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La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

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CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

SURPRISES

Alice avait calculé que Tranquille prendrait tout au plus deux jours pour se rendre à Montréal autant pour en revenir, et peut-être encore deux autres journées pour trouver Marc, ce qui faisait six jours d'attente. Aussi vit-elle s'écouler la première semaine sans trop d'inquiétude et d'alarmes. Cependant dès la cinquième journée, elle s'était postée à l'une des fenêtres qui donnaient sur le grand chemin et sur le lac Saint-Pierre pour y guetter l'arrivée de son fiancé, espérant que grâce à la diligence de Tranquille, elle les verrait accourir tous deux, même avant le temps qu'elle avait fixé pour leur retour. Mais quand la huitième journée fut passée sans que rien n'annonçât l'arrivée prochaine de celui pour qui elle avait tout sacrifiée, une cruelle angoisse pénétra dans son âme, pointe d'abord acérée mais ténue, et qui alla se dilatant peu à peu et lui traversant le coeur avec d'affreux déchirements.

Qui pourrait décrire chacune des pulsations douloureuses de ce coeur sensible et meurtri, pendant les longues heures qu'elle passait à la fenêtre de la chaumière, les yeux fixés sur la poussière grise du chemin, ou sur l'horizon où s'estompait le dernier plan des eaux du lac assoupi? Qui espérait pénétrer d'un regard certain sous ce petit front de jeune fille et y saisir chacune des tristes pensées qui s'y agitaient avec ce tourbillonnement confus que donne la fièvre de l'attente? Quelle main serait assez téméraire pour oser retracer ces idées innombrables et agitées comme les milliers d'atomes que l'on voit tourbillonner dans un mince rayon de soleil?

De temps à autre, le dernier détour rétréci du chemin s'animait à l'apparition de quelque passant. Alors l'oeil anxieux de la jeune fille se fixait sur ce point mouvant qui grandissait et prenait une forme plus distincte en se rapprochant. Mais hélas! ce n'était toujours que quelque paysan qui apportait sur sa charrette son grain au moulin seigneurial des Montour, dont on entendait à distance le sourd grondement, ou quelque courrier bostonnais qui, venant de Montréal, se rendait en toute hâte aux Trois-Rivières. Tantôt une tache noirâtre tranchant sur l'azur du lac et du ciel se dessinait légèrement sur l'horizon; petit à petit ce point grossissant s'abaissait sous le ciel et rentrant de plus en plus dans la grande plaine du lac, comme un oiseau de mer qui après avoir plané dans l'espace descend lentement sur les eaux. A mesure qu'elle se rapprochait le mouvement d'une embarcation s'accentuait au balancement uniforme des vagues qui se soulevaient et s'abaissaient comme le sein d'une femme endormie. Mais toujours l'embarcation doublait, sans y toucher, la Pointe-du-Lac, sa proue fendant l'eau profonde dans la direction des Trois-Rivières.

Ainsi s'écoulèrent des jours et des semaines. Toujours assise à la même place, Alice immobile ressemblait, dans sa pose attristée, à une statue du désespoir muet et résigné. C'est à peine si les premiers feux de l'aurore qui venaient illuminer les vitres, colorant ses joues d'une rougeur momentanée, semblaient y jeter une fugitive lueur d'espérance qui pâlissait sous la lumière plus blanche du jour, et finissait par s'y éteindre tout à fait quand la nuit venait à tomber sur le lac assombri.

Ce taciturne désespoir se changea cependant en angoisse fébrile, quand la nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite des Bostonnais parvint à la Pointe-du-Lac, angoisse qui devint frayeur mortelle, quand Alice vit passer, dans la journée du 21 mai, les bateaux emmenant à Sorel les dernières troupes américaines qui venaient d'évacuer les Trois-Rivières. Et puis enfin lorsque, dans la soirée du six juin, elle apprit que les troupes anglaises avaient repris possession des Trois-Rivières depuis, l'avant-veille, sa terreur fut à son comble.

—Partons, Lisette! s'écria-t-elle en éclatant en sanglots, partons sans retard! L'autre est plus près de moi, je sens son influence fatale qui se rapproche et me menace. Oh! oui, fuyons cet homme avant qu'il ne m'ait rejointe, car je sens déjà les approches de la mort qui marche avec lui!

—Mais où aller? mon Dieu! dit Lisette en pleurant.

—Droit devant nous, et ne nous arrêter que vaincues par la fatigue et si éloignées de lui qu'il ne puisse pas nous atteindre!

En ce moment se fit entendre au loin dans la nuit tombante le galop furieux d'un cheval dont les pieds ferrés heurtaient avec rage les pierres du grand chemin. En face de la maison le cheval s'arrêta net; le cavalier qui le montant sauta à terre, s'élança sur le seuil, ouvrit brusquement la porte et demanda d'une voix haletante:

—Est-ce ici que demeure Jean Gagnier?

Avant que le maître eut eu le temps de répondre, un cri de femme, cri surhumain de la passion qui éclate en transports, fit tressaillir la maison.

—Marc!…

—Alice!… répondit Evrard en se précipitant vers sa fiancée qui fléchit sur ses genoux et tomba pâmée dans les bras de son amant.

Et dans l'ombre où était plongé la chaumière, retentit un de ces baisers ardent où les âmes semblaient s'étreindre et se confondre.

—Femme! cria le maître de la maison en battant le briquet pour faire de la lumière, prépare le souper de Monsieur qui me paraît avoir fait une rude journée et doit avoir une faim à dévorer les pierres!

—Mais pourquoi donc as-tu tant tardé?… demandait Alice à Marc. J'en ai failli mourir!

—Ah! pourquoi, pourquoi?… Alice, parce que la fatalité qui semblait s'acharner à nous séparer, a voulu que je ne fusse pas à Montréal quand Tranquille y est arrivé à ma recherche.

—Mais, demanda timidement Lisette, est-ce qu'il n'est pas avec vous?

—Tiens, ma bonne Lisette, c'est toi! repartit Evrard. Non, Célestin ne m'accompagne pas. Mais rassure-toi, il n'en est pas moins bien portant. Il sert d'éclaireur à un parti d'Américains qui descends en ce moment pour venir reprendre l'offensive aux Trois-Rivières. Tu le verras probablement après-demain.

—Mais où étiez-vous donc? demanda de nouveau Alice à son fiancé en évitant cette fois de le tutoyer.

—Voici, ma chère Alice, répondit Marc qui s'assit en attirant doucement la jeune fille auprès de lui. Sachez d'abord que, vers le milieu d'avril, j'appris au camp de l'Hôpital-Général, devant Québec, que votre mariage avec le capitaine Evil était fixé au commencement de mai. Les détails qu'un déserteur de la ville—frère des couturières que madame Cognard employait à la confection de votre trousseau de mariée—me donna à ce sujet, ne m'ayant laissé aucun doute sur la réalité du fait, je suivis le premier mouvement que détermina mon désespoir, et je partis pour Montréal avec le colonel Arnold, bien décidé de saisir la première occasion de me faire tuer.

—Marc! fit Alice avec un accent de doux reproche.

Evrard prit la main de la jeune fille, la serra dans la sienne et poursuivit:

—Arrivé à Montréal j'y dus passer plusieurs jours dans une inaction complète. On ne s'y battait pas plus qu'à Québec. Je languissais dans une attende désespérante, quand j'appris que le major américain Sheborne allait quitter Montréal, pour se porter au secours du major Butterfield qu'un détachement anglais menaçait aux Cèdres. Je compris qu'on allait se battre sur ce point et demandai au colonel Arnold l'autorisation de suivre Sheborne. Le colonel, qui a beaucoup d'affection pour moi, tenta d'abord de me retenir, et voyant que ce serait me désobliger que de se refuser à ma demande, il me permit d'accompagner le major. Nous n'étions que cent hommes. Nous arrivions aux Cèdres lorsqu'un parti de sauvages, qui combattait sous les ordres du capitaine anglais, Foster, à qui Butterfield s'était rendu la veille, nous attaqua à l'improviste. Surpris, les nôtres se rendirent après quelques minutes de combat. Comme la mort n'avait pas encore voulu de moi et que ce que je craignais le plus au monde c'était la captivité, j'opposai une résistance désespérée aux sauvages qui voulaient s'emparer de moi, et je parvins à leur échapper après une course furieuse à travers les bois. Plusieurs jours s'écoulèrent avant que je pusse regagner Montréal, où j'arrivai tellement épuisé de fatigue que je dus m'arrêter à l'une des premières maisons de la ville; je succombais de lassitude. Il me fallut passer une couple de jours dans cette maison hospitalière. Pendant ce temps, Tranquille aux abois battait la ville et la campagne pour me trouver. Le mauvais sort qui me poussait toujours avait voulu que ce pauvre Célestin ne pût me trouver en arrivant à Montréal, vu que le colonel m'avait alors envoyé porter un message aux troupes cantonnées à Sorel. Nous nous étions croisés en chemin, et Tranquille n'avait pu parler à Arnold qui s'en était allé à Longueil, le même jour que j'étais parti pour les Cèdres. Enfin, ce n'est qu'avant hier que ce bon serviteur a réussi à me rejoindre. Encore n'ai-je pu partir immédiatement, le colonel s'étant de nouveau trouvé absent de la ville en ce moment-là. Comme je relève directement de lui, il m'a fallu attendre son retour pour obtenir la permission de venir ici. J'ai d'autant plus facilement reçu cette autorisation que je dois commander un détachement de troupes qui descendent en ce moment pour s'emparer des Trois-Rivières.

—Quoi! s'écria Alice, faudra-t-il qu'à peine arrivé près de moi, vous me quittiez encore pour aller vous exposer à la mort?

—Quant à me battre, ma chère Alice, il le faut. Mais pour ce qui est de mourir, je vous assure que je n'en ai plus aucune envie. Non, je vivrai, je le sens et je le dois puisque demain matin vous serez ma femme.

—Et bien alors, repartit Alice, vu que j'ai tout quitté pour vous et que vous voulez bien m'épouser, vous ne saurez m'empêcher de vous suivre partout où vous irez désormais. Puisque vous allez combattre je vous accompagnerai. Oh! ne dites pas non, car j'en ai'le droit voyez-vous!

Il y avait tant de décision dans ces paroles de sa fiancée que Marc vit tout de suite qu'il serait inutile de vouloir la détourner de son dessein. Il dut même lui promettre sur l'heure qu'elle le suivrait partout dans sa vie aventureuse.

Nous laisserons les heureux amants passer en un délicieux tête-à-tête cette soirée qui les voyait réunis après tant de traverses et de souffrances, et nous nous contenterons d'ajout que lorsqu'Alice se fut retirée dans sa chambre, Marc se fit dresser un lit dans la pièce voisine, en ayant soin de placer près de lui ses pistolets et son épée; le voisinage des Anglais, maîtres des Trois-Rivières, rendait ces précautions plausibles dans le cas où le capitaine Evil eût été informé de la présence d'Alice à la Pointe-du-Lac et rodât aux environs, ce qui n'était pas impossible.

La nuit s'écoula sans qu'aucun incident vint en troubler le calme. Le jour se leva froid et sombre. Le vent soufflait violemment soulevant les eaux grisâtres du lac et chassant devant soi d'épaisses nuées pleines d'orage.

—Nous allons bientôt avoir du gros temps fit le maître en ouvrant la porte de son logis.

—Vous croyez? dit quelqu'un derrière lui.

C'était Marc Evrard que venait de se lever.

—Oui, Monsieur, reprit l'autre.

—Dites donc, mon ami, repartit Marc, voulez-vous nous rendre un grand service à mademoiselle Cognard et à moi?

—Comment, Monsieur? mais bien sûr, du moment que ça m'est possible.
Qu'est-ce qu'il faut faire?

—Nous voulons nous marier ce matin, et, comme nous n'avons aucune connaissance ici, je vous demanderai de vouloir bien servir de père à mademoiselle et de prier l'un de vos voisins de me rendre le même office. J'ai sur moi tous mes papiers, et mademoiselle Cognard a eu soin d'obtenir son extrait de baptême avant de quitter Québec. Vous voyez que nous somme en état de satisfaire aux formalités requises et que vous ne risquez rien, mademoiselle étant majeure, du reste, et moi aussi. Avez-vous aucune objection à nous obliger?

—Certes, non, Monsieur. Pauvre chère demoiselle, va-t-elle être assez heureuse? Elle en bien pleuré, allez, en vous attendant et vous pouvez vous vanter d'être joliment aimé! A quelle heure voulez-vous que la cérémonie se fasse?

—Bien matin, afin de moins attirer l'attention des curieux. A quelle heure votre curé dit-il sa messe?

—A sept heures, Monsieur

—C'est bon, va pour sept heures.

—Monsieur voudra bien m'excuser alors; il est passé cinq heures, et il faut que je m'endimanche un peu et que j'aille prévenir le curé et votre témoin. Mais, Monsieur, croyez-vous que notre curé va vous marier comme ça sans publication de bans, et sans toutes les autres cérémonies qui ont coutume de précéder le mariage?

—Ceci me regarde, reprit Evrard, et à ce propos je crois qu'il vaut mieux ne pas prévenir le curé. Un peu avant la messe nous nous rendrons tous ensemble à la sacristie, et pendant qu'il sera occupé à se revêtir de ses habits sacerdotaux, nous nous rapprocherons sans bruit du curé, et… vous me laisserez faire; tout ira bien.

—Damne… Monsieur, fit le paysan qui se gratta l'oreille (il n'y voyait pas bien clair en tout cela), du moment que vous m'assurez que vous ne me mènerez pas à mal, je suis prêt.

—Je réponds de tout, dit Evrard, d'un ton d'autorité qui acheva d'en imposer au paysan.

Celui-ci sortit.

Marc aperçut la maîtresse du logis; il allait la prier d'éveiller Alice, mais la voix joyeuse de Lisette qu'il entendit en ce moment répondre à sa maîtresse, lui prouva que sa fiancée n'avait guère en ce moment plus sommeil que lui. Il se contenta de dire à la bonne femme qu'elle voulût bien aller demander à la jeune fille de se tenir prête à sortir sur les six heures et demie.

Il était près de sept heures lorsque Marc et Alice, suivis de leurs témoins, pénétrèrent dans la sacristie. Le curé qui passait sa chasuble et leur tournait le dos, ne les vit pas entrer. S'il les entendit, il ne leur prêta aucune attention. Evrard fit signe aux témoins de le suivre, et, tenant sa fiancé par la main, il s'approcha du prêtre aux pieds duquel il s'agenouilla en disant:

—Monsieur le curé, je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme.

Avant que le curé—il s'était retourné tout surpris—n'eût eu le temps de dire un seul mot, Alice à qui Marc avait fait la leçon, s'cria à son tour:

—Monsieur le cure, je prends Monsieur Marc Evrard pour mari.

—Mais en vérité… en vérité…, mes enfants, qu'est-ce que cela veux dire? que me voulez vous? balbutia le curé ahuri.

—Je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme, reprit Marc.

—Je prends Monsieur Marc Evrard pour mari, répéta la voix d'Alice.

Evrard savait que dans certaines parties de l'Europe, surtout en Italie, les mariages contractés de la sorte étaient tenus pour valides, et il s'était servi de cet expédient pour aplanir tous les obstacles et arriver plus sûrement et plus vite à son but. De son côté le curé n'était pas sans savoir que l'église romaine regardait comme valides les mariages ainsi contractés[34]. Aussi ajouta-t-il en revenant de sa première surprise:

—Relevez-vous, et pourvu que vous me puissiez constater votre identité je bénirai publiquement votre union à l'église.

[Note 34: "Ces sortes de mariages étaient alors et furent jusqu'à nos jours tenus pour valides. Toutefois, comme on ne recourait à un tel expédient que lorsqu'on avait trouvé quelque obstacle ou quelque refus dans les voies ordinaires, les prêtres mettaient tous leurs soins à échapper à cette coopération forcé; et quand un d'eux venait à être surpris par un de ces couples accompagné de témoins, il tentait tous les moyens possibles de lui échapper. Seulement du moment qu'il avait entendu les paroles, le mariage était bel et bon et sacré comme s'il avait été béni par le Pape." Manzoni, Les Fiancés]

—Voici nos papiers, ils sont en règle, dit Marc Evrard.

Plusieurs curieux, avertis d'avance par les témoins, envahissaient la sacristie et ouvraient des yeux démesurés. Alice, qui sentait tous ces regards fixé sur elle, rougissait jusqu'au front. Bien qu'un peu ému, Marc donna au curé toutes les explications que celui-ci crut devoir lui demander sur les circonstances que l'avaient placé dans l'obligation de recourir à des moyens si peu ordinaires. Il lui démontra combien il serait inutilement cruel et dangereux de leur refuser de ratifier par le sacrement l'engagement solennel qu'ils venaient de prendre devant lui. Le scandale ne serait-il pas plus grand s'il refusait d'unir solennellement deux personnes qui venaient de se jurer d'être pour toujours l'une à l'autre, et qui ne voudraient certainement plus se séparer? Il conclut en disant qu'il n'y avait du reste point de temps à perdre, bu qu'il s'attendait d'un moment à l'autre à être appelé à combattre.

Le curé se rendit à ces raisons et enjoignit aux deux fiancés d'aller l'attendre à l'église.

—Entrez par ici, leur dit-il, en désignant la porte de communication intérieure, voulant leur éviter l'ennui de passer au milieu du groupe d'indiscrets qui se pressaient en arrière de la sacristie.

La cérémonie du mariage se fit comme à l'ordinaire, et une demi-heure après mademoiselle Cognard était devenue madame Evrard devant Dieu et devant les hommes. Les deux nouveaux époux retournèrent à la sacristie pour signer l'acte de mariage, tandis que les curieux, dont le nombre avait considérablement augmenté, sortaient de l'église en ayant bien soin de se tenir tous prêts de la porte afin de voir repasser les mariés.

En ce moment une chaloupe, qui venait de traverser de Nicolet après avoir bien fatigué sous la forte brise du nord-est qui soufflait ce matin-la, atteignait le rivage, en face de l'église de la Pointe-du-lac. Trois hommes montaient cette embarcation. Quand elle eut touché la grève, l'un d'eux sauta à terre, et, après avoir payé les deux autres et leur avoir signifié qu'ils n'eussent pas à l'attendre, il monta la rive vers l'église. A la vue du rassemblement qui s'était fait aux abords de la grand'porte, il sembla d'abord hésiter quelque peu; mais il se remit aussitôt et dirigea ses pas du côté du groupe. C'était un étranger. En l'apercevant, l'un de ceux qui formaient l'attroupement fit deux pas vers lui; l'étranger le rejoignit et voyant à l'air obséquieux du paysan qu'il en tirerait ce qu'il voudrait, il pris un louis, lui glissa dans la main, et lui demanda en français mais avec un accent anglais assez prononcé:

—Peux-tu me dire, mon ami, si l'on a eu connaissance que deux jeunes filles soient passées dernièrement par ici, en compagnie d'un jeune homme et d'un autre de trente-cinq à quarante ans?

—Il y a bien, en effet, Monsieur, deux jeunes filles ou femmes qui nous sont venues d'en bas de Québec, à ce qu'on dit, à tel point qu'elles sont encore ici, et que c'est Jean Gagnier qui les héberge.

—Elles sont ici! s'écria l'étranger.

—Oui, et depuis plusieurs semaines. C'est une bonne affaire pour Gagnier, car il saura se faire payer leur pension un bon prix. Il y en a une, la maîtresse, qui a bien de l'argent, à ce qu'il paraît.

—Où demeure ce Gagnier?

—Là-bas, voyez-vous, cette maison blanche à pignon rouge, avec une rangée de peupliers en avant. Mais si vous voulez voir ces deux demoiselles ou plutôt ces deux dames, puisqu'on dit que la servant avait déjà son mari en arrivant ici, et que la maîtresse a aussi le sien, à l'heure qu'il est, voici qu'elles vont bientôt sortir de l'église.

—Comment! mariée, la maîtresse, dis-tu?

—Oui, pardié! mais il faut dire qu'il n'y a pas longtemps, puisqu'ils ne sont pas encore sortis de l'église, et que nous attendons ici les nouveaux mariés pour les voir passer.

Au même moment Marc Evrard, donnant le bras à sa femme, sortait radieux.
Lisette les suivait à distance.

—Damnation! cria l'étranger, en anglais cette fois-ci.

Cette exclamation dut dominer les rumeurs de la foule, car Evrard, sa femme et Lisette tournèrent simultanément la tête du côté qu'elle était partie.

Lisette fut cependant seule à apercevoir celui qui avait poussé ce cri involontaire. Elle pâlit.

D'un bond l'étranger se jeta au milieu du groupe de paysans et releva le collet de son manteau de panière à s'en cacher la figure.

Alice jetait des regards inquiets du côté du rassemblement.

—Les voilà, Monsieur, si vous voulez leur parler, dit le paysan à qui l'étranger s'était adressé.

—Silence! fit celui-ci en lui serrant le bras avec force.

Les mariés s'éloignèrent en se dirigeaut vers la maison de leur hôte; ce dernier les suivait avec l'autre témoin.

L'étranger tira son interlocuteur à l'écart:

—Veux-tu gagner de l'argent, beaucoup d'argent? lui demanda-t-il.

—Pardine! je crois bien, répondit l'autre avec avidité.

—Comment te nommes-tu?

—Antoine Gauthier.

—A quel parti appartiens-tu?

—Quand les Bostonnais étaient les maîtres ici, j'étais pour eux. A présent qu'ils sont partis je suis pour les autre, répondit effrontément le paysan.

—Voici bien le coquin qu'il me faut, pensa l'étranger.—Tu n'es donc pas trop mal vu des Bostonnais? reprit-il.

—Je crois bien, Monsieur; tout le temps qu'ils ont été ici je leur ai rendu comme ça plusieurs petits services… que je me suis bien fait payer, du reste.

—Bien. As-tu un cheval et une voiture?

—Oui, Monsieur.

—Cours les chercher. Tu viendras me prendre à quelques arpents plus bas que l'église. Je vas passer par la grève pour ne pas être vu des gens de la maison Gagnier. Tu me conduiras aux Trois-Rivières. En chemin je t'exposerai ce que j'attends de toi. Si tu me promets de m'obéir en tous points je te compterai cinquante louis quand nous serons rendus aux Trois-Rivières. Dans trois jours si tu m'as satisfait je t'en donnerai encore autant, sinon plus.

—Vous voulez rire de moi, Monsieur?

—Est-ce que j'ai l'air d'avoir envie de rire? repartit l'étranger que la rage étranglait.

—Certes, au contraire, Monsieur.

—Et bien, va!

Gauthier partit comme une flèche. L'attroupement s'était dissipé; l'étranger restait seul.

—Ah! vous m'avez joué, s'écria-t-il avec un geste menaçant dirigé du côté de la maison où Marc et Alice venaient d'entrer, et votre réjouissance provient de ma défaite. Eh bien, votre bonheur ne sera pas long! c'est James Evil qui vous le dit!

Tout en grommelant de sourdes menaces il s'éloigna à grands pas.

Evil qui, depuis le jour où Alice avait quitté Québec pour suivre Marc Evrard, ne vivait plus que pour la vengeance, était monté aux Trois-Rivières avec les troupes royales, bien décidé de tout tenter pour rejoindre Evrard et le sacrifier à sa haine. Ignorant où était son ennemi et pensant qu'Alice était avec lui, dans le dessein de les retrouver il avait obtenu la liberté de quitter Trois-Rivières et d'aller battre les campagnes, sous le prétexte de reconnaître la position des Américains que leurs partisans disaient devoir bientôt descendre en force vers la capitale pour y reprendre l'offensive. Comme il savait que la division la plus avancée des troupes américaines occupait Sorel, il s'était fait traverser sur la côte sud qu'il avait remontée jusqu'à la rivière Saint-François. Après avoir failli tomber au milieu de l'avant-garde de la division Thompson, il s'esquiva non sans avoir appris, toutefois—dame rumeur se plaisant toujours à grossier les événements—que toutes les forces américaines s'en allaient s'emparer de la ville des Trois-Rivières et qu'elles traverseraient à la Pointe-du-Lac. Il comptait bien que Marc Evrard se trouverait avec ce corps d'armée; aussi ne songea-t-il nullement à pousser plus loin sa reconnaissance et redescendit-il en toute hâte à Nicolet, tout en ruminant le moyen de faire tomber les Américains dans une embuscade, et de s'emparer de la personne de Marc Evrard. Il avait déjà formé le plan de s'aboucher avec quelque habitant de la Pointe-du-Lac lorsqu'il aborda en cet endroit. Ce qu'il y vit ne fut pas de nature à calmer le paroxysme de sa rage. Un instant il songe à se précipiter sur Evrard et à le poignarder sous les yeux de sa femme. Mais il se ravisa aussitôt en pensant à ce que ce dessein offrit de dangereux dans son accomplissement, et se contint devant la perspective d'une vengeance plus raffinée.

Lorsque Gauthier le rejoignit avec sa voiture, Evil était tout souriant. Il sauta vivement sur le siège, à côté du conducteur, qui, sur l'ordre impératif qu'il reçut, lança son cheval à toute vitesse dans la direction des Trois-Rivières.

—Mon Dieu! disait en ce moment Alice qui se pressait palpitante d'effroi sur la poitrine de son époux, c'est lui, c'est Evil… Lisette l'a reconnu!

—Qu'importe? cher ange! répondit Evrard qui la serra dans ses bras en laissant tomber sur elle un regard de tendresse ineffable, où se lisait aussi la fière résolution de se défendre vaillamment le cher trésor qu'il avait eu tant de peine à conquérir, qu'importe qu'il soit ici ou ailleurs? Ne suis-je pas toujours là, maintenant, pour te défendre?

—Oh oui! toujours, n'est-ce pas? Je te suivrai partout. Jamais tu ne me laisseras seule?

—Non, jamais plus, ma bien-aimée!

Les chers enfants ayant bien des choses à se dire, le lecteur voudra bien se retirer discrètement avec nous et les laisser tout entier à leur bonheur.

Dans le cours de la nuit suivante, dix-huit cents Américains, sous le commandement du général Thompson, traversèrent de Nicolet à la Pointe-du-Lac. Leur dessein était d'attaquer Trois-Rivières à l'improviste, et ils avaient formé le plan de passer, la même nuit, par les bois pour arriver sur la ville du côté nord du Coteau Sainte-Marguerite. Les nommés Larose et Dupaul[35] qu'ils avaient pris pour guide et qui se tenaient à l'avant-garde ne connaissaient pas bien les bois qui s'étendaient au nord du coteau, et ne savaient vraiment trop comment s'y prendre pour arriver inaperçus en arrière de la ville par le chemin que nous venons d'indiquer. Comme ils débarquaient de l'un des premiers bateaux qui venaient de prendre terre à la Pointe-du-Lac, ils entrevirent à la faveur des premières clartés de l'aube, un homme de leur connaissance, Antoine Gauthier, qui rôdait sur le rivage.

[Note 35: Mémoire de Berthelot.]

—Tiens, dit Dupaul, voilà bien Antoine Gauthier, tâchons qu'il nous aide à sortir d'embarras.—Antoine, hé! viens donc par ici, qu'on te parle un peu.

L'autre s'approcha mais avec si peu d'empressement que les deux guides crurent s'apercevoir qu'il ne serait pas aisé de persuader à Gauthier de marcher avec eux.

—Dis donc, Antoine, fit Larose, es-tu toujours pour la bonne cause?

—Oui, si vous entendez celle du plus fort. C'est toujours la meilleure, mon vieux.

—A ce compte-là tu tiens à présent pour les Anglais?

—Oui, depuis qu'ils sont les maîtres ici et que les Bostonnais ont le dessous.

—Alors tu seras avant longtemps de nouveau pour nous.

—Comment ça? demanda Gauthier que prit l'air le plus niais qu'il put trouver.

—Combien y a-t-il d'Anglais aux Trois-Rivières à l'heure qu'il est?

—Sept mille! [36]

[Note 36: Mémoire de Berthelot.]

—Rien que ça! repartit Larose avec effronterie. Eh bien, apprends, mon vieux qu'avant demain il y aura dix mille Américains devant Trois-Rivières.

—Pas possible! s'écria Gauthier avec un geste d'étonnement accompagné d'un air de crédulité bien marqué.

—C'est comme je te le dis. Aussi fais-tu mieux de rechercher aujourd'hui l'amitié des vainqueurs de demain. C'est le bon temps de lâcher les autres.

—Vous avez beau dire, reprit Gauthier en redevenant incrédule, vous n'êtes pas encore les maîtres.

—N'aie pas peur, mon vieux, c'est tout comme. Tiens écoute, Antoine, tu serais bien bête de rester avec des gens sur lesquels nous marcherons demain. Et puis, si tu veux, il y a ici pour toi de l'argent à gagner.

—Peuh!

—Ne fais pas le dégoûté. Sais-tu combien nous avons pour guider les Bostonnais jusqu'aux Trois-Rivières? Dix louis chacun, mon vieux. Hein! qu'en dis-tu?

—Sacrédié!

—Ah! ah! c'est assez joli, n'est-ce pas? Veux-tu en gagner autant cette nuit?

—Moi?…

—Oui, toi. Écoute: le général Thompson nous avait demandé de mener les troupes à la ville par le chemin du roi. Notre argent était facile à gagner. Mais ne voilà-il pas qu'il s'est avisé cette nuit d'attaque la ville par surprise, et de passer en arrière du Coteau Sainte-Marguerite, pour arriver sans être vu sur la place. Cela nous met dans l'embarras, puisque ni Dupaul, qui est de Machiche, ni moi qui suis de la Rivière-du-Loup[37], ne connaissons le bon chemin à prendre à travers les bois. Veux-tu nous servir de guide, tu seras payé comme nous?

[Note 37: Mémoire de Berthelot]

Après s'être fait prier suffisamment, Antoine Gauthier finit par accepter un office pour lequel il était du reste grassement payé par le capitaine Evil. C'était un rusé compère!

Sur les quatre heures du matin, au moment où les troupes, après avoir mis pied à terre, se formaient en ligne et allaient se mettre en marché, trois personnes sortirent de la maison de Jean Gagnier. A distance on aurait dit trois hommes, à en juger par leurs vêtements. Mais à mesure qu'ils se rapprochaient la démarche du plus petit vous eût semblé étrange. Non, certes, ce n'était point là l'allure libre et le pas dégagé d'un homme. Le pied ne se relevait pas brusquement de terre, mais y glissait plutôt, et les hanches, plus développés que celles d'un homme, ondoyaient à chaque pas avec une grâce toute féminine.

Aussi devrons-nous avouer que ce jeune gentilhomme n'était autre que madame Alice Evrard qui avait tant bien que mal accommodé à sa taille un costume complet de son mari. Celui-ci l'accompagnait, suivi de Célestin Tranquille, qui venait de débarquer et de signifier bel et bien à madame Lisette, son épouse, qu'elle eût à rester à la maison pour y attendre son retour.

Une pluie froide et frappée par un fort vent de nord-est tombait diagonalement en leur fouettant la figure.

—Quelle folie tu commets de m'accompagner! dit Marc à sa femme avec un tendre accent de reproche. Tes pauvres petits pieds, qui piétinent dans cette affreuse boue, pourront-ils résister à tant de fatigue? Pourquoi ne pas rester…

—Pourquoi? Monsieur, pourquoi? repartit Alice, parce qu'en votre absence certain personnage que vous connaissez et qui n'est sans doute pas loin d'ici à cette heure, voudra certainement venir présenter à votre femme des hommages dont elle n'a que faire, ni vous non plus, j'imagine.

—Oh! viens, viens! repartit Marc qui saisit le bras de sa femme Tu as cent fois raison, plutôt la mort ensemble!

Et il doubla le pas du côté de sa compagnie, que Tranquille venait de lui indiquer.

L'instant d'après la colonne s'ébranla en remontant vers le coteau Sainte-Marguerite. Les curieux que le bruit avait appelés sur les lieux virent quelque temps cette longue ligne noire onduler sur le versant de la colline comme un monstrueux serpent, et puis se perdre graduellement dans le brouillard qui voilait le sommet embrumé du coteau.

CHAPITRE DIX-HUITIÈME

LUTTES SUPRÊMES

Au moment où les Américains laissaient la Pointe-du-Lac pour s'enfoncer dans les bois, un homme, auquel Gauthier avait, en passant, fait un signe d'intelligence, s'était élancé à cheval et avait gagné Trois-Rivières au galop. C'était un capitaine de milice nommé Landron[38].

Il arriva sur les sept heures à la ville et piqua droit au logis du général Fraser qu'il fit éveiller sur le champ pour le prévenir de l'arrivée des Américains qu'on n'attendait pas si tôt. Fraser fit immédiatement battre la générale pour rassembler les troupes qui comptaient sept mille hommes; différents piquets furent placés aux endroits par lesquels les Bostonnais pouvaient se rendre à la ville, entre autre à la Croix-Migeon, "hauteur qui commande la place et les environs".[39] Le général Nesbitt fut mis à la tête d'un détachement pour aller prendre les Américains en queue, tandis que le major Grant s'emparait d'un pont, afin de les empêcher de se sauver par la Rivière-du-loup.

[Note 38: Mémoire de Berthelot.]

[Note 39: Voyez Berthelot et les curieux mémoires de Laterrière.]

Malgré toute la promptitude qu'on apporta à exécuter ces manoeuvres, il est certain que les Bostonnais fussent arrivés à la ville à l'improviste, si leur prétendu guide, Antoine Gauthier, n'eût as su ménager aux Anglais le temps de se préparer à se défendre. Il feignit de s'égarer, allongea la route des Américains, en leur faisant faire d'inutiles détours, et retarda leur marche en les conduisant par des sentiers impraticables. Aussi ne fut-ce que vers huit heures que Gauthier parvint, avec sept ou huit Bostonnais que formaient une avant-garde, au pied du coteau Sainte-Marguerite, quelques arpents au nord de la commune. Le chevalier de Niverville, avec un piquet de douze volontaires les aperçut, courut au-devant d'eux, et, après un rapide engagement, les fit tous prisonniers.

Au premier coup de feu, Gauthier s'était jeté à plat ventre pour éviter d'être atteint par les balles. L'empressement qu'il mit à se rendre, et la faveur avec laquelle il fut accueilli, prouva aux Américains que cet homme les avait joués.

Au même instant, le gros des troupes américaines parut sur la hauteur, tandis que le général Fraser, prévenu de leur arrivée, courait à leur rencontre avec les forces anglaises.

La bataille s'engagea par une fusillade assez bien nourrie, mais qui des deux côtés tua peu de monde.

Les Américains arrivaient massés en colonne. Le général anglais, dont les forces étaient presque deux fois aussi considérables que celles des Bostonnais, fit déployer ses troupes en ligne, avec deux hommes de front afin de cerner l'ennemi. Pendant que l'aile droite et l'aile gauche de la division anglaise avançaient à la course en se repliant l'une vers l'autre, le centre marchait au pas, tout en répondant vivement au feu des ennemis. D'attaqués qu'ils devaient être les Anglais se faisaient assaillants.

Lorsque les troupes anglaises ne furent plus qu'à une demi-portée de fusil, les Bostonnais, qui avaient compté prendre par surprise et en plus petit nombre, commencèrent à reculer, malgré les cris de leur commandant Thompson qui les voulait pousser en avant. Ceux de l'arrière-garde furent les premiers à de débander pour gagner la lisière du bois; d'autres les suivirent, et une fois la panique déclarée, le gros de l'armée américaine emboîta le pas derrière les premiers fuyards.

Il ne resta bientôt plus sur le terrain que deux cents hommes, à la tête desquels se tenaient le général Thompson, le colonel Irwin, le capitaine Evrard et quelques autres, tous désireux de disputer jusqu'au bout la victoire aux Anglais.

Marc Evrard combattait sous les ordres du colonel Irwin. A son côté était Tranquille que chargeait son arme, tirait, et descendait son homme à chaque coup de fusil, avec une régularité mécanique. Tous deux faisaient un rempart de leur corps à la pauvre Alice dont toute la crainte était de voir son mari tomber sous une balle anglaise. Quant à son propre péril, elle ne paraissait y songer nullement, et le sifflement des balles ne semblait la préoccuper q'en autant qu'elles passaient près de son mari.

—Quelle brave petite femme tu fais, lui dit Evrard en remarquant ce sang-froid extraordinaire chez une femme aussi délicate!

Tu m'emmèneras donc encore? lui demanda-t-elle en se penchant à son oreille, et profitant d'un nuage de poudre que les enveloppait, pour embrasser son mari sur le cou.

—Oui… si nous en revenons.

—Nous allons être pris comme dans une souricière, dit Tranquille. Écoutez, monsieur Marc, ce serait folie de votre part que de vouloir rester plus longtemps. Il faut décamper. Vous n'avez rien de bon à attendre ici. Songez plutôt à madame. Seulement attendez un peu, pour filer, que les deux lignes anglaises se soient jointes derrière nous. Autrement, il vous faudrait essuyer le feu des deux files à la fois, et vous seriez tué bien sûr. Quand la chaîne de ces gredins-là se sera refermée derrière nous, je me chargerai de vous ouvrir leurs rangs. Alors vous profiterez de l'éclaircie pour i passer avec madame. Il leur faudra se retourner, si toutefois ils en ont le temps; alors ils vous ajusteront mal et vous manqueront. Les voici qui arrivent. Faites attention à la petite machine que je vais faire jouer contre eux, et profitez du bon moment. Quant à moi, vous me laisserez faire, je saurai bien me tirer d'entre leurs pattes.

Tranquille enleva de son cou une grosse corne de buffle pleine de poudre, en versa une demi-charge sur un chiffon de papier qu'il avait sur lui, roula ce papier en forme de fusée qu'il introduisit dans le goulot de la corne, et, ramassant une bourre qui fumait à ses pieds, il se mit à en raviver le feu.

Les deux ailes ennemies se rejoignaient. Alice qui s'était retournée de leur côté jeta un cri.

—Quoi! es-tu blessée?… demanda Marc.

—Non, c'est lui, toujours lui! dit-elle en montrant le capitaine Evil qui commandant la dernière compagnie de l'aile gauche.

Evil aussi les avait aperçus, et les désignait avec agitation aux soldats qui l'entouraient.

—Je m'en vas te griller les crocs, mon maudit Anglais, grommela Tranquille. Attention, Monsieur Marc! Je vais jeter ma corne à poudre dans le tas. Profitez du moment qu'elle viendra de crever pour passer au milieu des goddams abrutis par l'explosion.

Il approcha la bourre enflammée de la fusée qui prit feu en pétillant, balança un instant la corne au-dessus de sa tête et la lança de toutes forces vers James Evil.

Le projectile s'embrasa et éclata en tombant aux pieds du capitaine qui disparut avec sa compagnie dans un nuage épais de fumée.

—En avant! cria Tranquille.

Marc avait saisi sa femme par la main. Il courut avec elle à l'endroit où la corne, en éclatant, avait fait ouvrir les rangs de la ligne anglaise.

Evil que la violence de l'explosion avait renversé se relevait à moitié roussi, lorsqu'il entrevit passer deux ombres à travers la fumée. Il allongea le bras droit et porta un fort coup de pointe de son épée à l'un des fuyards que la fumée lui empêcha de reconnaître Il sentit que le coup avait fermement porté; l'arme avait dû pénétrer avant dans les chairs, car elle était teinte de sang.

Avant que Evil eut pu constater quels étaient ceux des rebelles qui venaient de s'y frayer un passage, un homme, un colosse, tomba comme une trombe au milieu de la compagnie. C'était Célestin Tranquille qui protégeait la retraite de ses maîtres. Il tenait son fusil par le canon et faisait le plus terrible des moulinets avec la crosse de son arme. Autour de lui, les hommes tombaient comme des épis sous la main du faucheur. Il était superbe.

La fumée commençait à se dissiper, et Tranquille, qui dominait la ligne anglaise de toute sa tête aperçut au loin Marc Evrard qui fuyait avec sa femme. Mais, tout en assommant un Anglais, il fronça le sourcil et grommela:

—Les gredins ont dû blesser mon maître; il trébuche.

—Par Dieu! saisissez cet homme! cria le capitaine à ses gens qui s'étaient écartés à une distance respectueuse de Tranquille. Qu'on le prenne vivant!

Au même instant, comme il jetait les yeux par l'éclaircie que formaient les rangs entr'ouverts, il aperçut son heureux rival qui s'enfuyait au sommet du coteau.

—Par satan! vociféra-t-il, feu sur ces maudits!… Arrêtez celui-ci!

Il était hors de lui, il criait des mots sans suite, et ses soldats ne savaient auquel de ses ordres obéir.

—Lâches que vous êtes! avez-vous donc peur d'un seul homme? cira-t-il en écumant.

Stimulés par les reproches de leur chef, une dizaine de soldats se jetèrent sur ce pauvre Tranquille, qui s'était sacrifié pour ses maîtres, et parvinrent à le désarmer, mais non sans avoir vu trois ou quatre des leurs assommés mordre la poussière.

—Enfin, je te tiens, canaille! dit Evil en lui montrant le poing. Cette fois-ci tu ne m'échapperas pas, et ton cou va sentir au bout du gibet la pesanteur de ton corps!

—Vous m'avez déjà dit cela, répondit Célestin, et je ne m'en porte pas plus mal…

—Oh! mais cette fois-ci tu vas me payer toute ta dette. Quant aux autres je les reverrai avant longtemps.

—Bah, c'est encore drôle! repartit Tranquille en haussant les épaules.

Evil songea bine un instant à se lancer, avec quelques soldats à la poursuite d'Evrard; mais outre qu'il ne pouvait quitter son poste ne un pareil moment, c'eût été folie de sa part que de s'aventurer dans les bois où fourmillaient les Américains fugitifs.

C'est ainsi que fur remportée sur les rebelles cette facile victoire. Les Anglais reprirent glorieux le chemin de la ville, emmenant prisonniers le général Thompson, le colonel Irwin, et deux cents soldats. A trois heures de l'après-midi, les Américains avaient perdu en outre vingt bateaux et huit canons.

Le général Carleton arriva aux Trois-Rivières à six heures du soir. "Il fit venir Gauthier, et après l'avoir interrogé sur la manière dont il avait trompé les Américains, il lui dit qu'ils auraient eu droit de le pendre pour n'avoir pas rempli ses engagements avec eux. Cette observation peut paraître étrange à plusieurs, ajoute Berthelot, à qui nous empruntons ce détail, mais je la transmets telle qu'on me l'a racontée."

Le premier soin du capitaine en arrivant à la ville fut de faire Conduire Tranquille au corps-de-garde de la caserne où lui-même avait son logement. On enferma le prisonnier dans un caveau sans fenêtre et dont la seule issue était une porte auprès de laquelle Evil posa une sentinelle qui, sur sa vie, devait répondre du captif.

Ayant appris que le gros de l'armée américaine avait fait sa retraite dans un bois marécageux qui s'étendait en arrière du coteau, et prévoyant que les malheureux y mourraient de misère et de faim, par un sentiment d'humanité que les loyalistes zélés blâmèrent beaucoup dans le temps[40], le général Carleton se décida d'abandonner la possession de ce pont dont l'occupation par les troupes anglaises empêchait les Américains de batte en retraite vers Rivière-du-Loup.

[Note 40: "Je ne sais, dit Berthelot, ce qu'on doit le plus blâmer, ou de la témérité et de l'impéritie des Américains dans cette expédition contre les Trois-Rivières, ou de la mollesse du général Carleton qui les laissa échapper des marécages où il pouvait les forcer si facilement à mettre bas les armes, et qui favorisa leur fuite: Quelle réponse eût-il faite si on lui eût demandé pourquoi il sauvait les armées du Congrès?"]

L'un des premiers Evil apprit cette détermination du général. Tout en dissimulant le dépit que lui causait une mesure qui s'opposait à ses idées de vengeance, il obtint de Carleton d'aller porter lui-même au major Grant l'ordre d'abandonner le pont et de se replier sur Trois-Rivières.

James Evil se mit en route avec Gauthier son âme damnée; chacun d'eux avait un fusil et des munitions.

Quand ils arrivèrent au pont, le détachement du major Grant se préparait à repousser l'attaque d'un parti d'Américains que l'on voyait s'agiter sous les bois, à quelque distance. Il semblait évident que les Bostonnais aux abois voulaient tenter un coup de main pour forcer le passage.

Evil remit son message à Grant qui ne dissimula point sa mauvaise humeur en en prenant connaissance.

—Mais, grommela-t-il, ma retraite va tout à fait avoir l'air d'une fuite devant l'ennemi!

—Que voulez-vous, répondit Evil en haussant les épaules, ce sont les ordres du général!

—Qu'il prenne alors la responsabilité de ceci! repartit brusquement le major—Soldats, formez les rangs! Arme au bras.—Eh bien, Evil, que diable faites-vous là, est-ce que vous ne venez pas avec nous?

En ce moment Evil et Gauthier s'éloignaient de quelques pas et, se baissant vers le sol, gagnaient une touffe épaisse de broussailles qui se dressait à une dizaine de pas de la tête du pont et à cinquante pieds du chemin.

—J'ai une mission à remplir ici, répondit Evil qui se tourna vers le major, et je profite de l'instant où vous m'entourez, pour me glisser dans ce buisson, sans que ces chiens de rebelles m'aperçoivent. Il faut que je les voie défiler.

—Mais s'ils vous surprennent, ils vous casseront la tête!

—C'est mon affaire.

—Que le diable vous garde, si vous voulez faire cette folie!

Evil et Gauthier disparurent dans le buisson.

—Par file à droite, en avant marche! commanda le major dont le détachement partit au pas dans la direction des Trois-Rivières.

Une demi-heure s'écoula sans que le capitaine et son compagnon entendissent aucun bruit. N'osant sortir de leur cachette, de peur d'être aperçus, ils attendaient avec patience. Enfin ils virent un Américain qui s'avançait prudemment en éclaireur.

Les Bostonnais s'étaient aperçus de la retraite du détachement anglais, et l'un des leurs se hasardait à venir reconnaître les abords du pont afin de constater si les Anglais en étaient bien tous partis.

Cet homme, le doigt sur la détente de son fusil, le corps penché en avant, l'oeil inquiet, scrutait tous les accidents du terrain, prêt à faire feu et à lever le pied à la moindre alerte. Arrivé en face de la touffe de broussaille, il hésita quelque peu et la sonda du regard. Mais sans doute il se fit la réflexion que ce buisson était trop petit pour cacher des ennemis, et passa outre. Rendu au pont, il regarda rapidement à droite et à gauche, sembla se rassurer, se redressa, se pencha sur le garde-fou pour sonder de l'oeil le lit de la rivière, jeta un regard attentif sur le chemin désert qui s'étendait de l'autre côté du pont, poussa un grand soupir de satisfaction, jeta son fusil sur l'épaule et regagna d'un pas leste et assuré la lisière du bois où l'attendaient ses camarades. Ceux-ci qui le virent revenir sain et sauf lui crièrent de loin. Il leur répondit à distance en agitant joyeusement son chapeau.

—Attention, maintenant, dit Evil à Gauthier. Tu connais Evrard et sa femme pour les avoir vus à la Pointe-du-Lac. Examine bien tous ceux qui vont passer; si tu l'aperçois, feu sur lui. Ajuste bien, de mon côté je vais faire bonne garde, il ne nous échappera pas. Tu sais que la récompense en vaut la peine. Du reste c'est un rebelle et la chose est de bonne guerre. Aussitôt que nous aurons vu tomber notre homme, nous nous laisserons glisser entre les broussailles qui hérissent le bord de la rivière, que nous remonterons à la course en gagnant le bois. Mettons bien nos armes en position et prête à tirer, afin de ne faire, avant le moment de l'action, aucun bruit qui nous trahisse.

Couchés tous les deux à plat ventre, leur fusil à terre la crosse à l'épaule et la gueule du canon tournée vers le chemin, ils attendaient, immobiles et retenant leur souffle.

De la position qu'ils occupaient ils commandaient plusieurs arpents de chemin, et pouvaient examiner d'avance chacun de ceux qui allaient passer. Bientôt apparut l'avant-garde amèricaine. Elle approchait au pas et prête à faire feu; l'éclaireur était à a tête. Quelques-uns des Bostonnais jetèrent en passant un regard soupçonneux du côté de la touffe de broussailles. Mais sur un mot de l'éclaireur, ils passèrent outre. Ceux qui suivaient ne s'en inquiétèrent pas davantage et s'engagèrent sur le pont en toute confiance, à la suite des premiers.

Pendant plus d'une heure tous ceux qui défilèrent marchaient asses lestement, quoiqu'ils dussent être exténués. Ensuite vinrent les traînards moins endurcis à la fatigue que les autres, et puis enfin quelques éclopés que leur blessure n'empêchait pas de marcher; ils se traînaient avec peine et ne s'aidaient qu'entre eux, ceux qui étaient ingambes se dépêchant de prendre de l'avance et ne songeant qu'à leur propre sûreté[41].

[Note 41: "Leur fuite des Trois-Rivières fut si précipitée qu'ils abandonnèrent leurs blessés dans les bois." Quelques-uns furent recueillis et soignés par les Canadiens; mais beaucoup périrent dans la forêt, où ils s'étaient égarés. Mémoire de Berthelot. Voyez aussi les Mémoires de Laterrière.]

—Voici le moment de redoubler d'attention, souffla Evil à Gauthier. Comme sa femme est avec lui—je l'ai reconnue pendant le combat malgré son déguisement—ils sont tous les deux sans doute parmi les traînards. D'ailleurs il est blessé, je le sail. Mon épée est encore toute teinte de sang.

Pendant une heure encore il passa beaucoup de ces misérables blessés perdant plus ou moins leur sang et leur vie sur le chemin. Et puis la route se fit déserte et silencieuse. Il pouvait étre alors une heure de l'après-midi.

—Il n'est point passé, donc il est resté dans le bois, gronda Evil en se levant. Il faut le retrouver. En route, nous allons battre la forêt et gagner Trois-Rivières, en passant par le chemin que les autres ont suivi pour venir ici. Tu connais cela toi, guide-moi. Nous avons des munitions et des vivres, allons.

Gauthier désarma son mousquet, le jeta sur son épaule, et tous deux dirigèrent leurs pas vers l'endroit de la forêt d'où les Américains étaient sortis.

Voici, pendant ce temps, ce qui se passait au corps-de-garde où Tranquille avait été retenu prisonnier. Réjouis de leur victoire tous les soldate étaient en liesse. Les officiers venaient de leur faire distribuer une double ration d'eau-de-vie.

C'était l'heure du dîner. De l'étroit et sombre cachot où il était enfermé, Tranquille pouvait ouïr les joyeux propos et le cliquetis des fourchettes et des verres. A plusieurs reprises, il avait eu connaissance que des camarades du soldat en faction lui avaient apporté à boire. Bientôt même il entendit la sentinelle, un peu excitée par ses libations répétées, fredonner une chanson joyeuse.

—Mon homme me semble de bonne humeur, voici le moment de l'appeler, pensa Tranquille.

Il frappa trois coups dans la porte. Le soldat qui marchait de long en large, s'approcha et vint ouvrir.

—J'ai soif! lui dit Tranquille.

L'autre, qui ne comprenait pas le français et que l'obscurité qui régnait dans le caveau empêchait de bien apercevoir le prisonnier, se pencha en dedans de la porte entrebâillée.

Cinq doigts d'acier se cramponnèrent à son cou, tandis qu'une main le tirait dans le caveau. Sans lâcher la gorge du soldat, Tranquille lui asséna de son autre main fermée deux formidables coups de poings dans la poitrine, et un dernier, vrai coup de massue, en plein sur le crâne. Le malheureux tomba tout d'une pièce et perdit connaissance avant d'avoir pu jeter un cri. Tranquille lui enleva sa giberne pleine de cartouches, la passa à son cou, saisit le fusil de factionnaire, et s'élança hors du caveau.

La porte de sortie donnait sur la salle à dîner du corps-de-garde. Il ne fallait pas songer à s'en aller par-là. Et pourtant il n'y avait pas de temps à perdre, au même instant on l'apercevait de la salle. Il avisa une fenêtre, reconnut d'un coup d'oeil qu'elle n'était point garnie de barreaux de fer, l'enfonça d'un coup de pied, et, au milieu des éclats de verre et des débris de toutes sortes, qui volaient autour de lui, au bruit des clameurs forcenées des soldats, il sauta dans la rue. D'abord il courut quelques pas droit devant lui, puis s'orienta, pris ses longues jambes à son cou et s'élança du côté de la campagne.

Une dizaine de soldats s'étaient jetés à sa poursuite sans avoir eu le temps de prendre leurs armes, espérant le devancer à la course. Mais les pauvres diables ne savaient point qu'ils avaient affaire au plus agile coureur des bois qui ait chassé l'orignal de nos forêts.

A chaque bond qu'il faisait, Tranquille gagnait un pas sur ses poursuivants. Enfin il atteignit l'extrémité de la ville, sauta dans les champs où il secoua joyeusement la tête en aspirant l'air libre. Ses bondissements étaient joyeux et puissants comme ceux d'un fauve qui a rompu les barreaux de sa cage et dévore l'espace qui le sépare de la liberté.

Lassés bientôt de leur inutile poursuite, les soldats s'arrêtèrent, et ahuris, le virent grimper au haut du coteau Sainte-Marguerite et s'enfoncer dans la forêt.

Maintenant il faut nous reporter au jour précédent, aussitôt après la bataille. Comme ils s'enfuyaient tous deux en remontant le versant du coteau, Alice remarqua plusieurs fois que son mari chancelait.

—Es-tu blessé, dis-moi? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

Mais lui, qui tenait sa main crispée autour du bras de la jeune femme, fuyait toujours, tout en la maintenant à son côté pour l'empêcher de le regarder en face.

—Non, non! disait-il avec énergie.

Ce fut ainsi qu'ils gagnèrent le bois où ils s'enfoncèrent en courant toujours. Ils firent plusieurs arpents, sans s'arrêter une minute. Mais peu à peu Marc semblait perdre de sa vigueur. Plus incertain son pas se ralentissait. Alice sentit enfin que les doigts qui retenaient se desserraient brusquement, et s'aperçut qu'il allait tomber. Elle voulut le retenir; mais Evrard ploya sur ses jambes sans force, et s'abattit lourdement sur le sol en entraînant sa femme avec lui.

—Mon Dieu! Marc, qu'as-tu donc? s'écria-t-elle.

En le regardant, elle jeta un cri de terreur et appuya ses doigts fermés sur la poitrine du jeune homme, d'où s'échappait un flot de sang.

L'épée du capitaine Evil avait percé le sein d'Evrard en pénétrant dans le poumon droit.

—Il va mourir mon Dieu! fit-elle avec un cri de désespoir qui retentit sous le dôme des grands arbres—Marc! je t'en prie, réponds-moi! criait-elle affolée. Tout ce sang… Sa vie qui s'en va, Seigneur Dieu! A l'aide! Au secours!… Mais ses clameurs se perdaient sous les bois et l'écho désespérant répondait seul à sa voix.

Après une faiblesse de quelques minutes, Marc un peu soulagé par l'hémorragie et ranimé par les accents déchirants d'Alice, ouvrit des yeux hagards. En reprenant peu à peu ses sens, il arrêta ses regards sur sa femme avec un sentiment indicible d'angoisse.

Elle dévorais ses gestes et aspirait chacun de ses soupirs.

—Oh! ne meurs pas, je t'en prie, Marc! Sauvez-le, mon Dieu! Tuez-moi, mais qu'il vive lui, Seigneur!

—Alice, soupira le blessé, je t'en prie… ne te désespère pas ainsi!… Tâche plutôt… d'arrêter mon sang…

L'effort qu'il faisait pour parler produisait un affreux gargouillement aux lèvres de la blessure, ou la crépitation du sang chassé par l'expiration rendait de sinistres plaintes.

—Mais, comment l'arrêter ce sang? Marc, dis-moi comment!…

—Du linge… plusieurs plis… bander la poitrine.

Sa voix faiblissait, faiblissait.

De ses mains ensanglantées, Alice arracha plutôt qu'elle n'ouvrit le gilet qui couvrait sa poitrine, et déchira sa chemise en lambeaux qu'elle replia plusieurs fois. Quand elle jugea que la compresse était assez épaisse, elle l'appuya sur la blessure. Tout en l'y maintenant de sa main gauche, elle défit de la droite sa ceinture que retenait l'épée, la remonta sous les bras, en ramena les extrémités sur la poitrine où elle les rejoignit, passa dans la boucle d'argent l'autre bout de le ceinture qu'elle serra fortement en l'arrêtant ensuite avec soin.

Le blessé avait fermé les yeux. Petit à petit, sa respiration redevint plus réguliére et plus forte, et le sang vint colorer un peu ses joues pâlies.

Agenouillée près de son mari, ses maintes jointes pour une muette prière, anxieusement penchée sur le corps inerte du blessé, Alice restait plongée dans une stupeur profonde.

Les bruits du combat avaient cessé. L'on n'entendait plus au loin que les derniers roulement des tambours battant la retraite glorieuse des vainqueurs. Au-dessus des deux infortunés les feuillages naissants frémissaient gaiement sous un joyeux rayon de soleil qui, sortant tout à coup des nuées pluvieuses du matin, venait réchauffer les bourgeons nouvellement éclos et refroidis par l'orage de la nuit. Effrayés quelque temps par le fracas de la bataille, les oiseaux reprenaient, maintenant leur amoureux babil et se poursuivant sur la cime odoriférante des arbres.

C'était le printemps qui chantait la renaissance de l'année, le joyeux murmure de la vie à côté du râle de la mort. Impassible dans son irrésistible vitalité, la nature continuait le travail fécond de son incessante reproduction.

Une heure ou deux, peut-être plus encore, s'écoulèrent sans que Marc donnât d'autre signe de vie qu'une respiration faible et parfois embarrassée Toujours agenouillée près de lui, Alice restait immobile comme une froide statue veillant sur un tombeau.

Le soleil allait disparaître derrière les arbres, lorsque le blessé s'agita faiblement. Alice se pencha sur lui en épiant avec avidité ce premier indice de retour à la vie.

—Que veux-tu, Marc? fit-elle en appuyant avec passion ses lèvres froides sur la bouche brûlante de son mari. Réponds-moi, mon ami.

L'ardent contact de cette bouche glacée sur ses lèvres fiévreuses acheva de tirer le jeune homme de son évanouissement.

—…De l'eau, j'ai soif… je brûle, fit-il en ramenant sa main sur sa poitrine.

Alice jeta autour d'elle un regard désespéré.

—Attends un peu, mon ami, je m'en vais tâcher d'en trouver, répondit-elle en dardant un long regard vers le ciel.

Elle se mit en quête, furetant les buissons, scrutant les rochers pour y découvrir un mince filet d'eau. Mais après une battue d'une demi-heure, elle s'en revenait la mort dans l'âme et sans avoir pu trouver une goutte d'eau, lorsqu'elle avisa un méchant cassot d'écorce qui avait été jeté sur le bord d'un sentier par quelque passant. Tremblant de peur de voir sa dernière espérance déçue, elle s'approcha et sentit son coeur palpiter d'une joie immense en apercevant quelques gouttes d'eau, deux trois gorgées à peine, au fond du cassot. Elle s'empara de ce vase primitif, bien plus précieux pour elle en ce moment que s'il eût été d'or pur, et marchant avec une extrême précaution, de crainte de perdre une seule gutte du précieux liquide, elle s'approcha de l'endroit où gisait Evrard.

Il avait les yeux ouverts. Au bruit des pas d'Alice il se dressa même à demi sur son séant.

—Ah! c'est toi!… fit-il avec un grand soupir de satisfaction. Tu as été bien longtemps…

—Mon ami, répondit-elle avec un sanglot dans la voix, si tu savais combien il m'a fallu chercher! Encore n'ai-je pu trouver que ceci.

—Je suis un affreux égoïste.. c'est vrai. Mais je souffrais tant de la soif… vois-tu… j'ai comme du feu… là-dedans!… Cette eau, donne, oh! donne-la moi!

Elle approcha le cassot des lèvres du blessé, de manière qu'il n'en perdit pas une goutte.

En deux traits avides il but tout.

—Que c'est bon! soupira-t-il, Dieu que c'est bon! Merci, ma bonne
Alice!

Elle se baissa vers lui, et tout en cherchant sa bouche pour y appuyer un baiser, elle murmura:

—Ces quelques gouttes d'eau me donnent en ce moment la plus grande joie de ma vie!

—Quelle heure peut-il étre, maintenant? demanda Marc après quelques instants de silence.

—Le soleil doit être sous l'horizon; puisque que la forêt commence à s'assombrir.

—Il faut pourtant… continuer notre route… avant que la nuit… soit tout à fait venue.

—Continuer! Mais où aller, mon ami?

—Où aller?… Rejoindre les nôtres… Nous en rencontrerons certainement… dans quelque endroit de la forêt.

—Mais à quelle distance, mon Dieu! Écoute, Marc. La ville n'est pas bien loin d'ici, j'en reconnaîtrai facilement le chemin et pourrai m'y rendre en assez peu de temps. J'y trouverai bien quelque âme charitable qui consente à venir te porter secours. Veux-tu que j'y aille?

—Toi! s'écria Marc en se redressant. Et Evil?…

—C'est vrai, mon Dieu, c'est vrai! dit-elle en fondant en larmes. Ah! qu'avons-nous fait à Dieu?

—Alice! Alice, tes cris me déchirent le coeur! du courage, je t'en prie… Écoute! quel est ce bruit?…

Ils tendirent tous deux l'oreille. Des coups sourds et multipliés retentissaient au loin et arrivaient jusqu'à eux en roulant sous le dôme du bois.

—Ce sont des coups de hache, remarqua Evrard. Allons de ce côté. Quelques-uns des nôtres qui abattent un arbre… pour un feu de bivouac. Allons, à la grâce de dieu… tournons le dos à la ville qui abrite notre ennemi.

Il voulut se lever, mais ses forces le trahirent, et il retomba sur la terre.

—Arrête, Marc! tu vas te tuer! lui dit Alice en s'efforçant de le retenir.

—Donne-moi ma gourde d'eau-de-vie! demanda-t-il.

—Mais si tue en bois, tu vas peut-être te faire un mal affreux?

—Donne!

Elle obéit, déboucha la gourde et la lui appliqua sur les lèvres.

Il but âprement cinq ou six gorgées. Mais ses doigts se crispaient sur sa poitrine. Il aurait avalé du plomb fondu que la sensation n'eût pas été plus atroce. Il évita de parler de peur de laisser échapper des cris de douleur, et resta quelque temps immobile. Enfin, après plusieurs minutes de silence, il id à sa femme.

—Bois-en toi-même un peu pour te donner des forces… Tu n'as rien pris, depuis le matin!

Quand elle eut avalé une gorgée:

—Donne-moi la main, lui dit-il.

Lui, s'en aidant, se mit, lentement, bien lentement, sur son séant, puis à genoux, et puis enfin, après un suprême effort, debout sur ses jambes qui ployaient sous lui.

—Bon! fit-il. Ton bras à présent.

Il s'y accrocha, et, tout en essayant son premier pas:

—Je n'aurais jamais cru, pensa-t-il, qu'on put souffrir autant sans mourir.

Ils s'en allaient ainsi, lui s'appuyant sur elle et trébuchant comme un enfant qui fait ses premiers pas; elle se retenant aux arbres, aux moindres branches pour s'empêcher de tomber.

Ils n'avaient pas fait un arpent, qu'il lui dit, sa voix tremblait:

—Arrêtons un instant, mais rien qu'un instant.

Il lui passait comme un nuage de sang devant les yeux.

—Mon Dieu! pensa-t-il, pas maintenant, je vous en supplie!… Encore une heure de vie, Seigneur, que je puisse remettre ma femme entre des mains amies! C'est si peu pour vous qu'une heure de plus à l'une de vos créatures, et c'est tant pour moi!

Il fit appel à tout ce que son pauvre corps brisé renfermait encore d'énergie, et continua d'avancer.

Ils se traînèrent assez longtemps ainsi, lui se heurtant les pieds contre les pierres et les racines, glissant sur la mousse et sur la terre humide, mais ne tombant jamais cependant grâce aux efforts surhumains d'Alice.

Combien de temps marchèrent-ils de la sorte? c'est ce qu'ils n'auraient pu dire. Mais eussent-ils vécu cent ans, sous les conditions ordinaires de la vie, qu'un siècle ne leur eût pas semblé plus long que ces heures, que ces minutes, peut-être, dont chaque seconde égrenait sur eux des tortures indicibles. Lui, se sentir expirer à chaque pas, et penser Qu'elle allait bientôt rester seule, perdue en ce grand bois morne! Elle, de voir s'en aller mourant et se dire qu'elle allait lui survivre!

Et tant de souffrance, et tant d'horreur, le lendemain du jour nuptial..

—J'ai péché contre vos lois, et vous m'en punissez, ô mon Dieu! soupirait Alice, en étouffant des sanglots qui lui tenaillaient la gorge.

—Je suis maudit! pensait Evrard.

Firent-ils beaucoup de chemin? On ne le saurait croire. Car, voyez-vous, les pauvres enfants ne pouvaient aller bien vite!

Cependant les bruits qu'ils avaient entendus devenaient de plus en plus distincts. Ils finirent même par apercevoir des lueurs entre les arbres.

Ils s'arrêtèrent. On allait, on revenait autour de plusieurs feux. Il devait y avoir là beaucoup de gens. Un bruissement confus de voix nombreuses se faisait entendre à distance.

—Allons, allons! dit Evrard avec impatience—J'ai cru que j'allais tomber, songea-t-il, et si je tombais, ce serait fini!—Du courage, ma bonne Alice, du courage… dans quelques instants… nous seront sauvés!

S'appuyant tous les deux, maintenant, l'un sur l'autre,—car elle aussi se sentait défaillir,—ils reprirent ce nouveau et long chemin du Calvaire.

La nuit s'épaississait de plus en plus, et c'est à peine s'ils pouvaient y voir leurs pieds. Aussi une racine, à moitié sortie de terre, s'étant rencontrée sous ses pas, Marc s'y embarrassa le pieds et s'abattit lourdement sur le sol. Alice jeta un cri de désespoir et de ses deux bras enserra le corps de son mari pour l'aider à se relever. Mais il restait étendu par terre comme une passe inerte. De plus elle sentit qu'un sang chaud lui coulait sur les mains. L'appareil s'était déplacé dans la chute et la blessure venait de se rouvrir.

Heureusement qu'ils n'étaient plus qu'à trente pas d'une espèce de clairière où l'armée américaine s'était arrêtée. Alice courut éperdue jusque-là et demanda de l'aide. Émus par ses cris déchirants quelques soldats la suivirent. Ils emportèrent le blessé tout à fait insensible et le déposèrent auprès d'un feu, la tête contre un tronc d'arbre.

—Un chirurgien, pour l'amour de Dieu! cria la jeune femme en montrant son mari, trouvez un chirurgien!

Et à bout de forces, elle tomba évanouie près du blessé.

Quand elle reprit connaissance, il était tout à fait nuit. Devant elle, éclairé par le feu qui flambait en pétillant à quelques pas, se tenait le chirurgien. Celui-ci comprit cette muette mais éloquente interrogation.

—Ne le dérangez pas, il dort, dit-il à la jeune femme. J'ai pansé sa blessure avec soin. L'hémorragie est arrêtée.

—Y a-t-il du danger.

—Aucun… pour le moment, Madame

—Sa blessure est elle grave?

—Je vous avouerai, répondit le docteur en hésitant qu'elle est sérieuse.

—Oh! dites-moi, Monsieur, dites-moi franchement, la croyez-vous mortelle?

—Il m'est impossible de répondre à cette question avant d'avoir examiné la plaie au grand jour.

Alice vit bien qu'elle n'obtiendrait pas une réponse plus positive et tourna vers son mari des yeux pleins de larmes.

—Mais, vous-même, Madame, reprit le médecin, vous êtes bien faible en ce moment.

Elle haussa les épaules avec indifférence. Ce geste disait:

—Eh! Que m'importe lorsque celui que j'aime se meurt sous mes yeux.

—Avez-vous mangé quelque chose, depuis le matin, Madame?

Alice ne répondit pas.

—Je m'en doutais, pensa le chirurgien.—Tenez, Madame, prenez ce morceau de pain. C'est tout ce qui reste ici en fait de vivres. Plus prévoyant que nos gens qui comptaient dîner aux Trois-Rivières, j'avais emporté quelques provisions pour nos blessés.

—Mais vous-même, Monsieur, n'avez-vous pas faim?

—Non, je viens de manger, il n'y a qu'un instant, repartit le docteur qui n'hésitait pas à faire un mensonge. C'était son repas qu'il donnait.

—La beauté, la jeunesse, la distinction, l'infortune de cette femme délicate le touchait profondément.

—Dans ce cas, Monsieur, reprit Alice, j'accepte, mais pour lui! Moi, je n'ai pas faim.

—C'est de faiblesse que vous vous êtes évanouie, Madame. Vous ferez bien de manger un peu. Si vous voulez être en état de veiller sur votre mari, il faut que vous vous donniez un peu de force. Du reste, dans l'état où il se trouve, mieux vaut qu'il ne mange rien maintenant.

Alice secoua négativement la tête et enfouit le morceau de pain dans la poche du justaucorps de Marc.

—Croyez-m'en, Madame reprit le docteur, tout ce dont il a besoin à présent, c'est de boire de temps à autre. Vous lui donnerez de l'eau quand il en demandera, mais peu à la fois. En voici, près de vous, dans ce vase; je l'ai puisée pour vous. Elle est bien trouble, l'eau de ce marais; mais c'est tout ce que nous en avons, et bien heureux sommes-nous encore de n'en être pas complètement dépourvus. Mais encore une fois, vous ne pouvez passer la nuit de la sorte. Prenez au moins quelques gouttes d'eau-de-vie avec de l'eau, j'en ai ici, dans cette gourde. Oui, n'est-ce pas?

Elle but ce que lui présenta le docteur, le remercia du regard, et, tombant dans une rêverie morne, se remit à contempler le blessé toujours assoupi.

Le chirurgien vit qu'on n'avait plus besoin de lui et s'éloigna.

Longtemps Alice demeura dans l'impossibilité de la contemplation, égrenant dans son coeur meurtri le long rosaire de ses pensées douloureuses.

Enfin Marc ouvrit les yeux et les promena autour de lui avec égarement. Comme c'était la première fois qu'il reprenait connaissance depuis sa chute, il ne comprenait rien à la scène étrange qui s'offrait brusquement à ses regards. A perte de vue, dans un vaste bas-fond, s'étendaient des groupes d'hommes couchés pêle-mêle auprès d'une centaine de feux, çà et là, quelques sentinelles postées autour du camp, erraient lentement, comme autant de fantômes, dans le silance et l'ombre. Puissamment éclairés d'en bas les milles arceaux de la cime des arbres saillissaient vivement sur le ciel sombre, tandis que, à travers le feuillage clair, tremblotaient quelques étoiles que semblaient frissonner sous la fraîcheur de la nuit.

Gémissant dans le feuillage touffu de quelques vieux pins qui se dressaient tout à côté du marécage, le vent produisait ce bruit mélancolique qui rappelle la plainte des flots mourants sur une grève. Quelques oiseaux de proie que flairaient la mort, dominaient de temps en temps cette plainte solennelle et continue, en se jetant l'un à l'autre de sinistre croassements, tandis qu'un hibou, irrité de l'éclat de tous ces feux, poussait dans l'espace des miaulements rauques et lugubres.

Marc frissonna, regarda Alice, se souvint et comprit. Il soupira et ferma les yeux devant cette scène d'une mélancolie poignante.

—Qu'as-tu donc, mon ami, lui demanda sa femme, souffres tu? Veux-tu quelque chose?

—J'ai soif.

Alice lui souleva la tête et lui présenta de l'eau. Il en fut quelques gorgées, resta quelques instants immobiles, et puis alla chercher la main froide d'Alice qu'il pressa doucement dans sa main brûlante, tandis que deux grosses larmes roulaient dans ses yeux et glissaient de chaque côté de son visage.

—Oh! je t'en supplie, Marc, balbutia la jeune femme, et avalant un sanglot, ne pleure pas ainsi, cela te fait trop de mal!

—Pauvre malheureuse enfant, murmura-t-il, tant de souffrances imméritées… à cause de moi! Rien ne m'ayant jamais réussi… n'aurais-je pas dû me douter… que je te serais fatal!

—Ne dis pas cela, Marc! Non, vois-tu, c'est moi qui suis abandonnée de
Dieu pour avoir délaissé mon père…

Et l'infortunée créature sentent la main de fer du malheur tordre plus violemment ses entrailles elle éclata en sanglots et laissa tomber sa tête défaillante sur l'épaule de Marc.

Ils pleurèrent ainsi longtemps, bien longtemps.

Ce fut une horrible et interminable nuit.

Enfin la soleil se leva et ses rayons vinrent éclairer les fugitifs éveillés déjà par les premières lueurs du jour. Souillés de poudre et de boue, quelques-uns de sang, leurs vêtements déchirés, la figure pâlie par l'insomnie et la faim, ces misérables soldats rappelaient en ce moment les Gueux des bois, paysans armés qui, à la fin du seizième siècle, guerroyaient en partisans pour l'indépendance des Provinces-Unies.

Aussitôt que le jour fut assez grand, tout le camp s'ébranla pour se mettre ne marche, ceux du moins qui le pouvaient. Quant aux blessés, ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir qu'on ne s'occupait point d'eux. En vain, les chirurgiens et les officiers couraient-ils de groupe en groupe en suppliant ceux qui étaient valides de ne pas abandonner ainsi leurs malheureux compagnons d'armes, on leur tournait le dos sans les écouter, chacun ne songeant plus qu'à soi. L'extrême misère, la terreur des foules affolées produisent de ces spectacles d'égoïsme hideux qui ravalent l'homme au dessous de la brute.

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

Ce n'était plus une retraite, c'était une fuite, une véritable panique. A mesure que cette foule indisciplinée s'engouffrait sans ordre sous les bois, les lamentations croissantes s'élevaient derrière elle. Vainement les misérables délaissés tendaient vers leurs frères des mains suppliantes, en vain ceux que en avaient encore la force se traînaient-ils aux genoux de leurs amis, ceux-ci les écartaient du pied et passaient. Alors s'éleva de la clairière un effroyable concert de malédictions et de hurlements désespérés.

Marc et Alice que la faiblesse et la douleur avaient jetés, vers le matin, dans un assoupissement léthargique, furent tirés de leur sommeil par ces cris de désespoir qui montaient vers le ciel comme des imprécations de damnés. Ils comprirent d'un coup d'oeil la signification terrible de cette scène de désolation. Ils en ressentirent tous deux un poignant serrement de coeur, Marc de terreur pour Alice, elle d'effarement pour lui.

—Au nom de mon amour pour toi, je t'en supplie, s'écria Marc, suis-les, va-t-en! Laisse-moi mourir ici, mes derniers moments seront plus doux!

Elle laissa tomber sur lui un regard ineffable de reproche et de tendresse. Alors il se tut.

Mais elle se sentit illuminée d'une inspiration subite, et, avisant quelques soldats qui passaient près d'eux, elle se leva, prit une bourse pleine d'or qu'elle avait emportée la veille en cas de nécessité, et la leur montra en leur faisant signe d'emporter son mari.

Ceux-là s'arrêtèrent, se consultèrent un instant et finirent par accepter.

—Il est sauvé, merci, mon Dieu! s'écria-t-elle.

Les soldats firent une espèce de civière à l'aide de quelques grosses branches qu'on avait coupées la veille pour les feux de la nuit. Ils y déposèrent le blessé et se hâtèrent de suivre leurs compagnons dont les derniers disparaissaient dans les dédales de la forêt.

A son tour, en passant au milieu des infortunés qu'on abandonnait dans la clairière, Alice dut rester sourde à leurs supplications. A peine le brancard pouvait-il supporter son mari; d'ailleurs ceux qui le portaient montraient bien par leur attitude qu'ils n'étaient guère disposés à accepter un surcroît de charge. Ils passèrent donc et s'en allèrent en fermant l'oreille à ces pitoyables lamentations que se mouraient peu à peu dans l'éloignement. Ainsi Dante et Béatrice en quittant les enfers, entendaient le bruissement confus de la voix des damnés au fond de la spirale maudite.

Alice, la courageuse enfant, tantôt à côté de son mari, tantôt à la suite du convoi, selon que le lui commandait la largeur du sentier, allait d'un pas fébrile réconfortant Evrard d'une parole amie, et encourageant les porteurs d'un regard reconnaissant. Pourtant la malheureuse enfant, à jeun depuis bientôt deux jours, ne se soutenait plus qu'à force d'énergie et d'héroïsme. Outre les tiraillements douloureux d'un estomac irrité par une diète aussi prolongée, une dépression générale commençait à paralyser ses mouvements qui devenaient automatiques. Par moments il lui passait dans tous les membres des frissons de défaillance, et sa vue s'obscursissait. Alors, pour dompter ces symptômes menaçants de syncope, elle se raidissait contre ces affaissements, se rapprochait de Marc et serrait sa main dans la sienne. Le contact de cette main chérie la ranimait, et la seule pensée que si elle venait à s'évanouir, ceux qui portaient son mari les abandonneraient peut-être, achevait de lui rendre une partie de ses forces.

Elle allait donc toujours, toujours dans la forêt sans fin, sans jamais s'arrêter. Et pourtant encore, sa chaussure lacérée déjà par les longues marches de la veille à travers les bois, laissait presque nus ses petits pieds que meurtrissaient les pierres et les racines, et qui saignaient à chaque pas. Inquiétude cruelle, atroce tourment de l'âme à la vue de son mari blessé grièvement, mortellement peut-être, souffrance physique presque surhumaine pour un être aussi délicat, telle était la voie horriblement douloureuse où la jeune épousée se trouvait poussée par une force fatale, dès le lendemain de ce jour attendu par elle avec tant d'impatience et entrevu si rayonnant de jouissances mystérieuses dans un passé si rapproché.

Il y avait une couple d'heures qu'ils allaient de la sorte, lorsque les porteurs s'arrêtèrent en prêtant l'oreille te en se consultant d'un air inquiet. Le bruit des pas et de la voix de ceux qui s'en allaient devant eux, avait peu à peu diminué et fini même par s'éteindre tout à fait. Aucun accent humain ne retentissait plus dans la solitude, et nul autre bruit ne s'y faisait entendre que le frémissement des branches et des feuilles naissantes ou quelques cris d'oiseaux.

Ces hommes se parlèrent un instant à voix basse et se rapprochèrent d'Alice. Ils avaient un air si menaçant qu'elle en frémit par tout ses membres en flairant quelque nouvelle infortune.

—Avant d'aller plus loin, dit le plus hardi des quatre, nous voulons être bien sûrs que nos fatigues ne resteront pas sans récompense. Donnez-nous l'or que vous nous avez montré.

Ces paroles étaient dites en anglais et Marc fut seul à les comprendre.

—Que veulent-ils donc? lui demanda sa femme.

—L'or que tu leur as fait voir. Est-il prudent de le leur donner maintenant?

—Oui, plus prudent que de vouloir discuter avec eux en un pareil moment, répondit Alice en tendant la bourse à celui qui la lui demandait. Seulement dis-leur, Marc, qu'ils en auront trois et quatre fois plus, s'ils te rendent en quelque endroit habité.

Evrard achevait à peine de traduire ces paroles, que celui des porteurs, qui parlait au nom des autres, lui répondit en branlant la tête:

—Vous nous offririez à chacun une fortune, que nous ne l'accepterions pas. Nous avons perdu nos compagnons de vue, nous mourons de fatigue et de faim, et nous somme menacés de tomber entre les mains de quelque parti d'ennemis lancé sans doute à notre poursuite. Non, non, notre vie vaut encore mieux que tout votre or, et nous allons nous hâter de rejoindre nos camarades, pendant q'il en est temps encore. Ce que vous nous avez donné n'est que le juste prix que nous méritons cent fais pour vous avoir menés jusqu'ici. Tâchez de vous tirer d'affaire.

Misérables! s'écria Marc en se soulevant avec un geste de menace.

Mais eux, sachant bien qu'ils n'en avaient rien à craindre, lui tournèrent tranquillement le dos et s'enfoncèrent à grands pas dans le bois. Le blessé retomba sur le brancard avec un gémissement de désespoir.

Alice leva les mains vers le ciel, tourna sur elle-même et vint tomber sans connaissance à côté de son mari.

—O dieu! s'écria Marc, puisque tu veux notre mort, pourquoi donc prolonger autant notre agonie! Si tu es jaloux du seul jour de bonheur que nous ayons goûté, que n'en finis-tu donc d'un seul coup? Trève à ces tortures sans nom et fais-nous mourir!

Le délire le prenait.

—Mourir… répéta-t-il, quand nous sommes tous deux si jeunes! quant l'amour nous gardait encore tant de jouissances! Non, nous ne mourrons pas! Je veux vivre, moi, et je veux qu'elle vive aussi. Allons, plus de ces faiblesses indignes d'un homme te voyons à sortir de ce bois maudit. Si la mort est ici, là-bas est le salut; allons l'y chercher.

Il s'assit. Sa blessure lui fit un mal atroce, mais il en vainquit la douleur et se traîna auprès de sa femme évanouie.

—Alice, réveille-toi, fit-il en la pressant dans ses bras. N'entends-tu pas ma voix? Allons, il faut se lever et partir… Mais ne sens-tu donc plus le feu de mes baisers!

Il l'embrassait avec transport; mais la jeune femme restait froide à ses caresses et ne donnait aucun signe de vie. Soudain il s'arrêta, en apercevant sa gourde dont Alice avait voulu se charger pour l'en débarrasses. L'idée lui vint de verser de l'eau-de-vie sur les lèvres de la jeune femme.

Quelques gouttes ayant pénétré, entre les lèvres, et les dents, jusque dans la gorge d'Alice, l'action irritante de l'eau-de-vie la fit tousser et finit par la tirer de son évanouissement. Mais avec la vie lui revint aussi la mémoire, et en se rappelant toute l'horreur de la position, elle s'écria avec désespoir:

—C'est donc vrai qu'ils sont partis!

—En! qu'importe! Nous pouvons nous passer d'eux, je pense. Le chemin n'est-il pas battu devant nous?

Alice fut effrayée de l'animation fiévreuse que trahissait la voix de Marc. Elle se leva et le regarda. Il avait la figure empourprée par la fièvre.

—Je t'en prie, dit-elle, calme-toi, tu vas te faire mal!

—Me calmer! repartit Evrard avec un rire nerveux. L'occasion est bien choisie!… Tu te trouves donc bien, ici, toi, que tu veuilles y rester?

—Mais, que veux-tu donc que nous fassions, Marc?…

—Nous en aller, pardieu! Écoute… Tu ne m'en crois pas la force… Mais c'est que je suis bien mieux, moi… Ma faiblesse d'hier et de la nuit passée… ne venait que de la perte récente de mon sang… Ma blessure, bah! je sens bien maintenant… qu'elle n'a rien de sérieux… (Il était hors d'haleine en proférant ces mots.) Elle ne me fait plus mal… Tines, nous allons boire chacun… la moitié de ce qui reste encore de cette eau-de-vie. Cela nous donnera des forces… et nous nous mettrons en marche… Si nous avions seulement quelque chose à manger… ajoute-t-il en aparté.

—Aurais-tu faim? lui demanda-t-elle

—Mais, il me semble que je… mangerais bien une bouchée, reprit-il avec anxiété.

—Regarde dans la poche droite de ton justaucorps.

Il en tira le morceau de pain qu'elle y avait mis la veille.

—D'où ceci vient-il donc? demanda-t-il.

—Le docteur m'en a donné deux tranches. J'en ai mangé une et je t'ai gardé l'autre. Marc la regarda fixement et vit qu'elle rougissait.

—Ce n'est pas vrai ce que tu dis là, tu as tout gardé pour moi!

—Je t'assure… balbutia-t-elle en rougissant de plus en plus.

Il lui enserra la taille de son bras, l'assit près de lui, et l'embrassa sur le front.

—Tu es un ange! dit-il, dans ce baiser empreint d'autant de respect que de tendresse.

Il cassa ce pain durci, et puis en offrit la moitié à sa compagne en lui disant:

—Si tu n'acceptes pas, jamais ce morceau que je tiens ne touchera mes lèvres.

Elle comprit qu'il serait inutile de lui résister. Quand il la vit porter le pain à sa bouche, il entama le sien.

—Tiens, dit-il en lui présentant la gourde, bois un peu, cela te donnera des forces.

Quand elle en eut pris quelques gouttes il saisit la gourde et but rapidement à son tour. Pas un muscle de sa figure ne trahit l'embrasement qui dévora soudain sa poitrine. Seulement il lui sembla qu'il allait mourir.

Alice le regardait pâlir avec effroi. Il lui sourit, laissa tomber la gourde vide, et dès qu'il put parler:

—Cela me fait du bien, murmura-t-il. J'en suis tout ragaillardi… Donne-moi la main… Tout à l'heure je serai plus fort,… quand l'effet se fera sentir.

Après un immense effort il se trouva debout. Il lui parut que les arbres dansaient autour de lui et que le sol se dérobait sous ses pieds.

Alice le sentit chanceler et le retint dans ses bras. Mais il finit par se remettre. Il se cramponnait à la vie avec toute l'énergie du désespoir.

—Marchons! dit-il.

Momentanément stimulés par ces quelques bouchées de pain et le peu d'eau-de-vie qu'ils venaient de prendre, ils se mirent tous deux en marche. C'était pitié que de les voir, appuyés l'un sur l'autre, marchant à petits pas, le corps fléchissant sur leurs jambes tremblantes, tels que deux vieillards qui essaient leurs derniers pas avant de se coucher dans la tombe.

Les efforts inouïs qu'ils faisaient pour marcher leur paralysaient la voix, et ils haletaient tous deux chacun écoutant avec effroi la respiration pénible de l'autre.

Ils s'en allaient donc, la tête basse, les yeux rivés par terre pour éviter le moindre obstacle qui pouvait embarrasser leurs pieds, se traînant, machinalement poussés par l'instinct confus de la conservation, n'ayant plus de forces que ce qu'il leur en fallait pour s'empêcher de choir, lorsque Marc entendit un bruit de pas devant lui et releva la tête.

—Encore lui! toujours lui! s'écria-t-il avec emportement.

La première pensée d'Alice fut que le délire le reprenait avec plus de violence, mais à peine eut-elle levé les yeux qu'elle jeta aussi un cri de terreur.

Evil, l'homme fatal, était là, à dix pas devant eux. A côté de lui se tenait un inconnu.

—Puisque l'enfer t'a poussé jusqu'ici, cria Evrard, nous allons du moins mourir ensemble!

Et avec une force dont on ne l'eut pas cru capable, il dégagera son bras de sous celui d'Alice, qui le retenait, tira son épée qu'il n'avait point voulu quitter, et marcha sur Evil.

Alice, comme pétrifiée par la terreur, resta à l'endroit où elle s'était arrêtée, sans voix, sans force et sans volonté.

Evil et Gauthier se trouvaient sur le bord d'un rocher coupé perpendiculairement derrière eux et dominant d'une trentaine de pieds un ruisseau qui coulait en bas sur un lit de cailloux.

En voyant monter vers lui ce mourant armé d'une épée qu'il pouvait à peine tenir, Evil eut un sourire d'infernal contentement. Il fit signe à Gauthier qui venait d'armer son mousquet, de déposer son arme, et, attendit sans bouger, avec le rire satanique de la vengeance aux lèvres, ce spectre vivant qui se traînait vers lui.

—Attends…, balbutiait Evrard en approchant, il me reste encore… assez de force pour te tuer!

Le bras tendu, l'épé au poing il arriva enfin près d'Evil.

—O mon Dieu! dit Evrard, donnez-m'en la force!

Evil bondit sur Marc, lui arracha son épée qu'il jeta loin d'eux, saisit Evrard par les poignets et la gorge, et traînant le malheureux jusqu'au bord du rocher:

—Tu as tort d'invoquer Dieu en ce moment! lui dit-il. L'esprit de la vengeance est Satan, et c'est mon Dieu, à moi. Vois-tu comme il ta jeté sans défense dans mes mains vengeresses! Tu m'as vaincu d'abord, et pourtant je vais rester le dernier sur la brèche. Mais avant que de piétiner sur ton cadavre, je veux, là, sous tes regards mourants, que le feu infernal de la jalousie te ronge aussi le coeur. Avant que tu rendes au diable ton âme maudite, ta femme, entends-tu, ta femme sera la mienne, ici, sous tes yeux.

Dans un dernier effort, Evrard se débattit pour échapper à l'étreinte de son ennemi. Mais Evil le souleva de terre et le poussa dans le vide.

L'infortuné jeta un cri étouffé, et s'en alla tomber au fond du ravin.

—Maintenant, la belle enfant, dit l'officier, d'une voix horrible, à nous deux!

Et il descendit vers elle.

Le cri d'horreur que poussa la misérable femme ne saurait étre rendu par aucun mot. Il n'avait plus rien d'humain, et retentit au loin dans la solitude, appel déchirant, épouvantable.

—Au secours, mon Dieu! au secours! criait-elle en courant pour échapper à l'infâme.

Lui, tout en la poursuivant répondit avec un ricanement de démon:

—Je m'en moque pas mal de ton Dieu, attends!….

Chacun de ses pas le rapprochait d'Alice. Comme il proférait ce blasphème, il rejoignait la jeune femme, il allait la saisir, quant un bruit de branches cassées se fit entendre, tandis qu'une vois rude, bien connue d'Alice, criait à vingt pas de là:

—Jetez-vous par terre, madame!

Elle obéit. Avant que Evil stupéfait eut pu faire un seul geste, un coup de feu retentit et le capitaine atteint en pleine poitrine roula sur le sol.

Gauthier, qui l'observait à distance, le vit tomber; saisi de frayeur il se jeta derrière les arbres et disparut en courant.

—Sauve-toi si tu veux, je te retrouverai bien, toi! dit Tranquille en sortant du fourré.

Se tordant dans les convulsion de l'agonie, Evil labourait la terre des ses ongles, et, dans les transports d'une impuissante fureur, comme un loup enragé frappé d'un coup mortel, il arrachait à pleine bouche l'herbe et les racines.

—Où est monsieur Marc? demanda Tranquille à la jeune femme qui se relevait.

—Là! fit-elle en désignant le rocher.

Elle courut dans cette direction.

Avant de s'éloigner du capitaine, Tranquille lui broya la tête d'un coup de crosse de fusil.

—Que le diable ait ton âme! dit le Canadien en essuyant sur des feuilles sèches son arme couverte de sang.

Et puis il courut à la suite d'Alice.

Celle-ci, du bas du versant, n'avait pu juger de la présence et de la profondeur du ravin creusé derrière le rocher. Elle accourant en toute hâte, autant que le lui permettaient ses forces surexitées par l'émotion du moment, quant elle se trouva inopinément sur le faîte du rocher qui surplombait le ravin. La vue de son mari gisant tout au fond la frappa d'épouvante, et le vertige l'empoigna et la précipita du haut en bas du rocher.

—Malédiction! cria Tranquille qui arriva comme elle tombait.

Il avisa quelques crans saillants de la roche et s'en aida pour descendre. Lorsque, tremblant de douleur, il arriva près de ses maîtres, il vit immédiatement qu'ils étaient perdus. La chute d'Evrard avait déterminé chez lui une lésion intérieure du poumon déjà blessé; il perdait le sang à pleine bouche. Quant à la jeune femme, outre les meurtrissures de sa chute, la faiblesse, la misère, le douleur et l'effroi, venaient de la jeter dans une syncope mortelle.

A travers le nuage de l'agonie qui voilait à demi ses yeux, Marc aperçut son fidèle serviteur et le reconnut.

—Evil? demanda-t-il.

—Mort! répondit Tranquille.

Evrard lui serra la main, et lui fit signe de le rapprocher d'Alice étendue à quelques pieds de lui.

Quand ils furent à côté l'un de l'autre, Evrard enlaça de ses bras le corps de sa chère femme et le pressa sur son coeur dans une étreinte suprême. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et lui sourit; leurs lèvres se cherchèrent, et leur vie s'exhala dans un dernier baiser.

ÉPILOGUE

Après l'expédition des Trois-Rivières, les restes de la petite armée du général Thomas s'était enfuis à Sorel pour y rejoindre le général Sullivan. Les troupes du roi s'y étant rendues le 14 juin, les Américains évacuèrent Sorel et se retirèrent sur Chambly. Mais Burgoyne, qui commandait en second l'armée anglaise, les suivait de près, et l'armée américaine dut faire sauter le fort pour retraiter sur Saint-Jean, dont il lui fallut déloger aussi pour se replier successivement sur l'Ile-aux-Noix, sur Crown-Point et enfin sur Ticonderoga; d'où elle était partie huit mois auparavant et où elle revenait après une campagne dont les succès et les défaites avaient varié suivant les changements des Canadiens![42].

[Note 42: Garneau.]

Après avoir jeté les Américains hors des frontières, les Anglais lancèrent une flottille sur le lac Champlain. De leur côté les Américains s'empressèrent d'armer quelques vaisseaux. Les deux flottilles se rencontrèrent pour la première fois sous l'île de Valcourt, et le capitaine anglais Pringle fut forcé de battre en retraite devant Arnold. Mais deux jours plus tard Arnold fut complètement défait à son tour, et les troupes royales restèrent définitivement maîtresses du lac Champlain.

Ainsi finit la campagne de 1776. L'année suivante, Burgoyne envahit les provinces révoltées, où, après plusieurs alternatives de victoires et de défaites, il finit par être entouré par seize mille hommes sur les hauteurs de Saratoga, et obligé d'y mettre bas les armes avec les cinq mille huit cents soldats qu'il commandait, ce qui acheva d'assurer l'indépendance des États-Unis, que le Congrès avait hautement proclamée dès le 7 juin 1776.

Un an après que les Américains avaient évacué le Canada, l'on pouvait voir errer dans les rues de Québec un malheureux, objet de pitié pour les uns et de raillerie pour les autres. Vieilli, cassé encore plus par le chagrin et les remords que par l'âge, tout le jour ce corps sans âme s'en allait par la ville, cherchant et sa raison absente et quelqu'un qu'il ne devait plus revoir. Voyait-il de loin onduler la taille souple de quelque jeune femme, il pressait le pas pour la rejoindre te s'arrêtait devant elle en la dévorant d'un regard hébêté. Sans doute lui restait-il encore une lueur d'intelligence, mais une seule; car en ne reconnaissant pas celle que, dans son idée fixe, il allait cherchant toujours, il baissait la tête et reprenait sa marche inquiète. Ses poursuites incessantes, les yeux hagards qu'il promenait sur elles, effrayaient les femmes qui tachaient de l'éviter d'aussi loin qu'elles le voyaient venir.

Les gamins, toujours sans pitié, s'attroupaient derrière lui en le raillant sur sa folie et le désordre de se vêtements qui tombaient en haillons. Quand il se retournait pour les menacer de sa canne, les pierre commençaient à pleuvoir sur lui, tandis que les chiens, excités par ces clameurs, le poursuivaient en aboyant à ses talons.

Malgré ces huées, ces pierres et ces menaces, le misérable n'en reprenait pas moins chaque jour son pénible pélerinage de la veille. Si vous eussiez demandé aux passant le nom de cet infortuné qui finit, après plusieurs années de souffrances, par achever de rendre l'âme dans sa maison déserte, on vous eût dit que c'était Nicholas Cognard qui cherchait sa fille perdue par la coupable ambition d'un père dénaturé.

Enfin, voici, en peu de mots, la relation d'un fait qui est le dénouement naturel de notre récit. Cet évènement, mystérieux et terrible, arrivé à la Pointe-du-Lac en 1777, frappa tellement la population de l'endroit que l'on en parle encore aujourd'hui. Demandez plutôt à quelque vieillard de la Pointe-du-Lac, des Trois-Rivières ou des environs, et voici ce qu'il vous racontera, pour l'avoir appris de son père qui, lui, en avait eu connaissance.

Dans la nuit du huit juin 1777, un an jour pour jour après l'attaque et la défaite des Américains aux Trois-Rivières, le fils aîné de ce même Antoine Gauthier, qui avait si bien joué les Bostonnais, revenait d'une maison voisine où il avait passé la veillée. C'était un jeune gars dont le coeur s'éveillait à l'amour et qui allait chaque soir pousser de gros soupirs auprès de la fille du voisin.

Il s'en revenait donc le coeur épanoui et chantant à plein gosier, selon l'habitude des paysans lorsqu'ils marchent seuls le soir par la campagne, quand il aperçut, à quelques pas de la maison paternelle un homme qui descendait vers la grève en courant. Intrigué, le jeune homme s'arrêta pour épier l'inconnu et le suivit tout en ayant soin de se tenir à distance. Arrivé sur la grève le personnage mystérieux rejoignit trois autres individus qu'on entrevoyait confusément dans l'ombre et qui devaient l'attendre ou l'avoir précédé de bien près. Tous les quatre se jetèrent aussitôt dans une chaloupe et s'éloignèrent à force de rames en gagnant le large.

—Encore des voleurs de moutons! murmura le jeune homme. C'est dommage que j'aie été seul; on aurait pu pincer ces gars-là!

Il remonta vers son logis tout en prêtant une oreille distraite au bruit cadencé des rames, qui se perdait peu à peu dans l'éloignement.

A sa grande surprise, quant il touche le seuil, la porte de la maison de son père était entr'ouverte, et il lui sembla entendre un gémissement qui venait de l'intérieur. Alarmé, il prêta l'oreille, mais n'entendit plus rien.

—Bah! je suis fou, pensa-t-il. La père aura oublié de fermer la porte et je viens de l'entendre ronfler.

Il se faisait ces réflexions pour se rassurer quand il entra. Il n'avait point fait trois pas dans les ténèbres qu'il mit le pied sur un corps étendu par terre. Il recula de surprise et tressaillit. Et puis il se pencha, tâta le corps, reconnut son père. Horreur! sa main en se promenant sur la tête de celui qui gisait à ses pieds, s'enfonça dans une blessure profonde qui trouait le crâne, et il lui dégoutta des doigts un liquide chaud, épais et âcre qui devait être du sang!

Il fut épouvanté.

—Papa! cria-t-il

Rien ne lui répondit qu'un silence de mort.

Saisi des plus sinistres pressentiments, il fit deux pas de côté pour s'approcher d'une table où il était accoutumé de trouver un briquet et de l'amadou pour allumer la chandelle qu'on lui laissait sur la table, quand il sortait le soir. Son pied s'appuya en plein sur une poitrine humaine. C'était une femme, c'était sa mère!

Éperdu d'épouvante, il s'élança hors de la maison en jetant des cris de terreur.

Il courut chez le plus proche voisin qui était couché mais qui ne fut pas lent à se lever en entendant le vacarme que l'on faisait dans sa porte. Encore à moitié endormi il vint ouvrir en grommelant; mais quand il demanda au jeune homme ce qui l'amenait à pareille heure, celui-ci, qui avait à peine eu la force de lui crier son nom, ne put parvenir à lui répondre. Les dents lui claquaient dans la bouche. L'autre intrigué, comme bien on pense, fit aussitôt de la lumière. La figure qui lui apparut dans le cadre de la porte avait une telle expression d'effarement, un pâleur telle qu'il en resta lui-même tout saisi.

—Mais, pour l'amour de Dieu! qu'est-ce que tu as donc, Jean, lui demanda-t-il.

—Porte ouverte… chez nous, balbutia le jeune homme, père étendu dans la place… mère aussi… du sang… Regardez…

Du sang, il en avait jusqu'au poignet.

—Vite, Pierre, Baptiste, levez-vous! cria le maître à ses garçons.

Ceux-ci, qui étaient éveillés déjà, se montrèrent aussitôt.

—Allume le fanal, Pierre, dit le maître.

L'instant d'après ils sortaient tous les quatre.

Quand ils pénétrèrent dans la maison de Gauthier, un spectacle épouvantable s'offrit à leurs yeux.

A deux pas de l'entrée le maître de la maison, Antoine Gauthier, la tête fendue jusqu'aux yeux, gisait dans une mare de sang.

Tout à côté sa femme était étendue, le crâne ouvert, morte aussi.

Au fond de la pièce il y avait un autre cadavre, celui du plus jeune fils de Gauthier, garçon de douze ans; comme les autres il avait la tête fracassée, de plus son bras gauche était coupé par le milieu et ne tenait plus que par un lambeau de chair.

En travers d'une porte qui donnait sur la seconde pièce, le cadavre de la fille de la maison barrait le passage.

Enfin, au fond de cette chambre, on trouva la servante, robuste paysanne, aussi assassinée. Mais celle-ci avait dû défendre sa vie avec acharnement. Une table derrière laquelle elle avait cherché un abri, était fendue, cassée en pièces. Quant au corps de la pauvre fille, il était criblé de coups. Les bras, les épaules, la tête, étaient coupés, hachés, broyés affreusement.

A la largeur, à la profondeur des blessures, on reconnut que le meurtrier s'était servi d'une hache.—On la retrouva effectivement le lendemain matin, près du seuil de la porte.

Le père avait dû étre assommé le premier, à l'improviste, en ouvrant la porte. Quand au jeune garçon, il avait été frappé sans doute comme ils accourait appelé par les cris de ses parents. Averti du danger il avait dû s'avancer le bras gauche instinctivement levé pour parer les coups. La hache en s'abattant lui avait d'abord coupé le bras et puis brisé la tête.

La jeune fille s'était certainement évanouie avant que de recevoir le coup fatal; elle était tombée à la renverse et la hache de l'assassin avait porté en plein visage, fracassant l'os frontal qui était complètement séparé du crâne.

Pour ce qui est de la servante, le bruit sinistre des coups de hache, les cris et les lamentations des victimes, lui avaient donné le temps de se mettre sur ses gardes. Elle avait lutté de toutes ses forces et il avait fallu plusieurs coups pour l'abattre.

Comme il n'y avait pas eu un seul objet enlevé, et que, à part les désordres occasionnés par la lutte des victimes, il n'y avait rien de dérangé dans la maison, il était évident que le vol n'avait pas été le mobile de ce crime épouvantable.

La trahison de Gauthier étant bien connue de tous, on estima que les Américains avaient fait le coup pour se venger. Telle est encore aujourd'hui l'opinion des gens de l'endroit.

Cependant, les circonstances mystérieuses de ce crime ne font-elles pas soupçonner que l'idée d'une vengeance particulière dut plutôt inspirer cette effroyable tuerie? Tout en acceptant peut-être l'aide des Américains chez lesquels il s'était réfugié depuis qu'ils avaient laissé le Canada, Tranquille n'avait-il pas voulu venger personnellement la mort de ses maîtres?… Toujours est-il que jamais ni Célestin ni sa femme ne reparurent ostensiblement dans le pays.

JOSEPH MARMETTE

Québec, Octobre 1875.

End of Project Gutenberg's La fiancée du rebelle, by Joseph Marmette

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