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La femme du mort, Tome I (1897)

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X

LES BONS ET LES MAUVAIS RÊVES DU MATELOT SIMON RIVET.

Dirigé par Simon, le vieux Rig, portant dans ses bras son malade, s'engagea dans le jardin boisé. Ils arrivèrent bientôt devant la porte du vestibule. Simon l'ouvrit: la petite pièce était éclairée par une veilleuse; ils se dirigèrent vers l'escalier et montèrent au premier étage: une chambre était éclairée, un feu de bois brûlait dans l'âtre, mais autour d'eux régnait le silence le plus profond et la petite maison semblait abandonnée; cependant le lit couvert de draps blancs était préparé pour recevoir le malade. Simon ne parut pas étonné, et le vieux Rig était impassible.

Ayant étendu Pierre Davenne dans le lit, le sauvage tira des profondeurs de ses poches une petite fiole; puis, entr'ouvrant de ses doigts secs les lèvres de son sujet, il lui versa avec précaution quelques gouttes d'une liqueur rouge. Il observa alors le malade avec attention.

Simon, placé derrière lui, regardait, n'osant parler, envahi par ce silence qui les enveloppait. Après quelques minutes d'attente, la teinte livide qui couvrait le visage disparut, les pommettes des joues devinrent roses, les lèvres se colorèrent, et la poitrine se souleva sous la respiration régulièrement rétablie.

Alors le vieux sauvage se tourna vers Simon et lui dit de façon à ne pas éveiller le malade:

—Maintenant, il est sauvé… Il faut le laisser dormir; avec le jour, il s'éveillera plus faible mais voilà tout…

Le matelot ne trouva pas un mot à répondre. Deux grosses larmes glissèrent sur ses joues; il fit une grimace qui avait la prétention d'être un sourire, et, serrant la main de son ancien compagnon d'armes à l'en faire éclater, il respira bruyamment.

—Maintenant, dit le sorcier, il n'a plus besoin de nous; les portes sont fermées, il pleut dehors et fait bon ici: nous sommes fatigués; fais comme moi, je vais dormir…

Simon serra encore les mains de son compagnon et fit un effort pour parler, il ne trouvait rien à dire; il articula enfin:

—Espère! espère!

Le vieux Rig prit le tapis qui se trouvait devant le lit et, le plaçant dans un coin, il s'accroupit dessus; puis, ayant fait deux ou trois tours comme le chien qui fait sa couche, il se roula dans sa houppelande et ne bougea plus… Moins de dix minutes après, un petit sifflement nasal indiqua que le vieux saltimbanque était endormi.

Simon, après avoir bien couvert et longuement regardé son maître, après avoir baissé la lumière de la lampe, avança sans bruit devant le feu un grand fauteuil. Il retira ses chaussures boueuses, ses vêtements trempés, se souriant dans la glace ou se faisant la grimace,—ceci est affaire d'appréciation.—Il se fit avec son mouchoir multicolore une superbe marmotte… Ainsi la peau tannée faisait de sa face un de ces bronzes que nous envoie le Japon, la marmotte était le couvert d'émail étrange, et les boucles d'oreilles les deux anses de la potiche.

Le matelot s'étendit dans le fauteuil, les pieds presque dans la cendre; car la peau de Simon était comme de la corne, et bien pelotonné, les mains sur le ventre, il s'endormit; mais, moins discret que son ancien collègue, son sommeil s'annonça par un ronflement sonore, quelque chose comme le clapotement du vent dans les focs au moment du lof.

La pluie cessait au dehors.

Lorsque tout le monde fut endormi, une porte invisible s'ouvrit au fond de l'alcôve du lit: une femme parut, elle s'appuya avec précaution sur le lit. On eût dit que Pierre l'avait devinée ou l'avait entendue, car ses yeux s'ouvrirent aussitôt. Il remua les lèvres, la femme se pencha encore pour entendre, mais aucun son ne sortit; elle comprit cependant, et, avançant sa bouche près de l'oreille du ressuscité, elle lui dit d'une voix faite de râle que lui seul pouvait entendre:

—C'est fait!…

Il y eut dans les yeux du malade un regard heureux; mais pas un muscle du visage ne remua; seules les lèvres s'agitèrent comme pour dire:

—Merci!

La femme se pencha alors et l'embrassa en disant:

—Dieu nous protège et nous pardonne!

Et elle partit aussitôt. La porte se referma et, quelques minutes après, on entendit le bruit d'une voiture qui s'éloignait. Pierre, les yeux ouverts, semblait écouter; il entendit la voix de son matelot, il ferma aussitôt les yeux, feignant de dormir.

Mais Simon n'était pas éveillé: heureux de sa nuit, dans laquelle il avait retrouvé son maître, il rêvait, et c'était un rêve agréable, car il riait et disait en dormant:

—Oui, princesse… j'accepte et en souvenir de vous, avec l'anneau de votre nez, je me ferai faire des anneaux d'oreilles… je ne les quitterai jamais… Princesse, vous verrez l'Europe… Ne cousez pas tant de diamants sur ma tunique: c'est trop chaud, je suis trop vêtu ainsi… J'étouffe…

Et la sueur suintait sur le front du matelot, qui se tortillait dans son fauteuil.

—Mettez-moi tout de suite mes bottes… en peau d'éléphant bleu… vite… le sable est brûlant… quel soleil… le sable brûle, tonnerre… dépêchez-vous donc… Aïe!… Aïe!… Ah!…

Et le matelot s'éveilla, en se trémoussant dans le fauteuil; croyant mettre ses bottes en peau d'éléphant bleu, il enfonçait ses larges pieds dans les cendres brûlantes; éveillé, il se recula aussitôt; il était temps, la peau s'écaillait.

Il passa la main sur son front mouillé de sueur, sourit avec regret eu constatant que l'heureuse situation qu'il quittait n'était qu'un rêve… et tout de suite sa première pensée fut pour son maître. Il alla, amortissant ses pas, jusqu'au lit et il le regarda. Pierre lui parut changé: il le regarda une seconde fois, et constatant la rigidité de ses traits, il eut peur… L'épouvante le prit alors, il mit sa main sur le front de son maître, la face ne bougea pas, il lui sembla même que le front était froid…

Alors, fou, il jeta un cri terrible et recula.

En une seconde, le vieux Rig fut debout. Simon tremblant, trébuchant, se reprochant son sommeil comme un crime, montra du doigt son maître en gémissant:

—Il est mort! il est mort!

Rig se précipita…

Pierre ouvrit les yeux…

—Ah çà! est-ce que tu deviens idiot? demanda le vieux Rig.

Simon, étourdi, s'avança…

—Qu'est-ce qui t'a pris… tu rêvais donc?

Le matelot tout heureux, mais confus, dit:

—Bon sang! je ne peux pas expliquer ça… vous avez les yeux qui vivent et quand ils sont fermés… votre visage est tout autre… rien ne bouge… C'est bête! C'est l'émotion… qui me fait voir de travers.

Cependant, en entendant les derniers mots de Simon, le vieux Rig avait froncé le sourcil…, et, voyant le regard de Pierre fixé sur lui, qui semblait demander une explication, il souleva la tête du malade, enleva le bandage de toile, regarda attentivement la plaie presque cicatrisée et exclama après une seconde d'examen:

—Ah! maladroit que je suis!…

—Qu'y a-t-il, demanda Pierre d'une voix faible.

—Oh! il parle… il parle…, cria Simon joyeux et prêt à danser dans la chambre en entendant cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis deux jours, et qu'il avait craint un instant d'être éteinte pour l'éternité. Il se tut, sur un signe violent du vieux Rig.

—Tais-toi!… et répondant à Pierre: Lieutenant, j'ai été maladroit, j'avais une telle crainte d'arriver trop tard que, dans ma précipitation, en vous saignant à l'artère temporale, j'ai coupé la branche supérieure du nerf facial.

—Et? demanda Pierre.

—Et il en résultera une paralysie d'un côté de la face qui vous change tout à fait.

—Tant mieux! répondit simplement Pierre…

—Avez-vous besoin de quelque chose?…

—Non, avec le repos, je sens les forces revenir… Reposez-vous, mes amis, je vais reposer moi-même… Au jour, je serai mieux.

Sur un signe du vieux matelot, Simon se tut et regagna son fauteuil, pendant qu'obéissant à son malade l'étrange docteur allait se coucher sur son tapis…

Quand Simon s'éveilla, il se dirigea aussitôt vers le lit de son maître. Pierre avait les yeux ouverts; en le voyant il dit:

—Aide-moi à m'habiller.

Le matelot, stupéfait, allait refuser; mais le vieux Rig était déjà derrière lui et, satisfait, il disait:

—Maintenant, à part un peu de faiblesse, il n'y paraît plus… Habillons-le. Lorsque Pierre fut vêtu, soutenu par les deux anciens matelots, il se fit conduire près de la fenêtre, et on l'étendit dans un large fauteuil.

—Rigobert, dit-il, tu vas retourner chez toi, et demain, en venant toucher ce que je te dois, tu m'amèneras l'étrange fille que tu as recueillie.

—Bien, maître, fit le vieux sauvage, glissant dans son gousset la montre qu'il avait prise rue Payenne, et, malgré la chaleur, se couvrant du pardessus de Pierre… Nous serons ici demain soir.

Le vieux sauvage, ayant pressé la main de Simon, se retira après lui avoir donné quelques instructions relatives aux soins nécessaires à son malade.

Lorsqu'il fut sorti, Pierre appela son matelot et lui parla à l'oreille; celui-ci exclama joyeusement:

—Bon sang de bon Dieu! elle est ici!… Ah! mon lieutenant, j'y vais…
Espère! espère! espère!

Et il sortit aussitôt.

Seul, Pierre, assis dans le fauteuil, s'accouda sur l'appui de la fenêtre; il regarda longuement le panorama de Paris qui se développait devant lui dans les vapeurs ensoleillées du lever du jour.

La veille, le soleil était resté caché, la bise et la pluie attristaient tout, il semblait que la nature était en deuil. À cette aube, au contraire, les arbres étaient tout brillants de la pluie de la veille, et dorant l'horizon, miroitant dans les flaques d'eau des routes, scintillant à travers les feuilles, embrasant la plaine, avec le jour, le soleil paraissait, éclairant tous les vitraux; il incendiait les cadres dorés, il faisait sourire les vieux portraits, il illuminait la chambre, et dans ses rayons, dans les pétillements de sa poussière d'or, il jetait la lumière, la gaieté, la santé et l'amour.

Le visage de Pierre Davenne était à jamais immobile, le soleil l'éclairait sans le changer, et une pensée sombre dormait sous son front: la vengeance.

Le regard fixé sur Paris, il dit à mi-voix:

—Maintenant, épouse infidèle, Geneviève, tu es veuve, tu as été ingrate, indigne, infâme! Je te laisse la honte, la misère, le remords… et le désespoir… À toi, traître, à toi, faux ami, à toi, lâche, qui n'as pas reculé devant le déshonneur dont tu pouvais couvrir mon nom… je garde ma haine… À toi qui as mordu la main qui te soutenait, je veux rendre le mal fait… Tu m'as fait souffrir par mon amour… L'amour que je te mettrai au coeur te tuera… Tu n'as pas reculé pour être riche devant le crime, devant la séduction de la femme sacrée de l'ami, du frère qui te faisait vivre…, tu auras la ruine, et je porterai chez toi, Fernand, la banqueroute, l'adultère et la misère… Et tout cela dans la honte, pour qu'il n'y ait autour de toi ni merci, ni pitié… rien que du mépris et de la haine! Elle! elle… nous verrons après…

La porte s'ouvrit: c'était Simon amenant la petite Jeanne, qui venait dire bonjour à son père.

XI

LES LETTRES LAISSÉES PAR PIERRE DAVENNE.

Fernand, ramenant la jeune veuve chez elle, avait cherché à la consoler du passé en parlant de l'avenir; connaissant l'amour profond de Geneviève pour son enfant, c'est de la petite Jeanne qu'il parlait, c'est à cause d'elle qu'il espérait que la malheureuse femme devrait l'écouter; mais Geneviève avait répondu:

—C'est pour Jeanne que je consens à vivre, sans elle je me tuerais… Aujourd'hui, je vois l'étendue de ma faute; couverte de honte, rongée par les remords, je n'ai qu'un devoir: racheter par une vie nouvelle, toute de sacrifice, ma conduite passée.

—Geneviève, reprenait Fernand, il n'y a pas de sacrifice à faire… il faut vivre pour ton enfant, il faut que tu aies un nom respecté, il faut lui garder une fortune qui assurera son avenir…

—Elle a pour elle la fortune de son père…

—Non, Geneviève, cela ne suffit pas… Il ne faut plus parler du malheur survenu; tu ne peux à ton âge rester veuve… L'amour que j'avais pour toi est resté le même, malgré ce qui s'est passé entre nous depuis la catastrophe… Mais je fais la part de la douleur, de l'état nerveux dans lequel tu es… Geneviève, tu deviendras ma femme.

La jeune veuve eut un frisson, son être se révoltait d'entendre les projets de Fernand quand le corps de Pierre était à peine refroidi; et comme elle n'avait pas la force de se révolter contre lui, qu'elle était dominée, un mot glissa de ses lèvres…

—Oh! le châtiment.

Si bas qu'il fût dit, Fernand l'entendit, son front se plissa et il reprit d'un ton sec:

—Au reste, Geneviève, il est trop tard aujourd'hui pour reculer… tu ne seras à personne qu'à moi…

Cette phrase fut dite d'un ton tel que Geneviève releva les yeux; son regard se croisa avec celui de Fernand… elle le baissa aussitôt, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Jusqu'à la rue Payenne, les étranges amants n'échangèrent plus une parole; lorsqu'ils arrivèrent, la pluie commençait à tomber.

La rentrée dans la maison mortuaire fut sinistre; en montant l'escalier, les forces manquèrent à la malheureuse femme et Fernand fut obligé de la soutenir. Des sanglots déchirants roulaient dans sa gorge, l'étouffant…

Et la maison était lugubre dans le mortel silence qui l'emplissait; le gloussement de l'eau au dehors, les sifflements de bise dans les pièces vides dont toutes les portes étaient ouvertes… et répandue dans l'atmosphère cette odeur pénétrante de la sciure qui sert à l'ensevelissement… tout cela glaçait la moelle des os.

Arrivée sur le palier, Geneviève se dégagea des bras de Fernand qui la soutenait, et, tombant à genoux, elle se traîna jusqu'à la porte de la chambre de son époux, puis se tordant de douleur dans ses habits de deuil, les mains jointes, suffoquant et pleurant, elle gémit:

—Seigneur mon Dieu… pardon, pardon!… Mon Pierre, là-haut, pardon!… Ah! je suis une misérable!…

Fernand, impatient, la souleva et la porta sur un fauteuil, en disant brutalement:

—Assez de faiblesse, à la fin il faut de la raison…

Geneviève était comme un enfant: elle eut peur, et elle s'efforça d'étouffer le bruit de ses sanglots. Fernand alluma une lampe et, allant prendre la lettre qu'il avait vue le matin même, il dit:

—Geneviève… Allons, sois un peu raisonnable et écoute… Voici une lettre laissée par Pierre et qui porte pour suscription:

«À ma femme Geneviève, pour être ouverte lorsque ma dépouille mortelle sera dans la tombe

La jeune femme, dominant son émotion, releva sa tête éplorée pour écouter.

Fernand brisa le cachet et lut:

«À Geneviève,

»Tu étais malheureuse et sans famille, je t'ai faite riche et aimée; je t'adorais… tu m'as trompé!… Sois maudite!…

»Je meurs par toi et pour toi, mais après avoir disposé de tous mes biens… Je te lègue la misère… et l'abandon… Sois maudite!…

»Femme ingrate, épouse indigne, tu n'as plus le droit d'être mère…
Je te lègue ton amant… Sois maudite!…

»Pierre DAVENNE.»

Geneviève jeta un cri et se laissa tomber à genoux, la tête dans ses mains, penchée sur le fauteuil et comme écrasée sous cette malédiction posthume.

Fernand était devenu pâle en trouvant une autre lettre qui portait son nom; il l'ouvrit et lut:

«Je suis convaincu que tu seras avec ta complice, au retour du cimetière, pour partager mes dépouilles… Ingrat et infâme, tu dois avoir ta part dans ce testament…

»Je te lègue la banqueroute!…

»Lâche! sois maudit!»

Fernand passa plusieurs fois la main sur son front, ne pouvant croire ce qu'il avait lu… Puis, se redressant et revenant au côté pratique du but qu'il poursuivait, il alla fouiller les meubles. Les meubles, si solidement fermés le matin même, étaient ouverts, béants. Il mit la main sur le portefeuille de Pierre dans lequel il trouva des fiches de l'agent de change qui avait liquidé les valeurs… C'était vrai, la caisse était vide, il ne restait que le mobilier qui meublait la maison et dont la vente couvrirait à peine les dettes journalières… Il resta un instant silencieux; un sourire singulier glissa sur ses lèvres, puis, son regard tombant sur Geneviève éplorée, il dit bas en hochant la tête:

—Heureusement, nous ne sommes pas mariés…

Puis, touchant l'épaule de la veuve et se disposant à sortir, il eut un air cynique en lui disant:

—Geneviève, adieu!

Geneviève, sanglotant, ne bougea pas… Alors il continua:

—Madame veuve Davenne, adieu! Vous êtes libre.

Et il sortit.

La malheureuse femme n'avait pas bougé; mais le dernier mot du misérable fut une consolation dans sa douleur.

Elle était libre; ce remords vivant, cette honte éternelle ne seraient pas rivés à sa vie… Femme coupable et à cette heure repentie, résolue à racheter le passé par une vie sans reproche, elle se retira.

Elle était seule dans la chambre mortuaire, débarrassée à jamais du misérable qui avait été la cause de son malheur. Elle se traîna vers le lit et baisa le drap sur lequel son époux avait été étendu… Puis, effrayée de ce silence, étouffée par cette atmosphère dans laquelle la mort pesait encore, elle prit la lampe et se dirigea vers le sanctuaire saint du suprême pardon: la chambre de sa fille…

Elle allait donc trouver des lèvres pour essuyer ses larmes, des caresses pour consoler son coeur, des sourires pour oublier sa faute!…

Elle entra et s'avança doucement vers le lit… Le lit était vide!

Elle regarda autour d'elle étonnée… elle appela, rien ne répondit… la maison était abandonnée… Elle appela encore. Rien! elle écoutait et n'entendait que la pluie qui frappait les vitres et les arbres, et que l'eau qui gargouillait dans les gouttières… Seule!…. Elle était seule! Et sa Jeanne!

Tout à coup elle se rappela la phrase de la lettre de son mari:

«Femme ingrate, épouse indigne, tu n'as plus le droit d'être mère.»

—Ô mon Dieu, est-ce qu'on lui avait pris son enfant?

À cette pensée, une pâleur livide couvrit ses traits, un frisson courut dans son sang… Elle se redressa, et, arrachant son voile de veuve, passant ses mains sur son front, dans ses cheveux, elle s'écria:

—Non, je suis folle, c'est impossible!… Non! non!

Et, retrouvant toute son énergie, elle saisit la lampe et courut dans toutes les chambres de la maison, appelant:

—Jeanne! Jeanne!

L'écho et le vent seuls lui répondirent.

Elle revint dans sa chambre et aperçut un papier sur une table, elle le prit et lut épouvantée:

«Jeanne est morte pour toi, oublie-la.

»PIERRE.»

Ce coup fut terrible; la malheureuse laissa tomber la lampe qu'elle tenait à la main, et, folle, échevelée, elle se sauvait en criant:

—Mon enfant! je veux mon enfant!…

Et elle courait, trébuchant, se heurtant aux meubles, sans conscience, sans idée, la tête perdue… Elle descendit dans le jardin et criait toujours:

—Jeanne! mon enfant! on m'a volé mon enfant!… Je suis maudite!

Elle pouvait à peine se soutenir, brisée par l'émotion; elle ouvrit la porte de la rue, voulant crier:

—Au secours!

Mais sa voix s'éteignit dans sa gorge. C'était plus que sa nature frêle pouvait supporter, elle jeta un cri et tomba raide sur le pavé de la rue.

Ses cris avaient été entendus; malgré la pluie, quelques voisins sortirent; on releva la malheureuse. Les gens épouvantés croyaient à un crime; on transporta Geneviève dans la maison voisine. Là, un gamin la reconnut et dit:

—C'est la Femme du mort.

On la transporta aussitôt chez elle, et une femme resta pour la soigner.

—Pauvre femme! disaient les gens qui l'avaient secourue, et quel malheur! un si heureux ménage, ils s'adoraient!…

Le lendemain, Geneviève n'avait pas repris connaissance; atteinte d'une méningite, sur l'avis du médecin elle fut transportée dans une maison de santé.

DEUXIÈME PARTIE

I

UN MARIAGE D'AMOUR.

Quelques semaines après les événements que nous avons racontés, Fernand Séglin était assis devant son bureau; accoudé, le menton dans la paume de sa main et mordillant ses ongles, le front plissé, les yeux fixes, sans regard, il pensait.

La maison Séglin occupait le rez-de-chaussée et le premier étage d'une habitation de riche apparence du boulevard Magenta dans les environs de la rue Lafayette. F. Séglin était commissionnaire en marchandises. Il était le successeur d'un homme qui avait eu une grande réputation commerciale, réputation moins brillamment soutenue par lui. Le papier de la maison Séglin ne passait plus comme les billets de Banque. La maison, établie sur de vastes proportions, avait un personnel nombreux; aussi disait-on que les bénéfices devaient être énormes, car Fernand menait une existence très coûteuse. Au cercle il avait souvent perdu; une fois, entre autres, en une seule nuit, il avait perdu près de 120,000 francs.

On était à la veille de la fin du mois, et le caissier venait d'apporter à Fernand Séglin son carnet d'échéances, le livre de caisse et le bordereau de fin de mois. Le caissier avait dit:

—Il me manque pour l'échéance 47,000 francs.

Fernand avait souri en répondant:

—Tout à l'heure, je vous donnerai une valeur à porter chez le banquier…

Le caissier s'était retiré, et seul Séglin pensait, hésitant à prendre une décision.

—Bah! murmura-t-il, je réussirai! En pressant le mariage, j'ai ce qu'il me faut avant l'échéance… et tout est sauvé…

Puis, les deux coudes sur le bureau, le front dans ses mains, il réfléchit longuement. Nous devons dire que, quatre jours après la mort de Pierre Davenne, un homme s'était présenté chez Fernand Séglin.

Cet homme avait entre les mains pour cent cinquante mille francs de valeurs échues, que Fernand avait souscrites à Pierre Davenne, lorsque celui-ci lui avait prêté cette somme, pour acheter la maison de commission du boulevard Magenta… La créance avait été vendue, et les demandes d'arrangement faites par Séglin avaient été absolument repoussées. L'homme avait accordé deux mois seulement, sinon il poursuivait, et la poursuite, c'était le crédit perdu, c'était la faillite; or, la faillite, en montrant le gâchis des livres, ne manquerait pas d'entraîner la banqueroute, car… car il circulait avec l'endos de la maison F. Séglin certaines valeurs dont la signature pouvait mener au bagne.

Séglin enfin était sur le bord de l'abîme; tous ses efforts consistaient à le cacher à tous; il n'avait pour se sauver qu'une ressource, le mariage. Fernand était sur le point de se marier, et sa femme devait lui apporter plus d'un million. Mais, pour réussir, il ne fallait pas manquer une échéance… et c'est sous le coup de cette idée que Fernand sortit de son bureau un livre de chèques en blanc; il en coupa un et écrivit la somme: Deux mille cinq cents livres.

Le chèque était d'une maison anglaise;—puis, prenant dans un livre une signature dont les lettres étaient piquées avec une épingle, il l'appliqua sur le chèque et passa dessus un petit tampon. Ayant la signature au poncif, il prit la plume et suivit le décalque.

Cela fait, il sécha le papier au feu, afin que l'encre ne parût pas fraîche. Il prit alors une fiche sur laquelle il releva les échéances et les encaissements de fin de mois,—établit la balance,—qui produisait un déficit de quarante-six mille six cents francs. Ceci fait, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées sombres que son criminel travail avait amenées, disant bas pour se rassurer lui-même:

—Il faut que je réussisse, et je réussirai.

Alors il sonna, le caissier vint.

—Tenez, Picard, voici le bordereau. Voici un chèque qui vous couvre, que vous ferez encaisser…

—Bien, monsieur…

Picard pria son patron de signer le chèque et sortit…

Aussitôt Fernand se leva en disant:

—Allons, je suis tranquille pour un mois; pendant ce mois, il faut que tout soit fini…

Et il regarda sa montre.

—C'est à cinq heures qu'ils arrivent, je n'ai que le temps.

Et ayant envoyé chercher une voiture, il se fit conduire à la gare de Lyon. Il demanda si le train d'Italie était arrivé. Le train était signalé et allait entrer en gare. Il alla se placer aussitôt à la petite porte grillée par laquelle sortent les voyageurs.

Quelques minutes après le sifflet strident de la locomotive annonçait l'arrivée en gare du train, et aussitôt la salle était envahie par les voyageurs, portant des sacs et des bagages… Fernand fouillait du regard tous les arrivants pour reconnaître ceux qu'il attendait.

Un groupe nombreux stationnait devant la porte de la salle des bagages, et tous les autres voyageurs étaient sortis, les employés de l'octroi allaient quitter la petite porte et Fernand contrarié pensait à se retirer, lorsque, au moment où l'on allait fermer la porte du quai d'arrivée, deux voyageurs suivis de deux domestiques partirent à leur tour: un vieillard et une jeune fille. Sur un signe du premier, les deux domestiques, un valet et une femme de chambre, attendirent à la porte pour s'occuper des bagages. Puis l'homme regarda autour d'eux et, apercevant Fernand, il se dirigea vers lui. Les deux hommes se saluèrent et le vieillard demanda:

—Monsieur Fernand Séglin?

—C'est moi!… Monsieur Danielo de Zintsky?

—Salut, meinher! dit le vieillard en tendant cordialement la main au jeune homme; puis, prenant la main de la jeune fille, il dit en la présentant:

—Ich habe die Ehre ihnen meine Nichte Iza vorzustellen… Mais, se reprenant aussitôt en voyant l'air étonné de Fernand, il dit avec un fort accent allemand:

—Je présente à vous ma nièce Iza Georgina de Zintsky…

Fernand, après avoir salué, releva la tête pour regarder la jeune fille; il resta comme ébloui de sa splendide beauté.

Elle paraissait dix-huit ans à peine; les yeux bruns avaient la douceur du velours; leurs cils longs et recourbés à l'extrémité jetaient de la langueur dans le regard, augmentant le brun des pupilles en rendant plus mat le blanc de l'orbite; le nez, légèrement busqué, était fin et franc de lignes; les narines roses, presque diaphanes, se dilataient suivant l'impression ressentie; les lèvres, d'un rouge ardent, étaient admirablement dessinées et formaient dans le rire un splendide écrin pour les dents d'une blancheur nacrée; les oreilles, toutes petites, étaient d'une transparence rose; le front était pur et superbe dans l'encadrement des cheveux si noirs qu'ils avaient les reflets bleus des ailes du corbeau. Nous pouvons dire la couleur, le ton des chairs et des cheveux; mais ce que nous ne pouvons peindre, c'est le charme, la grâce sauvage, l'allure étrange et distinguée de l'admirable femme; c'est ce corps charmant dans sa douce langueur, ce corsage robuste et fin, ces formes puissantes, et jeunes, et élégantes…

Iza Georgina de Zintsky était superbement vêtue; une longue robe de faille noire, épaisse comme du drap, la dessinait dans les étroitesses de la mode nouvelle, révélant son étrange beauté; le corsage de la robe, échancré sur la poitrine, laissait sortir des flots de dentelles, à travers lesquels se devinaient les tons doux de la chair. Ses mains fines, ridicules presque par leur petitesse, étroitement gantées, jaillissaient d'un même flot de dentelles, tranchant de leur couleur gris perle sur le jaune des vieilles et superbes valenciennes de nos mères.

Comme si la mode collante de nos jours gênait la pudeur de ses dix-huit ans, un châle immense, éblouissant de ses couleurs et de ses broderies d'or, l'enveloppait à demi, tordu autour d'elle. Une dentelle singulière, dans le noir de laquelle se détachaient des sequins et des festons de fils d'or, était accrochée dans son peigne et encadrait sa figure, se mêlant à ses cheveux qu'elle portait en lionne…

Lorsque la jeune fille entra dans la salle de sortie, hommes et femmes se retournaient émerveillés, et ce fut un concert de louanges échangées à voix basse, car dans ces éclatements de beauté, dans ce regard enflammé, dans cette bouche rieuse, une splendeur nouvelle se révélait… la pureté, l'innocence!… Sur ce feu était cette cendre: la sagesse, et chacun admirait et saluait. Ces habits éclatants, pleins de heurts de couleur, ne faisaient point sourire. L'air du visage était tel que, ainsi que devant les habits criards de clinquant des madones, on s'inclinait respectueux.

Et Fernand, admirant, avait pris la main qu'on lui tendait en tremblant… oui, en tremblant, et l'avait portée à ses lèvres…

L'oncle de la superbe Iza de Zintsky paraissait avoir de soixante à soixante-cinq ans. D'une taille au-dessous de la moyenne, il avait le teint cuivré des gens habitués aux ardeurs du soleil; ses cheveux crépus étaient gris et tombaient sur son front en mèches frisées comme des tire-bouchons, ils étaient tout luisants de pommade, les sourcils étaient épais et bruns; l'oeil, enfoncé sous l'arcade sourcilière, semblait plus ardent dans le bistre qui l'entourait; le nez était droit et épais comme ceux que nous retrouvons sur les profils des médailles grecques; les oreilles un peu plates étaient ornées de doubles anneaux d'or; tout le bas du visage se perdait dans une barbe assez longue et absolument blanche.

Il était vêtu d'une espèce de tunique de velours noir, boutonnée sur le côté de la poitrine par des boutons de métal; cette tunique avait des manches de drap lie de vin. Il était coiffé d'une calotte d'astracan; le pantalon large, de velours brun à côtes, se perdait dans des bottes qui montaient jusqu'aux genoux. Danielo de Zintsky était bouclé dans une ceinture de cuir fauve, au devant de laquelle pendait une petite sacoche… Sur son bras le vieillard portait un de ces manteaux immenses que la jeunesse élégante de 1830 appelait le manteau Byron.

—Selon votre désir, dit Fernand, j'ai retenu au Grand-Hôtel vos appartements…

—Excusez-moi, dit Danielo en s'exprimant avec difficulté en français, si j'ai décliné votre offre… Mais vous vivez en garçon, et cela était impossible.

—Je l'ai compris; voulez-vous me permettre, monsieur, pour nous rendre à la voiture, d'offrir le bras à Mlle de Zintsky?

Le vieux Danielo adressa en allemand quelques mots à la jeune fille; celle-ci, souriante, prit aussitôt le bras du jeune homme. Le vieillard dit aux domestiques de les rejoindre avec les bagages au Grand-Hôtel, et, se tenant au côté de Fernand qui donnait le bras à sa nièce, ils sortirent de la salle d'arrivée, au milieu du murmure admiratif de ceux qui étaient dans la salle.

—Est-ce la première fois, mademoiselle, que vous venez à Paris? demanda Fernand qui bouillait d'entendre parler la jeune fille.

Celle-ci, sans être gênée pour s'exprimer, au contraire, ajoutant par son accent mélodieux un charme de plus à son langage, lui répondit:

—Oui, maître… C'est la première fois!… Je suis restée deux jours à Vienne, que l'on m'a dit ressembler beaucoup à Paris…

—Ce sera pour moi, mademoiselle, une bien grande joie de vous diriger et de vous servir de cicérone dans mon beau pays… Et M. de Zintsky?

—Moi, je suis venu deux fois déjà.

On monta en voiture, et, une demi-heure après, Fernand, ravi, offrait la main à la jeune Moldave pour descendre de voiture et la diriger, précédé par le domestique, vers ses appartements.

La jeune fille, lasse du voyage, demanda à son oncle à se retirer chez elle, ce qu'il accepta. Fernand allait le quitter, lorsque le vieillard lui dit:

—Mais moi, je ne suis pas fatigué, nous avons à causer….et, si vous le voulez, nous nous retrouverons dans vingt minutes, le temps de me vêtir à la parisienne, et nous passerons la soirée ensemble. Iza ne descendra pas pour dîner, elle va avoir sa migraine… mais nous pouvons dîner ensemble.

—Monsieur de Zintsky, j'allais vous le proposer.

—Alors, là, tout est bien… attendez-moi.

Fernand sortit devant pour prendre des cigares, et, se promenant en fumant sur le boulevard, il sourit à l'avenir.

—Je suis sauvé, et ma parole, ce n'est pas un mariage de raison seulement que je vais faire, c'est un mariage d'amour.

Au second étage, le rideau d'une fenêtre était à peine écarté, et le regard de la superbe Iza de Zintsky guettait le jeune homme. Souriant à son tour, elle se retira et dit à un homme jeune encore placé à côté d'elle:

—Maître, je vous en réponds, et je ne vous demande que le temps que la loi exige… Ce n'est pas demain, c'est ce soir qu'il va obliger le vieux à lui donner son consentement.

À ce moment Danielo de Zintsky paraissait dans le salon et demandait à Pierre Davenne (c'était lui):—Eh bien, maître, êtes-vous content de nous?

II

UN MARIAGE À LA VAPEUR.

Quelques minutes après, le vieux Moldave et Fernand Séglin étaient attablés dans un cabinet de chez Brébant, et, en achevant de dîner, ils causaient. Le vieux Danielo disait:

—Lorsque, par l'entremise de la maison Strucko, de Vienne, nous vous avons connu, sur les propositions qui nous furent faites, nous dûmes nous renseigner auprès de nos correspondants de Paris. Je dois vous le déclarer, les renseignements furent absolument à votre avantage… C'est alors que je vous adressai la réponse à votre lettre.

—La réponse, monsieur de Zintsky, me fut agréable; mais le portrait que vous me fîtes parvenir, tout admirable qu'il fût, est bien au-dessous de la réalité… et c'est aujourd'hui que je bénis ce jour…

—Mon cher monsieur, je vous connais à peine; déjà, vous m'êtes sympathique, et je crois qu'il en est de même de ma nièce…

Fernand était un peu gêné de la rondeur de son futur oncle, et il était surtout étonné de ses façons. C'est que, assurément, Danielo n'était pas un petit-maître habitué aux délicatesses élégantes de la table; il buvait sec, en emplissant son verre au ras; il ne faisait de sa fourchette qu'un usage très modéré, ses doigts lui servaient très simplement pour prendre délicatement dans le plat le morceau qui le tentait. Fernand pensa que ces façons étaient particulières à son pays, et il se promit, lorsqu'il offrirait à dîner, de choisir le jour où son oncle serait forcé de refuser l'invitation.

Après avoir vidé d'un trait un plein verre de vieux corton, tenant comme en une pince, entre ses doigts, une côtelette de chevreuil qui lui barbouillait les lèvres de sa purée de marrons, le petit vieux continuait:

—En deux mots, cher monsieur Séglin, voici la chose: la guerre est menaçante chez nous, la pauvre Iza a peur et c'est ce qui l'a si vite décidée à quitter son pays. Élevée comme une sainte, elle n'a quitté les esclaves aux soins desquels sa mère l'avait confiée que pour venir à Paris. Paris, c'était son idéal: élevée en chrétienne, elle voulait trouver en France le mari de son choix. C'est ce rêve que je viens réaliser. Or, je vous ai dit sa situation, Iza a environ douze cent mille francs de dot. Vous avez, je le sais, une maison qui vaut presque cette somme. Cela est donc pour le mieux. Mais moi je ne suis pas éternel, et c'est à ma nièce que reviendra ce que j'ai, c'est-à-dire une somme à peu près égale à celle que je vous apporte.

Deux ou trois fois les paupières de Fernand eurent des clignotements, comme si ses yeux étaient éblouis par trop de lumière.

—Monsieur Danielo, dit Séglin, en faisant demander par notre ami commun, M. Strucko, la main de votre nièce, je ne voyais dans ce mariage que l'assemblage de deux situations qui devait assurer aux époux une vie heureuse. J'y voyais la possibilité de donner plus d'étendue à ma maison; la respectabilité de votre nom, l'honorabilité de votre famille m'assuraient que j'aurais une femme digne… Nous vivons à une époque où ces seules conditions suffisent: on s'épouse bien plus pour se faire une maison que pour se faire une famille…

—Oui, on fait une affaire…

—C'est le mot sec… Eh bien, monsieur Danielo, j'ai le bonheur de vous dire qu'il n'en est plus ainsi de moi… Depuis que j'ai vu Mlle Iza de Zintsky… je l'aime et c'est un mariage d'amour que je vais faire… et à cette heure… vous auriez modifié les conditions premières, que je passerais outre. Ce n'est plus une affaire que je fais… Ce n'est plus le négociant qui parle…, c'est l'amoureux…

—À la bonne heure, monsieur Séglin, exclama le vieux Danielo en tendant sa main de squelette au jeune homme.

—En la voyant si noble, si belle, en voyant ses grands yeux que voilent la candeur et la pureté, en voyant cette superbe ardeur de la jeunesse presque éteinte par cette innocence, j'ai été ravi, charmé; j'ai senti, comme aux heures suprêmes, se briser quelque chose en moi; une voix secrète me disait: Voilà celle qui va transformer ta vie…

—C'est ma nièce et il conviendrait que je fusse réservé! Cependant je ne puis. Tout ce que votre imagination peut vous donner est au-dessous de la vérité… Avant un mois, monsieur, je défie à la plus élégante de vos Parisiennes de lutter avec elle de grâces, honnêtes, bien entendu.

Et sans doute parce qu'il était heureux des compliments qu'on faisait de sa nièce, le vieux Danielo avait un singulier sourire en disant cela.

Le bout du nez du vieux Moldave se rougissait et tranchait sur son visage bronzé et sur sa barbe blanche. Le vin le rendait expansif. Il dit:

—En somme, j'ai consulté ma nièce… elle accepte. J'ai, je vous l'ai écrit, de grands intérêts au pays; à ces heures menaçantes ma présence est nécessaire, je vous demanderai donc de hâter ce mariage.

—C'est, monsieur, le plus cher de mes voeux… Lorsque j'aurai le bonheur de me trouver demain avec Mlle Iza, vous lui demanderez d'en fixer elle-même la date.

—Iza n'a rien à voir là dedans, c'est une petite fille qui fait aujourd'hui ma volonté jusqu'au jour où elle fera la vôtre… Faisons donc cela nous-mêmes… Tout en étant chrétiens, la différence de nos Églises nous empêche le mariage religieux. Or, votre loi exige, je crois, environ seize jours de publication… Eh bien! dès demain, nous pouvons nous occuper de cela… Maintenant, le notaire?…

—Cela, quand nous voudrons…

—C'est que les fonds ne m'arriveront pas avant quinze jours…

—Plaisantez-vous et croyez-vous que je veuille qu'on dépose en signant…

—J'aimerais mieux ça, insista le vieux Danielo… les affaires sont les affaires…

—Pardon, cher monsieur Danielo… je vous ai dit que je ne faisais pas une affaire…

—Alors… fixez vous-même.

—Je m'occuperai du notaire et, avant huit jours, nous terminerons.

—C'est cela… eh bien, topez là, mon neveu!… dit Danielo en lui tendant la main… et à votre bonheur! ajouta-t-il en levant son verre.

Puis étendu dans son fauteuil, ayant arrêté et conclu la situation de sa nièce, le vieux Moldave, heureux de vivre, tira de sa poche une longue pipe, la bourra lentement et l'alluma méthodiquement, pendant que Fernand faisait sauter le bouchon de la troisième bouteille de champagne.

À cette heure où, devisant amicalement avec son futur oncle, Fernand faisait sur l'avenir de beaux rêves d'or et de rose… une scène toute différente se passait près de la maison du boulevard Magenta; nous allons y ramener le lecteur.

III

DEUX VIEUX AMIS DE… QUINZE JOURS.

En face de la maison de banque et de commission Fernand Séglin, juste au coin d'une rue qui fait angle avec le boulevard Magenta, se trouvait un petit cabaret, un de ces cabarets qui tiennent le milieu entre le restaurant et le marchand de vin. Une boutique discrète, derrière les vitres de laquelle s'étendaient des rognons noirs, des côtelettes minces, des salades vertes, et, par-dessus tout cela, les petits rideaux blancs qui masquaient l'intérieur de la boutique.

C'était dans cette maison que les petits employés de la maison Séglin prenaient pension. Il y avait dans le fond de la grande salle, à gauche et comme isolée des autres, une petite table de marbre qui ne pouvait porter que deux couverts. À l'heure où tous les employés sortaient, c'est-à-dire de onze heures à midi, ils se plaçaient à la grande table qui se trouvait au milieu de la salle; les autres tables étaient occupées par les employés de diverses maisons du quartier; c'était dans le cabaret un envahissement. Les ouvriers et les garçons de magasin entraient, jouant, se bousculant, se poussant d'une claque sur les épaules, en criant joyeusement comme des enfants. Les vieux, l'air réfléchi, grognant, haussant les épaules de ces gamineries, entraient prendre leurs places.

Alors c'étaient dans la grande salle des cris, des éclats de voix, des heurtements de poings sur les tables, qui faisaient sauter les verres et les assiettes… Au milieu de ce brouhaha, le garçon et la servante passaient froids, calmes, avec une attitude mécanique en servant à chacun le plat du jour… Au fond, dans la vapeur de la cuisine, on voyait le maître de la maison, les bras troussés jusqu'aux épaules, plongeant à chaque commandement sa cuiller immense dans des chaudrons vastes comme des futailles et répondant sans en avoir conscience à chaque commande:

—Boum! enlevez…

Dans le comptoir était une femme énorme, jeune encore, ayant sur les lèvres un perpétuel sourire, et dont le triple menton se perdait dans les charmes gras et robustes que soutenait un corset solide; ses bras étaient nus et de ses mains replètes et petites elle emplissait sans cesse des demi-bouteilles et des carafons, puis avec une vivacité étonnante elle recevait le solde des additions et plongeait une main dans son tiroir ouvert et regorgeant de monnaie de billon.

Jeune encore, elle eût été jolie sans l'envahissement de cette graisse, acquise dans ce milieu sans air, étouffé, plein de vapeur, qui lui donnait le teint mat de l'anémie; mais cette maladive blancheur ressortait mieux sur le fond de bouteilles de liqueur, de bocaux de fruits qui encombraient les étagères et encadraient la glace… C'était dans la gargote, pendant une heure, un bruit incessant; puis, lorsque midi sonnait, le silence revenait avec le vide, le patron quittait la cuisine et venait s'asseoir au comptoir près de sa femme, se livrant au rinçage des verres pendant qu'elle mettait en ordre la comptabilité du matin. Le garçon et la servante, ayant desservi et essuyé les tables, ayant balayé, étaient dans la cuisine et lavaient la vaisselle.

C'est dans cette accalmie qu'arrivait toujours, à midi un quart, un grand gaillard, maigre et blême, dont l'extrémité du nez était rouge et givelée. Il entrait calme, allait à la petite table du fond, se faisait servir le plat du jour et demandait un litre… C'était le garçon de magasin de la maison Séglin; il couchait dans le magasin, balayait et rangeait tout, avant l'arrivée des employés; puis, à l'heure du déjeuner, c'est lui qui gardait la maison. Lorsque tout le monde était revenu, il allait à son tour prendre son repas et se trouvait libre jusqu'à cinq heures, heure de la fermeture des magasins et des bureaux.

D'ordinaire, ce garçon de bureau, qui se nommait Martin, était seul à cette heure. Mais, depuis une quinzaine de jours, lorsque le dîner de midi sonnait, un homme entrait et se faisait également servir son déjeuner à la table voisine de celle de Martin.

Le troisième jour, l'inconnu avait prié Martin de lui prêter son sel; le quatrième il l'avait salué, le cinquième il lui avait demandé son avis sur le plat du jour; le sixième, en arrivant, il lui avait tendu la main… et celui-ci, à la fin du repas, lui avait proposé de jouer le petit noir (le café); enfin, le lendemain, Martin, en le voyant venir, lui avait offert une place en face de lui. On avait accepté, et, depuis ce jour, Martin attendait que son camarade fût venu pour commencer son repas.

Martin était arrivé; placide et les deux poings sur la table, il attendait, ne prenant pas la peine de lire le petit papier gras sur lequel était griffonné dans une langue spéciale à la maison le menu du jour. Son compagnon entra. Lorsqu'il le vit dépasser la porte et se diriger vers le fond de la salle, il lui sourit et retira de son rond sa serviette que le garçon, en dressant les deux couverts, avait placée dans son assiette.

Celui qui entrait était un homme de quarante à quarante-quatre ans, grand, gras et laid…, mais d'une laideur sympathique; les cheveux glissant sur la surface polie de son crâne étaient tombés, ils étaient restés en touffe comme une couronne autour de la tête noire et frisée; les yeux étaient bruns; la bouche, aux lèvres lourdes, était cachée sous une moustache brune qui se perdait dans une barbiche touffue, laquelle couvrait tout le menton; le nez un peu camard ouvrait ses narines poilues; au-dessous des yeux, les sourcils se dressaient roux, fauves; les oreilles plates et sans ourlets étaient percées d'un trou énorme.

La face était comme zébrée; c'est que sans doute la peau ridée et bronzée s'étendait plissant autrefois sur l'ossature de la tête; la graisse, en venant, avait soulevé le tissu cutané, l'avait gonflé en le blanchissant ainsi que dans l'engraissement obtenu par l'abreuvage forcé chez les volailles; mais sur la peau couverte de cette pâleur mate s'étendaient toujours, comme des tatouages, des raies, des rides, hâlées par de longues années… Cet homme était laid, mais d'une laideur gaie. La peau tendue autour des yeux avait des lignes en l'air qui rendaient toujours l'oeil riant.

Il était vêtu comme un ancien militaire, un cavalier; le cou était nu, la chemise n'avait pas de col, mais un foulard la protégeait joint par un noeud énorme dont les deux bouts retombaient sur le gilet, un gilet spécial, étroit comme un plastron et long comme un mie der de palefrenier, boutonné ainsi qu'une soutane par cinquante boutons formant de petites boules d'or, sur lequel s'ouvrait une vareuse de molleton sans col et à larges poches; le pantalon, fait de cette étoffe appelée peau de souris, étant collant comme une culotte de peau et, arrivant aux chevilles en formant de nombreuses spirales, faisait ressortir des pieds qui auraient fait rougir Charlemagne.

Cet homme se nommait Sper; ancien soldat, il avait récemment perdu son maître et cherchait une place de garçon de bureau.

En arrivant à la table, Martin lui tendit la main et lui dit:

—Vous venez tard aujourd'hui, et j'ai une faim de gueux…

—Espère, espère, fit le nouveau venu, nous allons rattraper ça… Je me suis abordé en route avec un particulier qui sombrait à cause de ce qu'il était mouillé.

—Voici le menu, commandez.

—Ça ne va pas être long…

Il regarda le papier et dit aussitôt:

—Ah! pas de poisson, hein?

—Non, je n'y tiens pas!

—Moi, je l'ai en horreur; c'est que dans les voyages on ne vous fait manger que de ça… au service.

—Comment, on vous fait manger du poisson? vous n'avez pas à vous plaindre…

—Mais pas du poisson frais, des salaisons.

—Ah! je ne savais pas ça… nos soldats ont du poisson… en campagne…

—Pas vos pioupious… dans la mar… dans la cavalerie… ça arrive des fois, reprit Sper tout embarrassé; il se leva et alla trouver le garçon à la cuisine et lui commanda le déjeuner.

Lorsqu'ils furent servis, lorsque, le déjeuner près de finir, ils s'étendirent repus sur leurs chaises, Martin, arrivant à la conclusion d'une discussion soutenue la bouche pleine, disait:

—Enfin, mon vieux, vous vous trouvez sans place pour le moment, vous êtes certain d'en trouver une prochainement; mais, pendant les deux mois qu'il faut attendre pour avoir celle-là, vous voudriez avoir un petit emploi.

—Voila! justement, je ne voudrais pas prendre d'engagement; donner un coup de main à un camarade… ça me serait égal de ne pas gagner grand'chose… Je n'ai pas besoin, j'ai mon affaire, des économies qui me permettent d'attendre… Mais je ne veux pas rester à rien faire; on est désoeuvré, on ne sait où aller, un camarade ici, un autre là-bas, on cause, on boit, on dépense ce qu'on a et puis on se trouve sans rien… Je veux m'occuper.

—C'est très bien pensé…

Il y eut un silence pendant lequel Sper, assurément peu satisfait du dessert qui lui avait été servi, fouilla dans sa poche et dans une boite de métal prit discrètement… un bonbon sans doute… et le glissa dans sa bouche… Le silence durait toujours, Martin fumait sa pipe; Sper, accoudé sur la table, pensait. Le premier dit:

—Moi, j'ai dans ce moment-ci beaucoup de travail… On parle chez nous du mariage du patron, ça va être des inventaires, des changements, des nettoyages, peut-être bien que je me trouverai pas mal d'un camarade qui m'aiderait.

Sper eut un mouvement si étonnant que son camarade lui dit:

—Qu'est-ce que vous avez?

—Moi… rien! des secousses… les nerfs… la digestion…

—Ah!… si vous… je pourrai peut-être vous prendre avec moi… Je demanderai un petit supplément.

—Ah! fit vivement Sper, il faudrait aller voir votre bourgeois?

—Oh non! depuis deux ans que je suis dans la maison, je ne l'ai vu qu'une fois, un matin, on a dit qu'il revenait de son cercle; il m'a demandé du feu pour son cigare…

—Ah! vous ne le voyez jamais?

—Jamais… j'ai affaire au caissier, M. Picard, un brave homme…

—Mais qu'est-ce que je ferai avec vous?

—Vous viendrez le matin… ah! de bonne heure… et vous rangerez… Voilà mon travail: d'abord j'ai les magasins, je range et je nettoie tout ça en me levant; l'hiver, j'allume les feux… quand ces messieurs viennent tout est prêt, je monte aux bureaux, j'en fais autant… et, quand tout ça est fini, je fais le cabinet de monsieur… La chambre et l'appartement sont faits par un domestique et sa femme… Mais le bureau de monsieur est le difficile… parce que je ne dois rien déranger…

—C'est facile, au contraire.

—Mais non, on ne peut pas nettoyer sans déplacer les choses.

—On les replace.

—Mais ce sont des papiers… des lettres…

—C'est plus facile… puisque vous n'avez qu'à lire…

—Ah! oui… fit Martin en se grattant et embarrassé, mais voilà… c'est que je ne sais pas lire.

—Ah je comprends… ça doit vous gêner.

—Eh bien, monsieur Sper…, vous ne croiriez pas ça, aussi vrai que je suis là devant vous, ça m'a servi…

—Comment ça? fit Sper stupéfait.

—C'est comme je vous le dis, ça m'a valu une augmentation…

—Parce que vous ne saviez pas lire?

—Oui, écoutez. Un jour, monsieur avait offert un déjeuner à des amis… On me prend pour aider… bien!… Monsieur avait un verre qu'on lui avait donné, avec une gravure dessus… En l'emportant je casse le verre, je cache les morceaux, je ne dis rien et, pour ne pas être grondé, je me dis: j'en achèterai un. Il m'a bien coûté six francs, s'il vous plaît; seulement, moi, je vais dans le magasin, je vois le verre pareil avec un mot dessus, je me dis: c'est ça, tous les mêmes. Je prends le plus beau et je le place dans le dressoir du buffet; j'étais tranquille, personne n'avait rien vu, pas même Morand ni sa femme,—les deux domestiques.—Le lendemain, à l'heure du déjeuner, monsieur me fait appeler. Je monte, Morand était tout rouge, et monsieur avait l'air de rire… Je regarde sur la table, je vois mon beau verre,—il était bien plus beau.—«Martin, qu'il me dit, tu as cassé quelque chose hier…» Je deviens tout rouge. Je ne sais pas mentir, mais je fais un effort et je dis: «—Monsieur, il ne doit rien manquer dans la maison.» Je ne mentais pas. Monsieur reprend en riant: «Tu as cassé un verre.» Cette fois, je dis tout honteux: «—Oui, monsieur, mais il est remplacé!» «—Le voici,» dit monsieur, en montrant… Vous savez, j'étais bleu! Et il ajouta en riant toujours: «—Imbécile, je ne me nomme pas Agathe…» et il me montra les lettres… Fallait bien avouer; alors j'ai dit, craignant de perdre ma place: «—Monsieur, je ne sais pas lire…»

—Ah! ah! ah! elle est bonne! exclamait Sper en frappant à pleines mains sur ses larges cuisses.

—Eh bien! mon cher, le lendemain je suis appelé au bureau… Je me dis: bon j'aurais dû ne rien dire. Je vais avoir mon congé…

—Alors?

—Alors M. Picard me dit: M. Séglin est content de vous. Martin, vous êtes augmenté de quarante francs; seulement vous ferez seul le bureau de monsieur… Voici la clef, personne que vous et lui n'y peuvent entrer, c'est une responsabilité, mais je sais que vous êtes un homme sérieux… Et depuis ce temps-là, il n'y a que moi qui entre dans le bureau du patron en son absence.

—Et vous avez toujours sa clef?

—Oh! elle ne me quitte pas…

—Moi, je sais un peu lire… et pour ça, si vous le voulez, je vous serai utile.

—Ce n'est pas de refus…

—Enfin, vous m'occupez?

—Pourquoi me demandez-vous ça comme ça?

—Parce que, mon petit père Martin, si c'est vrai… je suis tranquille, et pour fêter ça je paye une bonne bouteille.

—Ah! ah!…

Martin regarda l'heure à sa montre et dit:

—J'ai encore trois heures devant moi… j'accepte!… et pour le coup de main, c'est entendu… Vous savez, vous m'allez, vous, j'ai confiance…

—Garçon! cria Sper, une bonne bouteille!

—Voulez-vous que je vous dise le bon ici?

—Pardi, c'est pour nous deux!

—Il y a du fleury qui a sept ans…. demandez-en.

Le garçon arriva, essuyant ses bras gras sur lesquels l'eau de vaisselle laissait ses globules huileux, et demanda:

—Voulez-vous du bordeaux, du bourgogne… nous en avons à vingt-cinq sous la bouteille. Les deux amis éclatèrent de rire et Sper tapant sur la table cria:

—Espère! espère! je phoque! envoie-nous une bouteille de vieux fleury.

Il y eut dans le comptoir un frémissement joyeux, et le marchand de vin sourit à sa grosse femme.

IV

DE LA SINGULIÈRE FAÇON DONT SPER FAISAIT LE MÉNAGE.

Lorsque le vin fut sur la table, Sper emplit les deux verres et faisant claquer sa langue, en clignant de l'oeil, il dit à son ami Martin:

—Nous allons goûter ça; à la vôtre!

Et il prit son verre par le plat du pied et le secoua lentement, puis il l'engloba dans ses deux mains; il le reprit encore par le bas et le leva dans le rayon du soleil, clignant de l'oeil pour voir la transparence de son rubis liquide, et, l'ayant encore secoué, il le redescendit et le promena lentement sous ses larges narines, aspirant à plein cerveau. Ses narines frémissaient, ses yeux papillotaient aux émanations du chaud parfum. Après, la figure calme, la tête penchée en arrière, l'oeil demi-clos, il but, faisant crépiter jusque dans sa gorge le liquide enivrant… Il fit encore claquer sa langue et dit en reposant le verre sur la table:

—Je suis bien aise d'avoir fait connaissance avec ce vin-là… nous l'inviterons souvent dans notre société… il est aimable.

Et les deux hommes éclatèrent de rire… Puis Sper remplit les verres et reprit:

—Nous disions donc, mon vieux Martin, qu'à compter d'aujourd'hui je vous donne un coup de main.

—Oui, et je m'arrangerai à vous faire avoir à la fin du mois une somme ronde.

—C'est ça. A la vôtre! Et qu'est-ce que j'aurai à faire?

—Je ne sais pas, vous m'aiderez… Nous rangerons ensemble.

—Est-ce que le bourgeois est bon enfant?

—La crème des hommes, et puis on ne le voit jamais…

—Ça, ça le rend meilleur… Nous allons bien en prendre une autre, dit Sper en montrant la bouteille.

—Ah! mon cher… Ce soir je ne pourrai pas fermer si je suis mouillé… C'est que j'ai encore à travailler, moi.

—Espère! espère! je vous aiderai, nous serons deux… Garçon, une bouteille… et du pareil…

Lorsque cinq heures sonnèrent, il y avait cinq bouteilles sur la table et Martin chantait à Sper une chanson de son pays. Le concierge de la maison vint prévenir le premier que Ces messieurs partaient. Aussitôt l'habitude reprit le dessus. Martin se dressa et, marchant droit et raide comme l'ivrogne qui veut cacher sa situation, il traversa la rue et entra dans les magasins desquels sortaient les derniers employés. Sper, au contraire, semblait absolument de sang-froid; l'oeil était allumé, les joues étaient plus rouges, le bout du nez luisait, mais la langue n'était pas embarrassée et les jambes étaient solides. Il se leva, alla au comptoir, paya et sortit en riant et en disant:

—Il y a un peu de roulis… Mais, espère, espère, je vais le piloter…

Et à son tour il traversa la rue et rejoignit son compagnon dans le magasin. Martin était penché sur la manivelle qui servait à manoeuvrer la fermeture de fer, mais vainement il appuyait pour la faire tourner…

—Il s'endort sur le cabestan, murmura Sper… donne un peu que j'apprenne à tourner ton orgue…

—Va, fit laconiquement Martin en lui laissant la place.

En deux minutes le magasin fut fermé.

—Il faut ranger? demanda le nouvel employé.

—Non!… je ne suis pas en train aujourd'hui… puisque tu m'aides, demain nous commencerons plus tôt… Allons prendre l'air… on étouffe ici…

—Ça, c'est vrai!

Et ils sortirent par la cour. Une fois dans la rue, Sper demanda à
Martin:

—Où allons-nous prendre l'air?

—En face…

—Ah! farceur, va… c'est ça qui s'appelle de l'air…

—Oui, et nous dînerons.

Donnant le bras à son nouvel ami, Martin traversa la chaussée et rentra dans la petite gargote où ils se firent servir à dîner. Le dîner se prolongea tard dans la nuit, si bien que le garçon de magasin ne pouvait plus se tenir, lorsque, vers une heure du matin, le marchand de vin les ayant mis à la porte, Sper porta son camarade jusque dans le magasin. Martin était dans un tel état d'ivresse que son compagnon dut faire son lit et, sur la prière de l'employé, dut s'étendre sur un matelas, près du sien.

Moins de dix minutes après, le ronflement sonore de Martin ébranlait les carreaux; alors Sper, calme comme s'il n'avait bu que de l'eau, se leva, s'assura que son ami dormait profondément et se dirigea aussitôt vers l'escalier. Sans bruit il grimpa au premier étage, traversa les bureaux et entra dans le bureau particulier de M. Séglin.

Là il ferma soigneusement les grands rideaux des fenêtres, et, ayant fouillé dans ses poches, il en tira un trousseau de petites clefs; il ouvrit sans bruit les tiroirs du bureau et regarda les livres et la correspondance de M. Séglin. Un carnet lui parut plus intéressant sans doute, car il prit la copie de plusieurs feuillets.

Il resta plus d'une heure dans sa perquisition; enfin, ayant trouvé une liasse de traites échues et payées, il fouilla dedans et en prit une; il la serra précieusement dans son portefeuille et, après avoir bien soigneusement tout remis en place, il descendit doucement, éteignit sa lumière et se coucha sur le matelas étendu près du lit de son compagnon. Il glissa dans sa bouche une pastille, sans doute, et, plaçant sa tête sur son bras pour s'endormir, il dit tout bas:

—Espère! espère! Nous sommes parés maintenant…

Quelques minutes, et ce fut un duo formidable dans le magasin… un ronflement tel, qu'un agent de service en passant appuya son oreille sur la fermeture pour se rendre compte de la cause de ce bruit, et, croyant au travail des boulangers pétrissant leur pâte, il s'éloigna.

Vers six heures les deux amis s'éveillèrent; des excès de la veille, il ne restait plus trace. La force de l'habitude! Ils allèrent aussitôt «tuer le ver» en prenant un verre de vin blanc et revinrent préparer les bureaux et les magasins… Sper, qui avait servi dans la cavalerie, avait dans le nettoyage une allure bizarre pour un soldat; il était pieds nus et l'éponge ou la brosse à la main, vif, alerte, il sautait sur les comptoirs, grimpait dans les casiers, sans effort… semblable au matelot courant sur le pont, grimpant dans les haubans, lors de la toilette du navire. Martin était stupéfait de sa vigueur, de sa légèreté; assurément un homme de vingt ans n'aurait pas été plus agile. Aussi, en moins d'une heure le nettoyage fut-il terminé, et Martin disait:

—Jamais je n'en ai fait autant.

Le bureau du patron était symétriquement rangé, les meubles frottés, les tentures brossées, les papiers surtout absolument en ordre. Martin était émerveillé; c'était plus qu'un aide, c'était un remplaçant.

À l'heure où les employés devaient arriver, Sper se rendit chez le marchand de vin pour attendre son ami, pendant que celui-ci allait près du valet de chambre savoir les ordres du patron.

Il rejoignit presque aussitôt son camarade, ils se mirent à table et continuèrent à tuer le ver.

—Tu as fini? demanda Sper.

—J'ai fini ce matin, mais j'ai de l'ouvrage dans la journée.

—Il faut que j'aille chez moi et je me ramène aussitôt.

—Non, pour ça tu ne peux pas m'aider.

—A cause donc?

—A cause que ce soir il y a un grand dîner, la fiancée et sa famille.

—Ah! bah!

—Alors, je suis de corvée près du fourneau, j'aide la cuisinière.

—Ah oui, ça se comprend…

—Nous allons déjeuner ensemble… et puis tu pourras partir.

—Bien…

—Seulement, tu reviens demain matin.

—À six heures je serai là.

—Nous allons déjeuner plus tôt, parce que je vais avoir des occupations pour l'après-midi…

—Je veux bien… notre dîner d'hier m'a creusé…

Ils se firent servir et se mirent à table. A midi, le singulier aide de
Martin lui serrait la main et retournait chez lui.

V

OÙ L'ON VOIT QU'IL NE FAUT PAS JOUER AVEC L'AMOUR.

Lorsque Fernand, voulant sauver la situation de sa maison, compromise par la catastrophe, qui, de son commanditaire, avait fait un créancier féroce,—nous parlons de la créance vendue par Pierre Davenne,—avait accepté la proposition d'un sieur Strucko, de Vienne, qui lui parlait de mariage, l'amour n'entrait pour rien dans l'affaire… En demandant qu'on lui adressât le portrait de celle dont on voulait faire son épouse, il se disait: «Qu'elle ne soit pas tout à fait une guenon, et cela me suffit.» L'envoi du portrait l'avait consolé. Celle qu'on lui offrait était belle et ferait assurément une admirable maîtresse de logis. C'était tout ce qu'il demandait.

La grande question était uniquement dans le million et demi comptant et dans le million «d'espérances» que sa femme apporterait. Qu'elle fût sotte, acariâtre, insociable, qu'elle n'eût ni coeur ni âme, peu importait, il épousait la dot. Si la femme rendait la maison insupportable, il savait où trouver des consolations. La vie riche a des coutumes qui permettent d'échapper à une promiscuité gênante, et bon nombre de ménages sont ainsi bâtis. Chacun vit à part, l'union n'est que superficielle.

Fernand, indifférent pour la femme, faisait une affaire; il la faisait sérieusement, parce qu'à cette heure il ne pouvait plus reculer; le mariage manqué, c'était… plus que la ruine. En allant à la gare, pas une autre pensée n'occupait son cerveau. Le jour saint, le jour béni de l'hymen, était pour lui le jour d'échéance…

Mais lorsqu'il vit devant lui celle qu'on lui destinait, lorsque son regard croisa celui de la jeune fille, lorsqu'il sentit sur son bras la chaleur du sien… il eut un tressaillement. En se trouvant dans la voiture en face d'elle, il l'admirait, et d'abord heureux, fier, au départ, du murmure flatteur qui suivait sa fiancée, il arriva à en être fâché, jaloux!…

Lorsque, le premier soir, il quitta le vieux Moldave Danielo, seul sur le boulevard, se dirigeant vers le cercle, il se rappelait sa fiancée, il eut un haussement d'épaules et dit:

—Ma parole d'honneur, je deviens fou! Amoureux, moi!… c'est trop bête… Pauvre belle, vous aurez le calme de votre pension; ce n'est point mon amour qui vous fatiguera…

Et cependant, le lendemain, à dix heures, il était au Grand-Hôtel et priait le vieux Danielo de le présenter à sa fiancée. Il est vrai que chez la bouquetière, en faisant faire un bouquet, il disait tout bas:

—Il faut faire ses affaires…

Tous les jours Fernand se rendait au Grand-Hôtel; il passait une heure près de la belle Iza et revenait, se répétant toujours la même phrase:

—Suis-je assez ridicule près d'elle! C'est là le propre de ceux qui veulent parler d'amour en n'en ressentant pas.

C'est absolument le contraire, car l'amour se ressent, se devine et ne sait s'exprimer; mais Fernand ne voulait point se l'avouer. Il affectait avec l'oncle Danielo de discuter les clauses du contrat, alors qu'il aurait accepté toutes les conditions qu'on lui aurait dictées, et son mensonge du premier jour était devenu une vérité.

«Depuis que j'ai vu Mlle Iza… je l'aime, et c'est un mariage d'amour que je vais faire. À cette heure, vous auriez modifié les conditions premières que je passerais outre. Ce n'est plus le négociant qui agit, c'est l'amoureux.»

Le jour où le soir même on devait aller chez le notaire, Fernand était dans le salon de l'appartement d'Iza; le vieux Danielo était dans son appartement, écrivant. Les deux fiancés étaient près de la fenêtre grande ouverte sur le balcon: Iza dans un grand fauteuil, Fernand assis presque à ses pieds sur une petite chaise basse.

Sur le boulevard, un monde s'agitait, bruyant, affairé; il y avait des flots de foule sur le trottoir qui, semblant prêts à se heurter, se mêlaient et se confondaient sans secousses, au milieu d'un bruit assourdissant, où rien ne ressortait de distinct. Sur la chaussée, les fiacres et les omnibus se croisaient, cherchant à se dégager d'une triple file d'équipages qui revenaient du bois. Au-dessus s'étendait le ciel pourpre du coucher du soleil des jours d'été.

La jeune Iza paraissait admirer cette vie bruyante…

—Iza, dit Fernand, croyez-vous pouvoir oublier à Paris votre beau pays?

—Oh oui! fit la jeune fille avec une joie d'enfant. Paris est le plus beau pays du monde, et là-bas, je n'ai laissé personne, ceux que j'aimais ne sont plus!

—C'est une triste existence que celle de l'orpheline! Iza, vous retrouverez ici les affections perdues. Laissez tomber un instant sur moi vos regards profonds… Lisez dans mes yeux l'amour qui emplit mon âme.

La jeune fille baissa les yeux.

—Ne détournez pas vos regards… C'est presque un époux qui vous parle… et vous pouvez, Iza, entendre les aveux de votre fiancé. Si vous saviez avec quelle impatience j'attends le jour où nous serons pour toujours unis! Depuis l'heure où je vous ai vue, ma vie n'est plus la même… Indifférent à tout, je n'ai qu'une pensée… vous voir… Je ne sais quel trouble est en moi, je n'ai ni le désir ni le courage de penser à mes affaires… Ma maison est abandonnée, mes relations sont brisées, mes amitiés oubliées… Seule vous m'occupez tout entier, et je ne me sens heureux qu'à cette heure où je suis près de vous, à vos pieds, vous parlant, vous admirant, vous adorant.

La jeune fille eut un sourire de doute.

—Ne me croyez-vous pas? demanda Fernand…

—Monsieur Fernand, vous vivez au milieu d'un monde où vous avez rencontré plus belle que moi… Vous avez dit à d'autres les mêmes paroles que vous me dites.

—Non, Iza… non!… au contraire, ma vie s'est passée sans qu'aucun être au monde fît impression sur moi… Je niais l'amour… Et le ciel a voulu que celle qui devait être ma femme me le fît connaître aujourd'hui… J'ai hâte que notre union soit consacrée, parce que je crains sans cesse… et je sens que maintenant sans vous je ne pourrais vivre…

—Là-bas, j'entendais conter qu'à Paris l'on n'existait que pour le plaisir, vivant si vite qu'on ne prenait pas même le temps de s'aimer… et j'avais peur.. j'ai peur!

—Peur? de quoi?

—Peur que cet amour que vous jurez ne soit point si profond…

—N'entendez-vous pas aux accents de ma voix que je ne pourrais mentir!… Ce que je voudrais, ma belle fiancée, c'est vous inspirer une partie de l'amour que je ressens pour vous…

—Ne vous ai-je pas dit que j'ai peur?

—Oui!

—Eh bien, fit-elle en baissant les yeux et laissant sa main dans celle de Fernand, j'ai peur, parce que vous aimant, moi qui suis une étrangère, je crains que ma gaucherie ne vous éloigne de moi…

—Mais, vous m'aimez? demanda hardiment le jeune homme.

Elle lui prit la main, et, souriante, elle détourna la tête comme pour échapper à son regard. Fernand, ravi, porta la main d'Iza à ses lèvres et tomba à ses genoux, puis, comme enivré, après l'avoir contemplée un instant, il dit:

—Iza, c'est une passion folle qui s'est emparée de moi; votre image est constamment devant mes yeux, dans la vie maintenant je marche inconscient, mon regard ne voit que vous; comme les Mages guidés par l'étoile le jour de la naissance du Seigneur, je marche ébloui, ne voyant rien de ce qui s'agite autour de moi, allant à cette étoile de ma vie, à cette lumière: Vous!… Aujourd'hui il adviendrait un obstacle à notre union, je marcherais résolu au-devant; déjà vous êtes à moi, déjà c'est vous qui êtes mon âme, ma vie… et je deviendrais criminel si vous ne deviez être ma compagne.

Iza écoutait souriante, laissant sa main dans la main brûlante de son amoureux et penchant la tête pour bien entendre, comme les oiseaux penchent leur tête pour écouter la chanson qui ressemble à ce qu'ils chantent.

Et la voix de Fernand était pénétrante et son aveu était sincère. Habitué à vivre dans les amours faciles de la vie parisienne, jamais son coeur n'avait tressailli devant une femme; le cerveau seul avait aimé, un jour, une heure. Il appelait amour le désir de la possession, et la possession amenait l'ennui.

Cette fois, au contraire, il désirait l'âme de cette jeune fille; les charmes de la femme l'éblouissaient, mais il admirait, il respectait, il adorait enfin. Cet amour aurait tué celui qui à cette heure se serait placé sur son chemin; il lui semblait avoir trouvé, découvert Iza, elle lui appartenait, et les regards qu'on lui adressait le faisaient souffrir.

Lui, le cynique, le dépravé, pour parler à cet enfant, il châtiait son langage: le langage du vieil oncle Danielo lui donnait des crispations; il supportait avec peine le ton familier du vieux Moldave, ses façons irrespectueuses de traiter les femmes. Iza, c'était pour lui la madone qu'il venait chaque jour prier, aimer et adorer.

À genoux à ses pieds, la voyant sourire, il reprit avec exaltation…

—Iza, vous ne vous doutez point de ce que je souffre… À ces heures seulement, je suis heureux, je suis près de vous et nous sommes seuls… Mais, lorsqu'au bois chacun vous regarde, lorsque dans la rue on reste ébloui sur votre passage… lorsqu'au théâtre les lorgnettes sont braquées sur vous… je voudrais pouvoir insulter ces hommes… Il me semble qu'ils vous outragent… Je le sens bien, je deviens fou… Que voulez-vous? Je vous aime!

—Et vous serez toujours ainsi?

—Toujours!… Oh! si vous saviez quels tourments je traîne sans cesse, quels doutes me tuent!

—Quels tourments? quels doutes?…

—Iza, je vous aime, nous allons ensemble lier notre vie… Je crains que la volonté de votre oncle ne vous fasse faire un mariage de raison… Je crains que vous ne m'aimiez pas.

—C'est ce doute qui vous attriste!

—Je voudrais vous entendre, Iza, dire une fois ce mot…

—Une fois?… répéta-t-elle!

Elle se leva et obligea le jeune homme à se lever; puis, se disposant à se retirer, pleine de confusion, elle dit avec effort comme si elle voulait vaincre sa timidité:

—Avancez-vous, monsieur Fernand… écoutez-moi.

Celui-ci, obéissant, pencha sa tête, tendant l'oreille, et alors elle s'avança gauchement:

—Fernand… je vous aime…

Elle voulut se sauver, mais Fernand lui tenait les mains; il eut un mouvement fébrile qui attira la jeune fille vers lui… leurs lèvres se rencontrèrent.

Iza jeta un petit cri… comme le bruissement d'ailes d'une colombe affolée et elle se sauva.

Ému, ravi, tout tressaillant, Fernand se mit au balcon, il crut étouffer… et malgré lui, constatant son état, il dit:

—Ah! c'est effrayant ce que je l'aime!

Le vieux Danielo, à ce moment, lui frappa sur l'épaule; il avait entendu, et il dit joyeusement:

—À la bonne heure… Maintenant, je suis tranquille, elle sera heureuse!

Fernand, tout confus, lui tendit la main, et le vieux Zintsky lui dit:

—Vous savez que c'est dans une heure que nous signons le contrat?

VI

UNE SOIRÉE DE LA BELLE IZA.

Le soir même, le contrat de mariage était signé chez le notaire de Séglin. Le vieux Danielo avait déclaré que la future apportait en dot la somme de quinze cent mille francs en espèces, plus cent mille francs de bijoux et des propriétés sises à Jassy et à Galali, estimées plus de quatre cent mille francs; en somme, la fiancée apportait deux millions, sur lesquels un million devait être réalisé et versé entre les mains de Séglin le jour du mariage.

Quand Fernand sortit de chez le notaire, il était ivre d'amour et ébloui, fou de la fortune qu'Iza lui apportait; vainement il voulait être calme; mais, agité, fiévreux, il ne pouvait rester en place.

Enfin, il touchait au but rêvé. Il aimait et allait épouser celle qu'il aimait… Il était malheureux, presque ruiné, et il se trouvait tout à coup riche, immensément riche. Lorsqu'il eut reconduit au Grand-Hôtel Iza et son oncle, il dit à son cocher de le conduire au bois de Boulogne. Il voulait promener autour du lac, dans la fraîcheur de la nuit, son corps fiévreux; il avait besoin de ce silence et de cette ombre pour vivre un peu seul avec son rêve.

La voiture de Fernand remontait l'avenue des Champs-Élysées, lorsque, enveloppée dans un long manteau et le visage couvert d'un voile épais, Iza de Zintsky sortit du Grand-Hôtel, accompagnée par le vieux Danielo; celui-ci, étant sorti le premier, avait jeté un regard rapide autour de lui et était rentré sous la porte prendre le bras de sa nièce. Ils traversèrent le boulevard et remontèrent jusqu'à la rue du Helder; ils prirent un fiacre et Danielo dit au cocher:

—Vite à Montrouge.

Le cocher fit la grimace; mais le vieux Moldave promit un bon pourboire s'il allait vite et lui dit qu'il devait les ramener.

Une heure après, la voiture s'arrêtait sur la route.

Les deux voyageurs descendirent et se dirigèrent vers le village étrange où nous avons déjà conduit le lecteur. Le vieux Moldave s'arrêta devant la grande maison, et les chiens vinrent le caresser. Danielo, qui n'était autre que le vieux Rig le sauvage, entra chez lui. Iza courant lui dit alors:

—Attends, maître… Je reviens te prendre dans une heure!

Il faisait nuit noire, et le nid des saltimbanques n'était pas éclairé, mais Iza connaissait sa route. Elle se dirigea en courant à travers les baraques, et, arrivée à l'extrémité du village, elle frappa à la porte d'une hutte, à travers les interstices de laquelle filtrait de la lumière. Une voix d'homme demanda:

—Wer ist da?

—Iza! répondit-elle.

La porte s'ouvrit aussitôt et la jeune fille, joyeuse, se jeta dans les bras de celui qui parut et l'embrassa avec effusion.

La porte fermée, celui-ci attira la jeune fille, la fit asseoir devant lui, lui prit les mains.

Ils se regardèrent longuement, et le jeune homme demanda:

—Tu reviens enfin, Iza?

—Non, dit-elle, pas encore… mais bientôt… Ce soir, j'ai voulu venir quand même, je ne pouvais plus me passer de te voir… Tu m'aimes toujours, Golesko?

—Toujours, répondit-il simplement en lui pressant les mains, et il l'embrassa. L'attirant sur sa poitrine, penchant sa tête sur son épaule, ils restèrent les cheveux confondus, se souriant. Dans cette hutte, dans cette bauge sordide, immonde, leur admirable et singulière beauté faisait un contraste étrange… C'était un radieux tableau, plus éclatant par son fond misérable. Celui qu'elle avait appelé Golesko n'avait pas vingt-cinq ans, il était superbe. Il était grand, svelte, sans être maigre; les membres étaient robustes; sous son bizarre costume, il était élégant. Il avait le teint cuivré, les yeux étaient noirs; les cheveux châtain brun étaient longs; partagés au milieu, ils retombaient en mèches épaisses sur ses épaules; la moustache douce couvrait à peine les lèvres d'un rouge vif, qui resplendissait par le sourire sur les dents d'une éclatante blancheur.

Sa voix était douce comme un chant, il avait le même accent mélodieux qu'Iza… Il parlait l'allemand adouci par le patois des provinces valaques. C'était un enfant des montagnes. Il portait le costume singulier—étrillé par l'usage—des enfants des monts Karpathes.

—J'ai faim, Georgeo, dit Iza, je suis venue pour souper avec toi…

—C'est seulement pour ça que tu es venue?… Pourtant tu es riche maintenant, tu ne dois manquer de rien.

—Je manque de tout, Georgeo, puisque je manque de toi.

—Viens.

Et Golesko se hâta de dresser deux couverts sur une table boiteuse, c'est-à-dire qu'il y plaça deux gobelets et deux couteaux, puis une grosse miche de pain noir, et au milieu un morceau de papier épais comme du drap, sur lequel était une tranche grasse de jambon.

Il alla chercher dans une malle une grosse gourde de cuir et la mit sur la table en disant:

—Et le vin du pays!…

La chandelle, fichée dans un cruchon, éclairait le groupe.

Iza s'était assise d'un côté de la table, Georgeo se mit de l'autre, et alors s'accoudant sa tête entre ses deux mains, le rire sur les lèvres, il dit:

—Comment se fait-il que, lorsque tu peux manger comme une duchesse, tu viennes ici faire un si mauvais repas?

—Georgeo, la grande belle table où l'on me sert me rend triste, toute leur bonne cuisine me porte au coeur… la pièce où je dors est triste… je voulais être riche, je veux être riche, mais il faut que tu sois près de moi… Ici je me trouve bien, je suis à l'aise: je suis heureuse de manger, le couteau d'une main, le pain de l'autre… Manger sur le pouce, le coude sur la table et mes yeux dans tes yeux…

Et leurs regards étincelèrent en se croisant.

Iza avait la nostalgie de la boue; ses poumons respiraient mieux dans l'air empesté de la baraque. Il lui plaisait de presser avec son pouce le jambon sur son pain et de se graisser les doigts en se coupant des bouchées. Elle avait dégrafé sa robe pour rendre à sa poitrine ses contours robustes. Ses dents mordaient, en riant, dans le pain auquel elle trouvait une saveur nouvelle… Sa vie, sa vie de bohème, elle la revoyait en promenant ses regards autour d'elle, à la lueur fumeuse du suif.

—Mon Georgeo, nous serons riches et nous pourrons courir le monde, habillés comme nous voudrons, couchant une nuit là et l'autre bien loin…, nous aimant bien et méprisant tout le monde. Mon Georgeo, donne-moi à boire.

—C'est ce qui reste de notre vin de là-bas…, dit le jeune homme en versant.

Iza fit la lippe pour y tremper ses lèvres; elle but en faisant tourner ses prunelles, puis, en levant son regard, elle tendit le gobelet à Georgeo…

—Bois à moi, Georgeo…

Heureux d'obéir, le grand bohémien chercha sur le gobelet la trace grasse des lèvres d'Iza pour y placer les siennes. Puis, se campant devant elle, il lui dit:

—Iza, conte-moi ce que tu fais.

—Je deviens riche, Georgeo…

—Conte-moi ça…

—Georgeo, je ne peux rien dire… Mais tu dois m'aider à réussir; le maître pour lequel j'agis veut te voir.

—Moi?

—Oui! toi aussi, tu dois servir…

—À quoi?

—Je l'ignore… je marche en aveugle, chaque jour ma conduite est tracée.

—Mais un jour, tu peux être prise… tu peux revoir derrière toi les soldats… tu te souviens, à Jassy…

—Ne crains rien, le maître est puissant…

—Tu le disais aussi de celui que tu avais alors… Souviens-toi.

—Oh! je me souviens. Je t'avais dit le soir au rendez-vous derrière la mosquée… je t'avais dit: Il faut que tu me sauves de là… et, le soir, tu entras dans la grande maison, tu m'enlevas du lit; j'étais sans connaissance… Quand je revins à moi dans ta cabane… sur ma chemise blanche on voyait l'empreinte de tes mains… en rouge… du sang!

Le grand jeune homme eut un méchant sourire, en disant:

—J'en avais tué deux!…

—Mais ce n'est pas la même chose aujourd'hui; j'ai juré que je me tairais… je me tairai; c'est le maître qui t'engagera…

—C'est la vie encore à risquer… et en France nous sommes tranquilles.

—Tiens… regarde, tu vois qu'il est généreux, le maître.

Et, en disant ces mots, Iza plongea ses mains dans ses poches, en tira des poignées de pièces d'or, qu'elle fit tomber en cascade sur la table.

Georgeo Golesko eut un tressaillement, ses yeux brillèrent et il passa ses doigts sur l'or comme pour le caresser…

—Tu vois, mon Georgeo, le maître agit bien.

—Et il me payerait ainsi?

—Il t'attend…

—Où?

—Demain… à dix heures du matin. Voici sa carte… Georgeo la prit vivement et dit:

—J'y serai!…

Et comme il passait ses mains dans l'or qu'elle avait jeté sur la table, qu'il le faisait tinter, charmé de cette harmonie, elle lui dit:

—Garde ça, mon Geo, tu le cacheras avec celui que tu vas gagner et nous serons riches.

Golesko secouait l'or et disait:

—Comme c'est beau l'or!… Riches! Nous serons riches… C'est ça qui manquait pour nous bien aimer!

On frappa à la porte. Golesko bondit en se plaçant devant son or; prenant le couteau qui était sur la table, l'oeil ardent, les sourcils froncés, il dit d'une voix sèche:

—Qui est là?

Iza, souriant, l'avait regardé et admirait son ami. On répondit

—C'est moi, ouvre donc, Georgeo, il faut qu'Iza parte!…

—Ah! c'est le sauvage! fit-il en haussant les épaules pendant qu'Iza, éclatant de rire, disait:

—Voilà, maître, je suis à toi.

Georgeo fit un signe à Iza pour l'empêcher d'aller ouvrir. Il ramassa l'or, le roula dans une loque sale et le glissa sous son grabat; puis il alla ouvrir la porte.

—Entre, vieux Rig, fit-il.

—Nous n'avons pas le temps… répondit celui-ci.—Vite, vite, il faut partir, Iza, tu lui as fait la commission?

—Oui, demain il ira!

—Tu vas être riche, Georgeo… Conduis-toi honnêtement avec le maître.

—Je lui vendrai sang et peau… s'il le veut…

—Vilaine marchandise qu'il ne te demandera pas… Allons, Iza, en route.

—Avant, sauvage, tu vas prendre un verre du vin de notre pays.

—Vite, alors.

Georgeo versa, emplit les deux gobelets, ils burent. Rig fit la grimace.

—C'est bon, ça… hein? disait le jeune homme.

—Pour faire des conserves! dit le vieux Rig… En route, Iza.

La jeune fille se jeta au cou de Georgeo; ils s'embrassèrent amoureusement.

—À bientôt, dit Iza… Et n'oublie pas,… chez le maître à dix heures.

Une heure après, le garçon du Grand-Hôtel commandait:

—Le service de M. et de Mlle de Zintsky…

VII

UN HEUREUX MARIAGE

Fernand Séglin s'était contenté jusqu'alors du petit appartement qui se trouvait au-dessus des magasins; mais ce logis allait devenir insuffisant d'abord et trop modeste en raison de la situation de celle qui épousait. Puis, il ne voulait pas que sa femme fût en rien mêlée à ses affaires. Il voulait pour son idole un temple, pour son culte, ses adorations, un autel.

Il en parla aussitôt au vieux Danielo, lequel lui dit qu'il en parlerait à sa nièce. La réponse ne se fit pas attendre. Le lendemain, le vieux Moldave lui donnait l'approbation d'Iza, de laquelle il avait deviné le désir. Le surlendemain, Danielo dit à Fernand qu'il avait trouvé, près d'Auteuil, un petit hôtel superbe, composé d'un grand pavillon isolé au milieu d'un vaste jardin. C'était une demeure ombreuse et discrète, un jardin plein de fleurs.

Les deux fiancés allèrent avec le vieil oncle visiter le petit hôtel; il plut et fut loué aussitôt. On se hâtait, car le mariage était prochain.

Le petit hôtel était situé tout près du bois de Boulogne. Les grilles toutes dorées étaient surmontées de deux becs de gaz et s'ouvraient sur une cour dont le milieu était occupé par un massif de fleurs, devant lequel était le perron abrité par une marquise vitrée, sous laquelle s'ouvrait la porte du vestibule.

L'hôtel avait deux étages: les fenêtres hautes et étroites avaient des rampes dorées; élégant de construction, riche de sculpture, le pavillon se dressait bien blanc, bien propre, tranchant sur le fond vert des arbres d'un petit parc où l'on entendait crépiter l'eau d'un bassin; il était gai, surtout lorsque le soleil, dardant sur les pierres blanches et sur l'or de la grille et du balcon, faisait ressortir le trou noir des fenêtres ouvertes, encadrées par les franges des rideaux éclatants; dans le noir on voyait les cuivres dorés des coins de meubles luxueux, et le scintillement des verroteries des lustres…

Iza était dans le ravissement. Les meubles, les tentures étaient presque neufs, et Fernand loua l'hôtel et acheta le mobilier.

Le lendemain, les domestiques de Séglin s'y installèrent et le préparèrent pour recevoir leur maître. Le mariage était décidé, le jour fixé.

Le jour où la jeune Iza, dans sa blanche toilette, descendait l'escalier du Grand-Hôtel pour monter dans la voiture qui la conduisait à la mairie, il y eut dans la foule de curieux assemblés devant la porte un murmure d'admiration.

Toute la finance et le haut commerce assistaient au mariage du banquier commissionnaire, Fernand Séglin, et c'était un concert de louanges et de félicitations… Naturellement les plus extravagants mensonges circulaient comme des vérités. On disait que la mariée était d'une famille princière, qu'elle apportait à son mari plus de cinq millions, qu'elle avait en bijoux la moitié de cette somme; on disait que le vieil oncle était un grand personnage, bien plus riche encore, intriguant avec la Russie, et qui se débarrassait de sa nièce pour aller là-bas recommencer ses intrigues.

La vérité, c'est que le vieux Danielo avait dit qu'il attendait impatiemment la célébration du mariage; car il était rappelé dans son pays pour des affaires urgentes, et il avait dit à Fernand qu'il partirait le lendemain de son union avec sa nièce.

Ce fut pour Séglin une journée qui dura un siècle, tant il avait hâte d'être débarrassé des indifférents qui l'entouraient pour se trouver seul enfin avec celle à laquelle, il le sentait, il appartenait corps et âme.

Ces félicitations, ces compliments, dont la banalité égalait l'indifférence, l'agaçaient; les regards admiratifs qui couvraient sa femme le blessaient; il était forcé de sourire lorsque la mauvaise humeur l'étouffait, forcé de remercier d'un mot agréable lorsque l'injure lui venait aux lèvres.

Le soir, on dînait au Grand-Hôtel.

Oh! l'interminable journée. Et que les gens étaient lents à servir! Le dîner n'en finissait plus: il semblait à Fernand qu'on prenait un malin plaisir à prolonger cette cérémonieuse soirée…

Il était agité, nerveux, inquiet, car il lui sembla que son oncle affectait trop le mépris qu'il avait pour les lois du Coran… Il buvait!… il buvait!… et paraissait,—à en juger par les rires de ceux qui l'entouraient,—avoir une conversation bien gaie; les dames plusieurs fois avaient tourné la tête…

Enfin, vers dix heures, on se retira, et Fernand tout tremblant enveloppait Iza d'une longue pelisse et ne voulait laisser à personne le soin de s'occuper d'elle. Il prit son bras et la conduisit à sa voiture; le vieil oncle Danielo embrassa sa nièce, et Fernand s'étant placé près de sa femme, la voiture les conduisit au petit hôtel d'Auteuil.

Dans la grande voiture, ils s'étaient placés l'un en face de l'autre, Fernand tournant le dos aux lanternes, dont la lumière éclairait le visage d'Iza, placée devant lui.

Quand les chevaux partirent, Fernand dit:

—Enfin, nous sommes seuls!

Il lui prit la main, et elle sourit; il la regardait heureux, ne trouvant pas une parole à dire, l'admirant, car la lumière qui l'inondait la rendait semblable à ces belles saintes de notre art païen; elle paraissait enveloppée d'une auréole, et son teint chaud et ses cheveux bruns tranchaient violemment, dans son voile blanc, sur lequel les boutons de fleurs d'oranger s'égrenaient; dans ses mains brûlantes, il sentait sa main molle et fraîche.

Il était heureux, il la contemplait en souriant à son sourire, la tête penchée, n'osant parler, ne trouvant pas de mots qui rendissent ce qu'il voulait exprimer; longtemps ils restèrent ainsi, les regards dans les regards; Fernand transformé par sa passion, devenu chaste, et sachant que, sans s'être dit un mot, ils avaient eu un long entretien d'amour.

Et au contraire de ce que lui avait paru être la journée, il fut surpris quand la voiture s'arrêta et que le domestique ouvrit la portière. Ils étaient chez eux, et il lui sembla qu'il venait à peine de sortir du Grand-Hôtel.

Il prit Iza dans ses bras et la porta sous le vestibule, craignant qu'elle ne se fatiguât; puis, s'étant fait éclairer jusqu'à son appartement, il renvoya la femme de chambre, lui disant que madame la sonnerait quand elle aurait besoin d'elle.

Les soubrettes baissèrent la tête pour cacher un malin sourire et se retirèrent. Ils étaient dans le boudoir qui précédait la chambre de madame. Seul avec Iza, Fernand l'aida à retirer sa pelisse, détacha doucement son voile et sa couronne, embrassa ses beaux cheveux dont quelques mèches tombèrent sur son épaule. Il la conduisit comme un enfant vers une grande causeuse; lorsqu'elle fut assise, il se mit à genoux, s'étendit à ses pieds, et, prenant ses petites mains et cachant sa tête, il dit:

—Iza, que je suis heureux… que je t'aime!

La jeune fille le regardait souriante, et d'une voix douce comme un chant d'oiseau elle lui dit:

—Et vous m'aimerez toujours ainsi?…

—Toujours!…

Et il y eut encore un silence pendant lequel il l'admira. Il semblait qu'il n'osait toucher à son idole, et qu'il craignait que son contact ne la souillât.

—Iza, dit-il, au bout d'un moment, sais-tu pourquoi je suis heureux?… C'est que je suis jaloux, jaloux à tuer qui exciterait ma jalousie, à me tuer moi-même.

—Pourquoi me dites-vous cela? Vous êtes mon maître…

—Non, je suis ton époux, je suis ton esclave… qui t'adore! Je suis heureux, Iza, parce que tu viens de l'autre coin de l'Europe, que tu ne connais personne ici que moi, et que je voudrais qu'il en soit toujours ainsi, que ton amour, ta vie, soient à moi… Tu n'as ici ni amis ni parents qui puissent me prendre une part de ton affection… C'est moi qui serai toute ta famille.

—Oui, je vous aimerai bien!

—Tu ne sais pas ce qu'est la vie, toi! ma pure et chaste Iza… Après l'amour saint de la mère, tu cherches l'amour honnête de l'époux… Tu ne sais pas qu'il y a dans la vie deux sortes d'amour, l'un léger, fou, bestial…, l'amour que tu dépeignais l'autre soir, dans ton naïf langage, en contant qu'au pays on disait qu'à Paris on n'avait pas le temps de s'aimer; cet amour-là n'occupe que le cerveau, il s'éteint sans laisser de trace… Mais il est un autre amour que j'ignorais, celui qui m'étreint aujourd'hui, qui s'appuie à la fois sur l'affection, sur l'estime, qui a pour avenir la famille!… Oh! qu'il est fort et puissant, qu'il est pur, cet amour! Et combien moi, l'abandonné, j'en suis rempli aujourd'hui! moi qui vivais seul, égoïste, je vis pour quelqu'un! j'aime quelqu'un! J'aime! oh! mais comme c'est différent d'aimer ainsi!… Ô ma sainte et pure femme, je t'adore! je t'aime et je me sens meilleur près de toi… je t'aime!

Iza avançait la tête, la bouche, le regardant avec étonnement; elle finit par dire:

—Mais que me dites-vous là?… Je ne comprends pas.

Fernand haussa les épaules en disant:

—Je suis fou! ma parole d'honneur!… Excuse-moi, ma belle Iza, ma femme aimée, je t'aime!

Et alors, comme une pensionnaire, Iza prit dans ses deux petites mains la tête de son mari, la releva pour bien la regarder en face et elle dit naïvement:

—Moi aussi… je vous aimerai bien…

Fernand se releva, et prenant sa femme entre ses bras, il l'embrassa avec effusion, en disant:

—Mon Dieu que c'est beau la candeur, la pureté! et comme leur contact rend meilleur…

Il regarda un instant Iza, en s'appuyant sur son épaule, et lui demanda:

—Ma chère petite femme… n'es-tu pas fatiguée?

—Oh! si, maître!

—Vous allez dormir, ma belle!

Et il sonna; les femmes de chambre entrèrent et conduisirent Iza dans sa chambre. Lorsqu'elle fut entrée, la porte fermée, Séglin descendit dans le jardin… Il se promenait, passant la main sur son front, comme pour calmer son cerveau troublé par la passion et il disait:

—Si je ne m'étais marié avec elle… je me serais tué! Est-ce possible? moi! moi! qui ai tant ri, tant médit… souillé l'amour des autres!…

À cette pensée, son front se plissa, une idée atroce lui traversa le cerveau.

—À moi! si cela m'arrivait, oh! je la tuerais… mais j'en mourrais!…

Il vit les femmes de chambre qui montaient se coucher. Heureux, il rentra dans la maison et se dirigea vers la chambre de sa femme.

VIII

OÙ L'ON PRÉSENTE UN SINGULIER COMPTE.

Le mariage de Fernand Séglin avait rétabli sa situation; calme dans l'avenir, il vivait heureux, enivré, tout entier à la pensée de sa femme. Il avait totalement oublié sa maison de commerce, se reposant sur son caissier Picard. Celui-ci était venu le trouver à Auteuil pour assurer l'échéance de fin de mois, fort lourde en raison du changement survenu dans la maison, et Fernand lui avait dit:

—Soyez tranquille, Picard, dans quelques jours nous devons recevoir un avis de M. de Zintsky qui est parti le lendemain de mon mariage. Faites le nécessaire, agissez comme si j'étais là, je vous donne carte blanche.

Et calme il était retourné près de sa femme. Les jours passaient dans cette situation. Fernand, voulant présenter officiellement sa femme dans le monde au milieu duquel il vivait, avait résolu de donner une soirée qui devait inaugurer le petit hôtel d'Auteuil.

On avait beaucoup parlé du riche mariage de Séglin, de la beauté extraordinaire de sa jeune femme, de son originalité. La situation brillante faite par cette union à la maison Séglin était une raison de plus pour que les invitations à la soirée fussent recherchées.

Depuis deux jours, on ne s'occupait à Auteuil que de préparer l'hôtel pour la grande soirée. La veille du jour choisi, le vieux Picard était venu et avait parlé de nouveau à Séglin de l'échéance qui se trouvait quatre jours après, et rien n'était encore parvenu de Jassy. Séglin eut une légère contraction; mais, se remettant aussitôt, il dit:

—La négligence de Danielo est naturelle: il ne croit pas que j'attends après la dot de ma femme… Ce soir, Picard, vous écrirez en demandant un premier envoi. Dites, qu'indifférent à cela… vous êtes mon chargé d'affaires, au besoin même que j'ignore votre démarche…

—Une lettre, monsieur, mettra trois jours pour être rendue…

—Envoyez alors un télégramme…

—Bien, monsieur, fit le docile caissier.

Et tranquille, confiant, Séglin alla surveiller les préparatifs de la soirée.

—Quelle indifférence ont ces gens, pensait-il, ce sont des sauvages.

Et en effet, depuis plus de quinze jours, le lendemain du mariage de sa nièce, le vieux Danielo était parti, et depuis ce jour pas une nouvelle! Cependant Séglin, tranquille, ne pensa pas seulement à en parler à sa belle Iza; il avait bien autre chose à lui dire.

L'amour l'occupait tout entier, il était heureux, et rien ne pouvait amener un nuage sur son front. Il avait reçu de l'individu qui avait acheté la créance de Pierre Davenne une lettre absolument menaçante, il s'était contenté de hausser les épaules, et il avait écrit au coin:—Payer le 30,—puis il l'avait fait remettre à son caissier… Il était calme, il allait recevoir un million!…

Aussi la soirée s'annonçait-elle brillante. Fernand avait fait de doux reproches à sa femme; pendant une partie de la journée elle s'était absentée, et il avait été malheureux de cette absence; il disait en minaudant qu'il était jaloux… que ses regards ne lui appartenaient pas, qu'ils étaient à lui, qu'il ne voulait pas que d'autres eussent ses sourires; et Iza, faisant l'enfant, avait répondu que, voulant être la plus belle, elle avait été elle-même chez la couturière surveiller son travail… et ils s'étaient embrassés.

À huit heures, lorsqu'Iza monta dans sa chambre pour s'habiller, les tapissiers donnaient les derniers coups de marteau, et les jardiniers époussetaient et arrosaient les fleurs…

Les invitations portaient neuf heures; à dix heures, les salons étaient pleins; il y avait concert et bal, et le jardin, couvert d'un vaste velum, servait de promenade et de fumoir.

C'était une indéfinissable cohue, et sur les toilettes brillantes des femmes, sur les épaules nues, toutes scintillantes de bijoux, tranchaient les habits noirs des hommes.

Ce n'était que louanges sur la toilette, sur l'allure et surtout la beauté de la belle Mme Iza Séglin; elle faisait les honneurs de son salon avec une gaucherie pleine de grâce.

À dix heures et demie, le concert commença; les femmes étaient assises sur des fauteuils rangés en ligne devant l'estrade qui portait le piano. Les hommes se tenaient debout.

Le concert fut peu écouté; un grand murmure emplissait le salon. Les dames avaient hâte de voir le bal commencer.

Il était près de minuit lorsque les premiers quadrilles se formèrent… Alors la foule s'était divisée, des groupes étaient autour des tables de jeu, dressées dans le petit salon; d'autres, étouffant dans le grand salon, s'étaient réfugiés dans le jardin, où le bassin jetait une certaine fraîcheur.

Fernand se sentait revivre; il était entouré, choyé, envié; enfin le crédit, prêt à s'écrouler, était rétabli, tout le monde avait reçu avec empressement son invitation…

Il était fier, heureux des compliments qui s'adressaient à sa femme, de ce parti admiratif des femmes. Il avait été voir la salle où l'on jouait, surveillant partout…; il avait été s'assurer que le service des buffets était bien fait; il avait laissé Iza au milieu d'un groupe de dames qui la complimentaient sur son mariage. Il descendit et chercha sa femme dans le groupe. Iza n'y était pas; il la chercha et la trouva assise dans le petit salon qui précédait le jardin, causant avec un homme qu'il ne connaissait pas. En le voyant, Iza s'était levée, et, le présentant aussitôt à son mari, elle lui dit:

—Mon ami, je vous présente le comte Otto…, un de mes compatriotes, un ami de ma famille, qui, ayant appris mon mariage, s'est fait présenter par un de vos amis. Je remerciais M. le comte de sa bonne pensée…

—Je suis heureux, monsieur, et très flatté de l'honneur que vous nous faites…

Et en disant ces mots, Fernand avait regardé l'homme et avait froncé le sourcil.

Celui-ci balbutia quelques mots inintelligibles et s'éloigna aussitôt, paraissant heureux d'en avoir fini. Fernand bouillait de demander à Iza quel était cet individu; mais un ami de Fernand vint réclamer une valse promise.

Comme si la jeune femme avait compris l'ennui qu'avait éprouvé son mari, elle se pencha à son oreille et lui dit gaiement:

—Vous savez, il ne faut pas trop vous lier avec lui… c'est un importun… nous le verrions tous les jours.

—Oui, oui, fit-il de la tête, tout à fait rassuré et décidé à faire ce que lui recommandait sa femme.

L'homme, comme gêné du milieu dans lequel il se trouvait, était rentré dans la salle de bal, et, accoudé sur le chambranle d'une fenêtre, presque perdu dans les tapisseries, il regardait valser. Lorsque Iza, entraînée par son cavalier, se mêla aux valseurs, son regard plein d'admiration la suivait sans cesse… Fernand, accoté sur la porte du petit salon, le vit, et ennuyé, blessé, il murmura les dents serrées:

—Monsieur le comte Otto…, je crois que nous ne nous verrons pas souvent.

Il lui sembla qu'Iza avait en souriant répondu à son regard. Il ajouta avec rage:

—Mais cet homme est fou!…

Puis, regardant sa femme qui lui souriait à son tour, cherchant dans chaque mouvement de la valse à ne pas quitter son regard… il passa la main sur son front, et, haussant les épaules, il dit:

—C'est moi qui deviens fou, ma parole d'honneur!

Et tranquille il se dirigea dans le jardin et se mêla à ses invités.

Celui qu'Iza avait présenté comme le comte Otto, nos lecteurs le connaissent: c'était Georgeo Golesko, le beau bohémien, qu'elle avait été voir quelques jours avant son mariage.

Mais, à cette heure, l'enfant des Karpathes ne ressemblait guère au misérable que nous avons vu dans la hutte de Montrouge. Il était fort beau dans sa toilette de soirée, son teint chaud ressortait sur son col blanc. Il y avait de la superbe dans sa façon de porter la tête; sa tête magnifique dans ses longs cheveux frisés par le fer et sa gaucherie dans l'habit avaient une certaine distinction; il semblait réservé, embarrassé comme un étranger. Et dans les salons, sur son passage, maintes femmes avaient tourné la tête.

Vers trois heures du matin, un domestique vint dire à Fernand que M. Picard, qui assistait au commencement de la soirée, avait trouvé en rentrant chez lui une lettre de Jassy à l'adresse de Fernand et était revenu l'apporter. Picard demeurait dans la maison du boulevard Magenta où étaient les bureaux. Le domestique ajouta que Picard attendait.

—Dites à Picard de s'aller coucher, remerciez-le et montez la lettre dans ma chambre. Et calme, plus tranquille, car il ne doutait pas que la lettre ne le renseignât sur le banquier chez lequel il devait aller toucher,—calme, disons-nous, il se mit à une table de whist, où l'on demandait un quatrième.

Vers quatre heures tout le monde était parti, à part quelques amis plus intimes, avec lesquels Fernand se mit à table dans le jardin, devant le buffet, pour souper.

Iza, vers trois heures, s'était retirée. Le calme était revenu dans le petit hôtel si agité quelques heures auparavant. Les jeunes gens qui soupaient avec Fernand étaient ses amis avant son mariage; aussi, naturellement en vint-on à parler des anciennes. L'un d'eux lui demanda:

—Et Madeleine de Soizé… la Superbe!… Ça a donc été bien grave pour vous quitter? Tu devais l'épouser…

—Quelle folie!… dit Fernand. Nous nous sommes quittés le plus banalement du monde…, à la suite d'une scène de jalousie, bien avant mon mariage.

—Dame, elle le disait. Je l'ai rencontrée il y a deux jours…

—Et que t'a-t-elle dit?

—C'est inutile de te le dire… C'était si fin! si fin! que je n'ai pas compris…

—Dis toujours?

—Mon Dieu, je lui ai dit que tu étais marié.—Je le sais! dit-elle! et c'est ma vengeance! Et elle est partie. Comprends-tu?

—Ce serait difficile, dit Fernand en riant et en haussant les épaules.
Messieurs, ajouta-t-il, ce n'est pas pour vous mettre à la porte…
Restez si vous voulez, moi je monte me coucher… Je tombe de sommeil.

—Oui, oui, nous connaissons ça, firent-ils en riant… Bonne nuit…

Ils se serrèrent la main, les jeunes gens se retirèrent et Fernand se dirigea vers sa chambre. En montant, pensant à ce que lui avait dit son ami, il murmura:

—C'est ma vengeance. Qu'a-t-elle voulu dire, cette Oie majestueuse?…
Bah! Et, haussant encore les épaules, il entra dans sa chambre.

Lorsqu'il fut chez lui, Fernand trouva la lettre apportée quelques heures avant; il la lut aussitôt. Elle était adressée de Vienne par la maison Strucko, ce qui ne l'étonna pas, puisque c'était le client qui avait servi d'intermédiaire à son mariage. On lui disait que les fonds devaient être déposés dans une maison de Vienne et que sous deux jours il recevrait avis de l'ouverture de crédit sur une maison de Paris.

Tout à fait rassuré, et pour n'être pas réveillé le matin, il écrivit à son caissier Picard le contenu de la lettre qu'il venait de recevoir. Cette fois l'échéance était assurée, et enfin la maison allait entrer dans une voie de prospérité depuis longtemps inconnue.

Le silence qui régnait autour de lui l'avait envahi; il pensait, et les différentes scènes pénibles des derniers mois repassaient devant ses yeux. Il avait failli être ruiné, déshonoré, et pendant quelque temps la tête perdue. Il lui avait semblé que la malédiction in extremis de son ami s'abattait sur lui, et, juste à l'heure où la désespérance s'emparait de lui, il avait reçu de son correspondant de Vienne une lettre dans laquelle celui-ci lui disait qu'il devrait songer au mariage, un riche mariage lui permettrait d'étendre sa maison. Il avait aussitôt répondu qu'il était bien disposé à se marier, mais que les jeunes filles dotées aussi richement qu'il désirait que le fût sa fiancés étaient rares.

À cette lettre, il recevait presque aussitôt une réponse dans laquelle on lui proposait une orpheline, de famille noble et riche, qui désirait se marier en France. La maison Strucko connaissait la famille, on pouvait donc s'abandonner; c'est ce que fit Fernand. Des portraits furent échangés, les situations de chacun établies, toujours par l'intermédiaire de la maison Strucko; et, enfin, la demande faite directement par Fernand fut agréée.

Pas un instant Fernand, qui trompait sur sa situation par l'intermédiaire de Strucko, ne pensait qu'il pouvait être également trompé. Suivant sa maxime, Séglin faisait de son mariage l'assemblage de deux situations: d'amour, d'affection, de famille, il n'était nullement question. Il s'attendait à se trouver avec une fille bien sotte, bien naïve, qui resterait à la maison et en ferait les honneurs. Nous avons vu combien peu ses prévisions se réalisèrent; fasciné, ravi, ébloui, il avait été pris tout entier, il adorait sa femme à ce point que si, à la dernière heure, on lui avait dit que la dot promise ne pouvait être donnée, il aurait passé outre…

Aussi était-il le plus heureux des hommes: il adorait sa femme, il en était aimé, il était riche, il pouvait vivre enfin de la vie qu'il avait rêvée. La malédiction de Pierre Davenne avait eu pour résultat d'amener le bonheur. La menace de Madeleine de Soizé était sans valeur, le dépit de la femme abandonnée en était la cause, et puis cet amour-là était bien vieux, ce n'était pas pour se marier qu'il l'avait quittée; celle qu'il avait quittée pour se marier, c'était Geneviève.

Geneviève! qu'était-elle devenue? et n'est-ce pas elle qui, à cette heure, portait seule le poids de la malédiction de Pierre…? Comment vivait-elle? Seule, avec son enfant. Fernand ne s'était jamais occupé de la malheureuse qu'il avait perdue, et il ignorait que sa fille lui avait été enlevée. Il savait que la pauvre femme était restée sans ressource, qu'il en avait été la cause; mais le souvenir du mépris avec lequel il avait été traité par elle dominait tout autre sentiment. Riche à cette heure, il ne pensa pas une seconde à secourir celle qu'il avait ruinée.

Se levant et se secouant comme pour chasser ses attristantes pensées, il dit:

—Allons, oublions tout ça… Maintenant la vie a des horizons roses.

IX

LE JOUR D'ÉCHÉANCE.

La veille du jour d'échéance, lorsque Fernand se rendit à sa maison d'affaires, il s'attendait à trouver le caissier calme, venant lui apporter le bordereau à signer; au contraire, Picard entra dans le cabinet de son patron, le teint livide.

—Qu'y a-t-il? demanda aussitôt Séglin avec inquiétude à son homme de confiance.

—Monsieur Séglin, l'heure du courrier est passée et nous n'avons rien reçu.

—Que me dites-vous là? exclama le jeune homme atterré. C'est impossible, il faut aller à la poste; assurément la lettre est égarée…

—Non, monsieur… Il se passe quelque chose d'extraordinaire. J'ai envoyé trois télégrammes demandant une réponse, et je n'ai rien reçu.

—Oh! mais c'est épouvantable! fit Fernand, prenant sa tête dans ses mains… Un malheur, un accident est arrivé… Mais je suis perdu!… Il faut trouver cette somme! De combien est le bordereau?…

—Le bordereau personnel, en dehors des valeurs de la maison Wilson, payables ici?

Fernand devint rouge, et comme s'il avait un étourdissement il se retint à son bureau pour ne pas chanceler; il fit un effort et dit d'une voix sourde:

—Avec ces valeurs, les fonds m'ont été adressés il y a quelques… et ce sont ces valeurs qu'il faut au contraire payer…

—Le bordereau est énorme, monsieur. Nous avons trois cent dix mille francs!

—Et vous avez ici?

—Oh! presque rien! Vingt mille six cents francs!

Fernand se laissa tomber dans son fauteuil, porta la main à son front et dit:

—Mon Dieu! mon Dieu! que faire?… Il faut absolument trouver la somme aujourd'hui… Assurément nous recevrons ce soir ou demain… Il y a un retard, un accident, je ne sais quelle chose imprévue…

—C'est pourquoi j'insistais près de vous, il y a deux jours encore; on avait alors le temps de se retourner…

—Trois cent mille francs!… répétait-il… C'est trois cent mille francs qu'il faut trouver. Au reste, ma situation n'est plus la même, je trouverai bien cette somme chez les Ardouin. Picard, dites qu'on attelle. Je vais expliquer le retard à Ardouin… il me fera la somme en une traite à dix jours, et si nous n'avons pas de nouvelle ce soir, on télégraphiera au Strucko de Vienne.

La quiétude du patron ramena la sérénité sur les traits du vieux caissier.

—Peut-être l'oncle Danielo est en route et vient lui-même apporter les valeurs, ce qui expliquerait que les télégrammes et les lettres sont restés sans réponse.

En montant en voiture, cette dernière pensée était pour lui presque un fait; il hésita un instant à aller d'abord à Auteuil voir si le vieux Moldave n'était pas arrivé le matin même. Mais il se rendit d'abord chez les grands banquiers Ardouin, qui, lors de la soirée à Auteuil, avaient insisté pour entrer en affaires avec lui.

Lorsqu'il eut fait passer sa carte, M. Ardouin aîné le fit aussitôt entrer dans son cabinet.

L'accueil froid du vieillard l'embarrassa et le gêna un peu pour parler; mais, se domptant aussitôt, il lui expliqua le but de sa visite, en même temps que le motif.

D'un ton froid, glacial, Ardouin aîné lui répondit:

—Monsieur Séglin, je le regrette beaucoup, mais il m'est absolument impossible de vous faire cette somme; l'échéance de ce mois est la plus forte de l'année…

Fernand était tout décontenancé; cependant il insista en disant:

—Si vous ne pouvez me faire toute la somme, voulez-vous m'en faire une partie?

—Non, monsieur Séglin… Nous ne faisons pas ce genre d'affaires… et je m'étonne que vous ne vous adressiez pas aux personnes avec lesquelles vous traitez d'ordinaire.

Fernand blessé, au moins autant par le refus que par l'allure singulière du banquier, se leva et dit:

—Il me reste, monsieur, à m'excuser de vous avoir dérangé.

Le banquier le salua de la tête, et Fernand se retira. En descendant l'escalier, le rouge au front, les dents serrées, il murmurait:

—Que signifie cet accueil?… Que se passe-t-il donc autour de moi…
Est-ce que les billets Wilson?… Oh! non!…

Et haletant, il s'arrêta à la dernière marche, se soutenant à la rampe… Puis, se dégageant, il haussa les épaules et dit:

—Je deviens fou, ma parole d'honneur!… C'est la jalousie!… Voyons, je vais aller chez Bernet et Lausart, et ils feront mon affaire.

Quelques minutes après il était introduit dans le cabinet du banquier. Il eut comme un soubresaut en constatant que le même accueil lui était fait. Un instant, il hésita à formuler sa demande.

Il se décida cependant.

Bernet lui dit qu'en l'absence de son associé il se trouvait absolument dans l'impossibilité de répondre favorablement à sa demande… et M. Lausart était absent pour huit jours! Il sortit de chez le banquier anéanti, écrasé.—Sans s'en rendre compte, il devinait qu'une défaveur l'enveloppait… Il eut peur! Mais pas une fois, pas une seconde la pensée ne lui vint qu'il pouvait être la dupe de sa femme; à ce point que, ne voulant pas chagriner Iza, il était résolu à ne lui point parler de ce retard, qui du reste devait éclairer aussitôt sa femme sur sa véritable situation.

X

LE JOUR D'ÉCHÉANCE. (Suite.)

Fernand alla dans trois autres maisons… Il retrouva partout le même accueil et le même refus.

Il rentra chez lui, caressant l'espoir de rencontrer le vieux Danielo… Mais non seulement le vieil oncle n'était pas là, mais madame était en promenade. Il fut heureux de cette dernière circonstance, car il était dans un tel état qu'il n'aurait pu cacher ses tourments.

Il se fit conduire boulevard Magenta… Il demanda, anxieux, si l'on avait reçu des nouvelles! Rien, rien!

Il se laissa tomber vaincu dans son fauteuil devant son bureau, et là, accoudé, la tête dans ses mains, arrachant ses cheveux, il rageait.

—Arrivé au port… y toucher pour sombrer…

Il resta ainsi quelques minutes, puis se redressant tout à coup…

—Eh bien, quoi! après tout… je touche demain… on liquide… et dans un mois, je me relève plus brillant… car j'ai de l'argent, j'ai de l'argent, je suis riche…

Il s'arrêta une minute et devint blême: une affreuse pensée venait de traverser son cerveau.

—Mais si les billets avec l'endos de Wilson ne sont pas payés… s'ils vont là-bas… c'est le bagne! dit-il d'une voix sourde… À tout prix, il me faut de l'argent aujourd'hui… à tout prix.

Il sonna le caissier, celui-ci parut.

—Picard, dans votre bordereau, pour combien sont les traites Wilson?

—Cent quarante-cinq mille francs, monsieur.

—Bien! et n'avez-vous rien à encaisser aujourd'hui?

—Oh! presque rien, à peine dix mille francs…

—Merci! demain matin, vous aurez les fonds.

Et comme s'il avait tout à coup trouvé ce qu'il cherchait, il devint calme; le caissier était à peine sorti qu'il disait en souriant:

—Je suis sauvé… et je ne pensais pas à cela… elle n'en saura rien; j'en engage pour la somme qu'il me faut, je les reprends lorsque la somme m'arrive de Jassy… Allons, je suis sauvé… je devenais fou…

Et résolu il se leva, décidé à engager les bijoux de sa femme qu'on avait tant remarqués et auxquels les bavards attribuaient une valeur de plus de cinq cent mille francs.

Ce n'était point la délicatesse qui étouffait Séglin; devant la nécessité, tout le côté vil de sa nature reparaissait. Il combina quelques minutes le moyen d'arriver à son but sans donner l'éveil chez lui, car il était certain que l'emprunt forcé qu'il allait faire à la corbeille de sa femme serait remboursé sous deux ou trois jours.

Dans le petit hôtel d'Auteuil, monsieur avait sa chambre ainsi que madame; mais c'était là une affaire d'élégance confortable. L'amour, qui avait présidé au mariage de Séglin, avait mis les scellés sur les portes de son appartement; la chambre d'Iza était la chambre conjugale; le soir, veille d'échéance, il rentrait et se mettait à travailler dans le boudoir qui précédait la chambre, pendant qu'Iza s'endormait.

Les meubles, les armoires étaient communs, puisque ce seul appartement, depuis l'entrée dans l'hôtel, avait été habité; Fernand avait pris l'habitude d'y serrer ses papiers, sa correspondance; il était donc tout naturel qu'il fouillât partout sans que cela occupât l'attention de sa jeune femme.

Le soir même, en rentrant, il prendrait ainsi le petit sac de cuir de Russie dans lequel se trouvaient les écrins… Si,—il prévoyait tout, un caprice de sa femme voulait que le lendemain elle désirât voir ses bijoux, il dirait que des valeurs semblables ne pouvaient rester sous la main des domestiques;—qu'il les avait prudemment rangées dans son coffre-fort. Et tout cela passait naturellement.

Calme cette fois, il gagna sa demeure… Tout se passa ainsi qu'il l'avait prévu. Il raconta à sa femme, qui lui demandait la raison de son front soucieux, qu'il était à la veille d'une échéance l'obligeant à un travail de nuit, et Iza, venant au-devant de ses désirs, lui dit en minaudant:

—Tu ne travailleras pas dans ton cabinet… seule, j'ai peur… Tu feras porter tes livres sur le guéridon du boudoir et tu travailleras près de moi.

—Oui, ma belle Iza, oui, quand mon cerveau, las de chiffres, voudra se reposer, j'irai vers toi, j'irai embrasser tes yeux clos.

—C'est bien ça!… vous veillerez sur votre esclave.

—Sur mon amour!

Et ils échangèrent un long regard…

L'heure du repos sonnée, Iza appela ses femmes et monta à sa chambre, pendant que Fernand prenait dans son cabinet quelques livres utiles pour justifier sa veille…

Lorsqu'il monta à son tour, Iza dormait; il fouilla les armoires et prit le petit sac de cuir de Russie, orné d'une garniture de platine. Le sac pesait lourd, il le porta dans le boudoir, ferma les portes de la chambre, laissa retomber sur elles les lourdes tapisseries, et évitant de faire du bruit, il revint vers le guéridon.

XI

LE JOUR D'ÉCHÉANCE. (Suite.)

Là, il tira du sac les écrins, les ouvrit, et à la lumière de sa lampe il admira les colliers, les parures; ce fut un éblouissement. Jamais la joaillerie n'avait fait plus beau, les brillants sans tache lançaient leurs flammes vives; en les faisant jouer sous la lumière, on eût dit qu'on renversait du feu. Séglin, rassuré, heureux, admirait, ravi, et estimait chaque pièce en disant:

—Sur ce collier et cette rivière, j'aurai plus de cent mille francs; sur cette parure au moins autant…; sur ces trois écrins le même chiffre…; tout cela lui reste…

Il enveloppa bien précieusement les écrins, les replaça dans le sac, puis, prenant sa lampe, il ouvrit la porte de la chambre et se dirigea vers le lit. Iza dormait souriante; il posa amoureusement, mais doucement, ses lèvres sur son front et se retira sur la pointe des pieds. Lorsque la tapisserie fut retombée sur la porte, il descendit dans son cabinet et serra précieusement dans son coffre-fort le petit sac de cuir de Russie. Puis, calme, il regagna la chambre.

Il fut étonné de voir la porte ouverte; cependant, il croyait bien qu'en sortant de la chambre, avant de laisser retomber la tapisserie, il avait doucement fermé la porte; il avança vers le lit, Iza dormait profondément. Il n'y pensa plus et il se hâta sans bruit de se coucher, voulant partir de très bonne heure. En moins d'une minute, il fut couché. Il lui sembla que sa femme était glacée… il eut peur. Il plaça la main sur son front; elle s'éveilla à demi et dit:

—Bonsoir! je dors… Et elle se rendormit.

—Pauvre petite! fit-il, elle est gelée; ses pieds sont comme des morceaux de glace!

Et il tira sur elle le couvre-pied et l'édredon; lui, il brûlait de fièvre. Il s'endormit presque aussitôt cependant…

Au jour, il était debout, faisant tous ses efforts pour ne point l'éveiller; il gagna son cabinet de toilette.

Il sortait à peine de la chambre… qu'Iza se levait à son tour et se hâtait de se vêtir… Elle était chaussée, à moitié habillée; elle entendit marcher…, elle se hâta vite de se coucher dans le lit et feignit de dormir.

C'était Fernand; il vint vers elle, la contempla avec amour, en disant:

—Pauvre petite jolie! elle dort… heureuse… Aujourd'hui, ma belle aimée, c'est mon dernier jour de tourment, et c'est toi qui me sauves…

Il se penchait pour l'embrasser, mais il se recula aussitôt: il avait craint de l'éveiller. Il revint dans le boudoir, écrivit sur le dos de sa carte:

«Ma belle mignonne aimée,

C'est jour d'échéance… Pardonne-moi d'être parti avant ton bon baiser… Je serai de retour à l'heure du déjeuner,

Ton mari qui t'adore,

FERNAND.»

Il plaça la carte sur un chiffonnier et partit sur la pointe du pied.

Si doucement qu'il eût fermé la porte, Iza l'entendit; elle se leva aussitôt et, avant qu'il eût passé la grille, elle était déjà habillée et elle sortait par une porte qui donnait sur la Seine. Arrivée sur le quai, elle siffla. Au coup de sifflet, une voiture qui se trouvait près du pont d'Auteuil s'avança au grand galop…

—Me voilà, dit aussitôt le cocher… On a l'oreille au vent, hein?

—Vite, Simon, commanda la jeune femme, en montant dans la voiture…
Vite, vite, chez le maître!

—Espère! espère!… fit le cocher en enveloppant ses chevaux d'un solide coup de fouet… J'ai des canards qui savent trotter… nous accosterons dans dix minutes.

Et la voiture emportant Iza partit rapidement.

XII

OÙ LE LECTEUR SE RETROUVE EN PAYS DE CONNAISSANCE.

À cette heure, la belle Iza, la séduisante Mme Séglin, n'était plus la même; une fébrile agitation secouait ses membres délicats. Dans la voiture, accroupie dans un coin, l'oeil ardent, le regard fixe, secouant la tête de temps en temps d'un air menaçant, elle était tout à fait transformée… Elle ne ressemblait guère à la timide, à la naïve, à la douce jeune fille que le tout Paris fashionable enviait et admirait: c'était simplement un joli petit monstre qui de ses dents pointues déchirait avec rage le mouchoir de riche dentelle avec lequel elle croyait essuyer ses lèvres, et qui, toute nerveuse, arrachait les effilés de soie de la tunique de son costume.

Elle se penchait à tout moment par la portière de la voiture pour voir si l'on approchait. Mais c'est une chose que tout le monde a observée, plus l'on a besoin de courir et plus les cochers dirigent lentement leurs chevaux. La règle, cette fois, était absolument suivie; le cocher, calme sur son siège, semblait être occupé d'un tout autre travail que de la conduite de ses chevaux.

D'abord en partant, bien décidé sans doute à ne pas fouetter en route ses quadrupèdes, il leur avait appliqué, pour les prévenir, un nombre généreux de solides coups de fouet; il était parti, suivant la Seine. Sans doute ennuyé de ressembler sur son char, son fouet à la main, au matinal citadin qui taquinait le goujon sur les bords du fleuve, il avait déposé son fouet sur le dessus de la voilure et plongeait ses doigts épais dans une large calotte, ressemblant à une quêteuse; il en tirait une pincée… soyons juste, une poignée de tabac qu'il glissait entre ses lèvres, après avoir dit:

—Espère! espère! l'air est fraîche, on va se chauffer un peu.

Et, sans doute pour se donner de l'exercice, pendant dix grandes minutes il mâcha, mâcha; lorsque ses mâchoires furent au repos, sa face engraissée d'un côté, il recommença sur ses chevaux la correction du début, en disant:

—Qu'est-ce que c'est? On prend du ris… on a peur du vent, on craint d'aller trop vite!… Avant là!

Et le fouet claqua et cingla à droite et à gauche; les chevaux, à la grande joie de Mme Séglin, faillirent s'emporter. La voiture ayant suivi les quais—on eût pu croire que le cocher avait une passion pour ce chemin—tourna dans la rue Saint-Paul, remonta la rue Saint-Antoine, la rue Charonne et s'arrêta enfin devant la grille de la petite maison que nous connaissons. Sur un coup de sifflet du cocher, on vint ouvrir, la voiture entra, suivit l'allée et s'arrêta devant le perron; les chevaux n'étaient pas arrêtés, que la belle Iza avait légèrement sauté à terre, avait ouvert la porte du vestibule et demandait à un nègre qui descendait à moitié vêtu:

—Le maître est levé?

—Maître? dit le nègre; c'est lui qui m'a éveillé en entendant la voiture.

—Cours dire que c'est moi…

Le nègre grimpa l'escalier; mais Iza, qui craignait de perdre du temps sans doute, le suivait… Elle attendit seulement à la porte de l'antichambre, lorsque, arrivé au premier, le nègre entra dans l'appartement. Il revint aussitôt et introduisit la jeune femme.

Iza entra dans une vaste chambre dont les tentures étaient baissées devant chaque fenêtre; au milieu était un lit à colonnes, rideaux fermés. Elle se dirigea vers ce lit et dit:

—Maître, maître, je viens vous parler.

—Je suis à toi, Iza; mais je t'entends… Qu'y a-t-il?

—Maître, vous m'avez dit d'obéir en tout, de dire oui toujours, de laisser faire, sans dire, au besoin sans voir…

—Oui; pourquoi me dis-tu cela?

—Parce que je n'ai pu empêcher ce qu'il a fait ce matin.

—Mais qu'a-t-il fait?

—Les beaux bijoux, les beaux diamants, il a tout volé, maître… tout!

—Enfin, tant mieux!

En entendant ces mots, Iza resta stupéfaite. La même voix dit:

—Attends une minute, Iza.

Une minute après, les lourdes tapisseries du lit se soulevèrent, et celui que nos lecteurs connaissent, le malheureux héros de notre histoire, parut. Ce n'était plus le même homme. Les quelques mois écoulés avaient laissé sur son front la trace de leur passage. Beau toujours, l'immobilité à laquelle l'opération du vieux Rig l'avait condamné changeait absolument sa physionomie; pour reconnaître dans l'homme nouveau l'heureux époux de Geneviève, il fallait avoir suivi les phases de sa transformation.

Autrefois, le visage toujours souriant vous accueillait. À cette heure, une rigidité froide clouait sur les lèvres de ceux qui lui parlaient la gaieté naissante. Était-ce bien seulement l'opération maladroite du vieux sauvage qui était la cause de ce changement? Assurément non! C'est que, depuis l'heure où il avait consenti à passer dans une tombe la terrible nuit qui le rendait libre, depuis cette heure, les pensées s'étaient heurtées dans son cerveau.

Pierre Davenne aimait Geneviève à l'adoration; le mouvement de honte, de colère passé… l'heure de la souffrance aiguë épuisée, la haine qu'il avait pour sa femme s'était insensiblement éteinte; non le pardon, mais la pitié était entrée dans son coeur. Il avait fait surveiller la vie nouvelle de sa veuve, et les misères honorablement supportées, le changement survenu dans la vie de Geneviève avaient arrêté momentanément ses projets de vengeance à son égard.

Au contraire, la vie de celui qu'il savait être le véritable auteur de tout était devenue plus malhonnêtement audacieuse; par l'introduction de Simon dans la maison du boulevard Magenta, il avait été assuré que la situation de Fernand, qu'il croyait devoir s'écrouler le lendemain de sa disparition, ne se soutenait que par de criminels agissements; Séglin était un faussaire.

Glissant sur la pente terrible d'une situation compromise, il était entraîné, il ne pouvait plus reculer, il ne choisissait pas, il ne raisonnait pas ses moyens; il fallait à tout prix faire face au péril: il y faisait face par le crime.

Simon, que nos lecteurs ont vu, sous le nom de Sper, aider Martin, le vieil employé de la maison Séglin, Simon avait fouillé le bureau, regardé les livres, et il était venu déclarer à son maître que le compte particulier de Fernand Séglin donnait un passif de plus de douze cent mille francs.

Fernand avait lancé dans le commerce, avec l'endos de la maison Wilson, des valeurs imaginaires pour plus de trois cent mille francs… et Pierre, qui avait cru que sa mort jetterait sa veuve dans les bras du misérable, la condamnant ainsi qu'il l'avait dit à son amant, Pierre, à cette heure, était heureux que cette infamie n'eût pas eu lieu. Il avait cru le misérable moins indigne; sa conduite avec la malheureuse qu'il avait trompée augmenta son ressentiment contre lui, en même temps qu'elle diminua la haine qu'il avait contre elle.

Et des soirs, lorsque la petite Jeanne assise sur ses genoux parlait de sa mère, il était arrivé qu'il avait embrassé l'enfant et avait pleuré.

Mais, en même temps que de ce côté la haine s'effaçait, le désir de se venger de Séglin augmentait. La maison Strucko de Vienne avait agi sous la direction de Pierre Davenne: c'est lui qui, de la petite maison de Charonne, avait combiné, machiné et fait exécuter le mariage de son ancien ami.

À cette heure, il le tenait; à cette heure, la vengeance rêvée, voulue, s'offrait… et Séglin y avait aidé, car jamais, dans le jugement qu'il portait sur la nature vile de Fernand Séglin, il n'avait pu le croire ainsi indigne. Il le savait ingrat, il le savait sans coeur, il le savait traître… Mais tout cela n'a rien à faire avec le code, et il croyait que Séglin était de ceux qui font du code leur Évangile, qui tournent autour, marchent sur les marges, mais ne vont point au delà, qui ont enfin l'honnêteté légale… Point. Fernand n'avait point reculé; pour satisfaire à sa volonté d'être riche, il était devenu faussaire… et aujourd'hui, à l'heure où il espérait encore arracher de la circulation les valeurs dangereuses, où il se croyait certain de sauver cette signature, Pierre Davenne avait entre ses mains partie de ces valeurs, qui ne seraient pas présentées à l'échéance, mais qu'il gardait pour le jour où l'heure de la vengeance serait sonnée…

Pierre était vêtu d'un pantalon à pied et d'un veston de velours; il alla vers Iza et lui dit aussitôt:

—Il a pris tous tes bijoux?

—Oui, maître.

—Et tu n'as pas dit un mot?…

—Rien! vous me l'aviez défendu!

—Tant mieux! tant mieux!

Iza restait devant lui la bouche ouverte, ne pouvant pas comprendre son calme. La nature d'Iza ne la portait guère à parler; d'ordinaire, elle restait muette, obéissante, elle subissait placidement le sort; mais la circonstance, cette fois, lui semblant trop grave, elle ne put se retenir et dit:

—Maître, vous n'avez pas compris… Mais il a tout pris, tout… le gros collier, les bracelets… la grande parure… tout.

—Tant mieux!…

C'était trop pour la belle enfant; deux grosses larmes coulèrent de ses yeux, et elle dit:

—Ah maître! maître! j'avais promis à Georgeo que le jour où je retournerais vers lui je rapporterais les beaux bijoux!

—Tu les auras, Iza!… Mais, dis-moi ce qui s'est passé depuis deux jours chez toi; qu'a-t-il fait et comment a-t-il enlevé les bijoux?…

Iza lui raconta en détail la soirée et la matinée: elle avait feint de dormir et pas une seconde elle n'avait quitté de l'oeil les agissements de son mari; elle l'avait vu fouiller les armoires, compulser des papiers, et enfin le matin s'en aller en évitant de l'éveiller, pour sortir en emportant les bijoux… Alors elle s'était levée aussitôt, avait couru à la voiture qui devait toujours attendre pendant les dix jours où tout devait se terminer.

Iza ayant terminé son récit, Pierre lui dit qu'on allait la reconduire à Auteuil, qu'elle avait bien fait de le venir prévenir aussitôt, mais qu'elle ne devait avoir aucune inquiétude sur les beaux bijoux, qu'ils lui seraient rendus.

Le visage de la belle Iza reprit se sérénité. Elle allait sortir, quand, se ravisant, elle revint vers Pierre et lui demanda.

—Maître, quand serai-je libre?

—Dans deux jours, Iza…, Georgeo ira te chercher…

—Oh! merci, maître…, fit Iza joyeuse en battant des mains.

Pierre Davenne siffla, Simon parut.

—Simon, dit Pierre, vite, reconduis Iza à Auteuil… Il faut être arrivé avant qu'on soit éveillé chez elle.

—Espère! espère! dit Simon, on y sera.

Et la belle Iza, heureuse et tranquille, partit suivie de Simon.

XIII

DE L'INTÉRÊT DE L'ARGENT CHEZ LE PÈRE SAMUEL.

En sortant de chez lui, Fernand sauta en voiture et se fit conduire boulevard Magenta. Il sonna Martin et l'envoya chercher un individu avec qui il avait fait quelques affaires, le père Samuel. Celui-ci vint aussitôt. Fernand n'avait pas à se gêner; le vieux Samuel connaissait sa situation, puisqu'il avait eu plusieurs fois recours à lui pour y faire face… et à quel prix! Samuel savait que le mariage de Séglin lui avait mis une fortune dans les mains, il écouta le jeune homme qui lui disait:

—Père Samuel, mon mariage s'est fait moins rapidement que je ne l'espérais… J'avais pris de gros engagements pour cette fin de mois, et je n'ai pas encore reçu la totalité de la dot…

—Et vous vous trouvez gêné pour votre échéance.

—Absolument… Je m'adresse à vous… C'est pour trois ou quatre jours, dix jours au plus.

—Et de combien avez-vous besoin?

—Une somme considérable…

—Ah! fit le vieil avare sans s'effrayer. Combien?

—Trois cent mille francs…

Le vieux Samuel, dont les joues étaient jaunes comme les feuillets de sa Bible, devint tout rouge et faillit tomber à la renverse.

—Trois cent mille francs! répéta-t-il.

—Je sais, père Samuel, qu'avec un mot de vous je les ai dans une heure à la Banque.

—Mais jamais je ne ferai une affaire semblable sans garantie.

—Père Samuel, je vous connais trop pour avoir pensé autrement… Je vous signe une traite payable en dix jours… de trois cent vingt-cinq mille francs…

—Oui, fit Samuel…, mais ce n'est pas une garantie, ça…

—Ma signature, dit Séglin en riant de la brutale franchise du père
Samuel, ne vous paraît pas encore valoir ce chiffre.

—Monsieur Séglin, je n'ai pas la somme et pour la trouver je serai forcé moi-même de donner une garantie…

—J'avais prévu cela, Samuel… Vous êtes venu à la soirée que j'ai donnée à Auteuil, vous avez vu Mme Séglin…

—C'est, monsieur, la plus adorable femme du monde…, dit le vieil avare le regardant étonné et cherchant ce que le nom de Mme Séglin venait faire à propos de garantie.

—Mon cher Samuel, je sais que vous n'êtes pas homme à n'avoir vu que la beauté de Mme Séglin… vous avez remarqué ses bijoux…

—Ah! fit Samuel…. Eh bien! monsieur Séglin, je vais vous étonner, je ne me connais absolument pas en bijoux… Vous le savez, je fais plutôt des affaires de banque…

—Des affaires de?… interrogea en souriant Fernand.

—De banque, répéta très sérieusement Samuel… Mais j'ai entendu autour de moi les dames qui ne tarissaient pas sur la beauté des bijoux, et les estimaient être d'un prix fou…

—Environ le double de ce que je vous demande, cher monsieur Samuel…

—Et vous me donnez ces bijoux en garantie?..,

—Oui!…

—Vous les avez?…

—Les voici!

Et Séglin ouvrit le petit coffret et montra les brillants dans leur écrin. Samuel pensait. Et sa pensée, nous pouvons la suivre. Il se souvenait avoir entendu estimer, par des gens s'y connaissant, des spécialistes, les bijoux qui couvraient les épaules et pendaient aux oreilles de Mme Séglin plus de cinq cent mille francs…; car c'était vrai, le vieux Samuel ne se connaissait pas en joaillerie: il faisait de l'usure; papier et or étaient son affaire… Il faisait sonner et toucher l'or, et il mettait ses lunettes pour bien voir une signature… Mais, en cette affaire, il n'avait pas besoin d'être appréciateur, il connaissait l'origine des bijoux.

De plus il se disait: Maintenant la maison Séglin est sérieuse. Des gens qui avaient été s'informer chez le notaire avaient appris que la jeune femme apportait plus d'un million espèces… La situation de Séglin à cette heure était toute naturelle, sa gêne venait de la lenteur du versement en raison de l'éloignement de la famille. Mais ces versements étaient certains… Il ne courrait donc aucun risque en prêtant… Il s'agissait, l'affaire étant sûre, de la rendre bonne.

—Eh bien, demanda Séglin, il faut, Samuel, en finir promptement, car j'ai besoin de cet argent avant une heure…

—Monsieur Séglin, écoutez. Le Seigneur m'est témoin que je voudrais vous obliger, mais je ne peux pas faire une somme aussi considérable seul… Je serai forcé d'emprunter moi-même; pour avoir l'argent aussi rapidement, on va abuser de la situation et ce que vous m'offrez ne sera pas suffisant.

—Mais je vous offre vingt-cinq mille francs…

—Eh bien, comptez les commissions, les risques à courir…

—Quels risques? puisque vous avez le double de ce que je vous demande en bijoux…

—Oui, mais il faudra que vous me les vendiez…

—Comment les vendre?…

—C'est-à-dire que, pour faire des affaires régulières… Vous savez, je ne doute pas de vous, monsieur Séglin… Dieu m'en garde!… il faut que la chose soit régulière… On se fâche aujourd'hui ou demain… et puis on est traité d'usurier…

—Enfin, vous n'espérez pas que je vais vous vendre ces bijoux?…

—Mais, monsieur Séglin…, vous ne comprenez pas. Vous me vendez ces bijoux au prix de trois cent quarante mille francs… et je m'engage à vous les vendre pour pareille somme si vous les venez reprendre avant un mois.

—Bien… j'accepte ça… Mais que parlez-vous de quarante mille francs… pour un prêt de huit jours, dix jours?

—Comptez vous-même, monsieur Séglin… frais de commission… déplacement et intérêt.

—Mais c'est épouvantable!

—Voilà comme on compte toujours… On se dit: l'argent, pour en avoir dans ces conditions-là, vaut dix à douze pour cent; eh bien, on se dit: ce n'est que pour un mois… Mais c'est comme si cela était pour l'année; mon argent déplacé, qui m'assure que je trouverai un placement égal à celui que j'avais? Qui m'assure qu'il ne va pas dormir?…

—C'est de la folie… je ne puis pas pour un prêt de dix jours payer cette somme…

—Eh mon Dieu! monsieur Séglin, n'en parlons plus… Je vous assure que c'est en tremblant que je fais l'affaire… Je n'y tiens pas du tout… Voyez un autre… Nous ne nous fâcherons pas pour ça…

—Canaille, grognait Fernand entre ses dents en voyant le sourire du vieux requin qui sentait bien qu'il tenait sa proie…

—Samuel, dit-il tout haut, vous n'êtes pas raisonnable… Mais je n'ai pas le choix, faites les papiers… je vais signer…

—De votre main, monsieur Séglin, je vais vous dicter.

Et Fernand s'étant placé devant son bureau, le père Samuel lui dicta l'acte de vente, l'engagement de se libérer et le reçu; il lui donna en échange la promesse de remettre, moyennant trois cent quarante mille francs, les bijoux!…

—Vous pensez bien que je n'ai pas cette somme!…

—Nous allons aller chez vous…

—Il faut que j'aille chez trois amis la chercher… je ne vous mens pas…

—J'ai une voiture… je vais vous y conduire…

—C'est cela. Ah! ce n'est pas loin. Ils demeurent a deux pas de chez moi.

Ils sortirent. En passant devant les bureaux, Séglin vit le vieux Picard qui, pâle, tremblant, le regardait anxieux, semblant l'interroger. Il lui serra la main et lui dit tout bas:

—Si l'on vient de la Banque, retenez le garçon en disant que je suis chez moi. Je reviens dans dix minutes avec les fonds…

Le vieux Picard regarda le ciel et exhala un soupir de satisfaction.

Le père Samuel, tenant précieusement dans ses bras le petit sac de cuir qui contenait les bijoux, le serrant sur sa poitrine, montait dans la voiture avec Séglin.

Vingt minutes après, Fernand rentrait. Le garçon de banque attendait.
Séglin dit:

—Je ne pouvais pas ouvrir mon bureau… Vite, Picard, encaissez ça, et il lui donna quinze liasses de chacune vingt mille francs.

Le vieux Picard eut un tressaillement joyeux en glissant ses doigts secs dans le papier de la Banque; il tremblait pour arracher les épingles.

Séglin, négligemment accoté à la cheminée, prit un journal du matin et le parcourait tout en regardant les valeurs que l'on présentait. Picard étalait sur le plateau du guichet à mesure que le garçon de banque comptait:

—Vingt, quarante, soixante, quatre-vingt et cent, compta le garçon… Vingt, quarante, soixante, un, deux, trois quatre et cinq… cent soixante-cinq mille francs… C'est ça!… Voila!

—Merci, monsieur Picard! C'est bien ça!

Et le garçon de recette, ayant englouti la somme dans son portefeuille, se retira.

—Ce n'est pas toute l'échéance?…

—Oh non! les valeurs Wilson ne sont pas venues.

—Tiens, fit Séglin en plissant le front, elles n'ont pas été en banque…

—Peut-être une maison particulière les fera-t-elle toucher directement, il n'est que dix heures et demie.

—C'est probable… Vous n'avez pas besoin de moi?…

—Non, monsieur.

—Je retourne à Auteuil… Ce soir, après la caisse, vous m'apporterez le bordereau et les valeurs à Auteuil…, les effets Wilson.

—Bien, monsieur.

Et Séglin, le coeur léger, le sourire aux lèvres, alluma un cigare, traversa les magasins, sauta en voiture et se fit conduire à Auteuil…, disant en souriant à sa pensée:

—Petite belle aimée…, elle m'a sauvé sans le savoir… C'est en amour que je m'acquitterai de ça!… Mais je suis amoureux fou, ma parole d'honneur!

Et la voiture l'emporta vers Auteuil.

XIV

UNE CORVÉE QUI PLAÎT À SIMON.

Simon reconduisit Iza à Auteuil; lorsque celle-ci descendit de voiture, l'ancien matelot lui tendit une lettre en lui disant:

—Voilà ce que le lieutenant m'a commandé de vous remettre.

Iza, surprise, allait ouvrir la lettre; mais Simon dit:

—Rentrez vite, qu'on ne vous voie pas… vous lirez ça chez vous, il n'y a pas de réponse.

Iza rentra chez elle et le cocher improvisé reconduisit la voiture à l'endroit où elle était le matin et dit à l'individu qui vint au-devant de lui:

—Tu vas épousseter les deux canards, les rentrer à l'écurie… et cette nuit, vers trois heures, la voiture attelée à la même place.

—Bien, monsieur.

-Il est matin encore, l'air est fraîche, si tu veux tuer le ver, je paye le vin blanc…

—Ça, c'est jamais de refus.

Le palefrenier et Simon allèrent trinquer chez le marchand de vin du coin, et Simon en partant dit en serrant la main de l'autre:

—Tu sais, sur le coup de trois heures… pas de bruit… tu viendras t'embosser au pont…

—C'est entendu…

—Tu payeras tout… et tu pars avec moi…

—Oui, ami, je le sais…

—Et muet… comme un phoque…

—Vous me connaissez bien.

Et Simon prit le bateau-mouche pour remonter vers Paris; il descendit au pont d'Austerlitz et grimpa sur l'impériale de l'omnibus de Charonne.

Lorsqu'il arriva à la petite maison, le nègre lui dit qu'on l'attendait. Il monta vivement dans la chambre de son maître. Pierre était assis près de la cheminée; le vieux Rig, debout, attendait. En entendant monter le matelot, il courut au-devant de lui.

—Mais monte donc; on t'attend…

—Vous m'espérez, mon lieutenant? dit-il aussitôt.

—Oui, tu vas retourner chez Séglin; habille-toi vite et arrange-toi pour rester ce soir jusqu'à la fermeture des bureaux… Rig se présentera à la caisse, il viendra pour toucher, la caisse étant fermée… Il déclarera ne pas pouvoir venir le lendemain et se rendra immédiatement à Boulogne. Il faudra obliger Martin à se rendre aussitôt à Auteuil, chez Séglin, pour lui raconter ce qui se sera passé.

—Mais si le père Picard est là…, c'est chez lui qu'il faudrait aller maintenant.

—S'il en était ainsi, je n'aurais pas besoin de toi… Je ne te demande pas ce qu'il faudrait faire, je te dis ce qu'il faut qu'on fasse. Que Martin soit assez gris pour ne plus se souvenir et pour t'obéir… ceci est ton affaire.

—Compris, mon lieutenant, je navigue dans du cirage… mais c'est vous qui gouvernez, ça suffit… Je vais voir Martin, je le mouille, je le rentre… Quand tout le monde est parti… Rig arrive et conte son affaire… et je mène Martin à Auteuil.

—C'est ça.

—Vous savez que Rig peut se dispenser de venir. Je peux préparer Martin de façon qu'il soit persuadé d'avoir vu ce que je voudrais qu'il ait vu.

—Fais simplement ce que je te dis, Simon… et remue-toi… c'est pour cette nuit. À minuit il faut être ici.

—-Bien, mon lieutenant. Si ça se pouvait, mon lieutenant, je partirais maintenant et j'irais déjeuner avec lui… Comme ça, je serais plus sûr en le commençant de bonne heure.

—C'est ce que je te dis…

—Et ce soir… vous sortez avec nous?…

—Oui!…

—Ah! à la bonne heure, vous allez rentrer dans le monde…

—Allons, va vite…

—On y va… ces services-là, ça m'amuse… Et Simon sortit en glissant une pastille dans sa bouche.

—Toi, Rig, je t'ai dit ce que tu avais à faire… Tu vas t'habiller pour la circonstance, et tu te trouveras ici à minuit, nous partirons tous les trois. Golesko est prévenu; mais tu vas chez toi, tu le verras encore… Dis-lui qu'il est attendu à dix heures, qu'il ne manque pas.

—C'est convenu, mon lieutenant.

—En revenant demain matin, tu auras ce que je t'ai promis pour toute cette affaire, et tu seras libre…

—Tant pis, lieutenant… c'est un travail qui m'amusait.

—Va, Rig, et à ce soir.

Le vieux sauvage sortit.

Seul, Pierre, accoudé dans son fauteuil, songeait au plan qui s'exécutait. Il tenait enfin, dans le filet qu'il avait tendu, le misérable qui avait brisé sa vie; il n'en devait sortir que flétri, déshonoré et désespéré. La vie brillante allait s'éteindre et il allait rentrer dans l'ombre et dans le mépris, avec la rage et la douleur pour compagnes… sentant planer enfin sur lui la malédiction qui lui avait été jetée. Les dents serrées, les yeux clos, accoudé d'un bras et la tête dans sa main, l'autre main sur son genou, Pierre rêvait… Il sentit tout à coup sur ses doigts comme une caresse, puis un baiser: il baissa les yeux et vit sa Jeanne, son enfant, qui, le croyant endormi, n'osait le réveiller.

Il eut un heureux soupir: de la nuit noire de ses pensées de haine, il retombait dans la radieuse aurore du sourire de l'enfant adoré. Les pensées tristes s'envolèrent. Il prit son enfant sur ses genoux et but sur ses lèvres les zézayements de sa parole sainte. Dans sa face impassible, l'oeil vainement cherchait à rire. Admirant sa belle Jeanne, il lui demanda:

—Comment es-tu montée seule, mignonne?

—Petit père, dit l'enfant, parce que je veux te demander quelque chose.

—Pierre penchait la tête, tendant l'oreille pour mieux entendre cette parole douce comme un chant d'oiseau.

—Dis, ma belle aimée.

—Petit père, j'ai vu tout à l'heure des petites filles qui portaient des fleurs.

—Eh bien?…

—Elles étaient habillées en noir… comme moi!…

Pierre se redressa et, inquiet, regarda l'enfant.

—J'ai dit à la petite fille de me donner des fleurs de son bouquet… et l'autre petite fille m'a montré alors une couronne… et elle a dit: Oh! non, nous ne donnons pas nos fleurs, nous allons les porter sur la tombe de petite mère qui est morte!… Nous allons prier pour elle.

Pierre était livide; il regardait son enfant, croyant qu'on lui avait dicté sa phrase… Mais la petite belle continuait, naïve, avec des mouvements d'ange:

—Pourquoi donc, dis, père, que nous n'allons jamais porter des fleurs sur la tombe de petite mère?… Pourquoi que nous n'allons pas prier pour elle?

Malgré les efforts qu'il fit, le malheureux ne put retenir les larmes qui l'étouffaient, et, prenant la tête de l'enfant dans ses mains, pleurant dans ses cheveux, il gémit:

—Oh! mon Dieu! que je suis malheureux!… Et je ne peux pas cependant l'empêcher d'aimer sa mère.

Et l'enfant, tout attristée, se mit à pleurer en voyant pleurer son père.

XV

LES VALEURS DE LA MAISON WILSON.

Le soir même, le caissier Picard, enfermé dans sa caisse, regardait sans cesse la pendule; chaque fois que la porte des magasins s'ouvrait, il penchait la tête pour voir celui qui entrait, et chaque fois ses doigts agacés égratignaient la molesquine verte de son fauteuil. Cinq heures venaient de sonner, tous les employés se hâtaient de partir; on n'entendait dans le magasin que le cri jeté par chacun au-dessus de la cloison ouverte du bureau de caisse:

—Au revoir, monsieur Picard…

Puis, après ce bruit de va-et-vient, le silence!… Picard était ennuyé, la porte s'ouvrit, il se pencha; c'était Martin, accompagné de son aide Sper, qui venait ranger le magasin. Le vieux caissier retomba dans son fauteuil, fatigué; il attendait que l'on vînt toucher les billets Wilson: personne ne se présentait, et son patron Séglin lui avait bien recommandé de venir, après cinq heures, dîner avec lui, en lui apportant les valeurs acquittées… Il ne savait que faire. Devait-il partir pour Auteuil où son maître l'attendait, sachant que la caisse ferme régulièrement à cinq heures, ou devait-il rester à attendre encore? Il avait bien pensé à laisser l'argent; mais la somme était beaucoup trop considérable pour agir aussi légèrement.

La demie venait de sonner; on se mettait à table à Auteuil à six heures; il n'y avait plus à hésiter.

Au reste, c'était écrit sur la caisse: les bureaux fermaient à cinq heures.

Le vieux caissier appela Martin et lui dit:

—Martin, au cas où l'on se présenterait ce soir pour toucher des billets, vous diriez de laisser l'adresse, que j'ai attendu jusqu'à cette heure la présentation, que je serai de retour à dix heures; si à cette heure on le veut, qu'on se présente, sinon demain, à la première heure, j'irai moi-même à l'adresse indiquée… Vous avez compris?…

—Parfaitement, monsieur Picard… Tu as entendu, Sper?…

—Oui! oui! fit l'autre.

—Deux vaut mieux qu'un, vous pouvez être tranquille.

—Bien… Allez me chercher une voiture.

—Tout de suite, monsieur Picard… Et, droit comme un I, Martin sortit.

Picard dit:

—Il est drôle ce soir, Martin!… Mais vous avez entendu, Sper?…

—Oui, oui, monsieur… Espère! espère! nous sommes là, vous pouvez aller… Si on veut, vous serez là par devers les dix heures de nuit… ou alors au matin on ira chez eux, si il donne l'adresse.

—C'est ça!

Le vieux caissier rentra mettre ses livres en ordre, fermer sa caisse, et, la voiture s'arrêtant devant la porte, il y monta et se fit conduire à Auteuil.

Martin rentra; tombant sur une chaise et respirant bruyamment, il dit:

—J'ai cru qu'il s'apercevait que j'étais chargé… Oh! mon pauvre vieux, je ne tiens plus debout… Ce que ça me secoue, ce vin-là… Oh! là! là !…

—Ça va se passer; c'est parce que nous sommes restés trop longtemps enfermés…

On ouvrit la porte, un homme entra; il avait l'allure d'un vieux notaire de province; il échangea un regard avec Sper et celui-ci alla ranger dans le fond du magasin; il s'adressa alors à Martin et lui dit:

—Monsieur, c'est ici la maison Séglin?…

—Oui, monsieur.

—Je viens pour toucher des valeurs…

—Ah! monsieur, la caisse est fermée à cette heure-ci… Demain, si vous voulez…

—Je suis obligé de partir ce soir… Il faut que je parte vers minuit… Si d'ici là on veut venir payer, je vais vous donner l'adresse…

—Mais, monsieur, la caisse est fermée à cinq heures, interrompit Martin… et on vient de partir seulement à la minute, après vous avoir attendu presque pendant une heure.

—Au reste, les valeurs sont payables ici; mais comme je me rends à
Londres et que la maison y est établie, j'irai les toucher là.

—Ah! je ne sais pas si vous pouvez faire ça… On m'a dit que, si vous veniez, je vous dise de laisser votre adresse, et ce soir, vers dix heures, ou demain matin on vous portera l'argent.

—Je vous le répète, je serai à l'hôtel jusqu'à onze heures et demie. Je pars par le train de minuit quinze; si d'ici cette heure je n'ai vu personne, j'irai à Londres toucher à la maison Wilson… Voici l'adresse.

L'individu laissa sa carte et partit aussitôt. Alors Martin dit à
Sper:

—Dis donc, qu'est-ce que nous allons faire?

—Tu n'as pas entendu ce qu'on t'a dit?

—On a dit d'aller à Auteuil, fit Martin en s'asseyant et semblant peu enthousiasmé de faire le voyage.

—On n'a pas dit qu'il fallait y aller tout de suite; Il ne sera libre qu'à dix heures; l'autre est chez lui jusqu'à onze heures et demie; en revenant, il y ira, voilà tout…

—Oui; alors, nous pouvons dîner… parce que, vois-tu, Sper, eh bien! ça me remettra, le dîner; je suis tout chose…

—C'est ce qu'il y a de plus simple… Voilà ce que nous allons faire…

—Dis…

—Nous dînons bien et doucement; à neuf heures, nous partons à Auteuil; nous trouvons le père Picard, tu lui dis la chose et nous revenons ensemble…

—C'est ça!… ça va tout seul!… Tu sais, je l'avoue, je suis mouillé… Mais toi, tu es sérieux, tu réponds de tout?

—Absolument… Mais c'est toi… Espère! espère! Je suis là en vigie, et à l'heure… nous filons…

—C'est ça!… Si tu veux, nous ne ferons le magasin que demain matin… Nous allons fermer et nous irons dîner.

—Je veux bien…

Comme l'ivrogne titubait, en essayant de se lever, Sper lui dit:

—Ne bouge pas, reste affalé!… Je vais tourner le cabestan…

—Oui, fit Martin en riant bêtement, tu vas jouer de l'orgue…

Sper se hâtait; il craignait un retour inopiné du vieux caissier, qui aurait changé tous ses plans. Lorsque la devanture de fer eut fermé la boutique, il se hâta de prendre le bras de l'ivrogne, qui s'endormait, et le ramena au cabaret, où il sembla se remettre rien qu'aux odeurs répandues dans l'atmosphère. On leur servit à dîner. Les deux amis mangèrent lentement; ils riaient, ils causaient. À la fin, Sper proposa de jouer une bonne bouteille; ils jouèrent au piquet jusqu'à onze heures… Alors Sper se leva tout à coup et, comme s'il se rappelait, il dit:

—Martin, et nos affaires que nous oublions…

—Quelles affaires?

—Il faut aller à Auteuil.

—À Auteuil? Ah! c'est pour les affaires du patron… Ah ben, tant pis! on ira une autre fois.

—Non, non, pas de bêtises!… Nous allons prendre une voiture; tu te la feras rembourser.

—Tu peux y compter…

—Tu arrives là-bas et tu dis que c'est à dix heures… qu'on est venu… On t'a réveillé, c'est pour ça que tu es tout chose… Ça t'a mis sans dessus dessous.

—Oui, oui, c'est ça… Mais tu viens avec moi?

—Naturellement… Enlevez alors… Partons!…

Sper prit le bras de Martin, et ils sortirent. Ils hélèrent une voiture et montèrent dedans. Sper dit au cocher d'aller doucement. Le grand air remit un peu le garçon de magasin, et, la raison lui revenant, il se trouva quelque peu embarrassé pour justifier sa négligence lorsqu'il allait voir son patron; mais Sper le conseilla.

—Voilà ce que tu vas dire: tu te couchais lorsqu'on est venu; il était dix heures; tu n'as pris que le temps de t'habiller; tu es monté en voiture et tu t'es fait conduire bon train. La personne a dit que, mal avisée par celui qui lui avait remis les valeurs à toucher, elle était venue trop tard; mais qu'au reste, puisque les valeurs étaient également touchables à Londres, où justement elle se rendait, elle les toucherait là-bas… qu'on n'avait qu'à aviser télégraphiquement la maison Wilson… mais qu'en cas où on voudrait passer jusqu'à onze heures et demie, elle serait à cette adresse, devant prendre le train de minuit quinze et le bateau de demain matin.

—Oui, j'ai compris… Mais répète-moi bien tout ça. Sper ne se fit pas prier et recommença.

—Oui, j'ai compris, mais il va me dire que j'aurais mieux fait d'attendre la rentrée du père Picard, puisqu'il est près de onze heures.

—Tu ne comprends rien; si nous avions été voir le père Picard, il aurait eu le droit de te faire des reproches, puisque c'est à six heures qu'on est venu et que tu aurais dû y aller immédiatement; si tu dis qu'on n'est venu qu'à dix heures, le père Picard te dira que tu aurais dû monter chez lui…

—Il peut toujours le dire…

—Oui, et pour éviter ça tu diras au patron que tu es monté chez Picard, il n'y avait personne… Tu conçois que, pour revenir d'Auteuil, il peut s'être arrêté en route…

Pardi! à preuve, c'est ce que nous allons faire en y allant… Ça me gratte là, fit Martin en montrant sa gorge; j'ai une soif!…

Sper dit au cocher d'arrêter à la première brasserie, et il continua à conseiller l'employé.

—Tu comprends bien, le père Picard n'est pas rentré… Pour te mettre à l'abri, tu dis même qu'il pourrait ne pas rentrer de la nuit.

—Oui, oui, je comprends… et puis, s'il n'est pas content, voilà tout.

—Pardine… t'es pas là pour faire ses volontés…

—Ah! mais non!

La voiture s'arrêtait. Ils descendirent devant une brasserie, invitèrent leur cocher, et, tout en buvant, Sper continua la leçon qu'il avait commencée… Puis ils repartirent pour Auteuil…

Lorsqu'ils arrivèrent devant le petit hôtel, le cabinet de Séglin était encore éclairé. Martin sauta de voiture et sonna; Sper se pencha pour voir. On vint ouvrir et en même temps Séglin paraissait sur le perron et demandait à haute voix:

—Qui est là?

Martin répondit:

—C'est moi, monsieur Séglin…, c'est moi!

—Ah! c'est vous, Martin? Venez vite.

Et il l'introduisit dans son cabinet et lui demanda, inquiet:

—Qu'y a-t-il?

—Monsieur Séglin, M. Picard m'avait dit de ne pas quitter le bureau à cause d'une échéance qu'il y avait, et pour laquelle on ne s'était pas présenté.

—Oui, oui! fit vivement Séglin; après?

—J'étais donc endormi lorsqu'on est venu frapper, et…

—Bien! bien! qu'a-t-on dit?

—La personne m'a dit qu'elle avait été avisée trop tard pour se présenter dans la journée.

—Ce n'est pas de chez un banquier?

—Non; voici la carte…

Fernand la prit, et, l'approchant de sa lampe, il lut:

Jules Lorillon, ancien notaire.—Puis au-dessous, au crayon: hôtel du
Helder, jusqu'à onze heures et demie.

—Comment, exclama Fernand, jusqu'à onze heures et demie! Ce soir?

—Oui, monsieur; vous ne m'avez pas laissé achever… Il a dit qu'il partait en Angleterre par le train de minuit un quart; il prend le bateau demain matin… Or, il vous prie d'aviser la maison Wilson par un télégramme qu'on veuille bien lui payer les valeurs là-bas, à cause de l'erreur qu'il a commise.

Fernand Séglin, en entendant la dernière phrase, était devenu livide. Il avait été obligé de s'appuyer à la table pour ne pas tomber; il ne voyait plus, il n'entendait plus, un étourdissement le faisait vaciller, et dans ses oreilles bourdonnaient ces mots: «Il vous prie d'aviser la maison Wilson…» Cette fois, c'était fait: il était perdu… Il avait l'argent en main et il ne pouvait empêcher les faux d'aller à Londres… Il fit un effort, passa la main sur ses yeux pour écarter le brouillard qui troublait ses regards…, puis, se redressant, il regarda l'heure à sa montre, il était onze heures dix… Il n'avait plus la chance de retrouver l'homme à l'hôtel… mais il pouvait lui aussi prendre le train, et, à l'heure de l'inscription au paquebot, il trouverait l'individu et solderait les valeurs. Heureusement Picard avait apporté les fonds.

En dix secondes, son plan fut arrêté. Martin parlait toujours, pour expliquer pourquoi il arrivait aussi tardivement. Séglin n'entendait plus. Il sonna et dit au domestique qui parut:

—Vite, qu'on attelle… Préparez ma valise pour un jour ou deux de voyage… Vite, avant cinq minutes il faut que je sois parti…

—Et moi, monsieur? demanda Martin.

Séglin l'avait oublié.

—Vous, retournez à la maison; vous direz demain à Picard que j'ai payé les valeurs Wilson, qu'il n'a pas à s'en occuper.

—Bien, monsieur, fit Martin, heureux d'en être quitte sans un mot de reproche. Et il sortit rejoindre Sper, auquel il raconta ce qui s'était passé. Il ne fut pas peu stupéfait en voyant celui-ci sauter de la voiture, lui serrer la main et lui dire:

—Bonsoir, ma vieille; bonne nuit! Tu peux filer ton noeud, je t'ai assez vu; moi, je reste dans le quartier.

Et Sper se mit à courir.

—En voilà une qui est drôle…, exclama Martin… Il est absolument ivre! Ça ne sait pas boire!… Cocher, boulevard Magenta…, où vous m'avez pris. Et la voiture partit.

Dans l'intérieur de la maison, c'était un brouhaha, des allées et venues, on se hâtait d'obéir; Séglin, ayant serré ses valeurs dans son portefeuille, grimpa vivement au premier étage où il trouva Iza à sa toilette, se préparant à se mettre au lit.

—Mon enfant, lui dit-il, je reçois à l'instant une nouvelle grave qui m'oblige à partir immédiatement. Je vais être obligé de passer la nuit en chemin de fer… Mais demain je serai de retour.

—Ah! fit-elle étonnée.

Il sembla à Séglin qu'Iza était plus qu'indifférente et qu'elle riait même. Il voulut croire qu'il se trompait et il lui dit:

—Tu ne m'en veux pas, ma belle aimée!

—Mais non, fit-elle en lui tendant son front; les affaires sont les affaires.

—Comme tu es sérieuse, reprit-il blessé. Je pars, et tu n'éprouves aucun ennui.

—Il le faut bien, puisque vous me l'avez dit. Il faut vous obéir; car ça n'est que pour le bien que vous agissez; ne me l'avez-vous pas dit?

—C'est vrai, ma belle Iza; au revoir, ma chère petite femme! À demain!

Il l'embrassa et sortit; mais, en montant en voiture, il se disait:

—Quelle singulière allure elle avait!… Qu'est-ce que cela veut dire? Enfin, c'est une dernière secousse. Après, c'est fini, je suis à l'abri.

Le cocher de Séglin, sur son ordre, enleva les chevaux d'un vigoureux coup de fouet, et, moins d'un quart d'heure après, il touchait à l'hôtel du Helder… il demanda quel garçon avait conduit M. Lorillon.

—M. Lorillon n'est pas parti, monsieur, dit le garçon. Il doit partir demain matin seulement à la première heure.

—Ah! fit Séglin dans un soupir de satisfaction… Est-il chez lui?

—Non, monsieur. Il a attendu jusqu'à onze heures et demie, puis il est sorti pour faire ses adieux à des amis, au cercle; il reviendra assurément vers une heure du matin…

—Merci, dit Séglin tout à fait calme; veuillez, s'il revenait avant, lui donner ma carte et lui dire que je viendrai à une heure… J'ai absolument besoin de le voir.

—Bien, monsieur. Qu'il vous attende?

—Oui!

Et tranquille cette fois, bien certain qu'il n'avait plus rien à redouter des valeurs Wilson, il alluma un cigare, monta dans sa voiture et dit au cocher:

—Au cercle…

Puis, étendu sur les coussins, pendant que la voiture le conduisait à son cercle, il pensait:

—La pauvre belle chérie, je la surprendrai heureusement en rentrant à deux heures. Je quitte le cercle à une heure moins le quart; avec mon homme, en quelques minutes je finis et je retourne chez nous… Pauvre belle, ça me coûtait déjà de passer cette nuit loin d'elle.

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