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La filleule de Lagardère; I: La saltimbanque

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The Project Gutenberg eBook of La filleule de Lagardère; I

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Title: La filleule de Lagardère; I

Author: Paul Mahalin

Release date: August 23, 2011 [eBook #37183]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLEULE DE LAGARDÈRE; I ***

PAUL MAHALIN





PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL

1886
Droits de traduction, de reproduction et d'analyse réservés.



LA FILLEULE

DE LAGARDÈRE

I

LA SALTIMBANQUE



L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en septembre 1885.


A LA MÊME LIBRAIRIE
———
DU MÊME AUTEUR

L'HOTELLERIE SANGLANTE, un volume.

3.50

LE DUC ROUGE, roman d'aventures, un volume.

3.50

LA REINE DES GUEUX, roman d'aventures, un volume.

3.50

LE FILS DE PORTHOS, roman de cape et d'épée, 2 vol. 2e édition.

7   »

LA BELLE LIMONADIÈRE, roman, un volume.

3.50

CAPRICE DE PRINCESSE, roman, un volume.

3.50

LES MONSTRES DE PARIS, roman, un volume.

3.50

AU BOUT DE LA LORGNETTE, portraits de littérateurs, peintres,
artistes lyriques et dramatiques, etc.. un fort volume.

3.50

LES JOLIES ACTRICES DE PARIS, quatre forts volumes contenant
la biographie de toutes les artistes de Paris.
Chaque volume se vend séparément.

3.50

LE CARNAVAL DE BOQUILLON, vaudeville en trois actes, en
collaboration avec M. Raoul Joly.

1.50
SOUS PRESSE:

UN NOTAIRE AU BAGNE, un volume.

TREMPE-LA-SOUPE XIV, un volume.


Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. PICHAT.



PAUL MAHALIN

LA FILLEULE

DE LAGARDÈRE

I

LA SALTIMBANQUE

colophon

PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL

1885
Droits de traduction, de reproduction et d'analyse réservés.



LA FILLEULE
DE LAGARDÈRE


TABLE

PROLOGUE

————

LE MYSTÈRE DE LA PLACE DE L'EUROPE

Cette enseigne—pleine de promesses d'émotions et de surprises—se balançait au-dessus de l'article qui suit, à la première page des journaux «les mieux renseignés» de Paris.

Un article qui, pour ravigoter davantage la curiosité du lecteur, se découpait—comme l'ancienne galette du Gymnase—en tranches légères dont chacune était précédée d'un sous-titre à sensation...

Formule nouvelle que l'art moderne du reportage vient d'emprunter au humbugh américain.

Nous copions textuellement ce morceau d'éloquence française, qui servira, si bon vous semble, de lever de rideau à notre récit:

Sinistre découverte

«Ce matin, à la pointe du jour, les employés de la ligne de l'Ouest—à la gare Saint-Lazare—ont aperçu une masse humaine étendue au bas de l'une des piles qui soutiennent le pont de l'Europe.

»Cette masse n'était autre que le cadavre d'un homme dont la tête ne formait plus qu'une sorte de compote: il n'y a pas d'autre terme pour caractériser cet horrible mélange d'os en miettes, de chairs en bouillie, de cervelle et de sang.

»Impossible, dans cette boue rougeâtre, de rien démêler qui permît de reconstituer une figure.

»Le malheureux avait dû avoir la tête broyée par l'un des trains de nuit qui sillonnent la voie.

»Maintenant, cette fin épouvantable devait-elle être attribuée à un accident ou à un suicide?

»Point: on se trouvait en face d'un crime.

Le crime patent

»Le chef de gare et le commissaire de surveillance avaient été immédiatement réveillés. Ils donnèrent l'ordre de procéder à l'enlèvement du cadavre. Celui-ci était couché sur le côté gauche. Lorsqu'on l'eut relevé, on reconnut qu'il avait été frappé dans la région du cœur par un instrument tranchant dont le passage était marqué par une fente dans les vêtements. Cet instrument, en pénétrant au-dessous du sein, n'avait sans doute déterminé qu'une hémorragie intérieure; car on ne remarquait au bord de la blessure que quelques gouttelettes de sang.

Arrivée de la justice

»Le commissaire de police du quartier de l'Europe, prévenu, était accouru sur-le-champ.

»Il s'empressa d'aviser la Préfecture et le parquet.

»MM. Lebastard de Précourt, substitut du procureur de la République, et Gillot, juge d'instruction, se transportaient aussitôt sur le théâtre de la lugubre trouvaille.

»Ils y étaient bientôt rejoints par l'habile chef de la sûreté.

Le signalement de la victime

»Taille au-dessus de la moyenne, forte corpulence, le cou gras, les épaules puissantes, le torse développé, les mains et les pieds longs et larges, la peau hâlée comme celle des gens qui ont l'habitude de vivre en plein air.

»Vêtu d'une chemise de toile assez fine—sans marque—et d'un complet d'étoffe grise à petits carreaux.

»Chaussettes de fil écru, de fabrication anglaise, et bottines lacées sur le devant.

»Plusieurs bagues d'un grand prix aux doigts.

»Au plastron de la chemise, deux diamants dont la valeur contraste singulièrement avec la modestie du reste du costume.

»A l'une des boutonnières inférieures du gilet, une chaîne de montre en or, d'un poids considérable.

»La montre a disparu.

»Absolument rien dans les poches.

»Ni portefeuille, ni argent, ni papiers, ni mouchoir.

L'incident du chapeau

»Au moment de la découverte du cadavre, et juste au-dessus de l'endroit où celle-ci avait lieu, un ouvrier maçon, qui se rendait à son travail, ramassait, sur le trottoir de la place de l'Europe, un petit chapeau rond et mou,—de ces chapeaux dits de voyage,—de la même étoffe que le vêtement de l'inconnu.

»Ce chapeau avait—évidemment—appartenu à ce dernier.

»La coiffe en était arrachée.

Les premières constatations

»Le personnel de la gare a été interrogé.

»Aucun employé à l'arrivée et au départ ne se rappelle avoir remarqué l'inconnu.

»Quant au service de la voie, une circonstance toute fortuite l'a empêché de fournir à la justice les éclaircissements que celle-ci était en droit d'attendre de lui.

»On sait quel orage s'est abattu, cette nuit, sur Paris entre une heure et demie et deux heures.

»La violence de cet orage, qui n'a pas duré moins d'une heure, avait forcé les employés à se tenir dans les postes-abris qui leur sont assignés en cas de mauvais temps.

»Ils n'ont donc pu rien voir.

»Ils n'ont pu rien entendre.

»Le bruit de la chute du corps, du haut du pont de l'Europe, a dû se perdre dans le fracas de la pluie qui tombait par torrents et du tonnerre qui ne cessait de gronder.

La machine du train 44

»Les roues des différentes machines, qui ont évolué dans la nuit sur la ligne de parcours où gisait le cadavre, ont été examinées avec soin.

»A celles de la machine du train 44 adhéraient encore des fragments d'os ainsi qu'une touffe de cheveux d'un blond laineux,—les taches de sang, qui auraient dû accompagner ces fragments et cette touffe, n'ayant pu résister à l'action de l'averse.

»Or, le train 44 arrive de Cherbourg à deux heures vingt-cinq.

»On peut donc présumer que c'est à deux heures environ—c'est-à-dire au moment où l'orage atteignait à son paroxysme—que le personnage dont il s'agit, après avoir reçu le coup mortel sur le pont de l'Europe, a été projeté sur la voie du chemin de fer, par-dessus le parapet.

Les gardiens de la paix

»On nous demandera, non sans un semblant de logique:

»—Que faisaient les gardiens de la paix chargés de surveiller le quartier, pendant que ce crime s'accomplissait sur la place de l'Europe?

»Ici, certains de nos confrères ne manqueront pas de répéter que le corps des anciens sergents de ville pratique avec religion la philosophie péripatéticienne et professe une dévotion toute particulière pour la maxime: Festina lente...

»Et nous savons des esprits chagrins qui profiteront de l'occasion pour réclamer une fois de plus la suppression de ces braves gens qu'il est si doux de contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant, comme l'a dit un écrivain célèbre, l'image consolante de cette suprême tranquillité qui est la récompense des justes aux Champs-Elysées de la Fable.

»Pour notre part, nous nous bornerons à constater que les gardiens de la paix sont des mortels comme les autres, sujets aux fluxions de poitrine et aux rhumes de cerveau, et qu'il ne faudrait point blâmer outre mesure d'avoir cherché, en se réfugiant dans des coins, à se garer des formidables écluses ouvertes, cette nuit, sur leurs têtes.

»Nous ajouterons que la place de l'Europe est un des endroits de Paris les plus dénués de surveillance.

»On trouve bien des gardiens au bout de la rue de Londres.

»On en trouve bien encore au bas de la rue de Rome.

»Mais on n'en rencontre jamais, au grand jamais, sur la place de l'Europe.

»Voilà comment un crime de la nature de celui qui nous occupe a pu se commettre à cent pas du poste de police de la rue de Vienne et du commissariat de police de l'impasse Tivoli.

»Qui ne se rappelle, du reste, que l'effroyable boucherie de Troppmann eut lieu à une centaine de mètres de la caserne de gendarmerie de Pantin?

Les résultats de l'autopsie

»A midi, le funèbre colis était transporté à la Morgue.

»A midi quarante-deux,—on voit que nous précisons,—le savant docteur Bonardel achevait de nouer son tablier pour procéder à l'autopsie.

»Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs les conclusions de son rapport.

»Après avoir constaté que le sujet porte à la partie gauche du thorax, entre la seconde et la troisième côte, à un centimètre environ du sternum, une plaie pénétrante, produite par une arme à lame mince et plate, qui est entrée dans la poitrine, y a déchiré le péricarde, ouvert le ventricule droit à son sommet, puis l'oreillette gauche et tranché l'artère pulmonaire transversalement, l'habile praticien constate:

»Que cette plaie a suffi pour déterminer une mort foudroyante, comme il arrive par la rupture d'un anévrisme des veines caves inférieure et supérieure;

»Qu'il résulte, en outre, de l'examen de l'estomac et du reste du corps, que ledit sujet venait de faire un copieux repas; qu'il devait se trouver sous l'empire d'une ivresse qui l'a empêché de se défendre; enfin, qu'il ne s'est écoulé qu'une somme de temps approximativement fort courte entre le moment de la chute et celui où le train 44 lui a écrasé la tête en passant.

Le champ des conjectures

»Il est constant que nous ne sommes pas ici en face d'un fait divers ordinaire.

»Celui-ci, en effet, ne saurait être imputé à de vulgaires rôdeurs nocturnes.

»Les bijoux retrouvés sur le mort en sont la preuve.

»Ceux qui ont emporté la montre, s'ils étaient de simples bandits, n'auraient pas négligé la chaîne.

»Non, l'auteur du crime de la place de l'Europe est un maître en science scélérate.

»Il a tout ruminé, tout combiné, tout machiné avec un art mathématique, si l'on peut s'exprimer ainsi. Il a su se faire des auxiliaires de l'heure, de la nuit, de l'endroit! Il s'est fait des complices d'une machine inconsciente et des éléments déchaînés!

»La pluie éloignait tous passants, tous témoins, comme le tonnerre empêchait de surprendre tout cri de détresse.

»Ah! Cartouche et Mandrin étaient de bien naïfs coquins auprès de nos calculateurs modernes!

»Comme celui-ci, par exemple, avait merveilleusement choisi le lieu où, pour la frapper plus sûrement, il amenait sa victime, les yeux bandés par l'ivresse!

»Cette place de l'Europe, si peu fréquentée dans la journée, si solitaire le soir, si déserte la nuit! Pas une maison n'y ouvre sa façade. Le vide l'entoure de toutes parts. Au-dessous d'elle, la voie béante; la voie, avec son va-et-vient de trains montants et descendants dont les roues pulvérisent tout ce qu'elles rencontrent sur les rails!

»Ah! notre assassin savait bien ce qu'il faisait, quand il précipitait—par l'une des ouvertures dont s'ouvrage le parapet de fonte—le pauvre diable qu'il venait de poignarder!

»Les roues des trains allaient achever la besogne de l'arme homicide!

»Le lendemain, on retrouverait le longs des rails des débris humains dispersés, méconnaissables...

»Un déplorable accident, en vérité! Un ivrogne tombé du pont! Un voyageur tombé d'une voiture! Ces choses-là arrivent tous les jours. Tout était dit. On n'allait pas plus loin. L'opinion était égarée: l'impunité était conquise.

La préoccupation de l'assassin

»Celle-ci a été—avant tout—d'ensevelir à tout jamais dans des ténèbres impénétrables l'identité de sa victime.

»C'est pour cela qu'il l'a dépouillée avec soin de tout ce qui pouvait contribuer à établir cette identité.

»C'est ainsi que, s'il lui a laissé ses bagues aux doigts, ses diamants à la chemise,—des diamants qui auraient tenté des malfaiteurs de profession,—et sa chaîne à la boutonnière de son gilet, il a eu la précaution de lui enlever sa montre et de lui arracher la coiffe de son chapeau.

»La montre pouvait porter le chiffre de son propriétaire, un numéro d'ordre, le nom d'un horloger.

»La coiffe pouvait être historiée de l'adresse d'un chapelier.

La tâche de la justice

»Celle-ci a là, devant elle, un problème de haute algèbre criminelle dont un des termes lui manque pour travailler la solution.

»En effet, pour déterminer la cause et le but du crime, pour en poursuivre et pour en atteindre l'auteur, il faut, dès l'abord, en connaître la victime.

»Or, nous le répétons, la justice a affaire à un virtuose du mal. Un virtuose servi par les circonstances non moins que par ses propres combinaisons. La machine du train 44 a agi de concert avec lui. Le décapité ne parlera pas.

»Tout Paris ira le voir à la Morgue. On multipliera les recherches. Mais les recherches demanderont du temps. Et, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.

»Bref, l'affaire finira par être classée. Nous avons tout lieu de le craindre. «Classée» est une expression de la langue administrative, qui fait vivre des centaines de plumitifs et remplit des milliers de cartons.

»Classée l'affaire de la libraire de la rue Fontaine, l'affaire de la revendeuse de la rue Blondel, l'affaire de la fille de la rue Geoffroy-Marie, celle-ci assommée dans son arrière-boutique, celles-là poignardées, l'une sur le seuil de sa porte et l'autre dans sa chambre à coucher!

»C'est-à-dire autant d'énigmes proposées par le crime à la police, et dont, malgré son œil de lynx, cette dernière n'a pas encore su éclairer les ténèbres, sonder la profondeur et déchiffrer le mot.»

FIN DU PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE

LE VOL DU PAVILLON DU GARDE

————

I

LA FÊTE DES LOGES

Parmi les Parisiens de Paris et de sa banlieue,—le reste de la France est la banlieue de Paris comme le reste de l'Europe est la banlieue de la France,—qui ne connaît la fête des Loges, en septembre, près de Saint-Germain?

La fête des Loges est la rivale de celle—non moins populaire—de Saint-Cloud.

Si Saint-Cloud a son parc aux ombrages alignés ainsi que des courtisans sur le passage du maître; s'il a son bassin, ses eaux jaillissantes, son château éventré, calciné par la guerre, dont les murs noircis et branlants jettent sur l'éclat criard des gaietés du présent l'ombre mélancolique des souvenirs du passé et, à travers la prose de nos réjouissances oublieuses, la poésie de la ruine, de la tristesse et de l'abandon,—Saint-Germain possède sa forêt: sa forêt profonde, merveilleuse, enchantée, avec ses grands hêtres, ses chênes énormes, ses bouleaux gigantesques, son tapis de mousse broché de fleurettes, ses fougères sous lesquelles on pourrait danser, quoi qu'en ait dit Alphonse Karr, et ses sentiers perdus sous des voûtes de feuillage dont la verdure, un peu sombre, commence à se plaquer, en automne, de teintes roussâtres et rouillées.

Avec l'admirable terrasse qui y conduit, elle suffirait, cette forêt, à attirer la foule à la fête des Loges, si celle-ci n'avait pas ses cuisines en plein vent.

Tenez, voici les broches, chargées de victuailles, qui tournent devant les foyers improvisés avec des briques et du bois de grume...

Voici les oies, les canards, les poulets, les dindons, les gigots, les filets de bœuf, les fricandeaux hérissés de lard qui se dorent, en virant, à la flamme claire, vivace et sifflante, tandis qu'une sueur de graisse transpire de leurs flancs, qui fume et tombe en gouttes blondes dans la lèche-frite...

Voici les casseroles qui ronronnent sur la braise, les ragoûts qui mijotent au milieu des épices, les goujons qui cabriolent dans la poêle et les pommes de terre—truffes du pauvre—qui pétillent, babillent et frétillent dans le saindoux en ébullition...

Voici les chapelets d'andouilles, les guirlandes de jambonneaux, les astragales et les festons de saucissons; les pyramides de pains de quatre livres; les tables plantées sur l'herbe; le couvert rustique dressé sur les nappes de toile bise et le vin qu'on va tirer à même le tonneau...

Quel spectacle prima jamais celui de ce Cocagne champêtre?...

Et comme Paris-Gamache n'a garde de négliger cette occasion de célébrer ses noces avec dame Nature, de festoyer à ciel ouvert, de s'indigestionner de choses lourdes assaisonnées par le grand air, et de se griser de campagne, de coudées franches et de piqueton!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C'était ce que venait de faire le couple que nous voyons sortir—un jeune homme et une jeune femme—de l'un de ces restaurants à claire-voie: monsieur, mâchonnant un cure-dent; madame, se léchant les babines.

—Mazette! ai-je bien dîné! murmurait celle-ci. Non, vrai, mieux que chez moi quand je traite! Mieux que chez Bignon ou chez Voisin! Mieux qu'au café Anglais ou à la Maison-d'Or!...

Son compagnon fit la grimace.

—Eh bien! répliqua-t-il, tu n'es pas difficile!... Un poulet maigre comme un petit sujet de l'Opéra...

—Et ce lapin sauté... Avec cette sauce canaille... On mangerait un huissier à cette sauce-là, mon cher!...

—Peuh! une gibelotte qui a miaulé des duos d'amour sur les toits... Et la salade, parlons-en de la salade: huile à quinquet, laitue et poussière panachées!... Si encore on avait servi les chenilles à part! Quant au vin, du Bully de devant les fagots!...

La jeune femme éclata de rire:

—Ne fais donc pas tant ton Lucullus!... Comme si tu avais toujours vécu d'omelettes aux œufs de perroquet arrosées de liqueurs des Iles!... Te rappelles-tu le temps où nous étions si heureux de partager un cornet de frites—avec un verre de coco—sur le boulevard Rochechouart, avant d'entrer secouer nos puces à la Boule-Noire?


Evidemment ces deux causeurs n'appartenaient pas au monde des bourgeois en promenade, des boutiquiers en frairie, des commis en goguette et des ouvriers en riolle, qui abondaient à la fête des Loges.

Ils y étaient arrivés dans un «panier» attelé de quatre poneys microscopiques,—harnachés de pompons comme des mules espagnoles,—que la dame conduisait à grandes guides, et qu'elle avait laissés, à l'entrée de la pelouse, à la garde d'un groom à chapeau galonné, à redingote marron, à culotte de daim et à bottes à retroussis.

L'équipage avait fait sensation.

La dame n'avait pas moins de succès, à présent qu'elle marchait dans la foule, à côté de son cavalier.

Une rumeur étonnée courait parmi les groupes, dont le flot s'ouvrait ainsi que devant une proue...

Et un même nom émergeait de toutes les bouches:

—Sergine Gravier!... Sergine Gravier!

Chacun était curieux de voir de près la comédienne à la mode,—celle qui faisait tourner les têtes de toute une ribambelle de gentilshommes, de financiers, de diplomates et de princes régnants.

Sergine Gravier était populaire.

Populaire à la façon du casque de Mangin, du nez d'Hyacinthe, des diamants de la Duverger et des coups de g...osier de Thérésa.

Au théâtre, elle avait créé un genre.

Créer un genre dans l'opérette et la féerie,—qui constituent, à notre époque, le summum de l'art dramatique,—c'est surpasser ses devanciers par des excès de bêtise tellement prodigieux que la postérité refusera d'y croire.

Sergine n'avait pas sa pareille pour chanter—sans ombre de voix—les mélodies cochinchinoises dans lesquelles des compositeurs de talent, atteints d'aliénation mentale ou volontaire, enveloppent des vers qui semblent jaillis des égouts de Bicêtre ou de Charenton.

Aussi, songez si tous ces promeneurs des Loges, qui ne l'avaient vue qu'à la scène, se montraient avides de l'examiner et de l'admirer.

On admirait son museau chiffonné, doué de ce ragoût d'effronterie qui ravigote les hommes à l'instar d'un miroton, haut en poivre, élaboré sur le fourneau d'une portière.

On admirait sa robe de foulard blanc à pois rouges, dont la jupe, collant aux hanches, dessinait—sans peur et sans reproche—ses jambes grêles, mais nerveuses, et dont le corsage s'ouvrait sur un plastron canotier à raies également rouges et blanches; le chapeau marin qui coiffait, ainsi qu'une casquette de gavroche, sa petite tête blonde et frisée, et les mignons souliers de cuir fauve à boucles d'argent, les bas de soie écarlate à coins brodés, qui achevaient de donner le cachet du théâtre à cette tenue de waterwoman ou de joueuse de lawn-tennis.

On admirait jusqu'à son compagnon.

Ce dernier accusait environ la trentaine.

Sa moustache rousse, aux crocs mousquetaires, formait un étrange contraste avec le noir d'ébène de ses cheveux.

Grand, robuste, d'apparence soldatesque plutôt que militaire, d'une élégance de plus de recherche que de goût; le chapeau très brillant, légèrement planté sur l'oreille; une rosette de nuance indécise au revers de sa jaquette anglaise, hermétiquement fermée jusqu'à son petit col droit, triomphe de l'empois; jouant, d'une main, avec un jonc à pomme d'écaille et, de l'autre, se donnant quelque peine pour tirer de ses manches étroites les poignets de sa chemise aux larges boutons d'or, c'eût été certainement un fort joli garçon,—en dépit du monocle incrusté dans son orbite gauche,—si l'impudente fixité de sa prunelle n'eût communiqué à sa physionomie une expression désagréable.

Il le savait sans doute; car un perpétuel sourire, rivé à poste fixe, s'efforçait de mitiger l'insolence et l'avidité du regard.

Ce personnage affectait un ton, des allures et un langage d'une rondeur cavalière, d'une bonhomie dégagée et d'une belle humeur à outrance.

A quiconque l'eût observé minutieusement, il eût cependant inspiré un sentiment de défiance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une tablée d'ouvriers buvait de la bière sous une tente.

L'ouvrier parisien fréquente le théâtre.

Sur le passage du couple, on se poussa le coude:

—C'est Sergine Gravier... L'actrice de la Renaissance... Celle qui joue dans le Petit Marquis, dans la Petite Fiancée et dans Viroflay-Virofla...

—Et le particulier, demanda un des buveurs, est-ce que c'est aussi un acteur?

—Lui? répondit un autre. Pas du tout. Je le connais. C'est un ancien camarade.

—Un camarade?... A toi?... Ce chevalier d'la gomme?...

—Nous avons été à l'école ensemble... Lorsque sa mère tirait l'cordon... Rue de la Goutte-d'Or, à la Chapelle...

—Mon vieux Moufflet, repartit un troisième, t'as un hanneton dans la rétine. Moi aussi, je le remets, l'oiseau. C'est un individu dénommé Marignan...

—Marignan? opina un monteur en bronze qui avait de l'érudition, c'est pas un nom d'homme, ça: c'est un nom de bataille.

—C'est possible; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai travaillé pour lui... Nous avons posé du papier dans son appartement... Un gourbi qui ressemble à celui d'une cocotte...

—Moi, insista Moufflet, je soutiens que c'est Clergeau: Isidore Clergeau... Le fils à la mère Clergeau... La veuve d'un tailleur à façon...

—Est-il entêté, c't animal-là!... Quand j'te récidive que c'est moi que l'patron a envoyé lui porter sa note... A preuve qu'il m'a allongé deux roues de derrière de pourboire...

—Je ne vas pas à l'encontre; cependant...

Le monteur en bronze intervint:

—La paix, mes enfants! Pas de crucherie. Moufflet pourrait avoir raison; mais Soriot n'a peut-être pas tort. L'empereur s'est appelé Bonaparte, avant de s'appeler Napoléon...

On déclara à la ronde:

—Un chouette mâle!... Et rupin!... Ça doit changer de chemise plusieurs fois par semaine...

—Et son chapeau reluit si tellement, qu'il n'y a vraiment pas moyen de le fixer sans lunettes bleues.

—Sûrement qu'il a un métier où l'on étouffe de la braise...

Soriot haussa les épaules:

—Un métier?... Avez-vous fini?... Il est assez bel homme pour s'en passer!

Il y eut un silence. La coterie réfléchissait. Quand elle eut compris, ce fut une explosion:

—Ah! mince! N'en faut pas! A Chaillot!

—Fripouille et Cie!

—Eh bien, j'en retiens des petits, du coco, pour les exposer sous un globe à seule fin de n'en pas perpétuer l'espèce!

Soriot était un colleur de papier avancé et sceptique.

Il regarda ses interlocuteurs avec une ironique commisération.

Puis il laissa tomber ces mots:

—Mes petits, vous n'êtes pas dans le mouvement. Votre indignation humilie le genre humain. Plongez-la dans l'ombre des nuits et faites servir un autre moss. Celui-ci ne vaut rien. Il est toujours vide.

II

LA FRATERNITÉ DU CIGARE

Pendant ce temps, celui qui était l'objet de cette conversation continuait paisiblement sa promenade à travers la fête, en compagnie de Sergine Gravier.

A un moment, il tira de sa poche un élégant porte-cigares,—ivoire et argent niellé,—dans lequel il choisit avec soin un breva de calidad.

Ensuite, s'adressant à l'actrice:

—Vous permettez, n'est-ce pas, chère? Ordonnance de mon médecin. Habitude hygiénique. En outre, souverain pour la digestion du balthasar agreste, substantiel—et déplorable—que nous venons de nous offrir dans cette gargote rurale.

Il se fouilla de nouveau; puis, avec un mouvement de désappointement:

—Allons, bon! ces choses-là n'arrivent qu'à moi...

—Quoi donc? s'informa sa compagne.

—Ma boîte de bougies algériennes que j'ai oubliée ou perdue...

—Eh bien, vous en serez quitte pour demander du feu au premier fumeur que vous rencontrerez...

—C'est ce que je vais faire, en effet... Et parbleu! je suis servi à souhait... Ce quidam avec cette pipe...

Deux adolescents en blouse blanche, coiffés de casquettes de soie noire haut pontées, venaient en sens inverse de nos promeneurs et s'apprêtaient à les croiser.

Chacun d'eux avait au bec une bouffarde d'un calibre respectable.

Chacun d'eux, en outre, était flanqué de l'une de ces demoiselles auxquelles S. E. le préfet de police a octroyé l'autorisation d'embellir le destin des mortels généreux.

Le cavalier de Sergine reprit:

—Ces jeunes messieurs ne me semblent pas appartenir au monde du faubourg Saint-Germain... Marchez toujours... Je vous rejoins aussitôt allumé.

Il arrêta les deux fumeurs:

—Citoyens, sans vous commander...

L'un des «citoyens» se détacha de son camarade et des donzelles, et tendant sa pipe au réquérant:

—Avec plaisir, bourgeois.

Ils étaient face contre face.

Le «bourgeois» questionna rapidement à voix basse:

—Quelles nouvelles?

—Les acquéreurs des coupes ont réglé ce matin.

—A quel chiffre s'élève la somme?

—A vingt mille balles.

—Bravo!... L'argent n'est pas sorti des mains du garde général?

—Non: j'ai fait bavarder les larbins du château: le marquis et son intendant ne reviendront qu'après-demain.

—Alors, c'est demain qu'il faudra agir. Rendez-vous à minuit, devant la dernière maison de Carrières, sur la route de la forêt. Je commanderai l'expédition.

Il fit mine d'abandonner son interlocuteur; mais celui-ci, le retenant:

—Pardon, m'sieu Marignan, c'est qu'il y a autre chose...

—Qu'est-ce encore? Parle vite. Je suis pressé.

—Il y a que le magot est dans un secrétaire du rez-de-chaussée du pavillon... Le Rouquin qui a filé notre homme jusqu'à chez lui, l'a vu, par une fenêtre ouverte, y enfermer les sacs à double tour...

—A merveille: on ira droit à ce nid charmant, et l'on ne s'amusera pas à détériorer le reste du mobilier...

L'autre se gratta l'oreille:

—Nonobstant, ça ne marchera pas sur des roulettes...

—Comment?...

—Il y a le locataire du pavillon, le dépositaire du magot, le garde général enfin...

—Après?...

—Un lapin solide... Méfiance!... On dirait d'un ancien troupier... Qui n'a pas l'onglée aux quinquets (froid aux yeux), je vous en signe mon billet...

A quelques pas de là, Sergine Gravier mordillait avec impatience le manche de corail de son ombrelle.

—Quand vous aurez fini, my dear? fit-elle en élevant la voix.

—Je suis à vous à l'instant, répondit Marignan.

Ensuite, revenant à son interlocuteur:

—De sorte, mon compère?...

—De sorte, déclara ce dernier résolument, que, si nous ne sommes que nous trois,—le Rouquin, vous et moi,—pour tenter l'aventure, nous pouvons nous fouiller: ce ne sera pas le poids des monacos de M. le marquis qui défoncera jamais nos poches.

Marignan haussa les épaules:

—Mon cher Bijou-des-Dames, dit-il, vous êtes un niais...

—Hein?...

—Pensez-vous qu'une affaire puisse ne pas réussir quand je mets la main à la pâte?...

—Mais...

—Assez! Je ne tolère aucune observation de la part d'un subalterne. Cependant, comme je suis bon prince, je consens à vous rassurer...

—Ah!

—On ne se servira que pour faire le guet de vous et de votre camarade...

—Bah!...

—C'est moi qui me charge du reste, aidé de quelques auxiliaires qui ont ce que vous n'avez pas: de l'énergie et du biceps.

Un assez laid coquin, somme toute, que ce Bijou-des-Dames, en dépit de ce sobriquet galant, imagé et caractéristique, mais désobligeant pour le goût de celles qui l'avaient motivé.

Un air d'énervement, de flemme, répandu sur des traits exténués, pâlis et vieillots. Les tibias en fuseaux, les bras minces comme des allumettes, la poitrine rentrée, les épaules tombantes, le nez camard, le menton glabre, l'œil éteint, il semblait n'avoir pas vingt-quatre heures devant lui. Un «petit crevé» de barrière.

Il baissa la tête sous les paroles de son interlocuteur.

Ensuite, hasardant une dernière objection:

—Les sacs seront lourds à déménager...

—On aura une voiture.

—Les portes et les volets de la maison sont épais et ferrés à soutenir un siège...

—On nous les ouvrira...

—Est-ce possible!

—Nous avons des intelligences dans la place.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marignan avait rejoint l'actrice.

Celle-ci le querellait à bouche que veux-tu:

—Eh bien, vous êtes encore gentil!... Si c'est pour me lâcher pour de pareils goussepins que vous m'avez amenée à la fête des Loges!... Voilà une heure que je m'égosille à vous appeler!

—Vous avez eu tort, ma mignonne, repartit le jeune homme avec flegme. Moi, d'abord, je suis comme le chien de Jean de Nivelle... L'esprit de contradiction... A la Chambre, j'aurais été de l'opposition quand même... Et puis, la conversation de ce jeune voyou était des plus intéressantes. Une vraie gazette. Un feuilleton parlé sur les théâtres de la foire... Entre autres curiosités, il m'a signalé une belle fille...

—Une belle fille?...

—Qui mériterait, dit-il, d'attirer tout Paris, si elle travaillait aux Folies-Bergère, à l'Eldorado ou à l'Alcazar, au lieu de s'exhiber parmi les sociétaires de ces baraques...

—Vraiment!... Une étoile, alors: comme moi!... Et dans quel genre?...

—Il paraît qu'elle tire l'épée comme Saint-Georges, comme la chevalière d'Eon, comme mademoiselle Jean-Louis... Un Lagardère en jupon... Aussi l'a-t-on surnommée la filleule de ce dernier...

—Un pareil enthousiasme... Sans l'avoir vue... Pour cette tricoteuse de lame...

Marignan ne répondit pas. Il semblait occupé à lisser sa moustache avec la pomme d'écaille chiffrée d'or de sa canne. Mais ses yeux cherchaient quelque chose dans la foule.

Cette foule avait fourmillé toute la journée au milieu de ces rues de toiles et de planches, ivre de bruit, de mouvement et de plaisir. Maintenant, la nuit tombait. Les groupes s'agrégeaient, s'épaississaient, formaient gâteau. Echoppes et spectacles s'illuminaient. Les clameurs se croisaient avec une violence inouïe. Les tambours roulaient, les grosses caisses tonnaient, les castagnettes claquaient, les clarinettes gloussaient, les ophicléides mugissaient, les porte-voix beuglaient, les gongs tintaient, les machines à vapeur sifflaient!...

L'annonce, l'invite, le pallas, pour parler comme on parle en foire, sévissaient, hennissaient, glapissaient, rugissaient:

—Prenez, prenez, prenez vos billets!...

—On entre!... On commence!... On lève le rideau!...

—La représentation du soir, dédiée aux familles!...

—C'est l'instant où les animaux vont dévorer leur nourriture!...

—Au manège!... On n'attend pas!... Il n'y a plus que six places; mais ce sont les meilleures!

Au milieu de ce tumulte, Sergine se pencha vers son cavalier:

—Vous ne dites plus rien... Vous êtes tout chose... Savez-vous de quoi vous avez l'air?

Un nuage de vague inquiétude assombrit le front du jeune homme.

Sa compagne continua:

—D'un particulier qui médite un mauvais coup.

—Moi?

—Oui: tu rumines de me tromper.

—Oh!

—Avec cette maîtresse d'armes peut-être!

Un moment, Marignan avait pâli.

Il souriait franchement désormais.

—Me commettre avec une saltimbanque! déclama-t-il avec une emphase indignée. Sergine, vous me blessez dans toutes mes pudeurs! Quand, la semaine passée, j'ai refusé de rompre le lien qui nous enchaîne, pour suivre à Trouville Félicité Dragon, des Bouffes, à qui le prince Boruskine a laissé, en partant, pour deux cent mille roubles de diamants!

—Félicité Dragon!... Est-il possible!... Une créature si maigre et si rembourrée de coton, que, quand elle pousse une note avec sa voix pointue, il semble que c'est un clou qui sort d'un canapé!

—Précisément. Elle m'a écrit. J'ai ses lettres... Je te les montrerai; mais à une condition: c'est que tu ne les déchireras pas... Que diable! ça peut servir plus tard.

L'actrice, subitement radoucie, le considéra avec une sorte d'admiration:

—Toi, reprit-elle, tu es encore plus pratique que je le croyais... Aussi je t'adore, va!... Je t'adore!

Elle ajouta entre chien et loup:

—C'est si bon de se mépriser réciproquement, lorsque les autres vous méprisent!... Ne te fâche pas!... Tu me comprends, hein?

Marignan ne l'entendit pas ou ne fit pas semblant de l'avoir entendue.

Il paraissait avoir enfin découvert ce dont il était en quête.

Car il murmurait à part lui:

—Je crois que voici mon affaire.

III

LE THÉATRE DES DISLOCATIONS-AMUSANTES

Il n'y a pas, à la fête des Loges, que des cuisines et des buvettes.

Il y a les pavés de Dijon et les nonnettes de Reims; les berlingots d'Afrique; les dattes débitées par un Abencérage de la Courtille; toutes les variétés de pâtes fermes; le coco laxatif, le cidre pour déterger et le sirop de Calabre aussi «bénin, bénin, bénin» que les remèdes à aiguille dont les matassins de Molière poursuivent M. de Pourceaugnac.

Il y a les tirs aux pigeons et aux macarons, la toupie hollandaise et le billard chinois, la roulette hydraulique et le Massacre des Innocents:

—Demandez douze balles pour un sou!

Il y a des carrousels, des escarpolettes, des vélocipèdes, des pétards, des mirlitons, des bals, des concerts, des boutiques, des fleurs en papier, des trompettes en carton, de la porcelaine en faïence et de l'argenterie en maillechort:

—La partie, messieurs! La jolie partie!

—La vente, mesdames! Voyez la vente!

Il y a,—enfin et surtout,—il y a la Banque de France.

Expliquons-nous:

Il ne s'agit pas ici de cette masse de pierres de taille, blindée de fer à l'intérieur, qui arrondit, entre la place des Victoires, le Palais-Royal et la rue Neuve-des-Bons-Enfants son abdomen farci de trésors.

Non: la banque de nos foires et de nos fêtes a la Cour-des-Miracles pour bouge paternel. Sur son fumier, à défaut de perles, les grègues lézardées de Villon ont laissé fuir des étoiles. Callot a fixé son image sur des cuivres vaillants; Scarron s'est fait son historiographe,—et l'auteur du Misanthrope l'a honorée un moment de son illustre compagnie, alors qu'il courait en province le guilledou de la jeunesse.

Cette banque—qui a l'immortel Bilboquet pour régent et pour gouverneur—se compose des successeurs des Bouthors, des Laroche, des Cocherie et des frères Grégoire: écuyers, physiciens, prestidigitateurs, équilibristes, funambules, montreurs d'animaux savants, propriétaires de ménageries et de «salons de cire» se recommandant, non plus de l'honnête Curtius, mais du grand puffiste Barnum.

Elle comprend pareillement les somnambules extra-lucides, les hercules du Nord, les jongleurs indiens, les avaleurs de sabres, les veaux à deux têtes, les albinos, les crocodiles, les monarques sauvages détrônés et chargés de chaînes par des marins indélicats, la Tentation de saint Antoine, la «suspension éthéréenne», le géant belge, l'homme-chien, la femme incombustible, le pédicure du gouvernement, la charmeuse de serpents, la naine qui touche du piano et la jeune personne, abondamment nourrie, dont le mollet mesure quatre-vingts centimètres:

—Dix-sept ans! Deux cents kilogrammes! Des attraits supérieurs à son poids!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marignan n'avait fait arrêter sa compagne devant aucun de ces «gros bonnets» de la banque, qui, habillés de noir et cravatés de blanc, ainsi que des notaires, donnant la main à une danseuse aussi court vêtue qu'à l'Opéra et entourés d'une armée de figurants à manteaux de pourpre et à casques d'or, s'avançaient sur «le perron» de leur loge, resplendissante de gaz, pour saluer le public:

—Mesdames et messieurs...

Car ils disent mesdames avant messieurs, de même qu'à la Comédie-Française ou à l'Odéon!

Non: le jeune homme avait conduit la jeune femme à travers les installations sommaires reléguées en seconde ligne: Caraïbes qui croquent des cailloux, phoques qui prononcent papa, maman, caniches qui trichent aux dominos et cabanes, percées de trous ronds, où l'on voyage pour deux sous dans les cinq parties du monde.

Il y avait là, construite de planches mal jointes et de toiles rapiécées, une baraque d'un aspect misérable qui ne prévenait point en sa faveur.

Pourtant un tableau remarquable lui servait d'enseigne,—un tableau flambant neuf, qui se divisait en deux parties coloriées avec une égale véhémence:

La première représentait une virago, en costume polonais, maintenant sur son épaule, comme un fusil, une pièce d'artillerie, plus monstrueuse qu'un krupp, qui vomissait un flot de mitraille au milieu d'une gerbe de flamme et d'un panache de fumée;

Dans la seconde, une fillette de taille minuscule, avec une robe courte, un pantalon à l'enfant et de longs cheveux tombant en nattes sur le dos, plantait bravement un fleuret dans le nombril d'un tambour-major trois fois plus grand qu'elle,—et ce, devant un aréopage de militaires de toutes armes, au-dessus desquels se déroulait une banderole avec cette légende:

THÉATRE DES DISLOCATIONS-AMUSANTES
SOUS LA DIRECTION DES FRÈRES SNAIL
ACROPEDESTRIANS DE LA COUR DE LONDRES

———

AUJOURD'HUI ET JOURS SUIVANTS
LES DÉBUTS DE MLLE FINE-LAME

DITE

LA FILLEULE DE LAGARDÈRE

PROFESSEUR DE POINTE, CONTRE-POINTE
BOXE ANGLAISE, ADRESSE FRANÇAISE, CANNE, CHAUSSON, BRIQUET
ET AUTRES ARTS D'AGRÉMENT ET DIVERTISSEMENTS DE SOCIÉTÉ
BREVETÉ DE S. T. G. M. LA REINE VICTORIA,
DE S. A. R. LE PRINCE DE GALLES ET DE PLUSIEURS MAITRES
ET PRÉVOTS DE LA GARNISON DE PARIS.

Sur la galerie extérieure de cet établissement, une demi-douzaine de lampions fumeux éclairaient:

Trois hommes,—en collant de coton couleur chair et en caleçon de velours usé,—soufflant, le premier dans une trompe de chasse, le second dans un cornet à bouquin et le troisième dans un trombone;

Un paillasse qui battait du tambour;

Une grosse femme qui frappait à tour de bras sur une plaque de tôle agencée pour remplir l'office de tam-tam;

Et une jeune fille qui avait l'air de rêver.

Le paillasse était franchement laid.

Il avait des rides sous son fard et des cheveux gris sous sa perruque.

C'était un ancien second prix de tragédie au Conservatoire. Sa fidélité au culte de l'alexandrin classique l'avait perdu. S'il se fût seulement décidé, avec sa figure macaronique, à jouer les queues-rouges de la farce, il eût certainement partagé les triomphes des Alcide Tousez et des Grassot...

Maintenant, sous le costume traditionnel de Jocrisse,—la veste écarlate, la culotte jaune serin, les bas chinés, la tignasse d'étoupes à la queue en trompette et le tricorne surmonté de papillons de papier se balançant au bout de deux fils de laiton,—il avait charge d'entretenir la gaieté française par des coqs-à-l'âne d'un crétinisme désespérant.

On le rétribuait, en outre, d'une façon insuffisante, pour recevoir des coups de pied toujours adressés au même endroit.

La grosse femme avait un dolman de hussard, une jupe de tarlatane enguirlandée de roses, des bottes à l'écuyère et un schapska de lancier de l'ex-garde.

Par intervalles, elle abandonnait sa plaque de tôle pour emboucher un porte-voix et jeter le cri sacramentel:

—Le monde!... Le monde!... Suivez le monde!

Mais le monde se faisait prier.

Le monde va aux établissements qui payent de mine.

Devant le théâtre des Dislocations-Amusantes, il n'y avait guère qu'une douzaine de paysans des environs, une demi-douzaine de pioupious du camp voisin et deux cavaliers du régiment de chasseurs en garnison à Saint-Germain.

Il y avait aussi Sergine Gravier et son compagnon.

Toutefois, ce n'était pas sans peine que l'actrice avait consenti à faire halte devant ce bouiboui délabré.

—Comment! s'était-elle écriée, c'est là-dedans que nous allons entrer?... Eh bien! mon bon, c'est à mon tour de dire que vous n'êtes pas difficile... Ou il faut que vous en teniez plus que de raison pour cette filleule de Lagardère...

—Pour sa personne, pas le moins du monde, répondit Marignan avec sérénité. Pour ses talents, c'est différent. Je suis un friand de la lame. Depuis des années, je pratique toutes les salles d'armes de Paris, et je ne serais pas fâché de m'assurer comment se comporte, l'épée à la main, un des représentants de ce sexe dont j'ai en vous l'un des plus séduisants échantillons...

—Mais pourtant...

Le regard et le ton du jeune homme devinrent froids et impérieux:

—Ma chère Sergine, prononça-t-il nettement, voilà une conjonction et un adverbe, ce mais et ce pourtant, qui font terriblement grimacer la bouche d'une jolie femme...

Je vous engage à vous y reprendre à deux fois avant de les introduire dans la conversation...

Il me plaît d'assister à la représentation que vont donner ces braves gens, et j'y assisterai avec vous ou sans vous. Nous ne sommes pas liés, que je sache, par l'écharpe de M. le maire. Partant, chacun pour soi,—et le diable pour tous!...

Ne me contraignez pas à vous remémorer que Trouville—séjour enchanteur—n'est pas à beaucoup plus d'un louis de Paris, et que, toute capitonnée que la prétendent des langues évidemment trempées dans le suc du mancenilier, Félicité Dragon ne me semble point démériter des attentions d'un galant homme.

IV

SUIVEZ LE MONDE!

La fillette qui formait l'objet de ce débat se tenait, entre le paillasse et la princesse polonaise, sur la galerie du théâtre des Dislocations.

La Filleule de Lagardère avait dix-sept ou dix-huit ans.

Ses traits, sculptés avec vigueur,—et pourtant délicats et doux,—parlaient de vaillance hautaine par les courbes de leur contour aquilin.

Son front, coiffé d'une merveilleuse chevelure châtain foncé, eût porté sans faiblir une couronne royale.

Il y avait des rayons soudains et profonds dans ses grands yeux d'un bleu obscur, qu'ombrageait l'arc délié de ses sourcils, plus noirs que le jais.

Lacée dans son gilet d'armes de peau de chamois, qui lui faisait comme une cuirasse, sa taille robuste et découplée rappelait celle que les Circassiennes obtiennent en s'emprisonnant, dès un âge tendre, dans une ceinture que le développement de leur corps seul doit briser.

Et, sous le maillot poudré de paillettes, ses jambes réunissaient le triple caractère de force, d'élégance et de souplesse des formes de l'éphèbe, pantalonné de rouge, qui casse sur son genou la baguette symbolique, dans le tableau de Raphaël, le Mariage de la Vierge.

Etrangère à ce qui l'entourait, elle laissait glisser un regard indifférent et vague sur les curiosités qui convergeaient vers elle.

L'une de ses mains jouait machinalement avec une rose sauvage qu'elle avait cueillie, le matin, dans la forêt; l'autre s'apprêtait à tirer le cordon qui devait mettre en branle la cloche destinée à fournir sa note dans le charivari à piper les badauds: des mains qu'eût signées Pradier, le dernier des Grecs.

Pour le moment, le charivari se taisait.

Le paillasse tournait le compliment.

Tourner le compliment, c'est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter dans la baraque.

L'ancien second prix du Conservatoire avait commencé par annoncer les exercices de la Femme-Canon.

Il achevait de bonimenter ainsi les mérites de la Filleule de Lagardère:

—Honneur au sexe! Respect aux maîtres! La jeune personne ci-incluse a été diplômée prévôte par la plupart des têtes couronnées de l'Europe. On n'a jamais rien vu d'analogue sur la terre depuis la fameuse botte de Nevers jouée plus de trois cents fois de suite par m'sieu Mélingue à la Porte-Saint-Martin! Jamais! Jamais!! Jamais!!!

C'est la dernière, l'unique, l'irrévocable représentation de la soirée!...

S'il y avait, dans l'estimable société, des amateurs pour faire assaut, qu'ils se présentent sans affront!...

A la latte, à l'espadon, au bancal, au bâton, mademoiselle Fine-Lame—que voici—se charge de les démolir en moins de temps qu'il n'en faudrait pour souffler une chandelle des six!...

Par la réciproque, à celui qui serait assez mariolle pour la toucher, on offrirait cinquante mille francs—au choix—ou un lapin...

Un lapin!... UN LAPIN!... UN LAPIN!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout héroïsme obtient sa récompense.

Quand l'orateur s'arrêta, épuisé,—car il débita encore nombre d'autres choses pleines d'éloquence,—Sergine Gravier et Marignan montaient l'escalier qui conduisait au «bureau» du théâtre.

Les deux cavaliers du régiment de chasseurs les suivirent avec résolution.

Les cinq ou six soldats de la ligne se consultèrent incontinent. Partout où va la cavalerie, l'infanterie doit aller sans peur. Ils emboîtèrent le pas aux chasseurs.

La musique éclata. Les trois hercules enflaient leurs joues, comme des Tritons, dans leurs instruments de cuivre. Le paillasse tapait sur sa caisse des roulements frénétiques. La Polonaise poussait des rauquements de tigresse dans son porte-voix:

—Le monde!... Le monde!... Suivez le monde!

Et, de tous les côtés, les moutons de Panurge accouraient.

En moins de cinq minutes, la baraque fut remplie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La représentation marchait à souhait.

Les frères Snail,—directeurs-propriétaires de l'établissement,—avaient donné les premiers:

Tom avait porté entre ses dents une grappe de poids de fort calibre, jonglé avec des obus et fait tenir une roue de fardier en équilibre sur son menton; Bob s'était «désossé» au point d'entrer dans un baril qui n'était guère plus gros que celui d'une cantinière; Jack, enfin, n'était pas tombé une seule fois du trapèze sur lequel il «voltigeait» lourdement.

Mademoiselle Fine-Lame occupait le milieu du spectacle, qui se terminait par les exercices de la Femme-Canon.

La jeune fille s'avança donc sur le bord de «la scène», dont le parcimonieux éclairage la frappa d'aplomb.

Elle avait piqué dans ses cheveux la rose avec laquelle elle badinait un instant auparavant.

Son visage disparaissait sous le treillage de son masque de salle. Sa main droite se perdait dans un gant d'armes à parement de cuir. A la lueur des rares quinquets qui servaient de rampe et de lustre au théâtre des Dislocations-Amusantes, son corps se détachait en sveltesse et en vigueur comme une statue de la Force et de la Jeunesse.

Le paillasse la suivait, chargé d'une brassée de fleurets.

Il tira sa révérence au public et déclama d'un ton goguenard:

—A toi, à moi la paille de fer! Voilà les outils. Qui en veut? Qui brûle de pousser sa pointe avec ce phénomène vivant? Allons, messieurs les militaires, ne parlez pas tous à la fois!


Nous avons indiqué que, parmi «messieurs les militaires», il y avait deux cavaliers de l'un des régiments de chasseurs en garnison à Saint-Germain.

Entrés des premiers, derrière Sergine et Marignan, ils se trouvaient—naturellement—au premier rang à côté de l'actrice et de son compagnon.

C'étaient deux simples soldats: l'un, déjà vieux; l'autre, encore tout blanc-bec.

Celui-ci faisait évidemment son apprentissage du métier.

Celui-là avait sur sa manche les trois chevrons qui constituent une quinzaine d'années de service.

Le conscrit appartenait, sans aucun doute, à la classe de ces fils de famille qui ont fourni à feu Bayard le sujet d'une si amusante comédie.

On le reconnaissait à la délicatesse de ses extrémités et à l'élégance de sa tenue, dans certaines parties de laquelle la fantaisie, en dépit du règlement, se substituait à l'ordonnance: à la coupe de son dolman et de son pantalon, à la finesse de ses gants et de ses bottes, au col de chemise qui émergeait de sa cravate d'uniforme, ainsi qu'au mouchoir de batiste dont le coin sortait de sa poche, brodé d'un chiffre et d'armoiries.

Ce n'était pourtant pas un de ces gommeux de l'armée qui apportent sous les drapeaux, dans leur année de volontariat, l'air ennuyé, outrecuidant, abêti ou poseur qu'ils ont traîné dans tous les cabarets du boulevard.

Il y avait en lui quelque chose de très décidé, de très mâle et de très ferme.

Sous ses cheveux, taillés en brosse, qui dessinaient leurs pointes sur son front, ses traits réguliers reflétaient le courage et la loyauté.

Sous les poils blonds de sa moustache follette, son sourire respirait une franchise sans bornes et une gaieté sans nuages,—la franchise et la gaieté que dégageait pareillement la prunelle gris clair de ses yeux, absorbés, pour l'instant, dans la contemplation de la Filleule de Lagardère.

Son camarade confinait à l'âge de la retraite.

Sec, solide, basané,—un petit œil éveillé papillotant à l'ombre d'un sourcil farouche,—le nez, couleur de guigne, trahissant éloquemment les coups de soleil de l'Afrique et du trois-six, et, sous ce nez, deux touffes de crins, hérissés, enveloppant la bouche et rejoignant une barbiche qui commençait à s'argenter, il rappelait les troupiers de Charlet et de Raffet; et la balafre, dont se zébrait une de ses joues, attestait que ce n'était point derrière le poêle de la cantine qu'il avait gagné les médailles qui lui décoraient la poitrine.

Quand le paillasse eut fini de débiter son pallas, le jeune homme poussa du coude le grognard:

—Népomuc? dit-il à voix basse.

—Présent. Qu'ès aco, mon fils?

—Veux-tu me rendre un service et me causer un plaisir?

—Un service? Un plaisir? Dix, vingt, trente, de services, et autant de plaisirs! Toutes fois et quantes si c'est que j'en ai l'omnipotence invétérée, impromptue et incombustible.

A l'escadron, Népomucène Briquet (Népomuc par abréviation) passait pour manier la parole avec une facilité à nulle autre seconde.

Il est certain que sa façon d'amalgamer dans les phrases toutes les expressions qui lui venaient à l'esprit n'était point le privilège du commun des mortels.

Son compagnon se pencha et lui murmura quelques mots à l'oreille.

Le vieux soudard fit un soubresaut.

—M'aligner avec cette amazone! s'écria-t-il joyeusement. Nom d'un cœur! j'y pensais, subrepticement parlant!...

—En vérité?

—A preuve que je me roucoulais, dans mes fortifications intérieures: «Est-ce qu'ici, tant que nous sommes, il ne se trouvera pas un quidam pour lui river son clou, à cette péronnelle, et pour l'empêcher de mécaniser le sexe noble, en lui administrant une brûlée instantanée, subsidiaire et péremptoire?» Mais, du moment, fanfan, que c'est aussi ton idée...

Il se leva, et interpellant le paillasse:

—Holà! hé, mal peigné! un masque, un gant et un fleuret! On va se dérouiller les charnières. Et ta particulière n'a qu'à bien se tenir...

Puis, débouclant son sabre, le déposant sur le banc et s'adressant à son jeune camarade:

—L'épée est à ceux qui ont du poil sous le piton. Les dames ont reçu le don de l'amour et du ménage. Nous allons ôter à celle-ci l'envie de tricoter—de l'aiguille—autre chose que des chaussettes.

V

ASSAUT DE POINTE

Le conscrit lui posa la main sur le bras:

—Mon bon Népomuc, reprit-il, ce n'est pas cela que je désire...

—Comment?...

—C'est, justement, tout le contraire.

Le troupier le considéra avec stupéfaction:

—Mon petit Roger, explique-toi... Je ne saisis pas... Tu m'interloques...

Le «petit Roger» prononça de nouveau quelques paroles sur le même ton étouffé et mystérieux.

Briquet fit un brusque mouvement:

—Ah çà! se récria-t-il, est-ce que tu bats la breloque?

—Rien n'est plus sérieux, au contraire.

—Me laisser boutonner!... Moi!... Par cette sauteuse!

Le jeune homme répliqua avec un accent d'enfant gâté:

—Je le veux.

Le grognard haussa les épaules:

—Le roi dit: Nous voulons, fiston! A-t-on jamais vu, sarpédiable! Comme ils vous parlent aux anciens, ces moutards auxquels on tordrait le bout du nez, qu'il en sortirait encore des gouttes du lait de leur nourrice!...

—Eh bien! je t'en supplie, mon vieux!...

—Allons donc!... Tu plaisantes!... C'est impossible!...

L'adolescent insista:

—Si tu me refuses...

—Après?...

—Nous cesserons d'être amis...

—Hein?...

—Je demande à changer de peloton,—d'escadron,—de régiment...

—Oh!...

—Et, quand j'aurai quitté le service, il n'y aura plus rien de commun entre nous...

—Mille tonnerres!...

Ce colloque avait eu lieu très rapidement et à la sourdine.

Nonobstant, le public commençait à s'impatienter.

Les uns criaient:

—Il ira!

—Il n'ira pas! répondaient les autres.

Bijou-des-Dames et «sa société» faisaient partie des spectateurs.

Le voyou se tourna vers le Rouquin et vers les deux demoiselles, dépourvues de préjugés, qui leur tenaient compagnie:

—Je parie une tournée, dit-il, que ce cocardier à trois brisques n'est qu'un compère payé par l'administration.

Sergine Gravier lorgnait le jeune soldat avec indulgence:

—Il est vraiment des plus corrects, cet apprenti maréchal de France, s'avouait-elle mezza voce.

Marignan, de son côté, ne quittait pas des yeux la Filleule de Lagardère, qui, le fleuret au poing, battait de son pied mignon des appels sur le plancher de la scène,—et il pensait, non sans un certain frémissement:

—Cette fille est belle!... Bien belle!...

Le paillasse éleva la voix:

—Militaire, est-ce oui ou non? Décidez-vous. On vous attend.

—C'est bon, vilain merle: on y va.

Et, tendant la main à son camarade, Népomucène Briquet ajouta:

—Rassure-toi, cadet. On la ménagera, ta princesse. On lui permettra même de se défendre avec avantage, gloriole, concupiscence et circonspection. Mais quoi! les égards dus à la catégorie où nous puisons nos mères, nos sœurs et nos payses ne sont point incompatibles, définitifs et sublunaires avec une leçon allongée en douceur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux tireurs étaient en garde: mademoiselle Fine-Lame, avec une nonchalance un peu hautaine; notre troupier, avec une menaçante correction.

Ce dernier ne s'amusa pas à tâter le fer.

Il attaqua vivement par une série de coups droits, alternant avec des feintes très simples et telles qu'on peut les risquer sur le terrain.

La jeune fille para.

Elle para avec aisance, rapidité et précision.

Persuadé qu'il n'avait en face de lui qu'un adversaire pour rire, Népomucène s'était dit en souriant dans sa barbiche:

—Ce sera mou, pigeon, dindon... La nature, c'est la nature... On ne joue pas de la flamberge comme on joue du piano.

Il ne lui fallut qu'une minute pour revenir de son erreur.

La Filleule de Lagardère n'avait pas volé son surnom.

Cette peau veloutée recouvrait des muscles d'acier.

Ce poignet, énergique, vif et franc, triomphait de toutes les difficultés de l'art.

La fillette avait saisi les principes et aussi les finesses de l'escrime avec un bonheur extraordinaire: c'était, dans toute la force du terme, une virtuose de l'épée, et, dans une salle d'armes parisienne, elle eût rencontré peu de maîtres susceptibles de lui rendre des points.

Briquet serra son jeu:

Ses attaques se précipitèrent,—foudroyantes...

Mais elles se brisèrent, comme sur une cuirasse, sur les parades de son adversaire...

Dépité, mordant sa moustache, il essaya successivement de trouver jour en quarte, en tierce, par des dégagés et des coupés...

Il multiplia ses combinaisons...

Il déplaça la ligne d'assaut...

Toujours il se heurta au fer inflexible...

La jeune fille ne bougeait pas: son poignet seul voltait, rejetant l'épée à droite, à gauche, en dessus, en dessous, machinalement, naturellement, sans hésitation comme sans lassitude.

Le grognard était furieux: d'autant plus furieux que l'adversaire ne ripostait point.

En outre, il s'essoufflait,—et il le sentait.

Cependant, pour rien au monde il n'eût sollicité un temps d'arrêt.

Au contraire, usant d'un stratagème adroit et mettant sa propre fatigue sur le dos de sa partenaire:

—Pour finir, dit-il, mon enfant; je ne veux pas vous harasser.

—Pour finir, répéta Fine-Lame, laquelle ne semblait pas plus lasse, en vérité, que si elle s'occupait à broder un ouvrage de tapisserie.

—Bien! fit Népomucène qui se fendit à fond comme s'il tirait le mur.

Ce mot si court sonnait encore dans sa bouche, quand la jeune fille, venant à la riposte avec la rapidité de l'éclair, trompa le contre de quarte qu'on lui opposait et brisa son fleuret au beau milieu du plastron du vétéran.

Il y eut quelque chose de comique et de touchant à la fois à déchiffrer les impressions diverses qui se combattirent sur la rude physionomie de ce dernier.

L'étonnement, le dépit et l'admiration s'y peignirent en même temps avec une égale violence.

—Vingt-cinq tringlos! gronda-t-il, touché en plein! Et pas marchandé! Par une demoiselle! Népomucène Briquet, dit la Pointe-au-Corps!

Les spectateurs battaient des mains et criaient bis!

La Filleule de Lagardère avait jeté son tronçon de fleuret.

Elle enleva son masque pour respirer à l'aise.

Ce masque, retiré, découvrit son visage enflammé par l'exercice, mais triomphant et souriant,—souriant aux bravos de ce public de campagnards, de troupiers et de prolétaires ainsi qu'elle fût inclinée devant les compliments des plus illustres maîtres de l'épée.

Népomucène Briquet avait, à son tour, dépouillé le harnais d'assaut. Il essuya d'un revers de manche son front humide de sueur. Ses traits étaient devenus sérieux et son attitude respectueuse:

—Mademoiselle, déclara-t-il, vous êtes forte; aussi forte que moi; plus forte!... Impérativement, et sans vous commander, obtempérez-moi la faveur de vous presser les phalanges... C'est ainsi qu'on s'embrasse entre hommes.

La fillette lui offrit sa main.

Il la secoua cordialement.

On applaudit derechef. Marignan des premiers. La figure de son voisin, le jeune chasseur, rayonnait. Seule, Sergine Gravier protesta en ricanant:

—C'est attendrissant, messeigneurs. L'apothéose de la Biche au bois. Il ne manque que des flammes de Bengale.

Les trois Snail avaient entonné le God save the king sur leurs cuivres.

La Femme-Canon leur imposa silence du geste, et donnant une poussée au paillasse:

—Allons, voyons, fainéant, profite de ce que le public est de bonne humeur pour faire la manche (la quête) avec la petite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A cette injonction, mademoiselle Fine-Lame devint pourpre.

Cet acte de mendicité était ce qui l'humiliait, ce qui la révoltait le plus au monde.

A travailler devant le commun des spectateurs, elle n'éprouvait aucune honte. Elle y ressentait même un certain plaisir. C'était son métier, après tout. Elle l'avait appris dès l'enfance, et elle l'exerçait depuis qu'elle se connaissait.

Mais tendre la main à des gens qui la rabrouaient brutalement, ou qui—chose plus fréquente, et plus pénible, et plus affreuse,—en échange de la menue pièce de monnaie qu'ils déposaient dans sa sébile, se croyaient en droit de la salir de leurs plaisanteries cyniques, de leurs propositions infâmes et parfois, de leurs attouchements hardis...

Voilà, oh! voilà qui la blessait, qui la poignait, qui la déchirait dans tous ses instincts d'honnêteté, dans toute la virginité de son esprit, dans toute la fierté de son cœur!

Cependant, quand la grosse femme avait parlé, il ne s'agissait plus que d'obéir.

La jeune fille prit donc avec résignation l'extrémité des doigts que le paillasse lui offrait avec force lazzis.

Tous deux, ils descendirent de la «scène» dans la «salle» et la manche commença.

VI

LE ROMAN DE LA ROSE

Dès l'abord, le couple quêteur s'arrêta devant Marignan.

La fillette lui présenta, en s'efforçant de sourire, le gobelet d'étain qui lui servait à recueillir les offrandes, tandis que l'ancien second prix du Conservatoire déclamait, à grand renfort de pantalonnades, la rengaine sempiternelle:

—Ceci est pour avoir l'honneur d'informer la société que, cette demoiselle et moi, nous nous passons au cou, la semaine prochaine, le nœud coulant de l'hyménée. Elle n'a rien de rien et je n'ai pas le sou. Ainsi, du courage à la poche! Fournissez-nous le moyen de nous mettre en ménage et d'avoir de nombreux enfants. On reçoit les billets de banque, les napoléons et les pièces de cent sous. Ceux qui donneront le plus seront mariés dans l'année, et, s'ils le sont déjà,—mariés,—le bon Dieu leur fera la grâce d'hériter de leur belle-mère...

Le cavalier de la comédienne jeta une pièce blanche dans le gobelet.

Puis, comme la quêteuse s'inclinait pour le remercier, il effleura de l'index la rose qu'elle avait placée dans ses cheveux:

—Ma charmante, dit-il, un louis pour cette fleur!

Mademoiselle Fine-Lame se redressa vivement:

—Monsieur, répondit-elle, cette fleur n'est pas à vendre.

Marignan allongea gaillardement la main:

—Alors, fit-il, elle est à prendre.

—Pardon! rectifia une voix, vous voulez dire qu'elle est à rendre.

Cette voix était celle du jeune chasseur que nous avons entendu nommer Roger par son camarade Briquet.

En effet, dans le brusque mouvement de retraite de la fillette, la rose s'était détachée...

Elle avait glissé jusqu'à terre...

Et, se baissant avec promptitude, notre soldat,—qui, on le sait, se trouvait à côté du compagnon de l'actrice,—l'avait lestement ramassée et la tendait à sa propriétaire.

Les grands yeux de celle-ci enveloppèrent le jeune homme d'un jet rapide.

Il y avait, dans ce regard, tout un monde de sentiments que l'on eût été heureux d'éveiller.

Roger en fut comme ébloui.

Il reprit, en essayant de dissimuler son embarras sous une légèreté cavalière:

—C'est votre bien. Personne n'a droit d'en disposer. Souffrez que je vous le restitue.

Sa voix tremblait comme s'il se fût adressé à une noble héritière ayant laissé échapper de sa main gantée son bouquet dans un bal du faubourg Saint-Germain.

Mademoiselle Fine-Lame était elle-même toute troublée.

Son cœur battait violemment.

Les cils recourbés de sa paupière voilaient maintenant la flamme de sa prunelle.

Il y eut une minute de silence.

Puis la Filleule de Lagardère sourit,—franchement cette fois,—sans effort,—de plaisir,—montrant les perles qui brillaient derrière ses lèvres vermeilles...

Et dans ce sourire elle murmura:

—Ce qui tombe au fossé appartient au soldat.

Puis encore, confuse de ce qu'elle venait d'oser, rouge comme une cerise, preste comme un oiseau, elle entraîna le paillasse sans relever les yeux,—et la quête continua.

Pendant cette petite scène, Marignan avait pâli de colère.

Lorsque la jeune fille et le pitre se furent éloignés:

—Ah çà! s'exclama-t-il en marchant sur l'adolescent, ah çà! de quoi vous mêlez-vous, mon cher?

Il y avait dans son mouvement, dans son accent, une telle provocation et une telle menace, que Népomucène Briquet,—qui, comme on dit, «sentait le coude» à son camarade,—fit un pas pour s'interposer.

Mais Roger l'écarta doucement du geste et demanda avec calme:

—Est-ce à moi que vous vous adressez, monsieur?

Le compagnon de l'actrice s'était campé, la tête haute, le buste en arrière, le poing sur la hanche, dans l'attitude d'un raffiné qui cherche une affaire.

—Savez-vous, continua-t-il, que je ne permets à personne d'avoir l'air de me donner une leçon?

—Vous vous êtes mépris sur mes intentions, repartit le soldat d'un ton ferme, mais exempt de fanfaronnade; je n'ai pas plus la prétention de donner des leçons que l'habitude d'en recevoir.

Il ajouta en désignant Sergine qui écoutait avec un beau sang-froid:

—Je vous ferai seulement observer qu'il me paraît au moins inopportun de poursuivre cette conversation devant madame...

—Oh! oh! ricana Marignan, vous rompez les chiens, ce me semble...

Une étincelle s'alluma dans les yeux de Roger...

Il allait répliquer...

Népomucène ne lui en laissa pas le temps...

Il se planta devant le cavalier de la comédienne, et, le regardant de travers:

—D'abord, déclara-t-il, nous ne rompons rien du tout, entendez-vous, être incivil,—quoique civil,—ambigu et comminatoire? Est-ce que, par hasard, vous vous fourreriez dans le coco qu'un militaire français renâcle devant l'histoire de s'expliquer d'une façon pacifique ou différente, au choix? C'est ça qui serait une erreur de vos sens abusés par les lubies d'une imagination intempestive!

Il se tourna vers son camarade:

—Offre ton numéro matricule à ce bourgeois, mon fils. S'il tient tant à te retrouver, il prendra la peine de se transvaser au quartier, où, en cas d'empêchement imprévu, réglementaire et métaphysique de ta part, il est sûr de me rencontrer tous les jours, à la cantine de la maman Chaufour, entre le pansage et la soupe.

—Hé! l'ami, riposta Marignan, ce n'est pas à vous que je parle.

—Eh bien! c'est moi qui m'attribue la jouissance de vous parler, et je vous dis: primo, que ne suis pas votre ami, n'ayant jamais monté de garde d'écurie, bouchonné le poulet d'Inde ni passé la jambe à Jules en votre collaboration...

Ensuite, je réponds du petiot...

C'est fluet, c'est neuf, c'est folâtre; c'est encore bleu sous le ventre (expression dont les vieux troupiers se servent pour désigner les recrues) et ça n'a guère de poil sous le nez; mais c'est franc comme l'or, brave comme son sabre, et ça ne reculera pas plus devant un fier-à-bras, sur le terrain, que devant l'ennemi, sur le champ de bataille...

C'est moi qui vous en contre-signe mon billet...

Et celui-là qui me ferait l'affront de douter de ma pataraphe filerait un fichu coton, foi de Lorrain, né natif de Lunéville,—Meurthe-et-Moselle,—quinze ans de service, vingt-huit campagnes, et pas une heure de punition!...

—Népomuc!...

C'était Roger qui essayait de l'arrêter.

Le grognard le rembarra brusquement;

—Assez causé! Silence dans les rangs! Voici l'instant et le moment de réintégrer la chambrée. Nous n'avons pas la permission de minuit; l'adjudant n'aurait qu'à faire le contre-appel; ne nous trouvant pas dans nos draps, il nous collerait au bloc en rentrant, et je ne me soucie que tout juste d'étrenner la planche de l'ours (salle de police) pour la première fois de ma vie.

Le jeune homme avait tiré une carte de son portefeuille.

Il la remit à Marignan en se contentant de lui dire:

—Le quartier de Luxembourg est rue de Paris, à Saint-Germain.

Briquet appuya:

—Ne pas confusionner avec celui de Grammont qui se superpose vis-en-face.

Puis, prenant le bras de son camarade:

—En retraite par échelons! Rendons la main et faisons sentir la botte! A gauche par quatre! Au trot!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux soldats quittèrent la baraque.

Marignan les suivit d'un mauvais regard.

—Pardieu! maugréa-t-il, vous me le payerez, mes drôles.

Ensuite, ramenant curieusement les yeux sur la carte qu'il avait à la main, il lut;

Roger de Saint-Pons, volontaire au 11e régiment de chasseurs.

Une vive surprise se peignit sur sa figure, et il répéta en se parlant à lui-même:

—Roger de Saint-Pons... Le fils du marquis sans doute... Sur mon âme, voilà qui est bizarre!

Il mit la carte dans sa poche:

—Ceci est bon à conserver.

Puis, s'adressant à sa compagne:

—Allons, ma chère, sortons d'ici et regagnons votre voiture. Aussi bien, je ne pense pas que vous ayez la patience d'attendre la fin du spectacle pour me gratifier de la scène de jalousie à laquelle j'avoue du reste m'être acquis des titres incontestables par ma conduite ridicule...

Sergine accepta le bras qu'il lui offrait:

—Il est certain, mon bon, dit-elle, que vous ne manquez pas de toupet... Faire la cour en ma présence à cette avaleuse de sabres!... Heureusement, elle vous a reçu comme un bœuf dans un magasin de porcelaines...

Ensuite, changeant de ton:

—Ah ça! est-ce que vous songez réellement à vous battre avec ce jeune homme?

—Quel jeune homme?

—Le militaire de tout à l'heure... Un vrai petit lion... Il vous a tenu tête avec une crânerie!...

—Ah! vous avez trouvé?...

—Je l'ai trouvé gentil,—très gentil...

Marignan fit claquer sa langue contre son palais avec une expression ironique:

—Alors il faut que cela soit, car vous êtes une femme de goût...

Il ajouta en riant railleusement:

—Dans ce cas-là, mes enfants, vous auriez tort de vous gêner...

—Hein?...

—Oui, moi je suis bon prince... L'ange de l'abnégation... L'homme de tous les sacrifices...

L'actrice le dévisagea:

—Comment! c'est toi qui me conseilles...

Il l'interrompit d'un ton qui redevenait sérieux et sec:

—Je ne te conseille rien, ma fille. Je te rappelle seulement que tu es libre. Ainsi que je prétends l'être moi-même... Et puis, je n'ai pas peur: une fois ce caprice satisfait,—comme les autres,—je sais que tu me reviendras. Il y a entre nous plus que de l'affection: il y a l'habitude, il y a le mépris,—mon Dieu oui! le mépris, comme tu disais, ce soir... Va, nous ne sommes pas des amants ordinaires, et le contrat qui nous lie est de ceux dont le parchemin résiste aux coups de canif...

Ils étaient arrivés à l'endroit où les attendait la voiture.

Marignan s'effaça pour laisser passer la jeune femme.

—Est-ce que tu ne montes pas avec moi? lui demanda celle-ci étonnée.

—Non: j'ai encore besoin de rester quelques minutes par ici.

Sergine fronça le sourcil:

—Je comprends, tu vas courir après ta baladine...

—Tu ne comprends rien du tout. Les affaires sont les affaires. D'ailleurs, je te le répète: confiance et indépendance réciproques. C'est la devise des amours durables.

Il regarda en l'air et poursuivit:

—Je crois qu'il va pleuvoir. Rentre vite à Saint-Germain. Je t'y rejoindrai avant une heure.

Puis, après une nouvelle pause:

—Puisque tu t'intéresses à lui, je consens à ne pas corriger ce petit monsieur...

Puis encore, à voix basse et avec un singulier sourire:

—Après-demain, du reste, je me serai vengé de lui,—dans la fortune de M. son père.

VII

GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UN BRELAN DE SALTIMBANQUES

Les frères Snail avaient tenu longtemps le haut du pavé dans les foires, et le théâtre des Dislocations-Amusantes avait été, pendant des années, l'un des plus courus de nos kermesses et de nos ducasses.

Puis, tout à coup, nos trois Anglais étaient repartis pour leur pays.

On affirmait, parmi leurs concurrents, qu'ils avaient découvert un truc facile à exploiter à Londres.

On ne se trompait point.

Ce truc avait nom Florette.

C'était une enfant que les Snail s'étaient procurée d'une façon qui sera indiquée plus tard.

Florette,—ou miss Flora, dès l'abord, sur l'affiche,—ne batifolait point sur la corde, avec ou sans balancier; elle ne se livrait à aucun exercice d'adresse ou de force sur le trapèze ou le tremplin; elle ne montait pas à cheval; elle ne faisait voltiger aucune espèce d'anneaux, de boules et de poignards; elle ne se démantibulait pas davantage pour se fourrer dans une boîte, exécuter le saut périlleux, marcher les pieds en l'air ou sauteler, comme une grenouille, la tête entre les jambes.

L'Angleterre est blasée sur ce genre de spectacles.

C'est la terre classique des gymnastes, des contorsionnistes, des horsewomen et des acropedestrians.

Elle en fournit le reste du monde. Les Snail ne l'ignoraient point. Ils s'étaient dit:

—Il faut inventer autre chose.

Autre chose de neuf, d'inédit, d'original!

Quelque chose qui étonnât, qui remuât, qui révolutionnât l'Old England, avec quoi l'on battît monnaie dans les cités des Trois-Royaumes, et que l'on rapportât ensuite en France, entouré du prestige d'une réputation d'outre-mer.

Et ils avaient trouvé ceci:

Florette était un merveilleux enfant sous le triple rapport de l'intelligence, de la souplesse et de la beauté...

Ils lui avaient mis un fleuret à la main.

Où ces clowns avaient-ils appris cet art noble de l'escrime, qui semble être le privilège du gentleman et du soldat?

Nous ne saurions le préciser.

Toujours est-il qu'ils y étaient passés maîtres comme dans tous les exercices qui exigent des nerfs, du calcul et de l'agilité.

Dès que l'enfant put comprendre, ils lui donnèrent donc leçon, et, comme c'était un marmot solide, avec des articulations et des attaches d'acier fin, ils la développèrent d'une si prodigieuse manière qu'à dix ans, elle paraissait en avoir quinze, et qu'elle tenait admirablement sa partie avec ses professeurs et avec les meilleurs tireurs des villes qu'elle traversait.

Ce fut alors que les Snail l'emmenèrent à Londres.

En Angleterre, où la boxe entre dans l'éducation des lords, le poing est plus en honneur et plus en usage que l'épée.

Le jeu de celle-ci est, par conséquent, une chose à peu près inconnue de la masse.

Et puis John Bull a, de tout temps, raffolé de toutes les excentricités.

Or, c'en était une véritable que cette fillette, provocante, malgré son jeune âge, dans ses chausses de soie tricotées, qui dessinaient l'harmonieuse pureté de ses formes, et dans son corsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, les richesses naissantes de sa taille.

C'était une attraction étrange—pour parler la langue d'outre-Manche—que cette Clorinde en herbe, cette Bradamante en bris de coque, qui boutonnait les vieux prévôts rompus à toutes les «bottes secrètes,» et flanquait ce qu'on appelle, en termes de salle, de superbes capotes à des grenadiers écossais et à des horse-guards hauts de six pieds.

Elle avait débuté dans un Alhambra quelconque, et bientôt il n'avait plus été question que d'elle dans les tavernes de la Cité, dans les clubs les plus élégants, au Parlement et à la cour.

Et, de fait, par la pratique, devenue beaucoup plus forte que ses maîtres, elle avait des coups irrésistibles, de ces coups qui ne s'enseignent pas plus que le coup d'archet ou le démanché du violon.

Jamais on n'avait admiré garde plus sûre, mouvements plus prestes, méthode plus correcte et plus savante, combinaisons plus ingénieuses et plus gracieusement, plus rapidement exécutées.

Ses dégagements auraient tenu dans un anneau de mariée; ses contre, habilement resserrés, lui dérangeaient à peine le poignet de la ligne; ses parades de quinte, entre autres, et ses ripostes du tac au tac partaient comme l'éclair et arrivaient comme la foudre.

Le prince de Galles voulut la voir.

En ce temps-là, Lagardère,—le héros du roman de Paul Féval et du drame d'Anicet Bourgeois,—était particulièrement à la mode chez nos voisins.

Sous ce titre: J'y suis! ou la Devise de Nevers, tous les théâtres de Londres jouaient avec succès une traduction ou «adaptation» du Bossu.

Le prince-héritier s'inspira avec à-propos de cette «actualité» pour déclarer, en applaudissant la fillette:

—C'est la filleule de Lagardère.


Le surnom resta à Florette.


Il n'en fallait pas davantage pour que la gentry l'adoptât.

Il est certain que, s'il lui avait plu d'ouvrir une salle, elle aurait eu pour élèves tous les membres de l'aristocratie et de la fashion.

Mais elle n'était pas encore assez sérieuse pour démontrer.

Ensuite, bien qu'elle ne fût précoce que de corps, les Snail ne se souciaient qu'à demi de la laisser approcher des papillons flirteurs.

Partant, ils veillaient au grain, n'ayant pas envie que leur poule aux œufs d'or leur fût enlevée par un amant ou un mari.


Après Londres, on visita successivement Liverpool, Manchester, Edimbourg, Glascow et Dublin.

Partout, la petite Française fut fêtée, acclamée, choyée et couronnée!

Le Pactole ruisselait dans la caisse des trois frères.

Malheureusement, ceux-ci ressemblaient à Panurge lequel, s'il n'avait qu'un moyen pour gagner de l'argent, en possédait trente-six pour le dépenser.

Tom adorait le jeu sous toutes les espèces,—à la Bourse, sur le turf, dans les tripots...

Bob était ivrogne comme Falstaff...

Quant à Jack, l'aspect et le contact d'un jupon l'induisaient en toutes folies.

D'où il résulte que ce qui abondait par la porte s'éparpillait par la fenêtre, et qu'après avoir soutiré à la curiosité de leur mère-patrie jusqu'à son dernier penny, nos Anglais étaient revenus sur le continent plus pauvres qu'ils en étaient partis.


La déveine les y suivit, encore qu'ils y produisissent un nouveau sujet, de l'exhibition duquel ils se promettaient monts et merveilles: une Femme-Canon racolée par l'un d'eux dans un Music-Hall borgne de Leicester-Square.

Cette virago, qui portait sur l'épaule, sans gêne apparente, un petit pierrier tout chargé auquel on mettait le feu et dont la détonation n'ébranlait point d'un zeste ses formidables appas; cette virago, disons-nous, était, tout simplement, une Parisienne dépaysée—et rousse—qui répondait au nom d'Héloïse Chamoiseau.

Après une série d'aventures dont le détail serait trop long, elle avait embrassé—à Londres—la profession d'Alcide femelle, quand Jack Snail s'en était éperdûment épris et lui avait offert une association acceptée sans ambages.

Nous inclinons à croire qu'elle le trompait avec Bob et avec Tom.

Quoi qu'il en soit, la Femme-Canon réussit peu ou prou en France.

Il en fut de même de la Filleule de Lagardère.

La foule n'a plus, chez nous, le goût ni le sentiment de ce maniement de l'épée, qui fut la passion et la gloire de nos pères.

Il eût fallu aux Snail du temps, de la patience et de l'argent pour ramener, à force de réclames, l'attention sur la «spécialité» professée par leur élève.

Il leur eût fallu beaucoup de tenue, d'intrigues et d'influences dans un certain monde pour produire la fillette devant des amateurs capables d'apprécier son talent.

Or, tout cela faisait absolument défaut aux trois frères.

Ils se virent donc contraints de se remettre à besogner et à courir les foires.

Mais leur séjour de plusieurs années dans la bombance, de l'autre côté de la Manche, les avait rendus mous, lourds et paresseux.

Leurs vices seuls avaient grandi.

De grossiers, ils étaient devenus abjects, ignobles et crapuleux.

Tom ne filoutait pas un sou à ses frères et associés, qu'il n'allât le hasarder, sur des cartes crasseuses, dans quelque bouge enfumé, plein de moite chaleur et bourré d'asphyxies. Bob était ivre du matin au soir, et, en dehors de son ménage morganatique, Jack subventionnait des demoiselles.

Par suite, Héloïse Chamoiseau s'était improvisée directrice de cette troupe de six personnes, qui, en dehors des trois Anglais, de Florette et de la Femme-Canon, ne comptait guère que le pître—ou paillasse—engagé pour allumer le chaland (attirer le monde à la parade) et pour égayer par ses cascades les intervalles des exercices.

Hélas! ainsi que le disait ce second prix du Conservatoire, le chaland ne se laissait pas plus allumer que s'il avait été soufré, enduit de phosphore à la pointe, fourni et timbré par la régie!...

Et le théâtre des Dislocations-Amusantes végétait, poursuivi par un discrédit croissant.

VIII

CHEZ LAPIE

Lapie est un marchand de vin-restaurateur dont la cuisine jouit d'une bonne réputation aux environs de la gare de Sceaux et de la place où se dresse le «Lion de Belfort».

La grande salle du premier étage y est flanquée—dans les coins—de réduits où l'on se trouve aussi à l'aise, pour causer, que dans un cabinet particulier ou dans un local réservé.

Or, la surveille du jour où commence ce récit,—c'est-à-dire le vendredi qui précédait la fête des Loges,—deux convives achevaient de déjeuner dans l'un de ces buen-retiros.

Le premier de ces convives n'était autre que le cavalier servant de Sergine Gravier, le beau Marignan en personne, lequel, du fond du fiacre qui l'avait amené, pour se glisser à l'intérieur de l'établissement, n'avait point pris moins de précautions que s'il s'agissait de quelque galant et mystérieux rendez-vous.

Ce n'était pourtant pas une dame qui lui tenait compagnie à table.

Non: c'était un quidam d'un âge mûr,—porteur d'un habit, d'un gilet et d'un pantalon de casimir noir, d'une chemise à jabot tuyauté et d'une cravate d'une entière blancheur.

Cet uniforme fleurait le Palais, le bureau, l'étude, ou, si mieux vous aimez, la basoche, la chicane, le contentieux,—ce mot inventé tout exprès pour fournir des moyens d'existence à des milliers de Normands qui ne sont pas tous de Falaise, de Vire, d'Avranches ou de Domfront.

Me Bouginier (Albéric pour ces demoiselles) était, en effet, un ancien avoué de province qui avait eu des peines de cœur en justice.

Au physique, sa perruque frisée à l'enfant; ses joues pleines, rondes, appétissantes, qui gardaient la fraîcheur luisante et légèrement couperosée de l'homme de cinquante ans, conservé avec soin; son ventre florissant et ses lunettes d'or lui tenaient lieu des plus sérieuses références, éloignaient la défiance et commandaient le respect.

A un moment, il se renversa sur sa chaise et, posant sa fourchette:

—Vous disiez donc, fit-il, cher monsieur Marignan...

L'autre l'interrompit brusquement:

—Pas de bêtise, hein, papa? Appelez-moi Isidore. Je tiens à conserver le plus strict incognito.

L'ancien avoué approuva de la tête:

—C'est juste. Excusez ce lapsus. Il est constant que, si quelque habitué de Tortoni ou du Lyon d'Or apprenait que vous êtes venu vous restaurer à l'ancienne barrière du Maine, il se demanderait à bon droit quel si puissant motif pouvait vous entraîner ainsi aux antipodes du boulevard des Italiens...

—Mon maître, reprit Marignan, j'ai furieusement besoin de gagner quelque argent...

—On a toujours besoin de gagner de l'argent, opina l'ex-officier ministériel: Lovelace et don Juan comme tout le monde...

—A force d'intriguer, je me suis fait recevoir au cercle de la rue de la Paix... Un cercle trié sur le volet... Les plus beaux noms, les plus belles fortunes, les plus honnêtes gens de Paris...

—Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? fredonna Me Bouginier.

—Bref, j'ai joué et j'ai perdu...

—Vous avez perdu?... Vous?... Pas possible!

—Je perds toujours la première fois que je joue quelque part, repartit l'autre froidement.

L'ex-avoué se frappa le front:

—Où avais-je l'esprit?... Vous avez raison... Semer pour récolter, parbleu!

—Seulement, je ne vous cacherai pas que cette avance de fonds n'a pas été sans déranger un tantinet l'équilibre de mes finances: à une époque surtout où, pour jeter de la poudre d'or aux yeux de ceux qui auraient l'idée de regarder de trop près dans ma vie, il faut impérieusement que j'affiche un certain train de maison...

C'est pourquoi je vous ai écrit, à vous qui êtes un collectionneur d'opérations lucratives...

Voyons, n'avez-vous pas quelque chose à me signaler?

—Dans quel chiffre?

—Dans le chiffre de dix à quinze mille.

—Valeurs?

—Non: numéraire. On perd du temps et de l'argent à négocier. Ensuite, les espèces seules ne se reconnaissent pas.

Me Bouginier parut chercher.

Puis, après quelques minutes de réflexion:

—Je crois, reprit-il, que j'ai ce que vous me demandez...

—Bravo!...

—Par exemple, il faudra peut-être pincer d'un instrument...

—A cordes?

—Non, tranchant.

—Eh bien, on en pincera, répondit Marignan avec résolution. Seulement, on mettra des gants. Histoire de ne pas se tacher les doigts.

L'ancien avoué piqua ses deux coudes sur la table et se pencha vers son interlocuteur:

—Connaissez-vous M. de Saint-Pons? s'informa-t-il.

—M. de Saint-Pons?... Attendez donc!... Si je ne me trompe, un agronome distingué...

—Oui, et l'un de nos plus riches propriétaires terriens... M. de Saint-Pons possède, entre autres biens, un magnifique château à Carrières-sous-Bois, au bout de la terrasse de Saint-Germain. Ce château fait face à la Seine. Le parc, qui est immense, confine à la forêt, à l'endroit dit: le Rond-Point-du-Roi ou le pavillon de la Faisanderie,—pavillon habité par le garde général chargé de la surveillance du domaine...

Une notable partie de ce côté de la forêt appartient au marquis, qui y pratique, chaque année, des coupes dont il vend le produit aux marchands de bois des environs...

Cette vente a lieu à la mi-août. Elle a eu lieu, la semaine passée, comme d'habitude. Les sommes qu'elle représente sont parfois considérables. Elles sont versées par les acheteurs entre les mains du garde-chef dont je vous parlais tout à l'heure...

Celui-ci, en qui son maître a toute confiance, les conserve par devers lui jusqu'au retour de ce dernier au château...

Or, M. de Saint-Pons et son régisseur,—l'excellent papa Tourangeau,—ne reviennent à Carrières que pour l'ouverture de la chasse...

Or, la chasse ouvrira la semaine prochaine...

Donc le garde a dû battre le rappel de la monnaie; les acheteurs ont dû délier les cordons de leur bourse; les fonds, qu'ils ont expectorés, doivent être centralisés au pavillon de la Faisanderie...

S'ils n'y sont pas encore, ils y seront sous peu. On s'en assurera facilement. Il n'y a qu'à s'informer avec adresse dans le pays...

Le pavillon de la Faisanderie est entièrement isolé de toute habitation...

Par derrière, le parc le sépare du château et du village: un parc de plusieurs kilomètres, dont les ombrages touffus interceptent tout bruit...

Au village, on a l'habitude de se coucher avec les poules. Au château, il n'y a que le concierge. Le nombreux domestique du marquis ne s'y installera qu'avec lui...

Par devant s'étend la forêt, dont la solitude n'est troublée, la nuit, que par ses hôtes: les lapins, les furets, les renards qui se promènent hors de leurs terriers; les sangliers qui foncent à travers les halliers; les chevreuils, les cerfs et les daims qui bondissent dans les clairières...

—Bon! murmura Marignan, ceux-là ne gênent personne: ce ne sont point des témoins bavards.

Me Bouginier poursuivit:

—Un assez mauvais gars de Saint-Germain,—moitié grinche et moitié escarpe,—qui avait observé toutes ces particularités, caressait depuis longtemps le projet que voici:

S'immiscer en catimini dans ce local des Hespérides et effaroucher les pommes d'or pendant le sommeil du gardien...

Quitte à buter (tuer) celui-ci, s'il se réveillait, par hasard...

Il n'attendait même qu'une chose pour exécuter son dessein: c'est que la récolte des susdites pommes fût faite...

Par malheur pour le pauvre diable, on l'a coffré, il y a huit jours, pour une histoire de vol commis précédemment...

Il est dans les prisons de Versailles. La cour d'assises le réclame. Escalade, effraction, tentative de meurtre, toutes les herbes de la Saint-Jean sont réunies dans son cas. Total: vingt ans de travaux forcés...

Sa femme est venue me trouver...

Ayant hérité de l'idée de son mari, elle me l'a cédée, moyennant une récompense honnête...

Moi, j'avais presque envie de l'exploiter, cette idée, à cette fin d'arrondir la dot de ma fille aînée, qui va sortir prochainement des Oiseaux...

Mais les clients avant tout, saperlotte!...

Et, s'il vous plaît de soumissionner l'entreprise, je me dépouille pour vous l'adjuger,—me réservant mes droits de courtage, bien entendu: vingt-cinq pour cent, payables après réussite, comme toujours.

—C'est convenu! s'exclama Marignan. L'affaire me paraît sortable; elle me convient; je la prends. Signons-nous un bout de traité? Ou désirez-vous des arrhes, des garanties, une petite prime?

—Allons donc!... Vous badinez!... Entre gens qui s'estiment, la parole suffit.

Les deux convives échangèrent une étreinte cordiale.

L'ancien avoué ajouta:

—Seulement, je vous demanderai—en guise d'épingles—un piano pour ma cadette qui a des dispositions étonnantes pour la musique...

—Entendu. Erard ou Pleyel, à son choix. Enchanté d'avoir pu contribuer à former le talent de cette virtuose de l'avenir.

Il y eut une seconde poignée de main.

Après une nouvelle effusion, Marignan fit mine de se lever.

Mais Bouginier, le retenant:

—Un instant! un instant, que diable!...

IX

COURTIER D'AFFAIRES

Courtier d'affaires: ces mots, gravés en lettres noires, se lisaient sur la plaque de cuivre qui décorait la porte de l'appartement occupé par l'ex-officier ministériel au troisième étage d'une maison de la rue du Pélican.

Courtier, soit; mais de quelles affaires?

D'aucunes ont été définies par Dumas:

«Les affaires, c'est l'argent des autres.»

Cette définition pouvait à bon droit s'appliquer à celles dont le sieur Bouginier se faisait l'intermédiaire.

Quelques signatures tronquées au bas de certains actes judiciaires l'avaient envoyé et retenu au sein d'une fabrique de chaussons de lisière instituée—à Clairvaux—par les soins du gouvernement.

Il est vrai, ainsi qu'il l'affirmait lui-même, qu'il en était sorti emportant l'estime de ses chefs et la confiance de ses camarades.

La confiance de ces derniers avait été telle qu'ils s'étaient empressés de mettre l'ancien avoué en rapport avec leurs «collègues de la capitale».

Les fastes du Palais et la chronique des tribunaux établissent, d'une façon irréfutable, que tout malfaiteur de profession vit à cheval sur plusieurs affaires.

Si l'une rate, les autres lui restent.

Si celle-là le place sous la main de la justice, il se réserve de terminer celles-ci à l'expiration de sa peine; à moins—ce qui arrive fréquemment—qu'il ne les céde à des confrères non serrés (encore libres) ou à des tiers qui lui en achètent l'idée, le plan, les préparatifs et les instruments.

En argot, cet acte de comploter un chopin (coup) s'appelle nourrir le poupard.

Me Bouginier prenait les poupards en sevrage.

Il en avait un répertoire des mieux fournis, comme les agents matrimoniaux ont un catalogue d'héritières. Il les élevait, les soignait, les mijotait—et les passait au plus offrant, en prélevant une commission qui lui permît de subvenir avec avantage aux besoins de sa famille et de tenir état dans le monde.

Il n'ignorait pas, cependant, que la loi—chapitre des Complices—assimile aux auteurs d'un crime ou d'un délit ceux qui ont fourni des instructions pour commettre ce crime ou ce délit, et qu'elle les punit de la même peine.

Aussi n'agissait-il qu'avec la plus grande circonspection.

La Préfecture avait l'œil sur lui: il le savait et s'était mis en règle.

Se mettre en règle, c'est acheter par certaines complaisances les bonnes grâces de la police.

L'ex-avoué rendait des services. Il devenait, en certains cas, un indicateur précieux. Ses clients lui étaient sacrés; mais il sacrifiait sans pitié quiconque opérait en dehors de «sa maison.»

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—Comme vous y allez, mon cher! appuya Bouginier. Nous n'avons pas pris le café...—Garçon! le café!...—Et puis, vous ressemblez à Guzman, qui ne connaissait pas d'obstacles...

—Eh bien?...

—Eh bien, il y en a—et beaucoup...

—Des obstacles?

—Hélas!

—Touchant l'affaire?

—Touchant l'affaire. D'abord, il y a le pavillon: le pavillon dans lequel on ne pénètre pas aussi facilement que dans le boudoir de mademoiselle Sergine Gravier; le pavillon,—j'ai vérifié la chose de visu en menant ma famille dîner sur l'herbe dans la forêt,—qui a de solides barreaux à ses fenêtres, et, à sa porte, une vraie ferrure de cachot,—une porte en plein chêne, qu'un boulet de canon aurait de la peine à entamer...

—Pardieu! quand je devrais éventrer la muraille...

—Vous rencontreriez sur la brèche le garde général du marquis: un gaillard vigilant, robuste, courageux...

—Après?... Un homme en vaut un autre!

L'ancien officier ministériel tira de sa poche une tabatière en vermeil, l'ouvrit et y puisa une pincée de tabac:

—Pas celui-là, prononça-t-il.

Marignan développa son torse, raidit ses bras, fit craquer ses muscles:

—Bah! répliqua-t-il, on ne manque ni de résolution, ni de biceps, ni de pectoraux... Et puis, au besoin, on aura des acolytes: le Bijou-des-Dames et le Rouquin...

Me Bouginier, qui massait sa prise entre le pouce et l'index, hocha la tête avec dédain:

—Le Bijou-des-Dames et le Rouquin?... Peuh!... Mauvaise marchandise!... Bonne tout au plus à étrangler une vieille femme dans son lit ou à administrer un coup de couteau à quelque pochard attardé!...

Nonobstant, on pourra les utiliser pour faire le guet ou pour fournir des renseignements...

Mais il faut des lurons d'une tout autre encolure pour s'attaquer à Patte-de-Fer...

—Patte-de-Fer?

—Vous n'en avez jamais entendu parler?...

—Ma foi non: vous n'ignorez pas que j'ai été absent de Paris pendant plusieurs années...

—Je sais, je sais... Vous avez voyagé... Pour votre santé... L'air de la Méditerranée est exquis pour les poitrines faibles...

L'ex-avoué huma sa prise avec bonhomie.

Il continua ensuite:

—Patte-de-Fer a été l'un des plus fins limiers de la brigade de sûreté. Le bras droit de défunt Claude. Un ancien soldat: intrépide, infatigable, incorruptible...

Son surnom vous explique assez qu'il n'y allait pas de main morte avec les infortunés qui lui tombaient sous la coupe...

Avec cela, un débrouillard fini. C'est lui qui a mené l'affaire Troppmann avec feu son camarade Souvras et qui a aidé celui-ci à retrouver le cadavre de Kinck père dans le ravin de Hœrenflüsch...

—Et ce modèle des policiers a quitté l'administration?

—Quand le papa Claude a pris sa retraite, Jacques Périn—c'est le nom de notre homme—a donné sa démission. Le marquis de Saint-Pons lui a offert alors le poste de surveillant-chef de sa propriété et de ses bois de Carrières. C'est donc lui le dragon qui garde les pommes d'or à la conquête desquelles vous brûlez de vous élancer.

La physionomie de Marignan se rembrunit énergiquement:

—Oh! oh! maugréa-t-il, voilà qui modifie la face des choses!

—Il est constant, émit Me Bouginier, qu'ainsi que chante la chanson:

Cet animal est très méchant;
Quand on l'attaque, il se défend.

Il ajouta paisiblement en sucrant son café avec abondance:

—Mais que vous importe, dès l'instant que je vous procure le moyen de le mettre à la raison?...

—Le moyen?...

—Pourquoi non?... On a, Dieu merci, plus d'une corde à son arc... Et, pour suivre le cours de la comparaison mythologique que nous avons employée jusqu'à présent, s'il a suffi d'un seul Hercule pour supprimer le dragon du jardin des Hespérides, que voulez-vous que fasse contre trois celui du pavillon de la Faisanderie?

—Contre trois quoi?

—Contre trois hercules, parbleu!

—Bon! Où les prenez-vous et quels sont-ils, vos trois hercules?

—Je les prends, pour le moment, sur la route de Saint-Germain,—où la fête des Loges aura lieu prochainement,—dans la forêt,—et ils s'appellent les frères Snail.

Ce fut au tour de Marignan de planter ses coudes sur la table:

—Voyons, papa, insista-t-il, expliquons-nous carrément. Votre conversation est émaillée d'hiéroglyphes, et je ne suis pas M. de Champollion-Figeac pour déchiffrer des obélisques.

—Vous allez me comprendre, mon excellent ami:

Les frères Snail sont trois saltimbanques,—trois Anglais,—qui font métier de force et d'adresse et que je crois aussi dépourvus de scrupules que de monnaie...

Des circonstances, dont il serait trop long de vous entretenir, nous ayant mis en rapport depuis nombre d'années, ils n'ont rien à me refuser...

Vous irez donc les trouver, de ma part, aux Loges, où ils ne vont point manquer de dresser leur tente parmi les spectacles forains que la fête y amalgamera...

Vous leur tiendrez le langage que je vous indiquerai, et ils s'empresseront de se mettre à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira de leur commander...

Ce sont des auxiliaires précieux: souples comme des serpents et capables d'assommer un chrétien d'un coup de poing, comme un bœuf, pour quelques menues pièces d'argent qui leur permettraient de donner la pâture à leurs passions...

En outre, ils ont avec eux une jeune fille qui, si vous adoptez le petit plan que je vais vous soumettre, vous sera d'une incontestable utilité...

—Une jeune fille?...

—D'une paradoxale beauté!...

Une flamme singulière dansait derrière les lunettes de l'ancien officier ministériel.

—Malepeste! s'exclama son interlocuteur, vous en parlez avec un enthousiasme!...

—L'enthousiasme d'un amateur de la forme, pas davantage, protesta Me Bouginier. Amateur platonique, bien entendu. Mon âge, ma situation, mes fonctions d'époux et de père ne m'autorisent, hélas! à remplir que ce rôle sans prétentions comme sans profits...

Il poursuivit, après une pause:

—Du reste, vous jugerez mademoiselle Florette...

—Ah! c'est Florette qu'elle s'intitule...

—Et elle ne ment pas à son nom. Ce n'est pas seulement une fleur. C'est un bouquet de perfections...

—En vérité!... Vous piquez ma curiosité... J'entreprendrais l'affaire rien que pour...

L'ex-avoué avait allumé dans sa tasse l'eau-de-vie qui couronnait celle-ci d'une auréole bleuâtre.

Sur ces dernières paroles, il cessa brusquement d'attiser ce brûlot du bout de sa cuiller, et interrompant son interlocuteur:

—Monsieur Marignan, prononça-t-il d'un ton sec, j'ai sur cette personne, sur cette jeune fille, des projets sérieux dont je crois inutile de vous faire la confidence. Je vous serai donc obligé de ne pas essayer de l'inscrire sur la liste de vos victoires et conquêtes...

—Moi?... Ah! mon cher maître!... Pouvez-vous supposer...

D'un coup de doigt bref et saccadé, Me Bouginier releva ses lunettes.

Le verre brouillé de celles-ci recouvrait une paire d'yeux d'une inquiétante acuité.

Ces yeux s'arrêtèrent sur l'amant de Sergine Gravier avec une étrange expression d'autorité et de menace.

En même temps, l'ancien officier ministériel reprit d'une voix non moins tranchante que son regard:

—Mademoiselle Florette est un instrument que je vous prête. Songez à me le rendre intact. Autrement, nous nous brouillerions. Or, nous avons tout intérêt à demeurer en excellente intelligence.

Ses lunettes avaient repris leur place.

Il ajouta paternellement:

—Un petit verre de fine champagne, hein? Il n'y a rien de tel pour faire passer les vérités qu'on est, parfois, entre associés, dans la nécessité de se dire. Moi, j'en suis encore au gloria de nos pères.

Il souffla sur son brûlot, le goûta et conclut:

—Maintenant, accordez-moi toute votre attention. Il s'agit du plan que j'avais élaboré pour mon usage particulier, et que je vous cède par-dessus le marché, avec les éléments d'exécution, s'il est à votre convenance. Le plan, dans le succès duquel la Filleule de Lagardère—c'est un des sobriquets de notre jeune personne—est appelée à remplir l'un des principaux rôles.

X

LES FRÈRES ENNEMIS

Revenons à la fête des Loges.

Les lampions qui enguirlandaient celle-ci commençaient à s'éteindre. Il était tard. Boutiques et spectacles se fermaient. Seul, le bal Tivoli restait illuminé, bruissait de musique et grouillait de danseurs: le bal Tivoli où le Bijou-des-Dames, le Rouquin et leurs «folles maîtresses» étaient en train de scandaliser l'autorité par leurs en-avant-deux risqués et par leurs pastourelles anti-municipales.

Ce fut vers ce temple de Terpsychore indépendante que se dirigea Marignan en quittant Sergine Gravier.

Comme il y pénétrait, un quadrille s'achevait.

Après le galop final, les deux couples qu'il cherchait de l'œil s'acheminèrent vers la buvette.

L'associé de Me Bouginier fit—de loin—un signe à Bijou-des-Dames et sortit.

Le voyou le rejoignit au dehors.

Tous deux échangèrent quelques mots.

Ensuite, Marignan mit le cap sur le théâtre des Dislocations-Amusantes.

L'autre lui emboîta le pas à distance.

La baraque semblait sombre et close au premier abord.

Pourtant, des filets de lumière s'échappaient à travers les fentes des planches mal assemblées qui la formaient,—et des voix se disputaient derrière la toile d'emballage qui lui servait de porte.

Cette toile était trouée comme une écumoire.

On n'avait qu'à la soulever pour entrer.

Les frères Snail ne redoutaient point les voleurs.

Que leur aurait-on enlevé?—Des charpentes vermoulues ou des bancs qui ne tenaient pas!—Le reste du mobilier industriel (instruments et accessoires) était remisé, chaque soir, après la représentation, dans une énorme voiture, espèce de maison mouvante qui stationnait derrière le théâtre et dans laquelle la Filleule de Lagardère et la Femme-Canon couchaient sur des matelas.

Les trois Anglais et le paillasse dormaient sur les bancs de la baraque.

Marignan gravit doucement les degrés qui aboutissaient à la porte de celle-ci.

Il mit son œil, puis son oreille, à l'un des principaux trous de la toile, et voici ce qu'il vit et ce qu'il entendit:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au milieu de la plate-forme,—entourée, en guise de décors, de lambeaux de tapisserie,—qui constituait la «scène», une vieille planche était posée sur deux tréteaux.

Tom, Jack, Bob et la Femme-Canon étaient assis à cette table improvisée.

Il y avait sur celle-ci trois bouteilles d'eau-de-vie vides et une quatrième que l'on venait d'entamer: c'était la façon de souper de nos banquistes.

Après avoir grignoté un maigre morceau de pain, Florette s'était retirée dans la voiture, et le paillasse s'en était allé festoyer «en ville» avec une bouchère de Poissy qui l'avait particulièrement remarqué: les grandes dames ont toujours protégé les artistes.

Les frères Snail se ressemblaient tellement qu'on les aurait pris l'un pour l'autre.

C'étaient trois Anglais trapus, aux jambes et aux bras musculeux, à la mâchoire inférieure proéminente et aux cheveux roux plantés drus et bas sur une figure courte et bouffie qui rappelait le mufle d'un bull.

Ils buvaient silencieusement: l'orgie britannique est taciturne.

A un moment, leur compagne se leva.

—Où vas-tu? lui demanda Tom.

—Tiens! je me réintègre dans mes appartements. Avec ça que vous êtes gais quand vous êtes pafs!... Merci! J'aime mieux aller rêver de mes anciens...

Elle alluma son rat-de-cave au bout de chandelle qui éclairait la table:

—Bonsoir la compagnie!

Mais Tom lui adressa un geste impérieux:

—Reste! commanda-t-il.

Héloïse Chamoiseau,—souveraine du royaume-uni des Dislocations-Amusantes par l'abdication volontaire de ses trois princes-conjoints,—n'était point, paraît-il, habituée à ce qu'on lui parlât de la sorte; car elle regimba, glapissant:

—Qu'est-ce que c'est que ces manières-là?... On me donne des ordres, à présent!... Et pourquoi n'irais-je pas pioncer si ça me plaît?

—Parce que j'ai besoin de causer seul à seule avec la Florette.

—Voyez-vous ça, je vous gênerais!

Et se tournant vers les deux autres, la virago questionna:

—Entendez-vous, mes chérubins?

Bob, le second des frères, dressa l'oreille.

Il fronça le sourcil et interrogea:

—Qu'est-ce que tu lui veux, à cette fille?

—A la Florette?

—Oui.

Tom avala un verre d'eau-de-vie et répondit froidement:

—Je ne lui veux rien. Je la veux. Voilà tout.

—Toi?

—Pourquoi pas? Elle est belle et elle me convient. J'ai décidé qu'elle serait ma femme.

Bob absorba pareillement une rasade d'alcool; puis il brisa son verre sur la table et gronda:

—Si c'était vrai...

Son frère lui lança un regard de défi:

—Si c'était vrai?...

L'autre retroussa ses manches:

—On boxerait...

Tom l'imita:

—On boxera, soit; qui cherche trouve.

Héloïse éclata de rire:

—Bravo!... Déchirez-vous!... Kiss! kiss!...

Les deux adversaires s'avancèrent l'un sur l'autre. Les joues sanguines du premier avaient pris une nuance rouge plus foncée. Celles du second étaient écarlates jusqu'aux oreilles.

A cet instant, le troisième Snail se mit sur son séant:

—Une minute, mes enfants! fit-il.

—Tu ne vas pas les empêcher de se peigner, hein? lui cria aigrement la Femme-Canon. Si c'est leur plaisir, à ces hommes! Il faut bien s'amuser un brin...

Jack serra les poings et repartit avec sérénité:

—Je ne veux pas les empêcher. Au contraire. Qu'ils commencent. J'assommerai celui qui restera.

—Comment?

By God! je connais quelqu'un qui a autant envie que qui que ce soit de la Florette...

Tom et Bob demandèrent à l'unisson:

—Et ce quelqu'un?...

—Mes garçons, c'est, comme vous, le fils de notre père.

Héloïse battit des mains.

—A la bonne heure! C'est complet! Mon époux, mes beaux-frères, elle me rafle tout, votre mijaurée de Fine-Lame!...

Elle toisa les saltimbanques avec un mépris farouche:

—Mais ce n'est pas pour ça que je l'abomine! Ah! mais non! Vous êtes trois brutes qui ne valez pas la poussière de mes souliers!...

Puis, avec une exaspération croissante:

—Elle m'offusque, cette pimbêche. J'exècre ses menottes effilées, son teint de cire, ses airs de princesse. Quand elle paraît quelque part, il n'y en a plus pour personne!...

D'ailleurs, je me doutais bien que vous en teniez dans l'aile. Une sainte-nitouche qui n'a que la peau sur les os! Des gars taillés comme vous! Si ce n'est pas une honte!...

Oh! mais j'ai mon projet, par exemple. Pas plus tard que demain matin, j'achète un litre de vitriol et je le lui casse sur la frimousse. Alors, quand elle se sera débarbouillée, nous verrons si vous êtes encore disposés à vous tanner le cuir pour elle...

—Ma fille, fit Jack, un conseil...

—Donne: les petits cadeaux entretiennent l'amitié...

—Je te ferai celui-ci d'autant plus volontiers qu'il ne me coûtera pas un farthing...

—Eh bien?...

—Eh bien, garde-toi de toucher à un cheveu de la Florette.

Bob frappa sur la table:

—A la bonne heure! Notre frère Jack a parlé comme au prêche. Hurrah pour notre frère Jack!

Et, comme la Femme-Canon haussait les épaules, l'ivrogne appuya:

—Si jamais tu t'avisais...

—Oui, renchérit Tom avec un geste menaçant, si jamais tu t'avisais...

—Qu'est-ce qu'il m'arriverait, les agneaux?

Tom leva un poing qui était comme un marteau:

—Il arriverait que je t'écraserais avec ceci.

Bob crispa ses doigts, qui étaient comme des tenailles:

—Il arriverait que je t'étranglerais avec cela.

Jack ajouta:

—Et que moi, je te l'entonnerais, ton vitriol.

La virago bondit:

—Venez-y donc un peu, pour voir! prononça-t-elle résolument.

Les Snail se consultèrent:

—Autant tout de suite, proposa le premier.

—Débarrassons-nous, d'abord, de celle-ci, opina le second.

Le troisième conclut:

—On s'arrangera ensuite pour l'autre.

Ils firent un pas vers Héloïse.

Celle-ci les attendait de pied ferme.

L'escabeau, sur lequel elle était assise une minute auparavant, tournoyait, comme une massue, au bout de son bras nerveux.

En ce moment, une voix impérieuse s'éleva:

—La paix, mes maîtres! intima-t-elle.

XI

MÉNAGERIE DOMPTÉE

Les quatre adversaires se retournèrent, stupéfaits.

Marignan avait soulevé le morceau de toile qui servait de porte et s'était introduit dans la baraque.

Il monta lestement sur la scène et entra dans la zone de lumière projetée par la chandelle.

Les Anglais ont le respect des gens bien mis.

Les Snail s'informèrent en commun:

—Que désirez-vous, gentleman?

—Je désire, d'abord, que vous vous mettiez d'accord, répondit le survenant d'un ton railleur, et que l'harmonie renaisse au sein de cet asile. Je désire, ensuite, que vous me prêtiez une religieuse attention. Je désire, enfin, ou, plutôt, j'exige...

Les trois frères l'interrompirent:

—Vous exigez?...

—Est-ce que, par hasard, nous sommes vos domestiques?

—Nous ne vous connaissons seulement pas...

L'autre repartit avec calme.

—Je vous connais. Cela suffit. Vous êtes trois gredins accomplis...

Puis se tournant vers la Femme-Canon:

—C'est comme madame; si l'on fouillait au fond de son casier judiciaire...

—Vous n'allez pas essayer de me faire peur, vous, hein? grinça la virago entre ses dents serrées.

—Effrayer une dame! Fi donc! Et les lois de la galanterie!... On est chevalier français et troubadour... Je vous baise les mains, ma charmante... Tout à l'heure, en ce qui vous concerne, vous recevrez mes instructions...

Héloïse se rebiffa:

—Vos instructions?...

—Mes ordres, si vous préférez, et votre intérêt vous engage—ainsi que vos coassociés—à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude...

La physionomie des Snail avait passé successivement de la surprise à la stupeur, de la stupeur au soupçon et du soupçon à une décision sombre...

Ils échangèrent un coup d'œil rapide et sournois...

Héloïse s'était rapprochée d'eux...

Marignan paraissait occupé à choisir un londrès dans son porte-cigares...

Quand il redressa le front, les saltimbanques l'entouraient, et chacun d'eux—même la Femme-Canon—avait le couteau au poing...

La virago gronda:

—C'est un roussin! A mort le roussin! Tu es frit, mimi!

Sans se décontenancer, Marignan haussa le ton:

—Holà! demanda-t-il, êtes-vous à votre poste?

A l'instant, trois coups furent frappés extérieurement contre les planches de la baraque, et une voix—celle de Bijou-des-Dames—répondit du dehors:

—Oui, patron, nous y sommes. Avez-vous besoin de nous?

—Voilà, continua Marignan: il y a de la police, de la force armée, des gendarmes partout aux alentours d'ici,—et j'ai des amis sous la main pour les prévenir en cas d'urgence.

Les couteaux disparurent comme par enchantement et tout se tut, jusqu'au bruit des respirations.

L'associé de Me Bouginier poursuivit:

—Pour ce qui est d'appartenir à la Préfecture, vous vous trompez, mes braves amis. Seulement, il m'a plu de vous prouver que j'étais gardé à carreau. Je suis seul et vous êtes quatre; car je compte madame pour un mâle: il convenait que j'assurasse toute liberté à la conversation que nous allons avoir ensemble.

Il attira à lui l'escabeau qu'Héloïse brandissait naguère et s'assit en face du groupe des saltimbanques muets et consternés.

—D'abord, commença-t-il, soyez persuadés que je ne me présente point chez vous en ennemi. Le nom de celui qui m'envoie vous est un sûr garant de la pureté de mes intentions. Je vous suis, en effet, dépêché par un philanthrope éclairé: l'estimable sieur Bouginier.

A ce nom, le visage des trois Anglais s'éclaircit:

—Bouginier?... Master Bouginier?... Vous venez de la part de master Bouginier?

—Mon Dieu, oui! de la part du papa Bouginier, avec qui vous avez déjà traité mainte affaire analogue à celle qui m'amène.

—Il fallait vous expliquer...

—Hé! vos dissensions intestines ne m'en ont pas laissé le temps... Maintenant, ne nous amusons pas aux bagatelles du discours. J'ai besoin de collaborateurs pour une petite opération qui offre d'assez beaux bénéfices. Etes-vous gens à me seconder?... Consultez-vous pendant que j'allumerai mon cigare...

Héloïse Chamoiseau intervint avec une aimable rondeur:

—A Chaillot les consultations! Nous ne sommes ni avocats ni médecins. Qu'est-ce qu'il y aura à gagner?

Elle résumait le sentiment général.

Marignan la salua de la main:

—A merveille!... Femme de tête, de poigne et de cœur!... L'époux qui vous possédera ne connaîtra pas son bonheur!

Puis, sur la note du commandement:

—C'est fini de rire. Ouvrez les ouïes. On va s'entendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard, le cavalier servant de Sergine Gravier prenait congé des hôtes de la baraque:

—Ainsi, leur disait-il, vous m'avez-bien compris...

Demain, dans la journée, vous pliez bagage, et, un peu avant minuit, je vous trouve, avec la voiture, à l'endroit indiqué...

Quant à mademoiselle Florette, elle aura dû être expédiée, dans la soirée, au pavillon de la Faisanderie...

Est-il nécessaire d'ajouter qu'au nom de Me Bouginier il vous est formellement enjoint d'avoir à respecter—de toutes les façons—cette jeune et indispensable auxiliaire?...

—C'est bon, grommela l'un des Snail, on fera le mort avec elle.

—On ferait le mort au naturel, répliqua froidement Marignan, si, par hasard, on s'avisait de contrevenir à mes ordres. Je paie; mais je veux en avoir pour mon argent. Votre peau me répond de votre obéissance.

Il s'adressa à Héloïse:

—C'est vous que je charge de la styler. Songez que, sans elle, nous ne pouvons rien. Il s'agit de nous obtenir à tout prix son concours.

—Cependant, objecta la virago, cependant, si elle refusait...

—Ce serait votre faute, repartit l'autre sèchement, et, comme l'argent s'envolera, après-demain, dans le coffre de son propriétaire...

La Femme-Canon fit un geste énergique:

—Alors il faudra bien que, de gré ou de force...

Son interlocuteur appuya, en soulignant le mot de la voix et du regard:

De gré, seulement, vous entendez...

Qu'elle ignore la cause et le but de ce que l'on exige d'elle: les instruments inconscients sont les meilleurs...

Je vous permets d'user de l'intimidation, de la menace même pour l'amener à nos fins; mais tenez-vous en là,—ou il vous en cuirait...

Surtout,—et je vous recommande ceci à tous,—pas de querelles ridicules, de violences inutiles, de batailles, ni de vitriol...

—Je jure... balbutia chacun des auditeurs.

—Assez! assez, mes enfants! interrompit Marignan, sceptique et gouailleur. Je n'attache pas plus d'importance que vous à vos serments. Il n'y a qu'une chose à laquelle je crois: c'est à l'amour déréglé que vous nourrissez pour la vie. Voilà qui sauvegarde la Filleule de Lagardère...

Puis, avec une exagération de solennité qui acheva de dompter cette ménagerie en révolte:

—La beauté de cette jeune fille devient désormais un capital. Sa beauté et sa vertu. Malheur à qui diminuerait ce capital en le dégradant.

XII

AU PAVILLON DE LA FAISANDERIE

Carrières-sous-Bois est un joli petit village situé à l'extrémité de la terrasse de Saint-Germain et étagé entre celle-ci et la Seine.

Le château de M. de Saint-Pons, alors maire de la commune, faisait, d'un côté, face au fleuve, en bordure sur la route riveraine du Pecq, et, de l'autre, par son parc immense, rejoignait la vaste forêt qui s'étend de Chambourcy à Conflans-Sainte-Honorine et de Poissy à Meudon.

C'était au bout de ce parc et sur la lisière de cette forêt que s'élevait le pavillon de la Faisanderie,—construit autrefois pour servir de rendez-vous de chasse, avec le luxe que les architectes du dix-septième siècle déployaient dans l'édification de ces bâtiments consacrés au plus grand plaisir de la noblesse et de la couronne.

Ses murs de briques à chaînes de pierre, son toit d'ardoises à girouettes, l'encadrement de ses croisées, les deux belles grilles qui l'accolaient et qui, avec un saut-de-loup, défendaient l'accès de la propriété,—grilles ouvragées par Jean Lamour, le célèbre forgeron-artiste à qui l'on doit les élégantes «serrureries» de la place Stanislas à Nancy,—lui donnaient un caractère seigneurial que son entourage rehaussait encore d'une nouvelle et particulière splendeur.

Devant lui, en effet, s'arrondissait la Boule-du-Roi,—sorte de demi-lune au delà de laquelle s'épaississaient les massifs et les taillis de la forêt,—tandis que, derrière, le parc groupait ses arbres touffus, aux essences variées, avec un désordre qui eût fourni à l'abbé Delille l'occasion de cueillir à pleines corbeilles les alexandrins descriptifs.

C'est au seuil de ce pavillon que nous en rencontrerons le locataire,—le garde général Jacques Périn,—le lendemain des scènes qui se sont succédé à la fête des Loges et que nous avons racontées dans les chapitres précédents.

L'ancien brigadier de la sûreté était en train de causer avec un gros homme—à mine honnête et digne—qui semblait sur le point de le quitter.

Ce personnage n'était autre que le régisseur du marquis, qui avait précédé de vingt-quatre heures son maître à Carrières.

—Ainsi, demandait l'ex-détective, ainsi, cher monsieur Tourangeau, vous ne vous décidez pas à rester dîner avec moi?

—Impossible, mon brave Périn. Désolé de vous refuser. Ce sera pour une autre fois.

Le garde général sourit:

—Avouez, continua-t-il, que vous vous défiez de ma cuisine...

—Moi?

—Oui: de la cuisine d'un pauvre diable de garçon, qui vit sans cordon-bleu, sans ménagère, en isolé, en sauvage...

Eh bien, vous auriez peut-être tort: quand on a été soldat, on sait faire à peu près tout,—même la soupe...

Et je connais plus d'un fricot de nos troupiers, dont un gourmand, dont un gourmet se lécheraient les pouces et les babines...

—Je ne dis pas non, je ne dis pas non! Mais j'ai ramené ma femme et mes enfants de Paris. Ils m'attendent, pour se mettre à table, chez le concierge du château, et s'ils ne me voyaient pas arriver, ils seraient capables de se laisser mourir de faim et d'inquiétude.

Et le régisseur ajouta, en faisant mine de prendre congé:

—On ne comprend pas ça quand on n'a pas de famille.

Un nuage passa sur la figure du garde:

—C'est vrai, murmura-t-il tristement. Vous avez raison. Je n'en ai pas, moi, de famille!

Son interlocuteur lui tendit la main:

—Pardonnez-moi si je vous ai causé de la peine... C'est bien sans intention... Mais, après tout, il y a beaucoup de votre faute...

—Comment?...

—Que vous manque-t-il pour animer votre intérieur? Une compagne et des marmots? Est-ce donc si malaisé de se les procurer? Mariez-vous. Vous n'en amènerez pas la mode. Et puis, vous êtes d'âge, que diable!...

—Trop, par malheur; quand on a enjambé la quarantaine...

—Bah! c'est dans les vieilles marmites que se cuisent les meilleurs ragoûts. Vous n'êtes plus un freluquet, c'est entendu; mais vous avez bon pied et bon appétit, comme moi. Or, croyez-vous que mes cinquante ans bien sonnés m'empêchent de danser le rigodon, à votre noce, avec une jolie poulette, et de chanter la mère Godichon au repas de baptême de votre premier-né?...

Jacques Périn secoua la tête.

—Je n'épouserai jamais qu'une femme que j'aimerai,—et si par hasard, cette femme ne m'aimait pas...

—Elle serait difficile, morbleu! Un gars aussi supérieurement conservé! Et doux, et sobre, et économe! Le plus probe, le plus vaillant, le plus loyal qui soit au monde!...

—Monsieur Tourangeau!... Je suis confus... Ces compliments...

—Vous les méritez, camarade, et ce que j'exprime ici, c'est l'opinion de tout le monde, celle de M. le marquis, la mienne...

Oui, notre maître ne se gêne pas pour le déclarer hautement...

Il me répétait encore hier qu'il se félicitait d'avoir rencontré un serviteur de votre courage à la besogne et de votre dévouement à ses intérêts...

—M. de Saint-Pons est trop bon. Il me flatte assurément. Je ne fais que ce que je dois faire...

—Il vous rend justice, voilà tout... Donc, si l'envie vous prend de vous mettre en ménage, choisissez sans crainte la personne qui vous plaira. M. le marquis consentira volontiers à la demander en votre nom, et il n'y a pas de danger qu'une honnête fille et que des parents sensés hésitent à accueillir comme il convient et vos hommages et sa requête...

Le régisseur s'interrompit pour consulter sa montre:

—Mais je bavarde, je bavarde, je bavarde,—et j'oublie que les miens s'impatientent là-bas...

Il n'est que temps que je coure les rejoindre...

Monsieur arrivera demain pour déjeuner: il m'a recommandé de vous prévenir qu'il comptait sur vous au château...

—Je m'empresserai d'aller verser entre ses mains le prix des coupes que j'ai achevé d'encaisser aujourd'hui... A moins que vous ne préfériez vous en charger...

—M'en charger, c'est le mot... Farceur!... Une vingtaine de sacs de mille francs!... Non, les fonds sont bien où ils sont,—jusqu'à demain; car je présume que vous les avez placés en lieu sûr...

—Ils sont serrés dans mon secrétaire, dont la clé ne me quitte jamais...

Et le garde ajouta:

—D'ailleurs, il n'y a pas de voleurs dans le pays...

—Hum! opina son interlocuteur, dans le pays, c'est possible; mais il est venu sans doute tant de rôdeurs de Paris chercher fortune à la fête des Loges...

—Ceux-là, repartit l'ex-agent, je les évente d'une lieue, et je ne leur conseille pas de me forcer à me ressouvenir de mon ancien métier...

—Oui, oui, je sais, vous êtes une rude poigne... Votre surnom l'indiquait assez... Cependant vous êtes seul dans ce pavillon, et celui-ci est non moins éloigné du village que du château...

—Les barreaux des fenêtres et la solidité des portes défient toute espèce d'effraction... Et puis, j'ai des armes: tout un arsenal... Je sais m'en servir, et vous pensez si, au besoin, j'hésiterais à le faire...

Jacques Périn conclut d'un ton convaincu:

—Enfin, si, lorsque je suis seul, je vaux mon homme, j'en vaux dix lorsque j'ai le droit et la loi avec moi...

Par conséquent, n'ayez aucune inquiétude à mon sujet,—non plus qu'à propos de l'argent...

Cet argent est aussi à l'abri des malfaiteurs que si on l'avait confié aux caves de la Banque.

—Je n'en doute pas, déclara le régisseur, et je pars complètement rassuré: au revoir et à demain, compère!

—A demain, monsieur Tourangeau.

XIII

LA FUGITIVE

Jacques Périn était de taille et de corpulence ordinaires; d'apparence robuste et agile, encore que ses cheveux,—coupés presque ras,—qui grisonnaient vers les tempes, annonçassent ce que nous savons, de l'aveu du garde lui-même: c'est-à-dire que celui-ci confinait à la cinquantaine.

Sa moustache rejoignait une barbe courte et touffue qui lui recouvrait le bas du visage.

Ce visage, bruni par le hâle du soleil, de la pluie et de l'air libre, avait une remarquable expression d'énergie, tempérée par ce je ne sais quoi de mélancolique et de doux de l'homme fort, de l'honnête homme qui souffre et qui cache aux yeux de tous la blessure qui le fait souffrir.

La bouche était franche et sérieuse. Le nez quêtait dans le vent, comme celui d'un chien de race. Le sourcil abritait un regard loyal et intelligent. En somme, une physionomie ouverte, claire, martiale et sympathique, où le soldat se retrouvait sous la veste du garde-chasse.

Le pavillon qu'habitait ce dernier n'avait pas l'air moins avenant, en dépit des barreaux dont on a parlé tout à l'heure et qui en protégeaient les fenêtres contre toute tentative d'escalade.

Il comprenait un rez-de-chaussée, un premier étage et des mansardes.

Le rez-de-chaussée se composait d'un parloir ouvert sur le rond-point et d'une cuisine ouvrant sur le parc.

Ce parloir avait une tapisserie à raies bleues sur champ blanc, imitant le coutil d'une tente.

Il était meublé d'un secrétaire, d'une armoire, d'une table et de six chaises en acajou, et décoré de gravures militaires représentant les principaux épisodes de nos campagnes de Crimée, d'Italie et du Mexique, ainsi que de panoplies d'armes, d'engins, de harnais de chasse et de fusils, de casques prussiens,—trophées de la dernière guerre.

Au fond de cette pièce, un antique escalier de bois, noirci par le temps, conduisait au premier étage, lequel se divisait en deux parties inégales: une vaste chambre à coucher et un cabinet de débarras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le départ de Tourangeau, Jacques Périn s'était assis—dans le parloir—devant son repas du soir.

Mais il ne mangeait pas.

Il songeait...

Il songeait qu'en effet, il était bien seul dans cette maison comme dans le monde...

La tranquillité de sa vie présente,—opposée au mouvement, aux péripéties de son existence passée,—lui rendait cette solitude encore plus lourde et plus pénible.

En Afrique, la chasse aux Arabes; à Paris, la chasse aux coupables avaient absorbé toutes ses facultés et tout son temps.

Or, c'était une nature essentiellement aimante sous la rude enveloppe du policier et du soldat.

Les exigences professionnelles étaient seules parvenues à refouler en lui, pendant de longues années, les trésors de tendresse qu'il brûlait de dépenser au dehors.

Puis, plus tard, il avait lâché la Préfecture, et il était redevenu un homme comme les autres.

Alors toutes les passions du commun des mortels s'étaient brusquement réveillées en lui. Tous les désirs d'un cœur vierge avaient bouillonné de sa poitrine à son cerveau. Des désirs développés, aiguillonnés, exaspérés par l'isolement.

Un isolement d'autant plus douloureux qu'il était plus sensible. On ne passe pas impunément du feu à l'eau. Songez que, de l'effroyable quantité d'aventures publiques et privées où son paisible caractère s'était trouvé mêlé, que des drames les plus violents qu'avait traversés sa candeur, et dans lesquels son activité, sa perspicacité avaient joué leur rôle, notre ex-agent était tombé—sans transition—dans le calme léthargique et le silence tombal des journées uniformément dénuées d'événements, d'incidents, de luttes!

Ceci ne l'empêchait point, du reste, de s'acquitter de ses fonctions avec une intelligence hors ligne et une fidélité sans bornes.

Chaque matin il prenait son fusil et s'enfonçait, marchant lentement, sous les arbres de la forêt.

Mais chaque soir il s'en revenait plus morne qu'il n'était parti.

Ce soir-là, sa conversation avec l'excellent Tourangeau avait donné un corps à ses aspirations.

Il rêvait les joies de la famille.

Oh! la ménagère qui va, qui vient, alerte, accorte; qui attend l'époux au retour de la besogne quotidienne; qui est l'écho de ses pensées, la moitié de sa chair, le complément de son âme!...

Oh! les petits enfants, roses et blonds comme des Jésus de cire, qui vous grimpent sur les genoux, vous jettent au cou leurs bras potelés et remplissent de leur gentil ramage et de leur mouvement désordonné le logis dont ils sont comme les anges gardiens!...

Tandis que le brave garçon se demandait où il trouverait cette félicité intime; tandis qu'il demeurait accoudé sur la table, sans effleurer des lèvres le verre de vieux vin qu'il s'était versé, sans toucher au plat de gibier dont il s'était servi, la nuit était venue peu à peu...

Un léger bruit retentit au dehors...

Le garde dressa l'oreille:

—Oh! oh! murmura-t-il, on a remué dans les taillis...

Le bruit s'accentua...

C'étaient des pas précipités qui traversaient la demi-lune...

L'ancien policier se dit:

—Quelqu'un accourt de ce côté...

Il se leva et marcha vers la porte...

En cet instant, celle-ci s'ouvrit brusquement...

Une femme apparut sur le seuil...

Elle s'y arrêta une minute,—retournée vers l'extérieur...

Elle semblait écouter avec anxiété...

Puis, d'une voix qui haletait de l'effort d'une course furieuse:

—Je ne les entends plus! balbutia-t-elle. Seigneur mon Dieu, merci! Ils ont perdu ma trace!

Puis encore, elle referma la porte derrière elle, s'avança dans le pavillon, vint s'affaisser sur une chaise près de la table et, joignant les deux mains qu'elle éleva vers Jacques:

—Si vous êtes chrétien, supplia-t-elle avec une volubilité fébrile, accueillez-moi, protégez-moi, cachez-moi, sauvez-moi!

Elle reprit haleine, s'essuya le front d'un geste sauvage et poursuivit d'un ton farouche:

—Sinon, indiquez-moi le chemin de la rivière. Celle-ci ne refusera pas de me recevoir. Car j'aime mieux mourir,—oui, mourir,—que de retomber en leur pouvoir!

XIV

FAUSSES CONFIDENCES

Vous l'avez déjà reconnue:

C'était la Filleule de Lagardère...

La Filleule de Lagardère, dépouillée de son costume, de ses oripeaux de théâtre et vêtue, comme le vulgaire des saltimbanques pauvres, d'une misérable robe d'indienne, que son passage dans les fourrés de la forêt avait déchirée en maint endroit; d'un petit châle de mérinos, tout effiloqué et tout déteint, et d'un mouchoir en marmotte ajouré comme une dentelle.

Et, cependant, à travers les trous de ces haillons s'échappaient des parfums et des rayonnements étranges: des parfums de pudeur réelle, exquise et fière; des rayonnements de vie et de jeunesse à peine voilés par une nuance de mélancolie, qui n'était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d'une infortune vaillamment supportée.

Pour le moment, elle suffoquait.

De grosses gouttes de sueur roulaient de son front sur ses joues.

D'un mouvement machinal, elle enleva le mouchoir qui la coiffait et dégrafa le haut de sa robe...

Ses magnifiques cheveux ruisselèrent sur ses épaules, et les lignes de son cou se dégagèrent, jusqu'à la naissance de sa gorge, dans toute leur noblesse et toute leur pureté.

Jacques l'examinait avec une surprise, une admiration muettes.

—Ainsi, vous ne répondez pas? reprit-elle après un silence. Vous repoussez ma prière? C'est bien. Il ne me reste qu'à m'en aller.

Elle se mit debout péniblement et fit quelques pas en chancelant...

Puis un étourdissement subit parut la saisir.

Le garde la reçut dans ses bras et la replaça sur le siège qu'elle venait de quitter.

—Voyons, mon enfant, lui dit-il, calmez-vous et rassurez-vous. Vous êtes ici en sûreté. Moi présent, personne n'osera vous faire de mal.

Il prépara un verre d'eau sucrée et le lui offrit en ajoutant:

—Tenez, prenez ceci et tâchez de vous remettre... Je vous répète que vous n'avez plus rien à craindre. Les gens que vous semblez redouter ne viendront pas vous chercher jusque dans cette maison.

La fillette but une gorgée. Elle respira longuement. Ses yeux se rouvrirent et son regard, chargé de reconnaissance, s'arrêta sur l'ancien agent qu'il remua de fond en comble.

—Vous êtes bon, fit-elle. Le ciel vous bénira!

Ensuite, s'emparant des mains du garde et les pressant avec une effusion soudaine:

—C'est donc vrai? Vous ne me chassez pas?

Jacques, embarrassé et ému, se dégagea doucement de l'étreinte:

—Non, certes, je ne vous chasse pas, et je suis tout disposé à vous prêter aide et assistance... Mais encore faut-il que je sache qui vous êtes et ce qui vous menace... Parlez! expliquez-vous, de grâce!...

—Je comprends: vous voulez que je vous raconte mon histoire...

Elle avait une voix charmante, dont les cordes basses vibraient et pénétraient.

L'ex-policier protesta:

—Je désire connaître ce qui vous est arrivé, afin d'apprendre comment je puis vous protéger et vous défendre...

Florette eut un sourire triste:

—Elle n'est pas gaie, mon histoire; mais, puisqu'il vous plaît de l'entendre, écoutez-moi et ayez pitié d'une malheureuse qui n'a d'espoir et de ressource que dans la charité des honnêtes gens.

Et elle entama un récit dont plusieurs parties ne sont pas tout à fait étrangères à nos lecteurs:

Ce qu'elle se rappelait imparfaitement de son enfance; la façon dont les Snail l'avaient élevée; son rude apprentissage de l'escrime, son voyage et ses succès en Angleterre, son retour en France et l'empire qu'Héloïse Chamoiseau avait pris par degré sur les trois frères abrutis par leurs vices...

Héloïse la haïssait...

La fillette ignorait pourquoi...

Mais elle l'avait deviné de prime abord, et, plus tard, la virago s'était chargée de le lui prouver d'une manière non équivoque...

Il n'y avait pas de jour qu'elle ne l'accablât d'invectives, d'humiliations et de menaces; pas de jour qu'elle ne la frappât sournoisement; pas de jour qu'elle ne lui promît de la défigurer...

L'attitude de Tom, de Jack et de Bob n'était pas beaucoup plus rassurante à l'endroit de la pauvrette.

Depuis quelque temps, ils lui lançaient à la dérobée des œillades qui l'épouvantaient.

Bref, la vie en commun avec cette mégère et ces brutes était devenue insupportable pour leur victime.

Elle leur avait donc signifié—et cela le matin même—qu'elle prétendait les quitter immédiatement, qu'elle renonçait au métier de saltimbanque et qu'elle avait l'intention de se rendre à Paris et d'y chercher de l'ouvrage.

Alors la tempête avait éclaté:

On avait écrasé la récalcitrante de reproches, d'injures et de horions.

Puis les trois Anglais s'étaient précipités sur elle et l'avaient enfermée dans leur voiture qui s'était éloignée des Loges, sans attendre la fin de la fête, dans une direction inconnue...

Mais, tandis que le véhicule roulait dans la forêt, Florette avait sauté par une fenêtre et s'était jetée sous le couvert...

Les Snail lui avaient donné la chasse...

Inconsciente, éperdue, affolée, elle avait couru devant elle,—à travers les halliers, les buissons, les broussailles,—jusqu'à ce qu'elle aperçût une maison où se réfugier:

—Maintenant, conclut-elle, tout ce que je vous demande, c'est de me permettre de passer la nuit ici, sur cette chaise...

A l'aube, vous me mettrez sur la route de Paris...

Je sais lire, écrire et coudre; je suis forte et j'ai du courage; je rencontrerai bien là-bas, dans la grand'ville, quelque bonne âme qui consentira à me prendre en service ou à me donner du travail...

Autrement...

—Autrement?...

La physionomie et l'accent de la jeune fille devinrent sombres:

—Autrement, n'ayant ni asile pour le présent, ni espérance dans l'avenir, je vous l'ai dit, la Seine coule pour tout le monde...

—Mourir!... Vous songeriez à mourir!... A votre âge!...

—Oh! répliqua-t-elle amèrement, la souffrance m'a vieillie... D'ailleurs, qui est-ce qui me regrettera?... Je n'ai ni parents, ni amis, ni personne qui s'intéresse à moi sur cette terre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S'il eût écouté la narratrice avec l'attention minutieuse qu'il apportait naguère à «débrouiller» les affaires compliquées pour lesquelles on avait recours à son office, le détective émérite eût remarqué ceci:

C'est que la première partie de son histoire—celle qui avait trait à l'aversion que lui témoignait la Femme-Canon et aux craintes que lui inspiraient les allures des trois frères,—avait été détaillée par mademoiselle Fine-Lame avec une chaleur, une conviction, une éloquence qui affirmaient la sincérité de ce récit.

Dans la seconde, au contraire,—celle qui se rapportait à la scène du matin, ainsi qu'à la fuite de la fillette et à la poursuite qui en avait été le résultat,—la Filleule de Lagardère avait montré, à plusieurs reprises, une hésitation, un embarras qui eussent donné à réfléchir à un auditeur moins prévenu en sa faveur.

Mais Jacques subissait le charme qu'épandait l'étrange et ravissante créature.

Sa pensée vacillait comme s'il eût ressenti une sorte d'ivresse. Nous n'insinuerons point qu'il fût déjà amoureux. Mais ce fut en tremblant qu'il dit:

—Ma chère enfant, je vous donnerai un asile et je vous rendrai l'espérance.

XV

LE NARCOTIQUE

La fugitive eut un long soupir de soulagement.

Puis elle questionna brusquement:

—Qu'est-ce que vous allez faire de moi?

Jacques lui prit la main à son tour:

—Vous resterez ici jusqu'à demain, sous ma garde, et je vous réitère qu'à cette heure avancée ces misérables saltimbanques ne vous relanceront point sous mon toit. D'abord, ils n'ont aucune espèce de droits sur vous. Ensuite, je vous certifie qu'ils trouveraient à qui parler.

Florette le considéra en face:

—Oh! oui, vous êtes brave! fit-elle.

L'ancien soldat baissa les yeux devant la flamme qui allumait les prunelles de la jeune fille.

Il poursuivit après un silence:

—Demain, je vous conduirai au château et je vous présenterai à mon maître. M. le marquis est le plus humain et le plus généreux des hommes. Il a pour moi quelques égards. Je ne doute pas que, sur mon instante prière, il ne vous trouve une situation, non près de lui,—car il est veuf,—mais dans quelqu'une des riches familles parisiennes avec lesquelles il entretient des relations...

Et, comme la fugitive se levait dans un élan d'actions de grâces passionnées:

—Ne me remerciez pas, ajouta-t-il en se reculant. Tout autre à ma place eût agi pareillement. C'est moi qui suis trop heureux de pouvoir vous être utile.

Puis, pour couper court aux expressions de gratitude qui se pressaient sur les lèvres de la Filleule de Lagardère, il continua en lui montrant la table:

—Vous devez avoir besoin de vous réconforter. Allons, asseyez-vous et partagez mon modeste repas. Ah! dame! si j'avais su avoir, ce soir, une invitée, je me serais approvisionné et arrangé en conséquence...

Il s'en fut chercher un couvert et le disposa près du sien:

—Mais bah! reprit-il avec rondeur, à la guerre comme à la guerre! La première fois, on se distinguera davantage. D'ailleurs, c'est offert de bon cœur.

Mademoiselle Fine-Lame refusa du geste:

—Je n'ai pas faim, murmura-t-elle.

Elle porta la main à son front:

—Le sommeil, la fatigue m'accablent...

Sa tête s'abaissait, lourde, sur sa poitrine; ses paupières se fermaient malgré elle; son corps se ployait sur sa chaise...

—Bon! je comprends! fit Jacques; l'alerte, la course, la frayeur... Le repos vous est nécessaire... Eh bien, on va aller préparer votre chambre.

Il alluma un bougeoir à la lampe qu'il avait placée sur la table pendant le récit de Florette.

—Mais, interrogea celle-ci, n'avez-vous pas commencé de dîner?

—Oh! ne vous inquiétez pas de moi: j'achèverai quand je vous aurai installée dans votre casernement.

Il se dirigea vers l'escalier qui conduisait au premier étage:

—Attendez-moi tranquillement... Je reviens dans cinq minutes... L'histoire de disposer le lit...

La jeune fille ne répliqua rien. Sa tête s'était renversée sur le dossier de sa chaise. Elle paraissait s'être endormie...

Oui, mais quand le garde eut disparu au haut de l'escalier, elle se redressa avec lenteur et précaution...

Son œil, qui jetait un éclat singulier, parcourut rapidement la pièce et s'arrêta sur la table chargée des accessoires du repas de son hôte...

Entre le plat et l'assiette, le verre de Jacques était à demi plein...

Florette fouilla dans sa poche...

Un petit flacon de cristal brilla entre ses doigts...

Elle fit un pas vers la table...

Puis elle s'arrêta,—hésitante...

Un combat violent semblait se livrer en elle...

Deux fois, elle étendit au-dessus du verre la main qui tenait le flacon...

Et, deux fois, cette main ne consomma point l'œuvre qui déterminait ce mouvement, et contre laquelle protestaient la révolte, l'indignation, l'horreur qui bouleversaient les traits de la fugitive...

A un moment, celle-ci eut l'air de prendre une résolution énergique...

Elle se détourna de la table et se glissa vers la porte...

Comme elle en atteignait le seuil, le cri de la chouette—un cri lugubre et prolongé—s'éleva au dehors, de la lisière de la forêt...

Florette demeura immobile. Elle devint pâle comme une morte. Une indicible expression de terreur se répandit sur son visage:

—Ils sont là, pensa-t-elle tout haut. Ils me rappellent ma promesse. Si j'y manque, malheur à moi!

Le cri retentit de nouveau avec des modulations impératives.

La Filleule de Lagardère se tordit les bras:

—Seigneur, gémit-elle, inspirez-moi, conseillez-moi!... Cet homme est si confiant et si hospitalier!... Non, non, c'est impossible!

Le cri persista, strident et funèbre, dans le silence de la nuit.

En même temps, l'on entendit la voix du garde qui grondait:

—Ah! méchante bête, c'est moi qui irai, demain matin, te dénicher à coups de fusil, pour t'apprendre à troubler ainsi le sommeil de mes locataires!

Mademoiselle Fine-Lame balbutia avec égarement:

—S'ils n'avaient parlé que de me tuer... Mais ce vitriol, oh! ce vitriol!... Mon Dieu! pardonnez-moi: ce serait trop cruel!

Elle eut un geste de décision suprême...

Puis elle revint—d'un bond—vers la table...

Sa main s'allongea derechef...

Quelques gouttes d'une liqueur brune tombèrent du flacon dans le verre...

Puis encore, la fillette se laissa aller sur sa chaise en murmurant:

—Ils l'ont voulu! Si je suis coupable, que ma faute retombe sur leur tête!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La pièce du premier étage servait de chambre à coucher à Jacques.

Celui-ci venait d'y transporter Florette—qu'il croyait s'être assoupie de lassitude et qui s'était évanouie d'angoisse,—et de la déposer doucement sur le lit.

A côté de ce lit, sur une petite table, un revolver était placé. Le garde avait voulu l'enlever. Mais la jeune fille, rouvrant les yeux et l'arrêtant:

—Non, non, laissez cette arme; elle ne me fait pas peur.

Et, comme il se préparait à la quitter, elle avait eu un mouvement instinctif pour le retenir.

Elle avait tenté de parler,—mue par une force intérieure.

Ses lèvres avaient remué pour formuler un aveu ou une prière; mais les mots s'étaient embarrassés dans sa gorge sèche et sifflante. S'ingéniait-elle à les retenir ou à leur donner essor? On ne sait; toutefois ses joues s'empourpraient, son sein bondissait, ses prunelles brûlaient sous l'effort.

—Ma chère demoiselle, lui avait dit le garde, vous avez un peu de fièvre. Il ne faut pas vous fatiguer davantage. Je me retire. Tâchez de dormir un bon somme, et demain il n'y paraîtra plus.

Puis, le digne garçon était redescendu au rez-de-chaussée, où, après avoir fermé à double tour la porte qui communiquait avec le rond-point, il s'était mis à se promener de long en large dans le parloir.

XVI

LE CAUCHEMAR

Lui aussi, l'ancien détective, avait la fièvre.

Une joie bizarre le remplissait.

Ses aspirations, ses songes, ses desiderata de tout à l'heure n'avaient plus seulement un corps impalpable: ils avaient une forme distincte et réelle.

La femme qu'il rêvait d'associer à sa vie, c'était celle dont l'étrange beauté passait et repassait devant lui avec les attractions de ses grands yeux aux regards hardis et candides, de son front presque céleste, perdu sous les richesses d'une splendide chevelure, et de sa taille de nymphe aux divines perfections.

A cette joie, cependant, se mêlait une légère défiance.

Par moments, le policier reparaissait sous l'amoureux: le policier, homme de logique, de calcul et d'examen, inaccessible aux surprises du cœur.

Depuis que Florette n'était plus là, pour lui ravir tous ses sens, il ne pouvait, en y réfléchissant froidement, s'empêcher de trouver l'aventure assez invraisemblable.

Si la fugitive lui avait menti?

Lui mentir?

Dans quel but?

C'est ce qu'il ne pouvait s'expliquer.

Car il ne pensait pas un seul instant à la somme importante que son secrétaire renfermait.

Tromper, tramer le mal, être complice d'un projet de vol avec ce visage chaste, avec cet œil limpide, avec la musique de cette voix, c'eût été simplement horrible!

Maintenant, qu'adviendrait-il de tout ceci?

L'oiseau sauvage qu'il abritait ne s'envolerait-il pas le lendemain?

Florette était, sinon de race, du moins d'habitudes bohêmes.

L'existence sous la tente, vagabonde, avec ses contrastes de pluie et de soleil, n'a-t-elle pas été, de tout temps, plus chère à ces errants, à ces nomades, que l'inaltérable monotonie du bonheur stationnaire et du foyer conjugal?...

Et quand M. de Saint-Pons se chargerait de l'avenir de cette déclassée, ne serait-ce pas toujours une séparation immédiate?...

Une séparation!...

L'avenir n'est à personne, et les absents ont tort.

La fillette se souviendrait-elle de celui qui l'avait recueillie?

Lui garderait-elle une foi qu'elle ne lui avait point engagée?

N'aimait-elle pas ailleurs? L'aimerait-elle jamais? Soupçonnait-elle seulement le sentiment subit qu'elle lui avait inspiré?

Empli de toutes ces idées, le cerveau de Jacques semblait près d'éclater, comme une chaudière, trop pleine, en ébullition.

Conséquence naturelle de cette chaleur fébrile, une soif ardente desséchait son palais.

Dans son va-et-vient par la chambre, il aperçut sur la table le vin qu'il s'était versé un moment avant l'arrivée de la fugitive.

Il prit le verre machinalement et en vida environ la moitié.

Puis, le reposant brusquement avec une grimace de dégoût:

—Pouah! s'exclama-t-il, ce vin est exécrable!

Ensuite, après réflexion:

—Ah çà! est-ce que je deviens fou? Un crû que j'avais trouvé excellent jusqu'ici! C'est l'amertume de mes pensées qui me le gâte!

Et il voulut continuer sa promenade...

Mais il se sentait las. La tête lui pesait. Ses jambes se dérobaient sous lui....

Attribuant ce malaise au trouble de son esprit, il s'assit devant la table, s'accouda sur la nappe et mit son front dans ses mains...

Quelques minutes plus tard, il dormait.

Toutefois, comme il n'avait absorbé qu'une partie du narcotique introduit dans son verre, ce sommeil n'était point, en dépit des apparences, aussi profond, aussi insensible, aussi annihilant que l'avaient présumé les instigateurs de Florette.

Lucide comme celui que les passes magnétiques déterminent chez certains sujets, ce sommeil se doublait de rêves où la réalité jouait un rôle:

Sous le plomb qui fermait son oreille et qui scellait sa paupière, Jacques percevait ce qui s'agitait autour de lui.

Mais il ne le percevait que confus et voilé,—derrière un brouillard...

Et il ne lui était point possible d'intervenir...

Ses membres engourdis lui refusaient leur office...

Cauchemar compliqué de catalepsie. L'opium, ingéré à certaine dose, produit de ces phénomènes communs à nombre de maladies nerveuses. Une partie des organes acquiert une force de vie excessive, tandis que l'autre semble frappée de mort.

C'est ainsi que, dès l'abord, l'ancien policier avait entendu un pas léger glisser le long de l'escalier...

Une forme blanche avait traversé le parloir...

Cette forme s'était penchée sur la serrure close par lui à double tour...

La clé avait tourné en sens inverse dans cette serrure...

La porte s'était ouverte sans bruit...

La forme blanche avait fait un signe au dehors...

Puis, rapide, elle avait repassé devant le dormeur, avait regagné l'escalier et était rentrée dans la chambre du premier étage...

Au bout d'un instant, quatre hommes avaient pénétré dans le pavillon:

Les trois premiers avaient une figure stupide que l'ivresse incendiait.

Le quatrième paraissait entièrement maître de lui.

Comme dans un roman ou dans un mélodrame, ses traits se cachaient sous un masque dont la barbe de satin noir descendait jusque sur sa poitrine.

Ce dernier s'était approché de Jacques Périn.

Le garde avait senti une main se couler avec précaution dans la poche de sa veste et en retirer la clé du secrétaire...

Alors, seulement, il avait compris...

C'était contre l'argent de son maître qu'était dirigée cette expédition!

Le fidèle serviteur avait essayé de se lever, de se mouvoir, de crier...

Impossible!...

La paralysie immobilisait son corps, ses muscles et sa langue...

Les trois coquins à la face bestiale marchaient vers le meuble qui renfermait les vingt mille francs...

Le personnage masqué les arrêta:

—Mes camarades, prononça-t-il en leur désignant le dormeur, j'ai l'habitude de ne rien laisser derrière moi. Si cet importun venait à se réveiller, il y aurait lutte, tapage et tout le tralala. Il vaut mieux le régler de suite. L'un de vous a-t-il un couteau?

—En voici un.

—Eh bien, servez-vous en: frappez... Frappez ici, entre les omoplates: c'est la meilleure place, au dire des gens de l'art...

Il ajouta avec tranquillité:

—Cette formalité accomplie, nous procéderons à la récolte du quibus et, quand elle sera terminée, nous appellerons la petite, qui s'est conduite comme un ange et qui doit se tenir tapie là-haut, dans quelque coin.

All right! firent les trois autres.

Ils entourèrent l'ex-agent.

Le malheureux sentit les mains de deux d'entre eux s'abattre, comme des étaux, sur ses épaules, pour le maintenir contre la table...

Sans le voir, il sentit aussi se lever le couteau du troisième...

Et il se raidit dans un effort surhumain pour s'arracher à la torpeur qui le clouait, inerte, sous le fer...

Effort infructueux: la léthargie était plus puissante que sa volonté!

Cette volonté même, un choc inattendu venait presque de la lui enlever.

Cette «petite» dont on avait parlé, c'était Florette!

Florette était de moitié dans le crime!

C'était elle qui tuait son hôte en le livrant à ses complices!

Cette foudroyante révélation poignardait Jacques plus sûrement que n'allait le faire la lame du couteau emmanché au poing de l'assassin.

Le garde était deux fois perdu.

Il se résigna et sourit—intérieurement—à la mort.

XVII

COUPS DE REVOLVER

En ce moment, une voix appela:

—Tom! Bob! Jack!

Cette voix tombait du haut de l'escalier.

L'arme et le bras de Tom ne s'abaissèrent pas.

La voix continua, dure, brève, métallique:

—Est-ce là ce que vous avez juré? «Il n'y aura pas de sang versé», avez-vous dit. Je vous somme de tenir cette promesse.

Les Snail s'entre-regardèrent, indécis.

Le personnage masqué intervint:

—Ma chère demoiselle, fit-il, ne vous mêlez pas de tout ceci. S'il vous répugne d'assister à une exécution nécessaire, rentrez, pour quelques minutes, dans le trou où vous étiez blottie tout à l'heure. On vous fera signe quand il n'y aura plus de danger pour vos nerfs impressionnables.

La voix répliqua brusquement:

—Vous, je ne vous connais pas, et ce n'est pas à vous que je m'adresse.

Puis, avec l'accent du commandement:

—Tom, Bob et Jack, laissez cet homme!

—Ma mie, repartit l'autre avec impatience, il faut que la place soit nette; demeurez ou retirez-vous, si bon vous semble; mais ce que j'ai décidé aura lieu.

Il se tourna vers les trois frères:

—Allons, l'heure s'écoule, dépêchons!

La voix, qui se fit menaçante, redit:

—Encore une fois, laissez cet homme!

Le trio de drôles hésitait.

Le personnage masqué s'emporta pour de bon:

—Ah çà! gronda-t-il, à qui obéit-on ici? Est-ce moi qui paye, oui ou non? Foin des caprices de jolie femme!

Les Snail répondirent en grognant quelques paroles inintelligibles.

L'autre frappa du pied:

—Nous perdons un temps précieux... L'argent est là... Les vingt mille francs...

Vingt-mille francs!...

Jusqu'alors, les Snail avaient ignoré le chiffre de la somme...

Ils croyaient qu'il ne s'agissait que d'une simple poignée d'écus...

Mais vingt mille francs! Les sacs entassés et bondés à craquer! Les sacs éventrés et dégorgeant les pièces blanches! Un trésor!...

Pour le quart, les trois frères auraient égorgé père et mère!...

Nous pensons que, si les choses avaient suivi leur cours, leur chef, au moment du partage, aurait trouvé en eux des associés incommodes.

La fièvre de l'argent entrevu achevait de les enivrer.

Ils se ruèrent sur leur victime.

La voix, qui frémissait de colère, répéta:

—Pour la dernière fois, laissez cet homme!

Le brelan de scélérats riposta à cette injonction par un ricanement féroce:

Bob et Jack jetèrent derechef le grappin sur le garde...

Et Tom leva son arme à nouveau...

Mais il n'eut pas le loisir de l'enfoncer à cette «meilleure place» indiquée par le personnage masqué...

Trois éclairs, trois détonations se succédèrent dans un nuage de fumée...

Et les trois bandits roulèrent l'un après l'autre, foudroyés, sur le plancher.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jacques Périn, debout, s'appuyait au dossier d'une chaise.

La commotion violente—déterminée dans tout son être par l'imminence du danger couru et par l'imprévu de l'intervention à laquelle il devait son salut—avait brusquement rompu les liens qui le retenaient captif dans une sorte de mort artificielle.

Il s'était remis sur ses jambes et secouait le front, comme un lion secoue sa crinière, pour ressaisir le fil de ses idées et en activer le classement.

Ses yeux, qui revivaient et qui semblaient chercher, tombèrent, de prime abord, sur deux des frères Snail étendus à ses pieds.

Une balle avait cassé le crâne de Jack.

Une autre avait troué la poitrine de Bob.

Ils achevaient d'expirer dans une double mare de sang; celui-ci, couché sur le dos; celui-là, la face contre terre.

Le troisième avait eu la force de se relever de la place où il était tombé, et, soutenant de sa main gauche son bras droit brisé, il s'était précipité dehors avec des hurlements de douleur.

Au résultat des trois coups de feu, le chef de l'expédition avait, de son côté, poussé un cri de rage.

Puis il s'était lancé à la suite de Tom.

Les deux fuyards avaient disparu dans la nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les yeux du garde cherchaient toujours.

Une forme blanche—celle qu'il avait confusément entrevue dans ce qu'il considérait encore comme un rêve—gisait inanimée sur l'une des marches de l'escalier.

Il y avait auprès d'elle un revolver dont le canon conservait la chaleur d'une explosion récente.

Cette forme blanche, c'était la Filleule de Lagardère.

La présence de cette arme, celle de Florette en cet endroit, avaient une éloquente signification.

Le regard de l'ex-agent s'éclaira de joie.

Il marcha à grands pas vers l'escalier, enleva la jeune fille dans ses bras et vint la déposer sur le siège qu'il occupait précédemment.

Le pauvre enfant subissait les conséquences de son héroïsme.

Cette réaction, cette prostration l'avaient prise, qui suivent, d'ordinaire, chez les femmes un accès de fièvre subit ou l'accomplissement d'un acte inusité d'énergie.

Elle ne sortit de cet état,—sous les soins prodigués de Jacques,—que pour s'écrier, à l'aspect des deux saltimbanques qui finissaient de râler sur le carreau:

—Ces malheureux!... Relevez-les!... Secourez-les au nom du ciel!

L'ancien soldat se pencha sur les dernières convulsions des deux agonisants.

—Ces malheureux n'ont plus besoin de rien, prononça-t-il. Je m'y connais. J'en ai vu quelques-uns comme cela, en campagne, sur les champs de bataille.

Il s'en fut retirer un drap de l'armoire et en recouvrit les cadavres.

Florette s'était voilé le visage de ses mains.

—Morts! s'exclama-t-elle en proie à une cruelle crise nerveuse, ils sont morts!... Et c'est moi qui les ai tués!... J'ai tué, Seigneur!... J'ai tué!

—Oui, protesta le garde en essayant de la calmer, mais Dieu, les hommes, la loi, votre conscience vous absolvent... Car c'était pour empêcher le crime... Sans vous, j'étais perdu: vous êtes mon ange sauveur!

Il ajouta avec colère:

—Et quand je pense que je vous accusais de faire cause commune avec ces misérables!... Que je croyais vous avoir entendu—en songe—les introduire ici!... En vérité, je suis furieux contre moi-même!... Une aussi stupide erreur!... Moi, dont c'était jadis le métier de discerner les criminels des honnêtes gens!

Il fit un mouvement comme pour s'agenouiller:

—Oh! tenez, laissez-moi vous demander pardon!...

Elle l'arrêta:

—Restez! C'est à moi de m'humilier...

—A vous!...

—Vous n'étiez pas dans l'erreur...

—Comment?...

—Je suis effectivement la complice des voleurs et des assassins...

—Oh!...

—C'est moi qui vous ai menti pour obtenir l'hospitalité dans cette maison, dont j'avais mission de leur ouvrir la porte; c'est moi qui vous ai endormi pour procéder plus sûrement à l'accomplissement de cette mission...

Il la considéra avec une affectueuse pitié:

—Ma chère enfant, revenez à vous!... La scène terrible de tout à l'heure vous égare... Ce trouble, ces paroles incohérentes, ce délire...

Florette l'interrompit, et, secouant la tête:

—Le délire? Oh! non pas: j'ai toute ma raison. Ce n'est pas la folie qui hante mon cerveau: c'est le remords qui me tenaille le cœur.

Elle poursuivit avec impétuosité:

—Faut-il que je vous répète que vous ne vous êtes point trompé; que c'est moi qui ai quitté le lit, que je devais à votre générosité, pour me glisser dans cette chambre et y introduire ces hommes; que c'est moi, enfin, qui vous ai versé le sommeil, pour vous empêcher de défendre le dépôt confié à votre garde?...

Son interlocuteur, dont la stupeur allait croissant, essaya de se révolter:

—Vous vous calomniez!... Allons donc!... Ce n'est pas possible!...

Elle jeta sur la table le petit flacon de cristal que nous avons aperçu naguère entre ses doigts:

—Voici, répliqua-t-elle froidement, voici le reste de la liqueur que j'ai mêlée à votre vin.

Jacques saisit le flacon, le déboucha et en flaira le contenu avec une précipitation emportée.

Puis il baissa le front avec accablement.

Il n'y avait plus à se débattre contre l'aveu corroboré par l'évidence.

Puis encore, d'une voix étranglée, à peine distincte:

—Mon Dieu!... C'était vrai!... Elle!...

Elle!...

Ce monosyllabe avait l'accent d'une plainte plus déchirante que mille menaces: la plainte qu'arrachent un monde d'illusions détruites, un rêve de bonheur qui s'envole, l'édifice d'un avenir laborieusement échafaudé et qu'un souffle renverse.

Ensuite l'ex-policier reprit avec une rudesse qui était comme l'écho de ses souffrances intérieures:

—Mais savez-vous bien, malheureuse, qu'à défaut du métier que je n'exerce plus, mon devoir me commande de vous livrer à la justice?

—Eh bien, livrez-moi, repartit Fine-Lame. Je suis prête. Ayant commis la faute, je ne chercherai point à me soustraire au châtiment...

Toutefois le tribunal ne me condamnera pas sans m'entendre...

Non point que ce soit pour elle-même que je veuille lui disputer ma liberté: la prison n'est pas pire que l'existence que je mène depuis que j'ai l'âge de raison...

Mais je prétends qu'on sache ce que j'ai enduré pour en arriver où je suis...

Et, tenez, vous allez être mon premier juge...

—Moi?...

—Vous ne refuserez pas de m'écouter avant de me conduire aux gendarmes...

—Cependant...

—Je vous en prie!...


Vaincu par le regard, par le geste qui accompagnaient cette supplique, Jacques Périn était tombé sur une chaise avec un mouvement qui signifiait: J'écoute.

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