Et je me place en vigie… Il faut de l'oeil… faites-moi servir un verre pour brûler le quart…
—Qu'est-ce que vous demandez… un petit verre?
—Envoyez-en un grand… et qu'on oublie la bouteille… Si la vieille carcasse fait des escales, il n'abordera peut-être pas avant la soupe… Espère! espère! Je vas me monter.
Et, ainsi qu'il le disait, au grand ébahissement de la débitante, ayant renouvelé sa praline, il monta au premier étage… Les longues, les éternelles heures passées à bord, devant l'immensité muette, avaient rendu l'ancien matelot patient. Il prit un siège, se mit à califourchon dessus, et accoudé sur le dossier, le menton dans ses mains, le visage si près de la vitre que son haleine la couvrait de buée, il guetta l'arrivée du vieux Rig. Sur une table près de lui le garçon avait placé une bouteille de cognac et le verre.
La bouteille était presque vide et la nuit tombait, lorsque Simon se leva de son siège, pour descendre renouveler ses munitions… La marchande de tabac, très intriguée et peu rassurée par cet homme qui depuis le matin était dans la maison et qui à chaque demande du garçon n'avait répondu que:
—Espère!… espère! file dans ta cale,… fit un effort pour lui demander:
—Mais, monsieur, qu'est-ce que vous guettez donc?
—Espère! espère… C'est le vieux marsouin d'en face… Je l'attendrai plutôt jusqu'à demain.
La perspective d'avoir jusqu'au lendemain ce singulier consommateur semblait ne point charmer du tout la vieille dame; elle dit naïvement:
—Marsouin? je ne connais pas ce nom-là dans le quartier.
D'abord Simon crut que la vieille débitante voulait se moquer de lui; il la regardait avec son gros rire, qui fit tant l'effet d'une grimace à la marchande de tabac qu'elle se rejeta en arrière… et Simon, se disant qu'on voulait rire, fit par-dessus le comptoir des feintes d'armes avec la main sur le corsage abondant de la débitante scandalisée, qui se reculait en tapant ferme sur les doigts de fer du matelot.
—On veut donc rire, la maman?
—Assez! Voulez-vous vous taire, polisson!… A-t-on jamais vu?… Où vous croyez-vous?…
C'est en se tordant de rire que le matelot s'écria:
—Espère! espère!… Alors, il ne s'appelle pas Marsouin… C'est le vieux Rig dont je parle…
La vieille dame ne répondit plus. Ce fut le garçon qui dit:
—Ah! je ne sais pas si c'est son nom…; mais ce doit être cette espèce de vieux hibou d'en face.
—Oui, fit la débitante avec dégoût, ce doit être votre ami… Un vieux sale…
—Vieux sale… c'est lui…
—Ah bien! fit le garçon, vous ne le verrez pas… Il sort d'ici…
—Comment! d'ici?…
—Absolument… il a acheté un timbre-poste. Il avait une petite valise…
—Une petite valise… Il se sauve… Espère! espère! Je te vas mettre le grappin dessus.
Et d'un bond Simon sortit de la boutique, laissant étourdis, effrayés, et la patronne et le garçon.
Il faisait presque nuit; toute la journée le matelot était resté là, solide au poste… et il avait perdu son temps. Mais Simon n'était pas homme à ne pas exécuter les ordres de son lieutenant. Pierre Davenne lui avait dit:
—Va me chercher Rig…
Et mort ou vif, Simon ramènerait Rig…
Où allait-il à cette heure? Il aurait été bien embarrassé pour le dire lui-même… Il allait chercher Rig, et il causait se disant pour se consoler, en changeant sa praline de joue:
—Espère! espère! je t'aurai, ancien.
Arrivé en courant sur les boulevards extérieurs, il lut sur l'omnibus: Montrouge. Ce fut comme une révélation. Rig se sauvait; mais assurément, avant de se sauver, il devait rentrer dans l'étrange demeure où il l'avait trouvé. Simon courut après la voiture, et, donnant ses trois sous au conducteur en s'élançant sur l'impériale, il s'écria dans son bon rire:
—Ouf! là, dans la hune!
Il se mit près du cocher. Cinq minutes après il lui offrait une praline… Dix minutes après il était presque debout, un genou sur la banquette, les mains sur la rampe, se tenant de face dans la direction de la voiture et la tête presque sur l'épaule du cocher… Ils étaient déjà très amis… Simon lui racontait que, dans ses voyages, il avait été dans un pays où les chevaux avaient un siège naturel sur la croupe; en achetant la bête, on avait à la fois le cheval et la voiture… On pouvait y tenir trois… Le cocher lui demanda s'il y avait une capote. Simon faillit se fâcher, mais ce fut l'affaire d'une seconde; il continua en racontant qu'avec la crinière intelligemment nattée, on se faisait les guides…
Arrivé à Montrouge, il paya une bonne bouteille à son voisin… d'une heure… et lui fit jurer qu'ils se reverraient; puis ils se dirigea vers le bizarre village où nous avons déjà mené le lecteur.
XXII
DE L'AIMABLE FAÇON DONT LE VIEUX RIG RENDAIT SES COMPTES.
L'étrange village que nous avons dépeint, situé au-dessus de Montrouge, et où campaient pendant la mauvaise saison tous les banquistes forains, était sans dessus dessous depuis quelques jours. Les fêtes et les foires de village commençaient partout, et chaque jour c'était dans une direction nouvelle. Les bouges, abandonnés, restaient ouverts, sans portes, sans fenêtres, désolés; les niches se vidaient; les animaux partaient. Le vent allait pouvoir entrer libre partout, avec la pluie, lavant et assainissant pour la saison nouvelle les huttes des nomades.
Les chariots, comblés des ustensiles baroques de la vie foraine, partaient, cahotant dans les ornières profondes et balançant rudement dans les cahots les Vénus à moignons, les géantes et les femmes à barbe veulement couchées au sommet, servant d'appui, pour empêcher le vent d'enlever les loques de la baraque.
Le petit nain était parti, le grimacier était parti, les Hercules et la Vénus étaient partis; Georgeo le bohémien, qui avalait les sabres, était parti. Depuis la veille, le vieux Rig donnait à manger à son cheval-ombre: il ne lui donnait plus des paillassons et des vieux chapeaux de paille, il lui donnait du foin et de l'avoine comme à une bête naturelle; depuis la veille, sa tanière s'était rouverte, et seul, il empilait dans sa grande voiture entre-sort toutes les étrangetés qui composaient son mobilier. On n'entendait de tout côté que le bruit des marteaux et les rires joyeux des banquistes, heureux de reprendre la vie nomade qui était une condition de leur santé. Ils étaient heureux: ils allaient marcher au grand soleil, sur les longues routes, les pieds blancs de poussière, bien libres, bien indépendants, s'appartenant enfin, n'ayant plus pour loi que leur volonté.
Georgeo, au contraire, avait conservé jusque dans son départ sa nature sombre et silencieuse; Georgeo ne parlait à personne dans le campement de Montrouge, qu'à la belle Iza, la servante du vieux sauvage, et tous avaient remarqué que, depuis la fuite d'Iza, Georgeo était devenu plus taciturne.
Georgeo n'avait rien dit à personne, et la nuit précédente il était parti. Le lendemain, la porte de son chenil, contrairement aux autres, était fermée, la fenêtre clouée et la voiture partie. Cela n'étonna personne.
Avec la nuit revint le silence; ceux qui ne devaient partir que le lendemain allèrent passer la dernière nuit dans leur tanière, s'empressant de dormir tôt et bien, pour être levés avant le jour et hâter le départ. Le silence enveloppait le petit village. Seul le vieux Rig le troublait par le heurt de ferraille des harnais qu'il mettait à son cheval.
Rig attelait sa voiture bien pleine, et le grand cheval avait de longs hennissements; il était encore étonné du changement survenu dans son alimentation, et ce n'est pas sans crainte que, se voyant attelé, il se demandait de quel travail il allait payer ça… Le vieux Rig était fiévreux: il se hâtait, il était agité, il semblait craindre quelque chose.
Il avait attaché son chien sous sa voiture, le cheval était attelé, il n'avait plus qu'à monter sur le siège et partir; avant il rentra dans son chenil et, la lanterne de sa voiture à la main, il éclaira tous les coins, s'assurant qu'il n'oubliait rien. Il allait sortir, lorsqu'il vit devant lui dans l'encadrement de la porte, lui barrant le passage, la haute silhouette d'un homme. Rig n'était pas un timide: il se recula aussitôt et leva sa lanterne dans la direction de la porte, pour voir qui se présentait ainsi. C'était Georgeo, qui lui dit d'un ton bref:
—Il était temps, Sauvage! une heure plus tard, et le vieux voleur était parti…
Le vieux Rig, en reconnaissant celui qui lui parlait, avait aussitôt éteint sa lanterne. Ainsi placé absolument dans l'ombre, il n'était pas vu et voyait la silhouette de Georgeo se détacher plus noire sur l'obscurité moins intense de la nuit… Et, pour dépister le grand Geo, il se glissa sans bruit, comme une couleuvre, de l'autre côté de la pièce.
—Rig, dit Georgeo, tu avais comploté avec Iza de me voler. Vous avez reçu l'argent; rends-moi ma part, vieux, et je te laisse vivre…
—Je n'ai pas ta part…
—Alors tu l'as remise à Iza… Mène-moi où tu caches Iza…
—Ne viens pas m'ennuyer de tes mensonges… Geo, va retrouver la fille… et laisse le vieux Rig…
—Le vieux Rig me rendra mon argent ou il mourra…
—Comme ça, fit le vieux Rig narquois.
—Vieux Rig, je pardonnerai à ton âge; mais rends-moi l'argent.
Le vieux Sauvage, blotti dans son coin, ne répondit pas; il manoeuvrait pour en finir, car il avait vu, avec ses yeux de chat, un revolver dans la main de Geo. Il se glissa dans l'angle où il s'était retiré d'abord et dit:
—Geo est un grand niais d'être venu se fâcher avec Rig…
Il vit que Geo étendait le bras dans la direction d'où la voix était partie, il se recula aussitôt. Geo faisait un pas pour être plus près de celui qu'il cherchait, et il demanda pour entendre sa voix et diriger son coup:
—Vieux Rig, veux-tu nous entendre et ne point garder toute la somme?
Le vieux Sauvage avait tiré de sa ceinture un long couteau à large lame, semblable à un coutelas de boucher: il se glissait derrière le grand Geo et, pour tromper celui-ci, il jeta sa lanterne dans le coin qu'il venait de quitter. Geo tira dans la direction d'où il avait entendu du bruit… En même temps, il sentait comme un coup de poing dans le dos: il voulut se retourner pour se défendre; mais il étouffait, son arme lui échappa des mains, et, sans qu'il pût prononcer une parole, il tomba comme une masse, la face contre terre.
Le vieux Rig, qui s'était reculé dans le coin du bouge où il avait jeté sa lanterne, la rallumait vivement.
Dès qu'il eut de la lumière, il alla attentivement regarder le cadavre… Il avait oublié le couteau dans la plaie; il l'y laissa pour éviter le sang… Étant sorti pour s'assurer que personne n'avait rien entendu autour d'eux, il rentra; comme c'était un homme soigneux que le vieux sauvage, tout en réfléchissant à ce qu'il allait faire du cadavre afin de n'être pas recherché le lendemain, il fouillait les poches du grand Geo, prenait une poignée de louis qu'il avait dans sa ceinture,—les louis qu'Iza avait apportés quelques jours avant son mariage,—et le portefeuille crasseux qui contenait ses papiers. Il disait tout bas, le vieux Rig:
—Pour tout le monde, il est en route! sa cabane ne sera pas rouverte avant le retour habituel, dans six mois… C'est ça! Grand Geo, tu vas reposer dans ton lit, plains-toi donc?… Le gourmand qui voulait sa part…
Le vieux sauvage éteignit sa lanterne et se glissa à travers les cahutes. Arrivé devant celle de Geo, il tira de sa poche un instrument, qui ne le quittait jamais, à peu près semblable à celui dont se servent les dentistes pour l'extraction des dents. Lorsqu'on lui en demandait l'usage, il disait même qu'il l'employait à cet usage, et, le glissant dans la serrure avec une vivacité et une adresse prodigieuses, il ouvrit la porte.
Il courut aussitôt à sa voiture… Il caressa son cheval en disant:
—Nous allons partir, Jupiter…; tout à l'heure, mon vieux…
Le chien sous la voiture eut un grognement…
—Qu'est-ce que c'est, Radis? fit à mi-voix Rig fronçant les sourcils et regardant autour de lui… Tout était calme, il caressa le chien qui se recoucha en attendant…
—Rien! une fausse alerte!… Celui qui viendrait me déranger à cette heure n'aurait pas de chance, grogna le vieux en dardant son regard fauve.
Il rentra dans sa baraque, prit le corps de Geo,—nous avons dit que Rig était d'une force extraordinaire;—il l'enleva comme une plume, les pieds battant d'un côté, la tête et les bras de l'autre, évitant de se tacher de sang, et il courut jusqu'à la demeure du misérable. Arrivé, il se mit à genoux et étendit le corps par terre; il allait se relever lorsqu'il reçut un choc effroyable sur la tête; il se dressait, mais il sentit ses bras pris dans une corde; il voulut se débattre, mais on était couché sur lui et on le ficelait. Le vieux Rig était pris; il n'osait crier, il sacrait d'une voix sourde en bavant de rage. Il ne fut pas longtemps avant de savoir à qui il avait affaire en entendant:
—Espère! espère! vieux coquin… Ah! on veut manger tout, à soi seul… Vieux gabier, potence à l'ail, tu vaux cher… Quelle chance, hein! que je fasse bien les épissures. Es-tu gentiment ficelé?… Vieux sauvage, si je t'ai cassé quelque chose…, espère, espère, nous ne le perdrons pas: tout est attaché solidement.
—Simon…, tu payeras cher ta trahison…
—Comment, vieux coquin… Ne redis pas ce mot-là, je te colle des pichenettes sur le nez… Vieille carcasse à potence; pour une fois que l'on a confiance en toi.—C'est vrai qu'il fallait être naïf.—Je le disais au lieutenant… Le pauvre garçon qui vient te réclamer ses sous, et tu le tues… Tu vas être lourd à emporter; dis donc, sauvage, si j'allais chercher les gendarmes… Ce sera pour une autre fois,… le lieutenant veut te parler… Comme je ne te déshabillerai pas… ça te va bien les ficelles… Je ferai les gestes quand tu parleras… Espère! espère!
Et en disant ces mots, Simon ficelait absolument ainsi qu'une momie le vieux Rig… encore abruti par le coup de poing que le matelot lui avait appliqué sur la tête pour annoncer son arrivée.
—Tu n'as pas été gentil avec Georgeo… Ah! vieux polisson, peut-être que tu étais jaloux à cause de la sauvage… Mais faut dire aussi que tu n'es pas galant avec elle. Si c'est comme ça que tu entretiens celles auxquelles tu portes intérêt… Allons, Rig, maintenant nous allons rendre notre visite, sois aimable. Et le matelot prit Rig comme un ballot et l'emporta sur son épaule. Il sortait; le vieux sauvage, prudent, dit:
—Simon, ferme la porte.
—A-t-il une tête! il pense à tout; tu ne veux pas que ton ami Geo s'enrhume. Et, obéissant, il ferma la porte.
Simon était un minutieux: il s'assura que la porte était bien fermée, et il dit alors au vieux Rig:
—Tu peux être tranquille, te voilà pour six mois absolument à l'abri… S'il prenait l'idée à Simon d'être désagréable au vieux coquin qu'il a pour camarade… il n'aura qu'à aller prier la police d'ouvrir la porte; mais le sauvage est trop intelligent pour obliger un ancien à le dénoncer… N'est-ce pas, vieux coquin?
Et Simon courait portant sa momie vivante sur l'épaule. Arrivé près de la voiture Radis grogna, menaçant; heureusement il était attaché… Simon présenta au chien la face du vieux Rig.
—C'est ton maître que tu veux… Renifle ça et taisons-nous.
Le chien, en sentant son maître, frétilla gaiement de la queue et se tut. Simon alla étendre son ballot,—le sauvage,—dans la voiture, derrière la banquette.
—Vois-tu, je te couche là, la tête de ce côté pour que nous puissions causer en chemin, tu pourrais t'ennuyer en route! Tu es bien comme ça? Attends, voici une couverte, pour que tu aies la tête haute… C'est moi qui vais conduire… Tu n'oublies rien? Parle avant le départ… pendant que je vais me chausser… Tu n'avais pas remarqué que j'étais pieds nus… Je vais te conter ça, sauvage…
Et Simon, ayant couché Rig sur la banquette, avait été prendre ses souliers dans un coin; il s'était assis sur le marchepied de la voiture, et se chaussait; il continua:
—Je te cherche depuis ce matin… Je m'étais dit: Espère! espère! Je l'aborderai bien par delà le jour, le vieux. Rien… J'arrive juste au moment où tu déménages, je te vois, le chien se met à crier… je me cache et me déchausse… je change de vent et j'arrive juste au moment où tu portais ton dernier paquet… mais pas dans ta voiture… Là, maintenant, nous allons partir…
Simon était chaussé; il grimpa dans la voiture, s'y mit bien à son aise; il ramassa les guides; voyant dans l'ombre se dessiner la silhouette maigre et aux angles aigus du vieux cheval, il s'écria:
—Dis donc, sauvage, c'est pas un cheval mécanique? il marche tout de même?… Il lui faudra plus d'avoine que de coups de fouet… Attends, ma vieille, c'est pas parce que les gens sont dans le malheur qu'il faut laisser jeûner le pauvre monde… Nous allons te donner un bonbon, vieux gourmand.
Et Simon fouillait dans sa boîte à pralines, renouvelait sa provision personnelle, et en offrant au vieux sauvage forcément immobile:
—Ouvrez la bouche et ne mordez pas… ou sans ça… je tape! Là! vois-tu ça, ça console! Hue! et il fouetta le vieux cheval qui partit joyeusement.
Rig disait:
—Où vas-tu?
—Tu t'en doutes bien, vieux coquin; je te conduis chez le lieutenant… Comment, vieux gourmand, tu voulais tout, tout pour toi tout seul!… Tu laisses cette pauvre petite Iza, la petite sauvagesse, dans la misère… Georgeo, il n'y a plus rien à dire: tu lui as fait un sort…
Le vieux Rig, muet, les yeux fermés, s'abandonnait, feignant de dormir: il n'ouvrait l'oeil que lorsqu'il sentait tourner la voiture, pour regarder la direction suivie, craignant toujours que Simon n'allât le livrer aux agents. Simon, qui n'aimait pas la solitude, causait avec Rig, comme si celui-ci avait été assis près de lui; le vieux sauvage restant dans son mutisme, il alternait et parlait quelquefois au cheval. Il ne faut pas croire que Simon fût un automédon de premier ordre; à chaque tournant de rue il accrochait le trottoir, et il sacrait bien comme le diable, se tenant à l'avant ainsi qu'il disait, tenant son fouet comme s'il pêchait à la ligne, regardant avec terreur les lumières des voitures qui s'avançaient devant lui…
—Bon sang… En v'là un qui va m'aborder!… Et vire donc, eh! vieille carcasse… Aïe! aïe donc, mais va donc, t'as la barre en dedans… et potence à l'ail!… tu vas m'accoster. Appuie donc à bâbord… appuie donc… Quoi que tu dis!… Espère! espère!… On a l'oeil… Hue donc!
Puis, revenant à Rig lorsque la chaussée était libre:
—Tu vois, ma vieille, tout ça, ça ne sait pas conduire! oh! si ça avait flotté comme nous… Vieux sauvage, tu le vois, il ne faut jamais faire des bêtises avec Simon… sinon, ça tourne mal… Tu te croyais malin, tu te disais: Simon est une vieille plie…, bête comme une morue… Eh bien, tu vois, ma pauvre vieille… Simon est solide au poste… l'oeil au quart… Le lieutenant a dit: Il faut que tu me ramènes le vieux sauvage avec l'argent… Tu vois, je t'amène avec tout ton bazar… Hein! et ça a été vite… On tournait une rue et les roues de la voiture montaient sur le trottoir, une autre voiture barrait le passage; Simon se dressa et levant le fouet en criant pour répondre aux injures du cocher:
—Qu'est-ce que tu dis?… Appuie à bâbord, sale marsouin; appuie ou je t'aborde et je te coule.
Lorsque Simon arriva à Charonne, il fit entrer la voiture dans la longue allée, dit au nègre de dételer le cheval et, chargeant sur son épaule le corps ficelé du vieux sauvage, il le monta dans la chambre de Davenne.
—Qu'est-ce que cela? fit Pierre en voyant son matelot et son singulier colis.
—Mon lieutenant, on fait ce qu'on peut: il n'était possible à amener vivant que comme ça…
—Il a refusé de venir?
—Je ne le lui ai pas demandé… Mais comme il serait gêné pour parler, je vais vous raconter la chose en deux temps. Voici…
Et Simon raconta son expédition dans tous ses détails… Il termina:
—Le grand point était de venir avec son sac… Vous voyez qu'il a encore été gentil, le vieux coquin; il m'a prêté sa voiture… je crois même qu'il m'aurait peut-être invité à prendre un verre; mais c'est parce qu'il était certain que je refuserais… Il ne s'agit plus que de faire une perquisition dans la voiture.
Rig eut un regard de haine.
—Ne nous fâchons pas, sauvage. Simon ne touche qu'aux choses propres, il ne te prendra rien.
Davenne regardait attentivement Rig; il avait vu ses yeux pleins de flammes, il lisait sur le visage du vieux misérable de quelle rage l'avait empli la réussite de Simon. S'adressant à son matelot:
—Simon, rends-le libre…
—Espère! espère! le sauvage, tu vas te retrouver sur pied…
Et, obéissant à son maître, il dénouait rapidement les cordes. Lorsque Rig fut debout, son premier mouvement fut de porter les mains à sa ceinture sous sa houppelande, en même temps que son regard fauve regardait en dessous le matelot… Celui-ci éclata de rire en disant:
—Comment, vieux phoque, tu crois que j'avais laissé tes joujoux après toi?… Bébête, va… Tu sais bien que depuis quelques mois nous faisons campagne ensemble,—et il montrait un couteau et un revolver.
—Rig, dit froidement Pierre, lorsque j'ai été te chercher et que je t'ai demandé ce que tu voulais, c'est toi qui as fixé les conditions?
—Oui, maître, fit le vieux matelot, courbé, comme humilié et regardant en dessous.
—Ai-je tenu mes engagements?
—Oui, maître…, et je ne réclame rien!
—Lorsque je t'ai fait revenir avec Iza… pour jouer le rôle de Zintsky, tu m'as dit que tu risquais ta liberté; qui a fixé le prix?…
—Moi! maître!
—Tu m'as amené Iza, tu m'as amené Georgeo, et chaque fois ai-je payé tes services?
—Oui, maître.
—Tu as aujourd'hui beaucoup d'argent, Rig; tu vis sobrement et la somme que tu as aujourd'hui est pour toi plus qu'une fortune… Pourquoi ne veux-tu pas finir la vie odieuse que tu mènes? Pourquoi veux-tu voler même tes frères?
—Pourquoi? Parce que Rig est vieux et qu'ils sont jeunes;… qu'Iza sera toujours riche maintenant..
—Rig, je lis dans ton regard; prends garde. Celui qui est capable de faire ce que tu as fait gardera peu de mesure; je connais pour te faire obéir certaine histoire arrivée à bord de la Souveraine…
Le vieux sauvage baissa la tête…
—Aujourd'hui, Rig, si je pouvais seulement penser que tu devinsses ingrat avec moi, que tu oubliasses ton serment et que tu devinsses traître; enfin, si cette pensée me venait, j'enverrais ton signalement au bas du rapport du capitaine de la Souveraine, au procureur impérial; je l'inviterais à passer par ton cloaque de Montrouge, et, lorsqu'il aurait vu le corps du grand Georgeo, je lui dirais le nom du coupable. M'as-tu compris?
—Si le maître parlait…, moi aussi je parlerais.
—Et que dirais-tu? fit Davenne en se levant hautain et croisant les bras. Simon clignait de l'oeil et troussait ses manches, s'apprêtant, au premier signe, à sauter sur le sauvage.
—Je me suis fait mourir…, puis tu m'as sauvé…, et j'ai renoncé à voir tous ceux que je connaissais. Qu'y a-t-il à dire à cela?
—Alors que craignez-vous?…
—Je veux que tu comprennes que je n'ai rien à craindre. Il ne me plaît pas qu'on sache que Pierre Davenne est vivant; mais il n'y a là ni délit ni crime… Souviens-toi donc que je ne relève que de ma conscience et non de la justice… Mais, autour de ce que tu sais, je veux le silence;… entends-tu, le silence? Sinon, Rig, je l'obtiendrai violemment…
Il y eut une pause pendant laquelle Rig, muet, attendait les yeux baissés. Pierre reprit:
—L'or de Georgeo est à toi avec le sang qui le tache…; mais tu vas rendre la part d'Iza… Où est-elle?
—L'argent d'Iza est à moi!…
—Que dis-tu? demanda sévèrement Pierre, qui d'un signe ordonna à Simon de sortir. Simon cligna de l'oeil semblant dire qu'il comprenait, et il sortit.
—Je dis… Je vous ai servi, vous m'avez payé…, je n'ai rien à vous réclamer… Mais vous n'avez rien à voir dans ce qui regarde Iza… Vous ne connaissiez pas Iza: elle était chez moi; c'est moi qui l'avais arrachée des mains de ceux qui la voulaient prendre; c'est moi qui l'ai amenée à Paris, c'est moi qui l'ai nourrie… Iza était ma domestique, et dans son pays on dirait mon esclave… C'est pour moi qu'elle travaillait lorsque je l'ai amenée chez vous, et ce qu'elle a gagné est à moi. Rig est vieux… Rig a eu assez de mal à gagner sa vie, à assurer le pain de ses vieux jours. Iza était une pauvrette bonne à rien… et Rig l'a prise quand même… Mais si le vieux Rig l'a prise, ce n'est pas pour rien, c'est qu'il avait un but: il savait qu'un jour Iza lui payerait largement ce qu'il avait fait pour elle…
—Ainsi, tu veux dire que la somme qui revenait à Iza, suivant nos conventions, t'appartient; je t'ai donné cinq mille francs pour ton expérience, cinq mille francs pour jouer le rôle de vieux Moldave, cinq mille francs pour achever l'affaire d'Auteuil… et aujourd'hui tu n'es pas satisfait…
—Iza était ma servante…
—Lorsque j'ai chargé Iza du rôle qu'elle a joué…, je t'ai payé encore; tu l'oublies, et la misérable petite n'a consenti à prendre le nom du coquin qu'à un prix arrêté entre nous… Est-ce qu'aujourd'hui tu es responsable, toi, de ce qu'a fait Iza?… Et tu oublies toujours Georgeo: c'est toi aussi, toi qu'il haïssait cependant, qui me l'as fait connaître… Rig, je ne m'occupe pas de Geo, mais tu vas rendre la part d'Iza.
—Personne ne reprendra à Rig l'argent qui est à lui… Là-bas, il m'a surpris; mais ici, je suis libre.
Et comme Rig semblait se redresser, qu'il avait déjà regardé, deux fois autour de lui—comme le fauve, prêt à s'élancer, cherche la voie qu'il suivra,—calme et froid, Pierre ouvrit le tiroir d'un meuble, en sortit un long revolver et en tira la baguette d'arrêt…; puis, le doigt sur la détente:
—Rig m'appartient… Il est chez moi, et sa vie est dans mes mains.
S'il essaye de fuir, je l'étends à mes pieds.
En voyant le canon de l'arme dirigé sur lui, le vieux sauvage eut un tressaillement involontaire qu'il réprima aussitôt; il dirigea son regard sur celui de Pierre: il n'eut pas de doute sur l'exécution de la menace, mais il se redressa crânement aussitôt en disant:
—Je ne fuirai pas, vous lâcheriez la police à mes trousses; mais je ne rendrai pas la part d'Iza, elle m'appartient…
—Et si je te faisais arrêter?
—Vous ne le ferez pas… Vous n'avez pas à craindre la police…, mais vos intérêts vous obligent à ne pas le faire. Et en disant ces mots il regardait Pierre, il vit qu'il disait vrai.
Pierre dit brusquement:
—Finissons-en, veux-tu être tranquille…? Veux-tu que j'oublie ce que tu viens de faire? Garde la part de Geo. Rends la part d'Iza et pars ce soir pour ne plus mettre les pieds en France; car, dans trois jours, Rig,… dans trois jours, entends-tu? les intérêts que j'ai à ménager seront satisfaits… et je pourrais te livrer à la justice… Alors ce serait tout qu'il faudrait rendre, tout avec ta vie… Veux-tu?
Le front du vieux saltimbanque se plissa une seconde, ses yeux se fermèrent bien…; mais se domptant et raidissant les bras, les poings fermés, comme pour imposer nerveusement à lui-même sa volonté, il dit en serrant les dents:
—Non! non! l'argent est à moi… Et puis je ne crois pas à tout cela…
—Rig, réfléchis!
Le vieux coquin regarda autour de lui, la porte derrière était ouverte, le bras armé de Pierre était baissé; en une seconde il pensa que Davenne était incapable de le poursuivre pour une somme d'argent, qu'on voulait seulement l'intimider pour l'obliger à rendre l'or volé. Il répondit:
—Non! non, vous ferez ce que vous voudrez!… L'argent d'Iza, c'est le mien.
Et d'un saut prodigieux en arrière, il se trouva sur l'escalier, il glissa plutôt qu'il ne descendit, bousculant tout.
Il y eut un fracas dans l'escalier, suivi d'un bruit métallique qui fit aussitôt sortir Pierre Davenne la lampe d'une main, le revolver de l'autre. On entendait crier dans l'ombre.
—Ah! vieille potence, tu m'as abordé… Espère! espère!… ne te baisse pas, vieux gredin…ou je t'étrangle.
La lumière apportée par Pierre éclaira la scène. Simon tenait le vieux Rig au cou, et celui-ci cherchait à écraser le matelot sur les barreaux de la rampe; sur les marches de l'escalier, le petit sac de cuir de Russie tout garni de platine, éventré et duquel tombait, ruisselant sur le tapis qui couvrait les marches, un flot d'or… C'était la sacoche d'Iza que le matelot avait été reprendre dans la voiture du vieux sauvage…
Aussi, en voyant l'or qu'il avait caché pris par Simon, était-il décidé à en finir avec le matelot; mais si l'un était adroit, l'autre était plus jeune et plus fort.
Simon montait l'escalier tout fier, il tenait la sacoche, le trésor d'Iza; un large rire s'étendait sur sa grande bouche: c'est que, pour la retrouver, il s'était fait aider par le nègre, et à eux deux ils avaient tout bouleversé dans l'entre-sort. Chaque fois qu'une fiole lui tombait sous la main, Simon disait au nègre qui se nommait Ali:
—Tu sais, Rissolé, goûte pas à ça, ma vieille…, ça te rendrait pâle…, c'est de la poison.
Et les fioles du vieux Rig, si soigneusement rangées, allaient se perdre dans les chiffons.
Lorsque Simon avait trouvé le sac, lorsqu'il avait reconnu le premier cadeau que Pierre avait fait à Iza, il s'était écrié joyeusement:
—Espère! espère! tu peux atteler… j'ai l'affaire…
C'est alors que, content de sa trouvaille, heureux d'avoir entièrement exécuté les ordres de son lieutenant, il se précipita dans l'escalier, la petite sacoche dans ses bras, grimpant la tête en avant, dans l'ombre, habitué à la maison… C'est à ce moment que le vieux sauvage se sauvait, menaçant. La tête de Simon donna dans la carcasse du vieux Rig, le choc eut pour résultat de faire tomber les deux hommes de côté; près de la rampe la sacoche, en tombant, creva, et l'or jaillissant tinta… Rig eut un éclat de rage.
—Potence à l'ail! avait crié Simon dans l'abordage.
Ce juron avait suffi à Rigobert pour savoir à qui il avait affaire…; le bruit de l'or, en tombant, lui avait appris ce que le matelot venait de faire, et, fou de colère, de rage, de haine et de lui-même, il cria:
—Ah! c'est toi… Je vais te finir là…
C'est alors que Simon, le reconnaissant à son tour, avait étendu ses longs bras et ses mains de fer avaient serré comme dans un carcan le col du vieux sorcier… Mais le cou de Rig était bien mince… et bien dur.
Alors Simon avait reçu un coup de poing, un coup de poing énorme; il avait heureusement frappé sur la joue gonflée, ça avait amorti le coup; mais la pression trop forte avait rendu «la praline» amère. Oh! alors, le vieux Rig gâtant ce que Simon disait qu'il y avait de meilleur dans la vie…, le vieux Rig était un homme perdu…; les doigts se serraient sur son cou…
Pierre Devenue parut…; il ordonna à Simon de lâcher le vieux Rig, qui tirait la langue…
Ce fut pour Simon un ordre difficile à exécuter, il regarda deux fois
Pierre; son regard était suppliant… Pierre dit:
—Laisse Rig sortir d'ici; puisque tu as l'argent d'Iza.
Simon lâcha Rig, mais en lui disant tout bas:
—Toi, vieux gredin, tu abîmes ma nourriture…; nous nous retrouverons… Espère! espère!
Rig, souple, s'était laissé glisser; il avait déjà repris la sacoche; il ramassait sans bruit l'or sur les marches, semblant se retirer à reculons, humilié… Pierre descendit deux marches, lui plaça le canon du revolver sur le front en disant:
—Laisse l'or que tu as volé, misérable, ou cette fois, vieux brigand, je te fais sauter la cervelle.
Rig regarda en dessous, son regard se croisa avec celui de Pierre: il vit qu'il était condamné s'il n'obéissait pas; il descendit alors à reculons, grinçant des dents, n'osant dire haut les blasphèmes, les injures et les menaces qu'il grognait tout bas, bien convaincu qu'il suffirait d'une seconde d'hésitation pour que Pierre l'étendît sur le tapis tout ruisselant d'or.
Simon, au paroxysme de la rage, faisait tous ses efforts pour se contenir; il avait pris à pleine main dans sa boîte à praline… et il mâchait, il mâchait de rage, de colère, è croire qu'il voulait se mordre la joue.
Rig sortit. Quand la porte du vestibule fut retombée, il exclama le plus odieux blasphème… Il courut vers sa voiture, elle était attelée, il sauta sur son siège, et montrant le poing vers la maison, il s'écria menaçant:
—C'est ta condamnation que tu viens de signer là?… L'argent que tu as pris à Rig, il faut qu'il le regagne… Il le regagnera en vendant ta peau!… Hue! là, Jupiter, hue!… et il enveloppa son cheval d'un vigoureux coup de fouet.
XXIII
OÙ RIG RETROUVE UNE FAMILLE.
Le vieux Rig revint vers Paris, et, suivant le boulevard qui borde le Père-Lachaise, il arriva dans le quartier Saint-Maur; il connaissait dans la rue de ce nom un terrain vague, dans lequel il avait été autorisé à remiser plusieurs fois sa voiture; comme la voiture de Rig était également sa maison d'habitation, c'est dire qu'il avait habité le quartier déjà. Le soir même il était installé; le vieux cheval restauré se retrouvait à l'écurie, sous un appentis en planches, et si le râtelier était sobrement garni, il avait la ressource des hautes herbes qui couvraient le terrain et dans lesquelles Radis bondissait joyeusement.
Le vieux sauvage, enfermé dans sa tanière, le sourcil froncé, la bouche méchante, arrêtait le plan des nouvelles infamies qu'il devait commettre pour recouvrer la valeur de la somme qui lui avait été reprise, et pour se venger des humiliations qu'il avait subies.
Assurément, malgré tout ce qu'il avait dit, Davenne devait craindre que le secret de son existence ne fût révélé. Huit jours avant, Fernand aurait payé ses services ce qu'il aurait voulu; aujourd'hui, Fernand était entre les mains de la justice; toute tentative de ce côté risquait de compromettre le vieux sauvage et peut-être de l'envoyer rejoindre Fernand.
Il éloigna cette pensée. Une autre personne avait un grand intérêt à savoir que Pierre existait, que la scène mortelle n'était qu'une comédie: c'était la femme même de Pierre, Mme Davenne. C'est vers cette femme qu'il fallait diriger ses efforts; c'est elle qu'il fallait retrouver et à elle qu'il fallait vendre le secret le plus cher possible. Le sauvage pensait que Mme Davenne devait avoir une fortune égale à celle de son mari, c'est-à-dire qui lui permettrait de payer cher une révélation de cette importance.
Une fois qu'il aurait l'argent nécessaire et lorsque la femme de Davenne commencerait les démarches pour s'assurer de l'existence de son mari, il s'occuperait de Simon, c'est-à-dire qu'il le dénoncerait dans une lettre anonyme comme ayant tout fait, ayant servi de témoin pour attester le décès; il ajouterait que Simon avait aidé Fernand dans ses escroqueries. Avec ça il était à peu près certain que celui qu'il qualifiait de traître irait finir ses jours dans une bonne prison. Tout bien arrêté dans son esprit, il sourit; il était content; il s'étendit sur son grabat et il s'endormit calme comme un juste qui a dignement rempli sa journée.
Il en rêva toute la nuit: il était payé le double de la somme qui lui avait été prise; il voyait Simon se traîner à ses genoux, lui demandant grâce, et il tirait la corde pour le pendre… Jamais Rig n'avait été aussi heureux… Du crime de la veille, du grand Geo couché dans sa bauge à Montrouge, pas la moindre pensée.
Oh! c'était un fort, le vieux Rig: quand il commettait une mauvaise action, la main tournée, il n'y pensait plus.
Il s'éveilla au matin calme et l'esprit léger; il ne dérangea rien dans sa voiture, étant décidé à hâter la petite infamie qu'il préméditait et à aller aussitôt le plus loin possible pour se mettre à l'abri de ceux qui n'allaient pas manquer de le rechercher, dès qu'ils s'apercevraient de sa conduite. Rig fit sa cuisine et, tout en déjeunant, il cherchait comment il pourrait retrouver Mme Davenne. La même idée qu'avait eue Séglin lui vint. Il allait se rendre rue Payenne; assurément, celle qu'il voulait retrouver ne demeurait plus là; mais, avec un peu d'intelligence, il interrogerait quelques personnes du quartier, et il ne devait pas manquer d'avoir bientôt tous les renseignements qu'il demandait.
Pour être bien reçu, pour trouver des gens disposés à répondre, il fallait ne pas avoir l'air d'un vieux vagabond. C'est ce que pensa Rig, qui chercha une minute comment il allait se vêtir… Il fouilla dans sa grande malle et en sortit deux costumes très beaux, avec lesquels il avait joué le rôle du vieil oncle d'Iza, le vieux Zintski. Fernand n'étant plus à craindre, ne courant pas le risque de le rencontrer, le vieux Rig pouvait redevenir le Moldave millionnaire et faire de nouvelles dupes. Il s'habilla soigneusement et se fit le visage du rôle; puis, content de lui, il se dirigea vers la rue Payenne. Il alla naturellement dans la maison qui faisait face à l'ancienne demeure de Pierre et entra chez le concierge.
—Monsieur, dit-il, seriez-vous assez aimable pour me donner des renseignements sur deux personnes qui habitaient le quartier l'an passé et que des intérêts de famille me font rechercher?
En voyant l'air aimable, doux et le costume étrange de celui qui se présentait, le concierge s'empressa, lui offrit un siège et lui dit:
—Monsieur, je me mets entièrement à votre disposition.
—Vous vous souvenez peut-être des personnes qui habitaient le petit pavillon en face de chez vous?
—Oui, monsieur, parfaitement: M. Pierre Davenne.
—C'est cela même.
—M. Davenne est mort.
—Je sais cela; mais je voudrais savoir où réside maintenant sa veuve.
—Ma foi monsieur, cette question m'a déjà été faite dernièrement… Nous l'ignorons absolument; mais en allant chez le notaire de la famille, qui demeure près d'ici, vous serez assurément renseigné.
Le vieux Rig avait une antipathie particulière pour tous les officiers ministériels: il n'aurait jamais osé aller chez le notaire de celui qu'il avait fait disparaître de ce monde; le vieux était prudent: il n'était pas certain,—jugeant les autres à sa valeur;—que le notaire n'eût pas eu connaissance de la mort simulée de Pierre Davenne, il dit donc:
—Je ne voudrais pas aller chez le notaire: je voudrais avoir des renseignements particuliers assez discrètement pour qu'ils ne révélassent pas les recherches que je fais; cela est utile pour sauvegarder les intérêts que je défends.
—Mon Dieu, monsieur, je ne pourrai vous donner d'autres renseignements que ceux-ci: Après la mort de Pierre Davenne, la veuve fut relevée un soir dans la rue, malade, mourante; on la transporta chez elle, des soins lui furent donnés; mais elle était dans un état tel qu'on dut la conduire dans une maison de santé. La malheureuse, songez; perdre en moins de deux jours son mari, un tout jeune homme qu'elle adorait, son enfant disparue, on ne sait comment… Elle était comme folle. C'est alors que le notaire de la famille…, je dis de la famille, on n'a jamais vu personne, le notaire vint et fit faire la vente.
—Ah! on a vendu? fit Rig.
—Oui
—Est-ce que la vente a rapporté beaucoup d'argent? Savez-vous à peu près le chiffre qu'elle a atteint?
—Ma foi non, c'était très joli, vous savez, c'étaient des gens qu'avaient pas besoin, des gens riches. C'était splendide chez eux, des meubles d'art, des choses superbes; tout le quartier était à la vente.
—Ç'a été cher? fit Rig, persistant.
—Ça, je ne peux pas vous dire. Ça a dû rapporter beaucoup d'argent; il y a eu des prix qui m'ont semblé extravagants pour des choses auxquelles je n'attribuais aucune valeur; mais vous savez, chez ces gens-là, ce sont les choses les moins utiles qui valent le plus.
—Alors, vous ne pouvez pas même me dire le prix approximatif atteint par cette vente?
—Absolument pas!
Le vieux Rig semblait très ennuyé de ne pas avoir de renseignements plus complets sur la vente. Sa nature d'avare, de convoitise, sa nature de sangsue s'éveillait, âpre; sa tête d'hyène s'avançait; il aurait déjà voulu planter ses dents pointues dans l'or recueilli par la veuve; mais, revenant aussitôt au point principal de sa démarche, il demanda:
—Mais enfin? comment pourrais-je retrouver Mme Davenne. Vous ne connaissez donc personne qui se soit intéressé à elle, pour savoir encore aujourd'hui où elle demeure… Elle est riche, n'est-ce pas?
—Oh! certainement oui.
—Cette maladie qui avait atteint ses facultés mentales n'a pas eu de suites? Elle est rétablie?
—Ma foi, monsieur, dit le concierge, je dois vous dire que je n'en sais pas plus que vous… M. Davenne mort, Mme Davenne enlevée d'ici; le mobilier du petit hôtel a été mis en vente et jamais plus nous n'avons entendu parler d'elle.
—Ainsi, reprit Rig ennuyé, vous ne voyez pas autour de vous quelqu'un capable de me donner des renseignements précis, et Rig se levait.
—Je ne vois personne.., Ah! peut-être pourriez-vous vous adresser au locataire nouveau du pavillon. Pour faire la location, il a eu affaire au propriétaire, c'est vrai, mais il y avait dans le pavillon maints agencements appartenant encore au dernier locataire, et peut-être le sculpteur a-t-il été obligé de voir Mme Davenne.
—Ah! ah! fit Rig, peut-être aurai-je là des renseignements…
Qu'est-ce que ce sculpteur dont vous parlez?
—Il se nomme Carle Lebrault.
—Merci, dit Rig; c'est là où j'aurais dû m'adresser, il doit avoir des renseignements; et il saluait le concierge en s'excusant de l'avoir dérangé. Celui-ci tendait la main en rendant le salut, et, en reconduisant l'étranger, il espérait peut-être retrouver les largesses de celui dont on lui parlait,—mais Rig n'était pas donneur, c'était son moindre défaut,—il salua, remercia, pressa la main qui lui était tendue et traversa la rue, semblant ne pas entendre l'injure que la déception fit tomber des lèvres du portier.
Il alla sonner à la porte du petit hôtel que nos lecteurs connaissent.
Une vieille femme de ménage vint ouvrir aussitôt.
—Ne pourrais-je parler à M. Carle Lebrault, demanda-t-il?
—Entrez, fit la vieille qui ferma la porte, lui fit traverser le jardin et l'amena dans le vestibule; là elle lui dit: Voulez-vous me dire votre nom?
Rig ne fut pas embarrassé; avec le costume, il était rentré dans la peau de son bonhomme, comme disent les comédiens; ayant les vêtements du vieux Moldave, il dit:
—Dites que M. Danielo de Zintsky désire parler à M. Carle Lebrault.
La servante se dirigea vers le salon: n'y trouvant pas son maître, elle monta au premier étage, dans la pièce qui était autrefois la chambre à coucher de Davenne et qui se trouvait transformée en atelier de sculpteur; car Lebrault ou plutôt Fernand Séglin, puisque nous avons vu sa transformation, était étendu sur un large divan, suivant un rêve dans la fumée de son cigare. Lorsque, ayant demandé à la vieille femme le motif de sa venue, elle lui eut dit qu'un individu, paraissant étranger, désirait lui parler, il l'interrogea.
—Quel nom vous a-t-il demandé?
—Monsieur Carle Lebrault.
—C'est étonnant, fit-il stupéfait! Et lui-même, vous a-t-il dit son nom?
—Oui, monsieur; il se nomme Danielo de Zintsky.
—Gregorio! exclama Fernand bondissant. Il est seul?
—Oui, monsieur.
—Je descends; faites-le entrer dans le salon.
Lorsque la servante fut partie, Fernand réfléchit, cherchant vainement à s'expliquer comment le vieux Moldave avait pu apprendre son adresse; la chose lui parut si étonnante, si impossible, qu'il n'y pouvait croire. Qu'allait-il faire? Était-il prudent de voir le vieillard? n'était-ce pas un piège qui lui était tendu? une finesse de policier déjà sur sa piste? Il regarda par la fenêtre, le jardin était vide; dans la rue, personne; décidé à en finir cependant et à lutter immédiatement contre le danger, si déjà il était menacé, il prit une arme et la glissa dans la poche de son large pantalon; puis, résolu, il descendit, éloigna la bonne et rentra dans le salon.
C'était bien le vieillard, l'oncle d'Iza qui l'attendait.
—Danielo, fit aussitôt Fernand, comment m'avez-vous retrouvé?
Venez-vous en ami ou en ennemi?
Rien ne peut rendre l'impression produite sur le vieux Rig en entendant ces mots, en reconnaissant cette voix; il reculait stupéfait, ne pouvant en croire ses yeux. C'était bien Fernand, et pourtant l'homme qu'il avait devant lui ne ressemblait guère à celui qui passait pour son neveu; il le reconnut cependant à son regard, à la cicatrice à peine fermée qu'il avait au front, et c'est tremblant, redoutant des explications difficiles à donner, qu'il exclamait:
—Vous! vous!
Et le vieux Rig regardait en dessous pour préparer une rapide retraite. Ne cherchant pas à comprendre ce qu'il voyait, tout honteux d'être venu se faire prendre lui-même, ayant déjà hâte d'être à l'abri, croyant échapper à un danger imaginaire, il venait de se jeter dans un danger plus réel; mais Fernand, au contraire, en voyant l'embarras et la surprise ou plutôt la stupéfaction de son oncle, comprit immédiatement que c'était au hasard qu'il devait sa visite, et la visite du vieux Moldave, pour Fernand, c'était la fortune, c'était le million qu'il avait tant attendu. Il s'empressa donc de montrer un siège à Rig, embarrassé, en lui disant:
—Mon oncle, asseyez-vous, nous avons longuement à causer. Arrivez-vous aujourd'hui? Avez-vous été à Auteuil? avez-vous des nouvelles d'Iza? Répondez.
Et, en disant ces mots, le regard perçant de Fernand ne quittait pas le vieux Rig. Mais le sauvage n'était pas un niais. Hésitant la première minute, lorsqu'il avait vu les façons de Fernand à son égard, il s'était remis aussitôt; jugeant rapidement la situation, il se hâtait de rentrer dans son rôle et, pour bien rassurer Fernand, il répondit:
—J'arrive à l'instant, on m'avait donné l'adresse de cette maison comme étant à louer. Le concierge en face, en me donnant votre nom, m'a dit que peut-être vous n'aviez pas l'intention de la garder. Je n'ai pas encore été à Auteuil, et c'est moi qui vous demande des nouvelles de ma chère Iza.
Le visage de Fernand changea tout à coup; il redevint gai, aimable, gracieux; au grand étonnement du sauvage, il s'empressa de répondre:
—Tout le monde va bien. Iza se porte à merveille, vous la verrez bientôt.
Il avait hâte de rassurer, ou plutôt de tromper celui qu'il croyait véritablement Danielo de Zintsky, sur sa situation présente. Le vieillard étant arrivé le matin même, ainsi qu'il l'avait dit, était depuis deux jours en voyage; il était donc impossible qu'Iza eût pu, même télégraphiquement, le renseigner sur ce qui s'était passé; il recevait avec affabilité Danielo qui devait naturellement apporter les sommes tant attendues, cette dot sur laquelle il avait compté pour son échéance.
Ce retard avait été la cause de sa perte; mais, en même temps, il le sauvait aujourd'hui par un inexplicable hasard. Bien tranquille, il s'assit en face du vieux Moldave et s'apprêta à expliquer pourquoi il se trouvait dans ce petit hôtel de la rue Payenne.
De son côté Danielo, tout à fait rassuré par la tournure que prenait la situation, s'y abandonnait absolument; il avait repris sa mine paterne, ses petits yeux avaient un regard gai, la bouche était souriante, et, à mesure que Fernand parlait, il semblait dire comme un bon père grivois surprenant son gendre en bonne fortune:
—Ah!… ah!… je vous y prends: on fait donc ses farces?
Fernand, ne voulant pas laisser à l'oncle Danielo le temps de faire de mauvaises suppositions sur leur étrange rencontre, disait:
—Vous ne pouvez pas vous expliquer pourquoi je suis ici; cela, du reste, est incompréhensible. Allez donc supposer que le hasard vous amènera juste chez moi; mais je tiens à ce que vous vous expliquiez immédiatement la chose. Un négociant sérieux ne doit pas être un artiste. À Paris, pour être négociant, il faut être bourgeois, bourgeois de l'habit jusqu'aux moelles; avoir des goûts artistiques et les laisser paraître, c'est compromettre sa situation, c'est tuer son crédit. Un négociant faisant en s'amusant de la sculpture ferait dire à ceux qui l'entourent: «Ce n'est pas un homme sérieux; au lieu de s'occuper de ses affaires, il fait des bonshommes.» Or, de ce jour, le crédit est tué, les relations douteuses, on passe pour un bohème; enfin la maison est perdue. Lorsque j'ai dû épouser votre nièce, c'est sous l'idée de cette prévention que l'on a peur des artistes que je me suis abstenu de vous dire la petite passion à laquelle je sacrifie. J'ai appris la sculpture, je suis sculpteur, je quitte ma maison de commerce, aussitôt que cela m'est possible, pour accourir ici prendre mes ébauchoirs: le négociant fait vivre l'artiste. Comme des indiscrétions pourraient me nuire, j'ai changé de nom. C'est ce qui vous explique pourquoi Carle Lebrault, le sculpteur, ne fait qu'un avec Fernand Séglin. Mon cher oncle, je veux tout de suite vous rassurer sur ma passion de bohème. D'autres ont comme vices le jeu, les femmes, l'inconduite. Moi, c'est la maison, l'atelier; mes frais de modèles me coûtent moins que la plus petite soirée comme négociant, que je donnerais chez moi; vous voyez qu'Iza n'a rien à craindre.
Le sang-froid, la légèreté, l'enjouement avec lequel tout cela fut dit, stupéfiaient le vieux Rig, qui, avec raison, avait la prétention d'être un fort en mensonge.
—Eh! fit le vieux Rig d'un air bonhomme, que ne le dites-vous à Iza? elle serait charmée, au contraire, de cette double existence.
—Vous m'avez surpris, je n'ai rien à cacher, vous le lui direz.
—Ainsi, reprit le vieux Rig regardant autour de lui, l'air bon, confiant, jouant, le vieux coquin, comme le chat joue avec la souris qu'il va dévorer, ainsi vous avez loué cette charmante petite maison pour y faire de la sculpture et vous reposer quelques heures par jour du tracas des affaires?
—Absolument! montez, vous allez voir mon atelier.
Rig le regarda, il trouvait que l'audace allait un peu loin; Fernand, qu'il avait vu deux jours avant, qu'il croyait sous les verrous, pouvait s'être échappé, avoir hâtivement loué la petite maison qu'il connaissait, avoir changé de nom pour dérouter les recherches, avoir fait enfin ce qu'il était nécessaire de faire pour égarer la police; mais il ne pouvait en deux jours s'être improvisé sculpteur. On juge de l'étonnement du vieux Rig quand, dirigé par Fernand, il entra dans la chambre où il avait fait sa lugubre expérience, transformée maintenant en atelier. Les idées du vieux Rig traversaient rapidement son cerveau, et il pensa aussitôt qu'avant son mariage avec Iza, Fernand avait cette maison; il pensa que Mme Davenne occupait toujours le pavillon. En dehors de son ménage, Fernand avait continué les relations qu'il avait avec celle que l'on appelait la Femme du mort; voulant brusquer la situation, il dit à Fernand:
—Puisque je vous ai rencontré, allons au plus vite à Auteuil.
—Mon oncle, fit celui-ci, on ne m'y attend que ce soir; nous pouvons nous faire faire ici ce que nous irions chercher là-bas; nous avons à causer de graves affaires; en déjeunant ici, nous parlerons plus librement!
—Déjeuner ici! fit le vieux Rig, faisant la lippe avec ses lèvres minces.
—Craignez-vous de mal déjeuner?
Le vieux Moldave cligna de l'oeil et fil un geste d'assentiment.
—Mais, mon cher oncle, se récria Fernand; en dehors du dîner, c'est ici que je prends mes repas; les quelques artistes que j'y vois sont gens de goût, j'ai bonne table et bon vin, rassurez-vous.
—Très bon vin? demanda Rig!
—Exquis.
—J'accepte alors; nous avons beaucoup à parler, nous allons bien boire.
Ils se sourirent tous les deux; les cerveaux des deux coquins avaient eu la même pensée: se faire boire, se griser, s'arracher mutuellement ce que ni l'un ni l'autre ne voulait dire.
À compter de cette minute, ce fut entre les deux intrigants une lutte de courtoisie, d'amabilité. En écoutant Fernand, le vieux Rig, qui s'y connaissait, était forcé de s'avouer qu'on ne pouvait, en aussi peu de paroles, dire autant de mensonges. À certains récits de Fernand, étourdi de l'air de sincérité, de la voix franche de son soi-disant neveu; il était tenté de se jeter à son cou et de dire émerveillé:
—Embrassons-nous, vous êtes plus coquin que moi!
Ah! ce fut un gai déjeuner, où l'on mentit surtout sur la valeur des choses, sur la valeur des vins et sur la valeur des gens.
Les premiers verres les rendaient expansifs, les deux fripons; ils ne s'appelaient plus que: «Ah! mon oncle! Ah! mon neveu!» Et Rig semblait véritablement heureux d'avoir retrouvé sa famille. Fernand assura son oncle du bonheur de son mariage: Iza était un ange, et, sans rire, Rig répondait toujours:
—Je le savais, je le savais.
Il fallut bien parler de la dot. Rig dit qu'il avait ramené avec lui son personnel: un intendant fidèle le dirigeait, et dans une des caisses était la dot; il s'excusa vite du retard, mais légèrement, disant qu'il savait son neveu dans une situation telle que l'arrivée de cette somme, ou plus tôt ou plus tard, avait dû peu l'inquiéter. C'est pour cette raison qu'il en avait usé à son aise. Fernand était joyeux, il avait la dot; il ne s'agissait plus pour lui que d'empêcher Rig d'aller à Auteuil.
De son côté, Rig se disait: Il me croit encore le riche Moldave; je puis pendant trois jours au moins reculer les versements, trois jours de bonne vie, bien abrité, bien tranquille, pendant lesquels je pourrai peut-être par lui avoir les renseignements que je désire; mais il faudrait pour cela ne pas aller à Auteuil, ce qu'assurément il désire moins que moi.
C'est dans ces bonnes dispositions qu'ils achevèrent de déjeuner.
Rig était un vieux roué; aussi, pour éviter l'obligation d'aller au Grand-Hôtel afin de liquider les affaires avec son «neveu;» pour éviter enfin de se livrer, il dit d'un ton léger à Séglin:
—Mon cher neveu, dans nos pays à nous, les affaires se font vivement, rapidement; je suis ici, ma nièce est maintenant tranquille, elle occupe par vous une grande situation, je me trouve donc libre et presque jeune, j'ai hâte cependant d'en finir avec toutes les questions d'argent. Si vous le voulez, après déjeuner nous prenons une voiture, nous allons à Auteuil, j'embrasse Iza, nous revenons avec elle au Grand-Hôtel, et là, entre nous trois, dans les mains de ma nièce, je vous verse la somme.
Fernand fit la grimace; mais il dit cependant avec un aimable sourire:
—Bah! nous avons bien le temps.
—Comment, fit le vieux Rig en clignant de l'oeil, nous avons bien le temps pour embrasser ma nièce!
—Non, répondit Séglin, nous avons le temps de régler nos comptes.
—Pardon, mon cher neveu, au contraire, ces fonds m'embarrassent et j'ai hâte de me décharger de cette responsabilité.
Cela était dit d'un ton tel que Fernand y répondit par le plus aimable sourire.
Alors, sur un signe de Séglin, que remarqua le vieux Rig,—la vieille servante apporta sur la table des vins qui avaient besoin de leur étiquette pour justifier leurs noms. Mais Fernand ignorait que le vieux Rig faisait un peu de chimie; il se méfiait des produits étranges qu'on servait, il vit l'intention de son neveu, et tout aussitôt il sembla s'y livrer avec complaisance.
Fernand, confiant, versait; Rig buvait. Fernand, silencieux, écoutait Rig. Il parlait, le vieux Moldave, il parlait tant que Fernand crut prudent de s'arrêter. En voulant griser le vieux Rig, il avait dépassé le but; mais le plus singulier effet se produisit. Tout à coup, Rig prit le verre à moitié plein de Fernand et lui dit:
—Mais vous ne buvez pas, vous; je vous croyais un joli buveur… Vous voulez donc me griser? et son petit oeil jeta un éclair qui embarrassa Fernand.
Cela dura l'espace de dix secondes, pendant lesquelles le vieux Rig montrait son verre vide et celui de Fernand plein. Ce dernier s'écria:
—Comment! je ne bois pas?… Mon cher oncle, dans votre pays on n'est pas, comme en France, habitué au bon vin, nous buvons sec et longtemps, et il n'y paraît pas…
—Moi! moi!… balbutia presque le vieux Rig, j'adore le vin…, le grand vin de France; mais j'avoue… que j'en suis promptement victime.
—Aujourd'hui? à cette heure? interrogea Fernand.
—Nous sommes en famille, je serais ridicule si je le cachais… Eh bien oui!… Mais cela ne fait rien! fit-il en se redressant, je veux boire à la santé d'Iza, et je verse. Il emplit son verre d'abord, puis il dit à Fernand:
—Mais videz donc votre verre! Et en disant ces mots, négligemment, comme un gourmet qui craindrait de voir s'échapper le parfum de son vin, en attendant que celui qu'il appelait son neveu eût vidé son verre, il plaça son pouce sur le goulot de la bouteille. Il essaya de se pencher pour verser, mais il retomba sur sa chaise.
—Ça y est, fit-il gaiement.
—Eh bien! demanda Fernand en tendant son verre vide, versez et buvons à Iza.
Le vieux Moldave eut bien de la peine à soulever la bouteille. Il emplit le verre de Fernand, replaça le flacon sur la table; puis, prenant son verre, il le choqua sur celui de son neveu, en disant:
—À ma nièce! Et ils burent.
Le vieux Rig était penché, sur sa chaise; il roulait sa langue sur son palais, dégustant le bon vin. En face de lui, Fernand cherchait vainement à lutter contre la torpeur qui l'envahissait. Tout à coup, il glissa sur sa chaise, et tomba comme une masse au pied de la table.
Alors Rig se redressa, léger, calme, et se penchant sur le corps de
Fernand, le poussant du pied, il dit:
—Imbécile qui veux jouer ce jeu-là avec Rig. Va donc apprendre à boire… niais!
Est-ce à dire que le vieux Rig n'aimait pas boire? Oh! non. Le vieux Rig aimait tout ce qui était bon; il l'aimait mieux encore quand ce qui était bon ne lui coûtait rien. Fernand immobile ayant abandonné la table, le père Rig l'injuriait, mais tranquille, assis devant lui, vidant le flacon in poculis. Sachant bien que, ce qui avait mis son «neveu» trop confiant dans cet état n'avait rien de commun avec l'ivresse, sachant le temps exact de sommeil auquel il était condamné, Rig, tranquille, en prenait à son aise; il buvait, calme, cherchant dans son cerveau le moyen de profiter de la situation.
Il ne pouvait jouer longtemps le rôle du vieux Moldave devant Fernand, celui-ci le lui avait prouvé en le mettant en demeure de remplir les conditions arrêtées lors de son mariage. Il fallait donc quitter la maison discrètement pendant le sommeil de Séglin. Cela était simple, mais ne servait point le but que Rig poursuivait. Que faire?
Et le vieux Rig cherchait dans le vieux bourgogne la solution du dilemme; il versait; puis, après avoir empli son verre, après l'avoir englobé de ses mains, il le soulevait, clignait de l'oeil, semblait se mirer, mais cherchait une idée dans ce rubis diaphane, puis il le redescendait lentement jusqu'à son nez, dont les narines se dilataient au parfum du bon vin…. Après le nez, il y trempait ses lèvres.
Déjà le corps jouissait; toujours, le cerveau travaillait. Puis il penchait la tête et versait dans sa bouche édentée le vieux bourgogne; le vin soulevé par la langue caressait le palais et roulait en crépitant son filet velouté dans la gorge…. Le vieux Rig pensait toujours et l'idée ne venait pas.
Trois fois, quatre fois, cinq fois il recommença; puis, la tête penchée en arrière, le regard dans le vide, il fit tout à coup claquer sa langue et s'écria:
—C'est ça, et je ne risque rien.
Rig avait pensé que le seul, le véritable auxiliaire dans la vengeance et la restitution qu'il poursuivait, c'était Séglin. Fernand était l'ennemi naturel de Pierre, Fernand était intéressé à connaître le secret de la mort étrange de celui qu'il poursuivait. Fernand avait tout intérêt à retrouver aujourd'hui Mme Davenne: cela était le côté audacieux du but.
Tout dire à Fernand, lui apprendre qu'il avait été la dupe de Pierre dans son mariage avec Iza par l'intermédiaire de lui-même, c'était un aveu difficile; il fallait lui apprendre que sa banqueroute avait dès le début été combinée et exécutée par Davenne. Tout cela était bien difficile.
Il est vrai qu'il y avait un côté protecteur, c'est que le vieux Rig savait l'arrestation et les poursuites sous le coup desquelles Fernand était. Or, si son «neveu» se fâchait en apprenant qu'il n'était pas du tout de la même famille; si son «neveu» voulait trop sévèrement exiger des comptes relativement à la dot, il le menaçait de le livrer aussitôt aux agents qui étaient à sa recherche.
Ces aimables intentions ayant été bien pesées par le vieux sauvage, il s'était arrêté à ce plan: Écrire une lettre concise à Fernand, dans laquelle il lui raconterait qu'il avait été employé et payé par Pierre pour jouer le singulier rôle du vieux Danielo de Zintsky; qu'aujourd'hui, victime comme lui de Pierre Davenne, il s'offrait à l'aider dans une vengeance qu'il devait désirer.
Le vieux Rig écrivit sa lettre, puis, l'ayant mise sous enveloppe, il la plaça sous le verre de Fernand, sans dire un mot à la servante, sans se préoccuper de l'ivrogne endormi.
Rig parti, la vieille servante ne fut pas peu scandalisée de trouver son maître en tel état; elle l'aida à se lever. Le soir seulement Fernand se retrouva dans son état normal; en s'éveillant, il ne se souvenait de rien. Il fut obligé de demander à la vieille servante comment Rig était parti.
Celle-ci dut lui avouer qu'elle l'ignorait absolument. Étonnée qu'on ne l'appelât pas et du silence qui régnait, elle était entrée dans la salle à manger et n'avait vu que Fernand étendu par terre. Elle avait trouvé sur la table la lettre qu'elle lui présenta.
Il la lut, et, bondissant, effraya la vieille femme par les éclats de rage et de colère qui suivirent sa lecture et…
Et le lendemain, le vieux Rig, sous son vrai nom, dans son costume
habituel, se trouvait à la même table que la veille, en face de
Fernand, dînant avec lui, racontant longuement l'oeuvre de Pierre
Davenne, et combinant le plan qui devait le venger.
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER
Première Partie.
I. Où Pierre Davenne apprend un terrible secret
II. Où Simon se promet de ne jamais se marier
III. Où résidait et ce qu'était Rigobert
IV. Les stupéfactions de Simon Rivet
V. Les terreurs du matelot Simon Rivet
VI. Une mauvaise nuit est bientôt passée
VII. Amour et remords
VIII. Un ami loyal
IX. Une petite promenade gaie la nuit
X. Les bons et les mauvais rêves du matelot Simon Rivet
XI. Les lettres laissées par Pierre Davenne
Deuxième Partie.
I. Un mariage d'amour
II. Un mariage à la vapeur
III. Deux vieux amis de… quinze jours
IV. De la singulière façon dont Sper faisait le ménage
V. Où l'on voit qu'il ne faut pas jouer avec l'amour
VI. Une soirée de la belle Iza
VII. Un heureux mariage
VIII. Où l'on présente un singulier compte
IX. Le jour d'échéance
X. Le jour d'échéance (suite)
XI. Le jour d'échéance (suite)
XII. Où le lecteur se retrouve en pays de connaissance
XIII. De l'intérêt de l'argent chez le père Samuel
XIV. Une corvée qui plaît à Simon
XV. Les valeurs de la maison Wilson
XVI. Une nuit occupée
XVII. «Les morts sortent de leurs tombeaux.»
XVIII. Ce que rêvait Iza
XIX. Les beaux bijoux d'Iza
XX. Dieu est le sauveur du monde
XXI. Les bons comptes font les mauvais amis
XXII. De l'aimable façon dont le vieux Rig rendait ses comptes
XXIII. Où Rig retrouve une famille
_____________________________________________ Paris.—Imp. Vve Albouy, 75, avenue d'Italie.
End of Project Gutenberg's La femme du mort, Tome I (1897), by Alexis Bouvier