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La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

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CHAPITRE HUITIÈME

CE QUE FEMME VEUT

Après les échecs désastreux du 31 décembre, l'armée américaine, considérablement affaiblie par la capitulation de toute la division d'Arnold, recula sa ligne de circonvallation à près de deux milles de la ville assiégée. Quoique privés de plus du tiers de leurs forces, les Bostonnais n'en continuèrent pas moins le blocus.

On ne sait ce dont il faut le plus s'étonner dans ce siège, ou de la folie des assiégeants ou de la timidité du général Carleton qui n'osa jamais, avec les forces supérieures dont il pouvait disposer, faire une sortie qui eût certainement écrasé la petite armée des Bostonnais et déterminé la levée immédiate du siège. C'est assez généralement l'habitude de l'histoire de reporter toute la gloire d'une guerre, d'un siège, d'une campagne, sur le commandant en chef; à tel point que, lorsqu'on lit le récit de ces grands faits d'armes qui ont fait retentir les siècles des temps modernes et de l'antiquité, on ne songe presque jamais à se rendre compte des difficultés vaincues par les soldats dont la bravoure assure, après tout, le gain des batailles. Les auteurs, habitués depuis longtemps à ne célébrer que le génie, plus ou moins réel, du général, font tellement converger avec lui tous les rayonnements de la gloire, que nous nous laissons habituellement entraîner après eux à n'admirer que ce demi-dieu dont le resplendissement éclipse tous ceux qui l'entourent.

Mais lorsque, sans me lisser fasciner par les panégyristes de Carleton, je me demande si ce fut bien lui qui, par la force de son courage ou de son génie, ou par les efforts d'une volonté intelligente, sauva le Canada lors de l'invasion de 1775, je ne peux me convaincre, malgré la meilleure volonté du monde, qu'il eût personnellement une bien grande part au succès de nos armes. Les capitulations successives du fort Chambly et de Saint-Jean, de Montréal et des Trois-Rivières d'où nous avons vu Carleton décamper devant l'ennemi avec une merveilleuse diligence, la timidité d'un général qui se laisse assiéger par des forces de beaucoup inférieures aux siennes sans jamais tenter une sortie contre l'ennemi, font beaucoup pâlir à mes yeux l'auréole de gloire qu'on s'est plu à poser sur la tête de ce gouverneur.

En remontant même des grands effets aux petites causes, lorsque j'en viens enfin à me demander ce qui serait advenu si un homme du peuple, obscur soldat, nommé Charland, n'eût pas, au grand péril de ses jours, retiré en dedans de la seconde barricade de la rue Sault-au-Matelot, les échelles à l'aide desquelles les Bostonnais allaient franchir ce dernier obstacle, et si le capitaine Chabot et Dambourgès n'avaient point personnellement fait preuve d'une aussi prompte et ferme décision, il me paraît que le salut de Québec et la gloire future de Sir Guy Carleton eussent été singulièrement compromis!

Pour qu'on sache bien que ce jugement, tout sévère qu'il peut paraître, ne m'est point dicté par quelque sotte animosité de race, je me hâte d'ajouter que Sir Guy Carleton, s'il n'avait pas l'âme d'un héros, n'en était pas moins un homme au coeur excellent et qui sut, pendant tout la durée de son administration, s'attirer et conserver la confiance, voire même l'affection des Canadien-Français. Et certes! c'est un mérite dont on doit lui tenir compte pour peu qu'on veuille se rappeler le gouvernement tyrannique de son successeur exécré, Frédérick Haldimand.

Le siège ou plutôt le blocus de la ville continua donc en dépit des pertes terribles essuyées par les Américains, qui ne pouvaient même plus continuer le bombardement, leurs pièces ayant été démontées par l'artillerie de la place.

Les assiégés comptaient si bien n'être jamais forcé de capituler qu'ils élevèrent sur les murs, du côté des faubourgs, un énorme cheval de bois, avec une botte de foin devant lui et cette inscription: "Quand ce cheval aura mangé cette botte de foin, nous nous rendrons."

Il arriva, dans l'une des premières semaines de 1776, un fait qui prêta bien à rire aux dépens des Bostonnais. Les sieurs Lamothe et Papineau vinrent de Montréal pour informer le général Carleton que la situation des Américains était loin d'être meilleure dans le haut de la Province. Déguisés en mendiants, ils arrivèrent tous deux au camp des Bostonnais devant Québec. Il y passèrent deux ou trois jours tendant la main pour demander l'aumône, et constatant du coin de l'oeil combien était grande la détresse de cette bande déguenillée qui n'avait la témérité de continuer le blocus que parce qu'on avait la faiblesse de la laisser faire. Enfin ils s'avancèrent jusqu'à la dernière garde où, ayant obtenu un morceau de lard, l'un d'eux se mit à le faire cuire.

Soudain l'autre s'empare du lard et s'enfuit dans la direction de la ville. Le premier jette des cris de paon et court sus à son camarade qu'il rejoint aux dernières limites du camp. Il se bousculent, se chamaillent et se donnent même des taloches, au grand plaisir des soldats qui rient à pleine gorge des deux prétendus mendiants et les excitent à se rosser d'importance. D'un adroit croc en jambe le voleur renverse le poursuivant, et, serrant sa proie sur sa poitrine, franchit le cercle des curieux que s'écartent du reste pour lui donner plus de chance, et s'enfuit vers la ville.

L'autre se relève furieux et s'élance à la poursuite de son camarade. Mais feignant aussitôt d'être empêché de courir par son bissac de mendiant, il s'arrête auprès de la dernière sentinelle et lui dit:

—Tenez donc mon sac que je rejoigne mon compagnon que emporte mon lard.

—Cours! cours! répond le complaisant factionnaire en prenant le sac, tu vas l'attraper!

—Pas autant que toi! murmure notre homme qui prends ses jambes à son cou.

Les deux compères, l'un courant après l'autre ne cessèrent cette course effrénée qu'aux portes de la ville qu'on leur ouvrit aussitôt qu'ils se furent fait connaître.[26]

[Note 26: Voyez les Mémoires de Sanguinet, page. 124, et le Journal de J.-Bte. Badeaux, page 250, édition publiée par M. l'abbé Verreau.]

Dans le cours du mois de janvier, avec l'autorisation du général Carleton, le colonel McLean enrôla dans son régiment des Royal Emigrants quatre-vingt-quinze des prisonniers bostonnais qu'on avait faits le trente-et-un décembre. Les citoyens protestèrent contre cette imprudence qui mettait tant d'ennemis armés au milieu d'eux. Les Américains, contents de la liberté relative qu'on leur donnait, se comportèrent d'abord assez bien. Mais au but de quelques jours plusieurs rompirent sans façon un engagement qu'ils n'avaient contracté sans doute que dans le but de recouvrer plus aisément leur liberté entière, et désertèrent avec les armes qu'on leur avait données. McLean instruit par l'expérience réinstalla les autres en prison dans les casernes de l'artillerie où tous les Américains pris dans la nuit du 31 décembre avaient été transférés après quelques jours passés au Petit-Séminaire.

Mes lectrices ne sont pas sans se souvenir de la promesse que Lisette s'était faite à elle-même de pénétrer jusqu'à son amoureux Célestin Tranquille. Ces promesses-là, vous le savez, mesdames, c'est le diable!

    "Désir de femme est un feu qui dévore;
     Désir de fille est cent fois pire encore!"

Or donc huit jours ne s'étaient pas écoulés que Lisette s'était déjà présentée plusieurs fois au Séminaire afin de tâcher de séduire les gardes et de revoir son amant. Elle eut beau dire qu'elle était la soeur du blessé, faire la chattemite, enfin mettre en jeu toutes les coquetteries agaçantes quel les plus honnêtes femmes se permettaient en pareille occurrence, rien n'y fit. Les gardiens restaient comme des statues de bronze que les oeillades les plus brûlantes ne sauraient émouvoir.

Sur ces entrefaites les prisonniers furent transférés dans les casernes de l'artillerie[27] qu'on avait pris le temps de disposer de manière à les recevoir. Lisette qui ne se laissait pas aisément rebuter y alla tout aussitôt. La première personne qu'elle aperçut montant la garde à la porte fut ce menuisier de sa connaissance qui lui avait déjà procuré des nouvelles de Tranquille.

[Note 27: Ces casernes situées à gauche de la porte du Palais, maintenant démolies, furent construites par le gouvernement français en 1750, à la place d'autres qui s'y élevaient longtemps même auparavant.]

—Monsieur Mathurin, dit-elle, je ne veux rien vous cacher à vous; il faut que vous m'aidiez à revoir mon amoureux.

—Oh! oh! repartit l'autre, votre petit coeur en tient donc de ce gros Tranquille? Je vous en fais mon compliment mam'zelle Lisette. Si le gaillard a l'âme aussi tendre qu'il a la tête dure, je vous promets un bon mari.

—Il est donc mieux!

—Mieux? c'est-à-dire qu'il est sauvé. C'est égal, il avait reçu tout de même un fameux coup, et le chirurgien qui l'a soigné dit qu'il faut que ce diable de Célestin ait la caboche solide pour y avoir résisté.

—Mon bon Mathurin, laissez-moi donc le voir?

—Ta, ta, ta… voyez un peu ce petit lutin de fille si ça sait déjà bien vous enjôler un homme!… Monsieur Mathurin par ci!… mon bon Mathurin par là!… Tout ça c'est de la frime, Lisette. Tu fais les yeux doux au père Mathurin pour arriver plus sûrement jusqu'à l'autre. On connaît ça.

—Eh mais dites donc, mon cher Monsieur Mathurin, quand vous alliez voir Luce Côté, dans le temps—votre femme aujourd'hui et qui est encore assez jolie oui-dà…—

—Oui, ma foi! fit Mathurin en clignant de l'oeil d'un air goguenard, un assez beau brin de femme et encore pas mal conservée, hein, Lisette?

—Pardine! Eh bien, Monsieur Mathurin, quand vous lui faisiez votre cour si l'on vous eût tout à coup emprisonné pour un motif qui n'aurait eu rien de déshonorant, eussiez-vous trouvé bien mauvais que votre petite Luce eût honnêtement cherché à attendrir un gros méchant gardien comme vous pour tâcher d'aller vous consoler dans votre cachot?

—Non, c'est vrai, petite sournoise. Ce n'est pas que je blâme ta manière d'agir; mais je ne peux rien faire pour te contenter, Lisette. La consigne est là…

—La consigne… la consigne… où avez-vous trouvé ce vilain mot, père
Mathurin? Pas sous votre rabot de menuisier, j'imagine!

—Non, certes! c'est depuis que je suis devenu soldat.

—La belle avance! On perd donc tout à fait le coeur à ce beau métier de tueur d'hommes?

—Non, mais on y apprend que le devoir passe avant tout.

—Le devoir! le devoir! fit Lisette en frappant du pied, tandis qu'un sanglot faisait trembler sa voix. Eh bien, mon devoir à moi est de revoir Célestin, pour le soigner et le consoler s'il en a besoin!

—Que veux-tu ma pauvre Lisette… Eh mais! écoute… je crois qu'il me vient une idée.

—Vite! votre idée, vite, mon cher bon Mathurin!

—Mon cher bon Mathurin!… Ah! friponne… Ah! ah!

—Vous me faites mourir, à la fin!

—Un peu de patience, petit démon. J'en ai encore au moins pour une demi-heure à monter ma garde et je ne peux pas bouger d'ici sans risquer qu'on me loge une balle dans la tête pour me payer de ma désobéissance à cette consigne que sembles aussi peu connaître que respecter; ce qui serait bien embêtant pour moi, Lisette. Mais quand on viendra me remplacer j'irai trouver le chef du poste et je lui dirai:—Il y a là, mon capitaine, un beau brin de fille, et brave et honnête…

—Vous pouvez l'affirmer sans crainte, père Mathurin.

—Je crois bien, certes! Eh bien, mon commandant, cette pauvre créature du bon Dieu est là qui se lamente à la porte, et qui pleure toutes les larmes de son corps parce qu'on refuse de lui laisser voir son frère qui est blessé; un bon diable, après tout, mon capitaine, et qui n'est entré dans la rébellion que par seul attachement à son maître qu'il n'a pas voulu quitter… Et bien d'autres choses encore que je lui dira, Lisette, à mon capitaine. Et j'espère lui faire entendre raison; car vois-tu je crois que je lui ai un peu sauvé la vie dans l'affaire de la rue Sault-au-Matelot!

—Vrai, Mathurin! oh alors, vous me l'aurez sauvée à moi aussi! Mais va-t-il falloir que j'attende ici tout ce temps-là?

—Non, Lisette, cela ne ferait pas du tout! Va-t'en plutôt à l'église faire un bout de prière. Quant tu auras joint un peu tes menottes blanches sur ces petites lèvres couleur de rose qui feraient venir l'eau à la bouche des anges, et que tu auras dit comme ça au bon Dieu: "Mon Dieu vous savez que je suis une assez bonne fille, pas trop méchante, après tout, et que j'aime ce pauvre Célestin Tranquille qui m'aime aussi de tout son coeur et m'a promis de faire de moi sa petite femme. Eh bien, mon Dieu, voilà que ce pauvre garçon est bien malade d'un coup de crosse de fusil et qu'on veut m'empêcher de le voir! Cela est-t-il raisonnable, mon Dieu, de séparer ainsi deux de vos créatures qui ne demandent qu'à s'aimer pour pouvoir vous aimer davantage toutes les deux… ensemble avec les petits enfants que vous leur enverrez plus tard?…" Et ainsi de suite, Lisette. Mais tu sauras lui parler bien mieux que moi, et je crois qu'il t'écoutera.

Je reviendrai dans une demi-heure? demanda Lisette qui frétillait d'impatience.

—Disons dans une heure car il me faudra le temps de parler au capitaine.

—Merci, père Mathurin, vous êtes un brave homme et je vous aime bien.

Lisette partit en courant, comme si la rapidité de ses allures eût dû abréger la durée du temps.

Une heure ne s'était pas encore écoulée que la jeune fille revenait aux Casernes. L'entrevue de Mathurin avec le chef de poste, qui était le capitaine Cugnet, [28] n'avait pas été longue puisque Lisette aperçut notre homme qui fumait à la porte, tout en causant avec la sentinelle qui l'avait relevé de faction.

[Note 28: Mémoires de Sanguinet.]

Du plus loin qu'elle vit Mathurin, Lisette comprima de sa main tremblante les battements précipités de son coeur qui faisait le diable à quatre sous le fichu. Elle s'approcha en proie à une grande agitation nerveuse.

L'espérance et la crainte la troublaient tellement tour à tour qu'elle n'osa point parler la première à Mathurin qui l'avait vue venir et prenait un malin plaisir à l'observer du coin de l'oeil. Enfin le brave homme eut pitié d'elle et se retourna tout à coup.

—Tiens! dit-il c'est vous, mademoiselle? Donnez-vous la peine d'entrer. C'est d'elle que je te parlais tout à l'heure, fit-il en s'adressant au factionnaire. Ordre du capitaine.

La sentinelle s'inclina et Lisette, précédé de Mathurin, pénétra dans cette bienheureuse prison qui renfermait son cher Célestin, et qui était pour lors le but de tous les voeux et des aspirations de la jeune fille.

Comme ils passaient dans le vestibule, Mathurin, après s'être assuré qu'ils n'étaient pas écoutés, arrêta Lisette et lui dit:

—J'ai obtenu assez facilement du capitaine la permission de vous laisser voir Tranquille en affirmant que vous êtes la soeur du prisonnier. Mais si vous voulez le revoir encore, il fut que vous me promettiez de ne revenir ici qu'aux jours où je serai de garde, les mardis à deux heures de relevée. D'abord vous ne réussiriez pas en vous adressant à d'autres qu'à moi, et puis vous pourriez me mettre dans de mauvais draps si la menterie que j'ai faite pour vous servir venait à être découverte. Vous voir une fois la semaine ce n'est pas le diable; mais enfin ça vaut mieux que rien.

Elle promit tout ce que lui demandait Mathurin.

On nous dispensera d'assister à cette première entrevue de Lisette et Célestin qui entrait en convalescence. Il ne s'y dit rien qui puisse intéresser particulièrement le lecteur dont l'imagination saura suppléer aisément à tout ce que nous en pourrions raconter, lorsque nous aurons dit, toutefois, que Tranquille, une fois la première émotion passée, se montra fort intimidé, et que mademoiselle Lisette à la faconde que l'on connaît à la soubrette l'entretien n'en alla pas moins bon train.

Bien qu'il ne parlât que par monosyllabes, Tranquille répondit très à propos; car déjà Lisette avait su le dompter à sa main, et le gros Célestin, qui se serait bien donné garde de regimber, promettait d'être le mari le plus soumis que jamais petite femme ait, comme on dit vulgairement, mené par le bout du nez.

CHAPITRE NEUVIÈME

LE COMPLOT

La dernière quinzaine de janvier et tout le mois de février s'écoulèrent sans que Lisette manquât une seule fois d'aller voir son amoureux, à chaque mardi où Mathurin était de service. Tous les prisonniers étant détenus dans la même pièce, afin d'en faciliter la garde, les entrevues de Lisette et de Célestin avaient lieu en présence de tant de monde que je ne vois pas que les plus collets montés y puissent trouver à redire.

On était au commencement du mois de mars et la soubrette venait encore une fois de pénétrer jusqu'à son amant pour lors entièrement remis de sa blessure. Ils causaient tous deux dans un coin de la vaste salle, un peu isolés des autres prisonniers qui étaient tous occupés diversement à tromper les ennuis de leur captivité.

Lisette qui avait déjà remarqué que Tranquille était encore plus timide avec elle que d'habitude et qu'il semblait singulièrement préoccupé, constata que décidément maître Célestin avait une idée fixe que bourdonnait dans sa grosse tête.

—Évidemment, pensa-t-elle, il voudrait m'en faire part, mais il n'ose.
Voyons à l'aider, ce gros peureux-là.

Bien doucement elle se mit à lui tendre ces traîtres hameçons que les femmes habiles ont toujours su agiter d'une main si provoquante sous le bec de cette variété monstre de l'espèce des goujons appelée par les Grecs anthropos, homo par les latins et comme en français sous la désignation d'homme.

Malgré toute l'habileté que Lisette savait déployer à ce genre de pêche, Tranquille ne se hâtait pas de mordre. Il s'approchait bien de l'appât; mais il ne le flairait qu'avec méfiance et au moment où Lisette allait donner le suprême coup de ligne, Célestin faisait dans la conversation un bond qui le rejetait loin du danger des aveux.

—Oui-dà se dit Lisette, tu ne veux pas mordre, et bien je vas t'accrocher moi-même avec mon haim!

Cette manoeuvre extrême réussit quelquefois au pêcheur audacieux.

—Mon bon Célestin, fit-elle en dardant entre ses épais cils bruns l'éclair le plus perçant qui ait jamais jailli de l'oeil d'une sémillante soubrette, mon bon Célestin, il y a quelque chose que vous brûlez de me dire?

Tranquille se sentit piqué et fit un bond. Lisette appuya sa petite main sur celle de Tranquille. Ce contact électrique fit perdre la tête au pauvre garçon qui se débattit vainement et ne réussit qu'à s'enferrer davantage.

Il tenta cependant un dernier effort pour se dégager et voulut brusquement changer le sujet de la conversation. Mais Lisette, impitoyable, tira tout aussitôt sur la ligne pour prouver au goujon qu'il était pris.

—J'attends! dit-elle avec froideur et en retirant avec vivacité sa main de celle de Tranquille qui, la voyant si près de la sienne, s'en était timidement emparée.

Le pauvre garçon s'agita sur sa chaise et resta la bouche ouverte. Il voulait commencer et les mots semblaient figés dans sa gorge. C'était comme le dernier spasme du poisson que le pêcheur sort de l'eau.

—Puisque vous n'avez plus rien à me dire, continua Lisette qui fit mine de se lever, je m'en vais.

—Attendez! Mam'zelle Lisette, attendez! je vas tout vous dire! s'écria
Célestin.

Lisette se rassit. Le goujon était tiré à terre et agonisait entre les mains du pêcheur. C'était un beau coup de ligne.

—C'est… c'est bien ennuyant, ici, commença Tranquille.

Lisette qui l'avait d'abord regardé avec un grand sérieux lui décocha sous le nez un sonore éclat de rire.

—Cela valait bien la peine de se faire tant prier! s'écria-t-elle.

Célestin perdit d'abord contenance: mais ne pouvant plus s'arrêter sur la pente si glissante des aveux, il continua:

—Et nous donnerions gros pour nous en aller!

—Ah! fit Lisette dont les sourcils s'élevèrent arqués en point d'interrogation.

—Oui, moi surtout qu'on parle de fusiller comme traître, pour faire un exemple.

—Ah! mon Dieu!

—Oh! ne craignez rien, mam'zelle Lisette, nous décamperons avant la cérémonie! Mais pour ça il faut que quelqu'un nous aide.

—Il y a tout plein du monde ici.

—Ce n'est pas là l'embarras. Il nous faudrait quelqu'un dans la ville.

—Ah! ah! Et qui donc?

—Dame…

—Un homme sûr?

—Il n'est pas besoin que ce soit un homme.

—Tiens?

—Une femme fiable…

—Ferait l'affaire?

—Oui.

—En connaissez-vous?

—Oui… une.

—Et c'est?…

—Vous.

—Moi!…

—Oui, Mam'zelle Lisette.

Il y eut un moment de silence.

—Qu'est-ce qu'il faudrait donc faire?

—Ah voilà! dit Tranquille en se frottant l'oreille du bout du doigt. Il faudrait d'abord… me promettre…

—De n'en rien dire à personne? repartit Lisette avec humeur. Vous voilà bien, vous autres hommes, croyant que vous seuls savez garder un secret! (Avec dépit) Sachez, Monsieur Célestin Tranquille, qu'une femme peut tout aussi bien que vous et même mieux, retenir sa langue… (A part) surtout quand elle aime…

—Vous dites?

—On ne répète point la messe pour les sourds!… Enfin puisque vous n'avez pas confiance en moi gardez vos affaires pour vous.

Elle fit mine de se lever, Tranquille la retint d'un geste suppliant.

—Mam'zelle Lisette, dit-il, ne vous fâchez pas, je vous en prie! Ce n'était pas pour moi, mais pour les camarades… qui ne vous connaissent pas, voyez-vous.

—Eh bien parlez ou laissez-moi m'en aller.

—D'abord il nous faut des limes.

—Ah! des limes?

—Oui, et des sabres.

—Où trouver tout cela, bon Dieu!

—Écoutez, Mam'zelle Lisette. Vous m'avez dit être passée plusieurs fois devant le magasin de M. Evrard et que tout y paraissait en ordre comme avant notre départ; que la porte était restée fermée et qu'on ne paraissait pas l'avoir forcée.

—Oui, je vous ai dit ça.

—Vous avez ajouté, l'autre jour, que la barrière qui, au commencement du siège, fermait le passage en haut de la côte de Lamontagne, est ouverte depuis que les Bostonnais se sont éloignés des environs de la ville, de sorte qu'on peut aller de la haute à la basse ville sans embarras?

—Oui.

—Eh bien, mam'zelle Lisette, je sais que vous n'êtes pas du tout peureuse et que si vous voulez aller au magasin de M. Marc vous y trouverez tout ce qui nous manque pour nous aider à nous sauver.

—J'emporterai bien des limes dans mes poches. Mais les sabres?…

—En effet, ce n'est pas aisé. Après tout nous n'en avons pas besoin; vous trouverez dans une caisse, sous le comptoir, des couteaux de chasse que nous avions coutume de vendre aux sauvages où aux voyageurs. Vous pourrez bien nous en apporter quelques-uns.

—Hum!… j'essaierai.

—Vous essaierez! oh merci!

—Mais pour ouvrir la porte?

—Voici la clef. M. Evrard en avait deux. Il a gardé l'une et m'a donné l'autre, en cas de malheur.

Il restèrent tous deux pensifs durant quelques instants après lesquels
Lisette se leva et tendit la main à Tranquille.

—Tout cela demande réflexion pour ne pas manquer le coup, lui dit-elle de sa voix la plus douce. Je m'en vais y songer et… je pense que mardi prochain je vous apporterai sinon tout, du moins une partie de ce qu'il vous faut Quant au secret, Monsieur Célestin, soyez sûr qu'il est en sûreté.

—Si je n'en avais pas été certain, vous ne me l'auriez pas arraché.

—Qui sait?

Lisette fit part à sa maîtresse du projet qui tendait à faciliter l'évasion de Tranquille. Elle lui démontra si bien que Célestin courait un grand danger de mort, qu'Alice n'hésita pas à promettre son concours à la soubrette.

Alice était bien aise de contribuer à rendre Tranquille à la liberté et à son maître qui avait sans doute grand besoin en ce moment de ce serviteur dévoué. D'ailleurs ne serait-ce pas un bon tour à jouer aux Anglais qu'elle détestait collectivement dans la personne de James Evil?

Elle se doutait que le capitaine qui haïssait tant Marc Evrard serait pour beaucoup dans la condamnation du pauvre Tranquille.

Comme on était arrivé au carême et qu'on faisait le soir, à la cathédrale, les exercices religieux accoutumés, il fut facile à Alice et à sa servante de sortir sans exciter les soupçons, madame Cognard gardant la maison avec son mari qui n'était pas encore entièrement rétabli de ses blessures.

Quand Alice et la soubrette sortirent pour descendre à la basse ville, il faisait déjà nuit. La sentinelle qui montait la garde en haut de la côte les arrêta bien pour leur demander où elles allaient à pareille heure. Mais Alice lui répondit qu'elles descendaient chercher une dame de leurs amis qui craignait de monter seule à la cathédrale. La raison fut trouvée bonne, et on les laissa passer.

Ce ne fut pas sans une peur extrême que les deux jeunes filles pénétrèrent dans la maison abandonnée.

La main tremblait bien fort à Lisette en introduisant la clef dans le trou de la serrure.

Mais quand elles eurent vitement refermé la porte derrière elles pour n'être point aperçues des voisins, et qu'elles se trouvèrent dans une obscurité complète, elles sentirent courir sur leurs membres le froid de la frayeur.

Lisette avait eu soin d'apporter une bougie pour éclairer le magasin: mais elle tremblait tellement qu'elle ne put réussir à enflammer l'amadou à l'aide du maudit briquet alors en usage.

Ce fut un moment d'une terreur poignante.

Alice arracha le briquet des mains de sa suivante et réussit à faire jaillir du caillou l'étincelle bénie. La maîtresse avait de plus que sa servante cette force d'âme que donne l'éducation.

Au premier pas qu'elles firent, elles s'arrêtèrent saisies d'effroi. Décuplés par l'écho, les craquement du plancher avaient gémi sinistrement dans le magasin solitaire.

Elles restèrent un moment immobiles, un pied en avant, les yeux hagards, retenant jusqu'au bruit de leur souffle et n'entendant plus que les battements précipités de leur coeur qui bondissait sous leur poitrine haletante.

N'est-il pas étrange que la demeure de l'homme, lorsqu'elle est abandonnée, produise une impression si pénible que les plus braves mêmes ont peine à surmonter? Il semblerait que l'âme de ceux qui l'ont habitée l'occupent encore, et que vous entendez autour de vous le frémissent de leurs ailes invisibles?

La pâle lueur que la bougie répandait faiblement autour des deux jeunes femmes donnait un aspect fantastique aux objets environnants. Dans la pénombre tombaient du plafond de grandes ombres noires aux formes sinistres, dont l'une surtout, avait la forme d'un pendu: touffes de cheveux hérissés sur la tête, cou allongé sur lequel tombait une langue énorme, bras tordus, longues jambes ballantes et semblant s'étirer démesurément dans un effort désespéré pour toucher la terre.

—Mon Dieu que j'ai peur! murmura Lisette. Voyez-vous ce pendu!…

Alice fit un suprême appel! son courage et parvint à secouer la torpeur qui envahissait tout sot être.

Elle fit trois pas en avant et éleva la bougie vers le spectre.

—Folle que tu es! dit-elle à Lisette, mais d'une voix saccadée par l'émotion, ne vois-tu pas que ton pendu n'est qu'une peau de buffle accrochée à cette poutre?

—C'est pourtant vrai! fit Lisette avec un grand soupir. Vilaine peau, que tu m'as fait peur!

Allons, s'il faut s'arrêter devant chacun des fantômes créés par ta sotte imagination, la frayeur, qui est contagieuse, pourrait bien me gagner aussi et nous n'avancerions guère. Et puis il ferait beau aller nous évanouir follement ici? dépêchons-nous.

Grâce aux indications précises de Tranquille, Lisette, un peu remise de son effroi, trouva bientôt les objets qu'il fallait emporter.

Chacune d'elles prit six couteaux de chasse et quelques limes dont elles firent deux paquets séparés.

—Nous ne pouvons pas en emporter plus en une fois, sans être remarquées, dit Alice. Nous reviendrons s'il le faut.

—C'est bon, allons nous-en! répondit Lisette que avait grand hâte de partir.

Après avoir éteint la bougie elle sortirent et refermèrent la porte sans être aperçues. La lumière n'avait pas pu être remarquée du dehors, les volets du magasin étant hermétiquement clos.

Elles remontèrent à la haute ville sans être inquiétées et rentrèrent sans encombre au logis où Alice s'empressa de cacher les armes dans sa chambre.

Huit jours plus tard Lisette, grâce au confiant Mathurin qui vous l'aurait promptement éconduite s'il avait pu se douter du tour pendable que lui jouait la fillette, Lisette, dis-je, arrivait encore jusqu'à Tranquille.

Quand celui-ci l'aperçut les mains vides, un nuage de tristesse passa sur son front.

—Vous n'avez donc pas réussi? lui demanda-t-il après lui avoir serré les doigts, à les écraser, dans sa grosse main rude.

—Et pourquoi pas?

—Dame! vous n'apportez rien.

—Vous avez donc bien hâte de me quitter?

—O mam'zelle Lisette!… Après ça, si vous aimez mieux me voir fusillé pour me garder plus près de vous, je suis prêt à rester.

—Vous voyez bien que j'ai voulu rire, gros enfant.

—Mais enfin…

—Êtes-vous surveillés ici; nous observe-t-on?

—Il n'y a dans cette chambre que les camarades que vous voyez. Encore ne s'occupent-ils pas de nous.

Les autres prisonniers causaient entre eux et leur tournaient le dos.

—Eh bien vous allez voir… ce que vous allez voir, dit Lisette.

Et d'une main preste elle dégrafa la jupe de sa robe qui tomba à ses pieds avec un bruit sourd.

Eh! mon Dieu, lecteurs, n'allez pas vous voiler les yeux de vos main… quitte à regarder entre les doigts.

Lisette était une fille honnête, et la jupe de robe qu'elle avait si lestement laissée tomber n'était pas seule; une autre toute semblable recouvrait l'énorme panier—cet aïeul de la crinoline—dont les femmes de ce temps-là s'affublaient.

Lisette s'assit, retourna la jupe tombée, arma ses doigts d'une paire de ciseaux et coupa les fils qui retenaient en-dedans de la jupe une douzaine de couteaux-poignards et quelques limes de fin acier.

Cela fut fait en un tour de main, et ce bon Tranquille n'était pas encore revenu de sa surprise que déjà Lisette avait repassé sa double jupe.

Le canadien fit immédiatement disparaître les armes sous le grabat qui lui servait de lit.

—Vous êtes une brave fille dont je serai bien fier de faire ma femme! s'écria Tranquille, devenu hardi à force d'enthousiasme.

—Avec mon consentement, monsieur Célestin, s'il vous plaît. Mais avez-vous assez de ces armes?

—Hum… je vais en parler aux autres.

Tranquille rejoignit l'un des groupes que se tenait à l'écart.

Après quelques pourparlers il revint trouver Lisette.

—Ces couteaux nous suffiront pour égorger les gardes.

—Ah! mon Dieu! fit Lisette, il vous faudra verser du sang!

—Que voulez-vous? c'est le seul moyen.

—Ah! c'est affreux! Et dire que j'en aurai été la cause!

—En fin de compte, mam'zelle Lisette, s'ils se montrent bons enfants on ne les tuera point. On se contentera de les attacher solidement.

—Dans tous les cas, Célestin, s'il fout que vous employiez la violence, promettez-moi de ne point faire de mal à ce bon Mathurin qui vous le savez, m'a fait permettre de vous voir.

—Je vous jure qu'on le respectera. L'avoir trompé comme ça pour le tuer ensuite, ce serait trop fort!

Les amants se quittèrent ne sachant trop s'ils se reverraient jamais, le jour où le complot devait éclater n'étant pas encore arrêté.

Tous les deux avaient les larmes plein les yeux

—Vous allez jouer gros jeu, dit Lisette à Célestin. S'il ne vous arrive point malheur, si nous nous retrouvons un jour et que vous ne m'ayez pas oubliée, je vous laisserai me conduire à l'église pour avoir un petit bout d'entretien avec M. le Curé.

Elle disait cela moitié pleurant, moitié souriant. Elle était charmante. Ce gros Célestin qui avait déjà l'âme toute troublée perdit ou plutôt recouvra tout à fait ses sens.

—Mam'zelle Lisette? dit-il.

—Eh bien?

—Laissez-moi vous embrasser?

—Ce sera la première et la dernière fois… avant notre mariage!

—Tope là, ça y est, Lisette! s'écria Tranquille qui ne se reconnaissait plus lui-même.

Il appuya ses grosses lèvres sur la joue de son amante qui s'enfuit aussitôt la figure rouge comme une pivoine épanouie sous un chaud rayon de soleil.

L'ANCIEN RÉGIME AU CANADA [29]

Les travaux historiques sur le Canada que M. Parkman poursuit depuis quelques années sont suivis avec un intérêt toujours croissant par nos compatriotes. Accoutumés depuis longtemps à voir la plupart des écrivains d'origine étrangère n'aborder notre histoire que pour la travestir, et ne chercher qu'à avilir notre race en répétant des assertions fausses et calomnieuses, nous avons salué avec joie cet auteur américain, dont les écrits attestaient des recherches consciencieuses, et dont les appréciations toujours étudiées, étaient souvent impartiales. Ce n'est pas encore toute la justice que nous sommes en droit d'attendre; mais c'est un acheminement vers l'entière vérité. Narrateur habile, M. Parkman a su faire admirer et aimer notre histoire: c'est une conquête qui en assure d'autres.

Après avoir écrit l'histoire de la fondation du Canada dans un premier volume intitulé: Les Pionniers Français dans le Nouveau Monde, il a fait connaître, à son point de vue, l'oeuvre des missions catholiques dans la Nouvelle-France sous le titre: Les Jésuites dans l'Amérique du Nord. Il a raconté ensuite les voyages et les aventures de nos grands découvreurs dans un troisième volume qui a pour titre: La Découverte du Grant-Ouest. La vie et les portraits de Joliet, du père Marquette et de La Salle y sont tracés de main de maître.

La suite des événements amenait naturellement l'auteur à raconter l'histoire de l'établissement du système féodal au Canada, sous le titre de l'Ancien Régime au Canada. Cet ouvrage répond-til à l'attente qu'il a fait naître? C'est ce que nous allons examiner.

[Note 29: The Old Régime in Canade, by Francis Parkman. Boston; Little,
Brown and Company, 1574, I vol. in 8º, 448 pages.]

CHAPITRE DIXIÈME

OU JAMES EVIL REPARAIT

Quelques jours plus tard, l'un des captifs-porteur d'une lettre adressée à Arnold, et dans laquelle les prisonniers bostonnais annonçaient au colonel qu'ils étaient en état de recouvrer leur liberté et de lui faciliter la prise de la ville—ayant réussi à s'échapper[30], le général Carleton fit redoubler de vigilance aux casernes où les Américains étaient détenus. Comme il se méfiait cependant quelque peu des Canadiens, il enjoignit au capitaine Evil d'aller établir son domicile aux casernes de l'Artillerie afin d'y surveiller de près les prisonniers et leurs gardiens eux-mêmes.

[Note 30: Mémoires de Sanguinet.]

Evil se logea dans une chambre voisine de l'appartement où les
Bostonnais étaient emprisonnés.

Or, par une après-midi où notre capitaine, devenu geôlier, charmait les ennuis de son nouvel emploi, en tête-à-tête avec un verre de grog de vieux rhum de la Jamaïque, son attention fut attirée par un bruit de voix que partait de l'appartement voisin. Les portes étant fermées, Evil se demandait par où lui pouvait venir ce murmure qu'il n'était pas accoutumé d'entendre, quand son attention fut attirée sur le tuyau de poêle qui venait de la pièce occupée par les prisonniers et traversait la chambre où se tenait l'officier. Ce tuyau se trouvait disjoint prés de la cheminée où il aboutissait.

Evil monta sur une chaise et approcha son oreille de l'orifice béant. Ainsi placé, les paroles de ceux qui conversaient dans l'appartement contiguë lui arrivaient distinctement.

Pour l'intelligence de ce fait il faut dire que les prisonniers s'étaient pliants depuis plusieurs jours que leur poêle fumait affreusement. On en avait trouvé la cause en constatant que le tuyau, brûle en un certain endroit près du poêle, livrait par une assez large ouverture un libre passage à la fumée. Un ferblantier qui avait été appelé, venait d'enlever la feuille endommagée et de l'emporter chez lui, afin d'en prendre la mesure exacte et d'en faire un semblable. Le tuyau perdant alors son point d'appui, avait baissé du côté de l'appartement des Bostonnais, et s'était disjoint dans la chambre du capitaine Evil, établissant ainsi d'une pièce à l'autre un conduit acoustique des mieux conditionnés.

Evil tira doucement à soi l'orifice supérieur du tuyau et prêta l'oreille aux sons qui lui apportait ce complice involontaire de son espionnage.

D'abord il n'entendit qu'un bourdonnement confus, et puis, soit qu'il prêtât plus d'attention, soit que deux des captifs se fussent, à leur insu, rapprochés davantage de l'autre extrémité du tuyau, les paroles suivantes lui parvinrent clairement, accompagnées mais non couvertes par le murmure de la causerie des autres prisonniers.

—C'est donc pour cette nuit? demandait une voix.

—Oui, répondant l'autre.

—A quelle heure?

—Deux heures après minuit.

—Serons-nous prêts?

—…(Ici l'un des prisonniers toussa bruyamment et Evil perdit quelques mots)… L'une des deux pentures de la porte est limée, l'autre ne tient plus qu'à demi.

—Cela va bien jusqu'ici, mais une fois la porte enfoncée?…

—Une fois la porte enfoncée, nous égorgeons les gardes—ils ne sont que douze—à l'aide des poignards que cette jolie brunette a apportés au Canadien. A propos, celui-ci s'est réservé le soin de faire passer l'arme à gauche à cet officier anglais qui nous a été envoyé ces jours derniers pour nous espionner sans doute. Il paraît en vouloir à cet officier et dit q'ils ont de vieux comptes à régler ensemble, et qu'il tient à s'assurer par lui-même que cet homme ne puisse plus nuire à certaines personnes auxquelles notre Canadien semble fort attaché.

—Tiens! pensa Evil, intéressé au plus haut point, comme ça se trouve! On m'avait dit, en effet, que le domestique de ce maudit Evrard était du nombre des prisonniers. Oui nous réglerons bientôt nos comptes, mais d'une toute autre manière que tu penses!

—Quant une fois nous aurons mis les gardiens à la raison, continua la voix, nous nous emparerons de leurs fusils ainsi que des munitions, et guidés par ce Canadien que connaît tous les êtres de la place, nous nous dirigerons en silence vers la porte Saint-Jean très-proche d'ici, paraît-il, et dont aucun obstacle ne nous sépare.

—Le poste qui la défend est-il nombreux?

—Il n'est composé que de trente-cinq à quarante hommes que, vu notre nombre de beaucoup supérieur, nous massacrerons en un rien de temps.

—Hum! est-on bien sûr de tous ces détails?

—Parfaitement. Une fois en possession de ce poste, nous sommes maîtres d'une partie des remparts et d'une forte batterie de canons que nous tournons contre la ville. Et, en avant la mitraille sur les citadins!

—Hourra! superbe!

—Chut! pas si haut, on pourrait nous entendre!

—Bah! il n'y a pas de danger! Et après?

—Après, nous mettons le feu à deux ou trois maisons du voisinage pour avertir le colonel Arnold, ainsi que nous le lui avons fait savoir par notre lettre de l'autre jour, que nous sommes maîtres de la position et qu'il n'a qu'à s'approcher pour s'emparer de ce côté de la ville. Une fois qu'il nous aura rejoint, il faudra bien que le diable s'en mêle si toute la place n'est pas à nous avant le jour!

Je crois, pardieu! que vous avez raison!

Ici suivirent quelques paroles insignifiantes, et ils se fit de l'autre côté un grand bruit de ferraille qui couvrit les voix. C'était le ferblantier qui venait poser la nouvelle feuille de tuyau.

Evil, qui du reste n'avait plus rien à apprendre, descendit du son poste. Un méchant sourire plissait ses lèvres minces. Il se rapprocha de la table, se prépara un grand verre de grog qu'il dégusta à petites gorgées, en amateur. Après quoi, il se frotta joyeusement les mains et sortit.

La nuit vint sans que rien indiquât aux prisonniers que leur complot fût découvert. Le silence habituel se fit dans la caserne, et les prisonniers qui s'étaient couchés comme d'habitude, mais veillaient sur leur grabat, agités par les frissons nerveux de l'attente, n'entendaient plus que les pas lents et mesurés de la sentinelle qui marchait de long en large, sur les dalles de pierre du corridor.

Tous attendaient avec patience, confiants dans le succès de leur entreprise.

Sur les deux heures du matin, Célestin Tranquille se leva silencieusement et s'approcha de celui des officiers américains qui était l'âme du complot.

—Est-ce le temps? lui demanda-t-il.

—Oui, répondit l'autre.

—Tandis que Tranquille, un poignard entre les dents, se dirigeait vers la porte, tous les autres prisonniers se levaient dans le plus grand silence.

En passant près du poêle, Tranquille saisit un lourd tisonnier de fer dont on avait laissé l'usage aux prisonniers. Arrivé en face de la porte, il introduisit le bout de ce levier improvisé dans une coche qu'on avait taillée le soir même sur l'un des montants qui encadraient la porte.

Les autres vinrent se ranger derrière lui et l'officier qui devait commander au premier rang.

Sur un signe de celui-là, Tranquille se pencha en appuyant de tout son poids sur le levier.

Un craquement prolongé retentit, et la porte arrachée de ses gonds déjà à moitié rompus, tournoya sur elle-même et s'abattit sur vingt mains levées pour la recevoir.

Le passage était libre.

—En avant! cria Tranquille.

Mais il ne fit qu'un pas.

—Apprêtez armes!… joue!… cria dans le corridor une voix tonnante.

Un flot de lumière jaillit de plusieurs lanternes sourdes démasquées soudain à la fois, et trente hommes, le mousquet à l'épaule, la gueule de leurs fusil tournée du côté des prisonniers, apparurent dans le vestibule, par l'encadrement de la porte. En avant d'eux, son épée nue d'une main, un pistolet armé dans l'autre, apparaissait le capitaine Evil.

—Si l'un d'entre vous fait mine de bouger, cria-t-il aux prisonniers:
Vous êtes morts!

Tranquille saisit son tisonnier à deux mains et regarda l'officier américain. Celui-ci secoua négativement la tête d'un air qui voulait dire:

—C'est inutile, le coup est manqué!

—Regagnez vos lits, cria James Evil, ou nous tirons sur vous!

—Maudit Anglais de malheur! vociféra Tranquille qui ploya dans un spasme de rage la barre de fer sur laquelle se crispaient ses mains puissantes, tu seras donc toujours sur mon chemin!

—Ne t'en plains pas, ricana Evil, car nous nous rencontrerons bientôt pour la dernière fois; mais alors j'aurai le plaisir de te voir danser au bout d'une corde! Allons! tous à vos lits, vous autres, ou je commande le feu!

Les plus craintifs d'entre les prisonniers s'étaient déjà retirés de la foule afin d'éviter la fusillade. Les autres se dispersèrent et rentrèrent dans l'ombre en grommelant de sourdes menaces.

—Que vingt hommes gardent la porte, dit James Evil, que dix autres me suivent, et qu'on nous éclaire.

Il entra dans la vaste salle où tous les prisonniers se bousculant se jetaient sur le premier grabat venu.

Seul Tranquille restait debout, balançant le tisonnier dans sa main droite.

—Jette cela, dit Evil, ou je te brûle la cervelle!

Et s'adressant aux soldats.

—En joue cet homme; s'il bouge, feu!

Les yeux de Tranquille étincelèrent. Résister eut été de la démence. Dix mousquets braqués sur lui à bout portant suffisaient pour l'en convaincre.

—Vous êtes le plus fort, aujourd'hui, dit le Canadien en jetant le tisonnier dans un coin, mais quelque chose me dit à moi que la corde qui me pendra n'est pas encore tressée, et que le juge qui décidera entre nous est plus haut placé que tous les vôtres!

—C'est ce que nous verrons bientôt, repartit Evil en riant! Tu avais bien aussi l'espérance de m'égorger cette nuit! Je n'ai plus qu'un regret, c'est que ton maître ne soit pas avec toi. Tu lui es si fort dévoué que je t'aurais procuré l'honneur de balancer ta carcasse à côté de la sienne et au bout du même gibet.—Soldats, saisissez cet homme. S'il résiste, tuez-le comme un chien.

Tranquille se laissa faire. On l'enchaîna, ainsi que l'officier américain qui était à la tête du complot, tandis que le capitaine Evil faisait fouiller les autres prisonniers pour les désarmer.

En attendant que la forte fut remplacée sur des gonds neufs quinze hommes armés devaient veiller dans le vestibule.

Quelques minutes après l'arrestation de Tranquille et de l'officier son complice, une sourde rumeur éveilla toute la ville qui se remplit d'un grand bruit d'armes.

Prévenu le soir même du dessein des prisonniers bostonnais, le général
Carleton avait résolu de profiter de la circonstance afin de prendre les
Américains dans leur propre piège, et d'engager Arnold à venir attaquer
la ville avec les troupes qui lui restait.

Aussitôt que le capitaine Evil lui eut fait savoir que le complot avait raté et qu'on venait d'arrêter les deux principaux conjurés, Carleton fit sonner les cloches et battre le tambour pour faire croire aux assiégeants que la ville était alarmée.

Tous les citoyens prirent les armes et coururent aux remparts. Afin de persuader à Arnold que les prisonniers étaient maîtres de la porte Saint-Jean, Carleton fit tirer plusieurs décharges de mousqueterie et d'artillerie. On cria plusieurs fois hourra, comme si ces clameurs joyeuses eussent été poussées par les prisonniers victorieux, et, pour compléter l'illusion, trois grand feux furent allumés.

Les canons étaient chargés jusqu'à la gueule, et, cachés près des pièces, les artilleurs attendaient le moment de faire feu et de balayer les assaillants d'un seul coup.

Mais les Bostonnais flairèrent quelque ruse et se donnèrent garde d'approcher.

Cependant, dit Sanguinet qui rend compte de cet incident, un déserteur du camp ennemi nous assura que le colonel Arnold voulut marcher contre la ville, croyant de bonne foi que ses compagnons étaient vainqueurs; mais le général Wooster qui venait de descendre de Montréal, réussit à l'en détourner.

L'arrestation de Tranquille sous le fait de circonstances aussi graves, et l'éloignement d'Evrard que sa blessure privait d'ailleurs de tout moyen d'action, laissant Alice à la merci des desseins ambitieux de son père et des prétentions du capitaine Evil, semblaient porter le dernier coup aux projets de bonheur que Marc Evrard et sa fiancée avaient pu caresser autrefois.

Quand, après le tumulte momentanée qui régna cette nuit-là dans la ville, la tranquillité s'y fut peu à peu rétablie, Alice, que le bruit avait tenue éveillée, voyant que l'ordre habituel revenait dans la place, se sentit saisie d'appréhensions funestes. Elle savait bien que Tranquille et ses compagnons devaient tenter de s'évader d'un jour à l'autre. Elle pressentit que la conjuration avait échouée. Au grand calme qui se fit dans la ville, après l'agitation qui l'avait précédé, elle sentit qu'il se creusait encore un vide autour d'elle et q'un ami de sa cause, le dernier appui qui lui restait peut-être, venait d'être abattu par quelque nouveau coup de la fatalité, la laissant chancelante et sans soutien au milieu des débris épars de ses illusions perdues.

CHAPITRE ONZIÈME

SCÈNES D'INTÉRIEUR

M. Cognard, qui ne laissait guère une occasion de montrer son loyalisme sans la prendre au vol, saisit avec empressement le prétexte que lui offrait l'insuccès du complot des Bostonnais, pour inviter Evil à dîner. Le digne homme avait bien à coeur aussi de racheter ses faiblesses de la nuit du trente-et-un décembre, et de pallier ses défaillances politiques—en supposant que le bruit en parvint à l'oreille des autorités—par un plus grand déploiement de servilité à la cause anglaise.

Deux questions jailliront ici des lèvres du lecteur, si toutefois elles ne se sont pas déjà présentées plus d'une fois à son esprit. Comment un être aussi vil que Nicholas Cognard pouvait-il être le père de la noble et fière Alice, et par suite de quel aveugle entraînement l'arrogant capitaine voulait-il à tout prix épouser la fille d'un homme aussi méprisable?

N'avez-vous jamais remarqué quelque vieil arbre au tronc tordu par les ans et à moitié desséché et rongé de vers, pousser entre ses branches mortes un rameau verdoyant qui supportait quelque beau fruit vermeil? De loin cet arbre vous semblait bien mort, mais en l'approchant quand vous en êtes venu à l'examiner en détail, vous avez aperçu, non sans surprise, entre le fouillis des rameaux desséchés, une verte branche assez vigoureuse encore pour donner des fruits pleins d'éclat et de saveur. Si, frappé de ce phénomène, vous en avez demandé la raison au jardinier qui n'avait pas dédaigné de laisser debout cet arbre tout-à-fait mort en apparence, il vous aura répondu qu'il avait remarqué que, dans ce tronc vermoulu, couraient encore quelques fibres remplies d'une sève fécondante, dernier reste d'une ancienne vigueur éteinte.

De même l'homme—qui ne naît pas nécessairement méchant et que l'ambition et toutes les passions de l'âge mûr corrompent seulement par degré—peut aussi donner naissance à des rejetons saines et vigoureux, surtout quant les jeunes pousses sont écloses alors qu'il était jeune encore et qu'il y avait encore en lui quelque germe généreux. Fût-il d'ailleurs tout-à-fait mauvais, l'homme dans son principe générateur n'a-t-il pas pour correctif la femme, généralement meilleure, et dont la bienfaisante influence nous transmet ce qu'il y a de plus estimable en chacun de nous?

Du reste, nous avons déjà dit d'Alice qu'en elle revivait sa mère, belle âme qui s'était bien jeune envolée de la terre où elle n'avait rencontré que chagrins et déceptions.

Pour ce qui est de la passion qui entraînait insensiblement, fatalement Evil vers Alice, je consens à en rectifier à vos yeux l'inconséquence apparente, puisque surtout il n'était pas payé de retour, lorsque vous aurez bien voulu m'indiquer la mystérieuse influence qui, au milieu de la foule, attire de préférence certaine personne vers une autre. Vous pouvez bien me renvoyer aux lois de l'harmonie universelle, et me parler des deux fluides sympathiques qu, après s'être longtemps cherchés, finissent nécessairement par se rencontrer. Fort bien, s'il s'agit d'un amour partagé. Mais comment expliquer la sympathie opiniâtre en face de l'antipathie la moins dissimulée? Pourquoi de deux personnes l'une poursuivra-t-elle l'autre de ses obsessions importunes, sans la moindre probabilité d'en être jamais écoutée? Pourtant ces entraînements malheureux ne se voient-ils pas tous les jours?

Maintenant, qu'Evil aimât Alice en dépit de la répugnance qu'il eût dû éprouver à devenir le gendre de Cognard, en supposant qu'il crût parvenir à vaincre les répugnances manifestes de la jeune fille, ceci rentre un peu plus dans le domaine des choses compréhensibles. L'amour qui vit surtout d'illusions, ne frappe-t-il pas tout d'abord d'aveuglement ceux qui en sont atteints? La personne aimée, au dire des poëtes qui prétendent s'y connaître en matière de sentiments, est un astre qui éblouit celui qui le contemple. Qui sait d'ailleurs, lors même que James Evil ne fût pas entièrement aveuglé par sa passion, si, à ses yeux d'homme mûri par le réalisme de la vie, Cognard paraissait aussi méprisable qu'il le semble à bon droit au lecteur?

Aux yeux du capitaine, Cognard, tout rampant qu'il était devant le pouvoir, pouvait bien ne sembler qu'un homme habile chez qui l'envie de parvenir dominait ces instincts délicats avec lesquels l'ambitieux doit nécessairement rompre pour en arriver à son but. Enfin si, à la connaissance d'Evil, Cognard s'était montré lâche lors de l'affaire de la rue Sault-au-Matelot, n'est-il pas avéré que la bravoure n'est point le fait de la généralité des gens appelés à la vie bourgeoise? Horace, le charmant poëte, est-il moins estimé des gens d'esprit pour avoir jeté son bouclier à la bataille de Philippes afin de se sauver plus prestement?

Que James Evil se fit ou non ces raisonnements, il n'en était pas moins éperdument épris d'Alice et la voulait à tout prix. C'était un de ces hommes violents et tenaces, dont les échecs successifs, loin de les rebuter, ne font que redoubler l'intensité des convoitises. Il en était même rendu à ce degré d'exaspération qui fait trouver bons tous les moyens de vaincre une résistance qui n'est que plus irritante parce qu'elle a été plus opiniâtre et prolongée.

Ce fut avec d'autant plus d'empressement qu'il accepta l'invitation à dîner, qu'il comptait avoir en main cette fois une arme puissante sinon propre à charmer la cruelle, du moins capable de porter un coup décisif à son orgueil.

Alice essaya bien de se soustraire au supplice que lui promettait cette rencontre prolongée avec le capitaine; mais à peine eût-elle manifesté son intention de ne point paraître au dîner que le père Cognard entra dans une colère telle que sa fille dut plier devant cette volonté rageuse.

Au jour et à l'heure désignés il lui fallut donc prendre place à table, tout à côté de James Evil. C'était madame Cognard qui avait ménagé cette délicate attention à sa belle-fille.

La pauvre enfant, malgré son attitude calme et froide, avait l'âme saisie d'une morne tristesse. Elle sentait circuler autour de soi comme un souffle de vent funeste. Elle éprouvait les défaillances de la sensitive dont les pétales frissonnent et se replient sur elles-mêmes, aux premières approches de la froidure des nuits. Le pressentiment n'est-il pas la prévoyance des âmes délicates?

M. Cognard se montrait d'une gaîté peu ordinaire et d'une extrême prévenance envers l'officier anglais, qui répondait de son mieux aux avances du père d'Alice. Quant à dame Gertrude elle rayonnait. Son oeil impitoyable de marâtre pénétrant jusqu'au coeur brisé de la jeune fille, en fouillait avec délice toutes les meurtrissures.

Inquiète, Alice jetait à la dérobée des regards anxieux sur ceux qui l'entouraient. A certains signes de suffisance et de fatuité plus qu'ordinaires, qui se manifestaient de temps à autre chez le capitaine quand il la regardait, elle devina que l'orage viendrait directement de lui.

La plus grande partie du dîner s'écoula cependant sans qu'aucune agression vînt répondre à ces craintes.

Quand la grosse faim des convives—je n'entends point parler d'Alice qui ne toucha guère aux mets qu'on lui servit—eut eu raison des pièces de résistance, le vin ayant de plus en plus délié la langue de l'officieux Cognard, il éprouva le besoin d'étaler son dévouement à la bonne cause, et lança la conversation sur le sujet d'actualité qui lui avait fait inviter le capitaine Evil.

—Eh bien, dit Cognard après avoir rempli le verre de son hôte d'un rouge-bord, grâce à vous, capitaine, nous avons donc eu raison de ces gredins de prisonniers?

—Ah! ma foi, répondit Evil, ce n'est point la peine d'en parler. Un tas de gueux qui ne valent pas la corde avec laquelle on aurait dû les pendre tout d'abord!

—Pardonnez, pardonnez. Outre qu'ils étaient nombreux et déterminés, on dit qu'ils étaient armés jusqu'aux dents.

—Peuh! une dizaine seulement avaient des poignards. Mais à propos, savez-vous, monsieur Cognard, qui avait procuré ces armes aux conjurés?

—Non, ma foi.

—Hum, c'est tout une histoire qui vous causera peut-être quelque embarras si le récit s'en propage.

—Comment cela? s'écria Cognard qui bondit dur son siège.

—Eh bien! voici. Figurez-vous que parmi les prisonniers faits dans la nuit du 31 décembre se trouvait un Canadien, domestique de ce jeune homme que j'ai rencontré quelquefois ici et qui a pris fait et cause pour les rebelles. Ne s'appelait-il pas Erard… Ervard…?

—Evrard, dit dame Gertrude avec un doux sourire.

Ce coup de canif dont elle perçait le coeur de sa belle-fille lui causa, à cette excellente femme, un petit spasme intérieur d'une ineffable jouissance.

Alice sentit son coeur se serrer tellement qu'elle pensa qu'elle allait mourir.

—Evrard! C'est bien cela, madame, fit Evil en la remerciant d'un signe de tête. Or donc, le domestique de ce M. Evrard avait suivi son maître chassé de la ville, si vous vous en souvenez, par Son Excellence Sir Guy Carleton, à cause de manifestations le plus effrontées en faveur de la rébellion.

—Oh! c'est un petit misérable! s'écria Cognard qui suait à grosse gouttes et sentait vaguement le besoin d'un redoublement de zèle.

—Le serviteur de ce monsieur Evrard ayant été blessé au combat de la rue Sault-au-Matelot, a été fait prisonnier avec les autres Bostonnais. Jusqu'ici rien qui soit de nature à vous surprendre. Mais figurez-vous, du moins c'est ce dont j'ai pu m'assurer en allant aux meilleures informations, figurez-vous qu'une jeune fille, servante dans la maison d'un des meilleurs citoyens de la ville, et qui aime ce prisonnier, lequel répond, je crois au nom de Tranquille, a réussi à tromper les gardiens et à pénétrer dans la prison de son amant.

—La coquine! s'écria Cognard.

Il jaunissait à vue d'oeil.

Madame Gertrude que cette histoire semblait intéresser au plus haut point, s'oublia jusqu'à poser ses coudes sur la table.

—Je ne sais vraiment trop, poursuivit l'officier, comment vous faire part de tous les renseignements qu'on m'a fourni à ce sujet. Mon embarras n'est pas mince. Après tout, diable! n'êtes-vous pas à l'abri de tout soupçon?

—Comment donc! repartit Cognard dont la voix trembla; que voulez-vous dire?…

—Eh bien! voici. L'on prétend comme ça que la rusée maîtresse de
Tranquille n'est autre que cette jolie brunette qui est à votre service.

—Sacredieu! hurla Cognard qui se leva tout droit, blanc comme la serviette que pendait à son cou. Vous voulez plaisanter, capitaine, dit-il en retombant sur sa chaise.

—Certes non, monsieur Cognard, la chose est trop grave!

—En y songeant bien, remarqua doucement madame Cognard, je crois me rappeler avoir remarqué ce Tranquille à la cuisine, du temps que M. Evrard venait ici.

Certainement que si sa femme n'eût pas été à l'autre bout de la table et qu'elle se fût trouvée à portée de sa main, Cognard lui eût flanqué un bon soufflet.

Mais celle-ci se savait hors d'atteinte. Elle regarda tranquillement son mari. Il y avait du démon dans cette femme. Elle savait bien que Cognard, avec sa flexibilité de l'échine, se tirerait d'affaire, et elle devinait vaguement d'ailleurs le dessous des cartes que tenait en ce moment Evil. Tout ce qu'elle volait pour le quart-d'heure c'était de perdre Lisette qu'elle haïssait presque autant que sa belle-fille.

Comment analyser les sensations d'Alice pendant ce cruel entretien! Son coeur avait presque cessé de battre, et les paroles des convives n'arrivaient plus qu'indistinctes à son entendement.

Le capitaine qui jouissait de l'effet produit, se versa un verre de vin qu'il but à petits traits comme un conteur qui se recueille pour faire appel à ses souvenirs, et poursuivit:

—Ce qu'il y a de pire en tout cela, c'est que j'ai pu constater que c'est bien votre servante qui a fourni à son amant les armes trouvées sur les prisonniers.

—Mille millions de tous les diables! s'écria Cognard dont la figure s'empourpra, je la chasserai! je la tuerai!… je…

Et d'un grand coup de poing il cassa son verre et son assiette.

—Calmez-vous, monsieur Cognard, reprit Evil, en ces sortes d'affaires, croyez-m'en, il faut surtout éviter l'éclat.

—Comment! monsieur, comment! éviter l'éclat, dites-vous! Moi, Nicholas Cognard, souffrir qu'une infâme servante me compromette ainsi! Sacré tonnerre! monsieur, savez-vous que je serais homme à tuer de mes propres mains ma femme et ma fille, plutôt que de les laisser ainsi se jouer de ma réputation de loyauté envers notre souverain! Ah Alice: si je pouvais m'imaginer que au as mis les mains à cette trahison infâme, si je croyais seulement que tu en eusse eu connaissance, je…

Cognard s'arma d'un couteau et fit un geste effroyable.

—Doucement! je vous en prie, au nom de Dieu! s'écria Evil en lui saisissant le bras. Qui serait assez fou de croire que mademoiselle peut se trouver mêlée à de sales intrigues de valets? Pour ma part, Monsieur, me l'affirmât-t-on sous le sceau du serment que je n'en croirais rien. Veuillez vous calmer! Je comprends votre indignation, mais, je vous l'ai déjà dit, votre conduite nous met, vous et votre famille, à l'abri de tout soupçon. Si pourtant les envieux voulaient profiter de ces faits pour vous faire un mauvais parti, je prendrais tout sur mes charges, et il faudrait compter avec moi qui, par l'entremise de mon ami McLean, a sur son Excellence une influence assez grande pour faire taire tous vos calomniateurs. Voici, du reste, quelle est la situation. Tranquille mis au secret, subira bientôt son procès devant une cour martiale. Il faudra bien, il est vrai, établir la complicité de son amante.

—Mais ne sentez-vous pas, dit Cognard avec angoisse, que la preuve de cette complicité, rendue publique, sera précisément ce qui me perdra!

—J'avoue, dit Evil avec hésitation, qu'il sera mieux d'éviter ce témoignage compromettant. Écoutez, monsieur Cognard… Mais j'espère que nous ne sommes pas épiés.

—Ah! sacré mille tonnerres! je le voudrais bien par exemple!

Et Cognard se leva pour courir à la porte de la salle.

Lisette qui, le coeur bondissant d'effroi, se tenait aux écoutes, eut heureusement le temps de s'esquiver et de disparaître, sans quoi son maître l'aurait assommée du coup.

—Ne craignez rien, dit-il en revenant s'asseoir; nous sommes seuls.

—Écoutez, monsieur, je crois qu'il est un moyen d'étouffer complètement cette malheureuse affaire. Seulement il faut que vous et madame, ainsi que mademoiselle, vouliez bien me mettre à même de pouvoir vous être utile. Je ne pose pas en homme désintéressé. Je joue carte sur table et vous demande service pour service.

—Je voudrais bien voir que quelqu'un ici s'avise de ne pas vouloir vous être agréable, gronda Cognard.

—Voici. Vous n'êtes pas sans savoir, monsieur, que j'aime mademoiselle votre fille. Veuillez me faire l'honneur de m'accorder sa main et je m'engage à étouffer cette affaire, dussé-je, si je ne puis réussir autrement, faire évader cet homme.

—Comment donc, capitaine, mais tout l'honneur est pour moi, et le jour où vous voudrez bien devenir mon gendre sera le plus beau de ma vie!

—Merci, monsieur Cognard, mais il me reste à m'assurer du consentement de mademoiselle.

—Ma fille n'a pas d'autre volonté que la mienne!

Alice qui jusqu'alors était demeurée dans une immobilité complète et semblait avoir été frappée par la foudre, se ranima soudain sous ce dernier coup de l'égoïsme de son père qui la sacrifiait impitoyablement à son ambition. Elle ouvrait la bouche pour protester contre l'engagement que son père venait de prendre sans même daigner la consulter, et jurer qu'elle ne serait jamais la femme d'un autre que Marc Evrard à qui elle était fiancée, lorsqu'Evil lui coupa la parole.

—Il serait malséant de ma part, dit-il, de prendre ainsi mademoiselle par surprise et de la forcer de donner une adhésion aussi subite à ma demande. Comme le procès de Tranquille ne peut certainement pas commencer avant une dizaine de jours, c'est donc toute une semaine qui reste à mademoiselle pour se décider à vouloir faire mon bonheur. En supposant que dans mon indignité je ne pusse par moi seul trouver grâce à vos yeux, mademoiselle voudra songer sans doute que le jour où elle consentira à devenir ma femme elle fera certainement deux heureux: moi d'abord qui ne pourrai reconnaître cette inestimable faveur que par le dévouement de toute ma vie aux moindres de ses désirs, et ce pauvre diable de Tranquille qui ne lui devra pas moins que la vie. Pour ce qui est de votre servante, monsieur Cognard, dit Evil en se levant, je suis d'avis qu'il vaut mieux maintenant ne pas lui laisser voir que vous êtes au courant de ces intrigues. Si vous la renvoyiez elle parlerait peut-être et nous causerait de embarras. Gardez-la pour le moment à votre service. Plus tard nous verrons ce qu'il en faudra faire. Seulement surveillez-la de près.

Afin de couper court à toute protestation de la part d'Alice, Evil s'était levé sans façon le premier de table. Il prétexta quelque exigence de service pour se retirer sur-le-champ.

Le capitaine avait senti que le moment était des plus critiques et qu'il fallait empêcher la jeune fille de se prononcer immédiatement.

Ne valait-il pas mieux en effet lui laisser quelques jours de répit pendant lesquels monsieur et madame Cognard auraient tout le loisir de la travailler. Et puis Evil comptait aussi quelque peu sur les prières que Lisette oserait probablement adresser à sa maîtresse pour sauver Tranquille de l'échafaud.

On conviendra que cette petite machination était assez bien ourdie.

Tandis qu'Alice atterrée regagnait sa chambre, madame Cognard, se disait que jamais de sa vie elle n'avait autant joui qu'à ce dîner.

CHAPITRE DOUZIÈME

MINES ET CONTRE-MINES

Bien qu'il ne se fût guère donné la peine de cultiver activement dame Gertrude afin de l'engager à travailler pour lui, Evil avait prévu que le moindre grain qui tomberait en pareille terre ne manquerait pas de produire des fruits abondants. Et il ne s'était pas trompé. Autant pour se débarrasser de sa belle-fille que pour la rendre sûrement malheureuse en lui faisant épouser l'officier, madame Cognard enserra la jeune fille dans un réseau d'obsessions inextricables.

Un de ses premiers soins fut de s'assurer le concours indirect de lisette. Quelques parole adroitement lancées par Evil avaient à cette femme perverse toute l'aide qu'on pourrait attendre de Lisette mise aux abois. Elle tira la servante à part et, dans l'ignorance où elle était que celle-ci fût déjà au fait de la situation, elle lui dépeignit la position de Tranquille sous les couleurs les plus sombres. Elle lui fit entendre que le sort du prisonnier était entre les mains de James Evil qui ne consentirait à sauver l'accusé qu'autant que Lisette voudrait bien aider à vaincre l'obstination d'Alice en persuadant la jeune fille d'accorder sa main à l'officier.

Lisette avait assez d'intelligence pour démêler aisément la trame de cette machination, et un trop bon coeur pour songer un instant à se joindre aux persécuteurs de sa jeune maîtresse. Et pourtant l'affreuse perspective du malheur qui attendait Tranquille sur lequel la vengeance de l'officier anglais ne manquerait pas de retomber si Alice résistait jusqu'au bout, pénétrait la pauvre fille d'une terreur profonde. Elle se gardait bien de dire à sa maîtresse le moindre mot qui pût dévoiler ses angoisses; mais son air abattu, ses yeux rougis par les larmes, son silence même, dans sa muette éloquence, ne trahissaient-ils point aux yeux d'Alice toute l'affliction de l'amante de Tranquille? Ce douloureux mutisme valait bien une supplication constante.

Evil et madame Cognard qui comptaient sur l'un ou sur l'autre de ces moyens, se trouvaient servis à souhait.

Quant au père Cognard, on pense bien que dans toutes ces menées il ne restait pas en arrière.

Afin d'avoir une idée de la vie d'enfer qu'on faisait à Alice pour assouplir cette tête de fer, comme disait cette bonne madame Cognard, il faut assister encore une fois avec nous à l'un de ces repas de famille qui étaient d'autant plus pénibles pour la malheureuse enfant, qu'il étaient devenus comme le champ-clos où se livraient trois fois le jour les assauts qu'elle avait à soutenir.

C'était la quatrième journée qui avait suivi celle où James Evil avait brusqué sa demande. Abattue par trois jours et tout autant de nuits passés dans l'insomnie et les larmes, Alice essayait de manger quelques menue bouchées des mets qu'on lui avait servis. Mais si visibles étaient ses efforts que dame Gertrude qui avait l'oeil à tout pour en tirer prétexte à quelque attaque, lui dit de se ton doucereux qui gazait tant de méchanceté:

—Vous n'avez donc point d'appétit, ma chère, vous mangez du bout des dents.

Alice leva sur sa belle-mère ses beaux grands yeux noirs encore humides d'une larme furtive. Ce regard aurait suffi pour attendrir un bourreau. Mais madame Cognard n'était guère sensible aux sentiments tendres. Au contraire, souvent son acrimonie s'accroissait en raison inverse de la douceur qu'on opposait à ses perfidies. Aussi continua-t-elle, sans déguiser cette fois ses mauvaises intentions:

—Peut-être aussi que ma cuisine ne vaut pas celle de votre mère. Je ne saurais avoir toutes les qualités qui distinguaient cette excellent femme.

—Ce plat est très-bien préparé, dit Cognard, et si mademoiselle ne le trouve pas à son goût, il lui sera bientôt loisible d'avoir une table servie à sa fantaisie.

—En effet, repartit madame Cognard, c'est dans quatre jours que sera fixée l'époque du mariage?

—Oui, et j'espère que ma fille a assez de coeur pour être déjà décidé à ne pas causer le malheur de son père en refusant la main du capitaine Evil.

—Pour ma part je suis sûre que mademoiselle Alice sait trop ce qu'elle vous doit pour contrecarrer vos désirs.

—Et ne faudrait-il pas qu'elle fût sotte à lier, en supposant qu'elle ne fût pas touchée de la terrible position où me mettrait son refus, pour aller renoncer à l'un des plus beaux partis de la colonie?

—C'est un bien charmant homme, en effet, que monsieur Evil, dit madame
Cognard de sa vois la plus insinuante.

—Charmant! s'écria Cognard, dis donc que c'est le plus galant homme que l'on puisse voir, aimable, et distingué autant que ce petit gueux d'Evrard était malhonnête et prétentieux. En voici un, par exemple, dont je veux qu'il ne soit plus question chez moi! Ce maroufle est cause de toutes les tracasseries qui m'arrivent!

—Aussi a-t-il maintenant tout le mépris, bien mérité, du reste, de chacun des membres de votre famille, dit madame Cognard du ton le plus dédaigneux qu'elle pût trouver.

Alice qui avait dévoré jusque-là, en silence, toutes ces humiliations, allait protester, la courageuse enfant, contre la dernière assertion de sa belle-mère. Mais Cognard épiait sa fille du coin de l'oeil et comme il ne craignait rien tant que d'avoir à s'attaquer ouvertement aux raisons trop justes au fond, que lui pouvait opposer sa fille, et qu'il préférait la prévenir en lui imposant silence à force de grands éclats de vois, il écria en roulant de gros yeux:

—Comment, mademoiselle! oseriez-vous prendre la part de ce misérable petit marchand qui, trop sot pour réussir dans son commerce, n'a pas trouvé mieux que de s'allier à des bandits venus en ce pays pour piller et massacrer les honnêtes gens! Ne vous gênez pas, et si le coeur vous en dit, persistez dans une résolution qui causerait ma ruine et peut-être ma mort!

Madame Cognard qui savait se monter à mesure que s'échauffait son mari, s'écria avec colère:

—Il est vrai que mademoiselle n'en serait pas à son coup d'essai. N'a-t-elle pas, par son caractère insupportable avancé la mort de sa mère?

Ceci était trop fort; et Alice dont l'affection pour sa mère avait toujours été encore plus une adoration qu'une affection filiale ordinaire, se redressa sous le coup de cette accusation aussi injuste que cruelle.

—O madame! s'écria-t-elle d'une voix vibrante d'indignation, s'il était vrai que j'eusse causé la mort de ma pauvre mère que j'ai tant aimée, j'en serais atrocement punie par vous!

Atteinte dans la partie la plus sensible de son coeur, Alice éclata en sanglot et sortit.

Le regard de louve enragée que lui lança sa belle-mère ne saurait se définir. Ce n'était plus de la malveillance, c'était de la haine, c'était de l'exécration. La riposte de la jeune fille avait frappé si juste!

En entrant dans sa chambre Alice éplorée se trouva en face de Lisette qui, l'air triste mais résigné, époussetait lentement la pièce.

—Ah! quel monstre que cette femme! s'écria Alice qui se jeta sur son lit en pleurant.

—Elle vous a donc encore fait de la peine?

—Tu ne pourrais jamais t'imaginer ce qu'elle m'a dit, Lisette, non jamais!… C'est affreux! Elle prétend que j'ai causé la mort de ma mère!

—L'infâme créature!

—C'en est trop! s'écria Alice qui se dressa sur son séant. J'ai assez souffert comme ça! Depuis dix ans que cette femme est entrée dans la maison, pas un seul de mes jours qui n'ait été marqué d'une injure ou de quelque cruauté! Et Dieu m'est témoin que j'ai presque tout enduré dans me plaindre. Mais aujourd'hui elle a comblé la mesure. Placée entre un père qui m'abandonne et me sacrifie à cette marâtre à qui Dieu n'a pas voulu donner d'enfants parce qu'elle ne saurait mériter le nom de mère, et un homme qui m'obsède et qui m'est d'autant plus odieux qu'il m'a séparé de celui-là seul que j'aimerai jamais, je m'en fais fuit d'ici et aller demander asile et protection à celui qui doit être mon mari.

Lisette, après s'être assurée que personne ne les écoutait, se rapprocha de sa maîtresse et lui dit non sans beaucoup d'embarras:

—Je ne sais trop, mademoiselle, comment vous dire que votre dessein de vous en aller seule me semble impossible, tant j'ai peur que vous ne croyiez mes paroles soufflées par la crainte des malheurs qui me menacent moi-même. Sur ma part du paradis, mademoiselle Alice, je vous aime trop pour penser une seule minute à vouloir vous causer la moindre souffrance pour m'épargner à moi-même les plus grands maux. Ne vous êtes-vous pas déjà trop exposée pour m'aider à donner à Célestin les moyens de s'enfuir. Quoiqu'il nous arrive, à moi-même et à celui que j'aime, je ne voudrais pas pour le bonheur de toute notre vie risquer un instant de vous causer la moindre peint. Mais permettez-moi de vous dire que lorsque vous parlez ainsi de vous enfuir, vous ne songez pas combien il serait malaisé, à une jeune fille de sortir seule d'une ville aussi bien gardée que l'est la nôtre par le temps qui court. Y avez-vous pensé?

Alice ne répondit pas.

—Vous voyez, poursuivit Lisette, que la chose n'est pas aussi aisée qu'elle vous a paru d'abord. Je suis bien prête à vous aider; mais que voulez-vous que nous fassions à nous deux? Si nous manquons le coup on nous renfermera sous clef, et plus que jamais vous serez au pouvoir de ceux qui vous tourmentent. Écoutez et permettez-moi de vous donner un conseil.

—Parle, Lisette, je sais combien tu m'es dévouée.

—Eh bien, mademoiselle, lorsque le capitaine viendra ici samedi pour avoir votre réponse, dites-lui qu'il doit savoir que vous aimez M. Evrard et que cet amour ne peut pas s'éteindre ainsi tout d'un coup; que si, d'ici un mois, la Providence ne vous a pas rapprochée de M. Marc, vous considérerez alors ce que c'est un signe du ciel que votre mariage avec M. Evrard ne doit pas se faire, et qu'alors vous consentez à devenir la femme du capitaine Evil.

—Mais y songes-tu, Lisette! m'engager aussi formellement?

—Attendez donc, mademoiselle, reprit Lisette avec un fin sourire. Ce sont là de ces promesses qu'on fait lorsqu'on a le couteau sur la gorge et qui n'engagent à rien. Le capitaine, comptant que M. Evrard ne rentrera pas de sitôt en ville sera bienheureux d'accepter votre offre. Un mois c'est à peine le temps qu'il faut pour préparer votre trousseau: il ne pourra pas vous refuser cela. Mais nous, je vous assure que nous le mettrons joliment à profit ce mois-là, et il faudra bien que Dieu soit contre nous si nous ne jouons pas durant ce temps quelque bon tour à ce vilain Anglais!

—Mais enfin as-tu quelque projet arrêté?

—Oui, mademoiselle, et voici mon idée. Je m'attendais que vous voudriez vous sauver plutôt que de vous marier avec cet homme, et j'ai pensé à m'en aller avec vous, non pas seules toutes les deux, mais aidées de Célestin.

—Ma pauvre Lisette, comment comptes-tu qu'il puisse nous accompagner, emprisonné et surveillé comme il doit l'être maintenant?

—Ceci me regarde, mademoiselle.

—Sais-tu seulement où il est détenu?

—Oui, et je vous assure qu'il n'est pas loin d'ici. Donnez-vous la peine de vous lever et je vas vous montrer où il est enfermé.

Lisette se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur la rue Sainte-Anne et montra du doigt à Alice qui l'avait suivie, une construction militaire qui se dressait en face de la maison.

'était une redoute que s'élevait sur l'emplacement que le collège Morrin occupe aujourd'hui et que l'on voit indiquée sur les plans de Québec, de cette époque, sous le nom de King's Redoubt.

Au sommet de ce bastion isolé, un soldat anglais se promenait de long en large en montant la garde. Il tournait en ce moment le dos à la maison de M. Cognard.

—Cachez-vous comme derrière ce rideau, dit Lisette, car cet homme pourrait nous voir et se méfier de nous. Voyez-vous quelques pieds au dessus de terre, ce petit châssis protégé par deux gros barreaux de fer?

—Oui.

—Eh bien! figurez-vous que ce matin, pendant que vous étiez à déjeuner, comme j'ouvrais la fenêtre pour aérer votre chambre, en regardant par hasard de ce côté-là, j'aperçus, collée contre les vitres, au-dedans de cette espèce de prison, une figure qui me regardait fixement et que je reconnus aussitôt pour appartenir à Célestin.

—Vraiment! tu ne t'es point trompée?

—Oh! ne craignez pas; mes yeux ne me l'auraient-ils pas assuré que mon coeur m'aurait dit que c'était lui; du doigt il me fit signe de prendre garde à la sentinelle qui marchait comme à présent au-dessus de lui. Je refermai ce côté-ci de la fenêtre et me cachai derrière le rideau. Célestin me montra les barreaux de sa prison en me faisant signe de les limer. Je cours à votre commode où se trouvent encore une couple de ces limes que vous avons emportées du magasin de M. Evrard, et je reviens les montrer à Célestin. Il fait plusieurs signes de tête qui veulent dire que c'est bien cela qu'il lui faut. Alors j'ouvre la fenêtre et, tout en lavant les vitres, je me mets à chanter: "Dans les prisons de Nantes". La sentinelle s'arrête et regarde de mon côté. Il faisait un chaud et bon soleil et rien ne devait sembler plus naturel que de profiter des premiers beaux jours pour laver les vitres. Après m'avoir regardé quelque temps le solda continua sa marche et moi ma chanson. J'avais bien vu que c'était un Anglais qui ne devait pas comprendre ce que je disais. Après avoir chanté quelques couplets de cette chanson que vous savez, je me mis à inventer celui-ci que n'est pas bien drôle mais qui disait tout ce que je voulais faire savoir à Célestin:

    C'est la nuit prochaine (bis)
    Que je vous passerai,
    Gai faluron, falurette,
    Que je vous passerai
    Ces deux limes d'acier.

En regardant du coin de l'oeil je m'étais aperçue que Célestin avait entr'ouvert son châssis d'un doigt pour mieux écouter.

Quand j'eus fini de chanter je le vis me faire signe qu'il avait compris.

—Mais que comptes-tu donc faire?

—Cette nuit je sortirai doucement et je me glisserai jusqu'au pied de cette bâtisse-là, et après avoir attaché les deux limes à l'un des bouts d'une corde, je jetterai l'autre à Célestin qui saura bien l'attraper. Et voilà! Qu'en dites-vous?

—Je dis que tues fille intelligente et hardie. Mais en supposant que tu réussisses à faire parvenir ces limes à Tranquille, qui t'assure qu'il pourra s'enfuir?

—Oh! quant à cela, n'en soyez pas en peine. Une fois les barreaux coupés, il faudra bien des Englishmen pour retenir mon Célestin. Nous autres, nous nous tiendrons prêtes à partir au premier moment, et nous veillerons toutes les nuits, à tour de rôle, pour saisir le temps où Tranquille sera libre et nous sauver avec lui.

—Puissions-nous réussir, ma pauvre Lisette!

—Il y a quelque chose qui me dit à moi que nous réussirons mademoiselle
Alice.

—Mais penses-tu que Célestin puisse scier ces deux gros barreaux de fer en moins d'un mois?

—Avec la force qu'il a, il les aura bientôt coupés, s'il n'était pas forcé de ne travailler que la nuit et bien doucement encore pour qu'on n'entende pas les grincements de la lime. Dans tous les cas je suis sûre qu'il aura fini d'ici à huit ou dix jours. Vous voyez bien, mademoiselle Alice, qu'il vaut mieux pour vous attendre l'aide de Célestin. Avec lui je crois que nous passerions dans le feu sans nous brûler. Si par malheur il ne réussit pas à reprendre sa liberté avant un mois, je vous jure que je serai prête à vous suivre quand vous voudrez. Mais il sera toujours temps croyez-moi de tenter toutes seules cette chance qui me semblerait alors bien risquée.

Après y avoir réfléchi, Alice se rendit à l'avis de Lisette.

Vers le milieu de la nuit suivante, la porte de la maison de M Cognard s'ouvrit doucement, bien doucement. Tout dormait à l'intérieur à l'exception de Lisette dont vous auriez pu, s'il eût fait jour, reconnaître le minois éveillé dans l'entrebâillement de la porte. Elle regardait du côté de la redoute dont la masse, plus noire encore, ressortait sur le ciel sombre. Sur le faîte se détachait la silhouette de la sentinelle qui marchait à grands pas, l'air étant vif. Lisette attendit que la factionnaire eut tourné le dos et s'élança dans la rue, légère comme un jeune chat. Avant que la sentinelle fût revenu sur ses pas, Lisette avait gagné le pied du mur de la redoute et s'était blottie au-dessous de la petite fenêtre à travers laquelle elle avait entrevu, pendant la journée la figure de Célestin Tranquille.

Elle attendit que le factionnaire, dont la marche s'arrêtait au-dessus de l'endroit où elle était tapie, eut tourné les talons, et, se levant debout tout en s'appuyant contre le mur, elle souffla plutôt qu'elle ne dit ces paroles:

—Célestin, es-tu là?

—Oui, répondit-on aussi doucement.

—Voici que la sentinelle revient de notre côté. Attends qu'elle soit retournée, et tu prendras ce que je te jetterai.

Le soldat que sa faction solitaire ennuyait là-haut, se mit à siffler entre ses dents.

—Pourvu que l'animal ne s'arrête pas, pensa Lisette.

Le factionnaire continua de marcher, sifflant toujours un air impossible.

—Es-tu prêt? demanda Lisette à vois basse.

—Oui.

Lisette avait eu le soin de rattacher l'autre bout de la corde à laquelle étaient liées les deux limes, à un peloton de laine qui tout en présentant le poids nécessaire pour être lancé à quelque distance, ne ferait aucun bruit en frappant la muraille et ne courrait aucun risque de casser les vitres. C'était une petite tête joliment organisée pour l'intrigue que celle de mademoiselle Lisette.

Les pas de la sentinelle retentissaient à l'autre extrémité de la plate-forme. Lisette lança le peloton de laine. Jeté trop haut, il frappa le mur à deux pieds au dessus de la fenêtre, retomba et roula par terre.

—Trop haut! souffla Tranquille.

On a dû remarquer souvent la gaucherie d'une femme à jeter un objet vers un but déterminé, tandis que le premier gamin de dix ans dont le bras s'est exercé de bonne heure à lancer des pierres ou des boules de neige, donne à tout coup dans le blanc.

Trois fois Lisette jeta le peloton de laine, qui trois fois manqua le but. En vain le bras de Tranquille était à moitié sorti par l'ouverture de la fenêtre. Il ne saisit rien. Heureusement que Lisette avait eu la bonne idée de retenir dans sa main gauche l'autre bout de la corde, celui qui était noué autour des limes. Elle pouvait ainsi, sans quitter sa position, ramener à soi le peloton de laine, lorsqu'il était retombé. Déjà Tranquille commençait à s'impatienter et lisette l'entendait mâchonner un juron entre ses dents, lorsque la corde, mieux lancée, s'en alla tomber dans la main du captif qui la saisit et se mit à la tirer doucement à lui.

Pour éviter le bruit que les limes pouvaient rendre en frôlant la muraille, Lisette étendit le bras et laissa glisser la corde entre ses doigts.

—Merci, lui dit bientôt Tranquille.

—Tu les as?

—Oui.

—A présent, écoute, Célestin. M. Cognard veut marier sa fille, malgré elle, à ce capitaine anglais que tu connais.

—Oui, un peu! gronda Tranquille qui, s'oubliant, éleva la voix plus haut que la prudence ne l'aurait voulu.

—Chut! fit Lisette, voici le soldat qui revient…

Ils restèrent silencieux durant quelques secondes, et voyant qu'on ne les avait pas entendus, Lisette continua de sa voix la plus faible:

—Le capitaine a dit à ma maîtresse que si elle refusait d'être sa femme, tu serais pendu, et que si elle acceptait il te ferait mettre en liberté.

—Oui, fiez-vous à ce gredin-là! J'aime mieux compter sur les limes et sur mes bras.

—C'est ce que j'ai pensé… mais chut! voici l'autre qui revient… Mademoiselle Alice doit répondre après-demain à l'officier que si d'ici à un mois le ciel ne la rapproche pas de M. Evrard, elle consentira à devenir madame Evil. Tu comprends que c'est pour gagner du temps. Mademoiselle Alice est décidée à se sauver de la ville et à aller trouver M. Evrard. Pour cela elle compte sur toi et attend que tu t'échappe toi-même… En combien de temps aura-tu fini de scier ces barreaux?

—Je ne pourrai travailler que la nuit, et doucement… cela me prendra une dizaine de jours.

—Bon! lorsque tu aura fini, tu me feras signe quand tu me verras dans la chambre de mademoiselle Alice, et la nuit d'après nous nous sauverons tous ensemble.

Soit qu'il eût saisi quelque bruit, soit qu'il fût fatigué, le factionnaire s'arrêta.

—Mon Dieu! pensa Lisette avec un serrement de coeur, s'il nous avait entendus!

Mais bientôt saisi sans doute par l'air froid de la nuit et n'entendant rien du reste, le soldat continua sa marche.

—Est-ce compris? demanda Lisette.

—Oui.

—Tu n'as besoin de rien?

—Non.

—Je me sauve; j'ai déjà été trop longtemps ici. Bonne nuit, Célestin.

—Bonsoir et merci, ma petite Lisette.

La soubrette profita du moment où le soldat avait le dos tourné, et regagna sans bruit la maison où elle rentra sans avoir été remarquée.

Trois jours plus tard, c'était un samedi de la première semaine d'avril,
James Evil se présenta chez M. Cognard. A peine fut-il entré que M. et
Mme. Cognard qui s'attendaient à sa visite, le rejoignirent dans la
grand'chambre—aujourd'hui l'on dit le salon.

Tandis que dame Gertrude, avec un empressement digne d'une meilleure cause, faisait prévenir Alice d'avoir à descendre immédiatement, la conversation s'engageait sur le premier sujet venu.

Alice parut enfin, pâle, les yeux fatigués par les larmes, et trahissant l'angoisse qui la dévorait.

Quand on eut épousé ces lieux communs qui sont les préliminaires de toute entrevue, Evil vit par le malaise de chacun qu'il fallait brusquer l'attaque du sujet principal qui faisait l'objet de sa visite. Il se tourna vers Alice et lui dit:

—Vous n'êtes pas sans vous rappeler, peut-être, mademoiselle, la question importante qui m'amène ici et dont la résolution fera le bonheur ou le malheur de toute ma vie, selon qu'elle sera affirmative ou négative?

Alice inclina la tête pour marquer qu'elle se souvenait.

—Eh bien, mademoiselle, poursuivit Evil à qui l'émotion faisait trembler la voix, puis-je espérer que vous voudrez faire ma félicité en me mettant à même de consacrer ma vie à tâcher de vous rendre heureuse?

Alice fit un suprême effort et, d'une voix qu'on entendait à peine:

—Monsieur Evil, dit-elle, quant même je voudrais vous cacher que j'ai beaucoup aimé et que j'aime encore M. Evrard, vous n'en sauriez point douter…

Ce préambule ne semblait pas rassurant pour Evil. Aussi eut-il une contraction des mâchoires qui témoignait de sa déconvenue. M. Cognard rougit et fit craquer sa chaise dans un mouvement de colère, tandis que les petits yeux gris de dame Gertrude se chargeaient d'étincelles menaçantes.

Alice poursuivit d'un ton plus ferme et sans avoir paru remarquer l'impression désagréable que causaient ses parole:

—Aussi, monsieur Evil, dois-je vous dire, puisqu'il me faut absolument répondre, sans plus tarder à votre demande que je ne puis renoncer aussi subitement à l'espoir d'épouser celui que j'aime.

Pour le coup la crainte des trois intéressés devenait une certitude.
Aussi Cognard ne put-il retenir le juron qui tournait dans sa bouche.

—Tonnerre de Dieu! Alice, s'écria-t-il en frappant du pied avec menace.

—Mademoiselle! fit madame Cognard dont le maigre buste se redressa comme une couleuvre qui prend son élan.

Seul Evil ne put dire un mot, mais un fauve éclair brillait dans ses yeux, tandis que ses lèvres minces et pâles blanchissaient encore sous la pression intérieure des dents.

Alice promena autour d'elle un regard calme et continua:

—Cependant, monsieur, puisque mon refus absolu de vous épouser causerait la mort d'un homme dont tout le crime est de s'être dévoué pour son maître qui a mon amour, je vous répondrai que si, d'ici un mois, la Providence n'a pas tout-à-fait changé la face des choses en me rapprochant définitivement de mon fiancé (elle appuya sur ce dernier mot), j'en conclurai que le ciel s'oppose à mon mariage avec M. Evrard, et alors…

Alors?… demandèrent dame Gertrude, Evil et Cognard.

—Alors je serai prête à sacrifier mes goûts à la volonté de mon père, répondit Alice dont la voix trembla sous le coup de l'engagement terrible qu'elle était forcée de prendre.

—Ah! ah! repartit Cognard avec un rire bruyant, aussi indélicat que cruel en pareille circonstance, dans ce cas monsieur Evil, j'aurai l'honneur d'être votre beau-père dans quatre semaines. Car j'imagine que la ville est assez bien gardée pour empêcher d'y entrer qui que ce soit!

Evil eut un sourire de satisfaction indicible. Il se leva, s'inclina devant Alice et lui dit:

—Je vous remercie profondément, mademoiselle, d'une détermination qui m'assure que dans un mois se serai au comble de mes voeux.

Je peux commander votre trousseau, ma chère! siffla dame Gertrude.

Dès le soir même toute la ville savait que mademoiselle Cognard devait épouser le capitaine Evil au commencement du mois de mai. Cette nouvelle fit beaucoup de bruit et prêta à bien des commentaires.

Nous renonçons à analyser les sensations d'inquiétude, de tourment et d'angoisse par les quelles passa la malheureuse enfant pendant les jours qui suivirent. Ses journées étaient d'interminables cauchemars et ses nuits sans sommeil étaient remplies de ces hallucinations funestes qui précèdent la folie.

Ajoutant la barbarie à la joie bruyante du triomphe, madame Cognard tourmentait à chaque instant sa belle-fille au sujet du trousseau qui, je vous assure, allait grand train.

Il n'était pas jusqu'à Evil qui, abusant de sa position de fiancé, ne vînt relancer tous les jours Alice et la faire mourir à petit feu.

Lisette, guère moins inquiète que sa jeune maîtresse, tâchait néanmoins de la rassurer par tous les moyens possibles. Elle assurait à Alice que tout allait pour le mieux, que Tranquille avançait rapidement dans son travail d'évasion, et que la présente semaine ne se passerait pas sans que le signal de la fuite fût donné.

Huit jours s'étaient écoulés depuis qu'Alice avait donné sa réponse formelle à James Evil, lorsqu'un matin Lisette accourut toute joyeuse au devant d'Alice qui remontait de déjeuner, et lui dit que Tranquille venait de lui indiquer par gestes que son évasion et leur fuite aurait lieu la nuit suivante.

—Mon Dieu! dit Alice en comprimant les battements de son coeur, es-tu bien sûr de ne t'être pas trompée, Lisette?

—Oh! bien sûre, allez mademoiselle! Il m'a fait signe que les barreaux ne tiennent presque plus et qu'il lui suffira d'un seul coup pour les arracher tout-à-fait.

C'était une belle journée de printemps. Le soleil nageait radieux dans l'air pour et poudroyait mille traits de feu sur la neige fondante. Quelques petits oiseaux blancs sautillaient sur des buttes de terre fraîchement découvertes, et jetaient leur cris joyeux à la brise d'avril.

—Est-ce que le bon Dieu ne nous dit pas clairement de nous réjouir avec ces chers petits êtres? remarqua Lisette.

—Puissent ces pronostics n'être pas trompeurs, répondit tristement
Alice.

Les deux jeunes filles se tenaient près de la fenêtre. Elles aperçurent en ce moment un piquet de dix soldats qui descendait vers la redoute. Arrivés en face de la poterne qui y donnait accès, deux, un sergent et un caporal, s'y enfoncèrent et disparurent à l'intérieur.

—Mon Dieu! que viennent faire ici ces hommes! s'écria la pauvre Alice saisie d'un douloureux pressentiment.

Lisette ne répondit pas.

Au bout de quelques minutes le sergent et le caporal reparurent escortant deux hommes, Tranquille et un inconnu, qui avaient les fers aux mains.

Les dix hommes de l'escorte entourèrent les deux prisonniers, et tous se mirent en marche et remontèrent vers la rue Saint-Anne.

Comme ils passaient devant la maison de M. Cognard, Tranquille leva un peu la tête et lança un long regard de détresse aux deux jeunes filles qu'il aperçut dans l'embrasure de la fenêtre.

L'instant d'après l'escorte et les prisonniers disparaissaient dans la rue Sainte-Anne.

—Dieu est contre nous! dit Alice qui, plus pêle qu'une morte, s'affaissa sur son lit.

—Du courage, mademoiselle Alice! du courage, repartit Lisette. Je m'en fais mettre mon chapeau et les suivre pour voir où ils conduisent Célestin.

Un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier et madame Cognard, qu'un reste de pudeur empêchait d'entrer dans la chambre de sa victime, cria de l'autre côté de la porte:

—Êtes-vous là, Lisette?

—Oui, madame

—Descendez, les couturières viennent d'arriver, et nous avons besoin de vous.

Alice n'eut que la force de lever les yeux au ciel qui l'accablait de plus en plus.

—Allons, vite! gronda madame Cognard.

—Va, Lisette, dit Alice d'une voix mourante. Dieu nous abandonne, pourquoi lutter davantage!

Ni ce jour-là, ni les jours suivants, Tranquille ne devait reparaître à la Redoute du Roi.

CHAPITRE TREIZIÈME

MARC EVRARD

Ce jour-là même un matelot canadien déserta la ville. Il y a toujours de ces transfuges qui, pendant une campagne ou un siège, passent à l'ennemi, que leur parti soit ou non triomphant. Quand les opérations militaires traînent en langueur, la désertion devient quelquefois même une sorte de manie contagieuse dont il est alors difficile d'arrêter le progrès.

Cet homme, après avoir traversé le faubourg Saint-Jean, descendit à Saint-Roch et se dirigea vers l'Hôpital qui était devenu, depuis la mort de Montgomery, le quartier-général de l'armée assiégeante. Dans quel but le déserteur passait-il du côté des Bostonnais? Lui-même n'en savait trop rien. Enfermé depuis près de cinq mois dans l'étroite enceinte de la ville assiégée, il avait besoin de mouvement, d'espace et de liberté. Avait-il l'intention de combattre dans les rangs ennemis? Assurément non. Il en avait assez du service assidu et prolongé auquel on l'avait astreint pendant tout l'hiver. Tout ce qu'il lui fallait pour le moment, c'était l'absence de toute discipline et la liberté de mouvement. La curiosité l'attirait bien aussi quelque peu du côté des Américains, mais il se promettait de leur fausser bientôt compagnie, s'ils le voulaient forcer à servir le Congrès, et de s'enfuir à Charlesbourg où il avait quelque parent.

Le premier homme qu'il rencontra aux abords du camp bostonnais fut Marc Evrard qui faisait une ronde d'avant-poste. Rétabli depuis un mois de sa blessure, Evrard avait repris son service d'aide-de-camp auprès d'Arnold.

En apercevant le transfuge qui était souvent venu à son magasin, Marc le reconnut.

—Tiens, c'est toi, Côté! dit-il.

—Oui, Monsieur Evrard, comme vous voyez.

—D'où diable viens-tu donc?

—De la ville

—Et que viens-tu faire ici?

—Je m'ennuyais, là-bas.

—Comment, tu t'ennuyais?

—Dame, voyez-vous, ce n'est pas bien amusant de passer ses nuits à monter la garde en plein air, et toutes ses journées à faire l'exercice.

—Je comprends en effet que pour un farceur de ton espèce, habitué à avoir partout ses coudées franches, la discipline militaire offre peu d'agréments. Mais dis-moi donc dans quel état est la garnison de la ville! Montre-t-elle toujours autant d'ardeur à se défendre?

—Ce n'est pas pour vous faire de la peine, Monsieur Evrard, dit Côté en jetant un regard de pitié sur le piquet de soldats qui, hâves, à peine vêtus et plus mal chaussés encore, suivait le jeune officier, mais je vous assure que nos gens ont un peu meilleure mine que les vôtres qui paraissent faire ici un bien long carême. Si tous les Bostonnais ressemblent à ceux-ci, je ne crois pas qu'ils prennent la ville de sitôt.

Evrard réprima un mouvement de mauvaise humeur et reprit:

—Y a-t-il du nouveau, là-bas?

—Hé! pas grand chose. Pourtant oui, en effet, j'oubliais. Vous savez, votre engagé, Célestin Tranquille?

—Eh bien? fit Evrard en dressant l'oreille.

—Eh bine, il paraît qu'il va être pendu.

—Pendu!

—Hé! mais oui. Bon garçon, mais pas chanceux, ce pauvre Célestin. Vous savez qu'il avait été fait prisonnier avec les autres Bostonnais, dans l'affaire de la rue Sault-au-Matelot.

—Oui.

—Bon. On l'enferme avec les autres. Mais ne voilà-t-il pas que notre homme, qui s'ennuie d'être comme ça sous le verrous, s'avise de décamper. Une bonne nuit, on le surprend comme il forçait la porte avec ses compagnons que voulaient prendre l'air avec lui. On l'empoigne, on le fourre au cachot, et l'on dit qu'il va être pendu comme traître.

Evrard pénétré de douleur, en apprenant à quel sort funeste était destiné ce fidèle serviteur qui ne s'était perdu que par trop de dévouement pour son maître, Evrard avait peine à retenir ses larmes et ne pouvait dire un mot. L'autre—un de ces heureux porteurs de mauvaises nouvelles et qui en ont toujours plutôt deux qu'une à vous annoncer—continua sans remarquer l'impression pénible que ces paroles causaient à son interlocuteur:

—Une autre nouvelle, et qui vous regarde aussi, Monsieur Evrard, c'est celle du mariage de mademoiselle Cognard que vous avez connue dans le temps.

—Hein! mademoiselle Cognard est mariée, dis-tu! s'écria Marc en sortant de sa stupeur comme un homme qu'on éveillerait à coups de pieds.

—Si elle ne l'est pas encore, c'est tout comme, poursuivit tranquillement Côté, puisqu'elle le sera dans quinze jours.

—Mais, bon Dieu, que me dis-tu là! Et avec qui se marie-t-elle?

—Avec un officier anglais.

—Un officier… anglais! s'écrie Marc avec égarement.

—Oui, rien que cela. Un nommé Nevil… Ervil… je ne sais plus trop, moi.

—Evil… James Evil, balbutia Evrard, qui n'avait plus une goutte de sang au visage.

—C'est cela, vous l'avez! Ces noms anglais, mois, voyez-vous…

—Mais, mon ami! cria Marc en se précipitant sur Côté qu'il secoua violemment par les bras, mais tu es fou! Alice se marier… avec cet homme!… Allons, ajouta-t-il en le lâchant, tu veux rire, n'est-ce pas?

—Moi, pas du tout! Monsieur Evrard, repartit Côté qui se frottait les bras que Marc lui avait évidemment serrés un peu fort. Je vous assure qu'il n'y a rien de plus vrai. La preuve que j'en suis sûr c'est que ce sont mes deux soeurs Justine et Marie qui font le trousseau de la jeune demoiselle. Je vois bien à présent que ça vous interloque un peu, mais enfin ce n'est pas de ma faute à moi, et ça n'en est pas moins vrai. Dans la ville tout le monde en parle.

—Et tu dis que… le mariage se fera… dans quinze jours?

—Oui, à peu près, vers le commencement de Mai.

Marc resta un moment étourdi comme s'il eût reçu un coup de massue sur la tête, et puis, remettant à un sergent le commandement du piquet de soldats, il s'éloigna à grands pas.

Pendant plus d'une heure il erra dans le camp sans avoir conscience de ce qu'il faisait, tantôt se heurtant contre les soldats étonnés qui purent le croire subitement devenu fou, tantôt s'arrêtant soudain et restant plusieurs minutes plongé dans une immobile rêverie, et puis se remettant à marcher d'un pas fébrile et tourmenté.

Lassé enfin de cette course fiévreuse, il finit par s'arrêter près d'une pièce de canon, et s'y accouda en laissant ses yeux abattus errer vaguement sur la campagne.

C'était un de ces jours gris et tristes qui tiennent de la fin de l'hiver et n'appartiennent pas encore au printemps, cette dernière saison, à proprement parler, n'existant du reste guère dans notre pays où le passage de l'hiver à l'été se fait brusquement, et sans la transition douce qui sépare ces deux saisons dans les contrées plus aimées du soleil.

La côte de Beaupré s'étendait remontant grisâtre jusqu'aux montagnes brunies par le passage du dernier hiver, et tachetée en maints endroits de larges flaques d'une neige souillée. A gauche se dressaient les Laurentides, aux enfoncements neigeux, aux monts puissamment soulevés, brunes au proche, plus loin d'un bleu profond, et d'un bleu terne à l'horizon où elles tombent soudain dans le fleuve, au delà de l'île d'Orléans.

Des masses informes de glace encombraient l'embouchure de la rivière Saint-Charles et couvraient le fleuve jusqu'à l'Ile dont la masse sombre émergeait du Saint-Laurent comme un énorme vaisseau démâté.

Sur la droite s'étageaient en amphithéâtre: le côteau Sainte-Geneviève aux flancs dénudés, le plateau sans verdure et bossué des plaines d'Abraham, l'amas resserré des maisons de la ville dont les toitures en bardeaux grisonnaient sous la mousse et le temps comme des crânes d'hommes vieillis, et, tout au-dessus, la tête formidable du Cap-aux-Diamants, grinçant des dents par la dentelure de ses canons, et le front nuageux.

Pour couronner ce paysage dont les tons tristes l'emportaient encore sur la grandeur des lignes, s'étendait au-dessus un ciel pâle et sans soleil, où se traînaient de longs nuages bas et brumeux que le vent pourchassait en les étirant à l'infini.

Le sombre aspect de ce tableau n'était guère de nature à faire pénétrer par les yeux d'Evrard quelque adoucissement à la douleur dont son âme était étreinte. Sa tristesse au contraire s'en accrut d'autant. L'apparence des objets extérieurs a sur les natures nerveuses une influence excessive, et l'on sait si l'organisation de Marc Evrard était de celles-là!

"C'en est fait, se disait-il, plus d'espoir et plus de doute! Avant que ce butor vînt si bêtement m'annoncer cette atroce nouvelle, j'en étais à me demander ce qu'Alice faisait là-bas, si elle ne se consumait pas dans un ennui mortel, si même elle n'était point malade, mourante peut-être? Hé! quel sot je faisais de m'imaginer que je pouvais de loin si fatalement influencer sa destinée! Ce qu'elle faisait? parbleu! son trousseau de noces!… Quant à se bien porter j'étais un peu fou d'en douter, puisqu'elle se marie dans quinze jours! et avec qui! si cen'est pas celui-là même qui devait le moins s'y attendre, et que je m'imaginais qu'elle devait haïr autant que je l'exècre! Et c'est ma fiancée!… Oui, celle-là même qui se suspendant à mon cou, il y a cinq mois à peine, jurait, en pressant ses lèvres sur mes lèvres, qu'elle ne serait jamais qu'à moi seul… Et cette femme, fausse aux serments jurés par sa bouche sur ma bouche, cette femme n'a pas vingt ans!… O humanité pourrie, jusqu'où la gangrène de la perversité ne t'a-t-elle pas pénétrée!… Vierges à peine formées auxquelles il nous semble, à nous jeunes hommes insensés, qu'il n'est pas d'autel assez sacré pour les y élever et les y adorer dans l'extase d'un amour éthéré, de quelle fange est donc pétri votre coeur?… Pourquoi cette âme de démon dans un corps d'ange?… Charmes maudits qui nous attirent: front pur et serein qui paraît être le miroir où se réfléchit une âme aimante et chaste, bouche enfantine que nous croyons ne proférer jamais que des paroles saintes et des promesses sacrées, et dont les baisers de flamme nous semblent une cire brûlant frémissant sous le sceau de la sincérité, oeil tour à tour doucement rêveur et enflammé d'une étincelle ardente qui nous embrase d'un feu que nous pensons divin… Oh! ses yeux! ses grands yeux noirs! ils sont là! Je ferme les miens. Son regard remplit toutes les facultés de mon cerveau!… Son feu me brûle! Mon Dieu!… Alice! O Alice, ma fiancée! Je viens de blasphémer contre toi? Car n'est-ce pas que tu ne saurais être à ce point trompeuse? C'est moi qui suis un misérable renégat! Oh pardon! tu es une sainte et je t'ai ignoblement outragée!"

Il se prit à pleurer. Un officier qui passait le vit en cet était. Il lui trouva un air si égaré qu'il s'en alla prévenir le colonel Arnold.

"Pourtant cet homme, continua Marc dans son fiévreux monologue, cet homme ne saurait me tromper, il m'a trop platement annoncé cette nouvelle. Il n'y a que la vérité qui puisse se faire aussi lourde et bête! Oui cet homme a dit vrai!… Je comprends tout maintenant! L'autre—je le hais trop pour prononcer son nom qui m'étoufferait—l'autre aura mis à profit mon absence; il aura circonvenu le père déjà trop favorablement disposé à l'écouter. Le père est intervenu, a parlé, a ordonné, a menacé, et sa fille s'est courbée sous le commandement paternel en demandant à Dieu de la délier du serment qu'elle m'avait prêté. Et voilà comment l'autre a triomphé, voilà comment il se fait qu'Alice va devenir sa femme! Sa femme!… O rages de l'enfer! Alice à cet homme! Ah! c'est ce que je ne verrai pas du moins, et ce dont la mort saura m'éviter le trop exécrable aspect!"

Dans l'emportement furieux de son désespoir, Evrard criait plutôt qu'il ne disait ces paroles, quant le colonel Arnold arriva près de lui.

Le colonel avait montré tant de sympathie au jeune homme, que celui-ci, expansif comme on l'est à son âge, lavait mis au courant de ses malheurs. Arnold comprit que Marc venait d'apprendre quelque nouvelle fâcheuse. Il appuya sur l'épaule d'Evrard une mais d'ami et lui demanda doucement quelle était la cause d'une telle irritation.

Le fluide sympathique que cet attouchement amical établit tout à coup entre le colonel et lui, causa une commotion, un ébranlement profonds dans toute la personne de Marc Evrard. Il fondit en larmes.

Le colonel se garda bien d'arrêter le cours bienfaisant de ces pleurs, et laissa le pauvre garçon verser toutes les larmes de son âme. Lorsqu'il le vit un peu plus calme il réitéra sa question de la manière la plus amicale.

D'une voix entrecoupée de sanglots Evrard lui dit tout. Le colonel l'écouta sans l'interrompre, et le voyant un peu moins agité, il lui dit:

—Attendez-moi quelques instants, ou plutôt non, veuillez rentrer chez vous, car vous êtes ici l'objet d'une indiscrète curiosité. Je m'en vais aller m'assurer si cet homme n'est pas un espion et s'il n'a pas voulu vous tromper. Dans un quart-d'heure je serai chez vous.

Evrard se rendit machinalement à ce bon avis.

Une demi-heure après le colonel le rejoignait. Marc le regarda d'un air anxieux.

—Hélas! mon pauvre ami, répondit Arnold à cette muette interrogation, je crains bien que cet homme ne vous ait dit que la vérité! Ce n'est certainement pas un espion, et j'ai beau l'interroger je n'ai rien surpris dans ses réponses qui m'ait pu mettre sur la piste d'une fourberie. Écoutez, Evrard, il vous faut être homme avant tout, et ne pas vous laisser aller à un désespoir que la fillette qui vous a sitôt n'est pas digne de causer en vous. Vous êtes jeune et assez charmant garçon pour rencontrer n'importe où une foule de jolies filles qui ne demanderont pas mieux que d'être heureuses par vous en vous rendant ce bonheur au centuple. Trève donc de désespoirs inutiles. Acceptez aujourd'hui l'offre que je vous fis hier, et que vous n'eûtes le tort de refuser, de m'accompagner à Montréal où je m'en vais dans quelques heures. Comme je vous le disais, les troupes que nous avons ici ne sauraient plus maintenant s'emparer de la place. Voici l'été qui arrive. La navigation va s'ouvrir et ne manquera pas d'amener bientôt au secours de la ville toute une flotte qui doit être depuis longtemps déjà partie d'Angleterre. Vous resteriez donc inutilement ici et vous vous exposeriez pour rien à tomber entre les mains des Anglais. Ne mettez pas ou moins votre trop heureux rival à même de piétiner sur votre cadavre avant ou immédiatement après son mariage. Ce serait vraiment lui causer trop de jouissances à la fois.

—Vous avez raison, colonel! s'écria Marc. Je pars avec vous. Du reste on ne se bat plus ici! Nous aurons probablement plus de chance ailleurs, et la mort qui n'a pas voulu de moi par ici m'attends peut-être là-bas!

Arnold laissa tomber sur Evrard un regard de compassion, mais se garda de relever cette pensée funeste, et reprit:

—Nous partirons ce soir à huit heures, soyez prêt.

La nuit s'épaississait sur la vallée lorsque le colonel Arnold et Marc
Evrard s'éloignèrent de l'Hôpital-Général, au grand train de leurs
chevaux. Au coin d'un bois qui allait leur faire perdre la ville de vue,
Evrard arrêta son cheval et se retourna sur sa selle.

Les hauteurs et la ville, à demi perdues dans l'ombre vaporeuse du soir, n'apparaissaient plus que fondues en une masse indécise. Marc resta un instant immobile. Deux grosses larmes glissèrent sur ses joues. Il murmura:

—Adieu, vous tous que j'aimais! Adieu, bon et fidèle serviteur que je ne puis secourir! Adieu Alice… Adieu!

Il enfonça ses éperons dans les flancs haletants de sa monture, rejoignit Arnold en deux temps de galop, et tous deux disparurent entre une double et gigantesque haie d'arbres qui retentirent un moment du pas précipité des chevaux, et rentrèrent l'instant d'après dans le calme de la nuit.

Pauvre Alice, comme les ténèbres qui allaient s'épaississant toujours sur la ville, la solitude et le délaissement se faisaient autour de toi de plus en plus profonds!

CHAPITRE QUATORZIÈME

TRAVERSES

Le soir du jour où nous avons vu Alice perdre le dernier espoir qu'elle avait mis en Tranquille pour échapper à Evil, son persécuteur, une fièvre violente la saisit. Dans la nuit elle empira tellement qu'il fallut avoir recours au médecin. Le docteur Lajust, en la voyant, hocha la tête d'un air soucieux. Il resta plus d'une heure auprès de la malade, lui fit prendre quelque potion calmante, en enjoignit à Lisette, quand il s'en alla, de passer la nuit auprès de sa maîtresse.

Il revint de bonne heure, le lendemain matin. La fièvre avait redoublé, la patiente délirait. Le docteur la déclara atteinte d'une fièvre cérébrale des plus violentes. Il profita d'un moment où il se trouvait seul avec Lisette et lui demanda si sa maîtresse n'avait pas éprouvé quelque grand chagrin. Celle-ci crut devoir ne lui rien cacher, et lui apprit que M. Cognard voulait marier sa fille malgré elle, et avec un homme qu'elle avait toutes les raisons de détester.

Sur ces entrefaites M. Cognard entra dans la chambre et demanda au médecin ce qu'il pensait de l'état d'Alice. Celui-ci le regarda d'un air bourru, haussa les épaules, donna de nouvelles prescriptions et s'en alla en ordonnant à Lisette de ne laisser voir à la malade personne dont la vue pût lu être désagréable. Comme le docteur allait sortir, madame Cognard se trouva sur son passage et lui demanda ce qu'avait sa chère Alice.

—Ce qu'elle a, ce qu'elle, gronda le médecin, c'est que si elle meurt, on l'aura tuée, madame!

Madame Cognard n'en demanda pas davantage.

La fièvre et le délire s'accrurent encore les jours suivants et le docteur déclara la malade en grand danger de mourir. Il ne la quitta presque plus. En face de son unique enfant qui se débattait soul les étreintes d'une mort qu'il avait lui-même appelée par sa honteuse ambition, le père Cognard dut faire des réflexions sérieuses. Cependant comme le docteur évitait de lui parler et que lui-même n'osait guère ouvrir la bouche, les pensées de M. Cognard ne se firent pas jour, et personne ne put connaître la nature de ses réflexions.

Quant à dame Gertrude elle était d'une humeur massacrante. Tout le personnel de la maison s'en ressentait, et de temps à autre on entendait les éclats de sa voix grondeuse monter de la cuisine où elle gourmandait les domestiques. La malade qui, dans son délire même, ne reconnaissait que trop cette voix détestée s'agitait alors sur son lit brûlant. Le docteur fronçait les sourcils et, se tournant du côté du père Cognard qui allait et venait avec inquiétude dans la chambre, lui disait d'une voix brève:

—Veuillez donc aller prévenir madame Cognard d'avoir à adoucir un peu le ton de sa voix.

Le silence se faisait pendant quelque temps, et puis on entendait de nouveau japper dame Gertrude. Irrité, le docteur se tournait vers Cognard qui comprenait ce geste, sortait doucement et revenait bientôt se glisser dans la chambre de sa fille.

Durant quelque temps l'on n'entendait d'autre bruit dans la pièce que les mots sans suite que la malade proférait dans son délire, ou que le tic-tac de la montre que le docteur tenait dans la main, pour pieux compter les pulsations du pouls de sa patiente. Soudain l'on refermait en bas une porte avec violence, tandis que les accents criards de la voix de dame Gertrude venaient encore agiter la malade. Une fois enfin, n'y tenant plus, le docteur exaspéré se tourna vers Cognard et lui dit brusquement:

—Cette femme a-t-elle envie de tuer votre fille? Non. Eh bien faites-la taire!

Cognard sortit résolument cette fois-ci et, après une courte altercation qu'on entendit clairement, et dans laquelle le mari haussa la voix d'un ton plus haut que sa femme, le silence se fit enfin tout de bon.

C'est égal, le docteur Lajust pouvait se vanter d'avoir en madame
Cognard une femme qui le détestait joliment!

Après neuf jours de lutte contre l'acharnement de la maladie, la jeunesse d'Alice finit par triompher et un mieux sensible se déclara. Les passions mauvaises du père—en supposant qu'elles n'eussent pas même étouffé la voix de sa conscience pendant la maladie de sa fille—durent alors reprendre tout à fait leur empire sur ce méprisable ambitieux. Car ce fut avec un visage des plus riants qu'il annonça au capitaine Evil, qui venait plusieurs fois le jour prendre des nouvelles de la santé d'Alice, que sa future petite femme était sauvée.

Lisette qui, pendant une semaine entière, n'avait quitté le chevet de sa maîtresse ni le jour ni la nuit, profita des premiers moments de la convalescence pour sortir afin de tâcher de se renseigner au sujet de Tranquille. Tout ce qu'elle apprit ce fut qu'il avait été transféré dans Une partie du collège des Jésuites—on ne put lui dire précisément laquelle—et qu'il n'était pas en question du procès.

Avant de revoir Evil qui commençait à insister pour être introduit près d'elle, Alice résolut de tenter un dernier effort afin de persuader son père de renoncer à ce projet de mariage qui avait failli la faire mourir et devait certainement causer son malheur. Elle saisit un moment où elle se trouvait seule avec lui et lui exposa sa demande de sa voix la plus suppliante.

Elle était encore si faible que le père Cognard n'osa point s'emporter. Mais il lui représenta fermement qu'il avait donné sa parole, qu'elle même s'était engagée d'une manière formelle, qu'il était impossible de reculer, que le mariage se ferait et qu'on le retarderait seulement jusqu'au cinq de mai pour qu'elle eût le temps de se rétablir entièrement.

—Mais, mon père! s'écria-t-elle en pleurant, ne voyez-vous pas que je ne pourrai jamais aimer cet homme-là!

—Bah! répondit l'impitoyable Cognard, tu en serais rendue au même résultat avec tout autre, au bout de six mois de mariage!

Lisette entra dans la chambre comme le père Cognard en sortait après avoir émis cette consolante maxime.

—Vous m'êtes témoin, mon Dieu! s'écrie Alice qui se leva avec énergie, que j'ai tout tenté pour éviter de prendre un parti extrême. Vous avez reçu le serment que j'ai fait à Marc mon fiancé, de n'appartenir jamais qu'à lui seul. Vous connaissez ma résolution de ne jamais épouser un Anglais… Dans huit jours j'aurai vingt-et-un ans, et je serai libre! Entends-tu Lisette, je serai libre dans huit jours!

Comme Lisette semblait effrayée de cette excitation où elle trouvait sa maîtresse, celle-ci se calma subitement et continua:

—Oh! ne crains pas, Lisette, ce n'est pas la fièvre qui me reprend. Non, je veux être calme, je veux reprendre mes forces, je veux être capable dans huit jours de supporter la fatigue. Tu me comprends. Je veux vivre enfin! As-tu des nouvelles de Célestin?

—Hélas! non, mademoiselle.

—Je partirai seule, alors.

—Et moi, que ferais-je ici repartit Lisette dont les yeux étaient pleins de larmes. Je vous l'ai promis, je m'en irai avec vous.

La dernière semaine d'avril s'écoula et Alice qui suivait scrupuleusement les ordonnances de son médecin était à peu près rétablie. Madame Cognard pressait de plus en plus les apprêts du mariage.

On en était rendu au dernier jour du mois d'avril, et Alice avait décidé qu'elle s'enfuirait pendant la nuit du premier de mai, qui était l'anniversaire de sa naissance et l'époque de sa majorité, ce qui lui semblait d'un bon augure pour son entreprise.

La fatalité qui semblait présider à la destinée de la pauvre enfant, vint encore déjouer ce projet. Lisette en montant sur une chaise pour étendre le linge du trousseau, qu'on venait de laver, tomba de son haut et se donna une entorse à la cheville du pied. Il fallut la transporter jusqu'à son lit; elle ne pouvait plus faire un seul pas. Le médecin fut appelé. Alice, la mort dans l'âme, voulut être présente à la visite du docteur. Lisette qui comprenait toute l'angoisse dont était dévorée sa maîtresse, demanda au médecin dans combien de jours elle pourrait marcher:

—Dans trois ou quatre jours, peut-être, répondit-il, si vous ne faites aucun mouvement et si vous avez la patience de tenir continuellement des compresses froides sur votre pied, et de ne les point laisser s'y réchauffer par la chaleur de la fièvre.

—C'est bien, dit Lisette avec résolution, ce ne sera pas de ma faute alors, si je ne suis pas debout, même avant ce temps-là.

—Prenez garde, si nous marchez trop tôt vous aurez une rechute qui sera pire que le premier accident.

—Ne craignez pas, monsieur le docteur, j'aurai bien soin de moi. Je veux être sur pied au moins la veille des noces de mademoiselle, ajouta Lisette avec une finesse d'expression qui en ce moment n'était intelligible que pour Alice.

Heureusement que ni madame Cognard, ni le capitaine Evil ne pouvaient l'entendre, car ils auraient pu soupçonner quelque chose.

Dans le cours de l'après-midi Alice alla voir Lisette et se trouva seule avec elle.

—Mademoiselle Alice! dit la pauvre fille en rejoignant les mains, tandis que ses yeux se voilaient de larmes, j'espère que vous ne me soupçonnez pas de vouloir vous tromper. Regardez mon pied comme il est enflé.

Ce fut à peine si Alice jeta un coup d'oeil sur le pied tuméfié de
Lisette, et répondit avec un bon sourire:

—Non, Lisette, tu m'as trop appris à estimer ton dévouement pour que j'ai pu avoir cette mauvaise pensée. Mais il n'en est pas moins vrai que Dieu m'éprouve bien rudement.

—Êtes-vous toujours décidée à vous en aller cette nuit?

—Non! quant à partir seule, je préfère attendre au dernier moment. Mais alors rien ne me retiendra, et je m'en irai à la grâce de Dieu.

—Oh! merci, mademoiselle Alice. Je vous assure, allez qu'il faudra que cette vilaine entorse soit bien méchante pour m'empêcher de vous suivre!

Nous n'insisterons pas sur les inquiétudes, sur l'excitation des deux jeunes filles, et sur les mille obsessions qu'Alice eut à souffrir de la part de sa belle-mère et du capitaine Evil, pendant les jours suivants. Comme nous le lecteur en a assez de ces mesquines et cruelles tyrannies, et désire avec hâte arriver au dénouement. Nous enjamberons sans transition les deux jours qui suivirent la chute de Lisette, pour nous transporter au troisième jour du mais, qui était un samedi. Le mariage devait se faire le lundi d'après, et le contrat se signer le soir même, à cause du lendemain qui était un dimanche.

Depuis la veille Lisette se levait à l'insu de tous, pour détourner même l'idée d'un soupçon, et marchait dans sa chambre afin, d'assouplir les muscles de son pied qui ne lui causait plus aucune douleur. Il va sans dire qu'Alice était au fait de rétablissement de sa suivante, et que tout son courageux espoir était revenu.

Arriva le soir et avec lui le capitaine Evil, en grande tenue, les cheveux soigneusement ramenés sur les tempes pour cacher le vide laissé par son oreille absente. Il était accompagné du colonel McLean que lui devait servir de témoin. M. et Mme Cognard, tous deux en habits de gala, lui plus obséquieux et plus souriant encore que d'habitude, elle plus compassée, et plus guindée que jamais, et la figure rayonnant d'une victorieuse méchanceté, allèrent, avec un empressement des plus bourgeois, recevoir leurs hôtes dans le vestibule. Alice fut la dernière à paraître. Elle était un peu fiévreuse et son teint, plus animé que dans les derniers temps, coloraient ses joues d'une rougeur charmante. Elle était belle à faire s'excuser Evil d'avoir employé des moyens si peu louables pour obtenir sa main. Elle accueillit son prétendu avec meilleure grâce qu'on ne pouvait s'y attendre.

Le père Cognard se frottait les mains en se disant que tout allait pour le mieux, et qu'après toutes les répugnances qu'elle avait montrées, Alice ne serait peut-être pas longtemps sans prendre goût à ce mari qu'on la forçait d'accepter.

Seule madame Cognard était un peu surprise. Son instinct de femme, plus vif et plus rusé, lui faisait vaguement entrevoir dans le maintien de sa belle-fille, quelque chose qui n'était pas d'accord avec les sentiments qu'Alice avait si peu déguisés jusqu'alors à l'égard de son futur mari. Pourtant Alice continua de jouer si parfaitement son rôle, elle se garda si bien de ne pas l'exagérer, que peu à peu sa belle-mère s'y laissa prendre comme les autres, et finit par se dire que, en fin de compte, la jeune fille, en personne bien née, savait faire contre fortune bon visage. La digne femme alla même jusqu'à penser qu'Alice n'était pas fâchée d'échapper à sa rude tutelle et qu'elle préférait encore celle d'un mari qui, après tout, donnait les signes les plus évidents d'un amour passionné. Nous devons avouer que la perspective de voir sa belle-fille heureuse, même avec le capitaine, ne remplissait pas le chère femme d'une joie délirante.

Le contrat fut rédigé, lu, signé, paraphé, séance tenante. Il ne manquait plus que le sacrement pour faire du capitaine Evil l'heureux époux de celle qu'il convoitait depuis si longtemps avec tant d'ardeur.

En se mariant Alice apportait à son époux cinq cents louis qui lui revenaient du côté de sa mère, abstraction faite des biens qu'elle devait avoir plus tard après la mort du père Cognard.

—Ce sera toujours autant pour monter votre petit ménage, dit bourgeoisement ce dernier en tapant sur le ventre du capitaine qui se montra médiocrement flatté de la familiarité du futur beau-père. Et puis se tournant vers sa fille, le bonhomme lui dit, la bouche en coeur:—Ce soir, fillette, tu auras les cinq cents louis dans ta commode. Ce sera toujours assez pour te faire attendre ma mort avec patience. Eh! eh!

Il n'est nullement à douter que Cognard crût avoir en ce moment un très-bon ton et beaucoup d'esprit. Il en est comme ça qui savent se contenter de peu.

En se retirant, Evil demanda à Alice la permission de l'embrasser. Celle-ci qui voulait rester ferme jusqu'à la fin, lui présenta la joue. Mais quand les lèvres du capitaine effleurèrent le visage de la jeune Fille, ce fut comme si elle eut été brûlée par un fer rouge. Elle put si peu retenir un tressaillement répulsif, que James Evil qui lui tenait en même temps la main, en ressentit la commotion. Le glorieux officier eut bine garde d'en saisir la signification, et mit le frissonnement de la jeune fille sur le compte d'une sensation plus favorable à son amour-propre.

Alice dont tous les nerfs vibraient sous le coup d'une émotion indicible, s'empressa de se dérober à la joie bruyante de son père qui, il me faut en convenir, avait largement fait raison d'un vieux vin d'Espagne aux deux officiers. Elle commençait à se déshabiller tout comme d'habitude, lorsque son père frappa à la porte de sa chambre. Il entra tenant cinq petits sacs pleins de souverains en or, et les jeta bruyamment sur la commode en disant:

—Tiens, fi-fille, voilà pour t'aider à faire le trousseau de ton premier poupon! Mais je m'aperçois que je te dérange. Tu as du reste besoin de repos. Bonsoir, fillette, et des rêves d'or, fit-il en clignant de l'oeil du côté des sacs.

Pour déployer autant d'esprit le père Cognard devait certainement être en pointe de vin.

A peine fut-elle seule que Alice tomba à genoux. Elle priait depuis longtemps avec une ferveur extrême, lorsqu'une pensée, pour ainsi dire extérieure, traversa sa prière et lui fit jeter un regard autour d'elle. Alors sa tête tomba sur ses mains jointes contre le lit, et des larmes jaillirent de ses yeux.

Terminée le soir même, sa robe de mariée étalait sur un meuble la blancheur de ses plis ondoyants, tandis que deux petits souliers de satin blanc, semblaient, tout au bas, attendre avec impatience les pieds mignons que les devait chausser, et que la couronne de fleurs d'oranger reposait coquettement au-dessus, comme désireuse de parer au plus tôt le beau front de vierge auquel elle était destiné.

Tous ces apprêts que appellent le rayonnement du bonheur sur la figure des fiancées la ville du plus grand jour de leur vie, et dont la blanche vision hante joyeusement les songes des jeunes filles, était-ce bien ainsi qu'Alice les avait rêvés? Pouvait-elle, derrière la gaze transparente de son voile de tulle, entrevoir le séduisant élu de son coeur lui apporter, avec le sourire enchanteur de l'attente, la promesse du bonheur tant désiré?

Hélas! cette extase momentanée, cette illusion trop souvent de si courte durée qui clôt l'existence de la jeune fille, et précède de si près l'amer réveil d'un grand nombre d'épousées, le brillant souvenir de ce jour mémorable qui illumine la vie entière de la femme, et qu'elle aime à se contempler en se retournant, à mesure qu'elle avance sur la mer orageuse du monde—comme l'exilé qui s'éloignant des rives où s'écoula son heureuse enfance, attache ses regards sur la lumière que le dernier phare de la patrie projette à l'horizon sur les flots tourmentés et sombres—cette faible consolation lui était même à jamais refusée!

Pour elle ce déploiement des apprêts nuptiaux n'était qu'une ironie de plus dont la fatalité surchargeait son malheur.

Elle pleura longtemps et peut-être les larmes les plus amères qu'elle eut encore versées. N'était-elle pas décidée à tout tenter pour échapper à l'odieuse étreinte de cet homme dans les bras duquel on la voulait si brutalement jeter? Il fallait fuir, fuis sans retard la maison de son père, cette maison où elle était née, où sa première enfance, heureuse et insouciante, s'était écoulée sous l'irradiation du sourire maternel. Il lui fallait quitter son père qu'elle aimait toujours malgré cette cruelle ambition à laquelle il n'avait pas hésité à sacrifier sa fille, le quitter en fugitive, en coupable. Car enfin elle se rendait bien compte de la culpabilité de sa démarche, et se disait que le châtiment, presque toujours attaché à cette révolte ouverte contre l'autorité paternelle, ne se ferait peut-être pas longtemps attendre!

Telles étaient ses pensées désespérantes lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit tout doucement. Elle tourna la tête et reconnut Lisette coiffé, habillée, toute prête à sortir. Celle-ci referma sans bruit la porte. Elle s'approcha de sa maîtresse et lui dit à l'oreille:

—Tout le monde dort, madame Cognard comme les autres. Il y a plus d'une heure que je lui ai entendu fermer la porte de sa chambre à coucher. Mais, qu'avez vous donc fait! Vous n'êtes qu'à moitié habillée. Il faut nous dépêcher.

—Écoute Lisette, dit Alice qui essuya ses larmes en se relevant de terre où elle était restée agenouillée plus d'une heure. Il est encore temps pour toi de rester, et comme il m'en coûte de te lier à ma triste destinée, je te supplie de me laisser aller seule. Reste dans la ville où tu auras du moins la consolation de te savoir auprès de ton pauvre ami Célestin que je ne puis malheureusement pas sauver.

Lisette secoua négativement la tête.

—Non, mademoiselle Alice répondit-elle, je vous ai promis de m'en aller avec vous, je pars et tout ce que vous pourriez dire ne me ferait pas changer d'idée. Pour ce qui est de Célestin quelque chose me dit qu'il se tirera bien d'affaire tout seul. Dieu est trop bon pour permettre comme ça que ce brave Tranquille soit la victime d'un méchant homme—Quant à moi vous entez que je ne peux rester seule ici, et que toute la colère de vos parents retomberait sur moi. Ainsi donc au lieu de perdre notre temps en paroles inutiles, préparons nous vite. Pour moi vous voyez que je n'ai pas flâné.

Elle releva sa collerette et laissa voir une corde de la grosseur de son petit doigt et qui s'enroulait une vingtaine de fois autour de sa taille.

—Qu'est-ce que cela? fit Alice.

—La corde pour faire sécher le linge. J'ai été la décrocher au grenier pendant la soirée. Je vous ai déjà dit que le seul moyen que nous avions de sortir de la ville était de nous laisser glisser du haut en bas des murs, du côté des faubourgs. Cette corde nous en donnera le moyen.

—Est-elle assez longue?

—Les murs ont trente pieds de haut, à ce qu'on m'a dit, et cette corde en a soixante de long. Nous pourrons même la mettre double, il y aura moins de danger qu'elle casse.

—C'est bon, aide-moi à m'habiller, reprit Alice à qui l'air décidé de la soubrette rentait toute sa fermeté.

Une heure du matin sonnait en ce moment, et le silence le plus entier régnait dans la maison.

—Il faut vous habiller chaudement, dit Lisette, car la nuit est froide, et Dieu seul sait où nous allons.

Quand Alice eut achevé de se vêtir elle prit sur sa commode un des sacs d'or que son père y avait laissés, et le pesa dans sa main.

—Cet or vient de ma mère, dit-elle, en conséquence il est à moi. Nous en aurons besoin. Prends deux de ces sacs je me charge de deux autres. Le dernier restera ici, car il ne faut pas trop nous embarrasser. Es-tu prête?

—Oui, Mademoiselle, fit Lisette en prenant, comme sa maîtresse un sac de cent louis dans chaque main.

Alice jeta un dernier regard dans sa chambre, retint un sanglot qui se tordant dans sa gorge, et sortit sur la pointe du pied. Retenant leur haleine et marchant avec une extrême prudence pour dissimuler le bruit de leurs pas, elles traversèrent le corridor et descendirent l'escalier. Quand elles passèrent devant la chambre de M et de Mme. Cognard une planche qui craqua sous leurs pieds leur fit violemment battre le coeur. Un moment elles restèrent immobiles, craignant d'avoir été entendues. Mais comme rien ne bruissait dans la chambre, elles continuèrent d'avancer.

Tandis que Lisette débarrait la porte, Alice s'agenouilla dans le vestibule et murmura ces mots:

—Pardon, mon père, pardon à votre malheureuse enfant!

Quand elle se releva la porte était ouverte, et avec un empressement fébrile Alice rejoignit Lisette qui l'attendait déjà dans la rue.

Il avait été entendu d'avance qu'au lieu de se diriger immédiatement vers les remparts, elles remonteraient la rue Saint-Anne jusqu'à la rue Des-Jardins qu'elles parcourraient jusqu'à la rue Saint-Louis pour, de là, prendre la rue Sainte-Ursule qui les conduirait jusqu'à l'endroit vacant dans le voisinage immédiat du bastion des Ursulines. De la sorte elles éviteraient de donner des soupçons à la sentinelle qui, placé en faction sur la Redoute-du-Roi et voyant deux femme errer, la nuit, dans l'espace alors vaste et désert qui s'étendait depuis le collège des Jésuites et la rue Saint-Jean jusqu'aux murs de la ville du côté des plaines, aurait pou les inquiéter dans leur fuite.

Par bonheur, au moment où elles prirent pied dans la rue, la sentinelle leur tournait le dos, et la nuit étant noire, elles se trouvaient hors de vue quand le factionnaire revint sur ses pas.

Commes les deux jeunes femmes, peu habituées à de pareilles courses nocturnes allaient, frissonnant de peur, tourner le coin de la rue Des-Jardins, elles faillirent se heurter contre deux hommes qui venaient à leur rencontre et s'avançaient tout doucement, comme des gens qui craignent d'être entendus et ont le plus grand intérêt à n'être point remarqués.

La première impression des jeunes filles fut de la frayeur. Mais Lisette qui n'en était qu'à deux pas, eut à peine envisagé l'un de ces hommes, un grand, qu'elle s'écria, tout en étouffant sa voix:

—Mon Dieu! est-ce bien toi, Célestin?…

—Mam'zelle Lisette! répondit la voix de Tranquille.

—C'est Dieu qui vous envoie! répartit Alice. Où alliez-vous donc?

Vous chercher, Mademoiselle. J'ai appris que le mariage devait se faire lundi et comme je voulais vous garantir de ce mauvais pas je vous assure que j'ai passablement travaillé pour m'échapper avec mon camarade que voici, un officier bostonnais et qui vous est d'avance dévoué, mademoiselle Alice.

L'officier qui s'était approché salua profondément Alice. Celle-ci s'inclina.

En quelques mots Lisette mit Tranquille au fait de leur projet de fuite, et des moyens qu'elle avaient pris pour en assurer le succès.

—Pauvres enfants! dit Célestin, c'est fort heureux que nous vous ayons rencontrées, car je doute fort que vous eussiez réussi. Enfin, grâce à Dieu, nous voici, deux solides gaillards, prêts à nous faire hacher en morceaux pour votre service.

Alice le remercia de ce dévouement avec effusion, et tous les quatre, suivant l'idée première des deux jeunes filles, s'avancèrent vers la rue Saint-Louis qu'il parcoururent dans presque toute sa longueur, jusqu'à la rue Sainte-Ursule où ils s'engagèrent sans avoir rencontré personne.

—Tout va bien jusqu'à présent, dit Tranquille. Reste à savoir ce qui nous attend aux remparts. Les sentinelles y sont assez rapprochées. C'est là qu'il va falloir avoir l'oeil vif, les jambes alertes et les bras fermes au besoin. Attention, à présent!

Ils venaient de dépasser la dernière maison de la rue Sainte-Ursule qui s'arrêtait alors au bout de la rue Saint-Anne, et ils s'avançaient dans l'espace, inhabité à cet époque-là qui regardait les remparts. Arrivés à l'endroit où la rue d'Auteuil coupe maintenant à angle droit le bout de la Rue Sainte-Anne, c'est-à-dire en face du bastion Sainte-Ursule dont l'enfoncement et la projection sur la campagne forme un bonne partie de l'Esplanade, Tranquille fit arrêter ceux qui l'accompagnaient et leur enjoignit de se baisser pour donner moins de prise au regard des sentinelles. Il s'agenouilla comme les autres et jeta un regard scrutateur en avant, afin de reconnaître la position et de prendre ses mesures en conséquence.

Une centaine de pas l'éloignait du point le plus rapproché des remparts. Quoique la nuit fût sans étoiles, on pouvait entrevoir les sentinelles dont la tête et les épaules, vues de la position occupée par Tranquille, dominaient le parapet et se détachaient, bien que confusément, sur le ciel toujours moins sombre, à cette heure même, que la surface du sol. Il y avait un factionnaire sur les hauteurs de la porte Saint-Jean, un autre à l'angle rentrant que fait sur la droite la gorge du bastion des Ursulines en joignant la courtine, un troisième au point le plus avancé du bastion, c'est-à-dire à l'union des deux faces qui font angle saillant du côté de la campagne. Le dernier qu'on apercevait était posté à l'angle rentrant qui forme le côté gauche de la gorge du bastion. Ainsi échelonnées à égale distance, les sentinelles faisaient bonne garde; on entendait le cri de veille qu'elles se renvoyaient l'une à l'autre d'une voix traînante et monotone:

Sen-try all-'s-well.

En ce moment le cri qu'on entendit venir d'en bas, dans la direction de la porte du Palais, se rapprocha, grossit, passa de sentinelle en sentinelle auprès des fugitifs, remonta vers la porte Saint-Louis, diminua et finit par s'éteindre au loin sur les hauteurs où s'élève aujourd'hui la citadelle.

—Vous allez venir avec moi, dit Tranquille à l'officier américain. Il faut que nous allions désarmer et garrotter la sentinelle que est en face de nous. Ces dames vont nous attendre ici. Ce ne sera pas long.

En hommes qui avaient fait tous deux la guerre des bois, avec ou contre les sauvages, Tranquille et son compagnon s'éloignèrent en rampant sans bruit sur le sol dans la direction de l'angle rentrant du bastion qui regarde la porte Saint-Jean. Il s'avancèrent jusqu'au pied du talus au haut duquel le factionnaire montait la garde en regardant du côté de la campagne. Comme il leur tournait le dos, tous deux montèrent en se glissant inaperçus jusqu'à lui. A cet instant le cri de veille remontait de la porte du Palais vers la porte Saint-Jean. Tranquille attendit que le soldat auquel il en voulait eut répondu, et bondit sur lui comme la sentinelle suivante transmettait le mot d'ordre à un autre camarade.

Le factionnaire saisi à la gorge par la main puissante du Canadien ne put point même jeter une plainte. Il s'abattit sur le sol, renversé d'un seul coup de genoux dans les reins.

—Maintenez-le par terre, dit Tranquille, tandis que je vas fermer la bouche de notre homme.

Pendant que l'officier américain s'accrochait aux membres du soldat renversé, Tranquille lui fourrait un mouchoir dans la bouche. Pour s'assurer que le bâillon étoufferait les cris du factionnaire, le Canadien desserra peu à peu l'étau des cinq doigts. Le malheureux soldat voulut crier, mais il ne rendit qu'un soupir que l'on n'aurait point entendu à trois pas.

—Bon comme ça! fit Tranquille. Mais pour être plus sûr qu'il ne nous trahira pas, faites-lui comprendre, vous qui parlez sa langue, que s'il fait mine de bouger et de crier nous lui enfonçons sa baïonnette dans le ventre… A présent, garrottons-le avec les lanières de nos draps découpés que nous avons emportées de la prison. Puisque ces dames ont une corde nous n'aurons pas besoin de ces mauvais bouts de linge pour descendre au pied des remparts.

En un tour de main, le soldat fut lié des pieds à la tête et resta couché sur le dos immobile comme une momie dans ses bandelettes.

—Bien! fit Tranquille. Prenez son fusil et montez la garde à sa place, et quand votre tour sera venu de répondre à ces mots anglais que ces messieurs se jettent l'un à l'autre, criez hardiment comme celui-ci le faisait tout-à-l'heure. Moi je vas aller chercher les demoiselles.

Tout ce qui précède s'était fait en un tour de main, et les deux factionnaires voisins de leur camarade garrotté, et séparés de ce dernier par une distance d'au moins cent pas, ne s'étaient aperçus de rien, leur attention se trouvant attirée plutôt du côté de la campagne qu'à l'intérieur de la ville, où il leur devait sembler qu'il n'y avait aucune surprise à redouter.

Tranquille s'éloigna et revint quelques minutes après avec Alice et
Lisette qui tremblaient de tous leurs membres.

—Ce n'est pas le moment d'avoir peur, leur dit Célestin, vous aurez besoin dans un instant de l'entière puissance de vos muscles pour vous retenir après la corde de toute la force de vos poignets.

Rampant tous les trois sur les genoux et les mains, pour être moins en vue, Tranquille et les deux jeunes filles s'approchèrent du créneau qui traversait l'angle du bastion, à l'endroit où celui-ci se réunissait à la muraille. Le mur du rempart ayant au moins une dizaine de pieds d'épaisseur, et le parapet dominant le talus de cinq à six pieds, les trois fugitifs se trouvèrent à l'abri de tout regard indiscret, lorsqu'ils furent entrés dans l'embrasure.

—Mam'zelle Lisette, dit Tranquille à voix basse, déroulez vite la corde que vous avez autour de vous et passez-moi-la. Vous m'avez dit qu'elle avait soixante pieds de long?

—Oui.

—C'est bon, nous la mettrons double et elle sera encore longue du reste. Placés comme nous sommes ici, il n'y a pas plus de vingt-cinq pieds d'ici le fossé. Mademoiselle Alice, comme vous êtes la plus pressée de vous mettre hors d'atteinte, vous allez, s'il vous plaît, descendre la première. Enveloppez-vous les mains dans votre mouchoir pour que la corde vous les meurtrisse moins… Écoutez….

Le cri de veille revenait de la porte Saint-Jean et c'était au tour de l'officier américain de répondre. Les quatre acteurs de cette scène émouvante attendaient avec anxiété le résultat de l'audacieuse substitution de la sentinelle.

Sen-try all-'s-well, cria l'officier américain qui dût imiter à s'y méprendre, surtout à distance, la voix de la sentinelle garrottée; car on entendit le plus proche factionnaire répéter nonchalamment les trois mots d'ordre.

Lisette passa la corde à tranquille. Celui-ci la réunit en double, en donna l'un des buts à Alice et lui en serra soigneusement les deux mains.

—A présent, mademoiselle, lui dit-il, c'est du courage qu'il vous faut.
N'ayez point peur tenez bon et tout ira bien.

—Je ne la laisserai aller qu'avec la vie, répondit Alice, dût cette corde m'entrer dans les chairs jusqu'aux os.

Cela ne sera pas long. Dans dix secondes vous serez en bas. Une fois là, n'ayez aucune crainte, Lisette vous y rejoindra en un rien de temps. Allons, tenez-vous bien, et ne lâchez la corde que lorsque vous aurez sûrement pris pied à terre.

Guidée par Tranquille qui la retenait d'une main par les poignets, tandis qu'il s'enroulait la corde autour de la main droite, Alice se laissa glisser sur les genoux jusqu'au bord du rempart. Mais dès qu'elle sentit le vide sous ses pieds, un frisson passa par tous ses membres, et les battements de son coeur devinrent si forts et si précipités qu'elle en fut presque suffoquée.

—Mon Dieu, ayez pitié de moi! soupira-t-elle.

Le canadien s'était attendu à ce premier moment de frayeur, et, pour donner à la Jeune fille le temps de revenir de cette terreur du vide, il la retint quelques secondes par les bras en lui disant:

—Mademoiselle! au nom de M. Marc que vous allez bientôt revoir, du courage, je vous en prie!

Ranimée par le souvenir de son fiancé, Alice se roidit contre la frayeur, et comme elle s'aperçut que la circulation du sang dans ses artères gonflées se ralentissait peu à peu, elle dit à Tranquille:

—C'est bien, je me sens remise, je suis prêter.

—Tenez-vous bien, je vas vous laisser aller, dit Tranquille qui lâcha les bras de la jeune fille, se renversa en arrière en s'arc-boutant contre le mur pour faire un contrepoids, et laissa glisser la corde.

Les mains à demi broyées par la corde et les pieds flottants sans le vide, Alice et besoin en ce moment d'une force d'âme incroyable pour ne point crier.

Enfin, après une de ces demi-minutes terrible dont l'infernale agglomération doit composer les siècles sans fin dans l'abîme maudit, Alice toucha la terre. Elle s'assura qu'elle était bien rendue tout au fond du fossé, tira deux fois sur la corde et la laissa aller à Tranquille qui la remonta aussitôt.

Nous ne nous arrêterons pas à analyser les sensations de Lisette dans cette descente plus effrayante que périlleuse. Elle les ressentit et les supporta avec autant de force que sa maîtresse auprès de laquelle elle se trouva saine et sauve en moins d'une minute.

L'officier américain venait de répondre pour la seconde fois au cri de veille, lorsque le Canadien s'approcha de l'entrée de l'embrasure et lui dit que son tour était venu.

—Apportez le fusil, ajouta-t-il, nous en aurons besoin, peut-être; la baïonnette surtout me servira pour descendre, puisque je serai le dernier, et qu'il n'y aura personne ici pour me tenir la corde.

Il se coucha sur le dos pour opposer une plus forte résistance au poids de son compagnon plus lourd que celui des deux jeunes filles. L'officier saisit la corde que Tranquille retenait autour des mains, et descendit rapidement dans le fossé.

Le Canadien se releva d'un bond, ôta la baïonnette qui était passé eau bout du fusil, l'introduisit avec force entre deux pierres, s'assura qu'elle y tenait bien, passa la corde autour et se laissa glisser d'une main, emportant de l'autre le fusil du factionnaire anglais. Arrivé à terre, il tira à lui la corde qu'il n'avait fait que plier par la moitié sur la baïonnette, et, suivit des autres fugitifs, s'empressa de traverser le fossé. Il n'avaient pas fait soixante pas qu'ils étaient arrêtés par le mur de revers qui avait quinze pieds de hauteur.

—Montez sur mes épaules dit Tranquille à son compagnon. Une fois en haut, vous tirerez à vous les dames à l'aide de la corde que je vous jetterai.

Il s'appuya sur le revers, de la figure du côté de la muraille.
L'officier grimpa sur les épaules du géant. Malgré la grande taille de
Tranquille, l'autre ne put atteindre le faite du mur, même en étendant
les bras.

—Trop haut! murmura-t-il.

—Tenez-vous bien, dit le colosse qui, de se larges mains prit l'officier par les pieds et le souleva au bout de ses bras. L'autre atteignit la corniche et s'y cramponna. Une dernière poussée de Tranquille porta l'officier sur le talus.

Il attrapa au vol la corde que Célestin lui jeta.

Au moment où Alice saisissait l'autre bout pour se faire hisser sur le talus, Tranquille, que avait l'oeil à tout, vit la sentinelle s'agiter sur le couronnement de la porte St. Jean qui s'illumina d'un subit éclair, tandis qu'un coup de feu éclatait dans la nuit et que le bruit d'une balle frappant la pierre à côté d'eux, faisait tressaillir les fugitifs.

On les avait aperçus.

—Vite mademoiselle Alice, ou nous sommes perdus! s'écria tranquille.

Il vit que la jeune fille saisissait résolument la corde, se retourna du côté des remparts, et, prompt comme l'éclair visa l'autre sentinelle qui apparaissait à l'angle saillant du bastion des Ursulines, et tira. Il y eut un cri sur le rempart, et le factionnaire à qui le le coup était destiné retomba au-dedans du parapet avant d'avoir tiré son arme qu'il épaulait.

Alice était déjà rendue sur la corniche.

—Couchez-vous par terre, pour donner moins de prise aux balles! lui cria le Canadien, et toi, ma petite Lisette, vite, en haut avant que le gredin de la porte ait rechargé son fusil!

En moins de cinq secondes Lisette rejoignit sa maîtresse et s'étendit par terre à côté d'elle.

Tout en rechargeant son arme, le factionnaire de la porte jetait des cris de paon.

—A présent, s'écria le Canadien qui bondit sur le faîte du mur, tout le monde debout, et avant les jambes si nous ne voulons pas recevoir quelque balle dans le corps.

L'officier donna la main à Alice, Tranquille à Lisette, et tous les quatre descendirent le talus à la course en gagnant les maisons du faubourg.

Les soldats du corps-de-garde, attirés par les deux coups de feu et par les cris de leur camarades, accouraient précipitamment au parapet. Ils entrevirent les fugitifs qui avaient atteint l'entrée de la rue Saint-Jean et détalaient à toute jambe. Les premiers arrivés tirèrent au juger sur ces ombres fuyantes. Mais la précipitation nuisit à la justesse de leur tir qui n'atteignit heureusement personne.

Une fois hors de portée, Tranquille arrêta les jeunes filles auxquelles la frayeur et cette course furieuse faisait perdre haleine, et tous continuèrent d'avancer au pas en longeant les maisons désertes et à moitié démolies.

—Derrière eux retentissaient dans la ville des cris tumultueux qui croissaient de seconde en seconde.

—A en juger par le vacarme qui se fait là-bas, remarqua Tranquille, vous pouvez voir qu'il était temps de décamper quand cet animal de soldat à tiré sur vous. C'est égal, j'ai proprement descendu l'autre.

Pour éloigner de son esprit la pénible pensée qu'un homme avait été tué, peut-être, à cause d'elle, Alice se tourna vers Tranquille et lui demanda, tout en marchant:

—Dites-moi donc, Célestin, comment se fait-il qu'on vous ait tiré, l'autre jour, de la Redoute-du-Roi, pour vous transférer dans une autre prison, et que nous nous ayez rejoint si fort à propos cette nuit?

—Voici, mademoiselle: je suppose qu'on ne nous avait logé à la Redoute qu'en attendant qu'on nous eût préparé une autre demeure dans le collège des Jésuites. Il fallait poser des barreaux de fer à la fenêtre de notre dernier logis, ce qui devait prendre quelques jours. Vous vous souvenez que le matin où je vous avais fait savoir que je serais prêt à m'enfuir avec vous la nuit suivante, un piquet de soldate vint nous chercher à la Redoute et nous emmena. Heureusement que monsieur et moi avions eu le temps de cacher chacun une lime dans nos bottes, et que les gardiens de la Redoute ne s'aperçurent pas que nous avions scié presque tout-à-fait les barreaux de cette embrasure qui est revêtue d'une fenêtre au-dehors, pour défendre le dedans du bastion contre le froid et la pluie. A présent pourquoi nous changeait-on de prison? Était-ce parce qu'on nous trouvait trop petitement dans la Redoute ou qu'on ne nous y pensait pas assez en sûreté?…

—C'est plutôt pour ce dernier motif, interrompit Alice; car le capitaine Evil savait d'avance que c'était Lisette qui vous avait porté des armes aux casernes dont vous avez failli vous évader avec tous les prisonniers bostonnais. Or comme la Redoute n'est qu'à une vingtaine de pas de la maison, le capitaine aura craint, sans doute, le trop proche voisinage de Lisette. Je m'étonne même qu'il ait pu vous laisser passer plusieurs jours aussi près de nous.

—C'est que, voyez-vous, il n'y avait pas d'autres places libres dans le moment. Les casernes, et les prisons sont encore remplies de Bostonnais, et l'on ne voulait pas nous mettre avec les autres. On nous trouvait apparemment trop dangereux et l'on voulait nous tenir au secret. Dans tous les cas, je m'aperçus en entrant dans notre cellule, au collège des Jésuites, qu'on nous y avait préparé un petit endroit soigné. La porte était en chêne neuf, épaisse de trois pouces avec des plaques de fer en dedans, et l'on avait eu la précaution d'en mettre cette fois les pentures en dehors. Il ne fallait pas penser à nous sauver par-là. Je vous assure que la chose n'était pas aisée non plus du côté de la fenêtre. De gros barreaux de fer très rapprochés et croisés y formaient un grillage des plus solides. Ils avaient un pouce et demi d'épaisseur, n'étaient éloignés que de quatre pouces les uns des autres, et se trouvaient reliés en travers par d'autres barres de fer. Pour nous permettre de passer par-là, il fallait en couper cinq des plus longs et six de ceux qui étaient en travers, tous en un seul bout, il est vrai, puisque je pouvais les plier à l'autre extrémité ajouta bonnement Tranquille qui ne paraissait rien trouver d'extraordinaire à cer tour de force. Dès le premier soir nous nous mîmes pourtant à l'ouvrage. Mais vous pouvez croire que cela nous a donné bien du mal. A la fin nos limes ne mordaient plus et nous avions les mains en compote. Voilà pourquoi nous avons mis tant de temps, et c'est encore une chance que nous ayons pu finir si à point cette nuit!

—Oui, mon brave Célestin, reprit Alice, juste à temps pour me sauver la vie! Car j'étais bien résolue à me faire tuer plutôt que de rester dans la ville. Et je vois bien maintenant que jamais Lisette et moi nous n'aurions pu nous sauver toutes seules. Sans vous je serais probablement morte à l'heure qu'il est!…

Après avoir descendu le côteau Sainte-Geneviève, parcouru jusqu'au bout la rue Saint-Vallier en gagnant la campagne, et dépassé les dernières maisons en ruine de Saint-Roch, dont les murs fortement estompés à leur base par les dernières ombres de la nuit qui rasaient la terre, se déchiquetaient pittoresquement sur les premières clartés qui blanchissaient le ciel à l'orient, les fugitifs s'avancèrent, à travers les champs, dans la direction de l'Hôpital-Général près duquel était assis le camp de l'armé américaine.

Comme ils allaient atteindre les avant-postes, le qui-vive d'une sentinelle et le craquement de la batterie d'un mousquet les cloua sur place. L'officier qui les accompagnait, éleva la voix, se fit reconnaître et tous pénétrèrent aussitôt dans le camp où l'on apprit aux fugitifs que le colonel Arnold et son aide-de-camp Marc Evrard étaient partis pour Montréal depuis plusieurs jours.

L'officier bostonnais s'en alla trouver l'un de ses camarades qui était de service, pour autoriser Alice et sa suivante à passer la nuit à l'intérieur du couvent, ce qui leur fut aussitôt permis. La supérieure accueillit gracieusement les jeunes filles et leur fit donner une chambre où elles achevèrent de passer la nuit en se reposant des fatigues et des émotions qui avaient accompagné leur fuite.

Le lendemain matin Alice qui se trouvait encore trop près de la ville, et avait hâte de mettre son honneur sous la sauvegarde d'un époux, résolut d'aller rejoindre Marc Evrard à Montréal.

Une voiture pour faire le voyage n'était pas chose facile à trouver dans le camp. Heureusement qu'un habitant de Sainte-Foye qui était venu de Bon matin vendre des provisions aux assiégeants offrit à Tranquille de conduire les voyageurs en charrette jusque chez lui ou, moyennant un bon prix il leur vendrait un cheval et une voiture.

Alice accepta avec empressement, et, tout en se préparant à partir, elle fit venir l'officier qui l'avait protégée pour le remercier cordialement.

Sur la demande d'Alice, Tranquille avait, avant de descendre dans le fossé de la ville, enfoui dans les vastes poches de la capote de soldat avec laquelle il avait été fait prisonnier les quatre cents louis d'or emportés par la fiancée de Marc Evrard. En montant dans la charrette le Canadien, après s'être assuré que son précieux fardeau ne lui avait pas faussé compagnie, pensa que la jeune fille avait eu une fameuse idée d'emporter autant d'argent avec elle, et qu'avec une pareille somme on pouvait aller loin.

On arriva à Sainte-Foy de bonne heure dans la matinée. En vrai maquignon Tranquille examina le cheval offert par le paysan, reconnut qu'il était jeune encore, robuste et capable de fournir rapidement une longue traite. Il eus soin de s'assurer aussi que la voiture, une de nos calèches du bon vieux temps, à larges oreilles et à soufflet, pouvait subir et faire endurer les mauvais chemins de la saison sans trop de fatigue. Après en avoir débattu le prix avec le propriétaire, Tranquille donna vingt-cinq louis pour le cheval, le harnais et la voiture.

Une fois assuré de continuer le voyage aussitôt qu'elle le désirerait, Alice consentit à prendre quelque nourriture. Elle voulut que Tranquille et Lisette, malgré leurs protestations, mangeassent avec elle. Lorsque le déjeuner toucha à sa fin, elle dit à Tranquille:

—Si j'ai bonne mémoire, Célestin, je crois que vous témoignez depuis longtemps de l'inclination pour Lisette.

Celle-ci rougit jusqu'aux oreilles, tandis que Tranquille balbutiait une réponse qui n'état certes pas négative.

Eh bien, mes amis, reprit Alice, comme il faut éviter de faire parler les mauvaises langues, nous allons passer par le presbytère où le curé vous mariera sur-le-champ. Vous me permettrez, à cette occasion, monsieur Célestin de donner cent louis de dot à Lisette en faible reconnaissance du dévouement sans bornes qu'elle m'a montré.

Lisette se jeta aux genoux de sa maîtresse, et les larmes aux yeux, voulut refuser. Mais Alice la releva en lui disant:

—Je le veux, ma chère lisette; seulement je regrette de ne pouvoir faire davantage. Si le bon Dieu ne me punit pas trop sévèrement de la faute que j'ai commise en quittant la maison de mon père et que mes voeux se réalisent, je ferai plus pour vous par la suite. Ceci vous permettra toujours de vivre en attendant que ton mari puisse se remettre au travail.

Lisette embrassa la main de sa maîtresse, faveur que ce bon Tranquille tout confus demanda à partager.

Une heure plus tard, le curé de Sainte-Foye, bénissait l'union de Célestin Tranquille et de Lisette Fournier, dont le petit coeur stout réjoui battait fort joyeusement après toutes les transes qui lavaient saisi depuis quelques semaines. La compensation était si douce que Lisette, oubliant ses récentes alarmes, se laissait ravir dans les extases d'un bonheur aussi doux qu'il était imprévu, tandis que le curé prononçait les paroles sacramentales.

Aussitôt que la cérémonie fut terminée, ils remontèrent en voiture, Alice et lisette au fond, et Tranquille sur le devant de la calèche qui partit au grand trot du cheval.

Célestin profitait du moindre prétexte pour tourner à chaque instant la tête du côté de sa petite femme qui lui lançait de radieuses oeillades, tandis que la pauvre Alice, en voyant cette interminable route s'allonger devant elle, se demandait tristement si le bonheur l'attendait au bout de la voie, ou si plutôt le malheur n'était pas embusqué à quelque tournant du chemin, prêt à bondir sur elle comme un bandit sur le passant.

CHAPITRE QUINZIÈME

UNE EXPIATION

La grosse cloche de la cathédrale sonnait à toute volée le dernier coup de la grand-messe, et déjà, remplissant les rue ardemment éclairées par le joyeux soleil de mai, les fidèles se hâtaient d'arriver à l'église.

M. et Mme Cognard, tout endimanchés, en vrais bourgeois qu'ils étaient, et prêts à sortir, semblaient attendre quelqu'un avec la plus vive impatience. Tandis que Cognard, le chapeau sur la tête, mâchonnait quelques jurons en marchant de long en large dans la salle à dîner qui donnait sur la rue Sainte-Anne, sa femme, debout devant la fenêtre, regardait au dehors, les sourcils froncés et les yeux pleins d'éclairs.

—Es-tu bien sûre, dit pour la vingtième fois Cognard en s'arrêtant derrière sa femme, qu'Alice n'est pas encore revenue de la basse messe?

—Quand je te dis que oui, répondit dame Gertrude en se tournant vers son mari avec un mouvement d'impatience.

—As-tu été voir dans sa chambre?

—Non, mais la cuisinière vient encore de me répéter qu'Alice et Lisette—qui ont dû sortir à bonne heure puisqu'elle-même ne sait pas quand elles sont parties—ne sont pas encore de retour. Du reste, nous en aurions eu connaissance, nous sommes debout depuis huit heures!

—Qu'est-ce que cela veut dire! s'écria Cognard que frappa du pied en lâchant un de ses plus gros jurons.

En ce moment le marteau heurta violemment la porte de la rue.

Madame Cognard, qui depuis un instant tournait le dos à la fenêtre, n'avait pu voir arriver personne.

—Enfin les voilà! grommela-t-elle en sortant dans le vestibule pour aller ouvrir, et bien décidée à gourmander sa belle-fille. La bouche toute pleine de méchants reproches, elle ouvrit brusquement la porte. Mais au lieu de donner cours à sa colère, elle fit un pas en arrière et resta la bouche géante. Pâle, essoufflé, tremblant d'émotion, un pied sur le seuil, le capitaine Evil se dressait devant elle.

—Mademoiselle Alice est-elle ici? cria l'officier d'une voix étranglée. Au nom de Dieu, répondez-moi! s'écria-t-il en faisant un pas dans le vestibule.

—Je ne… sais pas… balbutia madame Cognard. Je vas aller… voir à sa chambre.

Elle monte en courant l'escalier conduisant au premier étage, ouvre la porte de la chambre de sa belle-fille, voit d'un coup d'oeil que la pièce est vide, et, apercevant un papier placé bine en vue sur la toilette, elle le saisit et lit en deux secondes ces mots qui y sont écrits au crayon:

"Mon père, je n'ai pu me décider à épouser cet homme. Je pars, pardonnez-moi!"

Comme une furie, madame Cognard bondit hors de la chambre et se précipite dans le corridor. Mais aveuglée par la fureur, elle manque la seconde marche, s'embarrasse les pieds dans sa robe traînante, tombe la tête la première du haut en bas de l'escalier en jetant un cri terrible, et le crâne ouvert, le cou rompu, elle reste étendue sans bouger par terre.

Cognard accourt, la soulève dans ses bras, tout en jetant un coup d'oeil sur le papier fatal qu'elle tient encore entre ses doigts crispés. Et puis il s'affaisse sur lui-même en poussant des beuglements de douleur et de rage… Il ne relevait qu'un cadavre… et sa fille était partie…

Evil est aussi accouru. Il jette à son tour les yeux sur le papier froissé, comprend tout, et, sans s'occuper ni de Cognard ni de la morte, il sort de la maison en courant comme un fou.

Après l'alerte de la nuit précédente on avait trouvé près d'une embrasure, à gauche du bastion des Ursulines, la sentinelle garrottée et bâillonné par Tranquille. Quand on lui enleva le bâillon qui l'étouffait, le factionnaire raconta comment il avait été désarmé et réduit à l'inaction par deux hommes qui venaient de s'enfuir en compagnie de deux femmes.

Cette nuit-là Evil n'était pas de service; il n'apprit qu'en se levant, sur les neuf heures, les évènements de la nuit précédente. En s'habillant, l'idée de ces deux femmes qu'on lui disait avoir quitté la ville le tourmentait fort.

—Connaît-on les deux hommes? demanda-t-il à son ordonnance.

—Non, capitaine, pas encore.

Evil de plus en plus tourmenté par ses soupçons sortit en toute hâte et s'en alla droit au collège des Jésuites. Quant il arriva à la chambre qui, d'après ses ordres avait été transformée en cachot pour Tranquille et son compagnon, le capitaine en trouva la porte ouverte. Le soldat à qui il avait spécialement confié la garde des prisonniers se tordait les bras en face de l'énorme grillage éventré. Evil poussa un hurlement, renversa le soldat d'un coup de poing et courut chez Cognard.

On vient de voir ce qui l'y attendait.

CHAPITRE SEIZIÈME

OU IL EST PARLÉ DE CERTAINES CHOSES ET DE QUELQUES AUTRES

Le matin du sixième jour de mai, entre quatre et cinq heures, un coup de canon tiré de la rade éveilla en sursaut les bons habitants de Québec. Quelques jours auparavant, les Bostonnais avaient lancé contre la ville un brûlot qui après être venu assez près de la place pour terrifier les habitants, était allé s'échouer, poussé par la marée, sur la batture de Beauport où il avait fini de brûler avec plus de bruit que d'effet, et de lancer sur la grève déserte ses bombes, ses grenades et ses fusées.

Or ce matin-là, les Québecquois en entendant ce coup de canon bientôt suivi d'un seconde, d'un troisième et de plusieurs autres, crurent que c'était un nouveau brûlot qui, cette fois-ci, éclatait devant la ville. Aussi chacun s'élança-t-il hors du logis,

………………….dans le simple appareil D'un bourgeois que l'on vient d'arracher au sommeil.

Tout en recommandant son âme au Seigneur, chacun s'attendait à voir d'un moment à l'autre le vaisseau maudit s'ouvrir, éclater comme un volcan et vomir sur la ville des torrents de souffre et de goudron avec une infernale pluie d'obus et de pots-à feu. Mais quelle joie sereine n'inonda-t-elle pas le coeur de ces braves gens quand ils reconnurent que c'était une frégate qui, bientôt suivie de plusieurs transports anglais, jetait l'ancre devant la ville. On répondit à ces navires libérateurs par plusieurs décharges d'artillerie, et l'on courut sur la place d'armes pour saluer les troupes qui allaient débarquer.

Le général Carleton fit aussitôt descendre à terre les grenadiers et cinq autres compagnies. Les grenadiers demandèrent au général la permission d'aller déloger les Bostonnais de leur camp. Il y consentit, fit prendre les armes à neuf cent hommes de la milice, et se mettant lui-même à la tête de ces douze cents combattants, il sortit avec eux de la ville. Du plus loin qu'ils les virent venir, les Bostonnais commencèrent à détaler à toutes jambes, et, sans brûler une seule cartouche, abandonnèrent tous leurs bagages, leur artillerie et leurs munitions. La plupart même jetèrent leurs fusils. On prit aussi trois pièces de canon, deux obusiers, des bombes, etc., qui étaient le reste de l'artillerie des Bostonnais[31].

[Note 31: Mémoires de Sanguinet.]

Le blocus était levé.

Pendant ce siège, qui avait duré cinq mois, le feu de l'artillerie des assiégeants n'avait tué qu'un enfant et blessé seulement deux matelots dans la ville. Pour arriver à ce résultat les Américains avaient lancé sur la place sept cent quatre-vingts boulets et cent quatre-vingts bombes. Pendant le même temps la ville avait tiré, y compris les coups pour souffler les pièces dit ce bon Sanguinet, dix mille quatre cent soixante six coups de canon et lancé neuf cent quatre vingt seize bombes.

Croyez-vous que le grand empire de Russie produise jamais un chroniqueur que, aussi consciencieux que Mtre. Sanguinet, puisse exactement renseigner la postérité sur le nombre de coups de canon qui furent tirés durant le siège de Sébastopol?…

Partie de Sainte-Foye dans la matinée, avec Tranquille te Lisette, Alice n'arriva à Deschambault que fort avant dans la soirée. Après avoir passé la nuit en cet endroit les voyageurs repartirent le lendemain matin pour les Trois-Rivières, qu'il n'atteignirent qu'à une heure avancée le soir du cinq mai. Ils reprirent leur route de bon matin le jour suivant. Affaiblie pas sa maladie récente et par les émotions de tut genre par lesquelles elle avait passé, Alice n'était guère en état de supporter les fatigues d'un aussi long voyage que les mauvais chemins du printemps rendaient plus pénibles encore. Elle avait si peu comptée avec ses forces qu'elle perdit connaissance comme sa voiture traversait la paroisse de la Pointe-du-Lac, qui est située à dix milles plus haut que les Trois-Rivières. On conçoit quels furent l'effroi de Lisette et l'embarras de Tranquille en voyant leur maîtresse en ce piteux état. Heureusement qu'ils passaient en ce moment devant la maison d'un cultivateur de la Pointe-du-Lac. Tranquille courut y demander assistance. Le maître accourut à la voiture avec sa femme et aida Tranquille à transporter à la maison la jeune fille évanouie. Là, après une demi-heure de soins, Lisette et la maîtresse du logis parvinrent à réchauffer et à ranimer la voyageuse qui reprit enfin des sens.

Le docteur La terrière, qui dirigeait alors les forges de Saint-Maurice, dont la propriété appartenait à un M. Pélissier, et qui était bien connu dans les paroisses environnantes où il donnait souvent ses soins médicaux, étant venu à passer devant la maison, on l'y fit entrer. Après avoir vu mademoiselle Cognard et s'être informé du but où tendant son voyage, il la trouva si faible qu'il la déclara hors d'état de continuer sa route et lui ordonna de prendre plusieurs jours de repos absolu.

Ce fut un coup de foudre pour la pauvre enfant qui sentait bien elle-même l'impossibilité d'aller plus loin. Mais la hâte d'être réunie le plus tôt possible à son fiancé lui fit aussitôt prendre un parti extrême. Elle fit venir Tranquille auprès de son lit et lui dit:

—Mon bon Célestin, mouva allez remonter en voiture et vous rendre à Montréal en toute diligence. Quant vous aurez trouvé M. Evrard, dites-lui ce que j'ai fait pour lui. Qu'il se hâte de me rejoindre s'il m'aime encore, pour venir ratifier devant Dieu la promesse qu'il m'a faite de m'épouser. Comme ces bonnes gens d'ici veulent bien prendre soin de moi, votre femme vous accompagnera.

—Pardonnez-moi, Mademoiselle, interrompit Lisette, je ne vous abandonnerai pas dans l'état où vous êtes; Célestin ira seul à Montréal.

—Voilà qui est bien parlé, repartit Tranquille: je n'en serai que plus pressé à revenir, avec M. Marc.

—Faites comme vous l'entendrez, mes amis, reprit Alice en souriant.

Après avoir embrassé sa petite femme qui, nous devons l'avouer, avait le coeur bien gros, Tranquille remonta seul en voiture, et enveloppant son cheval d'un grand coup de fouet, il partit à fond de train. Le brave homme hésitait d'autant moins à suivre les ordres de sa maîtresse qu'il se disait que les troupes américaines occupant la ville des Trois-Rivières et tout le haut de la Province, la jeune fille n'avait rien à craindre de la part du capitaine anglais renfermé dans les murs de Québec. Le brave homme était loin de penser que dans ce moment même, l'arrivée de la flotte anglaise dans le port de la capitale déterminait la levée du siège, et que la débandade des troupes américaines qui commençait, allait bientôt amener aux Trois-Rivières les troupes royalistes lancées à la poursuite des Bostonnais.

Malgré le désir que nous avons de ne plus nous séparer un instant de nos principaux personnages, certains faits sont là qui se pressent derrière nous et réclament impérieusement la place qu'ils doivent occuper dans ce récit.

La nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite précipitée des troupes américaines parvint aux Trois-Rivières dans la soirée du 7 mai [32]. Elle y causa un grand émoi parmi les Bostonnais et ceux des habitants qui avaient pris fait et cause pour le Congrès. Plusieurs jours s'écoulèrent cependant avant que le général Thomas qui, dès le commencement de mai, avait succédé à Wooster comme commandant en chef de la division qui assiégeait la capitale, arrivât aux Trois-Rivières avec les fuyards. Il s'était arrêté à Deschambault pour attendre des renforts dont on lui avait annoncé l'arrivée prochaine. Le congrès venait en effet de diriger quatre mille hommes de troupes fraîches sur le Canada. Après avoir attendu en vain les secours qu'on lui promettait, Thomas se voyant serré de près par les troupes anglaises qui commençaient à remonter le fleuve, en haut de Québec, se replia sur les trois rivières, ou il arriva le quinze mai. Le lendemain il s'embarqua en bateau pour Sorel, laissant aux Trois-Rivières environ six cents hommes.

Dans l'après-midi du vingt-et-un, certain courrier apporta la nouvelle que les royalistes avaient repris Montréal aux Américains, et qu'ils avaient massacré tous les Bostonnais, ainsi que les Canadiens partisans du Congrès, qui leur étaient tombés sous la main[33].

[Note 32: Journal de Badeaux.]

[Note 33: Journal de Badeaux.]

Les troupes américaines s'empressèrent aussitôt d'évacuer Trois-Rivières en s'embarquant pour Sorel.

Cette rumeur de la prise de Montréal était fausse, et ce qui y avait donné lieu c'était l'affaire des Cèdres, où le capitaine anglais Forter, du 8e régiment, à la tête de deux cent quarante soldats et sauvages, avait d'abord forcé le major américain Butterfield à se rendre avec les trois cents hommes qu'il commandait et contraint, le lendemain le major Sheborne qui venait de Montréal avec une centaine d'hommes au secours de Butterfield, à déposer aussi les armes.

Retenus par les vents contraires, les vaisseaux sur lesquels les troupes royales remontaient le fleuve n'arrivèrent aux Trois-Rivières que dans la journée du 3 juin, pendant laquelle les royalistes reprirent possession de cette ville.

Ces détails étant donnés, pour la plus grande intelligence des faits qui vont suivre, rien ne nous empêche plus de rejoindre mademoiselle Cognard à la Pointe-du-Lac, où la nouvelle des revers essuyés par les troupes américaines l'était venue trouver en lui causant les plus tristes appréhensions sur l'avenir que lui préparait ces évènements si funestes à la cause de son fiancé.

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