La filleule de Lagardère; I: La saltimbanque
XVIII
CONFESSION GÉNÉRALE
—Quand je vous ai parlé, commença la jeune fille, de tout ce qu'il m'a fallu supporter depuis que je suis revenue en France avec ces hommes,—depuis que cette horrible femme s'est associée à eux,—depuis que j'ai compris ce qu'ils voulaient faire de moi,—je suis demeurée au-dessous, oh! bien au-dessous de la vérité!...
Où je me suis écartée de celle-ci, c'est lorsque je vous ai conté que je m'étais enfuie, ce soir, de chez les Snail...
Ce matin, pendant qu'ils chargeaient la voiture pour s'en aller je ne sais où, Héloïse Chamoiseau m'a emmenée à l'écart, dans la forêt, sous les arbres, et m'a expliqué ce qu'on exigeait que je fisse chez vous, cette nuit...
D'abord, j'ai repoussé cette proposition avec indignation...
Alors, me saisissant le bras avec une telle violence que j'en ai conservé la marque, elle m'a dit ce seul mot:
«—Prends garde!»
Je lui répondis sans faiblir:
«—Je suis à bout de forces ici. Je ne crains pas la mort. Tuez-moi!
»—Oh! a-t-elle ricané, on ne te tuera pas... On serait obligé de te payer à la justice comme si tu valais quelque chose... Mais cette jolie frimousse dont tu te sers pour éclipser les autres...
»—Eh bien?...
»—On te l'arrangera à la mode du diable et à la sauce au vitriol.»
Elle a ajouté entre ses dents:
«—Et ce serait une chose bâclée depuis hier, si l'on n'avait pas besoin de toi aujourd'hui.»
Le vitriol!
J'avais vu un saltimbanque de nos voisins, dans une foire, en jeter un verre, pour se venger, à la tête d'une pauvre femme...
J'ai encore dans les oreilles les hurlements de la misérable!...
J'ai encore devant les yeux sa figure qui n'avait plus rien d'humain: ses lèvres boursouflées, noircies, pendantes; les plaies hideuses de son front, les brûlures affreuses de ses joues, ses prunelles éteintes sous ses paupières saignantes!...
Et l'on aurait fait de moi la pareille de cette créature!...
Comme elle, je serais devenue un objet de curiosité, de pitié et d'horreur!...
Comme elle, j'aurais traîné une vie abjecte et repoussante à travers les risées, l'effroi et le dégoût!...
J'embrassai les genoux d'Héloïse en versant toutes les larmes de mon corps...
La mégère me riposta, implacable:
«—C'est à choisir. Tâte-toi le pouls. Ou, ce soir, tu marcheras à nos flûtes, ou demain, bernique! plus de minois de duchesse pour ensorceler les adorateurs!... Et ne tente pas de t'esbigner pour nous dénoncer ou pour nous fausser compagnie! Je ne te quitte pas d'une semelle, et, si tu bronches, gare! J'ai dans ma poche de quoi te nettoyer tout de suite!»
Et elle sortit à demi une bouteille de son tablier.
«—Et si je me soumets à votre volonté?...
»—On respectera ton museau. C'est chose convenue avec tes protecteurs. Car mademoiselle a des protecteurs!
»—C'est bien, fis-je: j'obéirai.»
Héloïse me donna ses instructions.
Selon elle, je n'étais qu'une sotte de m'offusquer.
De quoi s'agissait-il après tout?
D'emprunter quelques sacs d'écus, pour nous tirer de la déveine, à un richard qui possède des millions.
Il n'était pas question du personnage masqué qui commandait ici tout l'heure.
Il ne devait y avoir aucune violence commise.
C'était pour éviter tout bruit et toute lutte—une lutte qui vous serait fatale—qu'on me chargeait de vous endormir et d'ouvrir votre porte aux Snail.
Seigneur! je le sais bien: j'aurais dû ne pas céder.
Mais quoi! quelqu'un m'avait-il jamais dit: «Fais ceci, ne fais pas cela!» Quelqu'un m'avait-il jamais donné un bon conseil? Quelqu'un m'avait-il jamais montré le droit chemin? Quelqu'un m'avait-il jamais crié: Casse-cou! au bord du précipice?...
Non: personne ne s'était occupé de moi...
Personne ne m'avait appris ce que c'est que l'honneur...
Sais-je de quelle couleur, de quelle matière, de quelle façon c'est fait!...
Si je comprends qu'il y a un Dieu au ciel et une justice ailleurs que sur la terre, c'est que je l'ai deviné d'instinct; c'est que je suis entrée, par hasard, dans une église, un soir que l'angélus paraissait m'appeler et que ma pauvre âme suffoquait de doutes et d'incertitudes; c'est que j'ai prié et que je me suis sentie éclairée...
Oui, mais, hors de l'église, tout n'est pour moi que ténèbres...
Oh! cette obscurité terrible!...
De la lumière! J'ai besoin de lumière! L'ignorance est une nuit: le bien la fuit, le mal y rôde...
Ah! si j'avais eu une famille pour m'instruire!...
Mais je suis un enfant abandonné, perdu, vendu, volé peut-être!...
Et c'est ce qui m'a empêchée de me jeter à l'eau...
Car je ne veux pas mourir sans connaître ma mère; sans la couvrir de larmes, de caresses, de baisers, si elle est encore de ce monde et si la Providence daigne la rendre à mon amour; sans m'agenouiller sur sa tombe, si je ne dois plus la rencontrer dans cette vie et si quelque révélation d'en haut vient m'indiquer où elle repose...
Un nom que je répète sans cesse dans mes prières!...
Une image que je revois sans cesse dans mes songes!...
Une idée qui me soutiendra dans la prison où vous allez m'envoyer...
Ne croyez pas, en effet, que je vous raconte tout ceci dans le seul but de vous attendrir...
J'essaye, voilà tout, d'établir comment j'ai été entraînée à mieux aimer être coupable que martyre...
Maintenant j'ai fauté: que l'on me punisse...
Allez chercher la justice: je l'attends,—et, aussi vrai que je me suis servie de ce revolver pour frapper ces deux assassins, je ne tenterai pas un pas pour me soustraire à son action...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En parlant ainsi, elle s'était laissée glisser de sa chaise à deux genoux sur le parquet; et quand elle se fut tue, elle demeura là, frémissante, écrasée, offrant en quelque sorte son corps tout entier à l'expiation.
—Relevez-vous, dit Jacques doucement.
Elle se redressa, raide, rejetant en arrière ses cheveux qui, dénoués, avaient ruisselé sur son visage, et elle regarda son interlocuteur comme si elle eût imploré de lui un prompt arrêt, sans ménagements ni équivoque.
Le garde continua:
—Vous n'aurez pas affaire à la justice...
—Est-il possible?...
—Est-ce que, depuis que je vous écoute, que je vous juge en premier ressort, je n'ai pas acquis une conviction qu'il m'est facile de résumer par cette formule en usage:
«Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu qui m'entend, à défaut des hommes en face desquels je n'hésiterais pas à le répéter, non, Florette, vous n'êtes pas coupable!»
Partant, ne pleurez plus et tenez haut la tête! Ni inquiétude au cœur, ni rougeur sur le front! Vous êtes la plus adorable et la plus vaillante des filles!...
—Ainsi, balbutia-t-elle, folle de joie, ainsi vous me pardonnez de vous avoir trompé?...
—Je vous glorifie de m'avoir sauvé.
L'ancien policier ajouta en consultant sa montre:
—Mais il ne nous reste que juste le temps de nous concerter...
Le jour va poindre. Le parquet, que je vais faire prévenir, effectuera ici sa descente à la première heure. Il ne faudrait point qu'il vous rencontrât chez moi...
Autrement, il aurait le droit de vous adresser certaines questions auxquelles il vous serait difficile de répondre...
—Quoi qu'il puisse arriver, je ne mentirai plus, déclara la jeune fille avec résolution.
—Alors je redoute fort qu'une détention momentanée ne soit le prix de votre franchise...
Mademoiselle Fine-Lame eut un mouvement de frayeur.
L'ex-agent se hâta de reprendre:
—C'est à cet inconvénient, qui ne serait, du reste, que de peu de durée,—votre innocence ne pouvant manquer d'être établie de la façon la plus éclatante par mes propres affirmations,—c'est à cet inconvénient, dis-je, qu'il s'agit de parer dans le plus bref délai...
Avez-vous confiance en moi et vous abandonnez-vous sans examen, sans restriction, à mon dévouement, à ma reconnaissance?
—Je suis prête. Commandez. Je vous obéirai comme à un frère.
Jacques s'assit devant le secrétaire et écrivit rapidement une courte lettre qu'il relut d'un trait et qu'il enferma dans une enveloppe sur laquelle il libella l'adresse suivante:
Mademoiselle
Mademoiselle Eliane de Jouy, en religion sœur Annonciade,
Au couvent des Dames de Sainte-Marie-des-Anges, Rue des Missions.
Paris.
Puis, se levant:
—La voiture publique, qui correspond aux premiers trains marchant de Saint-Germain sur Paris, passera dans un instant à quinze pas d'ici, sur la gauche du rond-point. Le bruit des grelots des chevaux, vous avertira de son apparition. Vous la prendrez. Voici de l'argent...
—De l'argent!...
—Acceptez sans fausse honte: c'est un prêt du frère à la sœur...
—J'accepte, oh! j'accepte!... Mais cette générosité... C'est trop,—beaucoup trop...
Elle s'était jetée sur les main du garde et les serrait, les étreignait nerveusement.
Jacques se dégagea pour lui tendre la lettre:
—Une fois à Paris, poursuivit-il, vous vous ferez conduire à l'adresse mentionnée sur cette enveloppe et vous remettrez ce papier à la personne dont le nom se lit sur cette même adresse...
—A mademoiselle Eliane de Jouy...
—A la sœur Annonciade: c'est-à-dire à la plus noble, à la meilleure des femmes... Il faudra lui confesser tout ce qui s'est passé cette nuit...
—Tout?
—Tout: sans hésitation, sans faux-fuyants, sans réticences; lui avouer tout ce que vous m'avez avoué; lui montrer à nu votre existence, votre conscience, votre détresse...
—Je le ferai, répondit humblement la jeune fille.
L'ex-policier continua:
—Mademoiselle de Jouy sait jusqu'où s'étend le malheur. Elle a été jadis éprouvée cruellement. C'est une sainte!...
Je la supplie de vous conserver auprès d'elle...
J'ai tout lieu d'espérer qu'elle y consentira...
—Est-ce que nous ne nous reverrons plus? interrogea Florette vivement.
—Votre nouvelle protectrice en décidera, repartit son interlocuteur d'une voix qui tâchait de rester ferme. Vous lui appartiendrez, à dater d'aujourd'hui, comme jusqu'à aujourd'hui vous aviez appartenu aux Snail. Avec cette différence, toutefois, que je veux vous arracher au Mal pour vous donner au Bien. Vous m'avez compris?
—Et je me soumets de grand cœur, murmura mademoiselle Fine-Lame. Que votre volonté soit faite en toute chose. N'êtes-vous pas désormais mon maître?
—Dites votre ami, ma chère enfant; votre frère, comme vous m'appeliez tout à l'heure...
Ils demeuraient en face l'un de l'autre, immobiles, muets et troublés.
La même émotion gonflait leur poitrine.
L'aube commençait à blanchir les vitres du pavillon.
Des sonnailles agitées tintaient au lointain.
Jacques balbutia:
—C'est la voiture.
Et Florette bégaya:
—Déjà!
Le garde insista:
—Voici l'instant de partir... La correspondance est toute proche... Dépêchez-vous...
Elle se dirigea vers la porte...
En passant auprès des cadavres des deux Anglais,—rigides sous le drap taché de sang,—elle frémit et chancela...
L'ex-agent s'élança pour la soutenir:
—N'ayez ni crainte ni remords, fit-il. Ceux-là sont morts victimes de leur crime. Je prends leur châtiment sur moi.
Puis, du seuil lui désignant la diligence qui s'avançait, en carillonnant, dans la brume crépusculaire:
—Allez en paix et que Dieu vous garde!
XIX
VARIATIONS SUR LA «GAZETTE DES TRIBUNAUX»
—Zébie?
—Monsieur?
—Eh bien, et ce chocolat, ma mie?
—Monsieur, il est en train de mousser.
—Et ma Gazette des Tribunaux?
—Elle est en main, monsieur.
—Comment?
—C'est-à-dire qu'on vient de l'apporter et que je suis en train de la parcourir pendant que le chocolat de monsieur mousse.
—Par exemple!... Déflorer mes journaux!... Petite peste! carogne! pécore! comme on jure au Théâtre-Français dans l'ancien répertoire.
Sans s'émouvoir outre mesure de cette bordée d'injures classiques, mademoiselle Eusébie,—Zébie, dans l'intimité,—la bonne pour tout faire des époux Bouginier,—entra d'un pas délibéré dans le cabinet de son maître qui était une pièce assez grande, mais basse d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, étaient tapissées de cartons.
La «petite peste» était une Normande douée d'une fraîcheur et d'un embonpoint remarquables.
Elle portait la robe de toile et le tablier blanc des caméristes parisiennes; mais chacun de ses pendants d'oreilles pesait trois louis au bas mot.
Me Bouginier était déjà assis devant son bureau, en coin de feu de flanelle à carreaux écossais, en pantalon à pied de molleton, en pantoufles brodées et en calotte grecque.
C'était un travailleur matinal.
Quand on fut toujours vertueux, on aime à voir lever l'aurore.
La bonne déposa devant lui un plateau sur lequel il y avait toute sorte de choses: un couvert, une serviette, des rondelles de beurre nageant dans l'eau d'un compotier, des radis roses dans un ravier, une énorme tasse de porcelaine et toute une boulangerie de petits pains: flûtes, croissants, viennois aux anis, anglais aux raisins, etc., etc., etc.
Ensuite elle se mit en devoir de verser «la liqueur tirée de la fève du cacao», laquelle fumait à gros bouillons et embaumait la vanille.
Notre Normande elle-même avait les joues écarlates et répandait une suave odeur de cassis.
L'ancien officier ministériel s'occupait à beurrer ses pains:
—Et mon journal, insista-t-il, qu'avez-vous fait de mon journal?... En vérité, Zébie, vous êtes d'une inconvenance!... C'est comme hier soir ce pompier...
—Quel pompier?...
—Qui vous embrassait dans l'escalier, pendant que je rentrais de l'Opéra-Comique. C'est scandaleux! Mademoiselle se laissait chiffonner avec une abnégation!...
La servante haussa les épaules:
—Dame! le gaz était éteint; il faisait noir comme dans un four; moi, je croyais que c'était monsieur...
Puis, tirant le journal, tout froissé, de la poche de son tablier:
—Tenez, la voici, votre Gazette... Elle n'est pas riche, ce matin. A part une mécanique qui est arrivée là-bas, à côté de Saint-Germain-en-Laye...
—Ah! demanda Me Bouginier, qui saupoudrait ses tartines de sel, il est survenu un événement extraordinaire, là-bas, dans le département de Seine-et-Oise?...
—Une bande de brigands, dans un pavillon, chez un garde, sur la lisière de la forêt,—avec un chef masqué,—comme dans Pierre le Noir ou les Chauffeurs, par M. Taillade, que j'ai vu à l'Ambigu, en compagnie de mon cousin, le tambour-major du 101e...
—Et ces sacripants ont sans doute commis un vol des plus importants?...
—Il est certain que ce n'est pas l'envie qui leur en a manqué...
—Ah!...
—Il paraît même qu'il y avait gros dans le secrétaire...
—Vraiment!...
—Oui, mais va-t'en voir s'ils viennent! Le garde-chasse veillait au grain. Il vous empoigne un pistolet, et pif! paf! voilà deux des malandrins par terre; un troisième, blessé, qui se sauve; le chef qui lui emboîte le pas,—et, lorsque la justice accourt, elle ne ramasse que deux cadavres...
La mouillette que l'ex-avoué avait plongée dans sa tasse demeurait droite—ainsi qu'un obélisque—au milieu du chocolat épais...
Bouginier ne songeait pas à l'en retirer pour la porter à sa bouche.
La racontaine d'Eusébie l'avait—positivement—suffoqué.
La Normande opina:
—Je l'idolâtre, ce garde-chasse. Ce doit être un gaillard superbe. Il me rappelle Népomucène...
—Népomucène?...
—Népomucène Briquet, un de mes promis. Membre influent de la cavalerie française. Quinze ans de service, vingt-huit campagnes et pas une heure de punition.
L'ancien officier ministériel eut un mouvement et une exclamation de furieuse impatience:
—Au diable les commentaires, les sornettes et les caillettes!... Va-t-on me laisser vaquer en paix à mes repas!... Votre cuisine vous réclame.
Mademoiselle Eusébie opéra sa retraite en bon ordre:
—On y va, monsieur, on y va... Pas besoin de devenir hydrophobe... Si ça devait vous prendre souvent, faudrait avertir les personnes... On vous flanquerait vos huit jours, aussi vrai qu'il n'y a qu'un caporal-sapeur par régiment, dans la ligne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Resté seul, Me Bouginier étendit la main vers la Gazette des Tribunaux:
—Oh! oh! murmura-t-il, oh! oh! que signifie le tic-tac de ce moulin à paroles?... Le coup aurait donc raté?... Voyons, saperlotte! voyons vite!
Et il lut ce qui suit avec avidité:
«On nous écrit de Saint-Germain:
»Un attentat des plus hardis a eu lieu avant-hier, dans la nuit, à Carrières-sous-Bois, au lieu dit: le Pavillon de la Faisanderie,—immeuble dépendant du château de Saint-Pons, et situé à l'extrémité du parc de ce dernier, sur l'un des côtés de la demi-lune connue sous le nom de Boule-du-Roi.
»Ce pavillon sert de maison d'habitation au garde général de M. de Saint-Pons.
»Des malfaiteurs, ayant appris que ce garde détenait pour le compte de son maître une somme assez considérable,—provenant de la vente annuelle d'une certaine quantité de coupes de bois,—se sont introduits, vers minuit, dans le rez-de-chaussée de ce pavillon, à l'aide, suppose-t-on, d'une fausse clé, fabriquée sur empreinte prise: car on n'a remarqué sur la porte aucune trace d'effraction.
»Ces malfaiteurs étaient au nombre de quatre.
»Celui qui semblait le chef de l'expédition portait—d'après la déposition du garde—un masque noir, garni d'une barbe de soie de même couleur.
»Notons, en passant, que ce garde n'est autre qu'un ancien agent de la sûreté, le sieur J... P..., qui a laissé à la Préfecture les meilleurs souvenirs d'intelligence, d'activité et d'énergie sous le sobriquet caractéristique de Patte-de-Fer.
»On sait que ces braves employés ont l'habitude de ne dormir que d'un œil.
»Réveillé par un léger bruit, celui-ci, qui couche au premier étage, sauta sur un revolver et, du haut de l'escalier, somma les intrus de se retirer.
»Sur leur refus, il n'hésita point à faire usage de son arme.
»Deux des bandits tombèrent mortellement frappés.
»Le troisième, quoique grièvement blessé au bras droit, eut encore la force de gagner au pied dans la campagne.
»Le quatrième—l'homme masqué—suivit ce dernier dans sa fuite.
»Au jour naissant, le sieur J... P... fit prévenir l'autorité.
»Le juge de paix, le commissaire de police et la gendarmerie de Saint-Germain se transportèrent aussitôt sur les lieux.
»Ils y furent rejoints, dans la journée, par les magistrats instructeurs du parquet de Versailles.
»L'habile chef de la sûreté s'y est pareillement rendu dans la soirée.
»Il résulte, dès l'abord, de l'enquête ouverte, que les deux malheureux qui ont payé de leur vie leur criminelle tentative ne sont autres que les frères Bob et Jack Snail, bateleurs anglais établis, la veille encore, sur le champ de foire des Loges.
»Le troisième larron—le blessé—serait leur frère aîné Tom.
»Tous trois auraient quitté les Loges le matin même, après avoir congédié leur pitre, ou paillasse, qui a été entendu au début de l'instruction.
»La voiture qui leur servait de moyen de locomotion a été retrouvée dans un fourré de la forêt, entre Carrières et le pavillon de la Faisanderie.
»On en avait dételé les chevaux, qui paraissent avoir aidé à la fuite des survivants.
»Ceux-ci—Tom Snail et l'homme masqué—sont activement recherchés, ainsi que deux femmes, qui composaient avec les trois Anglais le personnel du théâtre des Dislocations-Amusantes, et dont l'une est connue parmi les saltimbanques sous le double surnom de la Filleule de Lagardère et de Mademoiselle Fine-Lame tant à cause de sa beauté originale qu'en raison de son talent à manier l'épée.
»Quoi qu'il en soit, l'enquête continue.
»Nous nous empresserons de tenir nos lecteurs au courant de ce qu'elle produira.
»Contentons-nous, pour aujourd'hui, d'annoncer, en terminant, que le garde J... P.., a été vivement félicité de sa courageuse conduite par M. de Saint-Pons, son maître, par les magistrats instructeurs et par le chef de la sûreté.»
XX
HÉRITIÈRE D'UN DEMI-MILLIARD!
Comme Me Bouginier achevait la lecture de cet article, Eusébie revint annoncer:
—Monsieur, c'est un quidam appelé Marignan qui demande à vous entretenir.
—Marignan?... Faites entrer... Il arrive à propos.
Le patito de Sergine Gravier se présenta en tenue de voyage, la sacoche en sautoir et le plaid sur le bras.
Sans prononcer une parole, l'ancien avoué lui désigna du bout du doigt la Gazette des Tribunaux.
Le visiteur eut un geste de haute philosophie:
—Que voulez-vous? répliqua-t-il. Errare humanum est. Les plus illustres conquérants ont eu leur Waterloo. Fatalité. Anankè. Ce qui est écrit est écrit...
Pas dans vos canards, par exemple!...
En voilà qui gloussent la vérité comme Baron, des Variétés, est susceptible de chanter les Huguenots et Guillaume Tell!...
—Comment?... Les deux Snail... L'argent du pavillon du garde...
—Deux des Snail sont morts, c'est acquis; le troisième a le bras cassé, c'est patent; l'argent du pavillon du garde nous échappe, c'est incontestable...
Mais qui est-ce qui a fusillé Bob et Jack? Qui est-ce qui a démonté Tom de l'aileron? Qui est-ce qui a fait glisser entre nos doigts les écus de M. de Saint-Pons?
—Il me semble que ce Jacques Perrin...
—Oui, il l'a déclaré à la justice; mais il a trompé la justice...
—Hein?...
—Dans quel but? C'est ce que j'ignore. Toujours est-il qu'il est certain que personne ne viendra lui donner un démenti...
—Cependant les journaux...
—Les journaux radotent, vous dis-je! Que diable! j'étais là sous mon masque! J'en sais quelque chose peut-être!...
—Qui donc alors?...
—Qui?... Eh! pardieu! votre jolie des jolies!... Votre protégée des Loges, votre Filleule de Lagardère, votre mademoiselle Fine-Lame!...
—Florette!...
—Elle-même: un singulier auxiliaire, qui se retourne contre nous au moment décisif, et qui, au lieu d'un coup d'épaule, nous flanque des coups de pistolet!
Et Marignan raconta—brièvement—ce qui s'était passé au pavillon de la Faisanderie.
Lorsqu'il eut terminé, Me Bouginier resta quelques minutes à réfléchir.
Ensuite il opina en hochant la tête:
—C'est inimaginable!... Il semble qu'il y ait eu quelque accord tacite entre le garde et cette fille pour qu'il ne soit point fait mention de celle-ci... Dans tous les cas, qu'est-elle devenue?
L'autre continua:
—J'ai serré Tom Snail, l'éclopé, dans un endroit où je défie la police de le découvrir...
Héloïse Chamoiseau le soigne...
Je crois qu'il guérira, et ma foi! m'est avis que ce sera tant pis pour notre vierge au revolver...
L'Anglais a de la rancune: s'ils se rencontrent jamais nez à nez dans le même chemin, je ne voudrais pas être dans la peau de la pauvrette.
—Et vous, interrogea brusquement son interlocuteur, et vous, que comptez-vous faire?
Marignan pirouetta sur le talon:
—Vous n'avez donc pas remarqué mon costume?... Je ressemble au baron de la Vie parisienne... Avec cette différence que je pars au lieu d'arriver...
—Absence précautionnelle. Vous êtes prudent. Je vous approuve.
—Il y a longtemps que l'on sollicitait Sergine Gravier d'aller donner quelques représentations à Bruxelles...
Elle a signé hier, pour un mois, avec le théâtre des Galeries. Je l'accompagne naturellement. Nous enfourchons l'express après déjeuner...
A propos, vous n'auriez pas une centaine de louis à ma disposition?
—Cent louis!
L'ex-avoué fit une grimace énergique.
—Je croyais, reprit-il avec raideur, que vous aviez de l'argent bien placé.
—C'est justement parce qu'il est bien placé que je ne tiens pas à le déranger.
Le masque de l'ancien officier ministériel se renfrogna de plus en plus:
—Vous êtes gai... L'insuccès ne vous démoralise pas... Mais que ne vous adressez-vous à votre compagne de voyage?
—A une femme?... Fi donc!... Pour qui me prenez-vous?
Puis, haussant les épaules:
—Compromettre ma réputation!... Pour deux misérables mille francs!... Ce ne serait vraiment pas la peine!
Puis encore, pesant sur les mots:
—D'ailleurs, poursuivit Marignan, ma compagne de voyage n'aurait aucune espèce d'intérêt à avoir en sa possession les deux pièces qui sont ici, dans mon portefeuille,—tandis que vous, qui aviez, à ce qu'il paraît, des projets d'avenir sur la petite...
—La petite?... Deux pièces?... Que signifie?...
—Deux pièces que j'ai ramassées,—en le déshabillant pour le mettre au lit,—dans la poche de notre blessé Tom Snail, lequel avait eu la faiblesse de s'évanouir à l'instar d'une femmelette...
—Ah!...
—La première est l'extrait de baptême d'Eva-Flore Ferrand, levé, le jour de la naissance de celle-ci, sur les registres de la paroisse de Saint-Pierre, au Gros-Caillou, et remis par la sage-femme qui accoucha la mère à la nourrice qui se chargea de l'enfant...
—Oh!...
—La seconde est une sorte d'acte par lequel la susdite nourrice, une paysanne de Bougival appelée Françoise Mauclerc, cède, moyennant une somme de vingt livres, ses droits sur ce baby—droits illusoires et abusifs, vous êtes trop légiste pour ne pas le reconnaître—à la société des frères Snail représentée par leur aîné...
Marignan conclut avec un accent singulier:
—Voilà qui aiderait supérieurement à la reconstitution de l'état-civil de mademoiselle Fine-Lame, s'il lui tombait jamais une famille des nues...
Puis, dévisageant son interlocuteur entre les deux sourcils:
—Ou s'il prenait un jour fantaisie à quelqu'un de lui en fabriquer une.
L'ex-avoué demanda nettement:
—Combien les deux paperasses?
—Cinquante louis chacune. Fixed price. C'est pour rien.
—Voici les fonds.
—Voici les papiers.
Il y eut échange réciproque. Chacun empocha son butin. Ensuite on échangea les politesses d'usage:
—Cher maître, à l'honneur de vous revoir.
—Cher monsieur, un heureux voyage.
Le visiteur sortit.
Aussitôt Bouginier bondit vers son bureau:
—Voyons, murmura-t-il, je ne me suis pas trompé... Ce nom de Flore-Eva Ferrand est bien celui que j'ai lu, l'autre jour, dans cette gazette américaine... Celle qui annonce les recherches entreprises par le richissime Yankee Samuel Murphy, de New-York, pour retrouver la fille d'un sien frère défunt, à laquelle il veut rendre compte de la fortune de ce dernier.
L'ancien officier ministériel était doué d'un esprit d'ordre remarquable.
Aussi n'eut-il pas de peine à remettre la main sur le journal dont il avait besoin.
Il l'ouvrit d'un geste enfiévré et le parcourut rapidement.
Puis, avec une explosion que la surprise étranglait à demi entre ses lèvres:
—Oui, voilà l'article en question... Entouré au crayon rouge... Il m'avait frappé, dès l'abord...
Le nom y est... Flore-Eva Ferrand... En toutes lettres...
Et cette phrase... Cette phrase qui termine... Le bouquet d'un feu d'artifice de dollars:
«On n'estime pas à moins d'un milliard les bénéfices réalisés par les frères Murphy dans leurs différentes opérations financières, industrielles et commerciales.
»C'est à la moitié de cette somme qu'a donc droit, du chef de son père, la jeune personne recherchée.
»Cette héritière, dès à présent, vaut le chiffre rond de CINQ CENTS MILLIONS.»
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
L'AVENTURE DES FRÈRES MURPHY
————
I
DEUX VOYAGEURS
L'express du Havre brûlait Asnières et franchissait à toute vapeur l'enceinte des fortifications.
La machine s'époumonnait à siffler pour annoncer son arrivée.
Bientôt, ainsi qu'un serpent qui se glisse dans son trou, la file des voitures s'engouffra sous la coupole vitrée de la gare Saint-Lazare.
Le mécanicien avait serré le frein. Le train stopa. Des employés ouvrirent les portières:
—Paris! Tout le monde descend!...
Deux voyageurs sautèrent d'un sleeping-car sur le quai.
Avec le suit en cheviot quadrillé et le petit chapeau rond et mou, de même étoffe, qui peut se plier et se fourrer dans la poche comme un mouchoir, ces deux gentlemen portaient, croisés en bandoulière, cette sacoche de cuir de Russie et cet étui à jumelles de fort calibre qui sont la caractéristique de l'étranger en tour.
Ils avaient, en outre, à la main, une couverture de tartan, roulée dans sa courroie, et, sur le bras, un imperméable en gutta-percha gris de souris, «de la maison Perkins and Son, dans Lincoln-Inn's-Fild, à Londres, fournisseurs privilégiés de H. G. M. la reine et de H. S. H. le prince de Galles.»
Ce n'étaient pas des Anglais, pourtant,—encore qu'ils s'exprimassent, avec la facilité que donne une longue et constante habitude, dans cette langue d'outre-Manche contre laquelle nous nous insurgerions de toute l'horreur de notre oreille outragée, si Shakespeare, si Milton, si Pope, Addison, Swift et Sterne ne s'en étaient servis pour écrire leurs impérissables chefs-d'œuvre.
Le Labrador les avait amenés en droite ligne de New-York au Havre.
—Eh bien, dit l'un, nous voici à Paris, captain!
—By God! répondit l'autre, je n'en suis pas fâché: quand ce ne serait que pour vider quelques bouteilles de champagne en l'honneur de la traversée que nous venons d'opérer sans encombre...
—Vous aurez tout loisir de le faire, une fois installé à l'hôtel; et, dans vingt minutes au plus tard...
—Oh! je n'aurai jamais la patience d'attendre jusque-là, ami Dick...
—Comment?...
—Je ne sais si c'est la longueur du trajet,—vos rapides de France ont la vitesse de nos tortues d'Amérique,—la chaleur de la saison ou l'orage que je flaire en l'air, mais je me sens tout mal à mon aise...
Or, quand je suis indisposé, il n'y a rien pour me remettre comme un quartier de bœuf saignant arrosé d'un vin généreux...
Donc, que Satan me torde le cou si je tarde un instant de plus avant de me lester l'estomac et de me gargariser le gosier dans la première taverne venue!...
—Et nos bagages, que faites-vous de nos bagages?
—Nos bagages? Vous en remettez le bulletin à un employé qui les charge sur un cab, et ce cab les transporte à l'hôtel—au Grand-Hôtel, où vous avez télégraphié, je crois, pour nous retenir un appartement convenable...
Dick s'inclina:
—Vous avez réponse à tout, mon cher Sam, déclara-t-il, et il ne me reste plus qu'à me soumettre à votre souveraine volonté.
—All right! s'exclama l'autre joyeusement. Mettons le cap sur un endroit où l'on puisse manger, rire et boire pour son argent. Aussi bien j'aime à penser qu'il ne manque pas, aux environs, d'établissements ouverts aux gais compagnons qui, comme nous, ont la bourse mieux garnie que le ventre. Vous devez en connaître plus d'un, vous qui êtes Français et Parisien...
—Il n'en manque pas, en effet, et, sans pousser trop loin, si j'ai bonne mémoire, nous rencontrerons sûrement de quoi étancher votre soif et satisfaire votre appétit.
Puis, tandis que le reflet d'une allégresse intérieure sillonnait ses traits d'une clarté fugitive qui s'éteignit sans que son interlocuteur ait eu le temps de l'apercevoir:
—Allons, murmura celui que le captain avait appelé l'ami Dick, allons, j'ai réussi... C'est lui qui se livre... Il m'appartient!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le train était arrivé en gare à onze heures quarante du soir.
C'était une de ces lourdes nuits d'été qui chassent les Parisiens hors de leurs logis étroits.
Il faisait une chaleur étouffante.
Tous les cafés avaient mis dehors un triple rang de tabourets et de guéridons; et il n'y avait pas un tabouret qui ne fût disputé par une demi-douzaine de consommateurs; il n'y avait pas un guéridon qui ne fût couvert de bocks, de grogs, de mazagrans et de sodas.
Nos deux voyageurs débouchèrent de la gare par l'une des baies qui ouvrent sur la rue d'Amsterdam.
Ils s'arrêtèrent un moment sur le trottoir de celle-ci.
Devant eux, c'était le fourmillement de ce Paris éveillé comme un panier de souris, qui détraque l'éternelle horloge du temps et remplit les rues de tapage et de mouvement, à l'heure où la patriarcale province ronfle, la nuque sur l'oreiller,—portes closes, rideaux tirés, bougie éteinte.
L'ami Dick désigna à son compagnon divers établissements illuminés en face:
—Vous voyez que nous n'avons que l'embarras du choix. Cette rue d'Amsterdam est pavée de caravansérails hospitaliers, de cuisines internationales et de vide-bouteilles cosmopolites. Dans lequel vous plaît-il d'entrer?
—Hé! my dear, dans le plus proche.
—Eh bien! que dites-vous de ce bar à la façon anglaise?
—Va pour le bar et sa façon! Je n'aime pas beaucoup les Anglais, mais je ne déteste point, en revanche, leurs sauces aux pickles, leurs hachis d'huîtres, leurs puddings aux groseilles sûres et leurs tartes à la rhubarbe.
Les deux nouveaux débarqués se mirent en devoir de traverser la chaussée.
En ce moment, deux individus sortaient de l'établissement où ils avaient l'intention d'entrer.
II
SUR UN SEUIL
Le premier de ces individus abritait sous un sourcil touffu un regard d'une vaillance et d'une pénétration singulières.
Cette pénétration s'aiguisait, par intervalles, jusqu'au point de devenir inquiétante.
Toutefois elle semblait plutôt le résultat d'une habitude que d'une intention.
Vous auriez juré qu'elle était indépendante de la volonté de celui qui l'exerçait sans s'en douter.
Il était évident que ce dernier avait jadis revêtu l'uniforme.
On s'en apercevait à sa manière de se tenir droit, de porter haut, de parler bref, non moins qu'au ruban des médailles militaires d'Italie et de Crimée noué à la boutonnière de sa jaquette de velours vert côtelé.
Le reste de son costume se composait d'un pantalon de coutil gris qui s'enfonçait dans des guêtres de cuir fauve, d'un gilet de drap chamois sur lequel se bouclait le ceinturon d'un couteau de chasse et d'un képi qu'entourait un mince liséré d'argent.
Il avait, en outre, au dos, une carnassière dont le baudrier s'étoilait d'une plaque de cuivre armoriée et, sous le bras, un fusil double dont les canons noircis luisaient comme une peau de serpent.
Son compagnon avait les jambes fluettes, l'échine allongée et le museau pointu d'un lévrier.
Ce n'était point un homme brillant...
Mais quoi! je connais des poètes qui ont des redingotes plus pelées, des «tuyaux de poêle» plus rougissants et des tournures plus minables.
Celui-ci insinuait:
—Mon supérieur, est-ce que nous ne récidivons pas? On ne s'en va pas sur une patte. La chope de l'étrier, pas vrai?
—Grand merci, répondit le personnage au fusil: il se fait tard et je n'ai plus soif.
—Bon! s'exclama gaillardement le particulier au couvre-chef douteux, où serait la différence entre l'humanité et la brute, si l'humanité ne buvait que quand elle a soif?...
Pour ce qui est de l'heure, on s'en flûte!...
Il n'y a pas d'heure pour les braves...
Or, vous êtes le brave des braves, vous, mon ancien brigadier: brave au régiment,—brave chez nous,—brave dans vos nouvelles fonctions de garde général des domaines de M. le marquis de Saint-Pons!...
Que le pousse-bière que nous allons prendre me serve de médecine ou de poison, si l'on en trouve un quarteron de votre acabit dans la douzaine!
—Impossible, répliqua l'autre en consultant sa montre: ce sera pour la prochaine fois. On m'attend à Carrières-sous-Bois. Si je tardais trop à y rentrer, ma ménagère serait inquiète.
—Ah! oui: cette jolie petite femme avec laquelle je vous ai rencontré, un jour, sur le boulevard... Mazette! vous ne vous refusez rien, monsieur Jacques!... Un amour de jeunesse, qu'on s'en lécherait les mandibules jusques et par delà les cartilages auriculaires!
M. Jacques fronça le sourcil.
—Mon garçon, fit-il sévèrement, la personne que je vous engage à traiter avec moins de légèreté est ma fille,—ma fille d'adoption...
—Hé! une fille qui ne demande qu'à être mariée!...
La physionomie du garde général se rembrunit davantage:
—Pour se marier, il faut de l'argent, répondit-il avec humeur; et, quoique M. le marquis me rémunère plus que généreusement de mes services, je n'ai pas encore achevé d'amasser la dot de ma Florette.
Son interlocuteur eut un sourire malin:
—Eh bien, épousez-la vous-même!
—Moi!
—Dame! ce sera double économie: d'abord, plus de monacos à débourser pour l'établir; ensuite, puisqu'elle est déjà à la tête de votre maison, plus de dépenses subséquentes à faire pour appointer sa remplaçante...
M. Jacques haussa les épaules:
—Trêve de plaisanterie, mon camarade! A mon âge, oserais-je prétendre...
—A votre âge?... Ne dirait-on pas que vous êtes le frère de lait de Mathusalem?...
Vous êtes solide comme l'obélisque; vous possédez bon pied, bon œil, bon estomac, bon appétit; si vos cheveux frisent la cinquantaine, votre cœur a toujours vingt ans...
Si la demoiselle vous rabrouait, elle serait fièrement difficile...
A moins, pourtant, qu'elle n'ait une inclination...
—Une inclination!...
En répétant ce mot, M. Jacques porta brusquement la main à sa poitrine, comme s'il eût ressenti une soudaine et vive douleur.
Ensuite, d'une voix agitée:
—Non, non, je ne puis le supposer. Florette est un ange de sincérité et d'innocence... J'ai toute sa confiance, et elle m'eût avoué...
Son interlocuteur continua avec une insistance paisible:
—Après cela, peut-être est-ce qu'elle ne vous convient pas... Saperlotte! vous êtes dégoûté!... Une bouche fraîche comme un brugnon; des joues d'api qui donnent envie de mordre dedans; une taille fine, ronde et souple comme un jonc, avec une mignonne paire de bossoirs à tribord et à bâbord!...
Le garde général allait sans doute protester avec véhémence contre cette appréciation erronée de ses sentiments, lorsqu'un incident—en lui-même fort ordinaire—vint changer inopinément le tour de la conversation.
En dialoguant de la sorte, les deux compères stationnaient—à leur insu—devant la porte de l'établissement dont ils venaient de sortir.
Or, c'était cet établissement—on s'en souvient—qui formait l'objectif du couple de voyageurs que nous avons mis en scène précédemment.
Obligé de déranger les causeurs pour entrer, le captain toucha du doigt le bord de son chapeau en murmurant la formule de politesse:
—If you please, gentlemen?
Les deux Français s'écartèrent en rendant le salut.
Sam passa.
L'ami Dick venait derrière lui.
Il imita le geste et répéta la phrase.
Ensuite il passa à son tour.
Tous les deux disparurent à l'intérieur de la taverne.
III
TENTATIVE DE RECONNAISSANCE
M. Jacques les avait—machinalement—effleurés du regard au passage.
En se posant sur le captain, ce regard était demeuré d'une indifférence absolue.
Il n'en avait pas été de même lorsqu'il s'était arrêté—par hasard—sur le second voyageur.
Vous eussiez dit d'un réveil en sursaut.
Le garde général avait tressailli. Une flamme subite avait jailli de sa prunelle. Puis il s'était penché vers son interlocuteur:
—Fil-en-Quatre?
—Brigadier?
Il paraît que le «brigadier» ne tutoyait que dans les grandes occasions le propriétaire de la redingote inavouable; car celui-ci interrogea avec un soubresaut de surprise:
—Remarqué qui?... Remarqué quoi?...
—Ces étrangers...
—Ces Angliches?... Deux casse-noisettes qui sont arrivés en retard quand le bon Dieu distribuait les grâces, le chic et l'élasticité... Le premier surtout: un nègre blanc avec sa tignasse de crin végétal, sa barbe en copeaux de menuiserie et ses lèvres en rebords de potiche nocturne!...
M. Jacques secoua la tête:
—Il ne s'agit pas de celui-là... Il s'agit de l'autre... Il s'agit de ses yeux...
—Ses yeux?...
—Est-ce que tu ne les as pas reconnus?
Fil-en-Quatre considéra le questionneur avec un étonnement croissant:
—Reconnus?... Les lampions du John Bull?... Pas plus que mon père naturel ne m'a reconnu à ma naissance...
M. Jacques affirma:
—Eh bien! moi, je suis certain d'avoir aperçu ces yeux-là quelque part.
—Bah!...
—Lorsqu'ils se sont croisés avec les miens, tout à l'heure, il m'a semblé que ce n'était pas la première fois qu'ils me heurtaient. J'ai éprouvé la sensation de l'homme qui, sur le terrain, reconnaît, en tâtant le fer, que le jeu de son adversaire n'est pas pour lui chose nouvelle. Assurément je me suis déjà mesuré avec ce voyageur, avec cet étranger. Maintenant, où, quand et dans quelles circonstances? C'est ce que je cherche à me rappeler...
Fil-en-Quatre se gratta l'appendice nasal:
—Pour lors, ce goddam prétendu serait un de nos anciens clients... Ça se pourrait bien tout de même... Dans la partie, on a affaire à tant de monde...
—J'en jurerais, et il me suffirait de deux ou trois minutes d'un examen plus attentif pour fixer les souvenirs qui flottent dans mon esprit...
Ce disant, le garde chasse avait fait un mouvement pour rentrer dans la taverne...
Puis, se ravisant brusquement:
—Ah çà! s'écria-t-il, que m'importe, après tout, et de quoi vais-je m'occuper?... J'oublie que je ne suis plus de la partie, et que les braconniers, les maraudeurs, les vagabonds qui exploitent les bois de mon maître sont désormais les seuls clients auxquels je doive m'intéresser... Au diable cette stupide manie de toujours vouloir lire dans le passé et sous la frimousse des autres!...
Il jeta son fusil sur son épaule:
—Et l'heure qui me talonne!... Et le train qui va me brûler la politesse!... Et Florette qui serait en peine!...
—Sans vous commander, proposa son compagnon, on vous fera un bout de conduite.
—Je ne demande pas mieux, mon garçon.
M. Jacques reprit, en se dirigeant vers la gare:
—C'est l'histoire du vieux cheval de réforme qui, attelé à un tombereau, dresse l'oreille, piaffe et hennit quand il entend la trompette de l'escadron...
Ah! l'habitude est une maîtresse dont il n'est pas facile de se débarrasser...
Quand on a consacré dix années de sa vie à deviner, à poursuivre, à combattre le crime, est-ce qu'on ne s'imagine pas toujours avoir le crime en face de soi?
—Ça, brigadier, déclara l'autre, c'est censément le mal du métier.
—Comment?
—Hé! parbleu! vous le constatez: on n'a pas été le célèbre, le redoutable, l'illustre Patte-de-Fer, le malin des malins, le Vidocq des Vidocq,—la terreur des grinches et des escarpes de la haute et de la basse pègre; on n'a pas été l'œil qui déchiffrait les coquins sous leurs déguisements, sous leurs ruses les plus habiles, et la poigne qui les happait, qui les broyait sur leurs méfaits; on n'a pas été tout cela sans qu'il en reste quelque chose...
Vous avez lâché la boutique: la boutique ne vous a pas lâché...
Vous travaillez sans y penser...
Il y a de pauvres diables à qui l'on a coupé le bras ou la jambe, et qui n'en ressentent pas moins des douleurs à la place qu'occupait le membre amputé...
Vous, c'est tout comme. L'œil et la poigne vous démangent. Vous n'êtes plus de la police,—et vous êtes demeuré le pape, le modèle, le phénix des policiers.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On peut, à la rigueur, découvrir des personnes qui ne boivent pas entre leurs repas.
M. Jacques était de ce nombre.
J'ai même coudoyé des gens qui ont su résister à la contagion du cigare.
Mais jamais je n'en ai rencontré qui résistassent à un petit verre de gloire.
L'ex-brigadier avait décliné le «pousse-bière» de son ancien subordonné...
Sa physionomie s'égaya aux compliments de ce dernier.
—Inspecteur Fil-en-Quatre, fit-il en lui pinçant cordialement l'oreille, inspecteur Fil-en-Quatre, vous n'êtes qu'un flatteur!
Puis, avec une indifférence affectée:
—Ainsi, l'on se souvient encore de moi, là-bas?
—Si l'on s'en souvient! C'est-à-dire que l'on vous pleure, que l'on ne vous a pas remplacé, et que le patron crie sur les toits qu'il n'y a pas dans toute la boîte un lapin digne de dénouer les cordons de vos ripatons!... Vous, le héros de l'affaire Troppmann, de l'affaire du puits de Châtillon, de l'affaire...
—En voiture pour Saint-Germain!
A cet appel, l'ex-brigadier serra vivement la main de l'inspecteur:
—Il faut que je vous quitte... Au revoir.... Souvenez-vous qu'il y aura toujours un couvert mis pour vous recevoir et une vieille bouteille de derrière les fagots pour fêter votre bonne visite au pavillon de la Faisanderie,—rond point du Roi,—au bout de la terrasse de Saint-Germain.
Il monta rapidement l'escalier qui conduit à la salle d'attente, traversa celle-ci en courant et sauta, du quai, dans le premier wagon où il n'aperçut personne.
Il avait, en effet, besoin d'être seul pour songer...
Songer à qui?...
A quoi?...
A la jeune fille qui l'attendait, penchée à la fenêtre du logis, tandis que, sur la nappe blanche, la collation, préparée par ses soins, étalait ses appétissantes victuailles près du vin favori riant dans le flacon?...
Ou bien à la douleur aiguë qui l'avait mordu au cœur, alors que Fil-en-Quatre avait émis cette hypothèse—ridicule et inadmissible, parbleu!—d'une inclination que lui cacherait celle qu'il ne voulait considérer que comme son enfant d'adoption?...
Non: une autre pensée,—une pensée tenace,—occupait l'esprit du policier émérite...
Et ce qu'il se demandait avec une persistance dominatrice de tous ses sentiments et de toutes ses facultés, c'était ceci:
—Où ai-je vu les yeux de cet homme?
IV
ENGLISH SPOKEN HERE
Ce n'était pas seulement cette indication, incrustée en lettres de cuivre dans le vitrage de la devanture, qui ressuscitait Londres en plein cœur de Paris.
C'étaient l'aménagement intérieur et le personnel de ce véritable coffee-house, où tout était anglais, depuis le patron, le sommelier et les garçons avec leurs favoris en côtelettes d'acajou, leur costume noir et leur mine discrète d'employés aux pompes funèbres, jusqu'aux boxes dont la double rangée s'alignait autour de la salle commune.
Ces boîtes, assez semblables aux confessionnaux collés aux murailles des églises, remplacent les cabinets particuliers chez nos voisins des Trois-Royaumes. Le captain s'était déjà casé dans l'un de ces cercueils de société, et on l'entendait demander:
—God me bless! ami Dick, où êtes-vous passé?... J'ai besoin de vos lumières, ou la foudre m'écrase!... Dans ce pays commence-t-on par le porto ou le madère?
L'ami Dick était debout près du comptoir et rédigeait le menu du festin.
S'adressant au landlord (patron) et au sommelier:
—Ainsi, questionnait-il, vous m'avez bien compris?
—Oui, Votre Honneur: médoc et chambertin pour débuter; ensuite le champagne; puis le café et les liqueurs....
—Very good.
Sam reprit, de sa boîte:
—Avez-vous donc juré de me laisser boire seul?
—Une minute, pour Dieu, mon cher maître! Je m'occupe de vous et de moi.
Interpellant le sommelier, le compagnon du captain commanda:
—Apportez une bouteille de vieux kirsch et une carafe d'eau frappée.
Le subalterne obéit.
L'autre continua en baissant le ton:
—Versez où vous voudrez l'eau que contient cette carafe et remplacez-la par la totalité du kirsch qui remplit la bouteille.
—Voilà qui est fait, Votre Honneur.
—Bien; maintenant, écoutez-moi, si vous avez envie d'encaisser une honnête aubaine:
J'ai gagé avec le gentleman qui est là qu'il ne s'apercevrait pas de la substitution...
Aidez-moi à gagner mon pari et il y a deux livres pour vous. Je paye moitié d'avance. Prenez...
—Comment puis-je me rendre utile à Votre Honneur? s'empressa de demander le sommelier en empochant la pièce d'or.
—Oh! de la façon la plus simple: lorsque mon compagnon demandera de l'eau glacée, vous aurez soin de placer devant lui cette carafe ainsi préparée, en vous gardant d'un mot, d'un signe qui lui permettent de supposer le changement de liqueur que vous venez d'opérer.
Un Français y eût regardé à deux fois avant de se prêter à cette tentative d'alcoolisation déguisée en manière de «farce de fumiste».
Une loi, dont les dispositions sont affichées dans tous les débits de boissons, punit chez nous non seulement l'ivresse manifeste, mais encore quiconque a fourni les moyens de la déterminer.
Il est évident, par exemple, que cette loi ne concerne que nos nationaux et que les étrangers ont le droit de s'enivrer jusqu'à rouler sous la table.
Et puis, il s'agissait d'un pari: or, de l'autre côté du détroit, un pari est chose sacrée.
Le sommelier s'inclina profondément:
—Votre Honneur sera content de moi, répondit-il.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il y avait sur la table, en dépit de la saison qui interdit l'usage de ces mollusques, pendant les mois sans r, aux palais fins et délicats,—il y avait des montagnes d'huîtres dans des plats de métal blanc, que flanquaient des poivrières à compartiments renfermant quatre espèces de sauces diaboliques à base de kari.
Il y avait un rumpsteack monstre, dont la chair presque crue saignait sous le couteau; un saumon bouilli, lardé de jambon et d'anchois; des tranches d'esturgeon sur un lit de crevettes hachées, et des puddings qui n'attendaient qu'une allumette pour transformer en flammes bleuâtres le rhum dans lequel ils nageaient.
Il y avait des vins de toutes les couleurs: le sauterne qui ressemble à de l'ambre en fusion; le madère, le porto, plus sombres que de l'or bruni; le bourgogne, le bordeaux d'un rouge de pourpre, et l'aï rosé, impatient d'envoyer au plafond son casque d'argent.
Nos deux nouveaux débarqués étaient assis en face l'un de l'autre devant ce plantureux festin.
Profitons du moment où, la bouche pleine, ils n'échangent guère que de fréquentes et fraternelles santés,—profitons, dis-je, de ce moment pour les présenter plus amplement à nos lecteurs.
Sam—ou le captain—était un grand, gros, large et solide gaillard de quarante-cinq à cinquante ans, avec une encolure de taureau, une tête puissante et crépue, des mains énormes et des pieds immenses.
Quoique les tons foncés de ses traits fussent bien plutôt le résultat d'une vie exposée aux soufflets de tous les éléments que la réflexion du sang africain qui circulait sous son épiderme, il était impossible de ne pas reconnaître en lui le type de la race noire, réfractaire à plusieurs générations de croisements.
Ses pommettes saillaient des deux côtés de son nez épaté; ses lèvres se renflaient en bourrelets, découvrant des dents étincelantes et pointues, et c'était une laine blondâtre qui moutonnait sur ses joues et sur son menton, et qui tapissait son crâne d'une sorte de broussaille.
Son œil, en retrait sur un front bombé, dégageait une remarquable dose de sagacité, jointe à une somme presque égale de naïveté enfantine.
Partout où il y a du nègre,—fût-ce à l'état latent et en quantité infinitésimale,—il y a, en effet, du baby.
Son compagnon, l'ami Dick—Dick est en anglais l'abréviation du prénom Richard—ne lui ressemblait guère sous ce rapport.
Il n'avait point l'air naïf.
Dans sa prunelle vert de mer, veinée de noir, il y avait l'audace, la cruauté du fauve en chasse, et la mobilité farouche, fureteuse, du fauve inquiet.
Sans cette expression oculaire, qu'il dissimulait le plus souvent sous l'abat-jour de la paupière, son masque froid et régulier, ses longs favoris blonds en nageoires de requin et, surtout, la facilité avec laquelle il se servait de la langue anglaise, l'eussent fait prendre volontiers pour l'un des sujets—ils prononcent seudjets—de Sa Très Gracieuse Majesté, ou pour l'un des concitoyens de ce président qui, là-bas, de l'autre côté de l'Atlantique, gouverne les cinquante millions d'individus dont se compose la population des Etats-Unis d'Amérique sans que neuf Européens sur dix sachent la première lettre de son nom.
Avec la révélation de son regard, pour un lynx comme M. Jacques, ce n'était pas seulement un Français:
C'était encore un Parisien.
Un Parisien du boulevard.
Il y en a de plus dangereux que les Pavillons-Noirs des plaines de l'Indo-Chine ou que les pirates malais des îles de la Sonde.
V
FORTUNE AMÉRICAINE
Williams-James et Tomy-Samuel Murphy étaient deux frères originaires de l'Etat de Kentucky.
Leurs parents, qui avaient du sang «bleu» sous les ongles, leur avaient laissé en mourant un petit bien dont l'exploitation eût pu suffire amplement aux besoins de deux sages garçons, mesurés dans leurs goûts comme dans leurs dépenses.
Mais nos jeunes gens étaient ambitieux.
Ils n'eurent rien de si pressé que de vendre au plus offrant l'héritage paternel et de s'en partager le prix.
Celui-ci, il est vrai, ne pesait pas beaucoup au fond de leur pockett...
Par exemple, pour le faire valoir, Will et Sam possédaient, mêlées, les qualités particulières aux deux races—blanche et noire—dont ils étaient issus: l'énergie, l'activité, le flair, la persévérance et le bon sens.
Le premier, qui était l'aîné, s'embarqua pour l'Angleterre, où il avait l'intention de «jouer sur les cotons.»
Le second préféra ne pas quitter le sol natal.
A quinze ans, il était apprenti waterman (matelot) à New-York.
A dix-sept, il avait acheté—sur ses économies—l'une des plus grosses gabares qui fussent dans le port.
A vingt, il devenait capitaine d'un steamer à lui appartenant,—d'où ce titre de captain qui lui resta comme un surnom,—et, du pont de ce bâtiment, il trouvait moyen d'entreprendre toute sorte d'opérations, dont la moins avantageuse ne fut pas le trafic avec les Indiens des peaux de buffles et de bisons.
La Californie venait d'être découverte:
En 1849, Tomy-Samuel Murphy perçait—à ses frais—une route qui traversait le Nicaragua et abrégeait considérablement pour les voyageurs la distance entre la Nouvelle-Orléans et la baie de San-Francisco.
Hâtons-nous d'ajouter que notre spéculateur était propriétaire d'un quartier tout entier de cette dernière ville. Dans ce quartier, il y avait une douzaine d'hôtels meublés, de maisons de jeu, de music-halls et d'autres tralalas de plaisir. Pour amasser la poudre d'or à pleines tonnes, le Yankee n'avait pas besoin de se courber, le pic au poing, sur la terre brûlante des placers ou de procéder au lavage des sables pailletés du Rio-Santo.
James-Williams, de son côté, avait prospéré dans Piccadilly, à Londres.
Pendant des années, en effet, il y avait eu une hausse énorme et persistante sur les cotons.
Lorsque l'Américain liquida sa situation à Royal-Exchange-Office, pour retourner dans son pays, il avait réalisé un bénéfice net de quatre cent mille livres sterling,—c'est-à-dire de dix millions de francs.
Survint la guerre de la Sécession.
Les deux Murphy y prirent—dans les fournitures, transports et approvisionnements—une part non moins lucrative qu'active.
Associant plus tard la double puissance de leurs capitaux, ils firent l'acquisition du New-York-Harlem-Railway, le fusionnèrent avec le New-York-Erié, accaparèrent les actions de chacune des immenses voies ferrées du Far-West et régnèrent en maîtres intelligents, mais absolus, sur toutes les lignes qui relient à l'océan Pacifique l'Atlantique et le Mississipi.
Nous vous avons donné le portrait du captain, ainsi que l'on continuait à baptiser Sam depuis son commandement maritime.
C'était un gars franc du collier, d'aspect et de caractère également joyeux.
Une table qui eût effrayé dix dîneurs ordinaires, une besogne qui eût épouvanté une douzaine d'industriels européens ne l'intimidaient point.
Plus gourmand que gourmet, il prenait indistinctement le menton à toutes les filles,—jolies ou laides,—qu'il rencontrait sur son chemin.
Mais ses velléités de conquête s'arrêtaient à ce badinage.
Non pas que l'envie lui manquât de pousser plus loin, ah! mais non!
Mais le loisir lui faisait défaut:
Times is money!
Toujours par monts et par vaux, on ne le voyait faire que de courtes et rares apparitions à New-York et dans les grands centres où, du reste, malgré ses dollars, la gentry ne l'eût point volontiers «accepté» à cause de son origine nègre.
Ajoutons qu'il n'avait jamais eu le temps de faire un voyage en Europe, et qu'il ne parlait que l'anglais ou que les différents idiomes des peuplades sauvages avec lesquelles il s'était trouvé en relations.
En revanche, il savait compter et sacrer dans toutes les langues.
Son aîné ne lui ressemblait point.
Celui-ci avait été beau, autrefois, dans sa jeunesse: beau, par la correction des traits, la «convenance» des manières et l'irréprochabilité de la tenue.
Par malheur, les jours et les nuits passés devant un bureau à aligner sur le papier des chiffres et des combinaisons ne dévorent pas moins la santé que les veilles employées à caresser les pots, les cartes et les tendrons.
A quarante ans, Williams-James était devenu une sorte de spectre, long et pointu comme un paratonnerre, dont la figure coupante était prise entre deux touffes ébouriffées de crins blanchâtres ainsi que la roue de verre d'une machine électrique entre ses coussinets.
Il causait rarement, mangeait peu, buvait moins et baissait les yeux en présence des dames.
Sa fonction favorite était de morigéner le captain:
—Vos excès vous mèneront à mal, lui disait-il dogmatiquement. L'intempérance est un ennemi. Vous verrez, Sam, que vous me placerez dans la douloureuse nécessité de vous pleurer.
Le digne Américain se trompait sur ce dernier point.
Un soir, comme il venait de se coucher, il se rappela qu'il avait oublié de vérifier si le «mot» de la caisse avait été changé.
Aussitôt, il sauta du lit, et, sans prendre le soin d'endosser un vêtement, il courut, à travers une enfilade de pièces glacées, réparer cette omission.
Le froid le saisit. Une fluxion de poitrine se déclara le lendemain. Vingt-quatre heures plus tard, le malade était à toute extrémité.
Le captain larmoyait à son chevet. Les deux frères s'aimaient sincèrement. Williams murmura:
—Mon frère, j'ai à m'accuser d'une grave erreur...
—Une erreur! sanglota Sam. Expirez en paix, mon cher Will. Nos commis la découvriront dans la balance de fin d'année. Est-ce à l'actif ou au passif?
Le malade secoua la tête:
—Il n'est pas question de nos livres. Ceux-ci sont en règle avec les hommes. S'il en était seulement ainsi de ma conscience avec le ciel, avec la terre!...
L'autre se trémoussa sur sa chaise:
—Que signifie?... Expliquez-vous... Le diable m'emporte si je comprends ou si je soupçonne...
—Il s'agit d'une erreur d'un printemps agité: mon excellent Sam, j'ai une fille...
—Vous avez une fille! Je suis oncle! Et vous ne m'en en aviez rien dit!...
—Je n'ai pas trouvé le moment.. Les affaires m'absorbaient... Pardonnez-moi...
Samuel baissa le front:
—C'est vrai. Vous avez raison. Ces triples coquines d'affaires... Et où est-elle, mademoiselle ma nièce?...
—En France, je crois: à Paris...
—Vous croyez...
—C'est dans cette ville de perdition que j'ai commis le péché de la chair, lors d'une excursion que j'y fis au commencement de mon séjour à Londres. Une innocente créature est résultée de cette faute. C'est, du moins, ce dont m'a informé ma complice dans cette œuvre d'impureté criminelle...
—Et cette enfant, sa mère, que sont-elles devenues?...
—Je l'ignore...
—Comment! depuis quinze ans, vous ne vous êtes pas renseigné sur le sort de deux personnes qui vous touchent de si près?
VI
RECOMMANDATIONS ET PRÉDICTIONS
—Mon frère, repartit le moribond sèchement, je vous répète que mon temps ne m'appartenait point. Mon temps appartenait aux affaires. Les affaires avant toute chose...
Le temps est une pierre plus précieuse que les diamants qui ornent la couronne des rois. En détacher une parcelle pour l'appliquer à des intérêts purement privés, en dehors du cours des cotons et de toute opération commerciale ou financière, m'eût paru un vol,—oui, un vol,—au préjudice de mon avenir et, par la suite, de notre association à tous deux...
D'ailleurs, je me réservais de m'occuper d'Eva,—c'est ainsi que l'enfant s'appelle,—lorsque l'heure du repos aurait sonné pour moi...
Cette heure va sonner dans un moment prochain...
Mais ce ne sera pas celle du repos que j'espérais...
Ce sera le glas qui m'ouvrira les portes de l'éternité...
C'est vous, Sam, qui accomplirez le projet que j'avais formé...
Vous irez en Europe, en France, à Paris; vous vous mettrez en quête d'Eva; vous la retrouverez,—dussiez-vous, pour cela, dépenser la moitié de ma fortune...
Il y a là, sous mon oreiller, un portefeuille contenant toutes les indications qui seront de nature à vous guider dans vos recherches...
Ce portefeuille renferme, en outre, deux actes également importants:
Par le premier, je reconnais solennellement pour ma fille l'enfant née à Paris le 2 juin 1856 et déclarée à l'état-civil du neuvième arrondissement sous les nom et prénoms d'Eva-Flore Ferrand, de même que je l'institue légataire de tout ce que je laisse après moi...
Le second vous constitue exécuteur unique de cette suprême volonté et vous confie la tutelle de votre nièce...
Vous êtes assez riche, mon frère, pour vous passer de mon héritage, et je ne puis penser que vous me teniez rancune d'avoir essayé de réparer par une mesure de justice tardive...
—Tempêtes et massacres! pas un mot de plus, Williams! interrompit le captain avec une véhémente indignation. Jugez-vous que je sois une assez vile carcasse pour frustrer de sa légitime fortune la progéniture de mon plus proche parent?...
La jeune miss sera votre héritière, ou que la maladie me ronge!...
Elle sera la mienne aussi; car je consens à être pendu si je m'accroche jamais au cou la cravate de chanvre du mariage!...
Partant, dormez tranquille jusqu'aux trompettes du jugement dernier. Ce que vous désirez sera fait. Je vous engage ici la foi d'un gentleman, qui, de sa vie, n'a eu un bout de traite en souffrance...
Et vous savez bien, my dear, que, lorsque l'un de nous a donné sa parole, c'est comme si tous les sollicitors, tous les shérifs, tous les attorneys et tous les barristers avaient visé, légalisé et paraphé la signature...
—Merci! vous êtes un cœur honnête, loyal et dévoué.
Et l'aîné des Murphy tendit à son frère une main qui tremblait les affres de l'agonie.
Samuel reprit avec ardeur:
—Je m'embarquerai, s'il vous plaît, le lendemain de l'enterrement...
L'autre le modéra:
—Non, Sam. Il est urgent que vous procédiez à la liquidation de notre société. Un semblable travail ne s'improvise pas. Ma fille attend, depuis des années, que je me déclare son père: elle attendra bien encore—autant qu'il sera nécessaire—que l'inventaire, qui fixera le chiffre de sa fortune, se termine dans des conditions de saine comptabilité.
La voix du malheureux s'affaiblissait de plus en plus; son souffle s'embarrassait dans sa poitrine haletante; son regard s'obscurcissait et s'égarait.
Il se souleva sur le coude et poursuivit péniblement:
—Ce Français que vous vous êtes attaché...
—Richard Vautier... Eh bien?...
—Vous l'installerez à ma place comme chef de la correspondance...
—Caramba! je ne demande pas mieux: c'est un garçon adroit, actif, infatigable,—d'humeur enjouée et commode...
Le voile, qui recouvrait les prunelles du mourant, se déchira brusquement pour livrer passage à une lueur fugitive...
Et cette prophétie siffla hors de sa gorge:
—Ce garçon vous tuera, mon frère.
Le captain tressauta comme s'il eût reçu une décharge de la pile électrique:
—Sang du Christ! s'exclama-t-il, qu'est-ce que vous me chantez là, Will?
—Je dis, répondit l'autre avec un accent d'outre-tombe, je dis que cet étranger vous sera fatal, si vous continuez à vous abandonner à l'étrange influence qu'il prend sur vous de jour en jour...
—Vous croiriez...
—Je ne crois pas. Je suis sûr. Je suis sûr que ce Dick fera la fin de votre corps et la damnation de votre âme, s'il vous arrive jamais de le traiter différemment que comme un simple subalterne...
—Oh! mais alors je vais le renvoyer de la maison!...
—Pourquoi cela? C'est un employé précieux. Vous auriez tort de vous priver de ses services... Seulement, vous voilà prévenu... Défiez-vous!
L'agonisant s'arrêta, épuisé.
Sa tête retomba lourdement sur l'oreiller.
Ses yeux battirent et se fermèrent.
Mais la nuit éternelle qui montait, l'enveloppant, se peuplait sans doute de visions terribles et de fantômes menaçants...
Car le pauvre diable s'agitait convulsivement sur sa couche; son visage émacié, qui, à chaque instant s'amincissait davantage, s'inondait d'une sueur jaunâtre et glacée; sa bouche hoquetait des phrases qui paraissaient dictées par l'obsession d'une idée fixe:
—Défiez-vous... Il faut se défier... Défiez-vous des surprises du cœur et des perfidies de la boisson...
Le captain pensa:
—C'est le délire.
Et il ouvrit sa Bible au chapitre des dernières prières.
L'autre bégaya:
—Défiez-vous du serviteur qui, au lieu de l'eau bienfaisante, vous verse le poison abrutissant de l'ivresse...
Samuel essaya de le calmer:
—Mon frère, mon bien-aimé Will, revenez à vous, au nom du ciel!
Un spasme secoua le moribond. Le râle l'étranglait. Il porta ses mains à son cou:
—J'étouffe!... A moi!... Pitié!... De l'air, mon Dieu, de l'air!
Sam, épouvanté, appela.
Le physician (médecin) et plusieurs domestiques accoururent.
—C'est le summum de la crise, déclara le docteur, tout sera fini dans deux minutes.
Une autre personne ajouta:
—Il serait humain d'arracher mister Samuel à ce spectacle.
Celui qui émettait cet avis charitable était ce Richard Vautier dont il venait d'être question.
Au son de la voix du Français, les paupières de l'agonisant se relevèrent soudain,—comme sous l'action d'un ressort,—démasquant les orbites caves au fond desquelles ses prunelles achevaient de s'éteindre.
Quelque chose s'enflamma dans cette nuit.
Tout ce que conservait d'intelligence ce cerveau déjà rempli d'ombre, tout ce que conservait de force ce corps à moitié dans la bière se ranima comme par enchantement.
James-Williams repoussa ses couvertures. Il mit hors du lit ses jambes décharnées. Ses pieds nus se posèrent sur le carreau,—et il gronda entre ses dents qui cliquetaient affreusement:
—C'est l'homme!... Je le vois!... Le Seigneur tout-puissant permettra que je l'écrase avant qu'il ait touché aux miens!...
Il brandit ses poings dans le vide et fit un pas sur le parquet...
Mais il n'en fit pas deux...
Ses bras tombèrent le long de ses flancs; sa tête oscilla sur ses épaules; il se renversa en arrière et s'affaissa sur le lit, tout d'une pièce...
Le médecin consulta son chronomètre et rendit cet arrêt:
—J'avais dit deux minutes. On peut vérifier. L'aiguille vient d'atteindre à la cent vingtième seconde et notre intéressant malade de rendre le dernier soupir.
VII
CAPTAIN SAMUEL ET AMI DICK
C'était six ou huit mois avant ce triste événement que Samuel Murphy et Richard Vautier avaient fait connaissance dans un bar de San-Francisco.
Le hasard les ayant réunis à la même table, le Français avait trouvé moyen de captiver l'attention et l'intérêt de l'Américain en lui racontant son histoire,—authentique ou apocryphe.
Parisien et fils de famille, il était venu essayer de «se remplumer» au pays de l'or vierge, après avoir mangé l'héritage de ses pères à tous les râteliers du boulevard.
Par malheur, il n'y avait réussi que peu ou prou, et l'heure allait sonner où, pour ne pas mourir de faim, il lui faudrait se faire trappeur ou flibustier.
Comme il achevait son récit:
—Vous me paraissez un luron déterminé, lui avait dit Sam brusquement. Je pars demain pour le Far-West. Vous sied-il de m'accompagner?
—Moi?
—J'ai besoin d'avoir à mes côtés un garçon actif, intelligent et dévoué. Je ne doute pas de votre intelligence et j'ai confiance en votre activité. Pour votre dévouement, je suis prêt à le payer au taux que vous l'estimerez. Qu'en pensez-vous? Je vous accorde cinq minutes pour réfléchir.
—Inutile. J'ai réfléchi en vous écoutant. J'accepte.
—Songez que je prends le train à midi précis.
—Je serai là à midi moins cinq.
—All right... A demain donc... A propos, comment vous appelle-t-on?
—Richard Vautier.
—Alors, à demain, Dick!
—A demain, patron!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'était de cette façon—expéditive et succincte—que le Français était devenu le secrétaire intime du riche Américain.
Nous croyons avoir constaté qu'en dehors de ses grandes combinaisons industrielles et financières, dans lesquelles il déployait presque du génie, et que sous les apparences d'une raideur purement nationale, Tomy-Samuel Murphy était ce que nous appelons un bon vivant,—très susceptible d'attachement,—très facile à apprivoiser, à amuser, à séduire, et, en même temps, très primitif, très prompt à s'étonner de tout ce qui ne touchait pas directement à ses opérations et très ignorant du monde qui s'agitait à l'extérieur de ses comptoirs et des bureaux.
Nous ajouterons que du nègre il avait conservé l'amour puéril du clinquant physique et moral, avec la gourmandise de tous les choses capiteuses et sucrées: parmi celles-ci, le tafia de la flatterie—encore qu'il affectât de le mépriser souverainement—n'était pas la liqueur, fermentée et savoureuse, dont il s'enivrait le moins souvent.
Or, Richard Vautier était brillant et caressant.
Ondoyant et multiple, il mêlait les allures de l'homme qui a fréquenté une société d'un certain choix au sans-gêne de procédés et à la morale élastique d'un véritable coureur d'aventures.
Tout en lui commençait par surprendre et finissait par charmer. Son caractère, souple et insinuant, se pliait à toutes les exigences et se glissait dans toutes les sympathies. Il avait conquis, de prime abord, le Yankee par sa belle humeur: il acheva de le subjuguer par la finesse de son esprit et les cajoleries de son langage.
Par contre, l'aîné des Murphy ne lui témoigna jamais qu'une bienveillance fort restreinte.
On eût pu penser que la scène qui encadra les derniers moments de celui-ci ruinerait le crédit—toujours croissant—du favori, en effrayant le digne captain sur le rôle que cet étranger était appelé à jouer dans sa destinée, si l'on en croyait les prédictions du mourant.
Il n'en fut rien.
Les «songes creux» qui avaient tourmenté l'agonie du malheureux Will et les «incohérences» qui s'étaient échappées de ses lèvres avec le souffle suprême ne devaient être considérés,—d'après l'avis du médecin,—que comme des accidents fort ordinaires, inhérents au trouble cérébral déterminé par la maladie et au passage si terrible de la vie à la mort.
Ils n'avaient donc exercé sur Samuel qu'une impression assez fugitive.
Devenu plus seul après le décès de son aîné, l'Américain avait subi davantage l'ascendant d'un compagnon aimable, prévenant et enjôleur, qui s'ingéniait à le distraire.
Quelques mois après les funérailles de James-Williams, Richard Vautier occupait non seulement le poste important de chef de la correspondance de la maison Murphy and Brother, pour lequel l'aîné des deux frères l'avait désigné à son lit de mort; mais il était encore le bras droit, le factotum et comme l'alter ego du survivant.
Pendant ce temps, la liquidation de la société, rompue par le décès de Will, suivait son cours.
Elle ne dura pas moins d'un an, eu égard à la somme énorme des intérêts et des capitaux engagés.
En revanche, elle donna ce fabuleux résultat: près d'un milliard à partager entre les deux associés,—c'est-à-dire entre Tomy-Samuel et «la succession» du défunt.
Or, «la succession» du défunt, c'était la fille de ce dernier,—Flore-Eva Ferrand,—l'enfant abandonnée sur le pavé de Paris.
Le captain songea à se mettre en quête de celle-ci.
Un beau matin, il fit appeler son secrétaire:
—Dick, lui annonça-t-il, nous partons pour la France...
—Pour la France?...
—Oui, il y a longtemps que je nourris le projet de visiter la vieille Europe...
Et, si j'ai autant tardé à satisfaire cette fantaisie, c'est que j'attendais que la liquidation de mes affaires me laissât, à cet endroit, toute liberté d'esprit et de corps...
D'ailleurs, ce n'est pas seulement la curiosité de voir du pays; l'envie de me frotter à des mœurs nouvelles; le désir de me rajeunir au contact de votre joie, de votre printemps éternels, à vous autres Français, après tant d'années sacrifiées à l'outrance d'une besogne ennuyeuse: ce n'est pas tout cela seulement qui me pousse à entreprendre ce voyage...
Il y a encore un autre motif: j'ai juré...
Vous vous rappelez: j'ai juré à mon frère mourant de retrouver sa fille, son héritière, ma nièce...
Le moment est venu de tenir ma promesse...
J'ai donc fait retenir deux cabines sur le Labrador qui appareille demain matin...
Car il est entendu que vous ne me quittez pas...
—Comment?...
—Je vous répète que je vous emmène... Est-ce que je puis me passer de vous?... N'êtes-vous pas mon secrétaire?
Et puis, j'aurai besoin de votre aide...
Cette pauvre enfant perdue dans ce Paris immense, comment arriverai-je jamais à remettre la main dessus si vous ne me prêtez assistance?
—Moi?
—Eh oui! n'êtes-vous pas Parisien?...
Et ne possédez-vous pas sur le bout du doigt cette Babel, cette Babylone où je vais me trouver aussi isolé, aussi désorienté, aussi désarmé que le pionnier qui s'engage dans une forêt vierge pleine de labyrinthes et de halliers, de fondrières et de précipices; pleine de fauves à l'affût; pleine d'ennemis embusqués...
Eh bien, vous me piloterez, vous me conseillerez, vous me protègerez...
Je suis riche, et c'est ce qui m'inquiète: on ne trompe pas, on ne dépouille pas les indigents...
Pauvre, je n'aurais rien à craindre...
Riche, j'ai tout à redouter...
Ma fortune ne me donnera que des flatteurs, des parasites et des valets...
Or, c'est un camarade qu'il me faut; c'est un associé; c'est un ami...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Français lui tendit la main:
—Maître, prononça-t-il d'un ton et d'une mine pénétrés, je ne suis pas de ceux qui oublient. Disposez de moi sans restriction. Je vous appartiens corps et âme.
VIII
RETOUR A LA RUE D'AMSTERDAM
Le lendemain, les deux voyageurs s'embarquaient sur le Labrador, qui, après une traversée dénuée d'incidents,—mais pendant laquelle Richard Vautier s'était appliqué à devenir plus que jamais indispensable à son compagnon,—les déposait au Havre, son port de destination.
Vous avez assisté à leur arrivée dans la capitale.
Vous les avez suivis, à la descente du train, jusque dans un boxe de taverne, où vous les avez laissés en mesure de procéder à un lunch abondant et copieusement arrosé.
C'est là que nous allons les retrouver, ayant à peu près fini de manger,—mais n'ayant pas fini de boire.
A demi renversé sur sa chaise, sur laquelle il se balançait ainsi que sur un fauteuil à bascule; le nez et les jambes en l'air; les deux pieds appuyés au rebord de la table, ainsi qu'il convient à tout bon Yankee qui digère; lançant au plafond les tourbillons de fumée d'un cigare qui semblait une cheminée d'usine, Sam Murphy mêlait le grave au doux,—sinon le plaisant au sévère,—et passait indifféremment du porto-wine au stout, du soda-water à l'oldbrandy et de notre champagne français au sherry-cobbler national.
En des circonstances ordinaires, notre Américain pouvait boire jusqu'à en crever,—mais non point jusqu'à perdre la raison.
En cette nuit, par exemple, il n'en était pas de même:
On étouffe, chez nous, dans nos wagons fermés...
La fatigue du trajet accompli dans de telles conditions; la satisfaction de se sentir arrivé; l'atmosphère alourdie par l'orage qui grondait au dehors; le manque d'espace du boxe; le calorique du gaz restreignant l'oxigène,—tout cela déterminait, chez le captain, à défaut d'une ivresse réelle, une surexcitation visible qui allait sans cesse augmentant.
Sa face, cardinalisée par la flamme des divers breuvages entonnés, rougeoyait à l'égal d'un coucher de soleil de Ziem ou de Marilhat. Son œil papillotait. Sa langue avait besoin de s'humecter souvent pour tourner sans difficulté dans sa bouche pâteuse et contre son palais en feu.
—Vive la France! répétait-il en décoiffant une quatrième fiole de cliquot grand-mousseux: vive la France, mon camarade!...
C'est le paradis sur la terre,—la patrie des gais compagnons, des vins de prix et des jolies femmes,—le cabaret de l'univers!...
Mais c'est, surtout et avant tout, la contrée bénie,—exempte de préjugés,—où l'on a davantage souci de ce qui tinte dans votre poche que de ce qui coule dans vos veines, et où la rosée de dollars, qui glisse entre vos doigts faciles, n'a pour celui qui la reçoit ni opinion, ni caste, ni couleur, ni odeur...
Je porte un toast en son honneur avec le premier de ses produits...
A la France!... Hurrah!... Buvons!
—Morbleu! pensait son vis-à-vis, le voilà qui devient lyrique. C'est signe qu'il se grise. A merveille!
Puis, tout haut et faisant raison:
—A la France et à l'Amérique! Ce sont deux grandes nations. Elles sont dignes de se comprendre, de s'estimer et de s'aimer!
Les verres se choquèrent cordialement.
L'Américain avait quitté la position horizontale.
Il reprit, en mettant les coudes sur la nappe et en passant—sans transition—d'un sujet à un autre:
—Ah! votre satané Paris, nous allons l'explorer, le battre, le fouiller!... Car il ne s'agit pas seulement de prendre du bon temps... Il faut songer aux choses sérieuses...
Or, j'ai un devoir à remplir...
Un devoir sacré,—ou que la peste m'étouffe!...
—J'entends, fit le Français: la fille de votre frère... Eh bien, nous la retrouverons... Me voici prêt à vous seconder.
—A la bonne heure, Richard, mon fils: je n'attendais pas moins de vous... Un coup de sherry par là-dessus, hein?... Pour chasser ce diable de champagne?
—Deux si vous voulez, captain.
On trinqua derechef.
L'ami Dick poursuivit:
—Permettez-moi de vous dire, mon excellent ami, que la clé des opérations que nous nous proposons d'entreprendre réside tout entière dans les indications à vous fournies par le défunt... Ces indications, quelles sont-elles?... C'est sur elles, et sur elles seules, que nous devons baser notre plan de campagne.
Le Yankee se pressa la tête des deux poings:
—Les indications?... Ah! oui, je comprends: les renseignements consignés sur l'un des papiers que renfermait le portefeuille...
Le portefeuille que le pauvre Will me remit avant de mourir et qui est là, dans ma poche, en compagnie du mien...
Eh bien, il résulte de ces documents que la personne avec laquelle mon heureux chenapan d'aîné,—vidons ce verre à sa mémoire et qu'il nous bénisse de là-haut!—entretint des relations charnelles, était d'une beauté peu commune, qu'elle avait nom Hélène Ferrand et qu'elle donnait des leçons d'anglais et de piano dans ce que vous appelez le faubourg Saint-Germain...
—Tout cela, opina le Français après une minute de réflexion, tout cela me semble, jusqu'à présent, assez incomplet et assez vague; mais l'enfant, mon cher maître, arrivons à l'enfant...
—L'enfant fut confié à une femme d'une localité des environs de Paris...
—Et vous connaissez le nom de cette femme?... Vous connaissez le nom de cette localité?...
Au lieu de répondre, Sam Murphy déboutonna son gilet et desserra sa cravate:
—Cornes du diable! murmura-t-il, je ne sais ce que j'ai... Mes jambes battent le branle-bas... Et l'on dirait que la maîtresse cloche de Metropolitan-Church me carillonne dans le cerveau...
Richard Vautier suivait d'un œil attentif et sournois les progrès rapides de cette alcoolisation qui allait envahissant la personne de son compagnon avec d'autant plus de violence qu'elle avait mis un laps de temps plus long à couver et à éclater.
Le captain étendit la main vers une fiole au col de cigogne étiquetée Fine champagne:
—Une gorgée de ceci me remettra... Médecine homéopathique... Similia similibus, comme rabâchait cet âne bâté de savant qui a enterré le pauvre Will...
Le Français l'arrêta:
—Maître, ménagez-vous, de grâce...
—Je me ménagerai quand je n'aurai plus soif...
—Eh bien, insinua Richard, que n'étendez-vous ce cognac dans une certaine quantité d'eau?...
—De l'eau?...
—De l'eau frappée, par exemple, ce serait le plus sûr moyen de vous désaltérer...
Le Yankee jeta au flacon un regard empreint de regrets cuisants et de protestations muettes:
—Noyer ce nectar divin!... Vous êtes un bourreau, ami Dick!... Mais, enfin, puisque vous le voulez absolument...
L'autre appuya avec sollicitude:
—Je l'exige et je vous en prie.
Puis il appela:
—Sommelier!
Celui-ci entr'ouvrit la porte du boxe.
L'ami Dick commanda:
IX
CARAFE FRAPPÉE
—Décidément, Richard, grommelait le captain, vous êtes un garçon précieux pour le conseil non moins que pour l'action... Et quand je pense que, si j'avais écouté les sornettes dont feu mon aîné me rabattait les oreilles, alors que la crise décisive se préparait à l'emporter, je me serais défié de vous... Par bonheur, il y a beau temps que j'ai donné à ces propos d'illuminé la volée hors de mon esprit!
Le sommelier rentra, portant sur un plateau, qu'il déposa sur la table, la carafe que nous lui avons vu remplir de kirsch précédemment.
Dick lui fit signe de sortir.
Ensuite il versa dans une haute chope à bière deux doigts de cognac environ et combla jusqu'aux bords le vide du récipient avec le contenu de la carafe.
Pendant qu'il remuait ce mélange à l'aide d'une grande cuiller à grog:
—Que je sois à jamais rayé du nombre des élus du Seigneur, maugréait son compagnon, s'il ne faut pas que je vous aime terriblement pour consentir à avaler cette médecine!
—Et moi, repartit le Français, soyez persuadé que c'est dans votre intérêt, dans votre intérêt seul que j'insiste.
Il lui présenta le breuvage:
—Allons, buvez. C'est un élixir de santé qui vous dégagera le cerveau, vous éclaircira les idées et vous dérouillera les muscles.
Sam Murphy prit le verre avec un mouvement et une grimace de résignation.
Puis il l'éleva vers ses lèvres en fermant les yeux et l'ingurgita d'un trait.
L'effet ne se fit pas attendre de cette forte dose d'alcool absorbée:
La face de l'Américain devint couleur de brique; ses prunelles roulèrent sur le blanc de la cornée comme un canot à la dérive; sa poitrine se gonfla, soulevée par le brûlot qu'il venait d'entonner...
Un chapelet de jurons internationaux se défila de sa gorge embrasée:
—Der Teufel!... Vinte dios!... Goddam!...
Le boxe tournait et l'entraînait...
Une subite expression d'inquiétude envahit les traits de Richard Vautier:
—Misère de moi! pensa-t-il, est-ce que je lui en aurais fait trop prendre?... S'il allait succomber à une congestion?... Il ne faut pas qu'il meure dans ce lieu public...
Et, se rapprochant vivement du Yankee:
—Vous sentez-vous indisposé? demanda-t-il.
Par un effort surhumain, Sam était parvenu à dompter—pour un moment—les effets de cette véritable eau-de-feu.
Il s'administra sur la poitrine un coup de poing à défoncer une futaille:
—Allons donc! la cale est solide!... Chevillée de cuivre comme un bâtiment de guerre!... Et capable de jauger cinq cents tonneaux!
Puis, tendant son verre:
—Seulement, versez encore!... Versez toujours!... On dirait qu'un millier d'épingles a pris mon gosier pour pelote!
Le Français s'empressa de se rendre à ce désir qui servait si bien ses projets, et, tandis que son compagnon buvait avec avidité:
—Maintenant, reprit-il, revenons à miss Eva...
—Miss Eva?...
—Votre nièce...
—Ah! c'est vrai... Nous parlions de ma nièce... Et qu'en disions-nous, de cette fille de mon frère?...
—Vous me disiez qu'elle avait été confiée à une paysanne des environs de Paris...
—Oui, à une paysanne nommée Françoise Mauclerc... Dans une localité qui s'appelle Chatou... C'est écrit dans les papiers de Will...
—Bon: pour retrouver cette femme,—si, toutefois, elle existe encore,—nous n'avons qu'à étendre la main... Chatou est à peine à vingt minutes d'ici... Et demain matin, s'il nous convient...
—Pourquoi attendre à demain matin? interrompit l'Américain. Partons de suite. Lançons-nous en chasse!...
Il se mit péniblement sur ses pieds:
—Away! away! Le temps perdu est une non valeur. Payons la dépense, et en route!
Pas un muscle du masque de l'ami Dick ne broncha.
Seulement on vit poindre à nouveau—pour s'éteindre aussitôt qu'allumée—la clarté cauteleuse que nous avons déjà signalée sous l'abat-jour prudent de sa paupière.
Ce que proposait le Yankee était ce à quoi il tendait à l'amener.
Il eut l'air, cependant, de faire des objections:
—Eh! vous n'y songez pas, captain! Il est près de deux heures du matin. Or le premier train du railway qui nous conduira à Chatou ne part pas avant cinq ou six...
Samuel frappa sur la table:
—Dans toutes les républiques du monde, l'argent est empereur et roi. Il commande et l'on obéit. On chauffera un train expressément pour nous...
L'autre eut un sourire:
—Ces choses-là, mon cher maître, ne se font pas en France aussi vite et aussi facilement que vous croyez,—et, avant que nous n'ayons obtenu de qui de droit l'autorisation de recourir à ce moyen de locomotion, nous aurions eu dix fois le temps d'arriver à pied...
—Alors, envoyez chercher une voiture!... Et qu'on se hâte!... J'étouffe dans l'infernale chaleur de cette boîte!...
—Désirez-vous encore quelques gouttes d'eau frappée?...
—Oui, certes!... Donnez... Donnez vite!...
Le reste de la carafe y passa.
L'Américain se cramponnait à la table pour ne pas tomber.
—Une voiture, soit, reprit Dick; encore je doute qu'à cette heure nous puissions rencontrer un cocher qui consente...
Murphy lui coupa la parole:
—Le coachman, je l'achète, lui, son cab et ses chevaux...
—Mais il fait un temps horrible... Entendez-vous le tonnerre?... Entendez-vous la pluie?
Le Français connaissait à fond son compagnon.
Il savait qu'une fois déséquilibré par l'ivresse, celui-ci se montrait aussi têtu qu'une mule, et que, plus on essayait de le dissuader de faire une chose, plus il s'opiniâtrait à la faire.
Le captain frappa du pied:
—Saints du ciel! restez ici, si bon vous semble... Moi, je dérape... Et je cingle sur Chatou, toutes voiles dehors, à travers la foudre et le déluge!
—Tout beau, Sam! ne vous fâchez pas! Je règle l'addition et je vous accompagne.
Et le Français sortit du boxe pour se rendre au comptoir.
Le Yankee le suivit d'un regard hébété:
—Dieu me damne, bégaya-t-il, si ce brave Richard ne marche pas de travers!... Il se sera grisé abominablement avec toutes ces liqueurs maudites... Moi, qui n'ai bu que de l'eau, je suis ferme sur mes jambes...
Puis, hasardant un pas et manquant de tomber:
—J'ignorais que mon secrétaire eût l'habitude de se livrer à la boisson... Une détestable habitude... L'intempérance est un péché...
Puis encore, éclatant d'un rire lourd et épais:
—Je parle comme un clergyman... Il est vrai que j'en ai le droit... Car celui-là, qui prétendrait que j'ai une légère pointe, serait un stupide animal.
X
A TRAVERS L'ORAGE
Nous avons dit que, depuis le coucher du soleil, la masse du ciel sans étoiles n'avait cessé de peser sur Paris comme une immense calotte de plomb.
Vers une heure du matin, une suite de coups de vent, précurseurs du grain qui approchait, avait pris la ville en écharpe, soulevant des trombes de poussière et mettant en déroute la foule qui grouillait dehors sous prétexte de «prendre le frais».
Vingt minutes plus tard, l'orage éclatait avec une singulière violence.
Le pavé sonnait sous le choc retentissant d'une averse de grêle...
Bientôt ce large bruit de la grêle battant le sol de tous côtés était traversé par un craquement sec et déchirant, contemporain d'une illumination blafarde...
Puis les échos du ciel et de la terre, transformant cette explosion, la renvoyèrent de toutes parts en un formidable roulement.
A dater de cet instant, l'orgie de l'ouragan grandit, exagérant sa turbulence et ses tumultes.
La nuit poussa des cris surhumains.
Le ciel, éventré dans tous les sens, montra l'incendie de ses entrailles en un désordre splendide jusqu'à l'horreur.
Au plus fort de la tourmente, Richard Vautier et Sam Murphy montaient la rue d'Amsterdam dans la direction du boulevard extérieur.
On ne rencontrait plus personne.
Ce véritable déluge avait forcé les gardiens de la paix, qui s'échelonnent dans ces parages, à se réfugier dans l'encoignure des portes.
On n'entendait que le fracas des éléments déchaînés,—et, à de rares intervalles, le roulement d'une voiture qui fuyait, emportée par un cheval au galop.
Les deux compagnons cheminaient lentement sous la cataracte qui les trempait des pieds à la tête.
L'Américain s'accrochait à l'épaule du Français. L'ivresse, chez lui, produisait tous ses effets. Ses jambes partageaient la lourdeur de son crâne. Il les soulevait avec peine, titubant et butant de ci, de là...
Il achevait de s'étourdir en bavardant:
—Go ahead! Nous marchons à la conquête d'une héritière... D'une héritière qui vaut la moitié d'un milliard... Saluez, Richard, mon garçon: on n'en égare pas tous les jours de ce calibre par le monde.
L'autre ne répondait rien.
Son visage avait revêtu une sinistre expression de résolution et d'ironie.
Mais le Yankee ne le voyait point.
Dans les ténèbres épaisses, l'éblouissement des éclairs ne lui montrait que les hautes maisons de la rue et que le pavé ruisselant sur lequel il glissait à chaque pas.
—Et, quand nous l'aurons découverte, poursuivait-il, oui, quand nous l'aurons découverte, savez-vous ce que j'en ferai?... Dites, le savez-vous, compère?... Eh bien, je l'épouserai, carajo!
—Vous! s'exclama Richard en tressaillant.
—Pourquoi non, en obtenant les dispenses exigées par l'Eglise?... D'ailleurs, ce n'est pas un oncle qui convole avec sa nièce... C'est une montagne de dollars qui s'unit à une autre montagne de dollars.
Ils étaient parvenus à une rue transversale.
—Tournons à gauche, fit le Français.
—Tournons, répéta le captain.
Il ne se gouvernait plus et se trouvait dans l'impossibilité absolue de résister à son guide.
Sa raison l'abandonnait comme fuient les habitants d'une maison que l'incendie dévore.
—All right! balbutiait-il, nous sommes en voiture... Nous courons... Plus vite, cocher!... Plus vite encore!... Crève tes chevaux!... On les payera... Souviens-toi que tu conduis un homme de cinq cents millions à une fiancée qui représente exactement la même somme!...
Puis, portant la main à sa poitrine avec un cri de douleur:
—Oh! cette eau!.... Cette eau de France!... Sa glace est une flamme!
Il s'arrêta.
Un éclair, qui l'enveloppa de pâles lueurs, lui fit voir un espace vide, qu'étoilaient une demi-douzaine de rues aboutissantes,—moitié place et moitié pont,—avec, au lieu de maisons en bordure, de hauts parapets qui semblaient faits de poutres croisées.
Au-dessous de ces parapets, une sorte d'abîme d'une profondeur sombre se piquait de mouches de lumière blanches ou rouges.
Quelques-unes de ces mouches couraient, avec un grondement sourd qui se mêlait aux éclats du tonnerre et des stridences de sifflet qui trouaient le crépitement de l'ondée.
Les autres demeuraient immobiles.
—Où sommes-nous? interrogea Sam.
—Nous sommes arrivés, répondit l'ami Dick.
Le lendemain paraissait dans les journaux du soir l'article qui forme le prologue de ce récit.
FIN DE LA SECONDE PARTIE
TROISIÈME PARTIE
LES GALANTS DE MADEMOISELLE FINE-LAME
I
RETOUR AU PAVILLON DU GARDE
Dix mois environ après les scènes que nous vous avons mises sous les yeux dans la première partie de ce récit,—et six semaines approchant avant celles auxquelles vous avez assisté tout à l'heure,—Jacques Périn sortait, un matin, de chez lui pour faire sa tournée ordinaire.
Le temps était clair, radieux, superbe.
La forêt formait comme une muraille de verdure autour de la demi-lune qui s'arrondissait devant le logis du garde.
Le ciel bleu reposait sur la cime des grands arbres, ainsi qu'une coupole d'azur sur des colonnes de feuillage.
Le soleil était d'une douceur inexprimable. On entendait sous bois des vols et des chants d'oiseaux. Tout respirait la paix, la grâce,—et cette sérénité, cette beauté du jour levant mettaient dans l'âme comme une aurore.
Le fusil sur l'épaule, la guêtre au mollet, la carnassière au dos, Patte-de-Fer était en train de siffler ses chiens et de refermer sa porte, quand un roulement de voiture gronda dans une allée.
Bientôt le véhicule—une de ces antiques berlines, contemporaines du sacre de Louis XIV, dont Versailles et Saint-Germain ont seuls conservé l'apanage—déboucha sur le rond-point et vint s'arrêter en face du pavillon.
Deux personnes en descendirent:
La première était une religieuse d'un certain âge, drapée de la robe bleue et du voile de laine blanche des Dames de Sainte-Marie-des-Anges.
La seconde était une jeune fille vêtue de noir avec une élégante et charmante simplicité.
La religieuse tenait une lettre.
La jeune fille portait une valise.
En apercevant Jacques Périn, elle ne put se défendre d'un mouvement de joie enfantine, et, courant à lui, souriant, montrant dans son allégresse ingénue les perles qui brillaient derrière ses lèvres roses:
—Comment me trouvez-vous, mon ami? demanda-t-elle.
Le garde l'examina un moment avec une attention toute frémissante de surprise et d'émotion.
Puis il poussa ce cri:
—Florette!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La lettre était de la supérieure du couvent:
«Mon cher Jacques, disait-elle, vous m'avez envoyé—voici tantôt bien près d'un an—une pauvre créature, sauvage, confuse, toute troublée, qui allait dans la vie à tâtons et qui n'avait, pour se guider, que des instincts à défaut de principes.
»Je crois vous renvoyer aujourd'hui une femme accomplie, telle que pas une mère de famille n'hésiterait à l'appeler sa fille, telle que pas un galant homme n'hésiterait à la choisir pour compagne.
»Ce travail de transformation nous a, du reste, été facile.
»Florette était remplie de bonne volonté.
»Elle étudiait, elle s'appliquait avec une persévérance, avec un courage surhumains.
»A présent, elle a acquis tout ce que doit savoir une ménagère chrétienne,—et son esprit, son cœur ne renferment plus seulement en germe les qualités qui sont destinées à répandre le bonheur autour d'elle.
»Ici, tout le monde l'apprécie à sa haute et pure valeur, et son départ sera un véritable chagrin pour toute la communauté.
»Mais les règles de notre ordre ne nous permettent point de la conserver parmi nous, à moins qu'elle ne manifeste l'intention de prononcer des vœux.
»Or, Florette ne me paraît pas avoir la vocation de servir Dieu dans l'abnégation, dans l'isolement absolus.
»Encore que son enfance et sa première jeunesse aient été cruellement éprouvées, elle n'a pas assez souffert pour renoncer au monde dans ce qu'il a de plus saint, de plus noble et de plus doux: le mariage et la maternité.
»D'un autre côté, il est juste qu'elle vous consulte sur le choix d'une profession: n'êtes-vous pas, en quelque sorte, comme son tuteur, et n'avez-vous pas charge de son avenir?
»Pour ma part, je me serais volontiers employée à la placer chez des personnes recommandables, si je n'avais craint de vous affecter en la séparant à jamais de vous.
»Ajouterai-je que je ne la soupçonne pas de nature à se plier aux exigences de la domesticité?
»C'est une fille jalouse de son indépendance.
»Et puis, il m'a semblé par vos lettres, qu'elle m'a montrées spontanément et naïvement, il m'a semblé, dis-je, qu'elle vous avait inspiré des sentiments qui ont résisté à l'absence.
»Ces sentiments, que ne les lui avouez-vous de prime abord? Le droit chemin est le plus court. Allez à Florette et dites-lui franchement:
»—Je vous aime!
»J'ai pour certain qu'elle professe à votre endroit une confiance, une estime, une reconnaissance sans bornes...
»De tout cela, je ne doute pas que vous fassiez—avec le temps—une tendresse réelle et durable.
»Vous êtes tous les deux sincères et vaillants. Vous serez heureux. Vous méritez de l'être. C'est ce que vous souhaite, du fond de sa retraite, celle que vous avez connue jadis sous le nom d'Eliane de Jouy et qui prie pour vous en signant
»SŒUR ANNONCIADE.»
—Oui, certes, pensa l'ex-détective à la lecture de cette épître, oui, la digne demoiselle a raison, et, dès demain, Florette saura que je ne puis plus vivre sans elle...
Mais, pour aujourd'hui, laissons-lui le loisir de se retourner...
C'est un ange qui m'est tombé du paradis: j'ai bien assez de m'occuper à l'admirer...
II
AT HOME
Le lendemain, le brave garçon ne se déclara pas davantage.
N'était-il pas plus urgent d'installer la nouvelle venue?
Le garde lui céda le premier étage du pavillon et se cantonna au rez-de-chaussée.
Un tapissier fut mandé de Saint-Germain. La chambre de la Filleule de Lagardère eut du papier satiné et un joli meuble en bambou. On habilla le lit, la toilette et les fenêtres de frais rideaux de mousseline. Une pendule et deux candélabres furent placés sur la cheminée...
Encore un peu, et l'ancien policier se fût endetté pour procurer un intérieur plus confortable à celle qu'il appelait déjà sa ménagère...
Par bonheur, celle-ci, justifiant ce titre, mit le holà à ces dépenses exagérées.
La beauté de la jeune fille s'épanouissait, d'heure en heure, plus impétueuse et plus intense, dans ce nid que son protecteur lui avait capitonné avec tant de sollicitude, dans l'ardente affection qu'il lui témoignait, ainsi que dans l'atmosphère de calme qui s'étendait autour d'elle.
Et, peu à peu, en comparant son automne précoce à l'éclat de ce printemps, Jacques en arrivait à ne plus oser s'ouvrir à «sa ménagère» de son amour et de ses projets.
Chaque soir, en posant ses lèvres sur le front qu'elle lui tendait, et en sentant à ce contact une flamme inconnue envahir tout son être:
—C'est décidé, murmurait-il. Il faut qu'elle devienne ma femme. Demain, oui, demain, je parlerai.
Et le lendemain s'achevait, hélas! sans qu'il fût plus hardi, plus expansif que le premier jour!
A ceci près, nous constaterons que sa félicité était des plus complètes.
Florette administrait la maison avec une intelligence, un ordre, une économie remarquables.
On avait une journalière de Carrières pour les gros ouvrages de cuisine et de propreté. Mademoiselle Fine-Lame faisait tout le reste, Dieu sait avec quelle sympathique gaieté!
Elle était aux petits soins pour le garde.
Celui-ci l'avait présentée comme une orpheline de ses parentes qu'il avait fait venir de province pour tenir son logis.
Au village, plus d'un se demandait:
—Où diable ai-je aperçu cette figure-là?
Mais nul ne se répondait que c'était à la fête des Loges.
Qui eût, en effet, soupçonné la pensionnaire du théâtre des Dislocations-Amusantes dans cette toilette, d'un goût exquis, qui faisait la suzeraine du pavillon de la Faisanderie si avenante, si distinguée et si modeste à la fois?
Cependant, sous la fidèle gardienne de l'at home de Jacques Périn, on retrouvait parfois la Filleule de Lagardère.
Malgré son séjour au couvent,—au cours duquel elle avait appris un peu vite tout ce qu'il lui avait été possible d'apprendre,—ce n'était pas une demoiselle.
J'entends une de ces poupées, montées sur ressorts pour baisser les yeux, dessiner une révérence, tracasser un piano, conduire un cotillon et murmurer derrière leur éventail ou leur bouquet;
—J'ai tel ou tel chiffre de dot.
Ce n'était pas non plus une bergère-châtelaine.
Encore moins une paysanne d'opéra-comique.
Jamais elle n'avait décoché une œillade «assassine» aux cavaliers qui caracolaient sous le couvert.
Quand elle ne vaquait pas aux soins du ménage, quand elle ne se penchait pas sur un livre ou sur un ouvrage de broderie, et qu'elle bondissait, joyeuse et vive comme un faon, à travers les taillis, ou qu'elle errait, rêveuse et mélancolique, par les sentiers de la forêt, sitôt que le sable des allées criait sous une voiturée de belles dames ou sous une chevauchée de beaux messieurs, elle interrompait sa promenade et se coulait dans les fourrés. On entendait les branches s'agiter, puis plus rien. La Filleule de Lagardère était alerte. On eût couru longtemps avant de l'atteindre.
Jamais elle n'avait dansé avec les jeunes gens du Pecq, de Carrières, de Chambourcy ou de Maisons, dans ces bals Willis et Choteau qui remplacent, dans les divertissements rustiques de notre époque, la fougère et la coudrette de nos aïeux.
Nous jurerions presque qu'elle avait oublié qu'elle était belle.
Pourtant, quand, le dimanche, bleue et blanche comme une clochette de volubilis dans sa robe d'étoffe printanière et sous son chapeau de paille garni de fleurs des champs; quand, au bras du garde général, allègre et martial dans son uniforme neuf,—ses médailles sur la poitrine et son couteau de chasse au côté,—elle allait entendre la messe au Mesnil, le village voisin, ou écouter la musique militaire sur la Terrasse de Saint-Germain, les gars de la paroisse et les gommeux de la ville n'avaient pas assez d'yeux pour admirer sa figure, sa taille, sa tournure enchanteresses, et pas assez de superlatifs pour les célébrer dans un chœur plus harmonieux qu'un chant d'église et plus bruyant qu'un morceau de concert.
Et, maintenant, qu'éprouvait-elle à l'endroit de son protecteur?
Sœur Annonciade ne nous l'a point laissé ignorer: une reconnaissance sans borne.
A la rigueur, la reconnaissance—chauffée à blanc dans une nature exaltée—suffit à produire quelque chose qui ressemble à l'amour...
A moins, cependant, que l'amour lui-même—le vrai, le grand, le seul,—celui qui ne naît pas de calculs raisonnés, d'une «mutuelle estime» ou d'un service rendu, mais simplement du choc de deux regards en l'air—ne vienne se mettre en travers de l'opération.
Il est évident, par exemple, que si l'ancien détective avait suivi à la lettre les recommandations de la religieuse; que si, au débotté, sans barguigner, sans s'effrayer, sans crier gare, il s'était ouvert à Florette de ses projets de mariage; il est évident que la jeune fille eût consenti, avec une joie sans réserve, à unir son sort à celui de l'homme à qui elle devait tant.
Sans doute était-ce le rêve qu'elle caressait intérieurement.
Mais le garde avait eu scrupule de demander une main, un cœur comme on demande la bourse ou la vie.
Comme tous ceux qui aiment sincèrement, qui aiment pour la première fois, qui aiment sur le tard, il avait eu peur d'un refus qui eût rendu désormais impossible toute communauté d'existence avec celle dont il sentait qu'il ne saurait plus se passer.
Un sentiment de délicatesse exagérée l'avait empêché, dans le principe, de brusquer une situation sur les bénéfices de laquelle il s'était, depuis, endormi assez volontiers.
Il avait attendu, persuadé qu'avec le temps, le courage lui viendrait, à lui,—la confiance lui viendrait, à elle,—et que l'aveu d'une tendresse mutuelle leur viendrait involontairement à la bouche à tous deux.
Il avait commis là une erreur et une faute graves:
Dans toute existence de femme,—si remplie que soit cette existence et si honnête que soit cette femme,—il y a la place d'une aventure qui bouleverse celle-ci et celle-là.
Cette aventure est immanquable.
III
RÉSURRECTION DE QUELQUES PERSONNAGES CONNUS
Ce jour-là, mademoiselle Fine-Lame s'en était allée, sur la vesprée, au-devant de l'ami Jacques, parti depuis le matin pour inspecter—vers le château de la Muette—une des chasses appartenant à M. de Saint-Pons.
Au tournant d'un sentier, dans l'épaisseur de la forêt, elle tomba au milieu d'une «partie carrée» de Parisiens.
Ce n'était point l'élite de la société.
Les deux hommes, avec leurs accroche-cœur pommadés sur les tempes, leur casquette croulant sur la nuque, leur blouse vierge de tous stigmates du travail et leur pantalon de nuance bachique évasé sur des souliers vernis, devaient troubler—malséantes images—les rêves des prêtresses de Vénus commode, à la barrière et sur les boulevards extérieurs.
C'était évidemment à cette catégorie de «cocottes» dans les prix doux qu'appartenaient leurs deux compagnes.
Celle-ci, trapue, mafflue, rougeaude, avec un de ces nez dans lesquels il pleut, des yeux percés en trous de vrille, un chignon à la diable, des bras trop courts, des jambes comme des piliers de cathédrale, des mains comme des battoirs, un estomac à trois étages et des pieds d'hippopotame, répondait au surnom coquet de la Poulaille.
Le Rouquin lui tenait au cœur.
Celle-là, fine du haut, mince du bas, dégagée de partout,—le profil coupant, les lèvres pincées, le menton en galoche, les cheveux couleur d'acajou, la peau fouettée de taches de son,—affectait des mines penchées et mélancoliques de saule-pleureur et avait fait de fortes études littéraires dans les romans de Montépin, de Richebourg et de feu Gaboriau.
Le Bijou-des-Dames, son suzerain, l'employait dans des opérations délicates.
Ce qui la désolait, c'était de s'appeler Mélie. Elle eût préféré Elodie ou Sélika. Quelque chose de plus idéal.
Ces demoiselles sommeillaient, étendues à la bonne franquette.
Sieste nécessaire: je n'en voudrais pour preuve que le nombre de bouteilles éparses sur le gazon autour d'une croûte de pâté, d'un os de jambonneau et d'une carcasse de dinde.
Bijou-des-Dames les imitait, vautré dans l'herbe sur le dos.
Le Rouquin fumait sa pipe, adossé au tronc d'un hêtre.
Soudain, cet heureux tenancier de la Poulaille s'allongea vers son compagnon:
—Hé! là-bas, fit-il à voix basse, ouvre donc tes persiennes et allume tes lampions...
—Pour quoi faire?
—Pour reluquer cette gonzesse (jeune fille) qui se balade dans cette allée, ici, à gauche, avec ce riflard à soleil (parasol) et ce galurin (chapeau) à voile bleu...
—Eh bien?...
—Eh bien, elle vaut la peine que tu te déranges... Pour sa binette, d'abord... Et puis, pour autre chose...
Bijou-des-Dames se souleva nonchalamment sur le coude et regarda succinctement Florette, qui s'avançait à travers les arbres.
—C'est vrai, opina-t-il, elle est tapée aux pommes... Foi de citoyen et d'électeur, je troquerais mon épouse contre... Même que j'offrirais du retour...
—Tu ne la reconnais pas?...
—Qui?...
—Elle. Fouille dans ta boîte aux souvenirs. Tu trouveras sa photographie.
L'amant de Mélie arrondit sa main au-dessus de ses yeux en manière d'abat-jour et examina notre héroïne:
—Attends un peu, pour voir... Mais non, je ne me blouse pas... C'est la petite de la fête des Loges; l'amour de poupée qui tirait la botte au théâtre des Dislocations-Amusantes; la Filleule de Lagardère, quoi!...
—Juste!... Celle qui devait nous introduire—ici tout près—chez le garde-chasse aux vingt mille francs...
—Et qui, au lieu de nous aider à étouffer la somme, nous a lâchés d'un cran au moment le plus doux...
—Et qui a roussi la margoulette à deux de ses anciens patrons et cassé la patte au troisième, pendant que nous faisions le guet avec nos dames...
—A preuve que n'avons eu que le temps de nous cavaler en rabattant sur la Seine à travers les vignes...
—Et que le seigneur Marignan, le blessé et la Femme-Canon se sont évaporés du côté de Maisons sur les dadas qu'ils avaient dételés de la voiture des saltimbanques...
Le Rouquin réfléchit un instant.
Ensuite il demanda en se grattant l'oreille:
—Bijou?
—Quoi?
—Te rappelles-tu ce que nous a dit le vénérable papa Bouginier, la dernière fois que nous avons eu l'avantage de cultiver sa connaissance?
—Parbleu! il nous a dit qu'il se fendrait volontiers d'une prime assez conséquente si on lui faisait retrouver la saltimbanque en question...
—Pour lors, si nous la filions, histoire de piger son adresse?...
L'autre se frappa le front:
—Il y a mieux que cela, déclara-t-il.
—Comment?...
—Cette noble tête de vieillard a un béguin pour la petite. Ramenons-la lui. La prime sera plus forte...
—Tu voudrais?...
Bijou-des-Dames jeta un rapide regard autour de lui et poursuivit brièvement:
—Il n'y a pas un chat à cette heure dans la forêt. Nous sommes doux, et, au besoin, quatre. La Filleule de Lagardère nous suivra de gré ou de force. Où stationne le sapin qui nous a amenés?
—A dix pas d'ici: au tournant de l'allée dans laquelle s'embranche celle que prolonge la jeune personne.
—Le cocher?
—Un zig dans le mouvement: pas de danger qu'il démarre de roupiller (dormir) sur son siège, pourvu qu'on lui tamponne les coquillards (bouche les yeux) avec deux pièces de cent sous.
Bijou-des-Dames se mit brusquement sur ses jambes:
—Va bien. Nous sommes des bons. A cheval, messieurs!
Ensuite, du ton d'un général d'armée qui prend ses dispositions:
—Attention à l'ordre de bataille!... Tu vas attaquer l'ennemi en face, à la baïonnette, de la façon que je t'indiquerai... Pendant ce temps, moi, je lui couperai la retraite...
Nos fidèles compagnes formeront la réserve: inutile de les appeler, pour le moment, sous les drapeaux...
Si nous pouvons nous dispenser d'avoir recours à leurs talents, ce sera toujours autant de moins à partager.
IV
TENTATIVE D'ENLÈVEMENT
Tandis que nos deux coquins complotaient ainsi à la sourdine, notre héroïne les avait dépassés en cheminant dans un sentier assez étroit, qui aboutissait, non loin de là, à une voie un peu plus large.
Au coin de cette voie, un fiacre couvert de poussière, un cocher débraillé et deux rosses étiques sommeillaient à qui mieux mieux.
Mademoiselle Fine-Lame n'en était plus qu'à une faible distance, quand le Rouquin surgit tout à coup devant elle.
Le voyou affectait les allures d'un homme ivre.
Il étendit les bras pour barrer le sentier et s'écria d'une voix enrouée:
—Hé! la petite mère, c'est ici comme jadis sur le pont des Arts. On paye le passage, nom d'un cœur! Et c'est Bibi qui représente le préposé à recevoir.
La fillette s'imagina d'abord avoir devant elle un mendiant.
Elle porta la main à sa poche et en retira sa bourse.
Mais l'autre, avec la pose, le geste et l'accent d'un vertueux citoyen offensé dans toutes ses pudeurs:
—Il n'est pas question de monacos... On ne demande pas l'aumône... Il s'agit d'un bécot mignon qu'on va m'octroyer en douceur,—accompagné de plusieurs autres.
Il s'avança vers Florette.
Celle-ci recula:
—Laissez-moi! s'exclama-t-elle avec dégoût. Vous n'avez pas votre raison!...
—Possible, ricana le Rouquin, possible qu'on est un peu paf... Un motif de plus pour batifoler ensemble... Mêmement qu'on ne refuse pas de régaler d'une tournée... Après la bagatelle, s'entend...
La jeune fille recula de nouveau et répéta:
—Encore une fois, laissez-moi!... Vous vous trompez!... Je ne suis pas ce que vous croyez!...
Le compagnon de Bijou-des-Dames continua de marcher en avant:
—Oh! que si fait, l'agneau! On vous remet en plein. Peine perdue de faire sa Sophie...
Il appuya:
—Vous êtes la Filleule de Lagardère, de la baraque aux trois Anglais, vous savez, à la fête des Loges...
Notre héroïne chancela, comme prise d'un éblouissement...
Ce nom n'avait pas frappé son oreille depuis dix mois: ce nom maudit, ce passé abhorré, cette première partie de sa vie qu'elle s'efforçait de démentir par la seconde!...
Son exhibition sur les tréteaux forains, sa cohabitation avec un trio de bandits, la complicité forcée qu'elle se reprochait comme un crime, et le sang répandu dans cette nuit terrible dont le souvenir était le remords de ses jours et l'épouvante de ses rêves, tout cela ressuscitait, évoqué par un inconnu, et sortait brusquement de l'ombre!...
—Pas d'offense! gouailla le Rouquin. On est une ancienne paire d'amis. Embrassons-nous et que ça finisse!
Cet excès d'insolence détermina chez la jeune fille une réaction subite. Ses prunelles dardèrent un éclair. Sa voix devint impérieuse:
—Allons! fit-elle, c'est assez! Je ne vous connais pas. Livrez-moi passage!
Le voyou se campa en lutteur de barrière:
—De quoi? de quoi?... Des manières, de l'esbrouffe, des menaces?... On s'insurge, on se rébellionne, on élève des barricades!...
Il se précipita sur notre héroïne...
Celle-ci soutint le choc de pied ferme...
Ce fut une transfiguration. Toute la personne de la fillette reprit un admirable caractère de hardiesse et de crânerie. Sa taille se développa, son front s'illumina, en même temps que son buste s'effaçait prestement. L'élève de sœur Annonciade disparut: il ne resta plus que la Filleule de Lagardère!...
L'ombrelle, qu'elle venait de fermer, décrivit deux demi-cercles rapides...
Et les deux mains, que le Rouquin avait lancées en avant pour saisir son adversaire, retombèrent le long de son corps, inertes et zébrées de violet...
Au cri de douleur et de rage que le bandit poussa, les deux dormeuses se réveillèrent...
—A moi, les femmes! hurlait le compagnon de Bijou-des-Dames. On assassine vos hommes! C'est cette gueuse-là avec son parasol!...
La Poulaille n'en écouta pas davantage...
Elle s'élança le poing haut...
Pour éviter l'attaque, Florette fit un léger saut de côté...
L'ombrelle dessina une nouvelle parabole...
L'amante du Rouquin bondit en arrière avec un rugissement: elle crachait rouge,—et ses cheveux emmêlés n'avaient point défendu son crâne qui portait une large fêlure...
Oui, mais l'ombrelle s'était brisée...
Ensuite il y avait ceci:
Mélie, prudente, s'était baissée; elle avait arraché une motte de gazon; elle la lança à la jeune fille...
Ce projectile, alourdi par la terre qui y adhérait, frappa notre héroïne en pleine figure...
Elle vacilla,—aveuglée...
Au même instant, Bijou-des-Dames—qui s'était glissé, d'arbre en arbre, jusqu'à elle, par derrière—la ceintura à l'improviste et la renversa sur le sol...
En tombant, elle se souvint qu'elle avait aperçu dans les environs une voiture et un cocher...
Elle cria,—désespérée:
—A moi! A l'aide! Au secours!
L'automédon ne bougea point.
Au premier bruit de la lutte, il avait bien entrebâillé un œil.
Mais, sur un signe du Rouquin, il l'avait refermé incontinent.
Pendant ce temps, l'autre gredin s'épuisait à maintenir mademoiselle Fine-Lame qui se débattait comme un beau diable:
—Vite! commandait-il, ton mouchoir, Mélie, et bâillonne-moi cette enragée!... Le tien aussi, la Poulaille, et ligote-lui les pattes avec!... C'est fait?... Maintenant, en voiture!
Malgré la résistance énergique de Florette, ces ordres furent exécutés en une minute.
Le mouchoir de Mélie avait rendu la jeune fille muette. Celui de la Poulaille paralysait ses mouvements. Les deux hommes l'enlevèrent dans leurs bras et se dirigèrent vers le fiacre avec des exclamations de triomphe:
—Elle est à nous!
—Partie gagnée!
—Embarque et pare à déraper!
—Pour Mississipi-la-Galette!
Hélas! ils n'avaient pas achevé, qu'une effroyable volée de coups de cravache s'abattait sur le dos de Bijou-des-Dames, et qu'une main de fer, s'accrochant à la nuque du Rouquin, le déracinait du sol et l'envoyait rouler à quatre pas.
En même temps, une voix intimait:
—Misérables, lâchez cette femme!
Et une autre voix ajoutait:
—Tas de lascars, fripouilles, canailles et pas grand'chose, j'aurais envie de vous immiscer sous mon bras, à la similitude d'un paquet de linge sale,—emblématiquement parlant,—et de vous transfuser chez le commissaire de police d'une façon irréfragable, substantielle et épilatoire!
V
DEUS EX MACHINA
La cravache et la première voix appartenaient à un jeune homme qui conservait je ne sais quoi de militaire sous un costume de voyage fort élégamment porté.
La seconde voix et la main de fer étaient la propriété d'un solide gaillard aux longues moustaches et à l'impériale poivre et sel,—droit comme une latte de cuirassier dans son uniforme de chasseur à la manche chevauchée de trois congés.
Tous deux, en entendant l'appel de détresse de notre héroïne, étaient descendus d'un break, dont ils avaient attaché l'attelage à l'un des arbres d'une avenue avoisinante, et avaient marché droit aux cris.
A leur aspect, nos deux coquins et leurs femelles n'avaient pas demandé leur reste, comme on dit.
Ils s'étaient jetés pêle-mêle dans le fiacre; le cocher, qui, cette fois, avait cessé de dormir, s'était hâté de fouailler ses haridelles à tour de bras,—et le véhicule avait promptement disparu, emportant cette nichée d'oiseaux de proie épeurés et meurtris.
Les survenants n'avaient point songé à les poursuivre.
Ils s'empressaient auprès de Florette, qui avait perdu connaissance.
Le jeune homme dit:
—Népomuc, dans mes bagages mon nécessaire et ma pharmacie de voyage!...
—Sufficit, mon petit Roger. On y court au galop de charge. Agilité, vélocipède et prestidigitation.
Vous l'avez reconnu, n'est-ce pas, ce guerrier qui unissait la valeur de Mars à l'éloquence de Prudhomme?
Les fleurs se décèlent par leur parfum: Briquet (Népomucène), du 11e chasseurs,—quinze ans de service, vingt-huit campagnes et pas une heure de punition,—se dénonçait à ses contemporains par les fleurs de rhétorique dont il émaillait son langage.
Pendant qu'il se dirigeait vers le break à formidables enjambées, son compagnon débarrassait notre héroïne du mouchoir qui lui entravait les jambes et de celui qui lui couvrait une partie du visage.
Quand il eut enlevé ce dernier:
—La Filleule de Lagardère! fit-il au comble de l'étonnement.
En ce moment, celle-ci rouvrait les yeux.
Ce n'était point une fille comme on en voit dans le roman, au théâtre ou dans les salons.
En matière d'évanouissements, il y a des règles prescrites.
Elle les enfreignit toutes.
C'est ainsi qu'elle ne songea point à passer sa main sur son front ou dans ses cheveux, qu'elle négligea de rouler des prunelles égarées et qu'elle s'abstint de murmurer:
—Où suis-je?
Elle se contenta d'essayer de sourire en disant au jeune homme:
—Vous êtes arrivé à temps. J'ai eu grand'peur. Merci.
Elle s'était à demi relevée et s'appuyait à un arbre. Roger n'osait l'interroger. Elle devina sans doute les questions qu'il brûlait de lui adresser; car elle reprit, après un instant:
—J'ignore le motif et le but de cette agression... Ces hommes et ces femmes me sont étrangers. Il a fallu que l'ivresse les frappât de folie...
Népomucène revenait porteur de deux sacoches en cuir de Russie, dont l'intérieur était garni de toutes sortes de flacons et d'ustensiles de toilette.
—Oh! fit mademoiselle Fine-Lame, quelques gouttes d'eau et de vinaigre me suffiront.
—Le vinaigre demandé et le sirop de grenouilles, voici... Nonobstant, j'aurais préféré un petit verre de fine champagne... C'est plus tonique, incandescent et lénitif.
La fillette trempa le coin de son mouchoir dans la timbale que lui présentait le soldat et s'en frotta les tempes.
Puis elle se leva et adressa un signe amical aux deux hommes, comme pour prendre congé.
Puis encore, elle entreprit de continuer sa route.
Mais elle avait trop présumé de ses forces.
Au bout de trois ou quatre pas, elle fut obligée de s'arrêter.
Le jeune homme s'élança vers elle:
—Mademoiselle, s'écria-t-il, mademoiselle, je vous en supplie, ne refusez pas de vous appuyer sur mon bras!
—Après une pareille émotion, il ne vous est pas possible de marcher. J'ai une voiture. Veuillez y monter avec nous. J'aurai l'honneur de vous conduire où il vous plaira d'aller.
La jeune fille hésitait...
Elle se soutenait à peine...
—Vous daignez accepter mon offre, n'est-ce pas? insista le compagnon de Népomucène.
—Si, toutefois, ce n'est pas trop vous détourner du but de votre promenade...
—Eh! repartit Roger gaiement, je ne me promène pas: je voyage.
—Vous voyagez?
—Ou, du moins, je reviens à la maison paternelle, après une excursion de six mois hors de France... Quand j'allongerais cette excursion de quelques heures et de quelques kilomètres pour rendre service à une personne...
Il allait ajouter: accomplie...
Mais il se retint, ayant honte de la banalité du compliment.
Il avait offert son bras en tremblant, comme étourdi de son bonheur.
En le prenant, Florette tremblait, elle aussi.
Tous deux se dirigèrent vers le break.
Le digne Briquet à la bouche d'or leur emboîta le pas en murmurant:
—Coquin de sort! c'est la petite prévôte qui m'a si joliment boutonné... Je me la remémore,—physiologiquement parlant.
VI
SUITE DU CHAPITRE DES RECONNAISSANCES
Roger de Saint-Pons avait vingt-deux ans.
Du chef de sa mère,—morte en lui donnant le jour,—il se trouvait à la tête d'une cinquantaine de mille livres de rente au soleil.
A sa sortie du lycée, il avait manifesté l'intention de faire son volontariat,—et il l'avait fait sérieusement, en homme qui veut apprendre à défendre le pays, si le pays a jamais besoin d'être à nouveau défendu par ses enfants.
C'était au cours de cet apprentissage de la vie militaire qu'il avait—à la fête des Loges—rencontré mademoiselle Fine-Lame.
Roger n'avait jamais aimé. Nous ne parlons pas ici de ses bonnes fortunes de collège et de garnison. Autant en emporte le vent!
Il était à l'heure «charmante et violente» qui commence les grandes passions.
Dès l'abord, il s'était juré qu'il ferait sa compagne de cette fille chaste comme un rêve de vierge et réduite à figurer au milieu d'un troupeau grossier de saltimbanques.
C'est que cette fille, il l'avait vue telle qu'elle était, parce qu'il l'adorait sincèrement et profondément.
Il l'avait vue ignorante de la honte qui entourait sa profession et sensible à la musique des bravos.
Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l'état latent, parce qu'on ne lui avait jamais donné l'occasion d'éclater.
Aussi, jugez de sa stupeur et de sa douleur, quand il avait appris qu'elle était impliquée—indirectement, il est vrai,—à ce qu'annonçaient les journaux—dans cette tentative de vol qui avait eu les capitaux de M. de Saint-Pons pour objectif, le pavillon de la Faisanderie pour théâtre, et qui n'avait échoué que grâce au courage du garde Périn!
Non pas que le jeune homme admît—un seul instant—la culpabilité de son idole...
Non, mais il eût voulu que la jeune fille se montrât...
Elle n'avait qu'à paraître,—selon lui,—pour confondre une accusation absurde...
Or, la Filleule de Lagardère n'avait pas paru:
On eût dit qu'elle avait fait un trou dans le vent...
Le vent l'avait emportée...
Il ne l'avait pas rendue.
Son volontariat terminé, Roger avait voyagé.
Peut-être s'imaginait-il retrouver ici ou là—loin de Paris—à l'étranger—celle dont son cœur pleurait la perte?
Vain espoir: Florette avait échappé à toutes ses recherches.
Le jeune homme était de retour depuis une huitaine environ.
Après avoir touché barre à Paris, il avait manifesté l'intention de venir attendre, au château de Carrières, son père, occupé, pour l'instant, à l'essai de nouveaux procédés de culture dans l'une de ses propriétés en Bourgogne.
Informé de son arrivée, M. Tourangeau, le régisseur, avait envoyé un break et un cocher le prendre à la gare de Saint-Germain.
Notre ex-volontaire était monté dans le break et avait congédié le cocher.
Ensuite, conduisant lui-même, il s'en était allé au quartier de cavalerie serrer la main à ses anciens copains du 11e chasseurs.
Puis, emmenant son ex-camarade de lit Népomucène Briquet,—lequel venait justement d'achever son dernier congé et dont il avait eu l'idée de faire son homme de confiance,—il avait, pour gagner le château, coupé à travers la forêt.
Nous savons quels étonnements lui étaient réservés sur la route.
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Quand ils furent tous trois installés dans la voiture, le jeune homme demanda en rassemblant les guides:
—Et maintenant, mademoiselle, où faut-il vous conduire?
—Oh! pas bien loin d'ici: savez-vous où se trouve, près de Carrières-Sous-Bois, le pavillon de la Faisanderie?
—A l'extrémité du parc de Saint-Pons?... C'est là que vous désirez vous rendre?
La fillette fit un signe affirmatif.
Son interlocuteur continua:
—Voilà, certes, un heureux et singulier hasard...
—Comment?...
—Le château est justement le terme de mon voyage...
—Le château de Saint-Pons?...
—Oui, mademoiselle... Mais pardonnez, de grâce, à mon indiscrétion... Connaissez-vous donc quelqu'un au pavillon de la Faisanderie?
—J'y habite.
Mademoiselle Fine-Lame rougit et répéta avec une nuance d'embarras:
—J'y habite chez l'un de mes parents,—le garde de M. le marquis.
—Le garde! s'exclama le jeune homme avec l'accent de la plus vive surprise. Est-il possible!... Ce brave Jacques Périn!... Le meilleur serviteur de mon père!
—Votre père?
—Je me nomme Roger de Saint-Pons et je suis le fils du marquis.
—Ah!
Vous auriez cru que notre héroïne allait lever les yeux d'étonnement.
Il n'en fut rien: elle les baissa, au contraire.
Mais les femmes ont le privilège de voir sans avoir l'air de regarder.
Florette paraissait tout entière au plaisir de se sentir emporter par les deux magnifiques trotteurs de l'attelage le long des allées poudreuses, resserrées entre les massifs, et dans la demi-teinte d'une soirée qui commençait à se fleurir d'étoiles.
Mais un rayon glissait en tapinois entre la double grille de ses cils et se promenait à la dérobée sur son voisin.
Celui-ci semblait en proie à une gêne, à un trouble insurmontables. Il cherchait des paroles et n'en découvrait point. Cependant, lorsque le rond-point, qui précédait le pavillon, blanchit à travers les arbres, il se décida à murmurer:
—Allons-nous donc nous séparer encore?
Et, sans attendre une réponse:
—Si vous saviez combien de fois j'ai pensé à vous depuis dix mois?
Le regard de la jeune fille l'interrogea avec étonnement.
Il poursuivit en souriant:
—Car nous sommes de vieux amis...
—De vieux amis?...
—Avez-vous oublié le temps où vous tiriez l'épée?
La Filleule de Lagardère se détourna.
Son front se couvrit d'ombre.
C'était la seconde fois que, depuis une heure, on lui rappelait ce qui avait été le calvaire de sa vie.
Roger s'aperçut de suite de la sensation pénible qu'elle éprouvait.
—Mon Dieu! s'écria-t-il, vous aurais-je offensée?... Je vois bien que vous n'êtes plus aujourd'hui ce que vous étiez naguère... Mais je vous admire toujours comme je vous admirais alors!
Il avait dit: Je vous admire!
Il n'avait pas osé dire: Je vous aime!
La jeune fille se taisait, farouche et impénétrable.
Il poursuivit, après un silence, comme emporté par ses souvenirs:
—En ce temps-là, je portais l'uniforme; j'étais soldat; je ne m'appartenais pas... Mais je vous appartenais déjà... Et je me serais fait tuer pour une rose tombée de vos cheveux...
Il ajouta avec mélancolie:
—Cette rose, je l'ai conservée tant qu'il en est resté une feuille. Après tant de jours écoulés, son parfum caresse, enivre encore mes sens. Ainsi, pendant des mois, j'ai gardé votre image présente à mes yeux et ma blessure saignante à mon cœur.
VII
OU LE BERGER INTRODUIT LE LOUP DANS LA BERGERIE
La Filleule de Lagardère avait l'habitude, quand Jacques rentrait à la maison, de lui rendre un compte détaillé de tout ce qu'elle avait fait, de tout ce qui s'était passé en son absence.
Ce soir-là pourtant, quand le garde eut réintégré le pavillon,—où le break l'avait ramenée quelques instants auparavant,—elle s'abstint avec soin de parler du danger qu'elle avait couru.
Racontant ce danger, il eût fallu expliquer comment elle y avait échappé; il lui eût fallu mentionner l'intervention du jeune marquis. Elle ne le voulait point. Partant, elle se tut.
Au souper, elle mangea à peine.
L'ex-policier s'inquiéta:
—Tu n'es pas malade, mignonne? lui demanda-t-il avec sollicitude.
Il avait fini par la tutoyer, comme un père ou comme un mari.
—Non, mon ami, répondit-elle en remontant dans sa chambre. Un peu de fatigue et de malaise seulement. Il n'y paraîtra plus demain.
En réalité, elle avait la fièvre.
Elle dormit mal.
Le lendemain, elle travaillait dans le parloir, comme de coutume.
Le garde avait été mandé, dès le matin, au château.
La femme de ménage préparait le déjeuner.
Florette se sentait tout étourdie.
Ses idées s'embrouillaient dans son cerveau comme son écheveau de fil dans sa main.
Elle avait d'étranges pâleurs sur le visage et d'étranges frissons par le corps.
Soudain, la porte s'ouvrit, et la voix de Jacques éclata, joyeuse.
Le garde s'effaça pour laisser passer quelqu'un.
—Monsieur le marquis, dit-il, entrez; vous êtes ici chez vous.
Le jeune M. de Saint-Pons entra et s'inclina devant la fillette.
Celle-ci ne détacha pas ses yeux de son ouvrage.
Mais son cœur battait bien fort sous la fine toile de sa guimpe; un rouge brûlant remplaça la pâleur de sa joue; par la baie de la fenêtre, le ciel lui sembla plus clair, les arbres plus verts, la forêt plus riante.
L'ex-détective continua:
—M. Roger nous fait l'honneur de partager notre modeste repas. C'est le fils de notre digne maître. Il faut l'aimer comme nous aimons et comme nous respectons son père.
Notre héroïne se hâta de se lever...
En apparence pour vaquer aux derniers apprêts du déjeuner...
Véritablement, pour cacher aux deux hommes—et peut-être aussi pour se dissimuler à elle-même—les sentiments qui l'agitaient.
On se mit à table et l'on causa.
Florette percevait comme un murmure confus les propos en l'air des convives.
Elle éprouvait à la fois une joie et une angoisse profondes.
En la saluant, le jeune homme n'avait pas paru la connaître.
Il était évident, en outre, qu'il n'avait point parlé à Jacques de leur rencontre de la veille.
A un moment, le garde éleva la voix:
—Comment! monsieur le marquis, vous songeriez déjà à nous quitter? Arriver hier et repartir demain!
Est-ce possible?...
Que diable! je sais bien que le séjour de Carrières n'est pas aussi divertissant que le tourbillon de Paris...
Mais quoi! on se mettra en quatre pour vous distraire...
La campagne a ses plaisirs: des plaisirs sains, qui fortifient le corps et l'âme...
D'abord, il y a la chasse: une guerre sans dangers...
Et puis, il y a la forêt...
La forêt, voyez-vous, monsieur Roger, c'est tout un monde: un monde qui vaut, sans les déprécier, tous les spectacles et tous les concerts de la capitale!...
Quand il s'en mêle, le bon Dieu est un décorateur autrement inventif que les barbouilleurs de toiles peintes de vos théâtres,—et, quand la grande voix de la nature entonne son hymne de reconnaissance au Créateur, voilà qui vous remue davantage que les roulades de vos chanteuses et les symphonies de vos orchestres!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le brave garçon aurait pu aller longtemps comme cela.
Roger ne l'écoutait pas.
Il regardait en tapinois la Filleule de Lagardère.
Celle-ci, de toute cette tirade, n'avait retenu qu'une seule chose: c'est que le jeune homme allait s'éloigner à nouveau...
Et elle sentait que la moitié de sa vie s'en irait, avec cet inconnu, cet indifférent de la veille, que, maintenant, elle considérait comme lui appartenant depuis nombre d'années!...
Le garde, cependant, avait quitté sa place.
—Pour fêter le retour de M. le marquis, reprit-il avec la même bonne humeur, et pour boire à l'espoir qu'il se décidera à prolonger son séjour parmi nous, il convient que j'aille quérir une vieille bouteille au cellier... Vous permettez, monsieur Roger?... Je suis à vous dans une minute.
Il sortit sans s'apercevoir de ce qui se passait au dedans des deux jeunes gens.
Ceux-ci demeurèrent seuls.
Roger ne bougeait pas.
Quelque chose comme une supplication douce et triste se dégageait de lui et enveloppait, et pénétrait, et attirait notre héroïne.
Mademoiselle Fine-Lame avait beau essayer de se soustraire à cette influence muette, à cette espèce de magnétisme involontairement exercé; elle avait beau se débattre, se raidir, lutter contre elle-même, son cœur était gagné: elle était à bout de résolutions et de forces.
Un instant, elle songea à fuir...
Mais il ne lui fut pas possible de s'arracher de sa chaise...
Epuisée, vaincue par cet effort suprême, elle s'affaissa comme si elle allait mourir...
Ses yeux se fermèrent, comme si elle reculait de honte et d'épouvante devant les paroles qu'elle se reconnaissait impuissante à retenir...
Et, d'une voix si basse que ce n'était plus qu'un souffle:
—Ne parlez pas! balbutia-t-elle.
Roger de Saint-Pons ne partit pas. Il revint au pavillon de la Faisanderie. Il y revint quand Jacques Périn y était et aussi quand il n'y était point. Son service obligeait le garde à vaquer fréquemment hors de son logis. Le marquis profita de ces absences. C'était immanquable et fatal.
Les entrevues des deux «amoureux» étaient chastes, d'ailleurs.
Si la jeune fille était, en effet, une de ces natures généreuses qui se livrent, le jeune homme n'était pas—jusqu'alors, du moins—un de ces habiles qui abusent sans scrupule d'une magnanime faiblesse.
Ces entrevues avaient lieu le plus souvent à l'extérieur du pavillon.
Tromper Jacques chez Jacques eût paru aux deux jeunes gens une action odieuse et lâche.
Et puis, leur bonheur, pour s'épanouir à l'aise, avait besoin d'air et d'espace.
Partant, ils se promenaient dans le parc ou dans la forêt, en échangeant, d'une voix étouffée, des paroles auxquelles l'eau des bassins, les fleurs des parterres et le feuillage des arbres frissonnaient.
L'ivresse qui les occupait, qui les absorbait, était telle, que Florette n'avait pas plus songé à interroger son Roger sur l'avenir, que celui-ci n'avait songé à questionner sa Florette sur le passé.
Jamais la fillette n'avait demandé au jeune homme à quoi aboutirait cette liaison d'un fils de famille, riche et noble—par conséquent, pouvant prétendre à tout—avec une enfant trouvée, sans nom, sans sou ni maille, sans la moindre notion de son origine, et vivant, au jour le jour, de la charité de l'excellent garçon qui l'avait recueillie.
Le jeune homme, de son côté, n'avait jamais demandé à la fillette ce qu'elle était devenue pendant les dix mois qu'il l'avait perdue de vue, et par suite de quelles circonstances, après l'avoir quittée sur le théâtre des Dislocations-Amusantes, il l'avait retrouvée jouant son rôle de «ménagère» et de parente au pavillon de la Faisanderie.
Quant à l'ancien policier,—cet Argus habitué naguère à éclaircir les plus ténébreux mystères de l'intrigue et du crime,—il ne se doutait absolument de rien.
Dans ces affaires d'amour, les tiers intéressés sont les derniers instruits.
Un petit nombre de précautions les maintient dans un aveuglement complet, jusqu'à ce que le hasard leur arrache le bandeau tissé en partie de leurs propres illusions.
VIII
NOCTURNE A DEUX VOIX
Un matin, le garde dit à mademoiselle Fine-Lame, après s'être entretenu un instant avec le régisseur Tourangeau:
—Il faut que j'aille passer la journée à Paris. M. de Saint-Pons le père est revenu hier de province à son hôtel de la rue de Varennes. Il a des instructions à me donner, et, comme j'ignore l'heure à laquelle il me recevra, je reviendrai peut-être assez tard...
—Je vous attendrai, mon ami, répondit notre héroïne.
Sur quoi, l'ex-agent vivement:
—Mais non, mais non. Je n'entends pas que tu te fatigues. Tu te coucheras, ma chérie...
La jeune fille avait insisté avec câlinerie:
—Pourquoi? Les soirées sont si belles en cette saison! D'ailleurs j'aurais peur dans ma chambre. Tandis qu'au rez-de-chaussée, en travaillant près de la fenêtre...
—La porte bien fermée, au moins...
—N'ayez crainte. Je suis prudente. Et puis vous ne serez sans doute pas fâché de prendre quelque chose en rentrant...
—Ah! maman-nanan, tu me gâtes!
Il partit en l'idolâtrant encore davantage.
Florette était restée pensive.
Elle avait oublié que Roger avait un père.
En le lui rappelant, Jacques la contraignait à un brusque retour à la réalité.
La nuit vint: une nuit noire et chaude. On devinait l'orage. Le ciel menaçait.
Quand le jeune marquis arriva devant le pavillon, il n'eut pas besoin d'appeler: au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de fillette se détacha en silhouette sur le fond clair de l'une des croisées du logis.
—Est-ce vous? demanda une voix contenue.
—C'est moi, répondit le gentilhomme.
La Filleule de Lagardère sortit, leste comme un oiseau. Roger lui offrit le bras. Quand elle s'appuya dessus, l'amoureux sentit qu'elle tremblait.
—Qu'avez-vous? interrogea-t-il. Souffrez-vous ou avez-vous peur?
—J'ai peur et je souffre, murmura-t-elle. Ordinairement, je suis brave et joyeuse. Mais aujourd'hui...
—Aujourd'hui?...
—J'ai peur de vous perdre et je souffre comme si je vous avais perdu...
Puis, soudain:
—M. de Saint-Pons est à Paris, n'est-ce pas?...
—Oui, j'ai reçu, ce matin, une lettre qui m'informe de son retour...
—Et quand sera-t-il au château?...
—Mais dans quelques jours, je suppose...
—Alors, il va falloir nous séparer...
—Nous séparer?... Qui vous fait craindre?...
—Vous ne demeurerez pas toujours à Carrières. On vous emmènera. Votre père vous mariera à quelque noble héritière...
—Me marier!... Malgré moi!... Enfant!...
—Je ne suis pas une enfant, prononça-t-elle gravement, car j'ai essayé de ne pas vous aimer...
Je ne suis pas une enfant, car j'ai mesuré la profondeur de l'abîme qui se creuse entre nous:
Moi qui ne connais pas mes parents, qui ne connais rien au monde, qui ai commencé par appartenir à une caste méprisée entre toutes,—et parfois méprisable, hélas!...
Et vous, comblé de tout ce que l'on désire, de tout ce que l'on ambitionne, de tout ce que l'on envie: titre, naissance, éducation, fortune!...
—Oui, protesta Roger, oui, j'ai un titre et une fortune,—et j'en remercie Dieu, puisque tout cela sera à vous...
Florette secoua le front:
—Non, non, je n'espère pas tant de bonheur... Et, cependant, si mon rêve se réalisait... Si je retrouvais une famille... Si j'étais riche, moi aussi... On prétend que l'argent comble toutes les distances...
Puis, éclatant d'un rire qui sonnait faux et auquel se mêlait une singulière tristesse:
—Est-ce qu'il n'y a pas, dans les livres, de ces histoires d'innocentes créatures vendues à des saltimbanques ou enlevées par ceux-ci, et ne savez-vous pas que toutes les filles sans père ni mère—comme moi—s'imaginent être issues d'un prince et d'une princesse?
—Mon âme, ma chère âme, s'exclama le jeune homme, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume?
—Parce que, répliqua-t-elle durement, parce que vous êtes M. le marquis de Saint-Pons et que je suis celle que l'on appelle la Filleule de Lagardère.
Elle sentit sur sa main les lèvres de Roger:
—Vous êtes mon amour, déclara celui-ci avec un accent plein de passion. Vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous prenez pour un rêve, c'est la réalité de votre vie. Mon âge me rend presque libre,—et s'il est nécessaire de lutter pour vous obtenir, je suis prêt.
Ils avaient traversé la demi-lune qui s'étendait devant le pavillon.
Notre héroïne pesa sur le bras de son cavalier:
—N'allons pas plus loin, dit-elle; Jacques va revenir tout à l'heure.
—Oh! de grâce, encore un instant! implora le gentilhomme. Tenez, asseyons-nous sur ce banc. On entend parfaitement d'ici le sifflet du train entrant en gare à Saint-Germain. Ce sifflet nous avertira de nous quitter.
La fillette ne répondit pas...
Mais elle se laissa conduire à un banc qui s'adossait à la lisière de la forêt.
Il y eut un silence entre eux.
Pendant ce silence, un vague bruit se fit entendre derrière le siège rustique sur lequel ils avaient pris place.
Roger se retourna vivement.
Il regarda et ne vit rien.
Cependant les broussailles d'un fourré remuaient.
Mademoiselle Fine-Lame reprit:
—Je ne doute point que vous m'aimiez; mais je ne veux pas qu'il y ait lutte... Etre un sujet de discorde entre le père et le fils!... Le ciel m'est témoin que je préférerais renoncer à vous—et mourir!...
—Ma Florette adorée, repartit le jeune homme, nous n'en sommes pas là, Dieu merci! M. de Saint-Pons est humain, juste et bon. J'irai à lui sans faiblir et je lui déclarerai franchement que je ne puis vivre sans vous. Il m'écoutera sans colère. Nous lui avouerons sans détour ce passé dont vous rougissez comme si vous l'aviez accepté de gaieté de cœur, au lieu de le subir comme un arrêt du destin; nous l'en ferons juge, et je suis sûr...
Notre héroïne l'interrompit brusquement.
Le même bruit venait de se reproduire sur le même point.
Cette fois, c'était la mignonne qui avait tourné la tête...
Et sa main s'allongeait, crispée de terreur, vers le rideau de verdure, totalement assombrie par la nuit, auquel le banc s'appuyait, en même temps que sa voix bégayait, étranglée d'émotion:
—Dans ce buisson... Quelqu'un se cache... Quelque chose a brillé dans l'ombre...
Roger était déjà debout...
Il concentra toute son attention sur l'endroit indiqué...
Tout y paraissait noir et rien n'y bougeait...
Néanmoins il fit un mouvement pour aller s'assurer de ce qui effrayait sa compagne...
Mais celle-ci le retenant:
—Ne me laissez pas seule... Marchons plutôt... Voyez, je suis toute tremblante...
—Comment! avec moi? interrogea le jeune homme d'un ton de reproche.
—Avec vous, répliqua-t-elle, et surtout pour vous... Oh! j'ai confiance en votre courage et en votre force... Mais s'il vous arrivait malheur...
Elle l'entraîna en questionnant:
—Que me disiez-vous tout à l'heure? Ah! oui, je me souviens: vous parliez de mon passé... De ce passé qui m'accuse, qui me condamne, et que je maudis...
—Ce passé, répondit Roger avec chaleur, ce passé que je crois pur, dont vous êtes innocente et dont une délicatesse excessive exagère sans raison les conséquences et la portée, eh bien, ne peut-on pas le fuir?...
Le monde est grand: il y a d'autres pays que la France...
Un seul mot, et nous nous envolons partout où il vous plaira en Europe: plus loin, si vous le souhaitez...
Nous mettrons ainsi les mers et l'espace entre la marquise de Saint-Pons—ma femme—et celle que l'injustice du sort égara un instant hors des hommages dont elles est digne...
—Ainsi, questionna la Filleule de Lagardère en le considérant avec attendrissement, ainsi, pour moi, vous n'hésiteriez pas à briser votre avenir et à abandonner votre patrie?
—Consentez: nous partons demain.
—Et votre père?
—Il pardonnera.
—Vous êtes noble et généreux, murmura-t-elle.
Ensuite, avec une sorte de fierté:
—Mais rien ne me surprend de vous, parce que je me sens capable des mêmes sacrifices et parce que je me suis répété bien souvent que, si jamais les circonstances vous faisaient pauvre et malheureux, tout en me prodiguant,—bonheur inespéré,—tous les trésors et toutes les jouissances de la vie, c'est encore vous que je choisirais entre tous pour vous aimer et vous servir.
IX
A L'AFFUT
La Filleule de Lagardère ne s'était pas trompée.
Il y avait quelqu'un dans le fourré.
Deux hommes étaient là, tapis derrière un mur de broussailles à travers les interstices desquelles leurs yeux plongeaient avidement.
Le premier avait posé à côté de lui, sur le gazon, son chapeau à haute forme.
Son costume noir se fondait avec l'obscurité de la nuit.
Il portait lunettes et avait la mine d'un rat de paperasses.
Somme toute, un de nos personnages: Me Bouginier, l'ex-avoué de la rue du Pélican.
Le second paraissait plus jeune et plus lestement découplé.
Sous les bords de son feutre mou, vous auriez reconnu la figure hardie et goguenarde de l'amant de Sergine Gravier.
Tous deux tenaient l'affût depuis la brune.
Lorsque Roger—qui était sorti du château par la grille ouvrant sur le quai de la Seine et qui avait fait le tour du parc, en dehors, par le village de Carrières, afin de ne pas donner l'éveil aux domestiques,—lorsque Roger, disons-nous, avait débouché sur le rond-point du Roi et s'était dirigé vers le pavillon de la Faisanderie, le compagnon de l'ancien avoué s'était exclamé à la sourdine:
—Tiens! tiens! tiens! voilà qui est cocasse! C'est mon jeune guerrier de la fête des Loges! Ah! pardieu! le hasard a de ces rencontres!...
—Quel jeune guerrier? avait demandé Me Bouginier sur le même ton.
—L'héritier légitime de M. de Saint-Pons.
—Vraiment?
—Un godelureau envers qui je m'acquitterai au prochain jour.
—Vous payez donc vos dettes, mon cher Marignan?
—Celles-là, toujours, et je vous engage à n'acheter aucune créance de cette nature sur votre ami et serviteur.
Et l'amant de Sergine Gravier raconta succinctement à son compagnon l'incident du théâtre des Dislocations-Amusantes.
Quelques minutes plus tard, Florette et Roger, sans défiance, s'approchaient du poste d'observation occupé par les deux curieux.
En les voyant avancer, presque enlacés et se parlant bas, Marignan eut un frémissement tel, que la broussaille, qui formait comme un nid autour de lui, tressaillit d'une façon sensible.
Me Bouginier s'informa:
—Qu'y a-t-il?
—Il y a, répondit l'autre d'une voix sourde, il y a que je suis furieux. C'est bien elle, n'est-ce pas? Vous la reconnaissez comme moi?
—Oui, certes: les renseignements étaient exacts et ce furet de Bijou-des-Dames ne m'a pas volé mon argent.
Les deux amoureux avaient pris place sur le banc.
L'agitation de Marignan redoubla.
Il poursuivit en s'adressant à lui-même:
—Par ma foi! c'est tenter le diable, et l'occasion est trop belle...
—Que ruminez-vous, mon compère? questionna l'ancien homme de loi, et qu'avez-vous l'intention de faire?
—Je rumine que, parmi les talents utiles dont l'étude a agrémenté mon individu, il en est un dont je vais avoir l'honneur de vous donner un échantillon.
L'amant de l'actrice fouilla dans sa poche et en tira un assez long couteau qu'il ouvrit:
—Je lance le surin comme l'Italien lance le stylet, comme l'Espagnol lance la navaja et comme lançait ses poignards le Chinois des Folies-Bergère...
Il continua avec une exaspération croissante, qu'il s'efforçait d'étouffer entre ses dents:
—Ce que j'ai l'intention de faire?... J'ai l'intention de me venger... Cette bégueule m'a dédaigné, humilié, insulté dans cette histoire de la baraque que je vous contais tout à l'heure...
Elle nous a refaits de vingt mille francs dans cette aventure du pavillon où elle s'est mise avec le garde contre nous...
Enfin ça m'embête qu'elle se prodigue de cette façon à ce freluquet d'ex-volontaire d'un an...
Total: six pouces d'acier entre les reins et la nuque... Elle nous tourne justement le dos... Quant au galant, on le rattrapera plus tard: je lui dois un coup d'épée, et il l'encaissera, mordieu! ou que je perde le secret de certaine botte infaillible...
—Ah ça! y pensez-vous? s'exclama Bouginier. Jouer du couteau quand je suis là et que je puis être impliqué comme complice!... Verser le sang mal à propos!... C'est une mauvaise plaisanterie!
Marignan riposta froidement:
—Je ne plaisante jamais avec ma volonté...
—Mais je m'oppose de la façon la plus formelle...
—Vous n'êtes pas de force, papa: ce que j'ai décidé, rien au monde ne m'empêchera de l'accomplir.
—Pas même ceci? demanda l'ex-avoué en changeant de ton.
Et il appliqua sur la tempe de son interlocuteur le canon de l'un de ces revolvers-joujoux qui tiennent dans un gousset de montre, mais dont la balle mignonne tue aussi proprement les gens que le projectile d'un pistolet de fort calibre.
C'était cette arme, c'était la lame du couteau que notre héroïne avait vues étinceler dans le fourré et dans la nuit.
L'ancien officier ministériel ajouta avec une résolution que l'on eût été loin de soupçonner chez ce plumitif émérite:
—Rengainez tout de suite votre eustache, ou, aussi vrai que je suis un citoyen de mœurs réglées, austères et douces, j'aurai le regret de vous faire sauter la cervelle.
X
LES PLANS DE Me BOUGINIER
Les deux amoureux s'étaient séparés. Roger avait regagné le château. Florette était rentrée au logis.
Marignan et Me Bouginier avaient quitté leur cachette.
Ils s'en revenaient vers le fiacre qui les avait amenés et qui les attendait à l'octroi de Saint-Germain.
L'amant de Sergine Gravier marchait la tête basse.
Ses traits se contractaient de dépit et de rancune contenus.
—Allons, vieux malin, ronchonnait-il sous sa moustache, sans avoir besoin de vos besicles, on voit clair dans vos finesses cousues de fil blanc: vous en pincez comme moi pour la petite, et vous tenez...
—A la rendre à sa famille, interrompit l'ex-avoué doctoralement.
—Sa famille? interrogea l'autre. Ah çà! elle a donc une famille!...
—Bédame! on est toujours la fille de quelqu'un, a écrit l'immortel auteur du Mariage de Figaro,—et ce quelqu'un, n'est-ce pas vous qui m'avez aidé à le retrouver en me communiquant les papiers recueillis dans la poche de l'aîné des frères Snail?...
Dans l'origine, avant de connaître l'existence de ces papiers, j'avais songé à utiliser la beauté de la Filleule de Lagardère dans une série d'expéditions du genre de celle que vous tentâtes,—sans succès, hélas!—contre les fonds renfermés dans le secrétaire de ce damné Jacques Périn...
Cet échec, dû à la défection de notre collaboratrice, ne nous permettait plus de compter sur son concours...
Oui, mais la lecture des documents que vous me remîtes m'apprit que la fillette était née des relations intimes d'une demoiselle Ferrand, qui avait succombé en lui donnant le jour, et d'un sieur James-Williams Murphy, citoyen de la libre Amérique, venu momentanément à Paris, de Londres où il agiotait sur les cotons...
Ce Yankee était retourné dans sa patrie, après avoir réalisé en Angleterre des bénéfices considérables...
Evidemment, il y avait quelque plume à lui tirer de l'aile, soit qu'il ignorât la naissance de l'enfant, soit qu'il eût sciemment abandonné la mère...
Par malheur, cette enfant avait disparu après l'affaire manquée du pavillon de la Faisanderie. Evanouie, évaporée, plus personne!...
Dix mois s'écoulèrent...
Et, déjà, je me préparais à enregistrer mes espérances à l'article: Profits et Pertes, quand, il y a quelque temps, je reçus la visite de Bijou-des-Dames,—un de mes clients bien connu de vous...
Celui-ci affirmait avoir rencontré la Filleule de Lagardère dans la forêt de Saint-Germain...
N'ayant pu, dès l'abord, la suivre,—par une circonstance indépendante de sa volonté,—il était retourné dans le pays, il s'était informé, et il avait appris que la minette vivait quasi maritalement avec le garde-chasse de M. de Saint-Pons, avec l'ancien agent Patte-de-Fer, avec ce Jacques Périn que, naguère, elle avait sauvé des griffes des frères Snail, et des vôtres...
Tout cela me paraissait assez invraisemblable...
Peut-être le drôle me trompait-il pour m'extirper de l'argent...
C'est ce dont je vous priai de venir, ce soir, vous assurer avec moi, en nous embusquant tous les deux aux environs du pavillon de la Faisanderie...
A présent, le doute n'est plus permis:
L'héritière de James-Williams Murphy est retrouvée...
Et savez-vous,—d'après les assertions des journaux américains, assertions qui, du reste, m'ont été confirmées par une agence de renseignements de New-York,—savez-vous à quelle somme se monte la succession de ce Yankee?...
A cinq cents millions, au bas mot!...
—A cinq cents millions! répéta Marignan abasourdi par l'énormité du chiffre.
Me Bouginier appuya:
—Sans compter qu'il appert des mêmes renseignements que le frère du défunt, Tomy-Samuel,—lequel est pareillement garçon,—en possède autant pour sa part...
—Est-il possible!...
—Voilà, par conséquent, l'ancienne pensionnaire de la baraque des Dislocations-Amusantes qui peut, à un moment, représenter, tant du chef de son père que du chef de son oncle, un milliard en espèces sonnantes et trébuchantes!...
—Un milliard!...
—Comprenez-vous, maintenant, l'intervention de mon revolver dans la jolie besogne qu'allait faire votre surin?
L'amant de Sergine baissa le front.
Son interlocuteur poursuivit:
—Mon correspondant de New-York me mande, en outre, que ce Samuel Murphy s'est embarqué sur le Labrador pour effectuer un voyage dont la France et sa capitale sont le but...
Un de nos compatriotes l'accompagne: un certain Richard Vautier,—son factotum,—en qui il a toute confiance...
Le Labrador vient d'arriver au Havre...
On m'écrit de cette ville que nos deux voyageurs ont dû, dans la journée, prendre le rapide pour Paris...
Ils seront donc, cette nuit, dans nos murs, s'ils n'y sont déjà à cette heure...
—Mais, interrompit l'auditeur, cette jeune fille, n'ayant pas été reconnue par son père, n'a, aux yeux de la loi, aucun titre pour recueillir présentement la succession de ce dernier, non plus que pour bénéficier plus tard de celle de ce Samuel...
—D'accord, opina l'ex-officier ministériel; aussi n'est-ce pas sur la nièce, mais sur l'oncle, que repose ma combinaison...
Il ouvrit sa tabatière:
—Veuillez suivre mon raisonnement. De deux choses l'une: ou notre Américain est un honnête homme, ou c'est un coquin. Il n'y a pas de milieu...
Je me trompe: il y en a un...
Je l'examinerai tout à l'heure...
Si c'est un honnête homme, il sera enchanté qu'on lui révèle l'existence de l'enfant d'une femme que son frère a aimée...
Scène de reconnaissance et d'attendrissement. Tout le monde pleure. Un cinquième acte de l'Ambigu...
Après quoi, le riche étranger répare les injustices du sort, du Code et de la société envers cette pauvre créature en lui ouvrant ses bras avunculaires, en lui rendant un nom, un foyer, une famille, et, somme toute, en lui faisant délivrer l'héritage de James Williams...
Et sa munificence ne pouvant manquer d'égaler son allégresse, nous empochons, de sa part, d'abord, une prime proportionnée à l'importance du service...
Remarquez que je dis: de sa part, d'abord...
L'héritière, en effet, nous comptera, de son côté, une commission que nous fixerons nous-mêmes...
—Vous croyez qu'elle consentira?...
—Nous la placerons dans l'impossibilité de refuser.
—Comment cela?
—En la menaçant de la livrer à la justice comme complice de la tentative de vol commise au pavillon de la Faisanderie...
L'amant de Sergine Gravier se gratta l'oreille:
—Diable! c'est que j'en étais, moi, de cette tentative!...
—Vous étiez masqué. La poulette n'a pu voir vos traits. Partant, elle ne saurait vous dénoncer.
Marignan salua:
—Mes compliments... Vous avez pièces à tous les trous... Et si votre seconde hypothèse...
—Celle où Samuel Murphy ne serait qu'un gredin?... Je la préférerais de beaucoup... Elle rapporterait davantage:
Dans ce cas, je déclare hardiment au Yankee que j'ai entre les mains un acte en bonne forme par lequel James-Williams a reconnu sa fille et affirme les droits d'icelle...
Au besoin je produis cet acte. Il n'y a qu'à le fabriquer. Je possède dans ma clientèle tant d'ingénieux calligraphes!...
Je parle revendication, procès, tribunaux. Mon homme s'inquiète. En fin finale, je propose une transaction.
On supprimera l'acte...
Au besoin, on supprimera l'héritière...
Il ne s'agira que d'y mettre le prix...
—Oh! oh! murmura l'autre, voilà un moyen bien extrême! Supprimer la Filleule de Lagardère! C'est grave, en vérité, très grave!
L'ancien officier ministériel repartit froidement:
—N'est ce pas le moyen extrême auquel je vous ai empêché d'avoir recours, il n'y a pas plus de vingt minutes?
Il poursuivit avec bonhomie:
—Hé! mon Dieu, comme vous, j'ai horreur des mesures radicales, et, si, seulement, l'Américain n'était qu'à moitié scélérat,—supposition dont je me réservais de vous entretenir en dernier ressort...
—Eh bien?
—Eh bien, j'aime à croire qu'il ne serait pas difficile de rencontrer un brave garçon qui se chargerait de débarrasser l'oncle de la nièce, en conduisant successivement celle-ci à la mairie et à l'église...
—Un mariage?...
—Il va sans dire que le Yankee allongerait une dot raisonnable...
Il est entendu, pareillement, que l'époux s'engagerait,—tant en son nom qu'au nom de sa conjointe,—à n'exercer jamais aucune répétition (c'est le mot usité parmi les gens de chicane) concernant l'hoirie (encore un terme de pratique) du précité feu James Williams...
De cette façon, tous les personnages seront contents, comme au baisser de rideau d'un vaudeville:
Le Samuel Murphy, en ce sens qu'en aliénant une tranche du Pérou fraternel, il se garantirait la jouissance du reste;
La mariée, radieuse de décoiffer sainte Catherine;
Le marié, qui non seulement encaisserait un joli magot, mais qui pourrait se vanter de posséder pour compagne l'une des plus ravissantes créatures qui soient sous la calotte des cieux;
Votre humble serviteur, enfin, dont la plus douce récompense serait d'assister au spectacle des félicités dues à son initiative et de partager l'existence tissée d'or que l'apport de la jeune femme constituerait au jeune ménage...
Que pensez-vous de cela, compère?
—Superbe! admirable! génial! s'exclama Marignan avec enthousiasme. Enfoncés Machiavel, Metternich et Talleyrand! Papa, vous êtes grand comme Bismarck!
—Ainsi, interrogea l'ex-avoué, vous convoleriez sans répugnance?
—Je convolerais avec ivresse.
Ensuite, chiffonnant sa moustache:
—Ah! pourtant, ajouta l'amant de Sergine Gravier, il y a, à l'horizon, un point noir qui m'offusque...
—Et lequel?...
—Ce fils de famille avec qui ma future épouse file le parfait amour en duo...
Me Bouginier savoura bruyamment la prise de tabac que, depuis le commencement de l'entretien, il tenait massée entre le pouce et l'index:
—Le petit marquis de Saint-Pons? Eh! mais ceci vous regarde. Chacun a sa manière d'entendre l'honneur conjugal. Il y a des maladies qui se traitent par la saignée et d'autres par l'indifférence.
Puis, d'un ton bref:
—Soyons sérieux. Etes-vous mon homme? C'est à prendre ou à laisser.
Marignan lui tendit la main:
—Tope là! C'est décidé. Je prends.
En même temps, il pensait:
—Ah! vieux singe, charge-toi seulement de mettre les marrons au feu; moi, je me charge de les tirer à mon profit.
L'ancien homme de loi, de son côté, se disait in petto:
—Ah! chat-tigre, tire-moi les marrons du feu, et nous verrons si tu les croques!