La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775
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Title: La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775
Author: Joseph Marmette
Release date: January 19, 2007 [eBook #20396]
Most recently updated: January 1, 2021
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
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JOSEPH MARMETTE
LA FIANCÉE DU REBELLE
Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775
Roman canadien publié en Feuilleton par la "Revue Canadienne"
Montréal 1875
INTRODUCTION.
Immédiatement après la capitulation du 8 septembre 1760, par laquelle la Nouvelle-France passait au pouvoir de l'Angleterre, une paix profonde régna dans tout le Canada. A part les dévastations commises dans le gouvernement de Québec, que des armées ennemies avaient occupé pendant deux années, tandis que la capitale avait été deux fois assiégée, bombardée, et presque anéantie, rien ne semblait indiquer dans les autres parties de la province que l'on sortît d'une guerre sanglante et désastreuse. Réfugiés sur leurs terres, les habitants se livraient à l'agriculture, autant pour réparer leurs pertes que pour s'isoler de leurs nouveaux maîtres. Il leur restait bien encore l'espoir que la France ne les abandonnerait pas et qu'elle se ferait rendre ses colonies après la cessation des hostilités; mais cette dernière illusion devait bientôt s'évanouir par le fait du honteux traité de Versailles de 1763, dont le contrecoup vint douloureusement vibrer au Canada comme le glas funéraire de la domination française en Amérique.
Cette nouvelle détermina une seconde émigration. Les quelques familles nobles qui restaient encore dans le pays, les anciens fonctionnaires, les hommes de loi, les marchands, repassèrent en France après avoir vendu ou abandonné leurs biens. Il ne resta plus dans les villes que les corps religieux, quelques rares employés subalternes, à peine un marchand, et les artisans. La population des campagnes étant attachée au sol fut seule unanime à ne point émigrer.
Les conquérants avaient déjà pris leurs mesures pour s'assurer de la libre possession de leur conquête. Afin de frapper davantage l'esprit des vaincus, on les mit tout d'abord sous le régime de la loi martiale. Ce fut l'ère du despotisme.
A la suite des troupes anglaises, une foule d'aventuriers s'étaient abattus sur le Canada. Aussi pauvres d'écus et de savoir qu'avides de luxe et de domination, et pour la plupart hommes de rien, ces arrogants ambitieux se jetèrent à la curée de tous les emplois publics. Ce fut alors que l'on vit un criminel tiré du fond d'une prison pour être fait juge-en-chef, lorsque, par surcroît de mépris pour l'intérêt et l'opinion publics, cet homme ignorait le premier mot du droit civil et de la langue française. Il faut ajouter qu'il était admirablement appuyé par un procureur-général qui n'était guère moins propre à remplir sa charge, tandis qu'un chirurgien de la garnison et un capitaine en retraite étaient juges des plaidoyers communs, et que les places de secrétaire provincial, de greffier du conseil, de régistrateur, de prévôt-maréchal, étaient, données à des favoris qui les louaient ensuite aux plus offrants. Les honteuses menées de tous ces tripotiers allèrent si loin que Murray lui-même, le gouverneur, brave et honnête soldat, ne put s'empêcher de rougir de son entourage. Il suspendit le juge-en-chef de ses fonctions, le renvoya en Angleterre et témoigna son mécontentement au ministère. L'abolition des anciennes lois françaises vint mettre le comble à la tyrannie, et des murmures menaçants commencèrent à sortir du sein d'une population qui, toute vaincue qu'elle était, ne se sentait pas née pour l'esclavage.
Cependant on votait dans le Parlement de la Grande-Bretagne une loi qui allait avoir une immense influence sur les destinées de l'Amérique Septentrionale. Quoique, de prime-abord, elle parût devoir nous être contraire, cette décision du Parlement Anglais devait merveilleusement, dans ses résultats, servir nos franchises menacées. Sous prétexte que la dernière guerre l'avait forcée d'augmenter sa dette, l'Angleterre s'ingéra de taxer les colonies sans leur consentement; elle passa la loi du Timbre et imposa une taxe sur tous ses sujets américains. A l'annonce de cette nouvelle, les anciennes colonies protestèrent. Le Canada et l'Acadie Nouvelle-Écosse, seuls, gardèrent momentanément le silence.
A la vue des difficultés que cette opposition des provinces américaines allait amener, l'Angleterre fut force d'adopter, envers le Canada une politique moins oppressive. Elle modifia ses instructions, changea ses principaux fonctionnaires, en un mot employa la pacification afin d'avoir au moins une province pour elle dans le Nouveau-Monde, puisque toutes les autres colonies de l'Amérique du Nord se mettaient en guerre ouverte avec la métropole et préparaient déjà la révolution qui devait amener leur indépendance.
La Virginie fut la première à s'opposer à la loi du timbre. A Boston la population démolit les bureaux. Un congrès, composé des députes de la plupart des Provinces, s'assembla à New-York et, protesta contre les prétentions du gouvernement impérial. On brûla publiquement les marchandises estampillées, et les négociants brisèrent leurs relations commerciales avec l'Angleterre.
Effrayé, le gouvernement anglais révoqua cette malheureuse loi du timbre qui provoquait d'aussi terribles colères.
L'abrogation de cette loi suspendit pendant quelque temps l'opposition des provinces coloniales. Mais en 1773, le gouvernement anglais ayant mis inconsidérément un nouvel impôt sur le thé, le feu de la révolte se ralluma avec encore plus d'intensité qu'auparavant.
Le Parlement fut outré d'une récidive qui s'accentuait de plus, en plus, et eut recours aux mesures coercitives pour faire rentrer dans le devoir les colonies révoltées. D'un autre côté, pour s'attacher le Canada, il vota le rétablissement des lois françaises en ce pays, y reconnut le catholicisme comme religion établie, et donna à la province un Conseil représentatif où les catholiques étaient admis à prendre place.
Cette loi souleva de vives réclamations en Angleterre, et surtout en
Amérique, où douze provinces protestèrent violemment, par la voix d'un
Congrès général siégeant à Philadelphie, contre cette loi de Québec qui
reconnaissait la religion catholique.
Protestation des plus inhabiles. En se déclarant contre les lois françaises et contre le catholicisme, le congrès s'aliénait la population du Canada qui devait être ainsi perdue à la cause de la confédération depuis longtemps rêvée par Washington et Franklin.
Pourtant, par une singulière inconséquence, le même congrès adopta une adresse aux Canadiens, où se trouvaient exprimés des sentiments tout-à-fait contraires à ceux manifestés dans les premières résolutions.
Cette adresse fut assez froidement reçue au Canada, où la population, satisfaite des récentes concessions du parlement impérial, n'avait qu'à se défier des fallacieuses promesses cachées sous les belles phrases du congrès. "Dans leur juste défiance," remarque M. Garneau, "la plupart des meilleurs amis de la liberté restèrent indifférents ou refusèrent de prendre part à la lutte qui commençait… Beaucoup d'autres Canadiens, gagnés par la loi de 1774, promirent de rester fidèles à l'Angleterre et tinrent parole. Ainsi une seule pensée de proscription mise au jour avec légèreté; fut cause que les États-Unis voient aujourd'hui la dangereuse puissance de leur ancienne métropole se consolider de plus en dans l'Amérique du Nord."
Le général Carleton avait à peine eu le temps d'inaugurer au Canada la nouvelle constitution, lorsque son attention fut attirée vers les frontières que menaçaient déjà les Américains insurgés. Pendant que le colonel Arnold s'avançait contre Québec par les rivières Kennebec et Chaudière, mais lentement, retardé qu'il était dans sa marche par les obstacles sans nombre que lui offrait la forêt vierge, le général Schuyler, nommé par le Congrès au commandement de l'armée du Nord, marchait, conjointement avec Montgomery, contre Montréal qui ne devait pas tarder à succomber Aux premières nouvelles de l'invasion, le gouverneur Carleton avait envoyé vers le lac Champlain le peu de troupes dont il pouvait disposer, c'est-à-dire deux régiments qui formaient huit cents hommes, tout ce qu'il y avait dans le pays. Comme l'hiver approchait, il fallait renoncer à l'espoir d'en voir arriver d'autres de l'Angleterre avant le retour du printemps.
Le gouvernement se vit donc forcée d'appeler la milice sous les ordres.
Si la majorité des Canadiens ne penchait pas du côté de la révolution, son désir formel était bien aussi de ne se point mêler activement au conflit et de garder la neutralité. La population resta sourde aux appels réitérés de Carleton.
Alors celui-ci tenta de lever des corps de volontaires. Il offrit les conditions les plus avantageuses. Mais ses offres firent peu de prosélytes.
Aussi manquant de troupes, ne put-il secourir les forts de Chambly et de
Saint Jean qui se rendirent bientôt à l'ennemi.
A peine maître de Saint-Jean, Montgomery se porta sur Montréal. Carleton Quitta précipitamment cette place où il se trouvait et s'embarqua en toute hâte pour la capitale. Il ne parut qu'un: instant, et en fugitif, aux Trois-Rivières, et continua sa retraite précipitée pour ne s'arrêter qu'à Québec le 13 novembre 1775.
Pendant ce temps, Montréal et Trois-Rivières avaient ouvert leurs portes aux insurgés, et Montgomery, qui suivait de près le gouverneur, rejoignait le général Arnold. Celui-ci, après six semaines d'une marche pénible, avait paru en face de Québec le jour même de l'arrivée du gouverneur; mais comme il ne lui restait plus que six cent cinquante hommes valides et qu'il ne pouvait songer attaquer Québec avec ce petit nombre de combattants, il était remonte jusqu'à la Pointe-aux-Trembles où il opéra sa jonction avec le général Montgomery. Les deux corps réunis, mille ou douze cents soldats environ, vinrent investir Québec. Mais n'anticipons point sur des évènements dont nous allons maintenant exposer les détails de la manière la plus intéressante qu'il nous sera possible.
CHAPITRE PREMIER.
UN DISCOURS QUI NE CONVAINC PERSONNE.
Le soir du dix-neuvième jour de novembre, dix-sept-soixante-et-quinze, la Ville de Québec, d'ordinaire paisible à cette heure, présentait une animation inaccoutumée.
Dans les rues tortueuses, sombres et rendues humides par une froide bruine qui enveloppait la capitale, se glissaient nombre de gens soigneusement fourrés dans leur manteau. A la faveur de quelques pâles rayons de lumière qui, de ci et de là, jaillissaient d'un volet mal clos, vous auriez, pu voir les passants surgir un instant du brouillard et y rentrer aussitôt pour disparaître dans l'ombre brumeuse.
Ils venaient de tous les côtés: des faubourgs, de la haute de la basse
Ville, et convergeaient sur un même point, la chapelle de l'évêché.
Le palais épiscopal, qui s'élevait alors sur l'emplacement actuel de l'Hôtel du Parlement provincial, était encore habité par l'évêque, qui n'en devait être dépossédé, par le gouvernement anglais, que trois ans plus tard, moyennant la rémunération dérisoire de £150 par an.
Ce soir-là, sur les huit heures, comme le gros intendant de Monseigneur Briant allait fermer la porte de la chapelle, un bruit de pas qui se rapprochaient lui fit sortir un instant la tête au-dehors. Quatre hommes arrivaient, dont l'un cria avec, l'accent anglais le plus prononcé:
—Holà garçon!
Comme l'intendant se rejetait en arrière et allait obéir à cette injonction, plus que suspecte à pareille heure, en faisant décrire un prudent double tour à la clef de la serrure, l'un des arrivants le prévint, bondit et ouvrit violemment la porte en repoussant à l'intérieur le gardien surpris. Celui-ci, s'attendant à quelque traître coup, lâcha un cri d'effroi qui se répéta dans les sonores profondeurs de la chapelle.
—Va dire à ta maître, Monsieur l'évêque, que nous vouloir tenir assemblée publique, ici, cette soir.
—Mais…
—Allons marche… cria l'autre en allongeant un grand coup de pied au gardien.
Celui-ci se tenait déjà à une trop respectueuse distance pour ne pas éviter le coup. Il s'élançait même pour se sauver au plus vite, lorsqu'un commandement, encore plus impératif que le premier, le cloua sur place.
—By God! arrêtez-vos!
Ce juron et la grosse voix qui le prononçait, firent frissonner les moelles dans les os du gardien.
—Pas voir clair ici. Nos avoir besoin de loumière.
Le pauvre homme se résigna. Il alla chercher des cierges dans un coin de la chapelle, et, pour les allumer, se mit à battre le briquet. Mais ses mains étaient tellement agitées par la peur, qu'il frappait plus souvent ses doigts que le silex.
Les autres, vinrent à son aide, et allumèrent une vingtaine de cierges dont la faible lueur éclairait tant bien que mal l'intérieur de la chapelle.
Le gardien jeta; alors un regard d'interrogation et d'anxiété sur ceux auxquels il était forcé d'obéir. On lui fit signe qu'il pouvait s'en aller. Il tourna sur ses talons et disparut aussitôt dans l'enfoncement obscur de la chapelle, d'où l'on entendit le bruit d'une porte qui se refermait à triple tour.
Celui qui avait commandé cette équipée éclata de rire et dit aux autres, en anglais:
—Merci à Dieu! si tous les français de la ville ont le courage de celui-ci, Québec ne se défendra pas longtemps contre les troupes de Schuyler et d'Arnold!
C'était, un marchand anglais nomme Williams qui agissait ainsi à l'évêché comme en pays conquis. Il était accompagné de son compatriote Adam Lymburner et de deux de leurs connaissances, tous partisans du congrès et amis déclarés des Bostonnais. L'histoire nous prouvé qu'une bonne partie de la population anglaise du Canada penchait du côté des Américains insurgés. Outre ceux de Williams et de Lymburner, riches négociants de Québec, elle nous a conservé les noms de James Price et de son associé Maywood, ainsi que celui de Thomas Walker, qui, tous trois, étaient à la tête du mouvement insurrectionnel à Montréal. Cependant la chapelle se remplit peu à peu de nouveaux arrivants. Quand les derniers furent entrés,—un jeune homme, pâle, à l'air distingué, et un homme du peuple d'une stature colossale.—
Williams monta dans la chaire [1] et s'adressant à la foule, composée en très-grande partie de Canadiens-Français:
[Note 1: Historique.]
—Gentlemen, dit-il, I feel most happy in seeing such a numerous assembly.
—Parlez français, cria le jeune homme qui se tenait près de la porte.
—En français! hurla le colosse, son compagnon, d'une voix de tonnerre.
—En français! en français répéta la foule.
Williams dut se résigner et baragouina une espèce d'exorde, dans lequel, avec l'exagération commune à tous les discours de ce genre, il remerciait les citoyens de Québec de s'être portés en masse une assemblée convoquée par lui dans les intérêts de l'indépendance de toutes les colonies américaines. Puis il se mit à commenter l'adresse du Congrès aux Canadiens, laquelle terminait ainsi:
"Saisissez l'occasion que la Providence elle-même vous présente; si vous agissez de façon à conserver votre liberté, vous serez effectivement libres. Nous connaissons trop les sentiments généreux qui distinguent votre nation pour croire que la difference de religion puisse préjudicier à votre amitié pour nous. Vous n'ignorez pas qu'il est de la nature de la liberté d'élever au-dessus de cette faiblesse ceux que son amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissent une preuve mémorable de cette vérité: ils sont composés de catholiques et de protestants, et cependant, ils jouissent d'une paix parfaite, et par cette Concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout tyran qui voudrait la leur ravir."
Pendant que l'orateur reprenait haleine, le jeune homme pâle, qui se, tenait toujours près de la porte, s'écria:
—Comment alliez-vous ces belles paroles avec certaine autre adresse du Congrès protestant contre la loi de Québec qui reconnaît chez nous la religion catholique? Williams ne s'attendait guère à cette objection! et resta bouche béante.
La majorité de l'assemblée, qui était évidemment peu sympathique au
Congrès, se mit à rire.
Et puis, dominant toutes les autres, la grosse voix du colosse qui accompagnait le jeune homme, cria à Williams.
—Hein! ma vieille, ça te rive ton clou.
Pendant l'immense et long éclat de rire qui courut au-dessus de la foule et tandis que les rares partisans de Williams s'efforçaient de réprimer cette hilarité dangereuse pour le succès de la cause du Congrès, l'orateur se mit à crier et à gesticuler du haut de la chaire.
Ce qu'il disait, lui-même ne le savait guère, mais il parlait quand même. Et veuillez bien croire qu'il n'avait pas tort.
Ne sachant trop que répondre à la sérieuse objection du jeune homme, le rusé marchand avait pensé qu'il fallait profiter du tumulte pour paraître répliquer et s'indigner en jetant de grands éclats de voix; quitte à ne pas dire un seul mot raisonnable. Ce qui importe peu par un tel brouhaha.
Dans les assemblées tumultueuses, lorsque l'orateur paraît affronter l'orage et du geste et de la voix, presque toujours il finit par obtenir le silence. Williams éprouva bientôt la vérité de ce fait que l'expérience a depuis longtemps démontré. Mais pour ne se point compromettre il eut soin de calmer son indignation et de baisser la voix à mesure que l'ordre se rétablissait. De sorte que lorsqu'on le put entendre, il lisait d'une voix calme cette lettre que Washington adressa "aux peuples du Canada" à la fin de l'année 1775, et dont voici la dernière partie:
"Le grand Congrès américain a fait entrer dans votre province un corps de troupes sous les ordres du général Schuyler, non pour piller, mais pour protéger, pour animer et mettre en action les sentiments généreux que vous avez souvent fait voir et que les agents du despotisme s'efforcent d'éteindre par tout le monde."
L'orateur, après avoir souligné ces derniers mots, fit une pose et arrêta ses yeux sur le jeune homme qui l'avait interrompu, en se disant:
—Voici, sur mon âme! une petite phrase qui vient parfaitement à mon aide.
Il roula de gros yeux indignés, toussa comme un homme qui ne craint pas d'être contredit et, encouragé par le succès tacite qu'il obtenait, continua sa lecture d'une voix emphatique.
"Pour aider à ce dessein et pour renverser le projet horrible, d'ensanglanter nos frontières par le carnage de femmes et d'enfants, j'ai fait marcher le sieur Arnold, colonel, avec un corps de l'armée sous mes ordres pour le Canada. Il lui est enjoint, et je suis certain qu'il se conformera à ses instructions, de se considérer et d'agir en tout comme dans le pays de ses patrons et meilleurs amis; les choses nécessaires et munitions de tout espèce que vous lui fournirez, il les recevra avec reconnaissance et en payera la pleine valeur; je vous supplie donc, comme amis et frères, de pourvoir à tous ses besoins, et je vous garantis ma foi et mon honneur pour une ample récompense, aussi bien que pour votre sûreté et repos. Que personne n'abandonne sa maison à son approche, que personne ne s'enfuye, la cause de l'Amérique et de la liberté est la cause de tout vertueux citoyen américain, quelle que soit sa religion, quel que soit le sang dont il tire son origine. Les Colonies-Unies ignorent ce que c'est que la distinction, hors celle-là que la corruption et l'esclavage peuvent produire. Allons donc, chers et généreux citoyens" (—ici le geste et la voix de l'orateur s'efforcèrent de devenir pathétiques, mais en vain, hélas! entravés qu'ils étaient par l'accent comique du marchand anglais—) "rangez-vous sous l'étendard de la liberté générale, que toute la force de l'artifice de la tyrannie ne sera jamais capable d'ébranler."
Il souligna ces derniers mots d'un geste de sabreur et lança un regard vainqueur au jeune homme.
Ce dernier haussa les épaules et dit:
—Farceur!
Le géant d'à côté gronda d'une voix de stentor:
—Tout ça c'est de la frime!
Afin de prévenir la nouvelle explosion de rire que cette burlesque appréciation de la lettre de Washington allait déterminer, Williams s'empressa d'aborder la question importante qu'il fallait faire résoudre immédiatement par l'assemblée, et qui était de déterminer les citoyens de Québec à rendre la ville aux troupes du Congrès, sans brûler une amorce. Pour en venir à ces fins il commença par discréditer le général Carleton dans l'esprit de ses auditeurs, en leur exposant avec quelle impéritie ce général avait défendu Montréal et tout le pays environnant, qui étaient tombés entre les mains des Bostonnais dans l'espace de quelques semaines. Sur ce point, Williams avait malheureusement raison, et les mémoires de Sanguinet—témoin oculaire, et royaliste assez zélé pour n'être pas suspect dans la relation qu'il nous a laissée de ces évènements,—ne le prouvent que trop.
Ainsi cita le combat qui eut lieu aux porter de Montréal le 15 Septembre 1775, et où trois cents Canadiens et trente marchands anglais repoussèrent les ennemis avec perte, tandis que le général Guy Carleton et le brigadier Prescott "étaient restés dans la cour des casernes avec environ quatre-vingts et quelques soldats, lesquels avaient leurs havresacs sur le dos et leurs armes,—prêts s'embarquer dans leurs navires,—si les citoyens de la ville avaient été repoussés." Et puis, il appuya sur la faute qu'avait commise Carleton en refusant aux citoyens encore tout échauffés par les excitations de la victoire, l'autorisation qu'ils lui demandaient grands cris de poursuivre les fuyards "dont il était si facile de s'emparer."
Ensuite il s'efforça de démontrer combien avait été blâmable l'inaction du gouverneur, lorsque les habitants des campagnes autour de Montréal avaient manifesté le désir de marcher contre les rebelles immédiatement après le succès du 25 septembre. Il jeta tout le ridicule possible sur les promenades—comme Sanguinet appelle ces expéditions pacifiques—que le gouverneur avait été faire en bateau devant Longueil, à la tête de plusieurs cents hommes, sans permettre à ceux-ci, qui brûlaient du désir de combattre, d'opérer la moindre descente sur le rivage les ennemis narguaient tout à leur aise le trop prudent général.
Williams en était à ce point de son discours, lorsque la porte de la chapelle s'ouvrit lentement pour livrer passage à deux nouveaux arrivants. L'orateur qui ne pouvait distinguer leurs traits, vu la distance où il était d'eux et la demi-obscurité qui régnait dans la chapelle, les prit pour des retardataires et continua, d'exposer les griefs que les royalistes les plus ardents devaient avoir contre un gouverneur qui, après avoir perdu, en quelques semaines seulement, tout le haut du pays, venait de couronner son ineptie en se laissant prendre près de Sorel, la veille même de ce jour, avec onze bâtiments, trois cents hommes et les troupes du roi; abandonnant ainsi à leurs propres ressources les habitants du reste de la Province.
Williams en arrivait victorieusement à la conclusion que ce serait folie de songer à défendre la ville sous un commandant aussi inepte, contre les troupes invincibles des généraux Montgomery et Arnold, lorsque l'un des deux derniers venus fendit la foule en s'approchant de la chaire dont il franchit les degrés en deux bonds, et apparut soudain aux yeux stupéfaits de l'orateur.
D'un geste brusque et déterminé, le nouvel arrivant rejeta les pans de son manteau en arrière, ce qui laissa voir le pommeau doré de l'épée ainsi que les habits galonnés d'un officier supérieur. On le reconnut à l'instant. C'était le colonel McLean qui commandait les troupes en sous-ordre.
Après avoir foudroyé Williams du regard:
—Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il en se tournant vers l'assemblée. Je vous jure sur mon honneur, Messieurs, que le gouverneur-général Sir Guy Carleton vient d'arriver en ville à l'instant même. Si M. Williams veut me suivre au château, ajouta-t-il avec une ironie qui fit frémir le marchand, il se convaincra de la vérité de ce que j'avance. Prévenu par Monseigneur l'évêque de ce qui se passait ici, M. le gouverneur m'envoie prier les bons et loyaux sujets qui composent la majorité de cette assemblée, de ne pas ajouter foi aux paroles insidieuses d'un ami de la rébellion, et de se retirer paisiblement chez eux. Demain le général convoquera les milices et vous persuadera lui-même de défendre vos intérêts et votre ville contre des sujets révoltés dont Sa Majesté le roi d'Angleterre aura bientôt, raison. Le général est convaincu que les courageux habitants d'une ville qui ne se rendit glorieusement à nous, il y a seize ans, qu'après un siège des plus terribles, n'ouvriront pas ignominieusement les portes de leur vieille capitale devant une bande indisciplinée d'insurgents.
Cet appel à la bravoure des citoyens était habile et eut le plus heureux effet. Un murmure de satisfaction courut dans la foule. Il y eut même quelques acclamations.
Le colonel se détourna pour jouir de son triomphe en jetant un coup d'oeil sur Williams.
Mais celui-ci s'était glissé en arrière de McLean pendant que ce dernier parlait, et, craignant que le colonel n'eût pour mission de l'arrêter, s'était doucement faufilé parmi la foule et esquivé sans bruit.
En ce moment, près de la porte de sortie, se jouait le prologue d'un drame qui, pour être rapide et muet, n'en doit pas moins avoir une grande influence sur les personnages qui vont animer ce récit.
Le compagnon du colonel McLean était resté à l'entrée de la chapelle. C'était un officier âgé d'à peu près trente ans. Ses yeux, en entrant, s'étaient rencontrés avec ceux du jeune homme qui avait interrompu Williams. L'étincelle qui jaillit de chacun de ces deux coups-d'oeil, pétillait d'une haine sourde et péniblement contenue.
Pendant la courte allocution de McLean, ils ne cessèrent de se provoquer tous deux du regard. L'oeil du jeune homme exprimait surtout le mépris; celui de l'officier était empreint d'une expression de colère et de vengeance à moitié satisfaite et qui voulait dire:—Enfin, je te rencontre dans une circonstance qui te va nuire autant qu'elle me sera favorable! Attends un peu et tu verras bientôt que je saurai me venger de bien des dédains que tu m'as fait subir.
L'officier paraissait se trouver en ce moment dans une situation avantageuse, et dominer complètement son antagoniste. Cependant si vous les eussiez vus ainsi l'un près de l'autre, la physionomie franche du jeune homme pâle n'eût pas manqué d'attirer aussitôt toute votre sympathie.
Le colonel McLean achevait de persuader l'assemblée en lui exposant combien le gouverneur était décidé d'opposer la plus vigoureuse résistance si les troupes de Montgomery et d'Arnold venaient, comme il était plus que probable, assiéger la ville. Québec était assez bien pourvu d'armes, d'approvisionnements et de munitions pour tenir les assiégeants en échec jusqu'au printemps, et permettre ainsi d'attendre les secours que l'Angleterre ne manquerait pas d'envoyer au Canada des le retour de la belle saison. Alors les partisans de la bonne cause reprendraient l'avantage et l'on verrait les rebelles dans la confusion et les traîtres aux abois. Les citoyens ne demandaient pas mieux que d'être rassurés, eux que la coupable insouciance du lieutenant-gouverneur Cramahé avait tant indignés pendant l'absence du général Carleton. Car on sait que pendant tout le temps que le gouverneur général avait été à Montréal, le sieur Cramahé, au lieu de s'occuper à préparer la défense de la ville, n'avait eu d'autres soucis que de festoyer avec le club des "Barons de la Table-Ronde", qu'il avait organisé lui-même à Québec.
L'assemblée se dispersa paisiblement et avec des dispositions tout-à-fait contraires à celles que Williams avait voulu lui communiquer.
Le jeune homme pâle fut le premier à sortir de la chapelle. Comme il lui fallait passer en face de l'officier qui attendait le colonel McLean, leurs regards se croisèrent encore une fois comme des lames acérées et avides de sang.
Le géant qui suivait le jeune homme regarda l'officier de travers, comme un colosse prêt à bondir à la gorge de celui que l'instinct lui dit être l'ennemi de son maître.
Arrivé à l'endroit où finit la moitié de la côte de Lamontagne pour commencer la rue Port-Dauphin, le jeune homme s'arrêta et dit à son formidable compagnon, qui était son serviteur:
—Célestin, tu vas descendre seul à la maison, il n'est pas nécessaire que tu m'attendes. Je rentrerai tard. Couche-toi.
—Je ne me sens pas encore l'envie de dormir, monsieur Marc. Si ça vous est égal, je fumerai la pipe en vous attendant.
—A ton aise, mon vieux, repartit le jeune homme, qui monta la rue Port-Dauphin tandis que l'autre descendait la côte de Lamontagne en frappant lourdement de ses larges pieds le sol humide. Le jeune homme parcourut toute la rue Port-Dauphin, prit la rue du Fort et tourna à droite, après avoir jeté un coup-d'oeil distrait sur le château Saint-Louis et le convent des Récollets, qui dressaient, l'un en arriére et l'autre à gauche de la Place-d'Armes, leur masse indécise et plus noire encore que le fond sombre de la nuit.
Tandis qu'il gagnait la rue Sainte-Anne de ce pas leste et ferme de jeune homme, dont la vue fait soupirer le vieillard, McLean et l'officier qui l'avait accompagné, débouchaient de la rue du Fort.
—Eh bien! dit McLean en s'arrêtant pour serrer la main de son subordonné, bonsoir Evil. Plus chanceux que moi, amusez-vous bien tandis que je ferai mon rapport au général. Allez, dansez en toute liberté, car vous aurez bientôt à figurer dans un bal votre vis-à-vis vous lancera de traîtres balles de plomb au lieu de ces oeillades veloutées qui vont vous être décochées ce soir.
—Merci, colonel! bonsoir.
—Bonne nuit.
Le capitaine James Evil tourna le dos à McLean qui montait vers le château, et il s'engagea dans la rue Sainte-Anne.
Après avoir longé le mur de clôture qui bordait la cour entière du collège des Jésuites, lequel devait être enlevé à ses propriétaires et transformé en casernes l'année suivante, le capitaine continua d'avancer jusqu'à l'extrémité de la rue Sainte-Anne, qui finissait alors vis-à-vis du lieu où s'élève maintenant le collège Morrin. Arrivé au bout de la rue, Evil s'arrêta, embrassa d'un coup-d'oeil la façade illuminée de la dernière maison qui s'élevait à gauche, gravit les trois ou quatre marches du seuil, et, la main gauche campée, provoquante sur la garde de son épée, il souleva de la droite le lourd marteau de fer et le laissa bruyamment retomber. La même porte qui s'ouvrit devant lui venait aussi de donner accès au jeune homme pâle.
CHAPITRE DEUXIÈME.
COUPS D'ARCHET, DE LANGUE ET D'ÉPÉE.
Il y avait, ce soir-là, grande veillée dans cette maison de la rue Sainte-Anne. Le maître, M. Nicolas Cognard, royaliste renforcé, avait voulu témoigner son zèle à la bonne cause en réunissant ses connaissances chez lui pour montrer toute la joie que l'arrivée du gouverneur lui faisait éprouver. Il ne faudrait cependant pas confondre le sentiment qui lui avait dicté cette démonstration avec ce dévouement désintéressé qui lie un homme à un parti en vertu d'une conviction pure. Bien qu'il y eut à cette époque, pour le moins autant qu'aujourd'hui, de ces honnêtes gens qui sacrifient leurs intérêts les plus chers à certains principes sacrés, nous devons avouer que la loyauté de M. Cognard ne découlait point d'une source aussi limpide. Il était du bien petit nombre de ces Canadiens qui se rallièrent immédiatement aux vainqueurs après la conquête, afin de captiver leurs bonnes grâces et d'en obtenir des faveurs.
Possesseur d'une charge lucrative sous le gouvernement français, maître Cognard, compromis dans les malversations de Bigot et Cie.[2], n'avait pas osé émigrer, et avait su conserver sa place sous la domination anglaise, grâce à une parfaite servilité. Aussi fut-il un des rares Canadiens qui participèrent aux emplois de l'administration de Murray et des gouverneurs qui lui succédèrent. Pour quiconque connaît la jalouse méfiance des conquérants de cette époque, il est facile de se faire une idée de la flexibilité de l'échine de M. Cognard.
[Note 2: Voir l'Intendant Bigot.]
Il est vrai qu'on se le montrait du doigt parmi ses compatriotes qu'un juste sentiment de dignité tenait éloignés des vainqueurs; mais lui n'en riait pas moins de ce qu'il appelait leur sot patriotisme. A ceux qui lui témoignaient ouvertement leur mépris, il disait en riant que l'argent anglais avait bien meilleur cours que les assignats dont le gouvernement avait inondé le pays sur les derniers temps de la domination française. Naturellement il était rare que pareille objection lui attira une réplique. Avec les hommes de cette trempe, les honnêtes gens évitent toute discussion. Nicolas Cognard était un homme de cinquante ans, de taille moyenne et carré d'épaules. Sa figure musculeuse, sanguine et dure avait dans l'ensemble quelque chose de vulgaire et qui déplaisait à première vue. Venait-il à parler, l'impression désagréable qu'il causait s'augmentait encore. Les grincements de sa voix aiguë et rauque écorchaient le tympan comme les notes criardes d'une mauvaise clarinette. Cette comparaison s'offrait tellement à la pensée de ceux qui le connaissaient, que les malins disaient que c'était un instrument parfaitement faux.
M. Cognard avait eu de son premier mariage une fille unique qui ne ressemblait guère à son père et dont nous esquisserons, dans un instant, la sympathique figure.
Madame Gertrude, la seconde femme de Cognard, était la plus longue, la plus sèche, la plus anguleuse et la plus revêche des créatures. Avec un langage mielleux et une figure doucereuse, sous les dehors les plus cauteleux, sous les démonstrations de la, politesse la plus affectée, elle cachait l'âme la plus envieuse, le coeur le mieux gonflé de venin qui ait jamais battu sous les côtes d'une vieille bégueule. Mariée par intérêt à quarante-cinq ans, elle avait eu le temps, pendant la durée de ce célibat prolongé, d'accumuler en elle tout le fiel des vieilles filles dédaignées contre ce qui est beau, jeune et recherché. Aussi haïssait-elle cordialement sa belle-fille Alice.
Celle-ci, à vingt ans qu'elle avait alors, était le portrait frappant de sa pauvre mère morte à la fleur de l'âge abreuvée de chagrins et de dégoût. Alice était petite, mignonne et délicate, sans toutefois être frêle. Ses cheveux noirs, relevés sur les tempes, étagés sur le sommet de la tête, et couronnés d'un panache de plumes, comme le voulait la mode du temps, avaient de ces reflets bleuâtres que l'on volt sur l'aile des geais. Son front était peu élevé, comme celui des belles statues grecques, et il avait toute la blancheur et le poli du marbre. Ses grands yeux bruns, et doux au regard comme le velours au toucher, brillaient d'une douce flamme sous de longs cils noirs. Le nez était droit, mince; la bouche petite et fraîche comme une rose sauvage qui s'entr'ouvre et sourit, humide de rosée, au premier baiser du matin; seulement la lèvre inférieure, un peu plus ronde que l'autre; était comme une cerise, traversée au milieu par la plus charmante petite raie du monde. Il y avait dans le sourire de cette bouche virginale comme un parfum de fleur joint à une saveur de fruit. Le contour de sa figure était d'un pur ovale, et sur le velouté des joues apparaissaient les teintes les plus délicieusement carminées qui se soient jamais rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la ténuité de la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu être Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de poëte entrevu par Musset dans la plus fraîche inspiration de ses vingt ans. Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être aussi ravissant.
Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le moment, était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général Carleton. Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux yeux du gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussitôt après son arrivée.
Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on y dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans un cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche compagne de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante oeillades, excepté pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune homme que nous avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine un mouvement d'impatience à la vue du capitaine anglais.
Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la maîtresse de la maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha d'Alice sans regarder celui qui était avec elle.
Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de Montréal, M. François Cazeau, qui joua un rôle lors de l'invasion de 1775 et se compromit beaucoup pour aider les insurgent:
Marc Evrard—vous expliquerons bientôt la nature de ses relations avec
François Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à
Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être
fiancé.
On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles femmes; mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes gens et de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de leur amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames sur l'âge du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement déçu? Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.
James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et de Marc Evrard.
—Mademoiselle, dit-il dans un assez bon français qu'il avait appris en France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans, Mademoiselle me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine danse?
—J'en suis bien fâchée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.
—Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse aussi?
—Oui, monsieur.
—Toujours avec M. Evrard?
—Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée au fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.
—Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lança un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous gens à se plier aux caprices d'un officier de l'armée britannique.
Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse que James
Evil dut diriger du commencement à la fin.
Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice qu'il ramenait sa place:
—Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine.
Marc, en parlant ainsi, n'était point sincère; au contraire il était enchanté, d'avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.
—Vous pensez, dit Alice en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah! tant pis pour lui! S'il vous avait salué encore, je ne dis pas. Pour lui prouver que j'aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même, et pour faire pièce, à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas de gavotte avec moi.
En passant devant les deux joueurs de violon, Alice leur demanda l'air qu'elle désirait.
Les violons attaquèrent aussitôt une gavotte. C'était un air lent à deux temps, se coupant en deux reprises dont chacune commençait avec le second temps et finissait sur le premier. Les phrases et le repos en étaient marqués de deux mesures. C'était une danse toute française que la gavotte. Vers le temps qui nous occupe, la reine Marie-Antoinette la dansait à Paris avec toute la perfection désirable. La gavotte disparut en France après la Révolution et n'y fut jamais bien populaire.
Comme elle ne s'exécutait qu'à deux personnes et concentrait sur elle l'attention de toute la salle, malheur à celles que leurs vilains pieds ou leur tournure commune n'auraient pas tout d'abord empêchées d'y figurer. Il fallait déployer dans la gavotte une telle souplesse, une si grande aisance et tant de grâce dans les mouvements, que la tâche était difficile pour toutes autres que de très-élégantes personnes.
Alice, la mignonne jeune fille, n'avait pas à redouter cette épreuve. Et peut-être aussi, par une coquetterie bien innocente, la recherchait-elle à dessein pour mieux faire valoir son élégance et ses grâces incontestables. Ses petits pieds de fée trottaient si gentiment au bas de sa polonaise de soie rose; les hauts talons rouges de ses bottines de maroquin battaient si bien la mesure et d'un air si mutin; sa taille souple et fine se pliait si gracieusement sur les larges paniers qui gonflaient la jupe de sa robe dans ses tournoiements de sylphide.
Et certes son partenaire lui faisait honneur. En ces temps où la danse ne consistait pas encore dans un marcher absurde, Marc Evrard passait pour un beau danseur d'assez petite taille, il y avait dans toute sa personae une harmonie parfaite. Son bas de soie bien serré au-dessus du genou et ses souliers talons hauts dessinaient avec avantage le relief d'un mollet des mieux tournés, ainsi qu'un pied tout aussi bien cambré que celui, d'aucun homme de race; et puis il tendait si galamment sa main nerveuse et fine à la petite main de sa danseuse, que les plus jolies femmes se seraient senties ravies de danser avec lui.
La gavotte finie, et comme deux autres personnes commençaient un menuet, vieille danse française à peu près semblable à la gavotte, M. Cognard entra dans la salle.
Dès qu'il aperçut le capitaine Evil, il courut plutôt qu'il ne marcha à sa rencontre et lui serra avec effusion la main dans les deux siennes.
Le capitaine qui, depuis quelques instants, regardait fréquemment du côté de la porte et semblait attendre quelqu'un avec impatience, parut enfin satisfait. Il passa familièrement son bras sous celui du maître de la maison et l'entraîna à l'écart.
Profitons du moment où il pose à son insu pour croquer en deux coups de plume le portrait de l'officier.
Par certaines femmes, James Evil pouvait être considéré comme un bel homme. Il était grand et bien fait. Mais ses cheveux étaient roux et rouge son teint, tandis que les chairs flasques de ses joues commençaient à tomber un peu sur le menton où elles s'étageaient sur les plis bouffis de la gorge. Sa main était blanche et potelée, mais molle; et son pourpoint militaire de drap écarlate ne pouvait, malgré tous les efforts d'un ceinture cachée, parvenir à dissimuler un embonpoint précoce. Sa physionomie, qui ne déplaisait pas à première vue, révélait cependant à l'oeil de l'observateur un fond de duplicité sous le masque placide de sa figure. Ainsi, à de certains moments, les coins de sa bouche avaient de ces plissements, d'où sortent les menaces du coeur, et ses yeux d'un gris pâle brillaient quelquefois d'un éclair sinistre, reflet involontaire d'un feu, qui couvait à l'intérieur.
Le capitaine Evil, assez flegmatique à l'ordinaire, paraissait si animé en parlant à M. Cognard, qu'il ne manqua pas d'attirer l'attention de quelques-uns des invités, entre autres de Marc Evrard qui, dans un autre coin de la chambre, continuait de causer, mais d'un air distrait, avec Alice. En jetant un coup d'oeil à la dérobée sur Evil, Marc présentait au regard un admirable profil. Son front haut et large s'harmonisait parfaitement avec les lignes, sévères du nez et nobles de la bouche. Son oeil, grand et d'un bleu profond, rayonnait d'un feu calme sous l'arcade sourcilière. Enfin, servant de cadre antithétique à sa figure dont le teint était d'un blanc mat, ses cheveux noirs qu'il ne poudrait point, à dessein, se relevaient finement sur les tempes, et après avoir flotté quelque peu sur la nuque, s'y tordaient dans la bourse de soie noire alors en usage.
A certain regard, jeté de son côté par Evil et son interlocuteur, Marc
Evrard s'aperçut qu'il faisait le sujet de leur conversation. Le père
Cognard fronçant le sourcil lui sembla le nuage sombre qui annonce de
loin la tempête.
Marc se pencha vers Alice et lui dit a voix basse:
—J'ai peur que le capitaine, pour se venger de vos dédains, ne me joue quelque tour de sa façon. Je le crois en train de me desservir auprès de votre père qui semble me regarder, depuis quelques instants, d'un air tout à fait mécontent.
—Qu'avez-vous à craindre de M. Evil? demanda Alice avec une assurance feinte. Car elle savait bien que son père était prévenu contre le jeune Evrard et qu'il ne désirait rien tant que l'union d'Alice avec le brillant officier anglais qui fréquentait la maison depuis quelques semaines.
—Ce que j'ai à craindre, repartit Marc avec émotion, une seule chose, il est vrai, mais qui est pour moi tout au monde, vous perdre sans retour, Alice!
La jeune fille baigna ses regards dans les yeux humides de son amoureux.
—Ne vous ai-je pas dit, bien souvent déjà, reprit-elle, que je n'aime et n'aimerai jamais que vous seul au monde? Que vous importe alors qu'un autre me recherche? et pourquoi vous inquiéter des moyens qu'il peut vouloir prendre pour me plaire, à moi qui ne puis seulement supporter sa présence?
D'un long regard, Marc Evrard remerciait Alice de ses bonnes paroles, lorsque M. Cognard, profitant du brouhaha cause par ses invités qui étaient en train d'organiser un quadrille, s'approcha de Marc et lui dit en lui touchant l'épaule du doigt.
—Monsieur Evrard, je veux vous parler.
Marc s'inclina et le suivit dans le coin de la chambre que James Evil venait de quitter pour se mêler aux danseurs.
Est-il vrai, Monsieur, demanda Cognard, que vous étiez présent ce soir à l'assemblée qui s'est tenue dans la Chapelle de l'évêché?
—Oui, Monsieur, répondit Marc avec un serrement de coeur entrevoyant sous cette question le piège perfide que venait de lui tendre Evil.
—Fort bien, Monsieur, reprit Cognard de sa voix glapissante. Fort bien! Il vous est parfaitement loisible de vous joindre aux insurgés et de vous faire pendre ensuite comme rebelle si bon vous semble. Mais vous voudrez bien ne pas trouver mauvais, non plus, que je me mette, ainsi que toute ma famille, à l'abri des soupçons que la continuation de mes rapports avec vous ne manquerait pas d'attirer sur nous.
—Mais, Monsieur! se hâta d'interrompre Marc, savez-vous à quel titre je me suis trouvé à cette assemblée, et le rôle que j'y ai joué?
—A quel titre, Monsieur! Et que m'importe que ce soit comme chef on comme simple adhérent! Que me peut faire a moi le rôle que vous y avez rempli, sinon me compromettre davantage pour peu qu'il ait été marquant!
—Mais, Monsieur……… tâchait d'insinuer Marc, vous vous méprenez Ne connaissez-vous point mes opinions?…
—Vos opinions! vos opinions! Elles vous posent bien dans l'esprit des honnêtes gens, vos opinions Vous pouvez vous vanter d'être déjà bien noté auprès des autorités.
—Quand je vous dis, Monsieur Cognard, répliqua Marc en gardant, mais avec peine, le plus grand calme, quand je vous dis que je n'étais là que comme simple curieux!
—Et vous croyez, Monsieur, que ce n'est pas assez pour vous perdre dans l'estime des fidèles sujets de Sa Majesté! Ah Monsieur, si vous aviez entendu ce soir comment M. le gouverneur à taxé de félonie tous ceux qui ont pris part à cette assemblée, vous trembleriez rien qu'à la seule idée que l'on pût soupçonner que vous y assistiez! Non, Monsieur, vous avez eu beau mainte fois pour me mieux tromper sans doute, m'assurer de votre loyauté envers notre bien-aimé souverain, Georges III, voici un acte qui dément vos belles paroles. Ainsi, Monsieur Evrard, pour me bien disculper de nos relations antérieures, et pour ne point jeter de louche sur ma fidélité à notre bonne mère l'Angleterre, je vous signifie que nos rapports devront cesser à partir de ce soir. C'est assez vous dire que je défends à tous les membres de ma famille de garder souvenir de vous, et que ma maison ne vous serait plus ouverte si vous aviez le courage de vous y représenter. Cependant comme ce soir vous êtes mon hôte, et que je suis tenu par cela même à de certains égards, je ne m'oppose pas à ce que vous acheviez de passer ici la veillée. Seulement je vous prie de ne plus obséder ma fille Alice de vos importunités.
Marc, si grièvement blessé dans sa fierté, voulut pourtant n'écouter que la voix de son amour qui criait encore plus haut que son légitime orgueil.
—Je vous en prie, Monsieur Cognard, dit-il d'un air suppliant, veuillez m'écouter…
—Il suffit, Monsieur, répondit le royaliste du ton le plus nasillard qu'il put tirer de l'anche de son gosier.
Et d'un air magistral, il passa les deux pouces dans les boutonnières de son habit, et s'éloigna de Marc ahuri.
Les éclats de voix de Cognard, l'air humilié de Marc avaient attiré l'attention de l'assistance qui, tout en feignant de danser ou de causer, n'avait cependant pas perdu un seul geste de cette pantomime significative. Aussi cette scène désagréable et déplacée jeta-t-elle du froid sur les invités qui, ne pouvant plus ramener la gaîté dans le bal, commencèrent bientôt à se retirer. Peut-être aussi avait-on grand'hâte de causer tout à l'aise de cet évènement imprévu et encore plein de mystère.
Marc avait d'abord éprouvé un fou désir de bondir le premier hors de cette maison inhospitalière. Il contint pourtant, mais par des efforts surhumains, les flots de colère qui bouillonnaient en lui. Il voulait presser une dernière fois la main d'Alice que sa belle-mère et deux ou trois autres femmes entouraient déjà de leurs consolations indiscrètes, bien qu'elles ne sussent encore trop la cause du différend qui venait d'avoir lieu entre M. Cognard et le jeune homme.
Après avoir erré pendant dix minutes, la mort dans l'âme, parmi les hommes qui étaient groupés dans une partie de la chambre, et répondu tranquillement aux questions insignifiantes qu'on lui posait pour ne point paraître avoir remarqué sa mésaventure, profita de la sortie de trois ou quatre couples afin de se retirer.
Mais avant de quitter la place, il traversa la chambre et rompant le cercle des femmes qui entouraient Alice de leurs attentions hypocrites, il lui tendit la main en lui disant d'une voix dans laquelle tremblait un sanglot:
—Au revoir, Mademoiselle.
—Adieu! Monsieur, s'empressa de répondre la grincheuse madame Cognard que son mari venait de mettre au courant de la situation, et qui planait dans une atmosphère de bonheur. Pour la digne marâtre, voir sa belle-fille humiliée, malheureuse, était une jouissance paradisiaque.
Marc ne daigna seulement pas regarder cette vipère qui sifflait en essayant de le mordre, mais il jeta un coup d'oeil plein de mépris sur le capitaine Evil qui lui jetait un regard vainqueur.
Après avoir fait quelques pas en revenant dans la rue Sainte-Anne, Marc s'arrêta, s'adossa contre la muraille d'une maison voisine et, fiévreux, tremblant de rage, attendit.
Au bout de quelques minutes, la porte de la demeure de M. Cognard s'ouvrit de nouveau pour laisser couler le dernier flot des invités.
Marc put voir sortir et reconnut, grâce à la gerbe de lumière qui s'épandait du vestibule au dehors, celui-là même qu'il attendait. Il laissa se reformer la porte et marcha à l'encontre des personnes qui venaient vers lui, et qui, surprises de voir arriver au milieu d'elles un homme que l'obscurité subite où elles se trouvaient plongées les empêchait de reconnaître immédiatement, s'écartèrent un peu de leur chemin pour laisser passer l'intrus.
Marc Evrard alla droit à Evil qui ne l'avait pas d'abord plus reconnu que les autres, et d'une voix vibrante:
—Je vous prends tous à témoins, s'écria-t-il, que le capitaine James
Evil que voici, est un calomniateur et un lâche! En foi de quoi, moi,
Marc Evrard, je lui donne le soufflet que voici.
Un bruit sec, suivi d'un sonore juron anglais, prouvèrent aussitôt que le jeune homme avait ainsi fait qu'il venait de le dire.
L'officier, un instant frappé de stupeur, dégaina et bondit en avant. Mais les témoins de cette scène se jetèrent entre les deux adversaires afin de les séparer.
Marc n'avait qu'une canne légère. Il attendait résolument l'officier qui, l'épée au poing, voulait, criait-il, ouvrir le ventre l'insolent.
—Pour l'amour de Dieu, Evrard, allez-vous-en! dit l'un de ceux qui ne contenaient Evil qu'avec effort. Et vous, capitaine, n'allez pas égorger un homme désarmé et aveuglé par la colère.
—Je ne tiens plus à rester ici, puisque j'y ai fait ce que j'avais décidé, repartit Marc Evrard. Avant de m'éloigner je dirai cependant au capitaine Evil que je serai toujours à ses ordres pour appuyer mon dire et mon soufflet d'un bon coup d'épée.
Evrard tourna le dos et s'éloigna tranquillement tandis que les autres s'évertuaient à faire entendre raison à Evil éperdu de rage.
Quand les pas d'Evrard se furent un peu perdus dans l'éloignement, le capitaine, laissé plus libre, put avancer avec ceux qui l'accompagnaient en le retenant encore.
On arrivait au coin de la rue du Trésor. James Evil parut se calmer. Les assistants, qui demeuraient tous à la haute ville, s'engagèrent dans la ruelle en souhaitant le bonsoir à l'officier qui poursuivit son chemin dans la direction du château, après avoir grommelé un adieu plus ou moins courtois.
A peine les autres l'avaient-ils quitté que le capitaine hâta le pas. Il
avait aperçu trois ombres qui remontaient de la rue du Fort au château
Saint-Louis. Il fit quelques pas en courant et jeta un cri de joie.
C'étaient trois officiers de son régiment.
—Êtes-vous de service? leur demanda-t-il.
—Nous venons de terminer notre ronde, répondirent les autres.
—Bien! Dans ce cas venez avec moi. Un maraud de Canadian vient de m'insulter. Il faut lui en faire demander pardon à grands coups de plat d'épée. Allons vite! Il ne peut être loin et je sais où il demeure.
—Allons! dirent les autres enchantés d'une pareille affaire. Et tous prirent le chemin de la basse ville.
Marc Evrard laissait la côte de Lamontagne et s'engageait, dans la descente rapide où l'on a construit depuis l'escalier qui descend dans la rue Champlain. Il allait, ballotté entre la crainte de voir son amour à jamais compromis et le plaisir d'une vengeance plus qu'à moitié satisfaite, lorsqu'un bruit de pas précipités qui se rapprochaient de lui, le tira de sa rêverie.
Il n'en fit pas immédiatement grand cas et s'engagea dans la rue
Sous-le-Fort.
Ceux qui le poursuivaient l'avaient aperçu au tournant de la rue. Ils roulèrent plutôt qu'ils ne descendirent jusqu'à la rue Sous-le-Fort.
Au tapage que faisaient les quatre hommes, Marc se retourna; il était en face de sa maison.
Mais eût-il voulu s'y réfugier qu'il n'en aurait pas eu le temps; les quatre assaillants s'interposaient entre la porte et lui.
Marc vit que la retraite était interceptée. Il recula jusqu'à la maison d'en face contre laquelle il s'adossa pour n'être pas entouré tout à fait. D'un mouvement rapide, il avait en même temps dégrafé son manteau et l'avait enroulé autour de son bras gauche. Avec ce manchon et sa canne pour toutes armes défensives et offensives, il attendit l'attaque des assaillants, qui tombèrent sur Evrard avec furie en voyant qu'il songeait à se défendre.
Tout en parant les premiers coups avec l'habileté d'un homme a qui les ressources de l'escrime ne sont pas inconnues, Marc leva les yeux. Les fenêtres du premier étage de sa demeure, au-dessus du magasin, étaient éclairées.
—Célestin! cria Marc Evrard, de toute la force de ses poumons,
Célestin!
Au même instant une ombre gigantesque se dessina sur le plafond, et puis, au travers de la fenêtre que l'on ouvrit avec violence:
—Qu'y a-t-il donc, Monsieur Marc? demanda la voix formidable de
Célestin Tranquille.
—Décroche mon épée qui est au-dessus de la cheminée et jette-la moi que je serve un peu ces messieurs à la française.
—Ventre de chien! cria Tranquille qui disparut aussitôt de la fenêtre.
Son ombre courut encore une fois sur le plafond de l'appartement, mais en sens inverse. Et puis, on entendit un corps pesant qui dégringolait l'escalier et un bruit d'enfer dans la porte qui s'ouvrit avec fracas.
—Voici, Monsieur, cria le colosse qui traversa la rue d'une seule enjambée.
A son approche, deux des assaillants qui virent Tranquille arme pour son compte de l'énorme barre de chêne qui servait à fermer la porte du magasin, s'écartèrent un peu et se retournèrent pour lui faire face. Tranquille profita de l'éclaircie et jeta l'épée à Marc Evrard. Celui-ci la saisit au vol.
—A présent, grommela Tranquille qui se cracha clans les mains en empoignant sa massue improvisée, à nous autres, mes petits bedons!
Et son arme terrible levée sur eux, il chargea les assaillants.
Ceux-ci surpris, mais non pas effrayés, se préparaient à se défendre bravement. Ils se partagèrent leurs ennemis: deux contre Evrard et deux contre Tranquille.
Le premier coup du colosse tomba dans le vide avec un formidable grondement. L'officier auquel il était destiné avait fait un saut de côté en évitant ce coup d'assommoir.
Tandis que Tranquille relevait son arme, l'autre lui poussa un coup de pointe qui, sans pénétrer entre les côtes, lui fit une longue éraflure. Mais bien mal en prit au malheureux agresseur.
—Attends un peu, toi! hurla Célestin Tranquille.
Cette courte phrase n'était pas finie que la barre s'abattait sur le dos de l'Anglais qui lâcha son arme avec un beuglement de douleur et tomba comme une masse morte, les semelles en l'air et le nez dans la boue.
Le premier revint à la charge et allait se fendre à fond sur Tranquille pour le percer d'outre en outre. Celui-ci le prévint.
—Tiens! tu en veux, toi aussi, dit le géant. Eh! bien! souffle-toi dans les doigts.
D'un revers de son arme Tranquille frappa si rudement l'avant bras droit de son second adversaire que celui-ci se mit à pousser des cris de chien écrasé en secouant son bras luxé qui se balançait inerte comme une manche vide.
—Hein! mon bonhomme, dit Célestin, c'est tout comme l'onglée, ça vous pique les menottes!
Et puis, avec un profond soupir de satisfaction:
—Ha!… aux deux autres.
—Arrête! cria Marc qui ferraillait avec Evil et le quatrième, ceux-ci m'appartiennent!
—C'est bon! puisque vous le voulez, grommela Tranquille qui s'appuya sur sa massue. Mais, ma foi du bon Dieu! Monsieur Marc, je vous avertis que s'ils ont le malheur de vous endommager la peau, pas un d'eux ne sortira vivant d'ici. Je les massacre en masse.
Marc avait déjà reçu un coup d'estoc dans la cuisse et plusieurs autres dans son manteau qui lui servait de bouclier. Pourtant à lui seul il était au moins aussi fort que ses deux adversaires, puisqu'il leur tenait tête depuis plusieurs minutes. A deux ou trois reprises, il avait senti que la pointe de son arme perçait des boutonnières dans les chairs de ses deux antagonistes.
Profitant d'une violente flanconade de seconde qu'il venait de fournir au compagnon d'Evil et qui forçait le premier à rompre la mesure, Marc, après une feinte d'estoc en prime, frappa la tête du capitaine d'un rude coup de taille. Celui-ci chancela et recula avec un hurlement de rage.
Le second d'Evil, en rompant, avait jeté un regard en arrière et s'était aperçu que leurs deux compagnons d'aventure, à moitié assommés par Tranquille, s'enfuyaient éclopés. A le voir chanceler il crut Evil grièvement blessé, tourna le dos à son tour et rejoignit les autres qui remontaient la côte de Lamontagne en boitant comme, des loups éreintés dans un piège.
Evil se vit abandonnée, et encore tout étourdi de sa blessure à la tête, il jugea prudent aussi de battre en retraite et détala en criant 133 Marc:
—A bientôt, Monsieur Evrard!
Après cette menace, le bruit de ses pas se perdit au tournant de la rue.
—Hé bien! c'est tout! ce n'est pas plus malin que ça! cria Tranquille en éclatant de rire. Oh! la belle farce! Bonne nuit, Messieurs de l'Angleterre! Savez-vous, Monsieur Marc, que je ne m'étais pas dégourdi les bras depuis 1760. Je combattais alors dans la compagnie que commandait Monsieur votre père. Oh! un fier homme, aussi, allez! et qui maniait joliment l'épée, tout comme vous, du reste. Eh bien, ventre de chien! je suis content, tout de même, de voir que j'ai encore les muscles assez fermes pour jouer du violon et faire danser les habits rouges comme au bon vieux temps du général Montcalm et de M. de Lévis. Mais permettez-moi donc de regarder de ce côté-ci. Il m'a semblé voir tomber quelques chose par terre lorsque vous avez administré ce petit coup de fil au grand.
Tranquille se baissa, ramassa un lambeau de chair, poussa une exclamation de surprise, et se dirigea suivi d'Evrard, vers la porte du magasin restée ouverte.
Sans s'occuper de refermer aussitôt la porte, Célestin monta l'escalier quatre à quatre, et, arrivé, sur le palier qu'éclairait la lumière qui venait de la chambre ouverte:
—Hé! mais, ventre de chien! s'écria-t-il, c'est pourtant vrai que c'en est une!
—Quoi donc? lui cria d'en bas Evrard qui refermait la porte.
—Une oreille! Monsieur Marc, une oreille? Ventre de chien! le joli petit coup de rasoir! Le barbier du coin ne fait pas mieux à ses meilleures pratiques! [3]
[Note 3: Les Mémoires de M. Pierre de Sales Laterrière, qui se reportent à cette époque, et dont sa famille a fait, imprimer, il y a deux ans, une édition intime, contiennent un épisode dans le genre de cette bagarre.]
CHAPITRE TROISIÈME.
DÉSESPÉRANCE D'AMOUR.
Marc Evrard ne prêta qu'une attention fugitive aux facéties de Tranquille, et le rappela dans le magasin qui occupait tout le rez-de-chaussée.
—Trève de plaisanteries, dit-il en jetant un regard distrait sur l'oreille ensanglantée que Tranquille élevait triomphalement à la hauteur de l'oeil; mettons-nous en état de défense, au cas l'ennemi, outré de sa déconfiture, reviendrait en force. Aide-moi à barricader la porte et les fenêtres et à les boucher avec ces plaques de poêles, qui serviront à arrêter les projectiles… Bien! maintenant défonçons un baril de poudre et un autre de balles, afin d'avoir nos munitions toutes prêtes et sous la main.
En ces temps-là il y avait à peu près de tout chez le premier venu de nos marchands. Les chalands n'étaient pas assez nombreux dans les villes pour exiger cette division du commerce en différentes branches, nécessaire aujourd'hui. Le marchand qui avait pour pratiques des paysans, des sauvages des régions les plus éloignées, des matelots et des citadins, entassait dans sa boutique à peu près tout ce qui pout servir à conserver la vie ou même à l'ôter au besoin.
A peine Tranquille entendit-il parler d'assaut et de bagarre possibles, qu'il ne se sentit plus d'aise. Il alla dépendre son vieux mousquet qui était accroché au dessus de la cheminée du premier étage, et qu'il entretenait avec le plus grand soin.
—Ça, voyez-vous, Monsieur Marc, dit-il en caressant l'arme du regard, c'est comme un enfant pour moi! J'ai fait le coup de feu avec ce fusil à la Monongahela, au Fort William Henry, à Carillon, à Montmorency, aux batailles des Plaines et de Sainte-Foy. Je vous assure y a un joli nombre d'Anglais qui vous diraient comme il porte bien sa balle de calibre, si tous les pauvres diables à qui j'ai fait descendre leur garde pouvaient revenir vous en compter l'histoire.
En parlant, il avait glissé une bonne charge de poudre et deux balles dans le canon de son arme, qu'il amorça ensuite avec le plus grand soin.
Marc s'empara d'une demi-douzaine de mousquets neufs suspendus aux poutres du magasin. Il en fit jouer les batteries, s'assura que le silex était de bonne qualité, et il chargea tous ses fusils de deux balles chacun.
—Maintenant, dit Marc Evrard, laissons trois de ces mousquets sur le comptoir et tout prêts à faire feu. Nous allons monter les autres au premier, avec des munitions. Si l'on veut forcer la maison c'est ici que nous soutiendrons le premier assaut, et si nous sommes forcés de retraiter, nous nous barricaderons en haut, d'où l'on ne nous délogera pas sans qu'il y ait des crânes fêlés et des côtes enfoncées.
Tous ces préparatifs terminés, Marc et Tranquille s'installèrent au premier étage, d'où ils pouvaient facilement voir arriver les assaillants par les fenêtres laissées libres.
Célestin Tranquille, après s'être assurée que tout était paisible aux alentours, déboutonna son gilet pour voir si la blessure qu'il avait reçue au côté était sérieuse. Il constata avec plaisir que ce n'était qu'une simple éraflure.
Marc n'était guère plus grièvement blessé. L'épée d'Evil n'avait pénétré que de deux ou trois lignes dans les chairs de la cuisse. En quelque jours il n'y paraîtrait plus.
—Tant que le coffre on la boule ne sont pas endommagées, remarqua
Tranquille, ces égratignures ne valent pas la peine qu'on s'en occupe.
Une fois ce moment de surexcitation passe, Marc sentit que la réaction se faisait en lui. Assis près du poêle où Tranquille avait allumé un bon feu qui se faisait agréablement sentir par cette nuit fraîche, Evrard tomba dans une rêverie profonde. La réflexion s'en mêlant devait, conséquence des évènements de la soirée, influer sur toute la vie du jeune homme.
Dernier descendant d'une des premières et bonnes familles qui s'étaient établies dans le pays, Marc avait perdu son père à la bataille de Sainte-Foy, où M. Evrard commandait un détachement de milice. Madame Evrard, restée veuve avec un revenu tout juste suffisant pour la faire vivre avec son fils unique, n'en avait pas moins fait donner à ce cher enfant une excellente éducation.
Minée par le chagrin que lui avait causé la perte prématurée de son mari, elle était morte en 1768, comme Marc sortait du Petit Séminaire de Québec et allait avoir dix-huit ans.
Resté maître d'un modeste capital, Marc, qui avait l'âme trop noble pour chercher dans la magistrature un de ces emplois rendus avilissants par les conditions de servilité que les vainqueurs exigeaient alors, et qui n'avait jamais songé à émigrer en France, vu qu'il n'y avait plus que des parents très-éloignés et de peu d'influence, pensa avec raison que la seule carrière qui lui offrit quelque chance d'acquérir au Canada une position honorable, était le commerce. Mais les fonds qu'il avait en mains n'étaient pas suffisants pour lui permettre d'établir sur le champ une maison indépendante. Il lui fallait le crédit et la protection d'un négociant bien posé. Pour ne pas avoir recours à l'obligeance des marchands anglais établis à Québec, il s'adressa à M. François Cazeau, riche commerçant de Montréal, qui s'empressa de lui venir en aide.
Ce Cazeau était l'un des rares Canadiens qui gardaient encore l'espoir de voir le Canada retourner un jour à la France et qui conspiraient à cet effet. Il avait, en différents endroits du pays, plusieurs comptoirs tenus par des agents qui lui étaient entièrement dévoués et dont il s'assurait la soumission parfaite en les faisant tous ses obligés. Les relations qu'il entretenait avec les Sauvages au moyen de la traite, lui valaient aussi leur amitié, à tel point que, en 1775, il assura le concours de bon nombre de tribus à la cause américaine et empêcha presque toutes les autres de prendre les armes contre le Congrès.
François Cazeau avait reconnu tout de suite en Marc Evrard un jeune homme instruit, intelligent et actif, et fut très-heureux de s'attacher un agent à la fois son associé, qu'il espérait devoir lui être de la plus grande utilité dans l'entreprise politique qu'il méditait.
Cependant Cazeau s'était bientôt aperçu, dans ses premières tentatives d'initiation, qu'il ne pourrait point influencer le jeune Evrard autant qu'il l'aurait désiré.
Marc, avec ses fortes études, ses connaissances historiques et un jugement droit, aimait à raisonner par lui-même et à se convaincre par la déduction des faits qu'il voyait s'accomplir.
D'abord, l'ingrat abandon que la France avait fait de ses-fidèles colonies d'Amérique lui prouvait clairement, comme tous les gens sensés, qu'elle n'était disposée à accomplir aucun sacrifice pour les reconquérir. Il lui semblait donc qu'il était plus prudent de ne se mêler en aucune sorte de ces échauffourées qui n'aboutiraient qu'à la ruine de ceux qui se seraient avisés d'y prendre part. Certes, il aimait bien toujours la France, mais cette affection inaltérable du Canadien pour la mère-patrie, il la conservait soigneusement en soi, comme ces peines secrètes que les gens mélancoliques entretiennent en leur âme, souffrance idéale et qui, n'étant pas sans charme, leur fait plaisir à garder.
Avouons cependant que les tyrannies du gouvernement militaire qui suivit la conquête lui firent quelquefois prêter l'oreille aux suggestions séditieuses, mais alors motivées, de François Cazeau. Déjà même, Evrard sentait s'éveiller en lui toutes les antipathies que suscitait dans le pays le despotisme des vainqueurs, lorsque la prudente Angleterre s'était décidée, en 1774, d'accorder au Canada les franchises de l'Acte de Québec.
Cette politique sensée avait ramené Evrard à ses idées naturelles. Jointes à cela les récriminations du Congrès lui firent bientôt voir des ennemis non moins dangereux que les conquérants-dans ces Anglais d'Amérique, qui ne tâchèrent par leurs protestations subséquentes d'entraîner les Canadiens de leur côté que pour les aider à secouer le joug de l'Angleterre, sachant bien que nous disparaîtrions ensuite comme race pour nous fondre dans la grande confédération américaine. Ainsi placées entre deux ennemis, n'était-il pas plus sage de rester les sujets du plus distant, dont l'éloignement restreindrait nécessairement les vexations, alors que la proximité d'une grande puissance comme celle des États-Unis—que les penseurs de l'époque considéraient déjà comme établie,—devait assurer la tranquillité, des Canadiens en forçant la métropole à ne les point trop mécontenter d'abord et à les ménager beaucoup par la suite? On a vu du reste que cette opinion était commune à la majorité de la population qui, si elle ne s'en rendit pas directement compte, n'en agit pas moins tacitement dans ce sens par son abstention quasi-complète lors de cette invasion dont les Américains attendaient merveille.
C'est sous l'influence de ces idées justes que l'on a vu Marc agacer de ses gouailleries, dans la chapelle de l'évêché, le malheureux Williams qui s'efforçait de gagner les Québecquois à la cause du Congrès.
Marc Evrard était donc loin de pencher du côté des insurgés et le capitaine Evil, en le dénonçant comme rebelle à Cognard, n'avait fait que mettre la calomnie au service de ses petits intérêts. Tel était donc Evrard, imbu de principes raisonnables et réglant sur eux sa ligne de conduite, lorsqu'il était de sang froid.
Voyons-le maintenant à l'oeuvre, alors que les passions les plus violentes se sont révoltées en lui, sous le fouet de la fatalité. Étudions la révolution complète que le choc de ces furies déchaînées va opérer en lui.
Depuis deux ans, Marc aimait Alice. Ce n'avait d'abord été qu'un sentiment discrètement contenu. Il ne la connaissait encore que pour l'avoir vue le dimanche au sortir de la grand'messe, lorsqu'elle passait rougissante et les yeux modestement voilés par ses longs cils noirs, entre la double haie des jeunes gens de la ville, plantés là en faction pour guigner les jolis minois qu'effarouchaient plus ou moins les regards assassins de ces muguets.
Pendant près d'un an, Marc n'avait pas déserté seule fois son poste dans les rangs de ces messieurs.
Il allait donc berçant précieusement cette chère illusion qui consiste à s'enamourer d'une personne pour laquelle souvent vous n'existez même pas, lorsque un jour, ou plutôt un soir, il fut inopinément enlevé jusqu'à la sphère céleste où planait l'ange de ses rêves, c'est-à-dire, en langue vulgaire et compréhensible, qu'il fit la connaissance de mademoiselle Cognard.
Si le nom du père était commun, on sait que la personne sa fille était très-distinguée. Marc ne ressentit que l'éblouissement causé par les grâces physiques et morales d'Alice. Il se persuada sans peine qu'elle était plus adorable encore qu'il n'avait osé se l'imaginer dans ses songeries les plus audacieuses. Il alla jusqu'à trouver de la distinction dans le nom de Cognard.
Bref, apprenez en une seule phrase que Marc Evrard se fit, admettre chez M. Cognard, devint de plus en plus éperdument amoureux d'Alice, et en fut payé de retour, après tous les soupirs, oeillades, aveux tremblants et monosyllabiques qui sont le menu fretin dont les amoureux amorcent leur hameçon pour pêcher dans le fleuve du Tendre.
Ces préliminaires enfantins de l'amour peuvent faire lever les épaules aux roués qui comptent déjà leurs conquêtes par le nombre de leurs cheveux gris; mais n'est-il pas vrai qu'à cet âge radieux où la tête est jeune comme le coeur, n'est-il pas vrai que tous ces raffinements timides d'une passion naissante remplissent l'âme d'un fluide Celeste qui rend votre corps léger à vous faire croire que vous montez dans les nuages et que vous allez marcher sur les étoiles?
Vous qui me lisez en chauffant vos vieilles jambes endolories, dans lesquelles tourne la vrille aiguë des rhumatismes, détournez un peu vos yeux du livre et les laissez errer sur la flamme claire qui ramène un reste de chaleur dans votre sang qui se fige, et redescendez par la pensée les nombreux degrés de votre vie. Vous rappelez-vous qu'un soir—oh! il y a longtemps!—vous longiez avec elle la rive verdoyante du grand fleuve. C'était en juin, n'est-ce-pas le parfum pénétrant des lilas en fleurs embaumait l'air avec la douce odeur des foins sauvages que foulaient vos pas distraits. Vous regardiez l'or des étoiles scintiller dans la voûte limpide du ciel; vous écoutiez silencieux, ému, ces voix mystérieuses du soir qui soufflent l'amour aux oreilles humaines, et la brise qui bruissait et venait faire vibrer en vous, avec un frémissement voluptueux, les cordes les plus sensitives de votre âme. N'est-il pas vrai que pénétré de ces senteurs odorantes, attendri, exalté, il vous fut impossible de résister au désir de mêler les accords de la voix de votre passion à cette immense bouffée d'harmonie qui montait, de la terre au ciel? A l'aveu timide de son amour, qui répondit au vôtre, ne vous rappelez-vous pas que votre bras, alors musculeux et ferme, trembla sous la pression frémissante de sa frêle main, tandis que votre coeur, près d'éclater, semblait vouloir bondir hors de votre poitrine? Oh! alors, dites-moi, n'avez-vous pas senti courir en vos veines gonflées une flamme céleste, fugitive étincelle de cette chaleur divine qui, un jour, animera notre âme d'une éternelle vie?
Mais je m'arrête, car je vois au tremblement de vos mains que ces souvenirs vous ont tellement ému, que mon pauvre livre menace de vous échapper et de rouler dans les flammes pétillantes du foyer.
Or donc, si de simples souvenances vous agitent à ce point, que pensez-vous qu'il en dût être du malheureux Marc Evrard en désespérance d'amour? Chez vous les regrets se tempèrent par la pensée, par la satisfaction de n'avoir pas au moins perdu ces belles heures de la trop courte jeunesse. Mais lui qui voyait, dans la vigoureuse floraison de son printemps, son rêve le plus cher, qu'il avait longtemps regardé comme devant se transformer en une ravissante réalité, prêt à s'évanouir ainsi que le plus commun des songes!…
D'un côté, les préventions injustes du père après avoir d'abord bien accueilli le jeune Evrard dont la position lui avait paru devoir être assez sortable, ne jurait plus depuis deux ou trois mois que par le brillant capitaine Evil; d'un autre, la haine, jusqu'alors sourde et contenue de son rival, qui venait d'éclater si vive et si menaçante, découvraient à Marc un avenir déplorablement sombre. Le père Cognard était si rampant, si vain, si ambitieux que la perspective d'une alliance avec un officier de l'armée anglaise l'empêcherait sans aucun doute de prêter l'oreille aux justifications du malheureux petit commis-marchand; d'autant plus que la pusillanimité du bonhomme était telle que, sur la simple accusation du capitaine, il avait jugé toutes relations avec Evrard par trop compromettantes. Cette répulsion naissante du père d'Alice pour Marc ne s'accroîtrait-elle pas encore, maintenant que James Evil n'aurait plus de repos qu'il n'eût sans doute tout à fait perdu de réputation le jeune Evrard aux yeux du trop crédule Cognard?
Il est vrai que Marc était aimé d'Alice autant que James Evil en était détesté; mais oserait-elle jamais, pourrait-elle se refuser d'obéir aux ordres sévères du père, et ne point succomber aux persécutions incessantes que sa belle-mère ne manquerait pas, selon toute probabilité, de susciter à la malheureuse enfant?
Toutes ces horribles pensées brûlaient le cerveau de Marc ainsi que des flammes vives. Comme pour l'empêcher d'éclater sous l'atroce cuisson de ces douleurs, il comprimait sa tête dans ses doigts crispés. Son sang s'était tellement échauffée qu'il se sentait tournoyer dans une atmosphère embrasée.
Dans ces heures de fièvre délirante, l'homme le mieux pensant lorsqu'il est de sang-froid, se prend presque toujours à écouter la première de ses inspirations extrêmes, surtout lorsqu'elle semble lui promettre dans une autre voie la sauvegarde de ses intérêts menacés.
Du bourdonnement constant des souvenirs de cette assemblée laquelle il avait eu la malencontreuse idée d'assister par curiosité, et qui avait déterminé la catastrophe où croulaient toutes ses espérances jaillit soudain devant lui l'idée d'un salut possible: pourquoi ne se rangerait-il pas du côté des insurgés?
En restant dans la ville, Evrard demeurait à la merci du capitaine Evil et dans une grande impuissance inaction. Au contraire, s'il allait offrir ses services à l'armée du Congrès, déjà victorieuse sur tous les autres points de la contrée, et qui allait probablement s'emparer aussi bientôt de Québec, dernier rempart de la domination britannique au Canada, ne se préparait-il pas une rentrée triomphante dans les bonnes grâces du père Cognard? Celui-ci ne chercherait-il pas, en effet, avec sa versatilité et sa souplesse ordinaires, à se concilier les derniers vainqueurs? Et alors ne serait-il pas de bonne politique pour le père Cognard d'éconduire vitement le capitaine anglais, pour jeter sa fille entre les bras de Marc Evrard, le partisan du Congrès triomphateur?
Cette inspiration paraissait tellement plausible et la cause anglaise semblait en ce moment si compromise pour ne pas dire entièrement perdue, que le jeune homme y acquiesça presque sans balancer.
Seulement, comme il brillait encore une lueur de bon sens dans ce cerveau si subitement troublé et que Marc Evrard ne pouvait tout à coup rompre aussi brusquement avec ses convictions, il résolut d'attendre quelques jours afin de voir si l'influence funeste d'Evil achèverait de ruiner entièrement ses espérances. Alors il suivrait la nouvelle pente ou la fatalité semblait l'avoir poussé malgré lui.
Evrard achevait de prendre cette détermination lorsque le matin appuya son front pâle sur les vitres des fenêtres, pour jeter un premier coup d'oeil dans les maisons encore endormies. Célestin, qui avait remarqué que son maître était trop péniblement affecté pour qu'on pût l'interroger, lui ayant vu lever la tête avec un mouvement qui marquait une résolution prise, dit alors:
—Vous devez être fatigué, Monsieur Marc. Tout paraît calme au dehors; allez donc vous reposer un peu. Je continuerai de: veiller seul.
—Merci, mon brave Célestin, répondit Marc en se levant. Je crois que nous pouvons nous coucher tous les deux sans craindre aucune agression. Il n'est guère probable que nous revoyions, aujourd'hui messieurs nos Anglais qui doivent avoir leur suffisance de notre chaude réception de cette nuit.
CHAPITRE QUATRIÈME.
SÉPARATION.
Lorsque Marc s'éveilla, après quelques heures d'un sommeil agité, le souvenir des évènements de la veille fut la première pensée qui s'agita dans sa tête avant même qu'elle eut quitté: l'oreiller. D'abord ce fut comme la suite d'un rêve pénible; et puis ses idées se dégageant des nuages du sommeil, il eut bientôt conscience de la réalité des faits que sa mémoire lui reproduisait avec une vérité désespérante.
Le premier souvenir, le plus frappant, qui se dressa dans sa pensée fut l'injonction formelle du père Cognard qui lui avait fermé sa maison. Vinrent ensuite: l'insulte faite au capitaine Evil, bagarre qui s'en était, suivie, et enfin la détermination qu'il prise, après tous ces évènements tumultueux, de quitter la ville et d'aller offrir ses services aux insurgés.
Mais ainsi qu'il en arrive d'une décision arrêtée dans un transport fiévreux, et qui, après quelques heures de repos, apparaît soudain au jugement dans toute la netteté de son inconséquence, cette résolution de la veille le trouva incertain et trouble. Elle sortait tellement de sa manière habituelle de voir qu'il se sentit mal à l'aise en présence d'un dessein si nouveau et si précipité. La passion finit cependant par se réveiller aussi et le fit se raidir contre cette dernière protestation de sa conscience. Il envisagea de nouveau les chances qu'il avait de faire tourner sa défection au profit de son amour, et se persuada que c'était le seul parti qu'il avait à prendre.
—D'ailleurs se dit-il en sortant brusquement du lit, je me suis promis à moi-même d'attendre une dernière manifestation du mauvais vouloir et de la puissance de mon ennemi. C'est là ce qui me décidera!
Cette occasion ne devait malheureusement pas tarder à se présenter.
Lorsque Marc descendit au magasin, Tranquille y était occupé à faire disparaître les traces du tumulte de la nuit.
—Il n'est venu personne? demanda le jeune homme.
—Non, monsieur Marc.
Evrard se dirigea vers la porte ouverte, s'adossa contre l'un des chambranles, pensif, le front baissé, le regard triste, il resta longtemps à rêver. Tranquille qui avait rarement vu son maître aussi soucieux, le regarda d'un air de commisération profonde, et hocha la tête à plusieurs reprises.
—Ventre de chien, il y a quelque chose qui va mal! grommela-il entre ses dents.
Sur les onze heures un mouvement inusité se manifesta dans la rue Sous-le-Fort. Au coin de la rue Saint-Pierre, un son de trompe se fit entendre, et un crieur, dernier vestige des hérauts d'autrefois, se mit à lire à haute voix, afin que personne n'en prétendit cause d'ignorance, une proclamation du gouverneur convoquant la milice bourgeoise à se rendre sans faute sur la place-d'armes, au coup de midi:
Evrard se dirigea, comme tous les autres vers le crieur, se mêla au rassemblement et écouta la proclamation, jusqu'au bout.
Le crieur finit sa lecture, tira trois cris enroués de trompe et s'en alla plus loin.
Eh Bien! monsieur Evrard dit quelqu'un à ce dernier, il va donc falloir nous aligner et peut-être en découdre!
—Oui, voisin, répondit Marc qui refit lentement les quelques pas qui le séparaient de sa maison. A peine mettait-il le pied sur seuil que ses yeux rencontrèrent un militaire anglais qui tendait à Tranquille un pli cacheté que celui-ci se méfiant de tout ce qu'il ne comprenait pas, refusait de prendre.
Ce soldat était une des ordonnances du général Carleton. Il tourna la tête, reconnut à son air le maître du lieu, vint à Marc et lui tendit le message.
L'ordonnance s'assura que le jeune homme ouvrait la lettre après en avoir lu l'adresse et sortit.
Tranquille observait son jeune maître du coin de l'oeil. A peine Marc eut-il jeté un coup d'oeil sur le papier qu'il devint pâle comme un trépassé.
—Bon! pensa Célestin, voilà que ça se complique! Tas d'Anglais de malheur!
Marc Evrard froissa le papier, le jeta par terre et s'écria:
—Eh bien! fatalité, c'est toi qui l'aura voulu!
Il s'assit près du comptoir, et s'abîma dans ses pensées noires.
Le message était ainsi conçu:
"A Monsieur Marc Evrard, négociant à Québec;
"Moi, Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef de la Province de Québec et territoires en dépendants [4] en l'Amérique, vice-Amiral d'icelle, garde du grand sceau de la dite Province, et Major-Général des troupes de Sa Majesté, commandant le département Septentrional, etc., etc., etc., ayant appris que vous vous êtes trouvé présent, hier soir, à une assemblée convoquée par des ennemis de l'état, dans le but, de détourner les fidèles sujets de notre bien-aimé roi, Georges Trois de l'obéissance qu'ils lui doivent, et que là, vous vous êtes ouvertement prononcé en faveur des sujets révoltés contre l'autorité royale, je vous fais savoir par les présentes, que je vous considère comme un rebelle et, mauvais citoyen. En conséquence, comme je ne veux garder dans l'enceinte de la capitals que de bons et loyaux sujets sur lesquels je puisse entièrement compter, je vous enjoins d'avoir à quitter la ville dans les vingt-quatre heures, sous peine d'emprisonnement immédiat pour crime de lèse-majesté.
"Donné sous le seing et le sceau de mes armes, au château St. Louis, dans la ville de Québec, à dix heures du matin, le vingtième jour de Novembre, dans la quinzième année du règne de Notre Souverain Seigneur Georges Trois, par la grâce de Dieu, roi de la Grande Bretagne, d'Écosse et d'Irlande, défenseur de la Foi, etc., etc., etc., et dans l'année de Notre Seigneur mil sept cent soixante-et-quinze."
(Signé) "GUY CARLETON."
Par ordre de Son Excellence.
(Contresigné) "GEO. ALLSOP"
"Faisant fonction de Secrétaire.
"Traduit, par ordre de Son Excellence.
"F. CUGNET S. F.
"Vive le Roy."
[Note 4: Tel est l'en-tête exact des proclamations, etc. du temps,]
Tranquille, affecté de l'affliction profonde de son jeune maître, s'approcha et lui dit, non sans beaucoup d'hésitation:
—Pardon, Monsieur Marc, si j'ose me mêler de vos affaires. Mais vous m'avez l'air si en peine, que… je…
Il n'acheva pas; il y avait, un sanglot qui tremblait dans sa voix.
—Oui, mon pauvre Célestin, dit Evrard en relevant la vue sur la bonne figure de ce brave serviteur, oui, je suis bien triste, et ce n'est pas sans raison, je t'assure. Je suis chassé de partout; l'on me force de quitter la ville d'ici à demain.
—On vous chasse!…. s'écria Tranquille qui ouvrait des yeux grands comme des piastres d'Espagne.
—Oui, parce que je me suis compromis pour les Bostonnais, à l'assemblée d'hier soir.
—Vous!
—Oui moi. Tu ne comprend pas? Écoute. Tu sais que depuis un an j'aime mademoiselle Alice Cognard qui m'affectionne beaucoup aussi. Mais ce que tu ignores peut-être, c'est qu'un officier anglais, le capitaine James Evil, prodigue aussi depuis quelque temps ses avances, mais fort, inutilement à mademoiselle Alice. Outré de se voir éconduit par la jeune fille, il a résolu de captiver les bonnes grâces du père enclin d'avance, comme chacun le sait à baiser les pieds de tous ceux qui portent un nom anglais. Or, hier soir, le capitaine Evil qui accompagnait le colonel McLean à la chapelle de l'évêché, a trouvé l'occasion favorable de me perdre jamais dans l'esprit de Cognard, en lui disant que je m'étais fort compromis à l'assemblée. Le père Cognard n'a pas manqué de le croire et m'a signifié de ne plus remettre les pieds chez lui. J'ai souffleté Evil en sortant…
—Bon! fit Tranquille qui serra les poings.
—Il a rencontré aussitôt après trois de ses amis. Tous m'ont poursuivi et m'ont rejoint ici dans la rue. Tu sais ce qui s'en est suivi. Enfin, exaspéré du nouvel affront que je lui ai fait subir, le capitaine s'en est vengé ce matin en me dénonçant au gouverneur comme un rebelle des plus dangereux; puisque je viens de recevoir du général Carleton lui-même ordre de quitter la vile d'ici à dix heures, demain matin, sous peine d'être emprisonné comme un conspirateur.
—Ventre de chien! si jamais je le tiens au bout de mon bras votre capitaine je lui en ferai danser une rude!
—Tu dois donc comprendre, ce qui m'attriste si fort. Être obligé de me séparer d'Alice, de toi, mon bon Célestin.
—Comment! monsieur Marc? Qu'il vous faille quitter mademoiselle Alice, je le comprend, hélas! Mais je ne vois pas ce qui me peut forcer de vous abandonner, moi?
Marc Evrard secoua négativement la tête.
—C'est que, vois-tu, Célestin, je suis décidé d'aller prendre place dans les rangs des Bostonnais, afin de pouvoir combattre ouvertement l'influence perfide de cet Anglais. Or si je suis prêt à tout risquer en me rangeant du côté des rebelles, je ne voudrais pas pour rien au monde t'entraîner avec moi.
—Et vous pensez Monsieur Marc, que je vas vous laisser partir seul? Ah vous croyez donc que je les aime bien, moi, nos maîtres, pour hésiter un instant entre votre service et le leur. Il est bien vrai que les autres que vous allez trouver sont aussi des Anglais; mais enfin ils se battent contre les soldats du roi d'Angleterre. Cela me suffit, monsieur Marc; nous partirons ensemble. Ne dites pas non, voyez-vous. C'est inutile. Je vous suivrais chez le diable!
Le dévouement de ce pauvre homme toucha profondément Marc, Evrard qui lui tendit la main et lui dit:
—C'est bon, puisque tu le veux, tu partageras ma fortune, mauvaise ou bonne. Maintenant comme nous devons nous en aller d'ici à demain, fermons le magasin pour n'être point dérangés dans nos apprêts de départ..
Il alla verrouiller la porte et procéda à ses préparatifs.
Quelques jours auparavant, Evrard avait reçu une lettre de M. François Cazeau qui lui demandait de mettre toutes leurs marchandises à la disposition des Bostonnais et même d'en faire le sacrifice complet au cas où il se déciderait à quitter la ville pour joindre les insurgés. Ces pertes momentanées, disait Cazeau, seraient amplement compensées par la suite, alors que les armées, du Congrès auraient soumis le pays. Cette lettre en contenait une autre qui recommandait fortement Evrard aux officiers dans la supposition qu'il se déciderait à prendre du service dans l'armée du Congrès.
Les ventes de l'automne avaient bien donné. Marc se trouvait avoir en coffre plusieurs centaines de louis qu'il lui fallait emporter avec lui autant pour rencontrer ses dépenses et en rendre compte plus tard à M. Cazeau que pour ne les point laisser tomber en d'autres mains.
Quand Marc eut mis, dans une de ces solides valises recouvertes de peaux de loup-marin, comme on en voit encore quelques-unes, tout l'argent qu'il avait en main, ainsi que ses livres de compte, et quelques vêtements, il écrivit une interminable épître à sa fiancée.
Longtemps sa plume courut sur le papier avec une rapidité fébrile. Mais apparemment que la lettre ne lui plut guère lorsqu'il la relut, ou bien qu'il changea brusquement de résolution, car il la déchira, prit une autre feuille et écrivit seulement ces mots:
"Québec ce vingt novembre
"Ma bonne Alice,
"Au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de notre amour, ne manquez pas de vous rendre, selon votre habitude, à la basse messe de sept heures, demain, à la cathédrale. Nous nous y verrons, peut-être pour la dernière fois."
"Votre pauvre fiancé,"
Marc Evrard.
Marc mit ce billet sous enveloppe, appela Tranquille, et le lui remit avec cette injonction:
—Ce soir, dit-il, tu iras veiller avec les domestiques de M. Cognard. On te voit assez souvent dans la cuisine pour que cette visite n'excite aucun soupçon. Tu remettras en secret cette lettre à Lisette,—la fille de chambre que tu aimes, je le sais—et tu lui diras de le donner ce soir même à sa maîtresse, mademoiselle Alice. Pour l'engager à faire diligence et à se taire, tu lui glisseras ce louis d'or.
Célestin mit la lettre et le louis dans sa poche de veste, et dit:
—Soyez tranquille, M. Marc. Mademoiselle aura votre lettre ce soir.
Cependant les milices bourgeoises furent passées en revue par le gouverneur. Il en parcourut les rangs et commençant par les Canadiens qui occupaient la droite et auxquels il demanda s'ils étaient résolus à se défendre en bons et loyaux sujets. Ceux-ci répondirent affirmativement par des acclamations. Les miliciens anglais qui étaient présents firent de même. Carleton s'aperçut qu'il en manquait un certain nombre et surtout des citoyens marquants, tels que Lymburner et Williams. Aussi donna-t-il avis que les gens mal affectionnés—on les connaissait—eussent à quitter immédiatement la place.
Durant tout le reste du jour la ville fut en émoi. Il fallait armer les citoyens, et presser les travaux de défense par trop négligés eu l'absence du gouverneur.
Le lendemain le jour se leva triste et froid. Le vent soufflait du nord apportant avec lui la première gelée de l'hiver. Sur les sept heures comme la cloche de la cathédrale jetait au vent ses bourdonnements monotones, une jeune fille enveloppée dans une chaude pelisse garnie de fourrures, qui dissimulait la finesse de la taille, laissait la rue Sainte-Anne pour s'engager dans la rue des Jardins. Elle allait à pas pressés, ses pieds mignons trottinant sur la terre gelée. Elle longea l'église des Jésuites et descendit vers la place du marché qu'elle traversa pour gagner la cathédrale. A peine fut-elle entrée dans la grande église qu'elle embrassa la nef d'un coup-d'oeil. Elle aperçut un jeune homme assis sur l'un des derniers bancs, en arrière, et qui semblait attendre quelqu'un avec impatience, tant il tournait fréquemment la tête. C'était, Marc Evrard.
Alice passa près de lui. Leurs regards se rencontrèrent, rapides et lumineux comme deux éclairs. La jeune fille alla s'agenouiller un peu en avant de Marc, croisa sur sa bouche ses petites mains un peu rougies par le froid et se mit à prier avec ferveur.
La messe commençait.
Evrard, le front perdu dans ses deux mains, parut aussi tout d'abord prier avec recueillement. Puis, peu à peu, nous devons bien l'avouer, il releva la tête, et, son regard s'arrêta sur Alice avec une expression de mélancolique tendresse, et resta fixé sur la jeune fille.
A la fin de la messe, le prêtre s'étant tourné du côté des fidèles pour les bénir, Alice et Marc se signèrent et leur pensée se rencontra et ils s'agenouillèrent sous cette commune bénédiction en demandant à Dieu de la vouloir bien ratifier là-haut.
Quant ils furent sortis de l'église, ils restèrent d'abord silencieux. Leur coeur était si gonflé que ni l'un ni l'autre n'osait parler le premier. Enfin Marc dit à la jeune fille:
—Je vous remercie, Alice d'avoir bien voulu m'accorder cette suprême entrevue.
—Mais au nom du ciel! pourquoi serait-ce la dernière?
—Hélas! ma pauvre chère Alice, il s'est, depuis l'avant dernier soir, passé des évènements qui vont avoir sur notre vie une bien funeste influence.
—Mon Dieu! j'ai, en effet, oui parler hier d'un soufflet que vous avez donné à ce capitaine, d'une rencontre, d'un combat…., pourquoi me faites-vous souffrir ainsi par tous ces emportements? J'ai cru que vous étiez blessé, tué peut-être! Marc! c'est bien mal, ce que vous avez fait là!
—Attendez, Alice, attendez un peu pour me blâmer que je vous aie exposé les motifs qui ont dicté ma conduite.
Ils arrivaient en ce moment au coin de la rue Sainte-Anne. Loin de s'y engager pour regagner sa demeure; Alice continua de remonter la Rue des Jardins dans l'intention de prendre ensuite la rue Saint-Louis pour redescendre par celle de Sainte-Ursule. Ils continuèrent donc de marcher ainsi, serrés l'un contre l'autre. Tandis que Marc exposait à sa fiancée la perfide intervention de James Evil dans leur destinée, Alice avec calme, car son père lui ayant signifié, le soir même du bal, qu'elle devait ne plus revoir Marc Evrard et renoncer à l'espoir de l'avoir jamais pour époux elle s'était bien doutée d'où venait le coup, et avait déjà sans doute formé quelque dessein pour le conjurer tôt ou tard. Mais quand Marc lui annonça qu'il était chassé de la ville par les autorités, elle vit bien que le mal était à son comble, et elle fondit en larmes.
—Alice! calme-toi! je t'en prie, s'écria Marc qui offrit vivement son bras à sa fiancée afin de la soutenir.
Celle-ci le repoussa doucement, et d'une main tremblante se mit à essuyer les grosse larmes qui glissaient sur ses joues.
—Mon Dieu! dit Marc en tordant ses mains dans un transport de désespoir, mon Dieu! Que vous avons-nous fait pour que vous nous torturiez ainsi! Est-ce donc un crime de s'aimer?
Ils marchèrent quelque temps sans parler, cherchant à se dissimuler l'un à l'autre les sanglots qui soulevaient leur poitrine. Ils allèrent ainsi jusqu'à la rue Sainte-Ursule qu'ils prirent pour descendre vers la rue Sainte-Anne.
A cette époque, il n'y avait que cinq ou six maisons à gauche de la rue Sainte-Ursule, en descendant. A droite elle était bordée par un haute clôture qui la séparait de la Communauté des dames Ursulines. Les arbres du jardin des religieuses, étendaient leurs branches dénudées par-dessus la clôture au pied de laquelle tombaient leurs dernières feuilles détachées par la brise d'automne.
Les deux amants s'engagèrent sur le sentier des feuilles mortes qui gémissaient sous leurs pieds.
—Ces pauvres feuilles murmura Marc, ressemblent à nos illusions tombées…
—Penser, dit Alice, que nous allons nous séparer, et peut-être ne plus nous revoir jamais! Oh! c'est à en devenir folle!
Elle eut comme un de ces éblouissements qui précèdent les défaillances et chancela.
Lui étendit les bras pour l'empêcher de tomber.
Mais, par un grand effort de volonté, elle surmonta aussitôt cette faiblesse. Cependant il passait d'étranges idées dans sa tête en feu. Il lui venait des envies de se jeter dans les bras de Marc et de lui dire:—"Je suis ta fiancée, emmène-moi, je serai ta femme".
C'était comme un affolement. Elle sentit que son courage s'en allait et qu'il lui fallait brusquer leur séparation.
—Écoutez, Marc! s'écria-t-elle en s'arrêtant au bout de la rue Sainte-Anne qui, à cette époque, finissait là. Il faut, après tout, avoir foi en Dieu! Promettons-nous mutuellement, quoi qu'il arrive, de nous aimer fidèlement et toujours.
Marc refoula un sanglot qui lui déchirait la gorge et dit avec véhémence:
—Alice: au nom de Dieu qui m'entend, je vous le jure!
Et puis il saisit la main qu'elle lui abandonnait, et la couvrit d'un baiser brûlant. Alice, levant au ciel ses beaux yeux pleins de larmes, s'écria:
—Eh bien! moi aussi, Marc, je te le jure, au nom sacré de la Vierge. Je ne serai jamais qu'à toi seul!
Alice dégagea ses mains d'entre celles du jeun homme et le quitta brusquement.
Après avoir fait trois pas en avant, par un mouvement prompt comme la pensée elle revint à Marc, lui jeta ses deux bras autour du cou, effleura d'un baiser d'ange la joue de son fiancé, se dégagea de cette rapide étreinte et s'enfuit comme un oiseau.
—Adieu! dit-elle en se retournant de loin vers Marc pour lui faire signe de ne pas la suivre, adieu!
Evrard paralysé, regarda le jeune fille gagner en courant sa demeure. Il la vit se soulever sur le seuil, lui faire un dernier signe de la main et disparaître dans l'enfoncement de la porte.
Il resta plusieurs minutes, les yeux fixés sur l'endroit où Alice avait disparue, comme s'il eût dû la revoir encore, Enfin passant sa main sur son front d'où perlait une sueur glacée, il murmura:
—C'est fini!
Il remonta la rue et reprit le chemin de la basse ville. Mais il ne marchait pas bien vite; ses jambes pliaient sous lui presque à chaque pas.
Arrivé à sa demeure, il aperçut deux soldats que se tenaient debout devant la porte. En l'un d'eux il reconnut l'ordonnance que, la veille lui avait apporté le message du gouverneur.
—Vous venez m'arrêter? lui demanda Evrard du ton le plus indifférent.
—Oui, si vous n'avez pas quitté la ville avant dix heures.
Evrard consulta sa montre. Il était passé neuf heures.
—C'est bien, je m'en vas, dit-il, et il entra chez lui.
Tranquille, assis sur un baril et la joue appuyée sur son poing fermé, attendait.
—Est-il temps? demanda-t-il
—Oui, répondit Marc.
Tranquille se leva, jeta sur son épaule gauche la valise de son maître, saisit dans sa main droite son fidèle mousquet sur le canon duquel il avait attaché un mouchoir à carreaux rouges, noué aux quatre coins, qui contenait toute sa garde-robe à lui, et sortit de la maison sans regarder en arrière.
Marc prit son épée, sortit et referma froidement la porte, comme s'il n'allait s'absenter que pour une heure et remonta vers la côte de Lamontagne.
Tranquille emboîta le pas derrière lui. Les deux soldats les suivaient à distance.
Ils montèrent ainsi jusqu'à la haute ville qu'ils traversèrent entièrement.
Arrivé à la porte Saint-Jean qui était fermée depuis la veille, Marc allait expliquer à la sentinelle qui lui barrait le passage la raison qui l'obligeait à sortir. Les deux soldats qui l'avaient escorté s'approchèrent du factionnaire et lui glissèrent quelques mots à l'oreille. Celui-ci releva son arme et appela ses compagnons qui sortirent du corps-de-garde. La porte de la ville fut ouverte et se referma avec un bruit sinistre de ferrailles, sur les pas du proscrit et de son fidèle serviteur.
CHAPITRE CINQUIÈME
FEU ET FLAMMES.
On sait que le colonel Arnold, officier au service du Congrès, avait été chargé de marcher sur Québec, en pénétrant dans le pays par les rivières Kennebec et Chaudière. Arnold connaissait bien Québec pour y être venu plusieurs fois lorsqu'il n'était encore que commerçant de chevaux.
Il quitta Cambridge, près de Boston, le 13 septembre à la tête de onze cents hommes. Mais dès le 23 octobre le colonel Roger Enos rebroussa chemin en entraînant trois compagnies dans sa défection[5].
[Note 5: "Le Lieutenant-Colonel Green, du Rhode-Island succéda comme second officier en grade à Enos. Les majors étaient Return, J. Meigs. Ogden et Timothy Bigelow. Les carabiniers de la Virginie étaient conduits par les capitaines Morgan, Humphrey et Heath. Hendricks était à la tête d'une compagnie de la Pennsylvanie. Thayer en commandait une du Rhode-Island. Le chapelain était le Révd. Samuel Sprint et le docteur Senter chirurgien en chef." Ces renseignements qu'il a pris de Bancroft, sont cités par M. James LeMoine dans son intéressant Album du Touriste.]
Affaibli par la désertion de ces trois compagnies et par trente-deux jours d'une marche des plus pénibles à travers les bois, le corps expéditionnaire d'Arnold atteignit enfin, le quatre novembre, Satignan, qui était alors la paroisse de la Beauce la plus rapprochée des frontières et sise à vingt-cinq lieues de Québec. A peine restait-il six cent cinquante hommes des onze cents soldats que avaient quitté Cambridge un mois auparavant.
Après s'être ravitaillé à Satignan, Arnold continua d'avancer vers la capitale. Le dix-sept de novembre il couchait à Saint-Henri et le dix il atteignit la Pointe Lévy. Le commandant Cramahé ayant fait venir du côté de la ville toutes les embarcations de Lévy, Arnold ne put effectuer la traversée du fleuve que dans la nuit du treize, et sur des canots d'écorce conduits par des sauvages qu'il avait engagés à Satignan. Quoique deux vaisseaux de guerre, le Lizard et le Hunter fussent ancrés dans la rade, les Bostonnais passèrent inaperçus.
Le lendemain Arnold escalada les hauteurs sans rencontrer la moindre résistance, traversa les plaines et vint occuper la résidence du colonel Anglais Caldwell, (Sans-Bruit.)
Mais ses soldats n'ayant chacun pour toutes munitions qu'un coup de fusil à tirer [6] Arnold jugea qu'il ne pouvait songer à s'emparer de la ville en un coup de main et retraita sur Pointe-aux-Trembles pour y attendre le Général Montgomery qui descendait de Montréal.
Les deux corps se joignirent le trente-et-un novembre et, forts d'à peu près onze cent hommes, s'en vinrent investir Québec.
Le général Montgomery établit son quartier général à la Maison Holland[7] sur le chemin Saint-Louis, tandis que le colonel Arnold s'en allait camper sur les bords de la rivière Saint-Charles, et s'installait dans une maison qui a pendant longtemps appartenu à une famille Langlois et qui était située près de la rive ou est jeté le pont de Scott.
[Note 6: Mémoires de Sanguinet.]
[Note 7: Avant d'appartenir au Major Holland, cette propriété avait été occupée par mon ancêtre maternel, M. Jean Taché.]
Cependant le général Carleton n'avait point perdu de temps pour mettre la ville en état de défense. Son premier soin avait été de jeter l'embargo sur plusieurs navires chargés de blé qui allaient faire voile pour l'Europe. Outre cette précieuse réserve de vivres, il s'assura aussi, par ce moyen le service de six cent-cinquante matelots dont cinquante "connaissaient la manoeuvre du canon". Le nombre des miliciens—deux cent-quatre-vingts recrues faites quelques mois avant le siège—ajouté à soixante hommes de troupes, avec tous les citoyens de la ville, forma une garnison de dix-neuf cent quatre-vingt-dix hommes, en comprenant la compagnie des Invalides. Cette dernière s'appelait ainsi parce qu'elle n'était composée que de vieillards et de personnes d'un faible tempérament.[8] Le commandant de la place y fit entrer en outre les vivres qui se trouvaient dans les navires. La ville fut aussi pourvue d'une grande quantité de morue, d'anguille et d'autres poissons.
Quant aux moyens officiels, ils consistaient en deux cents grosses pièces de canon, cinquante pièces de campagne, huit mortiers, quinze obusiers, et assez de bombes, de boulets et de poudre pour tirer sans ménagement pendant huit mois.[9]
[Note 8: Mémoires de Sanguinet. Voici selon Hawkins, comment se composait la garnison de Québec au siège de 1775.
70 hommes des Royal Fusiliers ou 7e régiment.
230 des Royal Emigrants ou 84e régiment.
22 du Royal Artillery.
230 Miliciens anglais commandés par le Lieutenant colonel Caldwell.
543 Canadiens-Français commandé par le Colonel Le Comte Dupré.
400 Matelots sous le commandement des capitaines Hamilton et
MacKenzie.
50 Maîtres et Contre-Maîtres.
35 Marins
120 artificiers.
]
[Note 9: Mémoires de Sanguinet.]
Québec était fortifié du côté de la campagne par des murs de trente pieds de haut et de douze pieds d'épaisseur. Au-dessus du Palais et de la basse-ville la cime du roc était défendue moitié par des murailles et moitié par des palissades. La rue Sault-au-Matelot et Près-de-Ville, qui offraient deux étroits défilés par où l'ennemi pouvait seulement pénétrer dans la basse-ville, furent entrecoupés de plusieurs barrières et de barricades, dont un bon nombre de pièces de canon défendaient l'approche.
Le cinq décembre les Bostonnais s'étant emparé des faubourgs Saint-Jean et Saint-Roch, Carleton fit canonner ces deux endroits, après avoir sommé ceux qui les habitaient de rentrer dans la ville. Quelques personnes seulement cherchèrent un refuge dans la place, les autres gagnèrent la campagne pour éviter les misères d'un siège qui ne pouvait manquer de durer au moins tout l'hiver.
Dans la nuit du 10 décembre une grande agitation se manifesta dans la division du colonel Arnold, qui était campée sur les bords de la rivière Saint-Charles et qui, jusqu'alors, ne s'était occupée que de ses travaux d'installation.
Le général Montgomery venait d'envoyer l'ordre à son lieutenant Arnold de faire marcher immédiatement contre la ville la moitié de sa division, environ trois cents hommes. Le major Ogden devait diriger l'attaque.
Il pouvait être trois heures du matin lorsque les assaillants, après avoir gravi le coteau Sainte-Geneviève, pénétrèrent dans les rues du faubourg Saint-Jean. La nuit était noire. Pourtant, entre les angles indécis des toits, à travers l'obscurité tempérée par le reflet que la neige renvoyait de la terre, les assaillants entrevoyaient là-bas, devant eux, la ligne plus sombre des remparts. Affaiblis par la distance et assourdis par la neige, les appels réguliers et monotones des sentinelles dont on apercevait les silhouettes confuses au faîte des murailles, parvenaient aux Bostonnais comme les voix lugubres d'un autre monde. Plus d'un, soit par suite des âpres morsures de la bise, soit par l'effet pénible que causait cette sombre mise en scène, sentit la main glacée du frisson se glisser entre la capote et le dos, pendant le moment de la halte que fit faire Arnold à l'entrée du faubourg.
Quand on eut repris haleine le major donna l'ordre d'avancer mais le plus silencieusement possible. Les assaillants allaient donc, étouffant le bruit de leurs pas, rasant les maisons silencieuses et désertes et prêtant l'oreille au moindre bruit. Ils arrivaient aux premières habitations de la rue Saint-Jean qui avoisinaient les murs et commençaient déjà à déboucher sur la place aux pieds des fortifications, lorsqu'un éclair troua la nuit au-dessus de la porte de la ville.
Une détonation retentit, tandis que les ombres errantes sur le parapet des remparts disparaissaient comme par enchantement et que maints cris confus éclataient dans la place.
—Forward! crie Ogden qui tire son épée et bondit au premier rang.
—En avant! forward! répète après lui un jeune officier.
Mais ils n'ont pas fait cinq pas que la crête des murailles s'illumine de nouveau et que les balles commencent à miauler dans les rangs des Bostonnais.
Ceux-ci hésitent.
—Fire! boys, fire! leur crie le major Ogden.
—Feu! soldats, feu! répète en français la même voix derrière lui.
Cent coups de fusils partent des rangs des Bostonnais. Mais on a tiré trop précipitamment et les balles crépitent sur la muraille comme la grêle sur les toits.
L'indécision, le désordre se manifestent parmi les assiégeants.
L'une des embrasures du rempart vomit un nuage de feu, et, dominant la voix grêle et stridente de la mousqueterie, une formidable détonation se fait entendre. Le boulet passe en hurlant dans la masse des Bostonnais où il fait une trouée sanglante. Les malédictions, les cris de douleur et de rage retentissent lugubrement dans la nuit.
Un second coup de canon suit aussitôt le premier.
—Steady! steady! crie Ogden de toute la force de ses poumons.
Mais sa voix se perd au milieu des clameurs de ses soldats terrifiés.
Deux autre volées de canon mettent le comble à l'effarement des Bostonnais qui, n'écoutant plus la voix de leurs officiers, se débandent, s'enfuient de toutes parts.
—Stop! by God, you cowards! s'écrie Ogden.
—Arrêtez donc! messieurs, arrêtez donc!
Et une troisième voix, forte et rude:
—Arrêtez! lâches que vous êtes! Et puis avec un immense éclat de rire:—Ventre de chien! les beaux soldats!
Les trois hommes qui venaient de prononcer ces paroles restaient seuls en face des canons et des mousquets braqués sur eux de la ville.
Les assiégés qui se montraient maintenant sur le rempart les virent leur lancer des gestes de défi. Même l'un des trois, celui-ci était un soldat de haute stature, déchargea son fusil vers la ville.
Vingt mousquetades lui répondent.
Les trois braves retraitèrent gravement au pas, tout comme des flâneurs qui prennent plaisir à essuyer une rafraîchissante averse d'été, malgré la pluie de balles qui les effleurait avec de sinistres sifflements.
Un instant ils se retournèrent tous trois dans un commun ensemble et jetèrent aux assiégés un dernier cri de défi, avant de rentrer dans les ténèbres.
C'est à l'occasion de cette panique des Bostonnais que quelque Canadien facétieux composa cette chanson:
Les premiers coups que je tiris
Sur ces pauvres rebelles,
Cinq cents de leurs amis
Ont perdu la cervelle.
Yankee doodle, tiens-toi bien,
J'entends la musique;
Ce sont les Américains
qui prennent le Fort-Pique![10]
[Note 10: Ce nom désignait la partie du faubourg Saint-Jean compris entre la rue Saint-Jean et le chemin Saint-Louis.]
Sur les neuf heures du matin, Marc Evrard était assis pensif, abattu, dans une petite maison du faubourg Saint-Roch avoisinant celle qu'occupait Arnold. Evrard qu'on a dû reconnaître dans ce jeune capitaine qui s'était efforcé, avec le major Ogden et le soldat tranquille, d'empêcher la déroute des Bostonnais, avait été, grâce aux recommandations puissantes de François Cazeau, fiat capitaine d'une compagnie laissée sans commandant par suite de la défection d'Enos et de ses partisans.
Après avoir vaillamment retraité avec le major américain et Tranquille, Marc était rentré dans le domicile temporaire où il se trouvait cantonné, et s'était affaissé en proie au plus amer découragement. Aussi facilement il s'était, sous le coup de la fatalité, si l'on veut, enthousiasmé pour la cause des armes américaines, aussi vite ce feu venait-il de s'éteindre après la tentative des Bostonnais. Les autres nerveuses comme celle de Marc Evrard, passent subitement de l'espérance la plus échevelée au plus morne désespoir. Aussi sont-ils marqués du sceau de la souffrance ceux auxquels la nature a départi une semblable organisation.
Il était là, écrasé dans sa douleur, laissant errer sa pensée désolée autour des ruines de ses espérances. Quoiqu'il sentit son coeur noyé dans les larmes, ses yeux étaient secs. Les hommes de cette trempe ne pleurent pas. Ils passeront des jours entiers courbés sur leur souffrance, comme pour enfoncer plus avant ce trait cruel qui les déchire; ils analyseront chaque détail de la torture qui les ronge, ils compteront chacune des pulsation douloureuses qui fait palpiter un coeur meurtri; ils prêteront l'oreille aux vois de la désolation qui se lamentent dans leur âme, et pas une larme ne viendra mouiller leurs yeux.
Aimer la douleur est le propre des grandes âmes, et ceux-là qui sont ainsi doués naissent artistes ou poëtes. Les circonstances, l'éducation, le milieu ou ils vivent, déterminent l'éclosion de cette vocation innée. Alors leurs pleurs se font jour et se transforment en perles immortelles, larmes cristallisées qui tombent des yeux de l'homme de génie. Plus ils ont été grands et plus ils ont souffert: Homère, Dante, le Tasse et Byron ne sont des colosses de gloire que parce qu'ils ont été les géants de la souffrance. Aussi l'un d'eux, leur cadet en génie et en infortune, s'écria-t-il un jour:
"…Que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur."
"Le poëte a une malédiction sur sa vie", disait en même temps que Musset le comte Alfred de Vigny, dans Stello, livre écrit avec une plume d'or trempée dans les larmes de trois poëtes dont les malheurs ont ému toute la terre: Gilbert, Chatterton et André Chénier.
Les hasards de la vie mettent-ils ces hommes altérés de souffrance hors de la voie des lettres ou des arts, s'ils ont beaucoup de foi, il se jettent dans la religion, s'ils en ont peur, ils se ruent en désespérés sur les jouissances matérielles et meurent jeunes; s'ils n'en ont pas du tout, ils se tuent; ou bien encore ils végètent dans une carrière pour laquelle ils n'étaient pas du tout faits et traînent une vie inquiète et misérable. Dans tous les cas, ceux-là, nous le répétons, sont marqués du sceau de la fatalité.
Marc Evrard, véritable organisation de poëte, était trop croyant pour se tuer; cependant il se disait, au moment où nous le retrouvons, que le métier de soldat a ceci de bon qu'il peut vous débarrasser promptement de l'existence, sans que vous y prêtiez une main criminelle.
Les quelques jours qu'il venait de passer au milieu de l'armée américaine, et la malheureuse expédition de la nuit précédente, venait presque d'anéantir le dernier espoir que Marc Evrard avait placé dans le succès des armes du Congrès. Il ne lui avait fallu qu'un peu d'attention pour s'assurer qu'il n'y avait ni bonne entente entre les chefs de l'armée assiégeante, ni bravoure véritable et soutenue parmi les soldats. En outre les Bostonnais étaient très-mal pourvu de tout ce qu'il faut pour un siège, et manquaient presque complètement d'artillerie et de munitions.
Les officiers, presque tous des parvenus et gens de peu d'éducation, se querellaient à tout propos au sujet de leurs attributions respectives, et il ne fallait rien moins que l'expérience de Montgomery, et partant le respect qu'il inspirait à des gens qui n'avaient jamais été soldats, pour empêcher les plus violents désordres.
Enfin n'était-il pas ridicule de voir que l'armée assiégeante que aurait dû doubler au moins en nombre les troupes de la garnison, comptait à peine les deux tiers du chiffre des combattants qui défendaient la ville!
Il y avait plus de deux heures que Marc Evrard se laissait ainsi emporter dans le tourbillon de ses pensées noires, lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit.
Tranquille, dont il avait fait son ordonnance, apparut.
—Mon capitaine? dit-il.
Marc n'entendait pas et restait le front perdu dans ses deux mains.
—Monsieur Marc? reprit Célestin que, tout en s'efforçant d'adoucir sa grosse voix, fit trois pas dans la chambre.
Evrard tressaillit, releva une tête effarée comme s'il revenait de l'autre monde, et s'écria:
—Eh bien! qu'y a-t-il? que me veut-on?
—Il y a, mon capitaine, répondit Tranquille en se redressant, que le major de cette nuit est là, qui veut vous parler.
—Fais-le entrer.
—C'est bien, mon capitaine, repartit Célestin qui tourna militairement sur ses talons.
Tranquille n'avait pas servi pour rien sous le général Montcalm et M. de
Lévis!
Le major Ogden entra. Il s'aperçut à l'air consterné de Marc Evrard combien l'échec de la nuit précédente avait humilié le jeune homme.
—Allons! allons! capitaine, fit le major en lui serrant affectueusement la main, reprenons un peu de courage. Par le diable! ce n'est pas l'escapade de cette nuit qui doive vous démoraliser ainsi! C'est pour la première fois que nos soldats voient le feu, savez-vous?
—On s'en aperçoit! gronda une voix dans la chambre d'à côté.
C'était Célestin Tranquille qui donnait son appréciation de l'armée américaine. Evrard toussa bruyamment pour le rappeler à l'ordre.
Ogden poursuivit:
—Vous aurez, ce matin même, l'occasion de voir ce que nos hommes peuvent faire. Moins encore pour mettre à profit votre connaissance des lieux que pour vous récompenser de votre belle conduite de la nuit dernière, le colonel vous charge d'aller vous emparer, avec votre compagnie, de la partie du faubourg Saint-Roch qui avoisine immédiatement les fortifications. Il vous est surtout recommandé de prendre possession de ce grand bâtiment que s'étend au pied des palissades et que vos gens appellent "le Palais". De la coupole que surmonte cet édifice, vous dominerez probablement les murailles et pourrez diriger un feu plongeant dans la place.
—Tiens! pensa Marc Evrard, cela me sourit assez; il y aura peut-être quelque balle à recevoir de ce côté!
Et puis à voix haute:
—Quand ce mouvement doit-il s'effectuer?
—Sur le champ.
—C'est bien, reprit Marc en bouclant le ceinturon de son épée, veuillez dire au colonel, monsieur le major, que je pars à l'instant même et que je ferai mon devoir.
—Oh! quant à ça, personne n'en doute! répartit Ogden.
Comme Evrard sortait pour faire sonner l'appel, un coup de canon qui partait des hauteurs du faubourg Saint-Jean, lui fit lever la tête. Les assiégeant ouvraient le feu sur la ville.
Le général Montgomery avait profité des dernières ombres de la nuit pour faire élever une batterie de six canons en face de la porte Saint-Jean. Une seconde batterie de deux canons seulement s'élevait sur l'autre côté de la rivière Saint-Charles, tandis qu'une troisième composée de quatre pièces d'artillerie devait faire feu de la Pointe-Lévy.[11] Les assiégeants avaient en outre quelques obusiers d'un très-petit calibre.
[Note 11: Ces détails sont mentionnés dans le Journal de M. James Thompson qui, en 1775, était surveillant des Travaux Publics dans Département des Ingénieurs Royaux à Québec. C'est ce même M. Thompson qui présida aux travaux de défense de la capitale, lors du siège de 1775.]
C'était là tout le matériel de siège dont les Bostonnais pouvaient disposer pour bombarder Québec!
Cependant la compagnie de Marc Evrard s'était ralliée à l'appel et marchait dans la direction du Palais. Afin de ne pas exposer inutilement ses soldats, le capitaine Evrard, après avoir longé la rivière, s'engagea dans la rue Saint-Joseph. Arrivé en face du parc où l'on voit encore aujourd'hui les ruines du palais des Intendants français, il remonta la rue Saint-Roch afin d'installer la moitié de sa compagnie dans un groupe de maisons qui avoisinaient l'Intendance et qui s'élevaient alors à l'endroit aujourd'hui resserré entre les rues des Prairies et des Fossés, quand une fusillade, partie de cette direction, lui démontra que la place était occupée déjà par une autre partie de l'armée assiégeante.
—Bon! murmura Marc Evrard, on m'ordonne de venir m'emparer de cette position et voilà que d'autres y sont rendus avant moi! Quel admirable discipline préside à cette armée! Le Congrès a droit d'en être fier!
Au même instant il fut rejoint par un jeune officier qui avait coupé court en prenant par la rue des Fossés.
—Capitaine, lui dit celui-ci, le colonel m'envoie vous prier de ne pas vous occuper de cette position à droite, et d'installer toute votre compagnie dans le palais. Vous n'aurez pas trop d'hommes pour vous y maintenir, D'ailleurs se trouvant plus rapproché des murs et de la porte de ville qui ouvre de ce côté, est plus exposé. Comme le colonel me l'a dit, avec un sourire fort obligeant pour vous, ce dernier poste vous revient de droit.
—C'est bien, répondit Marc Evrard en faisant opérer volte-face à sa compagnie: dites au colonel Arnold que ses ordres vont être exécutés.
Marc, suivi de ses hommes, revint sur ses pas et pénétra par le parc en arrière du palais.
Le palais des Intendants qui avait été, avant 1760, le plus somptueux édifice de Québec, sans oublier même le Château Saint-Louis, était demeuré à peu près inoccupé depuis la conquête. C'était un grand pavillon à deux étages, dont la façade regardait du côté de la haute ville.[12]
[Note 12: Ceux qui seraient désireux d'en voir la description et de connaître quelques'uns des mystères de la vie de son dernier occupant, n'ont qu'à parcourir L'intendant Bigot.]
Les portes du palais désert étaient verrouillées au dedans et fermées à triple tour.
—Célestin, commanda Marc Evrard, enfonce-moi cette porte!
—Oui, mon capitaine.
Le Canadien sortit des rangs, avisa une lourde pièce de bois que deux homme ordinaires auraient eu peine à porter, et qui gisait dans la cour. Il la souleva sans effort apparent et la lança de toutes ses forces dans la première porte qui se trouvait devant lui; mais la porte était en chêne épais et bardée de fer. Elle tint bon. Seulement on entendit un sourd grondement rouler sous les profondeurs du palais.
—Oh! oh! fit Tranquille reprenant son bélier improvisé, nous allons voir!
Cette fois le choc fut si fort que la porte arrachée de ses gonds et de ses verrous s'abattit avec fracas, tandis que la poutre gardant encore de l'élan, allait s'abattre à l'intérieur du palais.
Il y eut un murmure d'admiration parmi les Bostonnais. Tranquille alla reprendre son poste, sans paraître remarquer les regards respectueux qu'on lui jetait de tous côtés. Il lui sembla pourtant que ses deux voisins de droite et de gauche lui faisaient la place plus large qu'auparavant. C'est qu'il doit être désagréable de recevoir dans les côtés, même par mégarde, le coup de coude d'un homme bâti comme Célestin Tranquille.
Les appartements vides du palais retentirent bientôt d'un grand bruit de pas et de voix. Le capitaine Evrard disposa ses hommes aux fenêtres des deux étages qui regardaient la haute ville, en recommandant toutefois à ses soldats de ne se point montrer et d'attendre, avent de tirer, le signal, d'un coup de fusil qui partirait de la coupole. Evrard y grimpa, suivi de Tranquille et de deux soldats.
De cet endroit élevé l'on dominait le mur d'en face qui, jusqu'à la porte de la ville, qu'on a toujours appelée porte du Palais, à cause du voisinage de l'intendance, était en pierre. A partir de la porte en remontant à gauche vers les jardins du couvent de l'Hôtel-Dieu, la cime du roc, à peu près inaccessible, n'était défendue que par des palissades. Au-dessus de la côte de la Canoterie s'élevait un autre bastion en pierre. A la vue d'une sentinelle anglaise placée en faction à la porte du Palais et qui, inconsciente du danger, marchait lentement de long en large, à une petite portée de fusil, Tranquille ne put retenir un cri et arma son mousquet.
—Veux-tu bien te tenir tranquille, animal! lui dit Evrard. Attends un peu que je fasse quelques observations. Quant à celui-là il sera à toi dans un instant.
Marc promena ses regards le long des fortifications qui regardaient la campagne. A droite, dans le bastion qui renferme les casernes de l'artilleries, et qui portait dès lors le nom de Barrack Bastion, quelques soldats anglais échangeaient des coups de fusil avec les Bostonnais, retranchés dans les maisons de la rue Saint-Vallier. En remontant vers l'esplanade, son oeil s'arrêta successivement sur les bastions Saint-Jean, des Ursulines et Saint-Louis. Là s'élevaient les batteries chargées de défendre la ville du côté des Plaines. On venait d'y ouvrir le feu sur la campagne et les faubourgs. Pour un boulet qui arrivait dans la place il en tombait vingt chez les Bostonnais, sans compter les bombes et les pots à feu, qui déjà portaient l'incendie dans les premières maisons du faubourg Saint-Jean.
—En vérité! pensa Marc Evrard, notre artillerie va faire merveille contre toutes les bouches à feu anglaises…!
Il poussa un soupir de découragement, et sa pensée changeant aussitôt de cours, il jeta un regard anxieux dans la direction de la rue Sainte-Anne, où s'élevait la demeure de sa chère Alice. Mais les maisons de la rue Saint-Jean s'interposant, il ne pouvait rien voir.
—Si l'un de nos boulets allait tomber sur sa demeure! se dit-il avec un soupir d'angoisse.
Il remarqua pourtant que les assiégés paraissaient si peu craindre les projectiles des Bostonnais que l'on circulait comme d'habitude dans les rues de la ville. [13]
[Note 13: Historique. Voir les mémoires de Sanguinet.]
Il ramena ses regards dans la direction de la porte du palais qui se trouvait un peu sur la gauche. La sentinelle se promenait toujours, raide dans son habit rouge comme sur un champ de parade.
Marc le désigna du doigt à Tranquille
Celui-ci épaula son fusil et tira.
Le factionnaire anglais tourna sur lui-même, étendit les bras, lâcha son arme et tomba.
—Merci, mon Dieu! fit Tranquille en rechargeant son mousquet, merci de m'avoir permis d'en descendre encore un avant de mourir!
Des camarades ont vu tomber la sentinelle. On accourt du corps-de-garde voisin on se précipite vers la muraille pour voir d'où vient le coup.
Trente détonations parties du palais vont renseigner les curieux qui ripostent à leur tour.
La fusillade s'engage des deux côtés. Un demi cercle de flamme environne la moitié de la ville au-dessus de laquelle s'élève bientôt et plane un épais nuage de fumée.
Au milieu de cette mousquetade que ne faisait guère de mal à personne, chacun tirant à couvert et avec précipitation, Tranquille ne lâcha que deux coups de fusil; mais à chaque fois il eut la satisfaction de voir tomber son homme.
Il guettait une troisième victime lorsque son attention fut attirée vers
une embrasure du petit bastion qui s'élevait presque en face du palais.
A travers de la fumée il vit que l'on pointait une pièce de leur côté.
Il tira. Une ombre qui se mouvait près de la pièce disparut aussitôt et
Tranquille entrevit un instant le ciel à travers l'embrasure.
—Je crois que celui-là en tient aussi, dit-il en rechargeant son arme.
Soudain il jeta un cri, saisit Marc à bras-le-corps et se laissa tomber avec lui par la trappe ouverte qui conduisait des combles à la coupole.
Comme ils tombaient tous deux sur le plancher, un terrible craquement retentit au-dessus de leur tête, tandis qu'un grand coup de canon ébranlait tout le quartier.
La coupole fracassée par un boulet, vola en éclats et s'abattit avec fracas sur le toit. L'un des deux Bostonnais se précipita tout meurtri à côté d'Evrard et de Tranquille. Le quatrième broyé par le projectile, glissa sur la toiture et s'en alla tomber pantelant dans la cour où il expira sur l'heure.
—Tu m'as sauvé la vie, dit Marc à Tranquille. Je t'en remercie, bien que je ne sache trop si tu m'as vraiment rendu service!
Ils descendaient rejoindre les autres au premier étage, lorsqu'un second boulet éventra l'une des fenêtres, tuant deux ou trois Bostonnais.
—Feu! mes amis, feu sans relâche! cria le capitaine.
A cet instant on entendit dehors un formidable grondement, puis un vacarme d'enfer sur les toits.
Avant qu'on eut le temps d'en reconnaître la cause, une énorme bombe de deux cents livres, tombée sur le palais, passait à travers deux planchers et s'en allait éclater avec un bruit épouvantable au rez-de-chaussée, au milieu de ceux qui s'y étaient retranchés.
Un tumulte indescriptible s'en suivit. Quand le nuage de poussière que le passage de la bombe avait soulevé fut tombé, Marc Evrard et Tranquille s'aperçurent qu'ils étaient seuls au premier étage. Ils descendirent au rez-de chaussée: personne.
—Les lâches! dit Marc qui se pencha au dehors par une fenêtre que les éclats de la bombe avaient défoncée, et aperçut ses gens qui s'étaient réfugiés dans la cour.
Cinq ou six Bostonnais gisaient sanglants dans le grand salon qui avait autrefois été témoin de fêtes somptueuses de l'Intendant Bigot. L'un d'eux se plaignait affreusement. Il avait eu les deux bras emportés. Les autres étaient morts.
Tranquille chargea le blessé sur ses épaules et descendit dans la cour, où Marc Evrard tâchait en vain de persuader à ses hommes de reprendre possession du palais et de s'y maintenir.
Cependant l'on continuait à faire feu de la place sur l'Intendance, et il y avait à peine un quart-d'heure que les Bostonnais avaient quitté le palais, lorsqu'une pièce d'artifice y vint mettre le feu. En quelques minutes l'on vit briller de sinistres lueurs à travers les fenêtres, et bientôt l'édifice entier s'embrasa.
La nuit tombait lorsque Marc Evrard reçut un message dans la cour de l'Intendance, où il avait du moins forcé ses hommes à rester, menaçant de casser la tête au premier qui ferait mine de bouger. Arnold lui enjoignait de se replier dur le quartier-général.
Le capitaine Evrard reprit, encore plus triste que le matin, et avec une dizaine d'hommes de moins dans sa compagnie, le chemin qui conduisait à son cantonnement.
Les trois batteries de Bostonnais s'étaient tues, mais l'artillerie des assiégés tonnait encore sur les hauteurs de la ville.[14]
[Note 14: Selon Sanguinet l'on tira ce jour-là de la ville cent cinquante coups de canon et sept grosses bombes de deux cent cinquante livres, tandis que les Bostonnais lancèrent à peine une quarantaine de boulets sur la place, dont vingt-huit petites bombes de dix-huit livres seulement.]
A mesure que s'épaississaient les ténèbres de la nuit, les lueurs de l'incendie grandissaient dans l'espace. Trois grandes colonnes de flamme s'élevaient au-dessus des faubourgs et du Palais et se réunissaient là-haut dans un immense nuage rouge, dont les lueurs sanglantes allaient empourprer les hauteurs neigeuses de Lorette et de Charlesbourg, et colorer au loin les dernières cimes des Laurentides.
Pendant cette nuit désastreuse, les deux faubourgs qui comprenaient près de deux cents maisons, ainsi que l'ancien palais des intendants français, furent complètement réduits en cendres.
CHAPITRE SIXIÈME
LA NUIT DU 31 DÉCEMBRE, 1775
Les deux partis restèrent dans une inaction presque complète jusqu'au dernier jour de décembre. On se canonna bien de part et d'autre; mais dans la ville on craignait si peu l'artillerie des Bostonnais "que les femmes et les enfants se promenaient dans les rues et sur les remparts à l'ordinaire".[15]
[Note 15: Mémoires de Sanguinet.]
La dissension allait croissant parmi les officiers Américains, et leurs soldats commençaient à déserter. Aussi le général Montgomery songea-t-il qu'il était temps d'arrêter tous ces désordres en donnant un assaut décisif. Il attendit une nuit favorable.
Celle du trente-et-un décembre parut propice. Le temps était sombre et il tombait une neige épaisse fouettée par un vent violent que devait amortir le bruit des armes. Sur les deux heures du matin toutes les troupes étaient rangées en bataille. Les forces des assiégeants pouvaient se monter alors à près de quatorze-cents hommes, les Bostonnais ayant reçu quelque renfort de Montréal et des Trois-Rivières depuis le commencement du mois.
Montgomery harangua ses soldats qui, pour se reconnaître au milieu des ténèbres et de la mêlée, avaient mis sur leurs chapeaux, le uns de petites branches de pruche et les autres des écriteaux portant cette devise: "Victoire et liberté ou la mort!"
Il divisa ses troupes en quatre corps. Le premier, commandé par le colonel Livingston, devait simuler une attaque du côté de la porte Saint-Jean; le major brown avait pour mission de menacer la citadelle avec le deuxième corps; le colonel Arnold à la tête de quatre cent cinquante hommes avait ordre d'enlever les barricades de la rue Sault-au-Matelot, tandis que le général Montgomery se chargeait d'emporter lui-même les postes de Près-de-Ville et de la rue Champlain. Arnold et Montgomery devaient se joindre ensuite à la basse ville et marcher ensemble sur la ville haute qu'ils croyaient ouverte de ce côté.
Montgomery, à la tête de la plus forte colonne d'attaque, descend par la côte du Foulon et s'avance en ordre de bataille jusqu'à l'anse des Mères où il s'arrête un instant pour lancer deux fusées, signal qui doit avertir les trois autres divisions de marcher à l'assaut. Il est quatre heures.
Le général continue d'avancer avec ses sept cents[16] hommes. Le défilé se resserre de plus en plus, et les assaillants ne peuvent marcher que deux ou trois de front. A leur droite mugit le fleuve dont les vagues soulevées par la tempête déferlent violemment sur la plage en jetant des glaçons jusque sous les pieds des soldats. A gauche se dresse la masse énorme et noir de la falaise qui, en cet endroit tombe perpendiculairement. Aveuglés par la neige qui leur fouette la figure, embarrassés par les glaçons qui encombrent la voie, les Bostonnais n'avancent que lentement. Le premier en avant de tous, Montgomery les encourage de la voix et de l'exemple.
[Note 16: Hawkins, Picture of Quebec.]
Le jour se lève et l'on commence à entrevoir la barricade qui ferme le défilé de Près-de-Ville, ainsi qu'un hangar qui se dresse au sud du sentier et se détache encore indécis sur le fond noirâtre du fleuve. Chacun amortit le bruit de ses pas et l'on continue d'approcher. A cinquante verge de la barrière, Montgomery commande la halte. On s'arrête, on écoute. Rien que le clapotage des vagues et les sifflement du vent contre les saillies de roc.
L'un des officiers d'état-major s'offre à aller reconnaître le poste. Seul il s'avance et vient s'arrêter à quelques pas seulement de la barricade. Aucun mouvement au dedans, partout le silence.
Le coeur palpitant de joie et d'espoir, il revient en grande hâte vers le général et lui dit rapidement à voix basse:
—Ils dorment tous!
—Hourra! en avant! crie Montgomery.
Et tous s'élancent au pas de charge vers la barrière.
Ils n'en sont plus qu'à vingt pas, lorsque la barricade vomit une décharge de mitraille. Les premiers rangs des Bostonnais sont broyés, balayés, par cet horrible feu d'enfilade. Éblouis par l'éclair, aveuglé par la fumée, ceux qui suivent s'arrêtent frémissants d'épouvante. Le colonel Campbell, qui se trouvait aussi en avant, n'aperçoit plus son chef Montgomery.
—Général! où êtes-vous? s'écrie-t-il avec angoisse.
Seuls les cris des blessés et le râle des mourants qui se tordent sur la neige, lui répondent.
Une seconde volé de mitraille part de la barricade et renverse d'un seul coup ceux qui se trouvent en deçà du tournant de la falaise. Deux ou trois à peine se relèvent tout sanglants, et, affolés, se rejettent en désordre sur le gros de la colonne.
La panique s'empare de tous. Le sauve-qui-peut est général, et, culbutant les uns sur les autres, les Bostonnais s'enfuient éperdus vers le Foulon.
Ce poste de Près-de-Ville était défendu par quarante-sept hommes, dont trente Canadiens-Français sous le commandement du capitaine Chabot et du Sieur Alexandre Picard, huit miliciens et neuf marins Anglais servant comme artilleurs sous le capitaine Barnsfare, maître d'un transport retenu dans la rade. Le pignon du hangar qui s'élevait à côté de la barricade avait été percé et l'on avait mis neuf canons en batterie dans cette embrasure. On faisait bonne garde au poste et l'on avait vu venir les Bostonnais. Le Capitaine Chabot qui en fut aussitôt prévenu donna l'ordre de ne faire aucun bruit et de les laisser s'approcher davantage. Les artilleurs, mèches allumées, se tenaient cachés près des pièces chargées d'avance à mitraille. Quand les assaillants ne furent plus qu'à une vingtaine de pas, chabot commanda le feu. Les neuf canons tonnèrent avec l'effet terrible que nous avons vu. [17]
[Note 17: Nos historiens ne s'accordent pas sur le nombre d'hommes que les Bostonnais perdirent en cette occasion. Garneau mentionne treize morts, en comprenant le général Montgomery. Hawkins n'en compte pas plus, tandis que Sanguinet, qui écrivait à cette époque et que nos écrivains se plaisent d'ailleurs à suivre, dit que l'on trouva trente-six hommes tués près de la barrière ainsi que quatorze blessés, sans compter ceux qui se noyèrent en se sauvant. J'incline d'autant plus à me ranger du côté de Sanguinet que ce qu'il avance se trouve corroboré par le témoignage d'une personne qui vivait lors du siège et demeurait à Près-de-Ville dans la maison la plus proche, en deçà de la barricade. Voici ce que cette personne—elle avait quinze ans lors du siège de 1775—raconta à M. le docteur Wells, à l'âge de quatre-vingt-douze ans. Elle était très-intelligente, et, malgré son grand âge, me dit le docteur, elle jouissait de la plénitude de ses facultés. Son nom de fille était Mariane Marc:
"Le trente-et-un décembre, à cinq heures et demie du matin, disait-elle, nous allions sortir nos cuves de la cave quand un effroyable coup de canon fit trembler la maison. Épouvantées nous nous sauvons dans la et nous fourrons sous les cuves. Nous y restâmes longtemps. Enfin vers sept heures et demi nous sortîmes de notre cachette et nous nous hasardâmes à ouvrir la porte. Un vieillard passait qui nous dit qu'on avait tiré le canon et qu'on en ignorait encore le résultat. Dans le courant de la matinée nous vîmes passer dix-huit voitures recouvertes de prélarts et chargées de Bostonnais qui avaient été tués en avant de la barrière."
En admettant, d'après le témoignage de Mariane Marc, que chaque voiture portât deux cadavres—ce qui est le me moins que l'on doit supposer—nous nous rencontrons justement avec Sanguinet qui prétend qu'il y eut trente-six Bostonnais tués à cette affaire de Près-de-Ville.]
Après avoir été chaudement reçus par les troupes chargées de défendre les remparts, Livingston et Brown, dont l'attaque n'était d'ailleurs qu'une feinte, s'étaient repliés sur le quartier général. Il ne nous reste donc plus qu'à rejoindre la division d'Arnold et à développer les péripéties du combat de la rue Sault-au-Matelot qui fut le plus meurtrier, le plus long, le plus émouvant et le plus décisif de toute la nuit.
Aussitôt qu'il avait aperçu, par-dessus les hauteurs du faubourg Saint-Jean, les fusées lancées par Montgomery, le colonel Arnold s'était mis en marche avec sa division. Il allait à la tête de la colonne, ayant à son côté Marc Evrard qu'il avait nommé officier de son état-major, autant pour s'attacher le jeune homme, qu'il estimait beaucoup, que pour s'attirer la sympathie des Canadiens, et faire taire la jalousie des soldats de la compagnie d'Evrard qui murmuraient hautement de se voir commandés par un étranger.
Ils traversèrent sans obstacle le faubourg Saint-Roch et le quartier du Palais qui étaient tout-à-fait déserts, et, après avoir longé le Parc, débouchèrent dans la rue Saint-Charles.
On sait que la rue Saint-Paul n'existait pas alors et que la marée venait presque baigner la base du roc, ne laissant au pied du précipice que l'étroit passage qui existe encore en arrière de la rue Saint-Paul, en bas de la porte Hope. A cet endroit le rocher forme en tombant une saillie considérable; là s'élevait la première barricade, barrant l'extrémité de la vieille rue Sault-au-Matelot.
Bien que les Bostonnais avançassent le plus doucement possible, on les entendit ou on les aperçut de la haute ville; car à peine le colonel Arnold, en arrivant à la première barrière, allait-il en donner l'assaut, que la fusillade éclata du haut des remparts.
Ces premiers coups de feu firent beaucoup de mal aux assaillants. Une balle vient frapper à la jambe Arnold, qui tombe à la renverse. On s'empresse autour de lui, Marc Evrard le premier. Au même instant une seconde décharge de mousqueterie part de la haute ville et renverse Evrard tout sanglant auprès du colonel.
Un homme se précipite hors des rangs et se jette, désespéré, vers le jeune homme qui fait d'inutiles efforts pour se remettre sur pied.
—Vous êtes blessé! monsieur Marc, s'écrie Tranquille en le soutenant avec une tendresse indicible.
—Oui, Célestin. La fatalité me poursuit!
Incapable de faire le moindre mouvement et voyant qu'il sera plus nuisible qu'utile aux siens, Arnold demande à être transporté à l'Hôpital-Général, et ordonne qu'on emporte Evrard en même temps que lui.
Il a remis le commandement de l'avant-garde au capitaine Morgan, ancien perruquier de Québec, mais officier plein de bravoure.
Déjà Tranquille enlevait dans ses bras Marc à moitié évanoui et l'emportait à lui seul, lorsque le colonel l'arrêta du geste:
—Mon ami, dit-il au Canadien, je sais tout l'intérêt que vous portez à votre maître et combien vous désirez le rendre vous-même à l'Hôpital-Général; mais vous pouvez nous être ici de la plus grande utilité. M. Evrard et vous étiez les deux seules personnes en état de nous conduire dans ces rues tortueuses et noires. Maintenant que votre maître est blessé vous seul restez pour guider nos troupes.
—Que le diable emporte vos troupes! s'écria Tranquille avec colère.
Ces cris ranimèrent un instant Marc Evrard qui saisit aussitôt la cause de cette altercation et dit au Canadien:
—Au nom de mon père que tu aimas tant, Célestin, au nom de tout ce que j'ai de plus cher au monde, je te supplie d'obéir au colonel!
—Moi, Célestin Tranquille, vous abandonner ainsi! Que le diable étrangle plutôt tous les Bostonnais.
Evrard fit un effort suprême qui le dégagea à demi des bras de
Tranquille auquel il dit d'une voix que la douleur rendait haletante:
—Si tu ne m'écoutes pas je refuse de me laisser panser, ou j'arrache de ma blessure tout appareil qu'on y mettra!
Tranquille parut hésiter. Arnold lui dit:
—Je vous donne ma parole, mon ami, que votre maître sera traité avec le plus grand soin, et sous mes yeux.
Sur un signe du colonel deux homme s'approchèrent et s'emparèrent de
Marc Evrard qui murmura d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme:
—Du courage, mon bon Célestin, et si tu veux que je me laisse vivre, fais-moi ce dernier sacrifice…
Tranquille lâcha prise en essuyant une grosse larme qui roulait sur sa joue rugueuse.
Les rangs s'ouvrirent au-devant d'Arnold et de Marc Evrard que l'on emporta à l'Hôpital-Général.
Toute cette scène s'était passée en quelque secondes, et Tranquille avait à peine vu disparaître son infortuné jeune maître que déjà le capitaine Morgan entraînait ses gens à l'assaut. Le Canadien bondit à côté de lui en s'écriant:
—Mille massacres! malheur au premier que je rencontre!
Et dépassant tous les autres il s'élance le premier sur la barricade en s'aidant des mains et des pieds. La sentinelle l'aperçoit et fait feu sur lui. Elle a tiré trop vite et la balle siffle à l'oreille de Tranquille qui se donne un dernier élan et saute sur la barrière. Mais le factionnaire a eu le temps de saisir son arme par le canon et frappe le Canadien d'un violent coup de crosse à la tête.
Malgré sa force herculéenne Tranquille chancelle et s'abat en murmurant:
—Pas de chance!
Et il reste étendu sans mouvement.
Le capitaine Morgan, qui venait après lui, a saisi le moment où la sentinelle frappait Tranquille pour passer son épée au travers du corps du factionnaire qui s'affaisse en jetant un cri d'appel. Dans un instant la barrière se couvre de Bostonnais qui sautent en dedans et courent au poste où la garde, commandée par le capitaine McLeod, des Royal Emigrants, est désarmée sans coup férir.
McLeod, raconte Sanguinet fut averti par les factionnaires de l'approche des Bostonnais. Il feignit de n'en vouloir rien croire. La garde voulut prendre les armes, il s'y opposa; de manière que les Bostonnais s'emparèrent de la barrière, ainsi que des canons qui étaient sur un quai et firent tout la garde prisonnière. Alors le capitaine McLeod feignit d'être saoul et se fit porter par quatre hommes. Il y avait tout lieu de croire qu'il avait quelque intelligence avec les Américains. Il fut mis ensuite aux arrêts jusqu'au printemps par les autorités anglaises.
Le capitaine Morgan avait vu tomber Tranquille. A peine fut-il maître du poste qu'il donna l'ordre de chercher le Canadien. On le retrouva tout couvert de sang en ne paraissant donner aucun signe de vie. Morgan s'emporta, jura, cria que c'était vraiment jour de malheur. Mais cela ne ranima point ce pauvre Tranquille, et Morgan resta sans guide. Il lui fallut suspendre sa marche jusqu'au jour.[18]
[Note 18: Historique.]
Bientôt après la prise de la barrière, le lieutenant-colonel Green le rejoignit avec le reste de la colonne qui occupa seulement quelques maisons en dedans de la barricade. Il se passa alors une scène assez curieuse.
Les premiers bruits de l'attaque des assiégeants du côté de la campagne et sur la barricade de la rue Sault-au-Matelot, avaient été entendus dans la haute ville. Aussitôt l'on sonna les cloches à toute volée, tandis que les tambours battaient le rappel. Chacun se leva et courut aux armes. Les écoliers et quelques citoyens qui étaient de piquet cette nuit-là, descendent dans la rue Sault-au-Matelot où l'on devait se rassembler en cas d'alerte, poussent jusqu'à la barrière la plus avancée, et tombent au milieu des Bostonnais qui les entourent et leur tendent la main en leur criant:
—Vive la liberté!
Ces pauvres gens restèrent ahuris! Quelques écoliers alertes s'échappèrent, mais on s'empara des moins ingambes et on les désarma.
Le premier qui se rendit fut Nicolas Cognard, personnage de notre connaissance qui, par hasard, se trouvait cette nuit-là de service. A peine se vit-il entouré d'ennemis qu'il se saisit brusquement de son mousquet… et le présenta au premier Bostonnais venu en lui disant:
—Mon bon Monsieur, ne me faites pas de mal… Je suis un homme inoffensif… Je n'ai jamais tiré un seul coup de fusil…
La peur lui faisait claquer les dents.
—Ce n'est pas de ma faute, voyez-vous… si je me trouve ainsi armé au milieu de braves citoyens américains… Le général Carleton nous tyrannise, nous, pauvres Canadiens, et, l'un des premiers, malgré mon âge avancé, il m'a forcé à prendre les armes contre vous…, moi dont toutes les sympathies ont toujours été pour votre cause… Menacé des derniers tourments, j'ai dû paraître céder et monter la garde avec les autres… Mais, encore une fois, je vous assure que ce fusil n'a jamais fait de mal à personne… Non, sur mon honneur, monsieur l'officier!
Le soldat à qui il s'adressait n'entendait pas un mot de français, mais il vit aisément qu'il avait affaire à un homme de bonne volonté et le désarma en souriant. Le capitaine Morgan avisant Cognard qui se confondait devant le soldat, lui tendit la main et lui dit:
—Vous êtes donc des nôtres, Monsieur?
—Qui, général, à bas l'Angleterre! vive le Congrès! cria Cognard de toute la force de son aigre voix de fausset.
Les écoliers qui avaient pou s'échapper étaient remontés a la haute ville en toute hâte. Ils arrivèrent à la course sur la place d'armes, où toute la garnison était déjà rassemblée, en criant que les ennemis étaient dans la rue Sault-au-Matelot.
Carleton crut d'abord ces enfants sous l'effet de quelque aveugle panique. Il donna l'ordre au colonel McLean de courir à la basse ville afin de savoir au plus tôt la vérité. Ce dernier revint en criant à tue-tête que de fait les ennemis étaient dans le Sault-au-Matelot, et qu'ils s'étaient emparés de la première batterie et de toute la garde qui la défendait.
—"Citoyens, dit alors Carleton, voici le moment de montrer votre courage. Prenez confiance, je reçois à l'instant un message de Près-de-Ville qui m'annonce que le corps d'armée qui a tenté d'enlever la barrière vient d'être repoussé avec perte. On croit même que le commandant ennemi est parmi les morts. Quant à l'attaque du côté de la campagne elle n'a rien de sérieux et les assaillants ont déjà battu en retraite.—Major Nairne et vous, capitaine Dambourgès, prenez deux cents hommes et descendez à la basse ville pour soutenir ceux qui défendent la dernière barricade. Vous, capitaine Laws, à la tête de votre détachement du 7e, sortez par la porte du Palais et allez prendre l'ennemi en queue dans la rue Sault-au-Matelot. Le capitaine McDougal vous appuiera avec sa compagnie. Quant à vous, colonel Dupré [19], restez pour le moment près de moi afin de vous porter, au premier signal, avec vos Canadiens, sur le point le plus menacé."
[Note 19: Le colonel LeComte Dupré qui commandait les Canadiens-Français, se distingua lors du siège de 1775, et son nom fut mis en tête de la liste d'honneur que le général Carleton envoya au Secrétaire d'État, Lord Germaine, après la retraite des Américains. Parmi les Canadiens signalés l'on remarque encore, dans les dépêches, les noms du major L'Écuyer et des capitaines Bouchette, Laforce et Chabot. Hawkin's Picture of Quebec.]
Le jour se levait. Lorsque Nairne et Dambourgès arrivèrent à la basse ville, les Américains avaient occupé la rue Sault-au-Matelot dans l'espace de deux cents pas jusqu'à la seconde barrière qui, en arrière de la maison servant aujourd'hui de bureau à M. A. Campbell et à M. Jacques Auger, interceptait toute communication avec le reste de la ville basse. La rue Saint-Jacques n'existait pas encore et la mer venait battre le quai de Lymburner, en arrière. Ce quai, avec la maison de Lymburner, bâtie à l'endroit où s'élève aujourd'hui la banque de Québec, étaient défendus par quelques pièces de canon.
Les Bostonnais s'étaient retranchés dans les maisons qui s'étendaient de chaque côté de la rue Sault-au-Matelot, et dans cet étroit défilé qui conduit de la base du rocher à la porte Hope. La projection de la balaise protégeait ces derniers contre le feu des canons de la barrière. "Ainsi placés, dit Garneau, les combattants formaient un angle, dont le côté parallèle au cap était occupé par les assaillants, et le côté coupant la ligne du cap à angle droit et courant au fleuve, était défendu par les assiégés qui avaient une batterie à leur droite."
Avant l'arrivée de Nairne et de Dambourgès amenant du secours au capitaine Dumas qui commandait le poste menacé, les assiégeants se seraient peut-être emparés déjà de la seconde barrière, sans le dévouement d'un Canadien fort brave et robuste nommé Charland, qui, au milieu des balles, s'avança sur la barricade et tira en dedans les échelles que les Bostonnais y appliquaient pour la franchir.
Il était temps de prendre l'offensive et d'attaquer les maisons prises par l'ennemi, surtout celle qui faisait le coin de la barrière, et par les fenêtres de laquelle les Bostonnais tirait sur les nôtres à feu plongeant.
Le capitaine Dambourgès et les Canadiens sautent dans la rue, en dehors de la barricade, et vont appliquer contre cette maison les échelles enlevées aux assaillants. Dambourgès grimpe jusqu'à la fenêtre du pignon, lâche son coup de fusil, s'élance à l'intérieur et fonce avec sa baïonnette dans une chambre occupée par les Bostonnais. Les Canadiens l'y suivent et tombent à grands coups sur les ennemis. A la vue de ces enragés qui frappent ferme et dru, les Américains perdent la tête, jettent leurs armes et se sauvent dans le grenier ou dans les caves.
Ce fut le commencement de la déroute de la division Arnold. Excités par ce succès les Canadiens continuent à traquer les Bostonnais qu'ils délogent de maison en maison, en les refoulant sur la barrière du bout de la vieille rue Sault-au-Matelot.
Le capitaine Laws n'avait guère plus perdu son temps. Sorti par la porte du Palais pour attaquer les ennemis en queue et leur couper le chemin au cas où il viendraient à battre en retraite, Laws entre dans une maison où la plupart des officiers américains délibéraient sur le parti qui leur restait à prendre, et tombe inopinément au milieu d'eux. On l'entoure en le menaçant de mort.
—Messieurs, dit froidement Laws, regardez dans la rue. Je suis à la tête de douze cents hommes, et, si vous ne vous rendez à l'instant même, sur un signe de moi on vous massacre tous!
Ceux-ci remarquent en effet qu'il y a beaucoup de monde dans la rue, sans qu'ils en puissent pourtant préciser le nombre, et se rendent prisonniers.
Laws n'avait pas deux cents hommes avec lui.
Refoulés en tête, pressés à l'arrière-garde, cernés de toutes parts, les
Américains ne se défendent plus que mollement, tandis que le feu des
Canadiens redouble d'intensité.
Alors un homme qui ne se sentit pas du tout à son aise, ce fut M. Nicolas Cognard retenu prisonnier par les ennemis et pris entre deux feux. Non, jamais mortel n'eut une frayeur semblable. Tant que les Américains avaient été maîtres de la rue Sault-au-Matelot, Cognard était tranquillement resté à l'abri des balles dans l'une des maisons occupées par l'ennemi. Mais lorsque la déroute des Bostonnais commença, ce fut une toute autre chose. Pourchassés de maison en maison, les soldats d'Arnold se répandaient effarés dans cette rue fermée à chaque bout, y tournoyant comme des fauves dans leur cage, et tirant au hasard et souvent les uns sur les autres. La maison ou se tenait Cognard que l'épouvante gagnait de minute en minute, fut l'une des dernières dont s'emparèrent les nôtres. Les Canadiens y étant entrés par la porte, Cognard à que la peur faisait perdre la tête sortit éperdu par la fenêtre avec les Bostonnais.
Un Canadien qui l'aperçut lui lâcha un coup de fusil. La balle pénétra dans la partie charnue qui terminait l'échine du malheureux Cognard. En sentant le coup il poussa un hurlement de douleur et d'effroi. Par surcroît d'infortune, en tombant dans la rue, il alla s'asseoir sur la pointe de la baïonnette d'un Bostonnais que venait de sauter avant lui et n'avait pas encore eu le temps de se relever.
Alors, dominant le tumulte de la bataille, s'élevant au-dessus des détonations de la fusillade et du vacarme de la mêlée, on entendit un cri aigre, déchirant, inouï.
Cette clameur n'avait presque rien d'humain et tenait le milieu entre le couac horripilant que la bouche d'un mauvais plaisant tire de l'anche d'une clarinette en y soufflant à plein poumons, et le braiment mélancolique de l'âne ou le sinistre hurlement d'un chien misanthrope qui se lamente le soir en contant ses chagrins à la lune. Ce cri indéfinissable avait quelque chose de tellement étrange, que, d'un commun accord, le combat cessa un instant des deux côtés. L'on entendit alors une voix lamentable et perçante qui criait dans le plus haut diapason que le gosier de l'homme ait jamais atteint:
—Aie…! aie…! Mon Dieu Seigneur! je suis mort!…
Ceci devenait tellement burlesque qu'un énorme éclat de rire traversa le champ de bataille.
—M'est avis que voilà un particulier bien malade! s'écria, dans l'embrasure d'une fenêtre, le Canadien qui avait tiré sur Cognard en le prenant pour un ennemi. Yankee doodle, tiens-toi bien; nous allons t'en faire voir d'autres encore, mon bonhomme! dit-il en sautant dans la rue pour s'élancer avec ses camarades à la poursuite des Bostonnais qui se massaient de plus vers le bout de la vieille rue Sault-au-Matelot.
Il s'en alla tomber les deux pieds dans le dos de Cognard qui, toujours étendu à plat ventre, redoubla ses cris frénétiques.
—Ah çà! qu'est-ce que tu as donc, toi? dit le Canadien en s'arrêtant près de lui pour recharger son fusil.
Cognard leva vers le Canadien une figure bleuie par l'effarement, et se mit à trépigner des pieds et des mais comme un enfant pâmé.
—Mais veux-tu bien te taire, braillard! on n'entend que toi, ici!
Il lui allongea en même temps un grand coup de pied, car voyant que ce poltron était un Canadien il le prenait pour l'un des combattants et avait honte de l'entendre se lamenter ainsi.
Cognard voulut crier plus haut encore… mais il manqua de vois et s'évanouit…
Comme les nôtres refoulaient de plus en plus les Américains, on entendit du côté des ennemis plusieurs voix qui criaient:
—Ne tirez plus, Canadiens, vous allez tuer vos amis!
L'on crut d'abord à une feinte et nos gens continuèrent à fusiller la masse compacte qui grouillait devant eux. Mais comme les mêmes paroles se répétaient avec plus d'instance parmi les Bostonnais, les nôtre cessèrent le feu et reconnurent quelques-uns de leurs amis qui avaient été faits prisonniers à la garde. Les Bostonnais présentèrent en même temps la crosse de leurs fusils et se rendirent prisonniers.
Le combat avait duré deux heures.
Dans cet engagement nous n'eûmes que dix-sept hommes tués et blessés, dont un seul Canadien-Français perdit la vie, selon que le constatent les registres de N. D. De Québec. Le lieutenant Anderson de la marine royale fut trouvé parmi les morts.
Les Américains eurent vingt hommes tués et une cinquantaine de blessés, et plus de quatre cents prisonniers qui furent, pour le moment, conduits et enfermés au Séminaire. [20]
[Note 20: Voici l'état de la division d'Arnold faite prisonnière dans la rue Sault-au-Matelot:
1 Lieutenant-colonel,
2 Majors,
8 Capitaines,
1 Adjudant,
1 Quartier-Maître,
4 Volontaires
350 Soldats, tous sans blessure;
Et 44 Officiers et soldats blessés,
En tout 426 prisonniers.
]
Les mémoires du temps nous ont transmis le récit de ce combat d'une manière si détaillée, qu'il m'a fallu les suivre de bien près, l'imagination n'ayant guère de champ libre en pareil cas, lorsque l'on tient surtout à ne point fausser l'histoire. Voir les mémoires de Sanguinet, de Badeaux, etc., et l'oeuvre de Garneau.
Dans le courant de cette matinée glorieuse où la capitale dut son salut surtout à la bravoure des se citoyens, le général Carleton, anxieux de savoir si le général Montgomery se trouvait parmi les morts à Près-de-Ville, donna l'ordre à M. James Thompson d'aller explorer l'avant-poste où commandait le capitaine Chabot.
Parmi le nombre de cadavres que l'on tira de sous la neige qui les recouvrait en partie, l'on remarqua trois officier et un sergent. Celui qui paraissait être l'officier supérieur en grade avait reçu deux balles dans la tête et avait en outre une jambe fracassée. Son bras gauche sortait de la neige et semblait faire un signe d'appel désespéré, tandis que le corps restait tordu par un dernier spasme de souffrance, les genoux étant violemment ramenés vers la tête.
Une épée à pommeau d'argent était étendue près de lui. M. Thompson s'en empara et monta au Séminaire afin de demander à quelqu'un des officiers américains de vouloir bien aller identifier avec lui les cadavres relevés à Près-de-Ville.
A peine fut-il entré dans la chambre où se trouvaient les malheureux officiers de la division d'Arnold, que l'un d'eux se mit à fondre en larme. Il avait reconnu l'épée de son général.
Le corps de Montgomery fut transporté dans une maison de la rue Saint-Louis, la seconde en deçà du coin de la rue Sainte-Ursule; elle appartenait à un nommé François Gobert [21]
[Note 21: Cette petite maison, qui existe encore, mais branlant la tête comme un vieillard décrépit, porte aujourd'hui (1875) le numéro 42.]
Dans le courant de la journée le général Carleton ordonna que Montgomery fut inhumé décemment, mais sans aucune démonstration publique. Il fut enterré sous les yeux de M. Thompson, en dedans du bastion Saint-Louis, avec ses deux aides-de-camp—MM. Mcpherson et Cheeseman—que l'on avait trouvés morts à ses côtés—et tous les soldats américains qui avaient été tués durant la nuit précédente. [22]
Ainsi mourut glorieusement à l'âge de quarante ans, Richard Montgomery que la grande république américaine considère à bon droit comme l'un de ses héros. Ayant d'abord servi sous le drapeau britannique, il avait aidé à la prise de Québec, en 1759. Plus tard il se maria avec une Américaine, fille du juge Livingston, adopta les principes politiques de son beau-père, et embrassa la cause de l'indépendance des colonies. Sa fin chevaleresque eut un grand retentissement aux États-Unis, où, en considération de son patriotisme, on lui éleva un monument; tandis que, en Angleterre, les grands défenseurs de la liberté faisaient retentir le Parlement de son éloge [23]
[Note 22: Le corps du général seul fut déposé dans un cercueil, et c'est ce qui permit à M. Thompson de le reconnaître en 1818, lorsque le neveu du général, M. Lewis, vint réclamer au nom des États-Unis les restes d'un parent illustre et malheureux.]
[Note 23: La plupart de ces détails qui concernent la mort de Montgomery sont tirés d'un opuscule de M. J. LeMoine, intitulé "The Sword of Brigadier General Richard Montgomery", et composé en grande partie du journal de M. Thompson.]
CHAPITRE SEPTIÈME
ALICE
Pendant que j'écrivais le récit des évènements tumultueux qui précédent, plus d'une fois il m'a semblé voir le doigt effilé de quelqu'une de mes lectrices tourner rapidement ces feuilles toutes remplies d'un bruit assourdissant de combats, et comme empreintes d'une sombre couleur de sang; à plusieurs reprises j'ai vu se lever vers moi de grands yeux bleus ou noirs, tandis qu'une bouche mutine s'entrouvrait pour me dire:
—Eh mais! quand donc finirez-vous de nous raconter ces affreuses batailles qui ne sont rien moins qu'amusantes, pour nous parler un peu de votre héroïne, à laquelle—il nous faut bien vous l'avouer—nous commencions à nous intéresser quelque peu!
—Vraiment, madame, cet aveu ainsi que votre impatience éveillent en moi quelque orgueil. Cependant vous avez dû prévoir, au début de ce livre, que ce n'était pas la simple histoire d'un amour heureux et paisible dont j'allais avoir l'honneur de vous entretenir, mais bien plutôt d'évènements heurtés, où l'éternel poème de deux coeurs fortement épris l'un de l'autre serait traversé par la plus violente des passions, la jalousie, et par ce terrible fléau, ce châtiment de l'humanité, la lutte à main armée de l'homme contre son semblable. Si donc vous daignez me suivre jusqu'à la fin, il faut vous résigner à passer par toutes les phases de ce récit orageux. Et certes! trop heureux serais-je encore si de ces trois cents pages, une seule vous émouvait au point qu'une de vos larmes vint à y perler, dût votre main impatiente feuilleter le reste du livre, de ce mouvement rapide et dédaigneux que l'on vous connaît lorsqu'un ouvrage a le tort impardonnable de ne vous pas intéresser.
Comme on l'a dit souvent, la seule grande et importante question qui remplisse toute la vie de la femme, c'est l'amour. Chez la jeune fille qui s'ignore elle-même et n'a pas encore ressenti les froissements de la vie réelle, cet irrésistible besoin d'aimer atteint les limites extrêmes de la passion. L'heureux élu de son coeur est tout pour elle, et pour celui qu'elle aime elle abandonnera tout, si l'on veut entraver son amour.
Il me faudrait une plume tombée de l'aile d'Abdiel, cet ange des regrets, pour trouver les mots dignes de rendre tout l'expression de la souffrance d'Alice après qu'elle eût été si violemment séparée de son fiancé. Il y avait en elle deux âmes distinctes: une âme de génie et une âme de jeune fille. Elle avait de ces tristesses profondes comme en éprouverait un ange exilé sur cette terre et qui se souviendrait des cieux. Elle avait aussi des naïvetés d'enfant.
Depuis que Marc Evrard avait été banni de la ville, Alice était complètement restée étrangère à toute préoccupation extérieure. Sa douleur avait élevé autour d'elle comme un rempart qui la séparait du monde. Rien n'existait plus pour elle ici-bas que l'image de son malheureux amants toujours présente à son esprit. Le regard d'angoisse qu'il lui avait jeté en partant était le dernier dont elle se souvint; la pression de sa main la dernière qu'elle eût ressentie, et le son de sa voix le dernier qui eût vibré à son oreille.
James Evil—on se doute bien qu'il s'était hâté de profiter de l'éloignement de son rival—avait beau venir, presque chaque jour, lui parler de ses sentiments pendant de longues heures, non seulement elle ne lui répondait pas, mais elle ne l'entendait point. Elle le voyait si peu même qu'elle était encore à s'apercevoir qu'il manquait une oreille à Evil, perte qui cependant lui faisait une assez odieuse figure à ce digne capitaine et qui, en tout autre temps, aurait valu à l'officier les moqueries de la jeune fille en vain M. Cognard tâchait-il, dix fois le jour, de faire valoir aux yeux de sa fille tous les avantages qu'elle tirerait de son union avec l'officier anglais; en vain le revêche belle-mère, dame Gertrude, lui glissait-elle à demi-voix toutes les allusions perfides que sa langue venimeuse lui suggérait contre Marc, Alice n'entendait rien que la voix éplorée de l'amour d'Evrard, qui chantait tristement dans son coeur.
Souvent, au commencement du siège, elle allait, suivie de sa fille de chambre, errer sur le rempart qui regarde les plaines d'Abraham. Là, tandis que la soubrette effrayée se blottissait à l'abri d'un mur, Alice, debout, le coude appuyé sur le parapet, qu'elle dominait de toute sa tête, la joue appuyée sur ses doigts repliés, passait de longues heures à regarder les deux camps des Bostonnais. Les boulets passaient en hurlant non loin d'elle, et les bombes s'en venaient éclater dans les environs, qu'elle ne daignait même pas le remarquer. Eh! que lui importait la vie si jamais plus elle ne devait le revoir!
Elle s'exposait souvent à tel point que plus d'une fois les artilleurs que faisaient, en cet endroit, le service des pièces, voulurent la persuader de s'éloigner; mais elle les regardait alors d'un air si décidé qu'ils finirent par la laisser tranquille. Souvent les officiers vinrent la contempler à distance en admirant sa taille svelte et finement cambrée; ils ne l'appelaient plus que "la belle amazone".
Evil ne fut pas longtemps à ignorer ces escapades romanesques et accourut un jour auprès de la jeune fille pour la supplier de quitter un endroit si périlleux et surtout de n'y plus revenir. Le regard qu'Alice daigna cette fois laisser tomber sur lui contenait tant de dédain qu l'officier battit en retraite sans oser insister davantage. Reculant de quelques pas il dévora dans un silence farouche la colère qui grondait en lui à la vue de l'amour profond voué à son rival. Car lui aussi aimait Alice: Il l'aimait avec rage!
Le soir du même jour, autant pour se venger de la dédaigneuse Alice que pour l'empêcher de s'exposer encore, Evil condescendit à se plaindre à Madame Cognard—qu'il méprisait de tout son coeur—des imprudentes sorties de sa belle-fille.
Ce soir-là dame Gertrude ne dit rien; mais dans l'après-midi du lendemain quand Alice voulut sortir, madame Cognard se trouva près de la porte.
Jamais bouche de belle-mère n'improvisa pareille semonce. Nous ne la répéterons pas; il nous faudrait tremper notre plume dans du vitriol pour en reproduire toute la virulence.
Alice n'essaya même pas de l'interrompre et garda son grand air de reine qui avait le don d'exaspérer au plus haut point la mégère. Quand à bout d'invectives et le coeur vide de venin, dame Gertrude s'arrêta épuisée, haletante de fureur, Alice lui répondit d'une voix douce et ferme:
—Je ne fais rien de blâmable où je vais, madame, puisque je m'y rends à la vue de tout le monde. D'ailleurs comme le devoir d'une bonne mère est d'accompagner partout sa fille, libre à vous de venir avec moi!
Et, profitant du paroxysme de rage qui paralysait les mouvements de madame Cognard, Alice ouvrit la porte, sortit et se dirigea vers le bastion Sainte-Ursule où elle prit sa place et sa position accoutumées.
On était à la fin de décembre. Une couche épaisse de neige couvrait la plaine à perte de vue, en descendant vers la rivière Saint-Charles et en remontant la vallée jusqu'au pied des Laurentides. Une large bande de nuages d'un rouge violacé zébrait le ciel et se reflétait en demi-teintes sur la neige onduleuse. Au fond de la vallée près du couvent de l'Hôpital-Général, et là-bas, sur les hauteurs de Sainte-Foye et près du bois de Gomin, l'on entrevoyait des taches noires qui s'agitaient en tous sens. De temps à autre un éclair flamboyait au milieu de ces masses confuses, et les bombes des assiégeants, après avoir tracé dans l'air un orbe rapide, venaient s'abattre sur la ville avec un sourd bourdonnement.
Alice, le sein gonflé de muets sanglots, suivait tous les mouvements de ces points noirs qui s'agitaient au loin.
—Où était-il, atome perdu dans l'immensité de cet horizon? Que faisait-il? Le reverrait-elle un jour?
Tel était le cercle fatal et restreint où, durant de longues heures, tournait sa pensée désolée…
Le même soir le père Cognard fit une scène à sa fille.
—J'en apprends de belles sur votre compte, mademoiselle! lui dit-il durement, comme ils allaient se mettre à table.
Madame Cognard s'était empressée de dénoncer à son mari les sorties scandaleuses de sa fille et s'était plainte à lui, en larmoyant, la digne femme, du peu de respect que lui témoignait Alice. Les femmes du caractère de dame Gertrude ont toujours des larmes à leur service. D'où les tirent-elles? Où se trouve chez elles ce réservoir intarissable? On n'a jamais pu le savoir.
Aux premières paroles que lui adressa son père, Alice pressentit un orage et releva la tête.
—Je crois, par ma foi, que vous devenez folle! poursuivit Cognard en haussant la voix. Aller vous exposer ainsi sur les remparts et afficher devant tout le monde votre amour insensé pour un misérable rebelle que le gouverneur a fait chasser de la ville! Eh! mais voulez-vous donc vous perdre à tout damais dans l'esprit des honnêtes gens et de plus compromettre votre malheureux père!… Daignerez-vous au moins me répondre, Mademoiselle! S'écria-t-il, la figure empourprée et s'animant de plus en plus.
Alice, le coeur affreusement serré, ne trouvait rien à dire.
En face de ce mutisme, la colère du père Cognard monta, monta jusqu'à la fureur, et, frappant sur la table un grand coup de poing qui fit sauter les assiettes:
—Vous ne voulez point parler! Soit! Mais je vous signifie, moi, que si vous avez le malheur de retourner sur les remparts, je saurai vous montrer que est le maître ici! Entendez-vous!
Un second coup de poing, plus violent que le premier s'abattit sur la table où toute la vaisselle tressauta bruyamment. Il n'y a pas de pires tyrans avec les femmes que ces hommes lâches qui tremblent devant la menace d'un autre homme.
—Et puis, vociféra Cognard en terminant, vous voudrez bien traiter madame votre mère, ici présente, avec tout le respect qui lui est dû, ou sinon!…
Un troisième coup de poing appuya ces paroles.
Alice que cette colère bruyante—elle y était habituée depuis longtemps—bien loin de l'effrayer, avait ramenée à tout son sang froid, se leva, et calme, digne:
—Puisque vous l'ordonnez, mon père, dit-elle, je ne sortirai plus. Mais sachez bien ceci: c'est que d'arracher de mon coeur l'amour que j'ai voué à un infortuné, victime d'une atroce calomnie—amour que vous avez d'abord encouragé, mon père—vous n'en avez maintenant ni le droit ni la puissance! Cet amour me vient de Dieu qui en fera ce qu'il voudra. Quant à madame, si elle veut être respectée, qu'elle se respecte d'abord elle-même en me traitant avec les égards qui sont dus à votre fille.
Et Alice se retira.
Le père Cognard cassa deux assiettes, et de rage dame Gertrude éclata en sanglots spasmodiques.
Alice regagna sa chambre qui était située à l'étage supérieur et se jeta sur son lit où, toute sa fermeté l'abandonnant soudain, elle fondit en larmes.
Se fille de chambre qui avait eu connaissance de l'altercation la rejoignit aussitôt, et s'agenouilla près du lit d'Alice en tâchant de la consoler.
Une souffrance identique rapproche les infortunés, Lisette aussi était frappée d'un amour malheureux. Elle aimait Tranquille qui s'était volontairement exilé avec Marc Evrard. Elle s'empara de la main de sa maîtresse. Longtemps elles pleurèrent ensemble sans se dire un mot. Les douleurs muettes ne sont pas celles que se comprennent le moins.
Il y avait plus d'une heure qu'elles mêlaient ainsi l'amertume de leurs larmes, lorsqu'on entendit craquer les marches de l'escalier. Un moment après la voix grincheuse de dame Gertrude se fit entendre de l'autre côté de la porte qu'on se garda bien d'ouvrir:
—Que faites-vous donc, Lisette? Vous n'êtes bonne qu'à flâner partout.
Votre maîtresse doit avoir fini de vos services?
—Je l'aide à se déshabiller, répondit Lisette avec cette intonation sèche que savent prendre les serviteurs quand ils se savent supportés en arrière.
—Dépêchez-vous alors, impertinente, on a besoin de vous.
Et madame Cognard redescendit l'escalier en grommelant
—Tu vas m'aider à me mettre au lit dit Alice. Je suis brisée!
Quant elle eut couché sa maîtresse, avec tous ces petits soins dont seules les femmes ont le secret, Lisette allait s'éloigner quand Alice la rappela:
—Donne-moi mon piéchon, dit-elle, j'ai les pieds froids comme glace.
Le piéchon était une invention d'Alice et qui révélait d'une manière charmante le côté juvénile du double caractère de la jeune fille.
C'était un tout petit manchon qui, du temps qu'il était neuf, avait protégé, à la promenade, les mains délicates d'Alice contre les morsures du froid. Maintenant qu'il était un peu passé, elle s'en servait la nuit pour réchauffer ses pieds froidis. Et voilà comment le manchon était devenu piéchon. L'expédient était neuf et le mot pittoresque.
Quand le manchon fut introduit sous les draps, Alice fourra dans l'ouverture étroite et chaudement entourée d'une ouate épaisse, ses petits pieds blancs délicatement veinés de bleu, aux ongles polis et nacrés, pieds mignons qui se blottirent dans ce réduit duveteux en palpitant comme deux tourterelles, lorsque, surprises par un vent glacé, elles accourent se tapir dans le mol édredon de leur nid.
Restée seule, Alice sentit sa pensée monter et planer dans le vague de ces rêveries profondes qui, bien que des plus noires, ne sont cependant pas sans charmes. "La mélancolie n'est-elle pas le plaisir de ceux qui n'en ont plus?" a dit un auteur aussi délicat analyste du coeur de l'homme que charmant écrivain. [24] Nous ne saurions la suivre dans le vol infatigable de son inquiète pensé. Qui jamais pourra suivre l'essor des rêveries d'une jeune fille, et apprécier l'immensité du trésor de dévouement contenu dans un être aussi frêle?…
Quelques jours plus tard eut lieu le combat de la rue Sault-au-Matelot. M. Cognard dont nous avons raconté les mésaventures, fut rapporté chez lui sur une civière.
En le voyant tout couvert de sang Alice fut frappée d'une anxiété poignante. Car après tout elle aimait son père.
Quant à madame Cognard, elle cria, feignit de s'arracher les quelques cheveux qui lui restaient, et eut une de ces crises de nerfs que les femmes de son acabit ont rendus classiques.
Mais M. Lajust [25] chirurgien du temps, vint bientôt rassurer Alice. Après avoir pansé les deux blessures de Cognard, il assura qu'elles n'avaient absolument rien de dangereux et que son patient serait sur pied en moins d'un mois, mais qu'il s'écoulerait encore plusieurs semaines avant qu'il pût s'asseoir sur la dure.
[Note 24: Charles Nodier dans les Proscrits.]
[Note 25: Voyez les mémoires de P. de Sales Laterrière.]
Tandis qu'Alice, un peu consolée, regagnait sa chambre, madame Gertrude s'installait, en arrêtant bruyamment le dernier flot de ses larmes.
Alice était à peine rentrée chez elle que Lisette vint la trouver.
—Mademoiselle! dit-elle en accourant tout essoufflée, on dit qu;'une partie de l'armée des Bostonnais a été faite prisonnière. Si vous me le permettez je vais aller aux renseignements afin d'avoir des nouvelles de M. Evrard.
—Et de Célestin? repartit Alice qui sourit au milieu de ses larmes.
Et puis avec angoisse:
—Pourvu, mon Dieu! qu'il ne lui soit pas arrivé malheur! Va, Lisette, et reviens bien vite!
La soubrette partit comme un trait.
Elle n'apprit que bien peu de choses en ville, sinon que tous les prisonniers américains étaient gardés au Séminaire. La brave fille, qui du reste craignait peu de se compromettre de la sorte, y alla tout droit. Plusieurs citoyens de la ville gardaient les prisonniers. Malgré ses supplications Lisette ne put communiquer avec aucun des captifs.
Cependant elle insista si longtemps auprès de l'un des gardiens, qui était un ouvrier de sa connaissance, que celui-ci consentit à aller aux informations. Au bout d'une demi-heure d'absence, il revint avec ces quelques renseignements qu'il avait arrachés par bribes d'un officier américain que entendait un peu le français:
Un jeune Canadien, de Québec, petit de taille et pâle, avait, au commencement du mois, pris du service dans la division d'Arnold qui, après avoir reconnu en lui un jeune homme instruit et décidé, l'avait fait officier… Ce jeune homme avait été blessé à la jambe au commencement du combat, en même temps que le colonel Arnold. Tous deux avaient été emportés à l'Hôpital-Général… Arnold avait promis que son jeune ami serait traité avec la plus grande attention… Quant au serviteur du jeune officier—un Canadien aussi,—sa grande taille et sa force extraordinaire l'avaient fait remarquer de tous les Bostonnais. Il avait reçu un coup de crosse à la tête… Ramassé sans connaissance sur la barricade, il avait donné signe de vie comme on le jetait parmi les morts… Il avait alors été amené au Séminaire avec les autres prisonniers… Le chirurgien qui avait visité sa blessure ne désespérait pas de le sauver…
Bien vite Lisette avait reconnu qu'il s'agissait de Marc Evrard et de Tranquille. Le coeur serré, mais non sans espoir elle reprit le chemin du logis de sa maîtresse.
Comme elle traversait la grande place du marché, elle s'arrêta court, et, introduisant sa main dans la poche de sa robe, elle y chercha quelque objet dont elle reconnut aussitôt la présence avec une évidente satisfaction.
Elle changea de direction, et, d'une allure plus rapide, s'en alla frapper à la porte du docteur Lajust.
On la fit entrer. Le médecin était de retour de chez M. Cognard et se trouvait seul.
—Qu'y a-t-il à votre service, mon enfant? lui demanda-t-il en la reconnaissant pour l'avoir souvent vue chez Cognard dont il était le médecin ordinaire.
Lisette tira de sa poche le louis d'or que Marc lui avait fait donner par Tranquille, et le présenta au docteur.
—Veuillez donc me dire, Monsieur, fit-elle en rougissant jusqu'au front, si l'on meurt d'un coup de crosse de fusil sur la tête?
—Cela dépend du plus ou moins de violence du coup et de la vigueur de la constitution de celui qui le reçoit, répondit en souriant le médecin. Cependant je puis vous dire qu'une blessure à la tête, dont on ne meurt pas sur le champ, est rarement mortelle. On en guérit même assez vite.
—Oh! merci! dit Lisette qui essaya de glisser le louis d'or dans la main du docteur.
Mais celui-ci le repoussa doucement.
—N'est-ce que cela? demanda-t-il.
—Pardon, Monsieur le docteur, reprit Lisette enhardie, mais si ce n'est pas abuser de votre bonté, veuillez donc me dire encore si une balle reçue dans la jambe fait une blessure dangereuse?
—Diable! s'écria M. Lajust, il paraît que le malheureux garçon auquel vous vous intéressez est joliment endommagé! Eh bien généralement ces sortes de blessures guérissent assez facilement, pourvu toutefois qu'elles soient bien soignées.
—Merci, oh! merci pour ces bonnes paroles! s'écria Lisette dans une sympathique explosion de joie.
Et elle offrit de nouveau sa pièce d'or au docteur.
Celui-ci la lui rendit et lui dit:
—Non vraiment! je l'aurais trop aisément gagnée! Mais dites-moi donc pourquoi ou pour qui me demandez-vous cela.
—Oh! répondit Lisette, ceci est mon secret!
—Oh! dans cas, gardez-le, mon enfant. C'est du reste le devoir d'un médecin de respecter les secrets.
En voyant que Lisette se retirait:
—Bonjour, la belle enfant, dit en la reconduisant le galant docteur.
—Merci mille fois, monsieur fit Lisette avec une révérence.
Elle vola plutôt qu'elle ne courut chez sa maîtresse qui l'attendait depuis deux heures avec un impatience extrême.
Nous n'assisterons pas à l'entretien de la soubrette et d'Alice, car vraiment cela mènerait trop loin.
Ajoutons seulement que lorsqu'une heure plus tard, Lisette appelée pour le service de la maison quitta sa maîtresse fort affligée des nouvelles qu'elle venait d'apprendre, la soubrette murmura, à part soi, en descendant rapidement:
—Je veux bien coiffer sainte Catherine si je n'ai pas vu Célestin avant quinze jours!