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La garçonne

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The Project Gutenberg eBook of La garçonne

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Title: La garçonne

Author: V. Margueritte

Release date: September 19, 2015 [eBook #50007]
Most recently updated: October 22, 2024

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GARÇONNE ***

VICTOR MARGUERITTE

La garçonne

ROMAN

[E F]

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

Il a été tiré de cet ouvrage
dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10
et quarante exemplaires sur papier du Marais numérotés de 11 à 50.
LIRE DU MÊME AUTEUR
  • AU BORD DU GOUFFRE (août-septembre 1914), 35e mille, 1 volume.
  • PROSTITUÉE (75e mille), 2 volumes.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1922 by Ernest Flammarion.

NOTE DE L'AUTEUR

—Une préface, au 150e mille?

—Une postface, si vous voulez.

—Trois mois après que le livre a paru!

—Eh! oui, le temps que les «chers confrères» aient jeté, à droite et à gauche, leur venin… Pudeurs à retardement dont la bombe attendait, pour fulminer, l'éclat de l'offensant succès!… Et le temps aussi que s'apaisât le concert des indignations plus ou moins feintes, le tolle des hypocrisies, la rage des haines politiques ou confessionnelles qui ont accueilli ce livre, le trente-septième que j'ai l'honneur de signer, et où, sous l'historien, quelques bonnes âmes ont affirmé ne voir qu'un pornographe, œuvrant par lucre… Coup classique, et qui ne fut pas épargné à Zola.

—Mais si, pour une raison ou une autre, on n'a pas suffisamment compris ce que vous souhaitiez faire entendre, la faute ne vous incombe-t-elle pas en quelque mesure?

—Sans doute. Encore que je ne me flatte pas de désarmer, jamais, certains partis-pris! Mais peut-être aussi aurais-je dû, par quelque avant-propos, avertir de mes intentions le lecteur pressé. Le cinéma l'a gâté. C'est un fait: la trépidation, la dispersion de l'existence quotidienne nuisent au recueillement et à la méditation sans lesquels il est impossible qu'un jugement motivé se forme. On ne lit plus, on parcourt. Que dis-je, on court, d'une page à l'autre! le cent à l'heure… Souffrez donc, cher lecteur, que je passe à l'écran quelques éclaircissements complémentaires…

Tout d'abord, et comme vous, je sais parbleu bien qu'il y a chez nous des mères et des filles admirables, toute une société féminine qui travaille et qui peine. Je l'ai peinte déjà, et la peindrai encore.

Ai-je besoin d'affirmer, au surplus, que jamais je n'ai prétendu proposer Monique Lerbier comme le type actuel de la jeune fille, de la jeune femme française? Et suis-je responsable si des critiques hostiles généralisent?

Non. J'ai peint, avec ce tout petit monde de lucre et de vanité qu'on est convenu d'appeler «le monde»,—peut-être parce qu'hélas! il en fait encore la loi?—quelques types de ces émancipées dont la guerre a précipité le foisonnement dans tous les pays.

C'est, en revanche, de parti-pris, que j'ai situé ma garçonne dans le milieu de débauche et d'affaires qu'on voit à Paris, parce que ce microcosme est le plus représentatif de l'amoralité ou, si vous préférez, de la pourriture contemporaine.

—Soit! mais quelle nécessité de vous étendre sur des tableaux de dégradation et de vice? C'est donner prétexte à dire que vous vous y êtes complu.

—A dire, ou à médire? Ce n'est pas seulement pour le peintre de mœurs un droit, c'est un devoir que de retracer,—jusqu'à en donner le dégoût, comme à Monique,—le spectacle des pires turpitudes. Oui, je sais, il y a l'objection: «—Prenez garde à l'attirance du danger. On ne tombe pas dans un mal qu'on ignore». Je réponds qu'il vaut mieux, puisque le mal existe, le révéler que le cacher. Son étalage ne fera que rebuter d'avance toute jeune âme, pour peu qu'elle soit saine. C'est le fanal sur l'écueil. Monique, pour y avoir touché, n'a gardé que l'horreur de ces mornes plaisirs, un élan vers le bonheur salubre… Exemple préservateur. Quant aux perverties!…

—Pauvre et pure, votre héroïne n'eût-elle pas mieux démontré cependant, par une laborieuse existence, ces droits à l'indépendance que conquièrent journellement tant d'autres garçonnes,—moins fortunées et plus courageuses?

—Il est vrai. Mais que voulez-vous? C'est de parti-pris, encore, que j'ai fait de celle-ci une fille de riches, riche elle-même. Pourquoi? Parce que sa fortune, comme son éducation, est une des conditions de sa chute. Moins préparée aux vertus du travail que ses sœurs ouvrières ou de petite bourgeoisie, elle est la première victime d'une liberté révolutionnairement conquise. Morale: A la classe soi-disant dirigeante, d'élever mieux ses filles. Et surtout ses fils! Ce sera tout bénéfice pour l'évolution.

Qu'est-ce, en effet, qu'une révolution,—qu'elle soit morale, politique ou sociale?—Je l'ai dit d'ailleurs: Une réaction de l'énergie contre l'oppression d'injustes forces. La femme, prisonnière depuis des siècles, esclave habituée à la résignation et à l'ombre, titube au seuil brusquement ouvert de la lumière et de la liberté. Conséquence des affranchissements soudains… Le lui reprocher? Ce serait de la part de l'homme un singulier abus. L'indépendance est une habitude comme un autre. On ne s'y adapte qu'à la longue… Le progrès? Un perpétuel apprentissage!

Quant à la crudité de ma manière,—qu'elle soit de la photographie ou de l'art,—je maintiens qu'elle demeure,—d'un et même de plusieurs tons,—au-dessous de la vérité.

Nous sommes loin du temps où l'on poursuivait Flaubert pour l'audace de Madame Bovary,—le roman le plus moral peut-être du dernier siècle. Loin même du scandale soulevé par les héroïnes de Zola! Que sera, dans vingt ans, une Monique Lerbier, au regard des garçonnes que la génération des dancings nous promet? Je plains, s'il est comme moi sincère, et pour peu que la corruption des mœurs continue, le romancier qui peindra la bourgeoisie future.

La vérité! Aussi bien est-ce ce qui paraît si choquant, d'ailleurs, à quelques-uns. On ne la supporte point tout nue. On préfère des gants et les mains sales. Et puis «la tranche de vie» aujourd'hui répugne. Le naturalisme est passé de mode. Vive le néo-classicisme! Toute une jeunesse est cérébrale, jusqu'à l'onanisme et à l'inversion. Ce qui n'empêche pas nos romanciers de voiler la plaie sociale de jolis linges bien blancs. Un peu d'eau de rose patriotico-familiale, un «mélange» d'aventures vaporisé là-dessus! Et snobs de se pâmer…

Je le répète: Je suis pour le bistouri brutal, et qui débride. L'immoralité n'est pas dans les mots, mais dans les mœurs. Au lieu de couvrir celles-ci du manteau de Noë,—lequel n'est trop souvent que le voile d'Arsinoé,—donnons à nos filles et à nos femmes, dans l'usage comme dans la loi, donnons à toutes les mères (filles-mères comprises) les libertés dont on ne conçoit plus que l'homme se réserve, despotiquement, le monopole. Il y aura du coup moins de licence.

L'instinct de sagesse, de fidélité, de bonté, la soif de justice qui sont innés dans la plupart des âmes féminines s'épanouiront ainsi, avec moins de heurts, pour le plus grand profit de la morale sexuelle, inséparable de la moralité humaine.

Je me résume:

J'ai dénoncé un péril. Et j'ai fait entrevoir, par-delà le fossé, la grande route de l'égalité, de l'équivalence (si le terme vous semble plus adéquat) où les deux sexes finiront bien un jour par avancer côte à côte, harmonieusement.

«Its a long way to Tipperary!…» La Garçonne n'est qu'une étape dans cette marche inévitable du Féminisme, vers le but magnifique qu'il atteindra. Je tenterai, dans mon prochain roman, de l'approcher,—persuadé, comme l'un des personnages du livre que voici, qu'il ne faut pas juger de l'avenir sur l'un des aspects du présent, et que «dans l'anarchie même, un ordre nouveau s'élabore.»

V. M.
15 octobre 1922.
La garçonne

Première partie

I

Monique Lerbier sonna.

—Mariette, dit-elle à la femme de chambre, mon manteau…

—Lequel, Mademoiselle?

—Le bleu. Et mon chapeau neuf.

—Je les apporte à Mademoiselle?

—Non, préparez-les dans ma chambre…

Seule, Monique soupira. Quelle corvée que cette vente, si elle n'avait pas dû y retrouver Lucien! On était si bien, dans le petit salon. Elle réappuya sa tête sur les coussins du canapé et reprit sa rêverie.


Elle a cinq ans! Elle est en train de dîner dans sa chambre, à la toute petite table où chaque jour «Mademoiselle», régente de sa vie, la surveille et la sert. Mais, ce soir, Mademoiselle a congé. Tante Sylvestre la remplace.

Monique adore tante Sylvestre. D'abord, toutes les deux, elles ne sont pas pareilles aux autres. Les autres, c'est des femmes. Même Mademoiselle! Maman lui a donné ce nom comme ça: «Bien que vous soyez veuve! Parce qu'une gouvernante doit toujours s'appeler Mademoiselle.»

Tante Sylvestre et Monique, au contraire, sont des filles. Elle, une petite fille, quoiqu'elle se juge déjà grande. Et tante, une vieille fille… Vieille, si vieille! A preuve qu'elle a la peau plissée et au menton trois poils, sur un pois chiche.

Ensuite tante Sylvestre apporte toujours du nougat noir, aux amandes et au miel brûlé, chaque fois qu'elle arrive d'Hyères. Hyères, Monique ne sait pas bien où c'est, ni ce que c'est. Hyères c'est la même chose qu'hier; c'est très loin… Il n'y a qu'aujourd'hui qui compte. Et aujourd'hui, c'est fête. Papa et maman doivent aller à l'Opéra et, avant, ils sont invités au restaurant.

L'Opéra est un palais où les fées dansent en musique, et le restaurant un endroit où on mange des huîtres… C'est réservé aux grandes personnes, déclare tante Sylvestre.

Mais voilà une fée,—non, c'est maman!—qui apparaît en robe décolletée. Elle a des plumes blanches sur la tête et elle a l'air habillée toute en perles. Monique touche l'étoffe, extasiée… Oui, de petites, toutes petites perles, vraies! Elle aimerait à en avoir un collier.

Elle caresse le cou de maman qui se penche pour vite lui dire au revoir: «Non, pas de bise, à cause de mon rouge!» Et comme la menotte, maintenant, remonte au velours des joues, la voix impatiente ordonne: «Laisse-moi! Tu vas m'enlever ma poudre.»

Derrière il y a papa tout en noir, avec un grand V blanc qui sort du gilet. C'est une drôle de chemise, en carton glacé! Maman raconte à tante Sylvestre, qui écoute en souriant, une longue histoire. Mais papa tape du pied et crie: «Avec votre manie de mettre trois heures pour vous fourrer du noir aux cils et du rose aux ongles, nous manquerons l'ouverture!»

Quelle ouverture? Celle des huîtres?… Non. Dès que papa et maman sont partis, sans l'embrasser,—(Monique a gros cœur)—tante Sylvestre explique que c'est l'ouverture de la musique… La musique, ça s'ouvre donc?

Monique, rêveuse, demande: «Alors en quoi c'est fait?» et tante Sylvestre, qui l'a prise sur ses genoux, explique en la câlinant: «La musique, c'est le chant qui sort de tout… de soi quand on est heureux… du vent quand il souffle sur la forêt et sur la mer… C'est aussi le concert des instruments, qui rappelle tout ça… Et l'ouverture, c'est comme celle d'une grande fenêtre sur le ciel, pour que la musique entre, et qu'on l'entende. Tu comprends?»

Monique regarde tendrement tante Sylvestre et fait signe que oui.


Monique a huit ans. Elle a poussé en longueur. Elle tousse souvent. Aussi, quand elle va se promener au bord de la mer, ordre à Mademoiselle (ce n'est plus la veuve, mais une Luxembourgeoise qu'elle n'aime pas, et qui a des joues de ballon rouge) de ne pas la laisser grabouiller, jambes nues, dans les flaques rocheuses où la crevette frétille. Ordre de ne pas même la laisser courir devant le flux, sur le sable qui, mouillé, se durcit. Elle ne peut ramasser ni les algues fraîches qui sentent tout l'océan, ni les coquillages dont la conque nacrée enclot le bruit des vagues… «Qu'est-ce que tu veux faire de ces saletés? Jette ça!» a déclaré maman, une fois pour toutes.

Monique ne peut pas non plus lire comme elle le voudrait (l'attention donne des maux de tête). En revanche elle doit faire régulièrement une heure de gammes (elle a beau dire que ça la rend folle, il paraît que c'est une discipline, pour les doigts). Alors, si c'est ça les vacances, Trouville est plus ennuyeux que Paris!

D'ailleurs elle y voit encore moins ses parents. Maman est toujours en automobile, avec des amis. Et le soir, quand elle dîne,—c'est rare,—elle part, aussitôt après s'être rhabillée, danser au Casino. Très tard… Aussi, le matin, elle dort. Papa? il ne vient que le samedi, par le train des maris. Et le dimanche il reste avec des messieurs, pour ses affaires.

La grande corvée, c'est quand maman «fait plage». On regarde se croiser, sur les planches, les files montante et descendante. On dirait un magasin de blanc. Les mannequins s'exhibent, tous pareils, en rangs pressés. Les messieurs-dames qui font cercle, assis autour des guérites d'osier ou des tentes, échangent des saluts avec les messieurs-dames qui processionnent.

Quand ceux-ci arrivent au bout du chemin parqueté, ils font demi-tour, et recommencent. Qu'est-ce qu'ils suivent? Monique ne sait pas. Encore un mystère! Le monde en est plein, si elle en croit les réponses jetées à ses incessantes questions…

Pour l'instant elle s'amuse, non loin de la guérite maternelle, avec la petite Morin et une camarade dont elles ne connaissent pas le nom. Elles l'ont baptisée Toupie, parce qu'elle tourne toujours sur un pied, en chantant. Accroupies sous le regard distrait de la Luxembourgeoise, toutes trois édifient un château doré, avec ses bastions et ses douves. Au milieu se tient debout, militairement, son râteau sur l'épaule, un garçonnet frisé, dit Mouton. On l'a mis là pour qu'il reste tranquille, en lui affirmant: «Tu es la garnison.»

La règle du jeu est que, le château fini, la garnison sera libre, et, à la place, on enfermera prisonnière celle des trois qui se sera laissé prendre. Mais le château n'en finit pas. Mouton trépigne et, sans attendre l'achèvement, exécute une vigoureuse sortie. Toupie et la petite Morin s'enfuient. Monique, qui se repose sur la foi des traités, n'a pas bougé. Si bien que lorsque Mouton veut l'embastiller, elle résiste. Il la pousse… Coups, cris. La Luxembourgeoise qui se précipite reçoit sa part de horions, les mamans accourent. Elles séparent les combattants et, sans écouter les explications confuses, d'ailleurs contradictoires, elles les secouent. Mouton qui se rebiffe est giflé. En même temps Monique sent une main qui la frappe, à la volée: clic! clac!… «Ça t'apprendra!» Sa figure cuit.

Atterrée elle regarde l'ennemie qui vient d'abuser de sa force. L'ennemie satisfaite d'avoir équilibré les torts, et le châtiment… Sa maman! Est-ce possible?… La rage et la stupeur se partagent l'âme de Monique. Elle a fait connaissance avec l'injustice. Et elle en souffre, comme une femme.


Monique a dix ans. C'est une grande personne. Ou plutôt, déclare sa mère en haussant les épaules, c'est une enfant insupportable, avec ses fantaisies, ses vapeurs et ses nerfs.

D'abord elle ne fait rien comme tout le monde! N'a-t-elle pas déchiré toute sa robe de dentelles, et pris froid l'autre dimanche, en jouant à cache-cache dans le parc de Mme Jacquet, avec Michelle et des garnements? Du point de Malines ancien—une véritable occasion, à 175 francs le mètre… Et hier, en goûtant chez le pâtissier, ne s'est-elle pas avisée de prendre dans l'étalage, pour la porter,—dehors, sur le trottoir!—à une fillette en haillons qui la dévorait des yeux, une grosse brioche, de près d'un kilo?… Au lieu d'un bon pain!

Elle a eu beau vouloir payer sur ses économies: ce n'est pas de la charité, c'est de l'extravagance. Et même, au fond, de la fausse générosité. Il ne faut pas donner aux malheureux le goût, et par conséquent le regret de ce qu'ils ne peuvent avoir…

Monique est peinée par ces raisonnements. Elle voudrait que tout le monde soit heureux. Elle a aussi du chagrin: elle n'est pas comprise par les siens. Ce n'est pas sa faute si elle a un caractère qui ne ressemble pas à ceux qu'elle voit, autour d'elle! Et ce n'est pas sa faute non plus si à cause de ses joues creuses et de son dos qui ploie, elle ne fait pas honneur à ses parents: «Tu as grandi comme une mauvaise herbe!» entend-elle répéter sans cesse… Si cela continue, elle finira par tomber malade: on le lui a assez promis! Cette idée, elle l'accepte avec résignation, presque avec plaisir. Mourir?—ce ne serait pas un grand malheur. Qui l'aime? Personne. Si! Tante Sylvestre.

Aux vacances de Pâques, quand après une grosse bronchite, et trois semaines de lit, Monique s'est levée si faible qu'elle ne tient plus sur ses fuseaux,—tante est là! Et lorsque le médecin déclare: «Il faudrait que cette enfant vive à la campagne, longtemps… dans le Midi si c'est possible… au bord de la mer… Le climat et la vie de Paris ne lui valent rien…» tante s'écrie:—«Je la prends avec moi! Je l'emmène. Hyères, c'est excellent, n'est ce pas, docteur?…—Parfait, l'endroit rêvé…»

C'est convenu, aussitôt. Et Monique a tant de joie en songeant qu'elle va être transplantée, au soleil, près de sa vraie maman, qu'elle ne pense pas à s'attrister de ce que son père et sa mère ne manifestent eux-mêmes aucun regret.


Monique a douze ans. Elle a une natte dans le dos, et des robes à carreaux, d'écolière. Elle est la première élève de sa classe, dans le pensionnat de tante Sylvestre. A la place des rues grises dans le brouillard s'étend le jardin montant, au flanc de la colline. Le soleil vêt toutes choses d'une splendeur légère. Il luit sur les palmes des chamérops, pareils à des fougères géantes, sur les raquettes épineuses des cactus, sur les aloès bleuâtres ou bordés de jaune, qui ont l'air d'énormes bouquets de zinc. La mer est du même azur foncé que le ciel, ils se confondent, au large…

Pâques est revenu, Pâques fleuries! Jésus s'avance sur son petit âne, dans le balancement des branches vertes. La terre est comme un seul tapis, éclatant et bariolé, de roses, de narcisses, d'œillets et d'anémones.

Monique demain sera toute en blanc, comme une petite mariée. Demain! Célébration de ses Noces spirituelles. Le bon curé Macahire,—elle ne peut prononcer son nom sérieusement,—va l'admettre, avec ses compagnes du catéchisme, à la Sainte Table.

Elle a essayé de se pénétrer des belles légendes des Testaments; elle y a d'autant mieux réussi qu'elle a eu comme répétitrice sa grande amie Elisabeth Meere… Zabeth, qui est protestante, a fait, il y a quatre ans déjà, sa première communion et son rigorisme fervent ajoute une exaltation singulière à la fièvre mystique dont Monique brûle. Toutes deux, dans l'adoration du Sauveur, découvrent obscurément l'amour.

Celui de Monique est toute confiance, abandon, pureté. Elle s'en va, avec une ivresse ingénue, sur l'aile ouverte de ses rêves. Elle n'a qu'une seule et puérile crainte; celle de ne pas profaner,—en mordant au passage l'hostie de neige,—le corps, invisible et présent, de l'Epoux Divin.

Il faudra aussi, a bien recommandé l'abbé Macahire, qu'elle se confesse, avant, de ses mauvaises pensées. Elle en a deux qu'elle a beau écarter. Les vilaines mouches se reposent sans arrêt, au lys de son attente… Sa jolie robe! Coquetterie. Et les œufs, les œufs de Pâques! Gourmandise. D'abord le gros, en chocolat, qu'elle recevra de Paris, et puis les moyens et les petits, en sucre de toutes les couleurs et même en vrai œuf, cuit dur dans de l'eau rouge, qui sont si amusants à chercher, à travers les touffes et les bordures du jardin!

C'est la grande affaire de tante Sylvestre, qui depuis une semaine prépare, pour tout le pensionnat, réjouissances et surprises. C'est aussi sa façon de communier. Du moins c'est l'abbé Macahire qui s'en plaint en ajoutant: «Quel dommage qu'une si brave femme soit une mécréante!»

Il faudrait croire que ce n'est pas un péché bien grave puisque M. le curé semble le lui pardonner. Ça ennuierait bien Monique d'aller au Paradis, tandis que tante Sylvestre irait en enfer!… Mais toutes ces idées lui cassent la tête… Elle est heureuse, et il fait beau.


Monique a quatorze ans. Elle ne se souvient pas d'avoir été une enfant souffreteuse. Elle a la robustesse d'une jeune plante qui a trouvé son terrain, et surgi dru.

Elle est à l'âge merveilleux des lectures, où le monde imaginaire se découvre, et où la jeunesse enveloppe, de son voile magique, le monde réel. Elle n'a pas la notion du mal, tant la vigilance de son éducatrice l'a sarclé, dans cette âme naturellement saine. Elle a en revanche le sentiment et l'appétit du bien.

Pas rêveuse, mais croyante. Non plus en Dieu, car sur ce point elle s'est dégagée des concepts contradictoires de l'abbé Macahire et d'Elisabeth Meere. Elle s'est insensiblement et d'elle-même convertie au matérialisme raisonné de tante Sylvestre, tout en gardant comme elle une empreinte spiritualiste. Mais elle manifeste en plus,—ferment de son double et premier mysticisme,—quelque tendance à l'absolu. C'est ainsi qu'elle a horreur du mensonge, et adore, religieusement, la justice.

Elle a toujours pour grande amie Elisabeth Meere. Celle-ci a changé de culte, et de luthérienne est devenue sioniste. Elle est, depuis trois ans, toujours éprise de Monique. Elle l'est d'autant plus qu'elle l'a désirée sans espoir. Elle va quitter bientôt le pensionnat, et son hypocrisie recule devant l'évidente pureté de l'adolescente. Ses baisers voudraient appuyer, et n'osent.

Monique,—qui éprouve pour le professeur de dessin, (un ancien prix de Rome ressemblant à Alfred de Musset,) une passionnette sentimentale,—est aussi loin de se douter des goûts de Zabeth que de la salacité, également cachée, de M. Rabbe (le faux Alfred).

Ce jour-là, on est en juin. La nuit vient. Il fait encore si chaud, dans le jardin, qu'on a la peau moite sous les robes. Zabeth et Monique suivent, après le dîner, le chemin des lavandes, qui monte jusqu'à la grande roche rousse, d'où l'on surplombe les Salins, et, par-delà, la mer. On voit de l'autre côté les monts des Maures, bleus sur le ciel vert. Il y a au large une petite voile orange et, dans le ciel, de lourds nuages cuivrés… «On étouffe!» dit Zabeth.

Nerveusement elle arrache une feuille parfumée à l'oranger en boule, la mordille. On respire l'odeur des hauts eucalyptus; elle se mêle, par effluves, à celle des argelès et des cystes. Toute la griserie du sol provençal.

Monique entrouvre son corsage, puis élève ses bras nus, cherchant en vain quelque fraîcheur… «Zut! voilà mon épaulette cassée!» La chemise glisse, montrant les seins. Ils haussent leurs rondeurs petites, mais parfaites. Sur sa peau de blonde, veinée de bleu, pointent les boutons de rose.

Zabeth soupira: «Encore une nuit où on dormira mal, j'ai beau coucher nue… Sais-tu que tes seins deviennent aussi gros que les miens?…—Non? dit Monique, ravie.—Si! regarde… Seulement, les tiens sont en pomme, et les miens en poire…» Zabeth dénude vivement sa poitrine dorée où s'érigent, dans une offre tacite, des fruits plus lourds. Elle en compare la forme allongée aux mamelons bruns, durcis, avec le galbe satiné des seins de Monique. Sa main les englobe et doucement les caresse…

A la sensation agréable, Monique sourit sans l'analyser, et sans comprendre… Mais comme soudain les doigts de Zabeth se crispent, elle dit: «Finis! qu'est-ce qui te prend?» Zabeth rougit et balbutie: «Je ne sais pas… c'est l'orage!»

Monique, pour la première fois, éprouve un trouble étrange. Elle referme vivement son corsage. Une voix lointaine en même temps retentit. C'est tante Sylvestre qui appelle: «Monique, Zabeth!» Zabeth gênée se ragrafe… Monique répond: «Hého!…» La voix, rapprochée, fait écho…

L'orage est passé.


Monique a dix-sept ans. Elle compte: un, deux, trois ans déjà que la guerre dure!… Est-ce possible? Les troisièmes grandes vacances depuis qu'Hyères est devenu comme un grand hôpital, où les blessés renaissent.

Elle est poursuivie par ces yeux hagards que le soleil fait clignoter, au sortir de leur éternelle nuit d'épouvante. Elle ne comprend pas comment ceux qui se battent peuvent s'accoutumer à cette espèce de mort affreuse qu'est leur vie. Elle ne comprend pas non plus comment ceux qui font semblant de se battre un peu,—si peu!—et ceux qui ne se battent pas du tout acceptent la souffrance et le carnage des autres.

L'idée qu'une partie de l'humanité saigne, tandis que l'autre s'amuse et s'enrichit, la bouleverse. Les grands mots agités sur tout cela comme des drapeaux: «Ordre, Droit, Justice!» achèvent de fortifier en elle sa naissante révolte, contre le mensonge social.

Elle a passé, brillamment, son examen de fin d'études, poursuivies entre ses incessantes, ingénieuses façons de se dévouer. Non seulement pour les convalescents d'Hyères, mais pour l'obscure foule en proie à tous les maux, dans le lit fétide des tranchées…

Maintenant une existence nouvelle commence: Paris, les cours de la Sorbonne… Monique est rentrée dans sa famille. Elle a dit au revoir à tante Sylvestre, au pensionnat, au jardin, à tout ce qui a fait d'elle la jeune fille délurée, au regard hardi et pur, et aux joues fraîches… Adieu au doux passé, où, en se faisant une santé, elle s'est fait une âme.

Avenue Henri-Martin, sa chambre de jeune fille, joliment préparée, lui a causé un vrai plaisir. Elle a été touchée de l'accueil de son père et de sa mère. Elle sent qu'elle compte, désormais, aux yeux des siens: elle leur fait honneur… Tante Sylvestre a semé… Ils récoltent. Heureuse elle-même, elle ne leur en veut plus, de leur détachement ni de leur égoïsme… Elle les aime, par principe…

Pour la première fois depuis 1914 on s'est réinstallé, à Trouville. Monique consacre son mois d'août à faire l'infirmière bénévole à l'hôpital auxiliaire, no 37. Elle est si absorbée, le jour par ses occupations, et le soir par ses livres, qu'elle ne se soucie pas des autres… Ceux qu'elle observe le moins sont ceux mêmes qui la touchent: sa mère toujours dispersée, son père toujours absent… L'usine Lerbier travaille pour la guerre et gagne, paraît-il, des millions à fabriquer des explosifs… Et dire que pendant ce temps, embusqués, rescapés et spectateurs mènent tranquillement et frénétiquement la grande nouba! On s'accouple et on tangue, on tangue et on s'accouple, à Deauville!


Monique a dix-neuf ans. Le cauchemar a pris fin. Une telle force expansive, un tel besoin d'épanouissement sont en elle que, depuis l'armistice, elle a presque oublié la guerre. Le flot quotidien l'emporte.

Plus que jamais repliée sur elle-même, et de moins en moins mêlée à l'existence de ses parents, elle suit des cours de littérature et de philosophie, pratique activement les sports: tennis, golf, et s'amuse, le reste du temps, à modeler des fleurs artificielles… Un procédé à elle.

La bande mondaine dont, malgré elle, elle fait partie, la déclare une originale, voire une poseuse parce qu'elle n'aime ni le flirt ni la danse. Monique, inversement, juge ses amies des folles plus ou moins inconscientes, et profondément dépravées… Fouiller, comme Michelle Jacquet, dans les poches des pantalons de ses petits amis? ou, comme Ginette Morin, s'enfermer dans tous les coins avec ses grandes amies? Non, merci.

Monique, si elle aimait, n'aimerait qu'un grand amour, auquel elle se donnerait toute. Elle ne l'a pas encore rencontré. A peine, parmi tous les hommes dont lui parle sa mère,—qui s'est mis en tête de la marier le plus tôt possible,—un nom: Lucien Vigneret, l'industriel. Mais si, à diverses reprises, elle a pris plaisir à le distinguer, lui ne l'a pas seulement remarquée…


Ainsi, allongée sur son divan, Monique rêve. Par visions superposées, sa vie défile au mystérieux écran. Précisions hallucinantes, où du fondu de l'oubli le souvenir se dégage, et se réincarne… Elle songe à ces doubles d'elle-même, évanouis. Aujourd'hui elle a vingt ans, et elle aime.

Elle aime, et elle va se marier. Dans quinze jours elle sera Mme Vigneret. Le rêve s'est réalisé. Elle ferme les yeux et sourit. Elle pense avec émotion, bouleversée encore, que la mairie et sa célébration officielle, et l'assommant tra-la-la du lunch où, avec des arrière-pensées égrillardes, un tas de gens vont la féliciter, cela n'ajoutera rien à son bonheur.

Ingénument elle s'est laissé prendre, elle s'est donnée toute, il y a deux jours, à celui qui est tout pour elle… Etreinte hâtive, douloureuse, mais dont elle garde une orgueilleuse joie… Son Lucien, sa foi, sa vie!… Elle va le revoir tout à l'heure, à la vente. Son être entier s'élance, au devant de la douce minute.

Elle a agi,—puisqu'elle aimait,—comme il le désirait. Elle est heureuse et fière d'être, dès maintenant, «sa femme», de lui avoir fait confiance, par cette preuve suprême d'abandon… Attendre? Se refuser jusqu'au soir calculé des consécrations? Pourquoi?… Ce qui fait la valeur des unions, ce n'est pas la sanction légale, c'est la volonté du choix. Quant aux convenances!… Huit jours plus tôt, huit jours plus tard!

Les convenances!… Elle sourit, avec une rougeur malicieuse, à imaginer le mot péremptoire sonner, dans la bouche de sa mère. Si elle savait!… Monique tressaillit; la porte s'ouvrait. Mme Lerbier parut, son chapeau sur la tête.

—Pas prête? Tu es folle! L'auto est là. Tu as oublié que je te dépose, à deux heures et demie, aux Affaires Etrangères?

—Voilà, maman! Je n'ai que mon manteau à mettre.

Mme Lerbier leva les yeux au ciel et gémit:

—Je vais manquer mes rendez-vous!

II

Monique s'exclama:

—Ginette!

—Quoi?

—Ton flirt!

—Léo? Où donc? On ne voit rien, dans cette cohue.

—A l'étalage d'Hélène Suze. En train de choisir un cigare…

—J'entends d'ici leurs cochonneries! Regarde-les sourire.

—Ça n'a pas l'air de te troubler?

—Moi? Ça m'amuse.

—Comprends pas!

Ginette Morin pouffa:

—Monique, je t'adore! Tu ne comprends jamais rien à rien! Au fond il n'y a pas plus gourde, malgré tes airs d'indépendante!

Déjà Ginette avait tourné le dos, faisait l'article, en souriant à un gros petit homme chevelu. Jean Plombino, le roi des Mercantis…

—Une cravate, cher Monsieur?… Oh! pas pour vous pendre! Non… pour attendre celle de la Légion d'Honneur… Ou ces jolis mouchoirs? Non?… Alors cette boîte de gants?…

Sous les bouquets des énormes lustres, étincelants dans la feuillaison glacée des girandoles, une rumeur montait, continue, de l'enfilade blanche et or des salons. Les personnages mythologiques des hautes tapisseries, alternant sur le damas groseille des murs, semblaient contempler avec surprise la foule qui circulait ou s'entassait, d'un comptoir à l'autre, emplissant d'un brouhaha de voix et d'un remous d'élégances l'immense galerie, transformée, pour un jour, en salle de vente au rez-de-chaussée du Ministère. Le Tout-Paris, amassé là, y bourdonnait comme un essaim géant de frelons.

Jean Plombino, baron du Pape, écoutait distraitement Mlle Morin. Il sentait posé sur lui le regard de Monique: il s'inclina très bas, tignasse plongeante. Il était veuf d'une sicilienne marchande d'oranges, et cherchait, à sa fillette unique, une éducatrice digne de sa richesse nouvelle. Champignon vénéneux de la guerre, mais champignon juif, et donc fortement attaché au sol familial, «le baron» gardait, dans son fétichisme des valeurs, celui des vertus conjugales.

Il avait, sous l'apparence hardie, discerné la droiture et l'honnêteté de Monique. Qualités d'autant plus précieuses à ses yeux qu'il en avait toujours manqué, et les voyait rares, dans le parterre des jeunes filles de toute part offertes, en attente de mari et, à défaut, d'amant. Il n'y avait qu'à étendre la main! Prix marqué, au choix.

Un seul inconvénient, pour cette «bédide» Lerbier, dont la rayonnante blondeur le fascinait: son imminent mariage avec Lucien Vigneret, le fabricant d'automobiles! Bonne marque, évidemment! Mais quel coureur! Il n'y avait qu'à attendre: savait-on jamais?… Peut-être qu'un jour ou l'autre le divorce?… Et puis, à défaut d'une épouse, quelle maîtresse!… Les millions de Plombino, pachyderme à peau moite, lui faisaient oublier sa laideur: un homme qui a douze cent mille francs de rentes est toujours sûr d'être bien accueilli…

Vexé par le froid salut auquel sa démonstration venait de se heurter, il redoubla d'œillades pour Ginette Morin. C'était une brune piquante, et dont le voisinage, au lit… Il ne l'y voyait d'ailleurs qu'en manière de passe-temps. Autant en effet Monique lui paraissait une compagne enviable, autant Ginette lui inspirait peu de confiance. Pour la bagatelle, autre affaire!… Sa lippe pendante, à cette idée, s'humectait. Il acquiesça, émoustillé:

—Une poîte à gants?… Pourquoi bas?… Surtout si fous me les essayez!

—Six paires, ce serait un peu long.

—Je ne grois pas…

Il eut un gros rire. Elle ouvrit des yeux étonnés:

—Qu'est-ce que cela a de drôle?… C'est du chevreau glacé, 7 ¼…

—Ce n'est pas ma pointure.

—Evidemment!

Elle rit à son tour, insolemment, au spectacle des grosses mains étalées.

Jean Plombino,—qui avait autrefois hissé plus d'un sac sur son épaule quand, portefaix aux docks de Gênes, il gagnait trois francs par jour,—avait gardé du moins l'esprit de ne pas rougir de sa plèbe. L'humilité de naguère épiçait, d'un orgueil, l'amour-propre de sa fortune. Il gouailla:

—Tout le monde ne peut pas avoir fos doigts de fée… même en y mettant le prix!

Ginette resta court: qu'insinuait-il? Et que signifiait, venant de lui, cette indication d'achat? Si c'était pour le bon motif?… Baronne Plombino? Alors, si répugnant que fût l'animal, on pourrait voir… Mais le baron reprenait:

—Ah! Voilà justement Léo, l'arpitre des élécances!… Bonchour, monsieur Léonidas Mercœur… Mademoiselle Morin fous attendait.

—C'est la faute d'Hélène Suze, dit le nouveau venu, en s'excusant, avec un clin d'œil complice… Je lui faisais votre commission, Mademoiselle.

—Et alors?

—Entendu.

Elle songea: «Quelle partouze!…» Derrière son regard impénétrable, la soirée s'ébauchait: plaisir de la fumerie à quatre, chez Anika Gobrony, nouveauté de la coco, et ce qui pouvait s'ensuivre!… Elle l'imaginait avec une précision confuse, dans sa malsaine curiosité de quart-de-vierge, en quête de tous les vices. Le «baron» sentit qu'il était de trop. Et tirant de son portefeuille un large billet bleu:

—Pour fotre pelle œuvre, mademoiselle, avec mes respects à madame fotre mère…

—Prenez au moins quelque chose!… Tenez, ce sachet! L'œillet, mon parfum.

—Alors, comme soufenir!… Quant aux gants…

Il montra Mercœur:

—Ce sera pour lui! Fotre pointure lui va, je parie.

Epanoui, il se dandina jusqu'au comptoir voisin, où Mme Bardinot et Michelle Jacquet lui faisaient des signes amicaux.

—Il n'y a plus d'aristocratie! prononça, avec une amertume élégiaque, le distributeur de verdicts mondains. L'argent a tout nivelé. C'est le règne du pan-muflisme.

Léonidas Mercœur,—plus brièvement Léo,—planait, par définition, au-dessus de ces misères. Graissé, dès âge de plaire, par la générosité de ses maîtresses,—avant que de fructueuses spéculations dans l'intendance l'eussent, en 1915, définitivement mis à l'abri du besoin, en même temps que du feu,—l'ancien garçon coiffeur, promu chroniqueur mondain, vivait de ses rentes: trente mille balles, en coupons d'Etat. Ses économies de la guerre. Depuis, ayant éprouvé l'agrément des services auxiliaires, il les continuait, au civil. Vide-bidet de Mme Bardinot, c'est ainsi qu'il appliquait à ses menues dépenses (doubles de ses revenus), une part de ce qu'elle-même tirait de son amant, le banquier Ransom. Ce qui n'empêchait pas en outre le beau Léo, confident des vieilles et précepteur des jeunes, de pêcher, au petit bonheur, dans l'eau trouble de chaque rencontre.

Des acheteurs coupèrent leur aparté. Fière d'être plus achalandée que sa meilleure amie, la petite Jacquet, dont elle apercevait le profil gavroche au comptoir voisin, Ginette se prodiguait, les yeux brillants, le buste courbé. Cou nu, seins offerts sous le crêpe léger, il semblait qu'avec chaque objet vendu elle dispensât, à tout venant, un peu d'elle-même. Une satisfaction vaniteuse se mêlait à son excitation sensuelle: elle aurait ce soir la plus grosse recette!

—Attendez donc, Léo!… Vous ne m'avez rien dit.

Il glissa, très bas, très vite, apercevant Max de Laume et Sacha Volant qui se dirigeaient de leur côté:

—Demain, six heures, chez Anika. Nous aurons tout le temps, puisque vos parents dînent à l'Elysée.

—Rendez-vous?

—Avec Hélène Suze, au thé de la place Vendôme.

—Vous êtes un amour.

Il s'inclinait cérémonieusement, prenant congé, quand une recrudescence d'agitation, un grandissant murmure leur firent tourner la tête. On s'écartait, on faisait place. Comme un vaisseau de haut bord, la sèche, glabre statue de John White, le milliardaire américain, parut, escortée d'une chaloupe basse, qui roulait: c'était la générale Merlin en personne, présidente de l'Œuvre des Mutilés Français, qui faisait les honneurs, suivie d'un flot bruissant de vieux messieurs et de belles dames.

Léo plaisanta:

—Voilà les clients sérieux. Je me sauve!

Ayant tourné le dos à Ginette, et se désintéressant de ses exploits, Monique fut toute surprise de voir déferler de son côté la vague des officiels. A qui en avaient-ils? Sans doute à la directrice du comptoir, Mme Hutier, vice-présidente de l'Œuvre?… Non! C'était devant ses éventaires emplis de fleurs artificielles que le cortège s'arrêtait.

Ginette, pâle de jalousie, courut à la rescousse, et Mme Hutier se précipita, en minaudant.

—Je vous présente, fit la générale en se tournant vers John White, notre chère vice-présidente Mme Hutier, femme de l'ancien ministre.

L'osseux visage du milliardaire ne sourcilla pas. Seul, un déclanchement mécanique du cou, en l'honneur de ce gouvernant inconnu.

—Mlle Morin, la fille de l'illustre sculpteur.

Ginette, malgré son engageante révérence, vit son nom tarifé du même plongeon indifférent.

—Mlle Lerbier.

Une expression d'intérêt détendit soudain les traits anguleux.

—Aoh… Produits chimiques? Je connais… Et ces petites choses?

Il penchait son long corps sur les menues merveilles, narcisses, roses, anémones, semblables à une floraison de gemmes dans un jardin de poupée.

—C'est Mlle Lerbier qui s'amuse à les confectionner elle-même. Une véritable artiste… Et si parisienne!

La générale, surprise de voir s'animer l'automate qu'elle promenait depuis vingt minutes sans autre résultat que ses «aoh» et ses courbettes, saisissait du coup l'occasion, jusqu'ici vainement cherchée, d'intéresser son visiteur aux destinées de l'Œuvre.

—C'est une de nos collaboratrices les plus dévouées. Nos mutilés l'adorent.

—Ça! pensa Monique, qui n'avait été qu'une fois au grand Hospice de Boisfleury et en était revenue si bouleversée qu'elle n'avait plus eu, depuis, le courage d'y retourner… Elle va fort!

Mais, d'un coup d'œil militaire, la générale l'invitait à comprendre, et à marcher. John White, en même temps, l'enveloppait d'un regard sympathique. Il avait pris dans sa robuste patte une tigelle d'aubépine. Il l'examinait curieusement.

—Est-ce joli, ces pétales blancs! bonimenta la présidente. Remarquez cette finesse de ton! On ne sait si c'est de l'ivoire ou du jade.

Monique rectifia:

—C'est simplement de la mie de pain séchée, et coloriée.

—Aoh! fit John White. Réellement?… Je garde.

Et tandis qu'il donnait à tenir à la grosse Mme Merlin le délicat joyau, il tira un carnet et son stylo, de la poche intérieure de son veston, et impassible signa, détacha, tendit deux chèques: l'un de cinq mille francs à Monique stupéfaite: «Pour l'aubépine…»—l'autre, de dix mille francs, à la présidente dont la face ronde eut un éclat de pleine lune: «Pour les Mutilés».

Puis, ayant souri sans mot dire à Monique, il distribua collectivement au comptoir un triple déclic de tête et reprit sa route, sans manifester le moindre désir de faire halte au reposoir suivant, malgré les prosternations de Mme Bardinot.

Mais il convenait d'offrir, le plus tôt possible, une coupe de champagne au donateur. La présidente, satisfaite, dédaignait maintenant les démonstrations superflues. Et se pressant derrière la haute mâture américaine et le roulis de la chaloupe-pilote, la vague du cortège s'écoula vers le buffet.

—Vous ne nous aviez pas dit, ma chère petite, que vous étiez en relations avec l'Amérique! reprocha Mme Hutier.

—Moi? Je n'ai jamais entendu parler de John White.

—C'est vrai! attesta un nouveau venu.

D'une pièce Monique pivota, en entendant la voix qui soudain couvrait, pour elle, toutes les autres. Lucien Vigneret acheva:

—Mais John White a dû entendre parler de l'invention de M. Lerbier!

Monique, soudain, s'était éclairée. Un feu rose animait la blancheur délicate de son teint. Elle agita le chèque:

—Comment! vous savez déjà?

—C'est l'Evénement!

—Je n'en reviens pas…

«Cause toujours!» se dit Ginette, en retournant à ses affaires, persuadée qu'il y avait là-dessous un coup monté, cependant que Mme Hutier, indulgente aux succès et à l'amour consacrés, s'empressait de laisser les amoureux à leurs confidences… «Quel joli couple, et si bien assorti!»

Monique et Lucien mimaient du bout des lèvres l'échange d'un baiser. Sous la banalité des paroles, elle n'entendait que le chant de son bonheur.

—Ne cherchez pas midi à quatorze heures, continuait Vigneret. Ce n'est pas pour mériter votre sourire, quoiqu'il vaille bien un chèque, que John White s'est fendu. Ce coup droit vise votre père. Le gaillard doit penser qu'il y a dans l'intégration de l'azote aux engrais agricoles une application profitable à la terre américaine. Et comme John White, francophile, aime mieux commercer avec Aubervilliers qu'avec Ludwigshafen… Vous saisissez?

Well! Les dollars seront les bienvenus.

Il remarqua, avec une amertume qui la surprit:

—Certes! L'or est toujours le bienvenu. Surtout lorsque, sous le signe dollar, ce sont des louis qui rentrent.

—On nous rend en industrie ce que nous avons acheté en armements… Le beau malheur! Ce n'est tout de même pas la faute de New-York si Paris et Berlin étaient en guerre.

Il acquiesça:

—Vous avez raison, Minerve!

Il la plaisantait, de ce surnom donné autant à sa logique, dont il redoutait, tout en les estimant, les affirmations catégoriques,—qu'à sa beauté… «Minerve!» Elle détestait cette comparaison, sous laquelle elle devinait une réticence. Point mal défini, où leurs caractères ne parvenaient pas à s'accorder. Seule ombre de son amour! Elle le regarda: il sourit.

—C'est très mal, murmura-t-elle, de me taquiner chaque fois que je parle sérieusement! Au fond je me moque de tout ce qui n'est pas nous!

Il la contempla, flatté. Elle murmurait:

—Vous êtes le présent, l'avenir, mon corps, mon âme… C'est si bon, d'avoir l'un dans l'autre une confiance absolue!… Vous ne me tromperez jamais, Lucien? D'abord des yeux comme les vôtres ne pourraient pas, ne sauraient pas mentir!… Dites-moi tout ce que vous pensez!… Lucien? Lucien! Où es-tu?

Il lui prit la main, la baisa longuement, au poignet, en murmurant: «Présent!» et, dans un souffle il modula:—«Je vous aime!…» Mais il pensait aussi: «Elle est assommante avec sa manie de sincérité!… Ça promet de l'agrément, pour l'avenir… J'ai peut-être eu tort de n'être pas plus franc avec elle… J'aurais dû tout lui avouer, pour Cléo! Ou, au moins, prier son père de lui dire, en partie, la vérité… Maintenant il est trop tard…»

«Je vous aime!» A l'incantation des mots magiques, Monique revivait l'heure inoubliable: tous deux seuls, par hasard, dans l'appartement qu'ils habiteraient bientôt, et qu'elle prenait tant de plaisir à installer… Elle n'avait qu'un désir, mais n'osait le formuler: que l'occasion se renouvelât!… A petites phrases, sans rien deviner du chemin qu'il suivait en sens inverse, elle récapitulait, allant au-devant de tout ce qui jour à jour achevait de les réunir, leurs courses, leurs rendez-vous… Ce soir, sa visite quotidienne… Demain, à cinq heures, le fourreur; ensuite un coup d'œil au mobilier Empire signalé par Pierre des Souzaies; et puis le thé au Ritz… Elle eut une moue:

—Quel dommage que vous ayez été forcé d'engager votre soirée! Ç'aurait été si gentil de dîner avec nous, et, après le théâtre, de réveillonner ensemble. Je vous garderai tout de même votre place… Vous savez, Loge 27… Alex Marly, dans Ménélas.

—Je ferai l'impossible pour me dégager. Mais, je vous assure, l'affaire est d'importance.

… Oui, la licence de sa nouvelle voiture, la vente à enlever, avec ces Belges venus exprès d'Anvers… Ils se décideraient plus facilement, dans l'atmosphère agréable du souper… Il lui avait dit tout cela, et elle l'admettait, comme une des nécessités ennuyeuses du métier.

—L'an prochain, par exemple! spécifia-t-elle, en levant un doigt menaçant… on ne se quittera plus!

Elle se voyait, après l'ivresse des jours nuptiaux, communiant jusque dans le quotidien labeur. Ils partageraient tout, soucis aussi bien que plaisirs.

—Juré?

—Parbleu!

Lucien Vigneret, à trente-cinq ans, abordait le mariage comme on entre au port, après une traversée orageuse. Avec la certitude d'être aimé, il goûtait d'avance le calme de l'esprit, dans la satisfaction des sens. Il chaussait la perspective de cette stabilité comme une tiédeur de pantoufles. Il ne songeait qu'à son bonheur.

Celui de Monique? Il se persuadait de l'assurer, en se jouant. De la tendresse, des prévenances et, bientôt, l'absorbante présence des enfants… Absorbante, pour la mère. Car, des enfants mêmes, il ne se souciait guère, ayant déjà, de par le monde, une fillette abandonnée… Responsabilité qui ne pesait pas plus, au cent à l'heure de sa conscience, que son dernier chien écrasé. Son grand tourment, à l'heure actuelle, était la rupture inévitable, au moins en apparence, avec sa maîtresse, Cléo, modiste…

Une jeune femme qu'il avait, jeune fille, débauchée, puis établie, et qui comptait bien l'épouser, un jour. Nature emportée, jalouse,—tout à fait le caractère de Monique! Mais, plus que la franchise et la spontanéité de celle-ci,—engluables, estimait-il, surtout depuis qu'il l'avait conquise sans réserve,—il craignait de la part de l'autre, à la mairie, quelque éclat. Comment l'éviter? En endormant ses soupçons, jusqu'à la fin… D'ici là il serait maître, brevet en poche, de l'affaire Lerbier. Ensuite on verrait! Quitte à atteler discrètement à deux, s'il le fallait, pour commencer…

Lucien Vigneret, calculateur avisé, escomptait le gros coup, dans cette association avec son futur beau-père. Pacte conclu en principe, et dont Monique était, à son insu, l'enjeu.

Atteinte par la crise générale des affaires, l'usine Lerbier, sous sa surface brillante, chancelait. Ce qui restait des bénéfices de guerre avait fondu, à la poursuite de l'invention nouvelle. Lucien n'en jugeait pas moins gagner une magnifique partie, en donnant quitus, au contrat, des cinq cent mille francs, non versés, de la dot de Monique, et en n'apportant à la Société Lerbier-Vigneret que cinq cent mille francs d'argent frais. La transformation de l'azote, diligemment exploitée, était de l'or en barres.

D'où sa mauvaise humeur mal dissimulée, devant la générosité inquiétante de John White, commanditaire possible. Après le mariage, tant qu'il voudrait!… La fille, jusque-là, avait aux yeux de Vigneret toute la valeur, mais rien que la valeur du brevet. Il n'était, raisonnant de la sorte, ni meilleur ni pire que la plupart des hommes.

Il allait dire au revoir à Monique quand celle-ci, d'une supplication spontanée, le retint.

—Maman va venir. Restez!… Vous nous accompagnerez.

Dans sa ferveur ingénue elle jouissait de l'instant précaire, comme une religieuse, de l'éternité. Lucien, avec sa mine décidée, sa maigreur musclée, ses yeux de jais, ne l'emportait-il pas, sur tous! Les plus beaux, à côté de lui!… Même Sacha Volant, l'ancien aviateur devenu champion de courses automobiles, même Antinoüs, alias Max de Laume, le critique littéraire de la Nouvelle Anthologie Française, pâlissaient.

Justement, elle les aperçut, empressés autour de Ginette. Mlle Morin inspecta, méprisante, l'éventaire de Monique. Bien que la fin de la vente approchât, il était encore plus qu'à demi garni!… Et montrant devant elle place vide:

—Hein! ça te dégote! Moi, je n'ai plus rien à vendre.

—Si! protesta Sacha Volant.

—Non! quoi?

—Çà!

Il désigna la rose qui se fanait, à sa ceinture. Max de Laume souligna, d'un sourire ambigu:

—Votre fleur.

Ginette riposta:

—Trop cher pour vous, mes petits amis!

Ils s'exclamèrent:

—Par exemple!… A combien?… Fixez un prix!

—Je ne sais pas! Vingt-cinq louis?… c'est trop?

—C'est pour rien, assura galamment Sacha Volant. Je dis trente… Et mieux vaut!

—Quarante! lâcha Max de Laume.

—Cinquante!

Mlle Morin jugea l'équivoque, sinon l'enchère, suffisante, et détachant la rose que déjà s'apprêtait à saisir Sacha Volant, elle la tendit à Mercœur, qui à point nommé, venait de réapparaître.

—Adjugé, messieurs! fit-elle avec une grimace moqueuse. Je ne la vends pas. Je la donne.

Dans les grands salons où la foule était moins dense et où la rumeur s'atténuait, la vente de charité s'achevait en réceptions particulières. A l'orchestre de la Garde Républicaine avait succédé le fameux jazz-band de Tom Frick. Des fox-trotts et des shimmys se trémoussaient, entre les tables, dans la grande salle du buffet. Autour des comptoirs, où les groupes s'étaient formés au rappel des sympathies, les éclats de rire et les voix résonnaient, plus haut. On eût dit, après la bousculade de l'après-midi, l'entrain d'une fête choisie, où l'élite mondaine serrait les rangs. Les cinq à six cents figurants de toutes les sacristies et de toutes les générales étaient là. On se retrouvait, entre soi.

—Votre mère n'arrive pas, dit Vigneret. Six heures! Il faut que je me sauve. Une affaire indispensable.

Le rendez-vous avec Cléo, chez elle, à six heures et quart! Il n'avait que le temps.

—Alors, fit-elle en soupirant, à ce soir! Ne venez pas trop tard.

—Neuf heures et demie, comme d'habitude…

Il s'éloignait, sous le tendre regard. Quand il eut disparu, Monique éprouva la sensation d'un isolement brusque. Que faisait-elle, dans cette foire de toutes les vanités et de toutes les corruptions?

Le luxe et la sottise qui paradaient là, sous ces lambris gouvernementaux,—tandis que s'additionnaient tapageusement les recettes, proclamées par chacune, à coups de grosses caisses,—lui soulevaient le cœur. L'étiquette dorée: «Au profit des Mutilés Français» ne parvenait pas à recouvrir, dans sa mémoire et dans sa sensibilité, l'atroce vision du grand Hospice de Boisfleury…

Si familiarisée qu'elle eût été, naguère, avec la souffrance et les hôpitaux, ce spectacle-là: ces cloportes humains se traînant ou sautillant sur leurs béquilles, les troncs manœuvrant sur roulettes, les grands blessés de la face,—tous ces débris d'hommes qui avaient été de l'intelligence, de l'espoir, de l'amour, et n'avaient plus que des moignons informes, des visages en bouillie, des yeux blancs et des bouches tordues,—c'était un souvenir insupportable! Il la pourchassait d'une indicible horreur. Crime de la guerre, tache de sanie que tout l'or du monde, toute la pitié de la terre n'effaceraient jamais, au front sanglant de l'humanité!…

Le rire aigu de Ginette Morin s'éleva. Monique, en même temps, venait d'apercevoir sa mère. Elle se hâta, à sa rencontre. Mme Lerbier, épanouie dans ses fourrures, avançait nonchalamment.

—Partons vite!

—Qu'est-ce que tu as?

—La nausée.

Mme Lerbier s'apitoya:

—Ce n'est pas étonnant, avec cette chaleur… Voyons! Tu attendras bien que je fasse un petit tour?…

Et, comme elle étouffait, elle écarta son étole de zibeline. Le collier de perles parut, sur le cou gras.

III

—C'est assommant, dit Mme Lerbier, en descendant le large degré du ministère. Ton père a gardé l'auto… Lucien, puisqu'il ne nous ramenait pas, aurait bien pu penser à te renvoyer la sienne.

—Bah! nous trouverons un taxi!

—J'ai horreur de ces machins-là. C'est sale et on y risque la mort, toutes les deux minutes…

—Et à pied donc!

Elle rit. Sa mère la regarda de travers.

—En tout cas, si les taxis te dégoûtent, maman, il y a le tram, de l'autre côté du pont.

—Comme c'est spirituel!

Monique savait pourtant son horreur des moyens de transport démocratiques: promiscuité, lenteur… Ça sentait mauvais, et ça n'en finissait pas! Elle haussa les épaules:

—Tu m'avoueras qu'une bonne limousine…

—Evidemment!… Cent mille francs de rente valent mieux que cinquante, cinquante que vingt-cinq, et ainsi de suite… Mais tu sais, l'auto! Même si Lucien n'en avait pas, j'aurais autant de plaisir à l'épouser.

Mme Lerbier railla:

—Une chaumière et un cœur! Tu es idéaliste et tu es jeune. Je t'attends quand tu auras une fille à marier…

Elle gémit:

—Appelle celui-là… Appelle-le donc! Hep! Chauffeur…

Dédaigneusement, l'homme vêtu d'une peau de bête passait, sans répondre.

—Brute, va!… Bolchevik!

Elle prit sa fille à témoin:

—Voilà où ça nous mène, ton socialisme!

Elle contemplait avec désespoir le quai balayé par la bise aigre, quand, répondant à l'appel d'un crieur, un coupé somptueux se rangea, le long du trottoir, à leur hauteur. En même temps Michelle Jacquet, qui sortait derrière elles, hélait:

—Madame! Madame! Voulez-vous que je vous reconduise?

—Comment, s'exclama Mme Lerbier, vous êtes seule?

—Mme Bardinot, à qui ma sainte mère m'avait confiée, s'est fait enlever par Léo.

Mme Lerbier ne put s'empêcher de dire:

—Naturellement!

—Oh! observa Michelle, tandis qu'elle s'installait en lapin, je crois que ça ne va plus. Léo fait de l'œil à Ginette… Pour le punir, on pourrait bien lui donner un successeur… S'pas, Monique?

—Je n'ai rien remarqué.

—Elle n'a que son Lucien dans l'œil!… Moi, mon fiancé, ça ne me gêne pas, pour voir! Le marquisat d'Entraygues n'en jette qu'aux yeux de la mère Jacquet! Au prix de ma dot, elle aurait aussi bien pu avoir un duc!…

Mme Lerbier gloussa, scandalisée:

—Oh! Michelle! Si votre excellente mère vous entendait parler ainsi d'elle et de son futur gendre…

—Les oreilles lui en tomberaient.

—Les jeunes filles d'aujourd'hui ne respectent plus rien! Au fait, pourquoi n'avons-nous pas eu le plaisir de la rencontrer aujourd'hui?

—Son jeudi, tiens!

Michelle fuyait, autant qu'elle le pouvait, cette solennité. Réunion pour vieux et jeunes messieurs, en mal de quémander ou en démangeaison de se produire… On s'y montrait aussi diverses nuances de bas-bleus,—Mme Jacquet, auteur d'un petit livre de Maximes, faisant partie de la société George Sand. (Prix littéraire de 15 000 francs.)

Mme Lerbier répéta, avec componction:

—Son jeudi, c'est vrai.

Autant elle prisait peu, tout en la cajolant, Mme Bardinot, autant elle révérait la richissime Mme Jacquet. C'était une ancienne danseuse qui, des maisons de passe, avait finalement extrait, avec ses célèbres colliers de perles et son hôtel de l'avenue du Bois, un mari ambassadeur. Il était mort gâteux pendant la guerre et elle en portait avec majesté le demi-deuil, comme du père officiel de Michelle, endossée avec le reste. Par son salon bien pensant, où fréquentaient à la fois le Nonce et le Président du Sénat, Mme Jacquet était devenue puissance. Elle faisait des académiciens et défaisait des ministères.

Tandis que Monique, claquemurée dans sa songerie, répondait par monosyllabes aux potins dont Michelle griffait les petites amies, Mme Lerbier se laissait bercer, indolemment. Excellente voiture, après les rendez-vous fatigants de l'après-midi… Exposition des portraits anglais,—la cohue, on ne voyait rien!… Puis le nouveau Thé-Dansant de la rue Daunou,—pas une table libre!… Et de cinq à six, pour l'achever, le divan de Roger…

Un frisson la parcourut, de la nuque au creux du dos. Elle sourit mystérieusement à l'étroite glace qui lui renvoyait, au-dessus du nécessaire de cristal et d'or, son visage plein. Les rides, sous le maquillage adroit et les massages sévères, n'y marquaient pas plus que les baisers dont tout à l'heure…

Uniquement préoccupée de sa personne, Mme Lerbier n'avait, à cinquante ans, qu'un but. En paraître trente. C'est ainsi que, ménagère distraite, elle présidait avec détachement au coulage de sa maison, satisfaite pourvu que, chaque mois, l'argent rentrât. Son mari, et ce qu'il pouvait faire ou penser? Cela n'existait pas plus pour elle que l'être secret de sa fille. En dépit, ou à cause de son égoïsme souriant, elle n'en était pas moins, au dire général, la belle, la bonne Mme Lerbier. Même, grâce à son art de ne paraître vivre que pour les autres, et à l'adresse de sa tenue, la médisance l'épargnait.

—Au revoir, ma cocotte, à demain! dit Michelle en embrassant Monique. On se retrouve au théâtre?… Au revoir, madame.

—Mes amitiés à votre mère.

—Soyez tranquille! Elle aura le sourire quand elle saura qu'on est revenues ensemble. Elle vous gobe.

Mme Lerbier s'en rengorgeait encore, en passant devant son concierge galonné, qui saluait bas. Ces témoignages de la considération sociale, des premiers aux derniers échelons, lui semblaient aussi nécessaires que l'air respirable. Elle ne concevait pas qu'il pût y avoir d'autre atmosphère que celle des préjugés, desquels et pour lesquels elle vivait…

L'ascenseur stoppa. La porte de l'appartement en même temps s'ouvrit. C'était tante Sylvestre qui venait de rentrer, prudemment, par l'escalier, et qui les avait entendues.

—Tu vois, plaisanta Mme Lerbier, en apercevant sa sœur… Nous ne sommes pas mortes!

La vieille fille gardait, de sa réclusion provinciale, deux peurs: celle de ces cages, suspendues avec leurs jeux de boutons ou leur va-et-vient de cordes,—et celle des carrefours à traverser, au milieu des autobus.

—Votre Paris, déclara-t-elle, c'est un affoloir!

Elle tapota la main de Monique, qui, après l'avoir embrassée, lui demandait: «Tu t'es amusée, au moins, au Français?» Tante Sylvestre, à chaque voyage, se payait régulièrement une représentation classique:

—Il n'y a que cela qui manque, à Hyères… Sinon, ce serait le paradis terrestre. Avoue!

—J'avoue.

Monique baisa, à nouveau, la vieille face parcheminée. Bien plus que de sa mère, elle se sentait fille de cette brave femme. Hyères! Oui… L'harmonieux passé se leva, dans sa mémoire reconnaissante. Sa chambre d'écolière… la classe ouverte sur le bleu… Et le jardin, et la grande roche! Belvédère d'où elle avait cru découvrir le monde!…

—Tiens, dit tante Sylvestre, regarde, mon petit chou. Tu as des lettres…

Monique prit, sur le plateau de laque, tout un paquet d'enveloppes, y jeta un coup d'œil.

—Ce n'est rien. Toujours les prospectus!

Elle s'amusait des suscriptions où le «Madame Vigneret»—déjà!—voisinait avec son nom de jeune fille, diversement écorché. Offres de toutes sortes, depuis la carte de visite des agences de renseignements (Discrétion, Célérité) jusqu'aux vœux des femmes de la Halle et aux réclames de soutien-gorge…

—Tu ne trouves pas ça indécent, toi, cette publicité? Dis, tante! Les jeunes mariés, je trouve qu'on devrait les laisser tranquilles. Ça ne regarde qu'eux, après tout, cette cérémonie! Viens! On bavardera, pendant que je me rhabille. Ça me fait du bien de pouvoir parler à cœur ouvert… Il me semble que je me débarbouille!…

Elle achevait de passer une robe du soir,—une de ces amples tuniques qui se drapent d'elles-mêmes, en plis souples, sur la ligne du corps.

—J'aime ça! dit-elle. Ce qu'on est à l'aise! On se croirait nue, et c'est aussi chaste qu'une robe grecque. Tu te rappelles, la Diane archaïque, au musée de Marseille!

—Avec la stola tombant jusqu'aux pieds? Oui.

Prise d'un besoin d'exubérance, Monique avait saisi par la taille sa tante abasourdie, et esquissant une danse, elle se mit à chanter:

«Nous n'irons plus au bois!
Les lauriers sont coupés!
La belle que voilà
Ira les ramasser…
Entrez dans la danse!
Voyez comme on danse!
Sautez! Dansez! Embrassez
Celle que vous voudrez!»

Alors elle éclata de rire et coup sur coup baisa, au bout du nez et au menton, la bonne vieille qui se laissait faire, avec un bon regard…

—Ouf! dit tante Sylvestre, en se rasseyant.

Maintenant, les bras levés, sur lesquels la manche longue avait glissé, découvrant l'aisselle dorée, Monique refaisait son chignon. Elle semblait, avec sa jeune poitrine aux seins dressés, une statuette de Victoire, à la proue de son destin.

—As-tu vu qu'il y avait une lettre, sous les imprimés? demanda tante Sylvestre.

Et la retournant:

—Elle a un drôle d'aspect…

—Non, montre!…

L'enveloppe grasse, en papier bulle, l'écriture renversée… Cela sentait l'anonyme… Monique, d'un air dégoûté, ouvrit:

—Eh bien! s'écria tante Sylvestre, devant le visage étonné, puis rouge d'indignation.

—Oh! lis!…

—Je n'ai pas mes lunettes. Va, j'écoute.

Avec une voix de mépris, qui au fur et à mesure se nuançait d'une inquiétude involontaire, Monique relisait:

«Mademoiselle,

«C'est triste de panser qu'on trompe une jeune fille comme vous. L'homme que vous allez épouser ne vous aime pas, il fait une affaire… Vous n'êtes pas la première. Il en a déjà d'autres sur la conscience! Si vous ne me croyez pas, renseignez-vous chez Mme Lureau, 192, rue de Vaugirard. C'est la mère de la personne qu'il a séduite, et abandonnée, après qu'elle y a donné une petite fille… Aujourd'hui il a encore une maîtresse. Cléo, elle s'apèle. Il va la voir tous les jours. Elle ne sait rien et ils s'aiment bien. Je crois devoir vous avertir.

«Une femme qui vous plaint…»

D'un geste vif, elle déchira la dénonciation en menus morceaux.

—Au feu, c'est tout ce que ça vaut!

—Faut-il qu'il y ait de vilaines âmes! murmura tante Sylvestre. Qu'est-ce que la méchanceté ne va pas inventer!

Cependant la précision du premier renseignement,—nom, adresse,—la préoccupait. Cela valait peut-être tout de même la peine d'être vérifié? Elle se promit de le faire, sans en inquiéter Monique à l'avance…

Mais, devinant son projet, celle-ci se fâcha:

—Non! non!… nous ne ferons pas à Lucien l'injure d'un tel soupçon! Il m'a dit qu'il n'avait eu dans sa vie de jeune homme rien de sérieux… Le supposer un seul instant capable d'une action pareille, ce serait me diminuer moi-même!… Et quant à la nommée Cléo…

Elle sourit. Son père, après Lucien, ne lui avait-il pas affirmé que c'était de l'histoire ancienne? Un caprice fini, avant que leur amour commençât…

Le dîner fut des plus gais. Aux plaisanteries de la tante, Monique faisait chorus avec tant d'outrance que Mme Lerbier parfois la regardait, à la dérobée. La nervosité de sa fille lui paraissait, ce soir, plus trépidante que de coutume.

—Monique! fit-elle, en lui montrant le dos de la femme de chambre qu'un fou rire secouait. Sur la desserte, le plat de foie gras au porto en tinta.

Mais Monique était lancée:

—Dis donc, papa, sais-tu comment Ponette a baptisé Léo? Le mec plus ultra!

M. Lerbier dressa sa petite tête de casoar.

—Non?

—Michelle l'a entendu, voyons!

Tante Sylvestre s'enquit:

—Qui est-ce, Ponette?

—Madame Bardinot.

—Et pourquoi Ponette?

—Dérivé de Paillette… Parce que facile à monter.

Mme Lerbier, cette fois, crut bon de se fâcher, pour l'office.

—C'est effrayant comme tu es mal élevée!

—Attrape, tante! Si tu ne m'avais pas habituée à dire la vérité!

—Pardon! ta mère a raison. Même pour la vérité, il y a la manière.

Mme Lerbier renchérit:

—Surtout pour la vérité. D'abord qu'est-ce que c'est que ça, la vérité?

—Ce que je crois vrai, trancha Monique.

—Et voilà! Elle a le monopole!… Qu'en dis-tu, la maîtresse d'école?

Tante Sylvestre approuva sa sœur.

—C'est qu'aussi, concéda Monique, moins comme excuse que comme explication, ce milieu me dégoûte! Heureusement que Lucien ne ressemble pas plus à ces pantins, que moi à ces poupées.

Elle quêta, d'un regard, l'approbation de sa tante.

—Il faut que tu saches cependant, dit Mme Lerbier décidée à avoir le dernier mot, qu'avec tes façons de parler et d'agir au gré de tes seules inspirations, tu passes pour une toquée. Au fond, tu es un garçon manqué! Regarde tes amies, Ginette ou Michelle. Voilà de vraies jeunes filles. Michelle surtout!

Monique reposa son verre. Elle avait failli s'étrangler. Et profitant de ce que la femme de chambre sortait:

—Leur mari n'en aura pas l'étrenne!

Mme Lerbier gloussa, scandalisée. Elle eût voulu que Monique, tout en n'étant pas absolument une oie blanche, gardât jusqu'au mariage cette ignorance décente que discrètement la mère, à la veille du grand soir, éclaire… Mais, sous prétexte d'éducation scientifique, cette franchise qui ne reculait devant rien, même pas, au besoin, devant l'appellation, par leur nom, des organes les plus secrets!… Non!… Quoi qu'en pensât tante Sylvestre, certains chapitres de l'histoire naturelle devaient pour les jeunes filles se borner au règne végétal. Aux précisions anatomiques Mme Lerbier préférait, «en dépit de son pseudo-danger», l'ombre dormante, la pudeur,—c'est cela!—«la pudeur du mystère!» La pudeur, quand elle avait lâché ce grand mot, elle avait tout dit.

—Tu me fais bien souffrir, murmura-t-elle.

—Il faut en prendre ton parti, maman. Depuis la guerre nous sommes toutes devenues, plus ou moins, des garçonnes!

M. Lerbier, sur ces matières, s'abstenait d'intervenir. Il avait résolu le problème sexuel et sentimental, dans la famille, en faisant existence à part. Ensuite, et surtout, l'inventeur n'avait qu'une idée: doubler le cap de l'imminente faillite, et, pour cela, conclure le mariage, sans retard.

En attendant, nécessité d'apprendre enfin à sa fille l'accord dont elle faisait les frais. Comment le prendrait-elle? Elle comptait sur la dot promise pour contribuer aux charges du ménage, pour subvenir, au moins, à ses dépenses personnelles… M. Lerbier, à cette idée, baissait la tête. Cependant, comme on passait au salon, il redressa sa huppe. Sa femme contait la libéralité de John White… Il exigea tous les détails.

—Eh! eh! fit-il. Je vais écrire à ce mécène pour le remercier et l'inviter à visiter l'usine! On pourrait même l'avoir à déjeuner, ce jour-là?

Il envisageait une perspective dorée: N'obtiendrait-il pas davantage de Vigneret, en lui opposant White, et réciproquement? Sans compter qu'en s'adjoignant ensuite Ransom et Plombino… Il se frotta les mains. C'était à examiner! Il oubliait que, carte déjà filée dans la partie, l'amour de Monique s'était pris au jeu. Y eût-il pensé qu'il ne s'en fût pas soucié davantage. Sa douceur, en affaires, devenait féroce.

—Mardi, qu'en dis-tu, ma bonne? On pourrait inviter aussi Plombino et Ransom, avec le Ministre de l'Agriculture…

Monique s'écria:

—Et Lucien!… Qu'est-ce que tu en fais? S'il s'agit de ta découverte…

—Lucien aussi, naturellement!

Elle profita de ce qu'il allumait un cigare, pendant que les femmes s'installaient à leur table de bezigue. Et lâchant enfin, malgré elle, la préoccupation qui la tourmentait:

—Dis donc, papa! A propos de Lucien, j'ai reçu ce soir une drôle de lettre… Une lettre anonyme.

Mme Lerbier se retourna:

—C'est classique! Et qu'est-ce qu'elle raconte?

Monique résuma, sans quitter son père du regard. Elle avait, tout en parlant, la gorge serrée. M. Lerbier leva les bras au ciel, mais sans répondre.

—Enfin, papa, si l'accusation était vraie, s'il y avait réellement, rue de Vaugirard, une Mlle Lureau?

Il déclara, avec une conviction à demi-sincère:

—Tu penses bien que je le saurais! On ne donne pas sa fille à quelqu'un sans s'être entouré de tous les renseignements…

Elle respira.

—J'en étais sûre! C'est comme pour cette Cléo, n'est-ce pas?

M. Lerbier ne s'avançait que prudemment, sentant le terrain dangereux. Il affirma:

—Tu penses bien qu'un homme, à trente-cinq ans, n'a pas toujours vécu comme un ermite!… Je ne dis pas que ton fiancé n'ait pu avoir, comme les autres, de petites aventures… Oh! sans importance! Tout cela est fini, enterré, avec sa vie de garçon…

—Il y a encore quelque chose qui me tracasse. Cette lettre prétend que Lucien, en m'épousant, fait une affaire… Je ne vois pas laquelle?

M. Lerbier se gratta la tête. Le moment difficile était venu.

—Une affaire? Oh! Dieu non… Je puis t'affirmer qu'à ce point de vue il montre beaucoup d'élégance, de désintéressement même. Ecoute, ma chérie. Il faut que je te fasse un aveu. Aussi bien comptais-je te mettre au courant, ces jours-ci, puisqu'il faut que nous soyons tous d'accord, avant la signature de ton contrat. Tu me fournis l'occasion… Voilà: Tu sais qu'avant d'être mon gendre, Lucien doit devenir mon associé. Tu sais d'autre part la valeur de mon invention… Je ne te parle pas de ma vie consacrée à cette recherche, de la somme d'efforts que cela représente… D'efforts, et aussi, malheureusement de tribulations!… J'ai dû, pour parvenir au but, dépenser beaucoup, beaucoup d'argent, engager plus de la moitié de notre capital. Et s'il me fallait en ce moment mobiliser l'argent de ta dot, comme j'espérais pouvoir le faire, je serais gêné, très gêné…

—Oh! père, pourquoi ne me l'as-tu pas dit?

—Cela me peinait. C'est alors que ton fiancé, sachant mes embarras, m'a spontanément offert pour sa part, et malgré la violence de la crise industrielle que nous traversons tous, de renoncer au versement de ces cinq cent mille francs… pourvu, naturellement, que tu y consentes…

—Bien sûr, père, voyons!

—… et à m'en laisser la disposition.

Elle l'embrassa.

—C'est trop juste!… Pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé?

—Il préférait que je le fasse moi-même. Tu comprends: cela me sauverait! Nous serions du coup à même de voir venir, sur le velours, les autres propositions qui se dessinent: White, Ransom, Plombino… Bien entendu, ce n'est qu'un prêt que tu me fais! Et pas à fonds perdus, sois-en sûre! L'avenir est magnifique, magnifique!… Tu vois, mon petit, qu'en consentant à te prendre telle que tu es, en ce moment, c'est-à-dire sans le sou, Lucien se conduit… comme j'étais certain que tu le ferais… Il agit vis-à-vis de moi en fils. Et vis-à-vis de toi… Tu te rends compte? Pas une femme, plus que toi, ne pourra se vanter d'avoir été épousée par amour!

Monique, après l'élan du premier mouvement, réfléchissait. Déception de son indépendance matérielle, évanouie avec la proposition de Lucien? Attendrissement, regret aussi, dans sa fierté native, d'être épousée sans qu'elle apportât autre chose que l'aide de sa bonne volonté, sa soif ardente de travail?… Elle était touchée, surtout, par la délicatesse du sentiment, par la discrétion aussi du geste…

—C'est gentil de sa part, hein, maman? dit-elle.

Tante Sylvestre, qui avait écouté attentivement, demanda:

—Puis-je placer mon mot? Je suis sûre que je vais me faire attraper par tout le monde! Tant pis. Je dis ce que je pense. Est-ce que ce n'est pas un million que M. Vigneret devait souscrire, dans votre constitution de société?

M. Lerbier fronça le sourcil:

—Oui. Pourquoi?…

—Alors, en renonçant à cinq cent mille francs qui ne lui appartiennent pas (puisque Monique se marie sous le régime de la séparation de biens), c'est autant de moins qu'il débourse personnellement?

—Evidemment!

—C'est tout ce que je voulais savoir…

—Qu'est-ce que tu insinues? s'écria Mme Lerbier.

—Rien. Rien… Je constate seulement que l'opération est bonne, en ce temps de crise, pour tout le monde!

—Comment cela? dit Monique.

—Pour ton père, que ça arrange… Pour ton fiancé, qui tout en s'associant à moitié prix, fait le généreux à tes dépens! Pour toi, enfin, puisque, tondue, tu dis amen

Monique éclata de rire.

—Tante a un peu raison! Au fond, père, dans tous vos calculs, vous ne vous êtes pas plus souciés de moi, ni l'un ni l'autre, que d'un zéro! C'est vexant!

Mais elle était si heureuse d'avoir quelque sacrifice à consentir à ceux qu'elle aimait,—sacrifice d'argent à l'un, d'amour-propre à l'autre,—que toute préoccupation égoïste s'effaçait. La joie de donner l'enivrait autant que celle de recevoir. Elle avait hâte que Lucien arrivât, pour le remercier, en le taquinant. Comme il se faisait attendre!

La pendule sonna dix heures.

—Il est en retard!

Et en même temps, elle tressaillit:

—Le voilà!

Avant que personne n'eût entendu, elle percevait la magnétique présence. L'approche cheminait en elle… Le timbre de l'antichambre, enfin.

—Qu'est-ce que je disais!

Elle alla ouvrir la porte du salon, prit son fiancé par la main.

—Entrez, monsieur! C'est du joli…

Il questionna, vaguement inquiet.

—Pas d'excuses! D'abord vous êtes en retard. Ensuite, monsieur mon mari se permet de disposer de moi comme d'une simple marchandise!… Vous me comptez déjà pour rien, monsieur?… Et si je veux ma dot, moi?

Il perçut, sous la moquerie du reproche, la soumission heureuse. Aussitôt, il s'épanouit. Cela irait tout seul!… Restait cette sacrée Cléo… Autre paire de manches!… Il cacha son inquiétude, à force de démonstrations tendres.

Monique, sans restriction, s'abandonnait au délice d'aimer et d'admirer. Lucien à ses yeux était toutes les beautés, et toutes les vertus. Elle le vêtait du prisme de ses rêves. Nature confiante, de prime-saut, et qui s'élançait au-delà des communes mesures, quitte à se ressaisir, avec autant de violence dans le recul que dans le bond…

Tandis que M. Lerbier, feignant intérêt au bezigue, s'asseyait entre sa femme et tante Sylvestre, Monique et Lucien gagnaient comme de coutume le petit salon, où chaque soir ils s'isolaient.

Ils s'assirent côte à côte sur le grand canapé,—sanctuaire des bonnes heures, dans l'intimité des causeries… Fulgurantes minutes aussi des premiers baisers, où de toute l'âme, avant le don définitif, elle s'était offerte!…

Monique saisit les mains de Lucien, et jusqu'au fond des yeux le regarda:

—Mon dieu, j'ai une prière à vous faire.

—Accordé d'avance.

—Ne riez pas, c'est grave.

—Allez-y!

—De ne jamais, jamais me mentir!

Il flaira le danger et prit l'offensive:

—Toujours votre marotte! Savez-vous qu'elle est désobligeante?

—Pardonnez-moi, Lucien. J'ai mis en vous, religieusement, toute mon espérance. Je souffrirais tant, si elle devait être déçue… Pour moi, je vous l'ai dit, il n'y a au monde qu'une chose impardonnable, entre un homme et une femme qui s'aiment. C'est le mensonge… La tromperie!… Et quand je dis tromperie, entendez-moi: on peut encore pardonner une erreur, une faute qu'on regrette et qu'on avoue!… On ne peut pas pardonner le mensonge! C'est cela, la vraie tromperie. Et c'est dégradant, c'est bas…

Il acquiesça, d'un signe de tête. Il fallait jouer serré!

—Je vous demande pardon, si je suis un peu nerveuse… J'ai reçu, en rentrant, une lettre anonyme dont je ne vous dirai rien que ceci: Je l'ai brûlée, et je ne crois pas un mot de ce qu'elle contient.

Il fronça le sourcil. Et très calme:

—Vous avez eu tort de jeter au feu cette saleté! Il y avait peut-être là des indices intéressants, n'eût été que pour permettre de confondre l'auteur…

Elle se frappa le front:

—Vous croyez que c'est un homme? Comment n'y ai-je pas pensé!

Elle se reprocha d'avoir cru à une vengeance de femme, vit dans son attitude, autant que dans l'imprévu de la suggestion, la preuve dont, crédule, elle n'avait d'ailleurs nul souci.

Il ajouta:

—Quoiqu'on ait pu vous écrire, je n'ai pas besoin de vous jurer que c'est faux.

Elle lui ferma la bouche:

—Je ne l'ai pas cru une seconde!

Il baisait, un à un, les doigts frémissants. Il assura, tranquillisé:

—J'en suis sûr… Puisque vous aviez ma parole! Du jour où vous m'avez accordé votre main, je vous ai donné, en échange, un cœur fidèle.

Il baissa la voix:

—Et depuis avant-hier, ma chérie…

Il la contemplait, les yeux brillants. Elle rougit en inclinant sa tête sur la ferme épaule. Elle frissonnait toute, au souvenir. Alors elle leva vers lui un regard d'extase. Le désir entre eux étendit son mirage…

Sans une arrière-pensée, sans un remords, l'homme se pencha sur la bouche ouverte comme une fleur, et y scella le faux serment, d'un lent, profond baiser.

Monique, les yeux clos, communiait.

IV

Tante Sylvestre, peu habituée aux encombrements de Paris, surveillait avec inquiétude la souple vitesse de l'auto, entre l'enchevêtrement des trams, des camions, des taxis. Le frôlement d'un autobus venait de lui arracher un Bou Diou! Monique lui prit et lui serra la main.

—N'aie pas peur! Marius conduit bien.

Depuis l'explication de la veille, elle souriait à tout propos. Tandis que Lucien achevait la nuit chez sa maîtresse, elle avait dormi avec une insouciance d'enfant. Sa matinée n'avait été qu'un chant. Elle s'amusait maintenant, à l'avance, de la visite qu'elles allaient faire au professeur Vignabos.

Confortablement installée dans la voiture prêtée par Lucien,—sa Vigneret!—Monique éprouvait une satisfaction à chaperonner à son tour la bonne vieille qui l'avait élevée, et que l'âge autant que la sédentaire province peu à peu reléguaient aux confins de l'existence…

—Tu te rappelles? dit Monique, Elisabeth Meere?… Zabeth! Je l'ai revue, le mois dernier… Lady Springfield, avec deux beaux enfants et un mari homme d'Etat! Elle est devenue théosophe et spirite.

Tante Sylvestre eut un haussement d'épaules:

—Quand on se rapproche de Dieu, c'est qu'on s'éloigne des hommes. Il est vrai qu'elle ne les a jamais beaucoup aimés!

Monique sourit à la définition du nouveau mysticisme d'Elisabeth Springfield, et par contraste, à la pensée de son jeune frère, le joli Cecil Meere, «philanthrope», et, de surcroît, peintre amateur.

—Cecil, lui, c'est… l'inverse!

Tante Sylvestre s'indignait:

—Alors, là! C'est de la maladie, de l'aberration!… Décidément, est-ce parce que je me fais vieille? Est-ce parce que tout y marche à l'envers, ton Paris m'épouvante. Vive mon petit coin!… Ah! voilà la rue de Médicis… 23… 29. Nous y sommes.

Monique se réjouissait, presque autant que sa tante, de revoir le professeur Vignabos. Vieux garçon, l'historien célèbre, gloire du Collège de France, et l'humble directrice de pensionnat entretenaient, depuis le temps lointain de leurs études au Quartier Latin, une ancienne camaraderie. Mlle Sylvestre aimait à se retremper, chaque fois qu'elle le pouvait, dans ce milieu de saine idéologie et de libre examen.

Toutes deux montaient joyeusement les cinq étages, donnant sur le jardin du Luxembourg.

L'escalier vétuste, la porte d'entrée à un battant, l'antichambre où déjà chapeaux et pardessus signalaient la présence de disciples, tout disait la modestie. Monique échangea avec sa tante un sourire entendu. Elle préférait cette pauvreté digne à l'ostentation des plus somptueuses demeures.

—Ah! ma bonne Sylvestre! s'écria M. Vignabos, en campant, de surprise, son bonnet trop en arrière sur son crâne socratique. Je suis content de vous voir! Et vous aussi, mademoiselle… Permettez que je vous présente… M. Régis Boisselot, le romancier… M. Georges Blanchet, professeur de philosophie à Cahors, un de mes élèves…

Et tirant sur sa barbiche, du geste machinal qui lui était familier, comme s'il en eût extrait le fil même de son discours, il reprit celui-ci où il l'avait laissé, après les politesses réciproques.

—J'étais en train de démontrer que le mariage, tel que nous le voyons pratiqué par notre société bourgeoise, est un état contre nature. Vous me pardonnerez, mesdames! La faute en est à M. Blanchet qui me consultait sur la thèse qu'il prépare: Du mariage et de la polygamie… Il sait que j'achève, précisément, le chapitre final de mon Histoire des Mœurs, avant 1914… Evolution de l'idée de famille. Nous discutions à propos de l'essai que voici…

Il désigna, sur un amas de volumes dont Monique lut, au vol, quelques titres: La femme et la question sexuelle, du docteur Toulouse, De l'amour au mariage, d'Ellen Key, etc.,—un livre à couverture jaune:

Du mariage, par Léon Blum.

—Je l'ai lu! dit-elle. C'est plein de choses justes, ingénieuses, et même profondes. Mais…

Elle sentit braqués sur elle les regards des trois hommes: celui de M. Vignabos souriant, celui du romancier, hostile, celui du troisième visiteur, enfin, ironique et poli.

—Continuez, nous vous en prions! fit M. Vignabos, avec sa fine bonté.

Et se tournant vers Georges Blanchet:

—Voilà de la documentation inattendue! Faites-en votre profit, mon ami.

Elle eut conscience de son ridicule, devant ces savants, ces psychologues qui, ne la connaissant pas, s'armaient instinctivement, contre son bavardage mondain, du préjugé masculin, renforcé par la persuasion de leur supériorité. Alors, obstinément, en dépit des invites des deux professeurs, elle se tut. Georges Blanchet perçut son embarras, et courtoisement prit la parole:

—Le Mais de mademoiselle indique les sentiments que sans être grand clerc on peut déduire de son hésitation. Je prétendais, avec Léon Blum, que l'humanité est, en fait, polygame. Entendez par polygamie et pour étendre l'acception du mot, l'instinct qui fait à l'homme rechercher, ensemble ou successivement, plusieurs femmes, de même qu'à la femme plusieurs hommes, avant de trouver, chacun, l'être d'élection définitive.

Monique eut un sursaut de protestation. Qu'il parlât pour lui, cet homme, et même,—Lucien excepté,—pour la majorité de ses semblables!… Mais prétendre que la femme… Elle se sentait humiliée d'être prise pour une Ginette ou une Michelle quelconque! Rompue aux sports, et d'esprit net, elle était chaste comme elle était blonde, naturellement… Et chaste elle était restée, jusque dans l'étreinte qui venait, avant qu'elle ne fût épouse, de la faire femme. Georges Blanchet perçut qu'il déplaisait. Et galamment:

—Je m'empresse d'ajouter, mademoiselle, que la plupart des femmes, et toutes les jeunes filles qui ne sont pas perverties avant que d'être nubiles, ont au contraire un sentiment, voire un sens opposé: celui de la monogamie. Elles ne demanderaient qu'à devenir, et à condition d'être aimées, qu'à demeurer la femme d'un seul homme.

Elle approuva d'un signe.

—C'est justement de cette discordance séculaire entre l'idéal féminin et la bestialité masculine qu'est née, avec l'anarchie sexuelle, cette tendance à la polygamie, ou pour être plus exact, à la polyandrie vers laquelle la femme à son tour évolue… Anarchie sans doute déplorable, mais fatale. Vos conclusions sont là pour le prouver, mon cher maître.

—Je le crains, soupira M. Vignabos. Du moins tant qu'une éducation nouvelle…

Boisselot tira une bouffée de la courte pipe de bruyère qu'avec l'assentiment de Monique il avait gardée allumée.

Et ricanant:

—Un cautère sur une jambe de bois! L'éducation, non, mais! sans rire?… On pouvait à la rigueur en parler avant la guerre. Depuis!

Un malaise plana: le poignant rappel des charniers et des ruines.

—Alors, interrogea Monique, intéressée par l'imprévu de cette discussion, qu'espérer? Si l'homme, maître des privilèges, trouve que tout est parfait dans le meilleur des mondes, que voulez-vous que fasse l'élève?

Boisselot haussa les épaules, évasif… L'élève, pensait-il, avait dépassé le maître! Il avait encore sur le cœur ses années de cauchemar, au front, tandis qu'à l'arrière ces petites éveillées remuaient les fesses… Hôpitaux, Dancings!… et, farouchement, il téta sa pipe.

Blanchet reprenait:

—Mademoiselle a raison. La polygamie, du point de vue des femmes, est moins un instinct qu'un réflexe, une cause qu'un effet. Réflexe désorganisateur, effet fâcheux, mais dont, en stricte justice, nous ne sommes pas fondés à leur refuser le droit d'exercice. D'autant que, il faut bien le reconnaître, le mariage est une chose, et l'amour, c'est-à-dire, l'instinct sexuel, une autre… Mais je ne sais si je puis…

—Allez-y, monsieur! fit Monique. Si je crains certaines idées, je n'ai pas peur des mots.

Il s'inclina:

—Vouloir associer le mariage et l'amour, c'est conjuguer le feu et l'eau, c'est unir la tempête et la rade! L'amour et le mariage peuvent coïncider, soit! Mais rarement, et, en tout cas, pas longtemps.

—Grand merci! Et moi qui épouse, dans quinze jours, l'homme que j'aime!

—Vous serez donc, mademoiselle, de ces exceptions qui confirment la règle. Combien de Daphnis et de Chloé finissent en ménage, dans la peau de Philémon et de Baucis? Si peu! Ou alors après quelques traverses!

—Où voulez-vous en venir?

—A ceci: qu'il serait équitable, et prudent, de laisser mener aux jeunes filles aussi, avant le mariage, leur vie de garçon. Elles n'en seront que de meilleures épouses, leur gourme jetée.

Elle éclata de rire:

—Heureusement que tous les hommes ne pensent pas comme vous. Sans cela, je resterais pour compte!

—C'est pourtant ainsi que s'accomplira l'étape vers une société plus juste. Sans compter que nous nous serons débarrassés les uns et les autres, chemin faisant, du monstrueux boulet de la jalousie… Dépouiller l'amour de sa manie de possession réciproque, de son prétendu droit de propriété éternelle, ne sera-ce pas, en définitive, tout bénéfice? On se mariera pour finir heureusement sa vie. Et pour faire des enfants. Cela vaudra mieux que pour faire des bêtises.

Régis Boisselot grommela:

—L'amour sans jalousie? Autant dire un corps sans âme! C'est comme votre mariage sans amour… Une combinaison de gaz asphyxiants: deux intérêts, et deux fatigues? Ce n'est pas cela qui embellira la société future. Le beau mérite que de rester accouplés, quand on n'a plus de jambes!

Monique approuva, véhémente:

—Le mariage de M. Blanchet, c'est une maison de retraite, pour éclopés!

—Pardon! mademoiselle, objecta vivement le professeur en rougissant, je pense au contraire, en ce qui me concerne, qu'il n'y a vraiment mariage, ou pour mieux dire union, que quand on s'aime, et tant qu'on s'aime. Ce que je prétends seulement c'est que cette union aura plus de chances de durée si la femme et l'homme s'y engagent en connaissance de cause. Pour moi ce n'est pas la formalité qui compte, c'est le fond. Et l'union libre m'agréerait autant que le mariage si nos lois y protégeaient, comme dans celui-ci, le droit sacré des tout petits.

M. Vignabos éleva la voix:

—L'union libre est en effet, théoriquement, le plus beau des contrats. Mais Blanchet a raison: il y a les enfants. Le mariage du moins les garantit. L'union libre, à l'heure actuelle, les sacrifie.

Boisselot fonça, tête basse:

—Eh bien! changez vos lois, puisque le calcul au compte-gouttes des individus est en raison inverse de celui de l'Etat. Le plus d'enfants possible, naturellement!

Il cligna de l'œil:

—Pour la prochaine guerre.

—Vous savez bien, jeta Blanchet, qu'en France les lois ne changent qu'après les mœurs.

—Alors nous serons tous crevés, d'ici là!

M. Vignabos tourmenta sa barbiche:

—Et l'image de Renan, mon petit? Les vivants n'avancent que sur le pont des morts.

Un silence s'étendit… Tante Sylvestre, la première, relança la balle:

—Ce qu'on peut objecter au système de M. Blanchet, c'est qu'il ne résout pas, mais au contraire, qu'il complique (du moins tant que l'Etat n'aura pas rajeuni ses codes) le problème si délicat de l'enfant. Avec cette licence de la jeune fille, outre que nous irions droit à la chiennerie…

—Pardon, objecta M. Vignabos, c'est la morale, ou plutôt l'immoralité présente qui pousse, directement, à la chiennerie! S'il y avait chez la femme moins de tendances refoulées depuis des siècles, il y aurait dans le monde plus d'équilibre sexuel…

—Il y aurait surtout plus de naissances illégitimes, et par conséquent de situations inextricables! Ne trouvez-vous pas qu'il y a déjà trop d'avortements comme cela? Et en tout cas assez d'enfants naturels et adultérins?

Georges Blanchet sourit:

—Certes, madame. Aussi pouvez-vous être persuadée que la… voyons, comment appellerons-nous cette émancipée?… la… garçonne de demain…

—Ah! non! déclara Monique. Garçonne, je le suis un peu. Et je vous jure que je n'ai aucune des velléités dont vous parlez!

—Oh! mademoiselle, la garçonne de demain ne ressemblera pas plus à celle d'aujourd'hui que vous ne ressemblez à vos sœurs d'il y a vingt ans. Songez à ce qu'il tient de révolution, et dans tous les ordres, en l'espace d'une génération!… Eh bien! cette garçonne-là fera comme le garçon. Elle ira un peu plus à l'école de Malthus, voilà tout. Sans compter qu'elle n'a plus grand chose à y apprendre!… La natalité baisse. Et pour cause! On ne verra bientôt plus, pour avoir des enfants quand elles n'en voudront pas, que les idiotes. Et les séducteurs en deviendront du coup moins imprévoyants, et moins mufles.

—Mais c'est la fin du monde que vous annoncez là! se récria la tante Sylvestre, éberluée.

—Non, madame. La fin d'un certain monde, seulement. La fin des crimes passionnels, de l'hypocrisie et des préjugés. Le retour à la nature, dont le mariage contemporain élude et méconnaît l'ordre.

—J'espère, railla Monique, que ce n'est pas cette philosophie que vous enseignez à vos élèves?… Comme paradoxe!

Elle se levait. Mais, entendant Régis Boisselot demander à M. Vignabos «A propos d'instinct sexuel…» ce qu'il pensait de l'Introduction à la Psychanalyse de Freud, elle prêta l'oreille, amusée.

Tandis que le vieux maître, ayant changé sa calotte d'inclinaison, entamait une réponse dont il ponctuait chaque phrase d'un tiraillement de sa barbiche, elle contemplait ces trois hommes, si différents de ceux qu'elle était accoutumée de voir.

Des trois, le plus sympathique était, sans conteste, M. Vignabos, malgré son dos un peu bossu, ses petites jambes au pantalon trop court et tire-bouchonné, et ce visage de marron sculpté!… Il avait, dans le regard, un tel pétillement de clairvoyance et de bon sens, et dans le pli des lèvres une si indulgente finesse que tout l'être en était comme illuminé.

Quant aux autres, ce Boisselot, dont elle se souvenait avoir lu un curieux roman, âpre et cependant émouvant: les Cœurs sincères,—il avait eu beau, sur la jalousie et sur l'amour dans le mariage, dire des choses intelligentes,—(elle les jugeait telles parce qu'elles correspondaient à son propre sentiment),—jamais elle ne pourrait se faire à ce manque total d'élégance. Tout en muscles, haut sur pattes, des mains noueuses et une face ravagée aux yeux étranges ouvrant leurs prunelles de chat sur une sclérotique jaune, le teint bilieux dans un hérissement de barbe rousse,—Régis Boisselot donnait l'impression d'un carnassier, tourmenté par un cœur tendre. Bonhomme curieux, avec lequel on pouvait sympathiser.

Quant au beau parleur!… Mince, petit, distingué, un glabre visage de jeune évêque,—celui-là, Monique n'encaissait pas son air professoral, son affectation de sérénité sceptique. Un raseur à fuir, ce Blanchet! Généreux? peut-être, en théorie. Mais suant l'égoïsme disert. En dépit des idées avec lesquelles il jonglait, et qui, quoiqu'elle en eût dit, rejoignaient souvent les siennes, elle jugeait une inconvenance, une offense personnelle son opinion sur le sort des mariages en général, et le sien, en particulier. Oui, elle ferait exception, quoique ce bellâtre en pensât! Sous ses concessions oratoires, il était évident qu'il n'avait rien deviné d'elle. De quelle sérieuse, tenace volonté, elle saurait édifier, défendre son bonheur!…

Elle tressaillit, la voix de M. Vignabos tombait.

—En résumé, dit Boisselot, il me suffira, pour être documenté sur Freud, de lire l'étude de Jules Romains?

—Et vous en saurez autant que moi sur la Psychanalyse, dit M. Vignabos, ou, pour être plus clair,—acheva-t-il en se tournant vers Monique,—sur l'analyse du contenu psychique de l'être humain. Quel pot de chambre, mes amis! A en croire du moins Herr Professor Freud, dans sa sagesse autrichienne, qui, d'ailleurs n'a rien inventé. Voir l'Ecole de Zurich. En science comme en lettres, nous sommes plus d'adaptateurs que de créateurs.

—Vous êtes toujours le même, admira tante Sylvestre. Simples, comme tous les vrais savants.

—Ta! Ta! Ta!

Il assurait que les plus grands, s'ils ne se spécialisent, aussitôt se dispersent, dans le champ infini de la connaissance. «On ne voit bien que ce qu'on décompose, au bout de son microscope. Et encore!… Bavarder de omni re scibili,—hier du Bergsonisme et aujourd'hui de l'Einsteinisme,—affaire aux gens du monde et aux critiques de pacotille!…» Cependant il était curieux des travaux des autres, se passionnait aux recherches des jeunes, et les signalait, à tout prétexte.

—Hein? qu'en penses-tu? demandait tante Sylvestre, dans l'escalier.

—M. Vignabos est charmant. Mais les autres…

—Tu es difficile! reprocha-t-elle, oubliant que sa vieillesse, détachée, ne voyait pas du même regard. Georges Blanchet aussi est charmant. Quant à Régis Boisselot, c'est un original. Avoue au moins qu'on a passé une bonne heure? Quand on pense que pour tant d'étrangers, et même de parisiens, il n'y a que Montmartre!

—C'est vrai. La butte leur cache le Collège de France.

V

Le rideau baissait sur le premier acte de Méné.

—C'est amusant, décréta Mme Lerbier, en se tournant vers sa fille.

—Peuh!

—Toi, tu as le génie de la contradiction.

Elle releva l'épaulette de sa robe qui avait glissé, découvrant la rondeur polie.

—Une belle salle, fit M. Lerbier, promenant sa lorgnette. On voit que c'est réveillon.

Récemment inauguré pour la représentation des opérettes internationales, le Cosmo-Théâtre, avec son orchestre en corbeille montante et son balcon de loges découvertes, resplendissait à pleins feux. Au gala de Noël s'ajoutait celui d'une première C, avec Alex Marly, dans Ménélas. Les hommes en habit. Les femmes décolletées. Ce n'était, sur la fleur fraîche des chairs comme sur l'étal des viandes faisandées, que gouttes de perles et rosée de diamants. Les corps les moins désirables comme les plus harmonieux s'exhibaient de l'aisselle au creux des reins, dans l'échancrure des robes légères. On eut dit un marché d'esclaves, sous l'œil expert des amateurs et des marchands. Ils calibraient d'un regard le galbe des torses, les bras heureux d'être nus, l'offre des seins, dans leurs niches. Le grand pavois des coiffures, du noir bleu au blond acajou, et le rehaut des fards donnaient à l'exposition des visages, portés beau, un apparat de masques peints. Tout cela remuait, scintillait, caquetait, dans la chaleur épanouissant, avec le parfum exaspéré des essences, un bestial relent d'odeur humaine.

De petits signes de la main, des inclinations s'échangeaient. Mme Lerbier désigna, à l'orchestre, Plombino tout en tignasse, la Générale Merlin et son mari qui, dépouillé de l'uniforme, semblait un vieil employé de bureau, Mme Hutier avec l'ancien Ministre incroyablement anonyme, les de Loth père et fille dont le nom prêtait à des insinuations, calomnieuses sans doute… Cecil Meere, plongé dans son élégante neurasthénie, en daigna sortir pour adresser à Monique un distant salut.

—Regarde! dit Mme Lerbier, là… la loge couverte, après la colonne… Mme Bardinot et Mme Jacquet… Michelle te dit bonjour. Qui donc est avec elles?

L'homme se retournait. Monique sourit:

—Max de Laume.

—Antinoüs!… Qu'est-ce qu'il fait là?… La cour à Michelle?… Non! Elle va épouser d'Entraygues… A sa mère peut-être, pour le prix George Sand?… Non!… Il est sûr de l'avoir… A Ponette alors! Eh! Eh!… Je vois bien Ransom, dans la loge d'Abraham de Rothschild. Mais je ne vois pas Léo… Est-ce que notre coureuse nationale songerait réellement à changer de cavalier?…

Elle sourit à sa méchanceté. Elle n'aimait pas, tout en la choyant, «cette grande Juive»… Agréable oui, avec ses yeux de gazelle et son air penché… L'habitude de plier l'échine!… Mme Lerbier jugeait répugnantes la platitude et l'adresse inlassablement apportées par la Bardinot à pousser, par tous moyens, son mari. Petit fonctionnaire aux Finances, il avait, avec une rapidité scandaleuse, fait l'escalade du surnumérariat au Cabinet, et du Cabinet à une sous-direction. Puis, sans arrêt, secrétaire particulier du Ministre, directeur du personnel, inspecteur général. Il était maintenant question qu'il quittât l'administration de l'Etat pour celle d'une grande Banque, dont la présidence allait devenir vacante, et dont, avec l'appui de Ransom…

«C'est effrayant,—ricanait Mme Lerbier quand on parlait, entre amies, de «cette chère Ponette»,—le chemin qu'elle a pu faire faire à son mari, rien qu'en se mettant à genoux!» Ou encore: «Elle a une façon de tendre la main, à laquelle les hommes ne résistent pas…» Mais Bardinot avait réussi. Résultat qui émoussait les pires allusions.

Mme Lerbier rappela le mot qui avait couru, lorsque Ponette avait entendu parler, pour la première fois, d'Antinoüs… «En quoi?»…

—Elle doit être fixée, maintenant.

—Ce que tu es potinière, maman! dit Monique… Allons! je vais voir Michelle.

—Rappelle à sa mère que je l'attends demain, avec Hélène Suze, pour goûter au Claridge.

Monique, de son pas alerte, arpentait les couloirs, indifférente aux coups d'œil qui la déshabillaient. Elle avait le dégoût de ces réunions «bien parisiennes» dont l'éclat de surface ne lui cachait pas le cloaque… Corps à vendre, consciences à acheter!… Heureusement il y avait encore,—comme disait Georges Blanchet, cet après-midi,—des exceptions! Mais, elle-même, un Lucien, un Vignabos, une tante Sylvestre, on les comptait!

Monique rit à la tête que celle-ci eût faite devant le double spectacle, scène et salle, si elle eût écouté sa sœur qui voulait absolument l'entraîner à Méné!… Quelle bonne idée la tante avait eue, en allant passer tranquillement à Vaucresson sa nuit et sa journée de Noël, chez Mme Ambrat…

Encore une amie du genre Vignabos! Une féministe, et militante. Mme Ambrat, professeur au lycée de Versailles, trouvait encore le temps de diriger, après l'avoir fondée, l'œuvre des Enfants Recueillis. Ce qui ne l'empêchait pas d'être, pour son mari ingénieur, une compagne admirable… Monique les imaginait tous trois, attendant minuit, en causant sous la lampe, pour arroser d'un verre de Vouvray (M. Ambrat était Tourangeau) l'oie farcie et le boudin. Elle envia leur vie d'intelligent labeur, leurs joies simples… Elle aurait dû,—puisqu'elle ne devait pas revoir Lucien,—accompagner tante Sylvestre, finir avec elle cette journée, qui avait été excellente.

Elle récapitula: la visite rue de Médicis; le manteau de petit-gris et la cape de martre commandés chez le fourreur; Lucien retrouvé boulevard Suchet pour choisir les meubles indiqués par Pierre des Souzaies (pas mal le cartonnier et la bibliothèque!)… et puis, toujours sous le regard lumineux de l'excellente vieille, le thé, au Ritz.

En les quittant, Lucien lui avait répété si gentiment son chagrin de ne pas l'accompagner au théâtre et de devoir souper sans elle… Mais aucune possibilité, décidément, les Belges lui ayant encore téléphoné le matin même. Elle lui avait de son côté promis, si elle ne le voyait pas avant la fin du spectacle, de rentrer directement. Si ses parents tenaient à aller faire la fête, comme il en était question, avec Mme Bardinot et, croyait-elle, Ransom et Plombino, eh bien! la bande irait sans elle, voilà tout.

—On peut entrer?

—Viens vite! s'écria Michelle, en l'apercevant.

Petite, potelée et d'un blond si pâle qu'on l'eût dit décoloré, Michelle, dans le fond de la loge, était en train de conter à Max de Laume une histoire brûlante, à en juger par leurs regards luisants.

—Attends, fit Monique, que je salue l'ancêtre!

Mme Jacquet,—déposant en son honneur le face-à-main au travers duquel elle passait l'assistance en revue, comme une souveraine ses troupes.—agita gracieusement sa perruque blanche. Mme Bardinot s'arracha, un moment, aux postillons dont la criblaient avec persistance les galanteries édentées de Ransom. Il lui faisait sa petite visite réglementaire. Imperturbable, elle était accoutumée, depuis des années, à la recevoir.

«Juste rançon, se dit Monique,—tiens! un mot!—du banquier et de sa pluie d'or…» Ransom était, avec Bardinot, le seul homme dont la présence durât, autour de Ponette. Tous les six mois elle changeait d'amant. Ses autres foucades, variant de la semaine au jour, ne duraient que le temps d'en extraire ce qu'elles pouvaient rendre, en avantages divers.

—Je ne vous demande pas de nouvelles de monsieur Bardinot. Je sais qu'il est à la Conférence.

Ponette avait obtenu du Président du Conseil, (dont elle avait conquis, par l'intermédiaire de Plombino, la sympathie), que son mari fît partie, comme expert financier, de la délégation française à la vingt-septième réunion du Conseil Suprême…

—Eh bien! mes enfants, dit Monique, en revenant au fond de la loge, vous ne vous embêtez pas! Il n'y a qu'à regarder de Laume.

—Il est de fait! avoua-t-il…

Et montrant Cecil Meere qui exhibait à l'orchestre, avec un habit feuille morte, son air de spleen, plus dégoûté encore qu'à l'ordinaire:

—C'est sa mine funèbre qui nous fait tordre.

Monique constata:

—Il n'a jamais été plus bas.

Ils s'esclaffèrent. Michelle triompha:

—Tu peux le dire!

Et comme Monique s'enquérait, elle recommença son récit, sans se faire prier:

—Figure-toi que je prenais le thé cet après-midi chez la fille de Loth. On était cinq ou six… Plus les petits jeunes habituels. Toute la troupe enfin, excepté Ginette. Invitée, paraît-il, avec Hélène Suze, à un concert chez Anika Gobrony. Musique de chambre, je vois ça d'ici!… Nous avions donné rendez-vous à Cecil, en lui faisant croire qu'il retrouverait Sacha Volant. C'est son dernier béguin… Il est venu, naturellement. Alors, pour lui faire prendre patience, on a repris le jeu… J'adore ça, les jeux innocents!

—Si l'on peut dire, observa Max de Laume.

—Vous voyez le mal partout! Qu'est-ce que ça a de choquant d'être sur la sellette, les yeux bandés, les mains derrière le dos?… Il faut deviner la personne qui s'assied sur vos genoux, et qui vous embrasse. Voilà tout. Tant qu'on se trompe, le tour continue.

—Et alors?

—On s'est arrangé pour coller Cecil sur la sellette. Le mouchoir noué, nous avons fait signe aux petits jeunes de rester tranquilles. Des hommes, ça lui aurait fait trop de plaisir! Et nous avons commencé à l'embrasser, l'une après l'autre, le mieux qu'on a pu. Simone s'était mis de l'étoupe sous le nez, pour faire moustache. Quand par hasard il disait le vrai nom, on criait: «C'est pas ça!» Et on s'appliquait de nouveau… Dans le cou, sur les lèvres… A la fin, il devenait fou. On l'a relâché! Et sais-tu ce qu'il a eu le toupet de nous dire? «Petites garces! Vous ne m'avez pas eu…» Mais Simone—qui s'était assise sur lui, après moi—a bien su lui répondre. D'ailleurs, rien qu'à voir ses drôles d'yeux et son air aplati, je suis sûre aussi qu'il mentait!… On aurait juré un de ces machins en baudruche dans lesquels on a soufflé, et qui achèvent de se dégonfler en faisant: couic!

La sonnette de l'entr'acte tinta.

—Tenez, vous me dégoûtez! dit Monique. Au revoir.

Elle se sauvait, écœurée. Que pouvait penser de cette inconsciente, et d'elle-même, un homme comme Max de Laume, intelligent, qui avait fait la guerre, et dont le métier était d'observer les mœurs, en critiquant les lettres? Monique en était sûre, il l'englobait dans le même mépris.

A peine le dos tourné, Michelle, obligeamment, y travaillait.

—Mijaurée, va! Ce sont toujours celles-là qui en font le plus. Parce qu'elle va se marier!… Eh bien quoi? Moi aussi.

—Vous permettez, ma chère enfant? s'excusa Ransom, qui, le ventre en brouette, gagnait la porte… Et à tout à l'heure, au Rignon.

—Ça dépend de maman…

Son sourire d'Agnès s'acheva en un pan de langue, tirée à l'adresse du gros homme.

—Oh! j'irai… Heureusement que vous avez accepté! dit-elle en coulant un regard admiratif à son compagnon qui, délicatement, se tamponnait le front… C'est vrai, on étouffe ici. Le joli mouchoir! Montrez…

Elle le respira:

—Mâtin!

Il contenait une imperceptible houppette dont elle se poudra les joues, et le lui rendant:

—Tenez, coquette!

Mais elle se ravisa, d'un geste si brusque qu'il en demeura pantois. Vivement, dans la poche de son pantalon, elle renfonçait le mouchoir-prétexte, en l'accompagnant, jusqu'au bon endroit. Il ne put s'empêcher de lui saisir la main.

—Qu'est-ce qui vous prend? demanda-t-elle, d'un air trop naïf pour qu'il n'en perçât pas la ruse.

—Rien, murmura-t-il.

Il se rassit à côté d'elle, alléché. Le rideau se levait sur Alex Marly, faisant une scène à Hélène plus qu'à demi-nue, et qui, pour l'amadouer, se dénudait encore. Max de Laume donna un regard au dos graisseux de la mère Jacquet et à celui, tentant, de Ponette. Dire que c'était pour elle qu'il était venu! Puis, d'un coup d'œil vers l'énigmatique Michelle, assise à sa droite, il constata qu'elle avait les jambes croisées si haut que les mollets et l'un des genoux s'offraient, dans leur gaine de soie.

Alors, ayant avancé sa chaise entre celles de l'ancêtre et de Ponette, ainsi bloquées, il feignit d'écouter, avec la plus profonde attention, Alex Marly qui nasillait, en dansant: «Je suis Méné, Méné… par le bout du nez!» Il enserrait en même temps une des fines chevilles, captait la rondeur des mollets, puis du genou… Il s'arrêta, incertain, puis glissa, d'un attouchement léger, plus haut que le jarret, et comme, à ce geste précis, Michelle décroisait comme par hasard les jambes, il suivit son chemin, lentement. Ses doigts frôlaient, après la soie irritante, une peau si douce qu'il en eût voulu baiser la tiédeur…

Il était troublé au point que le cœur lui battait à grands coups. Nulle résistance. Alors hardiment il froissa les linons qui s'ouvrirent, palpa, dans son nid de mousse, le fruit mystérieux. Il comprit qu'il en était le maître, et le caressa, savamment. Mais soudain les jambes se resserrèrent en étau. Il lâcha prise et n'eut pas besoin de se retourner pour s'assurer que Michelle, raidie, venait d'éprouver une aussi complète sensation que celle qu'elle avait infligée, quelques heures plus tôt, à Cecil Meere.

Quand enfin nue (moins le cache-sexe et une draperie qui, en travers du corps, lui voilait un sein et le ventre), Hélène, aux applaudissements surexcités, eut reconquis Ménélas, Max de Laume se décida à affronter les yeux de sa partenaire. Il n'y lut que le naturel de la plus innocente camaraderie. Rien ne s'était passé. Il eut le bon goût de ne pas insister et se demanda seulement, avec modestie: «A quoi ou à qui diable pouvait-elle bien penser, tout à l'heure?… A d'Entraygues peut-être?… Grand bien lui fasse!… Il en verra de jaunes, avec cette petite chatte vicieuse!»

Et sans remords, il se pencha sur la nuque de Ponette, où les bouclettes brunes s'émurent, sous son souffle. Elle frissonna: «Vaudrait-il mieux que Léo?» Elle recherchait, avec une espérance inlassable, et toujours déçue, l'étreinte qui secouerait, pour tout de bon, ses sens blasés.

—Allons! dit-elle après le deuxième acte, venez! il faut que je m'acquitte de la commission de Ransom près des Lerbier. Plombino et lui tiennent absolument à ce qu'ils soupent avec nous… Vous m'excusez, chère amie?

Mme Jacquet découvrit avec grâce son râtelier, tandis que Michelle adressait à Sacha Volant, aperçu à l'orchestre, son plus charmant sourire. Dehors Mme Bardinot, incapable de rien garder des secrets qu'elle aimait à surprendre, confiait au beau Max:

—Je crois qu'il y a une manigance sous roche, avec John White, pour l'achat du brevet Lerbier.

—Et Vigneret?

—Il doit en être, naturellement! Et vous, ça vous amuserait-il d'entrer dans la combinaison?

—Me prenez-vous pour un boyard?

Elle sourit… qu'allait-il chercher!

—Il y a toujours des parts, pour les amis…

Il se cabra:

—Oh! moi, vous savez, je ne mange pas de ce pain-là! Je ne suis pas Léo.

Ponette ne détestait pas la cravache. Cette rudesse lui plut. Max de Laume gagnait sa vie par son seul talent. Supériorité sur Léo! De plus, si tous deux portaient la croix de guerre, Max du moins ne l'avait pas volée… Devant la loge des Lerbier, comme il allait ouvrir le battant de porte, elle lui retint la main:

—Vous me plaisez!

Il reçut le choc, en habitué. Sa curiosité pour Michelle, avivée par son premier succès, ne l'empêchait pas d'être sensible aux avances de Mme Bardinot, maîtresse enviable. Cocufier jusqu'au bout d'Entraygues, avant la lettre, avait son charme. Dégommer l'ami Léo n'en avait pas moins. Il s'enquit:

—Alors Mercœur?

—Quoi, Mercœur?…

—Disparu? Qu'est-ce que vous en faites?

—Je crois qu'il m'a lâchée, ce soir, pour Hélène Suze… Ou pour Ginette Morin.

—Et ça vous est égal?

Elle le regarda droit, avec une tendresse soumise:

—Bête!… Ça me fait plaisir.

Il répondit d'un clin de paupière. Pacte conclu.


Une heure après, l'auto des Lerbier stoppait devant le Rignon… Malgré sa déclaration et sa répugnance, Monique avait dû céder aux instances de ses parents, et, surtout, aux supplications de Michelle. Mme Jacquet n'avait autorisé la présence de celle-ci au souper offert par Ransom que si l'amie de sa fille y assistait. Quant à elle, elle avait passé l'âge de ces divertissements… Mme Lerbier, en rentrant, lui ramènerait la petite, puisqu'elle voulait bien s'en charger.

Max de Laume et Mme Bardinot étaient déjà arrivés, avec Ransom et Plombino dont les Voisin douze cylindres démarraient justement pour faire place, sous la marquise.

—Tu sais, dit Monique à Michelle, c'est bien à cause de toi que je suis venue!

Elle s'en voulait d'être là, après sa promesse à Lucien. Jamais elle n'y aurait manqué si elle n'avait craint, en s'obstinant, de peiner son père. Elle avait encore à l'oreille l'âpreté de son invective: «Fais-le pour moi! Non? Eh bien va te coucher, puisque tu es dénuée à ce point de l'esprit de famille!…» Pauvre père! Est-ce que vraiment ses ennuis d'argent étaient si graves?…

Michelle prit le bras de son amie:

—Laisse donc! On s'amusera. D'abord, moi, je danse!

Elle fredonnait déjà, avec un balancement de tout le corps, les mesures du tango qui arrivaient par bouffées, à travers les portes de glaces tournantes. Monique donna, avant d'entrer, un coup d'œil hostile au flot des arrivants. Portières claquantes, ils paradaient à la descente des autos. Les hommes avec leurs hauts de forme en arrière, leurs cache-nez de soie ouverts sous leurs pelisses de fourrures… Les femmes drapées de chinchilla ou de vison, agitant leurs coiffures d'aigrettes ou leurs torsades étincelantes.

Elle allait prendre la file quand elle crut reconnaître l'auto de Lucien. Mais, au lieu de s'engager sous la marquise, la voiture tournait au coin de la rue, stoppait une vingtaine de mètres plus loin, à l'entrée particulière des salons.

—Va, fit-elle à Michelle. Je veux voir quelque chose.

Elle se disait: «Il aura prêté sa voiture à un ami, comme il me l'a envoyée à moi-même cet après-midi…» Elle resta atterrée. Lucien ouvrait la portière, descendait, tendait la main à une jeune femme, drapée dans une cape de martre semblable à celle qu'elle venait, elle-même, de commander chez le fourreur!… Vivement, comme des amoureux en bonne fortune, et qui évitent d'être vus, le couple s'engouffrait, sous le porche.

Elle voulut en avoir le cœur net. Le souvenir d'un récent déjeuner, avec lady Springfield, lui rappela que du restaurant un escalier intérieur conduisait au premier… Elle s'élança, rejoignant Michelle. Devant elles, M. et Mme Lerbier se hâtaient, entre le salut des maîtres d'hôtel, vers la grande table ovale où les banquiers debout leur faisaient signe. Assis à côté l'un de l'autre, Max de Laume et Ponette flirtaient déjà, tranquillement…

Monique entendit vaguement Ransom déclarer: «On sera mieux que dans un salon, c'est plus gai», et sa mère lui dire: «Qu'est-ce que tu as? Tu n'ôtes pas ton manteau?…»

Elle murmura:

—Tout à l'heure. Je reviens…

D'un trait, elle filait, montait l'escalier. Elle arriva juste à temps pour apercevoir, du palier, Lucien devant une porte ouverte, que désignait un garçon. Il débarrassait de sa cape sa compagne, décolletée jusqu'à la taille… Brune, l'air méchant, sous le sourire félin… Cléo, évidemment!

Monique se cramponna au palier de la rampe. Ses jambes fléchissaient. Hallucination? Non! Réalité qui, en la frappant d'une hébétude, l'emplissait d'horreur. Le garçon, qui venait de refermer la porte du salon sur l'effarante vision, s'approcha, obséquieux:

—Madame désire?…

Elle balbutia: «La table de M. Plombino…» Et elle pensait: «Mais alors, la lettre anonyme…»

Au nom fameux, le garçon plongea:

—C'est en bas, madame. Si madame veut que je la conduise…

—Non, merci!

Comme une folle elle tourna le dos, et, pour remâcher toute sa douleur, prit si rapidement l'escalier par lequel Lucien était monté que le garçon ne put que lui crier:

—Pas par là, madame!… Pas par là.

Elle était déjà dans la rue, longeait la file des autos. Les chauffeurs causaient entre eux. Elle passa devant la Vigneret. Marius l'aperçut, et, surpris, souleva machinalement sa casquette:

—Mademoiselle!

Alors,—comme si elle avait eu besoin de cette dernière preuve,—elle réalisa seulement, et soudain, toute sa révolte et toute sa douleur. Elle revint sur ses pas, croisa de nouveau Marius. Mieux avisé cette fois, il fit mine de ne pas la voir. Elle reprit l'escalier des salons, eut la présence d'esprit de dire au garçon qui, soupçonnant quelque événement insolite, la regardait, ahuri:

—J'avais oublié quelque chose dans l'auto.

Et, d'un pas d'automate, elle redescendit au restaurant. La tablée l'accueillit par des ah! enthousiastes. Plombino lui désignait sa place… «A côté de moi!» Mais, sans s'asseoir, elle se pencha vers sa mère et lui dit à l'oreille.

—Je ne suis pas bien. Je rentre.

Elle eut un frisson visible, le visage si altéré que Mme Lerbier s'alarma.

—Qu'as-tu? Je t'accompagne.

—Non! Non! Reste, ordonna-t-elle nerveusement. Je te renvoie l'auto. Tu reconduiras Michelle après le souper. Je vais me coucher.

Elle dit encore:

—Ce n'est rien, je t'assure. Un mouvement de fièvre. Ne vous occupez pas de moi.

Et sans un mot de plus, sans un regard à personne, elle referma son manteau et partit, tête haute.

VI

Dehors, elle alla devant elle, dans la nuit.

Le gel durcissait l'asphalte. Un ciel d'étoiles apparaissait vaguement. Le halo lumineux de la ville, le rayon des rues, tous réverbères allumés, reculaient très haut, très loin un catafalque d'ombre. Une foule musait encore, badaude, sur les boulevards peuplés comme en plein jour. Sortie des théâtres, entrée des réveillons. Des flots de gens heurtaient, croisaient leurs courants… Désert où elle avançait sans voir et sans entendre, d'un pas mécanique, en pleine solitude. Le tumulte intérieur auquel elle était en proie l'absorbait au point que rien d'autre n'existait. Elle était le centre bouleversé du monde.

Par moments, elle essayait de raisonner, de se ressaisir. Aussitôt la vision surgissait, implacable: elle n'éprouvait plus que douleur aveugle, incompréhension sourde. Tout en elle avait chancelé, s'abattait. Avec son rêve d'amour broyé, sa foi pantelait, sous les ruines. Elle ne souffrait pas encore dans son orgueil, tant la stupeur l'accablait. Elle n'était qu'une seule meurtrissure. Elle eût voulu pouvoir sangloter, crier.

Puis, avec la conscience à demi réveillée, impérieusement l'envahissait une surprise d'enfant qu'on a frappé sans cause, et qui se révolte. Etait-ce possible? Pourquoi? Comment?… Elle entendait encore l'intonation de Lucien, au Ritz. Il attestait son regret, maudissait les Belges, leur coup de téléphone, ce matin encore… Il souriait en lui disant au revoir, bien tranquille après la promesse qu'elle lui avait faite de rentrer après le théâtre, de ne souper nulle part!

Elle se demandait, dans l'ingénuité de sa lamentation: «Après m'avoir prise!… Pourquoi m'a-t-il laissée? Pourquoi?…» Trahison inexplicable, mensonge incompréhensible qui, après l'avoir confondue, la ramenaient au contrecoup de la fureur. Plus encore peut-être que de la douleur de sa passion, assommée, elle enrageait d'une telle fausseté, comme du pire outrage.

Certes elle saignait, dans tout son être. Arrachement brusque d'un sentiment qu'elle avait cru incarner sa vie même. Et elle en saignait d'autant plus cruellement, qu'en elle se cicatrisait à peine la douce blessure de son abandon. Mais, dans son instinct d'absolu, elle se voulait détachée, instantanément et pour jamais, de ce qui, tout à l'heure encore, était sa raison d'existence. Partie d'elle-même amputée. Illusion pourrie,—chair morte.

Aimer Lucien? Elle? Non. Elle le détestait, et le méprisait. Jugement sinon sans dépit, du moins sans appel, parce qu'il était rendu par une inflexible pensée. Vierge hier encore, et n'ayant pas goûté toute l'ivresse physique de l'amour, Monique ignorait le plus puissant des liens. Nœud gordien de la volupté… L'esprit seul, à cette minute, délibérait en elle, et décidait.

Elle marchait depuis près d'une heure, insensible aux invites murmurées, aux cris plaisants, aux gestes même. Quand un peu de calme tombait, et que s'atténuait un moment la double torture: l'injure ignoble à son amour en même temps qu'à son sens viril de l'honneur, elle revoyait, à la table qu'ils avaient déjà quittée peut-être pour le lit, Lucien empressé auprès de sa compagne…

Il ne l'avait donc jamais aimée! Il avait joui d'elle, en passant, comme d'une fille,—comme de cette fille! Il la lui préférait!… Elle souffrait moins, à cette idée, qu'à l'humiliation et à la rancune de n'avoir été pour lui qu'un jouet. Pis! Un marchepied d'affaires!… De quelle boue une âme pareille pouvait donc être faite? Comment avait-elle pu, elle-même, s'aveugler à ce point?

Et demain, il faudrait le revoir, l'entendre mentir encore? Car sans nul doute il mentirait! Non pour nier le fait, il était là, mais pour le colorer de quelque excuse… Il n'y en avait pas, à de tels actes. Et si de pareilles goujateries en pouvaient trouver, aux yeux de Lucien comme à ceux d'autres hommes, c'est qu'alors il n'y avait plus ni amour, ni honneur! Il n'y avait plus qu'à vivre comme les bêtes. Inconsciemment. Impunément…

Demain! Et l'explication inévitable, et les justifications qu'il essaierait, les dernières bourdes qu'à cet instant même, la tête sur le sein de cette fille, il préparait et dont, avant de passer à leurs saletés, ils se gaussaient ensemble!… A cette image Monique se mit à rire si nerveusement qu'un sergent de ville, avec curiosité, s'approcha.

Elle prit peur, et, traversant, alla à un taxi. En même temps qu'elle en ouvrait la portière, une main, gantée de blanc, s'allongeait vers la poignée.

—Oh! pardon, madame!

L'homme, élégant, un visage fin dont elle aperçut vaguement le contour nerveux, la dévisageait avec une surprise amusée… «Une grue? Une femme du monde? Jolie en tout cas! Qu'est-ce qu'elle fichait, seule, un jour pareil, et à cette heure?»

Elle hésita, avant de jeter son adresse, et de monter. Il perçut son trouble, flaira le hasard miraculeux de l'aventure, et sans perdre une seconde s'installa, d'autorité, à son côté.

Elle dit:

—Vous êtes fou. Descendez! ou j'appelle…

Une imperceptible dissonance, dont, avec son instinct de mâle en chasse, l'inconnu saisit l'involontaire indice, signalait le trouble du sentiment, sous la netteté des mots. Il répondit:

—Oh! madame! Je vous en supplie… Permettez-moi tout au moins de vous déposer à votre porte, nous allons du même côté… Je ne me consolerai jamais de perdre, au moment prédestiné où je la rencontre, une compagnie telle que la vôtre…

Elle s'était rencognée dans l'angle opposé. Elle se taisait obstinément. Que pouvait-il lui arriver, après tout? Rien que ce qu'elle voudrait… Il parla, pas bêtement, finit par se présenter, fut galant, puis pressant… Elle n'écoutait pas. Les phrases expiraient à ses pieds comme un murmure de vagues. Elle voguait, sans âme, sur une mer mystérieuse. Il lui prit la main, qu'elle ne retira pas. Il voulut l'embrasser, elle le gifla.

—Ça! par exemple! fit-il.

Il lui saisit les poignets, et l'attirant de force, lui fouilla les lèvres d'un baiser brutal. Surprise, elle avait eu beau se défendre. Un écœurement presque doux la traversa, sous la violence: un jour encore obscur se levait dans l'ombre de sa chair, d'accord avec le soudain, irrésistible commandement de l'orgueil.

L'homme qu'elle aimait l'avait trahie. Elle prenait contre lui sa revanche. Revanche de liberté, et surtout de franchise. Demain quand elle reverrait Lucien, elle le souffleterait de tout. Elle aussi, elle aurait mis entre eux l'irréparable. Et il n'aurait rien, absolument rien à dire! Ne l'avait-il pas, de l'instant du parjure, rendue à elle-même?

Le reste se déroula, comme dans un cauchemar de ciné. Le changement d'adresse jeté au chauffeur, la bouteille de champagne bue dans l'ahurissant tapage d'une boîte de Montmartre, l'entrée machinale dans une chambre d'hôtel…

Elle n'avait aucune honte, et aucun remords. Elle accomplissait un acte logique, un acte juste. Elle n'avait, pour ou contre son compagnon d'une heure, ni attrait ni répulsion. Il n'avait rien promis. Il ne mentait pas… C'était quelque voyageur de passage, officier en permission… forme anonyme du hasard. Elle n'eut même pas l'idée de l'identifier, en lisant le porte-adresse de la valise, et se laissa déshabiller, sans répondre aux questions dont il la pressait.

Devant le visage contracté qu'animait une double et contradictoire expression, d'absence et de volonté, il crut à quelque drame du cœur. A moins que ce ne fût simple complication des sens? Vengeance de femme trompée ou perversion de curieuse, qu'importait? Elle était venue, sans se faire prier. Il se dit qu'il eût été bien bête de ne pas profiter de l'aubaine.

Il regardait, ivre d'une joie ahurie, ce corps magnifique, abandonné… Les jambes longues, la rondeur des hanches sous la transparence de la chemise courte, les bras croisés sur la poitrine nue… Avec la fraîcheur et la gracilité de la jeune fille, cette diablesse avait la plénitude de la femme! Que faisait-elle, dans la vie, cette passante dont il ne savait ni les pensées ni le nom, et qu'il entraînait, sans résistance, vers le lit?…

Etendue, les bras allongés, Monique se laissait faire comme une bête, une bête inerte. Elle avait les yeux clos, les mains si durement fermées que ses ongles lui entraient dans les paumes. Sous les caresses qui la parcouraient toute, ou soudain s'attardaient, aux seins tendus, au sillon secret, elle tressaillait parfois de réflexes nerveux. Alors elle serrait les dents, pour ne rien livrer d'elle, que sa chair. Un âcre plaisir de vengeance la transportait, si plénier que toute pudeur en était, au fond de l'être, abolie. Seule une angoisse la tourmentait à l'approche du pénible contact.

D'abord savants et doux, les baisers de l'homme s'exaspéraient. Et comme, farouchement, elle refusait ses lèvres, il perdit contrôle. L'instinct le rua. Sous l'aiguillon brûlant qui la pénétrait, elle poussa un cri si aigu qu'il s'arrêta. Mais comme elle se taisait, il l'enlaça plus étroitement, et tout en les faisant moins brutaux, accéléra ses coups. La tête enfouie dans le parfum des cheveux, il ne voyait pas les grosses larmes qui coulaient sur le visage supplicié. Soudain, comme la douleur était trop forte, elle le rejeta d'un effort si brusque qu'il lâcha prise, en jurant… «Juste au bon moment!…»

Il était debout près du lit, ne sachant quelle contenance tenir. Sa fatuité, son désir à la fois satisfait et raté cédaient à une inquiétude obscure. Monique s'était levée d'un mouvement irrésistible. Il ne sut que balbutier, devant cette face hagarde, des phrases sans suite.

Elle se rhabillait, avec une hâte machinale. Un silence tragique entre eux pesa, que ni ses essais de conversation, ni ses offres de la reconduire ne parvenaient à chasser. Brusquement, comme l'orage crève, elle se mit à pleurer, convulsive. Les larmes frappèrent, émurent l'homme. Elles coulaient intarissablement, à gros sanglots. Quand ceux-ci furent calmés, elles coulaient toujours, sur la face muette.

Il s'affola, mais n'obtint qu'un «Laissez-moi!» et qu'un «Adieu». Elle avait tiré la porte sur elle, avec un air si glacial, une décision si formelle qu'il ne tenta pas de la suivre. Il ébaucha, ennuyé, un «Après tout!» et rêveur alluma une cigarette, dispersa, philosophiquement, la fumée… Un souvenir de plus!


Monique, en rentrant, trouvait de la lumière dans l'antichambre. Sa mère venait d'arriver et, trouvant l'appartement vide, se tourmentait. Elle accourut au bruit.

—Comment! Te voilà! D'où sors-tu?… Moi qui te croyais au lit!… Tu peux te vanter de m'avoir fait une peur!… Je viens de reconduire Michelle. J'ai laissé ton père au restaurant, avec ces messieurs. Ils causent affaires… Mais qu'est-ce que tu as?… Tu me terrifies, avec tes yeux de folle!…

Mme Lerbier prit les mains de Monique. Elle était sincèrement épouvantée:

—D'où viens-tu? Tu as la peau brûlante!

… Qu'est-ce que cette petite avait bien pu faire, depuis deux heures!

—Enfin me diras-tu?

Monique, à mots entrecoupés, conta sa rencontre à l'entrée du Rignon…

—Tu auras mal vu, c'est impossible!

Elle donna les précisions… l'auto… Lucien enlevant des épaules de la femme sa cape de martre,—«la même que celle qu'il m'a conseillé de prendre!…»—le salut gêné de Marius…

—Je comprends maintenant! Ma pauvre petite…

Elle voyait Monique errant dans les rues, désespérée. Quelle aventure stupide! Fallait-il que les hommes fussent bêtes! Bêtes et maladroits.

Elle la prit et la câlina:

—Mets ta tête sur mon épaule… Tu as de la peine?

Elle eût voulu l'adoucir, et ne savait quels mots trouver. Elle était à la fois furieuse contre son futur gendre, et animée d'un désir de conciliation. Quel avantage à pousser au tragique? Aucun. Elle affirma:

—Ton chagrin, ta surprise sont bien naturels… Mais, enfin, il n'y a peut-être dans tout cela qu'un malentendu… Je ne sais pas, moi! Attends une explication, ne te fais pas d'avance une idée peut-être disproportionnée… A ta place, je ne me tourmenterais pas autant!

Monique la regarda stupéfaite. Elle avait eu d'abord envie de crier, après ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait fait. Son désespoir et son dégoût s'étaient élancés vers la compréhension maternelle, avec le besoin d'être entendus… d'être plaints…

Mais, devant la compassion banale qu'elle lisait aux yeux qui lui étaient chers, devant le ton presque indulgent de cette voix dont elle attendait l'indignation comme un réconfort, elle eut le cœur aussi serré qu'à l'instant où elle sortait de la chambre de l'hôtel…

L'impression de solitude et d'abattement qui l'avait alors aplatie se doubla d'une autre douleur. Elle se sentait comme éloignée, à un point qu'elle n'eût pu croire, de cet être qui doucement lui souriait, qui était sa mère, et en qui, tout à l'heure encore, elle voyait la confidente et la consolatrice…

—Enfin, reprit Mme Lerbier, étonnée du silence de sa fille, ce que Lucien a fait est très mal, évidemment… Ça n'a pas le sens commun. A la veille de son mariage, venir se fourrer, avec sa maîtresse, sous les yeux de sa fiancée! C'est inconvenant, godiche, tout ce que tu voudras… Mais de là à te rendre malade, comme tu le fais!… Sois raisonnable, aussi!… Voilà un garçon qui t'aime certainement. Ce souper, tu peux en être certaine, c'est une rupture avec son passé. Une rupture définitive. Quand vous serez mariés, ce sera le garçon le plus fidèle. A condition que tu saches le prendre, naturellement…

Monique secoua la tête:

—Non. C'est fini.

—Ta! ta! ta! L'exaltation, avant le mariage, tant que tu voudras! Après, il faut mettre chacun du sien. Vivre ensemble sans se faire souffrir, ce n'est pas une petite affaire. C'est même la grande affaire de la vie! On n'y parvient qu'à force de concessions réciproques…

Monique sentait chaque phrase entrer, dans la révolte de sa souffrance, comme une pointe de feu… Un fossé d'âme entre elle? Non, un abîme. Elle découvrait, sous les broussailles de l'affection quotidienne, la profondeur du précipice. Et, en même temps, elle se blottissait dans son mutisme, comme dans un refuge. Elle tendit le front:

—Nous causerons demain. Je n'en peux plus.

—Tâche de dormir!

Seule, elle courut à sa baignoire, se plongea, longtemps, dans une eau si chaude qu'elle finit par s'y amollir. Le saisissement de la douche froide acheva de détendre ses nerfs. Si elle souffrait encore dans sa chair déchirée, elle n'éprouvait, de son action même, nul regret. Sa première sensation de souillure s'était effacée, au bienfait de l'eau lustrale. Elle n'éprouvait, avec une horreur indistincte pour la sauvagerie de l'homme, qu'une haine collective contre tout ce qui, personnes, mœurs et lois, venait de la torturer si cruellement. Lucien, son amour, l'avenir totalement modifié tombaient au rang des contingences. Une sorte de courbature morale la jetait bas. Elle finit par s'endormir…

Au réveil, à nouveau, tout dansa dans sa cervelle. Si encore elle avait eu, pour penser tout haut, la bonne tante, sa pitié, sa tendresse agissantes! Elle eût pu vomir partie au moins de ce qu'elle avait sur le cœur, puisque, de la fin de la soirée, elle s'était résolue à ne rien dire à sa mère, avant de s'être expliquée avec Lucien…

—Il est navré, il va venir, fut le premier mot que Mme Lerbier, en entrant dans sa chambre et en l'embrassant, prononça.

Elle avait, sitôt jour, téléphoné à Vigneret pour lui révéler les conséquences de son exploit. Elle avait aussi averti son mari à l'usine où M. Lerbier,—qui y avait une chambre avec rechange de vêtements,—s'était rendu directement, après le souper. Il avait poussé les hauts cris. Surtout que Monique n'envoyât rien promener! Qu'elle attendît de l'avoir vu!

Mme Lerbier, soucieuse de l'avenir matériel, y pensait plus qu'au chagrin de sa fille.

—Comme tu te tourmentes, mignonne! Il a tort, oui… Mais il paraît que cette femme a un caractère de chien! Elle exigeait, pour se tenir tranquille, une somme énorme. Un vrai chantage! D'où ce souper. Voilà au moins ce que Lucien m'a dit, en quelques mots, au téléphone. Il fallait transiger, la convaincre…

Monique secoua la tête.

—Non. Il fallait oser tout m'avouer, franchement, avant de…

Elle hésita. A quoi bon révéler intégralement l'étendue de son grief? Jamais sa mère ne comprendrait à quel touchant mobile elle avait obéi, en se donnant à Lucien, avant le contre-seing social… Une imprudence, oui, mais dont seule elle avait à connaître, puisque seule elle était victime.

—Ne crois pas surtout que ce soit dans ma jalousie que je souffre! Je ne suis pas jalouse, parce que je n'aime plus.

—Alors tu n'aimais pas!

Mme Lerbier regarda sa fille avec une autorité doctorale, l'espérance aussi que dans ces conditions tout n'était peut-être pas encore perdu. Du moment que l'amour tout court n'était pas en cause, on ne rompait pas, par amour-propre, des accordailles officielles.

—Il faut n'avoir jamais aimé pour croire qu'à la première tromperie un sentiment véritable peut disparaître, comme une allumette s'éteint.

—Tu fais erreur, maman. Ma douleur vient au contraire de ce que j'avais voué à Lucien un amour si confiant, si grand que tu ne peux même l'imaginer…

—Dans ce cas, lorsque cet imbroglio sera élucidé, j'espère que…

—Non, maman, c'est fini. Rien ne peut plus s'arranger.

—Pourquoi? Parce que ton fiancé t'a menti? Mais si c'était pour t'épargner un tourment inutile?… Un chagrin que sans ce hasard déplorable tu n'aurais pas eu? Tu lui reproches ce qui n'a été peut-être qu'une attention délicate… un ménagement qui le montre plus soucieux de ton repos, peut-être, que du sien…

—Tu ne comprends pas! soupira Monique avec une amère tristesse. Pour toi, le mensonge de Lucien n'est rien. Si! c'est presque une bonne sinon une belle action!… Pour moi, c'est une faute impardonnable… Pis qu'une escroquerie. Un meurtre!… Le meurtre de mon amour, de tout ce que j'y enfermais de pur, d'ardent, de noble! Je t'étonne. Oui?… c'est qu'entre la façon dont tu envisages le mot et celle dont je conçois l'idée, il y a une muraille de Chine! Nous vivions à côté l'une de l'autre, et je m'éveille à mille lieues… Sache-le, puisque ce qui se débat ici, c'est ma vie, et non la tienne!…

—Tu souffres… et tu exagères…

—Je ne t'ai pas encore dit tout ce que je pense!

Mme Lerbier haussa les épaules:

—Tu t'exagères en tout cas la portée du faux-pas de Lucien. Crois-moi. Si toutes les femmes abordaient le mariage avec l'esprit d'intransigeance que tu affiches, il n'y aurait guère de publications de bans! En revanche, il n'y aurait pas assez de registres pour les transcriptions de divorce! Mais pas un mariage, ma petite, pas un n'y résisterait. Il faut te faire une raison, avoir un peu de bon sens. Oui, le romantisme, les comédies de Musset, A quoi rêvent les jeunes filles!… Et tu dis que tu t'éveilles? Eh bien! ouvre les yeux, regarde autour de toi, sois moderne.

—Le rêve de Ginette et de Michelle n'est pas le mien.

—Le rêve de toutes les jeunes filles est le mariage. Une association sans rapports obligatoires avec l'amour. Et le mariage est… ce qu'il est… Prétends-tu réformer d'un coup la société?…

—Non certes! pas plus que tu ne dois prétendre à me faire voir dans le mariage autre chose qu'un besoin d'union absolue, une mise en commun de tout l'être, sans restriction d'aucune sorte! Le mariage sans l'amour n'est pour moi qu'une forme de prostitution. Je n'aime plus Lucien, et je ne me marierai jamais!

Mme Lerbier ouvrit des yeux ronds.

—Par exemple!

—Dès que le calcul s'en mêle, ton association n'est plus qu'un accouplement d'intérêts, un contrat réciproque d'achat et de vente! Une prostitution, je te dis, une prostitution!

Elle pensa soudain à l'inconnu, revit la chambre d'hôtel, l'heure de vertige et rougit jusqu'au cou. Mais une certitude orgueilleuse lui fit repousser toute analogie de son acte avec les syllabes qu'elle martelait, comme une flétrissure. Elle reprit fiévreusement:

—Toutes les bénédictions du Nonce et du Pape n'empêcheront pas le marquis d'Entraygues, en épousant les millions de Michelle, d'être ce que Ponette a dit de Mercœur, et ce que nous pensons de Bardinot… Et Ginette, avec toute son adresse, ne m'apparaît pas plus recommandable, dans sa pêche au mari, que la dernière pécheresse, dans la boue du ruisseau!

Mme Lerbier, sifflet coupé, entendait le tonnerre gronder. Elle se ressaisit, et volubile:

—C'est inimaginable! Ah! la tante et toi vous vous ressemblez bien! Je reconnais toutes les billevesées dont elle t'a bourré le crâne…

—Si tu m'avais élevée toi-même…

—J'ai toujours regretté de n'avoir pu le faire! Ta santé…

—Ou la convenance?

—Me voilà récompensée!… Une fille bonne pour Charenton, avec ses principes révolutionnaires! Te doutes-tu que tu piétines toutes les conventions sociales? Mais avec ta vérité, puisqu'il n'y a que la tienne qui compte, ce n'est pas seulement le mariage, c'est la vie qui deviendrait impossible!… Voyons! Voyons! Revenons à la réalité. Un peu de tolérance, un peu de largeur d'idées…

Monique regarda sa mère. Le sol des habitudes sous elle se dérobait, comme un fond de vase. Elle piétinait, mais elle enfonçait. Elle voulut se raccrocher à l'apparence, se suspendre à l'image que dans l'éloignement, et depuis son retour d'Hyères, elle s'était faite, en dépit des passagères dissonances, de celle qui l'avait enfantée et, malgré leur séparation, gâtée à sa façon. Elle cria, comme on appelle au secours:

—Mais toi, maman, tu as aimé papa! Vous vous êtes mariés pauvres, avant que ses découvertes aient fait de l'usine ce qu'elle est devenue? Tu ne peux pas penser autrement que moi! Tu méprises Ponette! Malgré son argent et son salon tu n'admires pas vraiment la mère Jacquet? Tu n'as pas d'estime pour Hélène Suze qui ne s'est donnée à un vieux et sale bandit comme son ex-mari que pour troquer, en divorçant, son étiquette de Mademoiselle contre son estampille de Madame? Et je cite celles-là au hasard. Il y en a des centaines comme ça?… Tu ne t'es pas conduite comme elles, tu ne les approuves pas!

Mme Lerbier éluda:

—Tu vas toujours d'un extrême à l'autre! Non évidemment, je ne te donne pas nos amies comme des saintes. Mais que veux-tu? Quand on vit dans le monde,—et non seulement nous y vivons, mais nous en vivons, il faut bien accepter… oh! pas ses vices, non, mais certaines coutumes, certaines nécessités. C'est comme ça… Nous n'y changerons rien. Ah! si tu avais mon expérience, tu verrais qu'il peut y avoir des actions qui te paraissent aujourd'hui incompréhensibles, révoltantes même, et qui ont leurs circonstances atténuantes, leurs excuses, leur fatalité! Allons, allons! tout peut s'arranger encore, entre Lucien et toi.

—Renonce à cet espoir! Il y a une chose que tu ne me feras jamais admettre: Le mensonge entre êtres qui s'aiment. Je n'ai jamais menti à Lucien. J'avais droit à la réciprocité.

Mme Lerbier sourit, avec supériorité.

—Le droit! Le droit des femmes! air connu… Tante Sylvestre, Mme Ambrat!… Mais, mon enfant, il y a des cas où le mensonge lui-même peut devenir un devoir. Ne me regarde donc pas comme cela! Tu as tes yeux d'hier soir, tu me fais peur.

—Le mensonge, un devoir!

—Calme-toi!

—Non et non! Le devoir, maman, c'est de dire la vérité. Et puisque je la dirai tout à l'heure à Lucien, autant que tu la saches, toi aussi!… Et tout de suite! Rien ne peut plus s'arranger, rien, parce qu'hier soir, en te quittant, j'ai couché, tu entends, couché avec quelqu'un.

—Oh!

Cette fois la foudre était tombée. Mme Lerbier, sidérée, regardait sa fille en tremblant. Et soudain, hors d'elle, menaçante:

—Tu as fait ça? Tu as fait ça?

—Oui, et je le referais, si c'était à refaire!

—Petite imbécile!… c'est trop bête! Et avec qui?… Peut-on savoir?

—Non.

—Parce que?…

—Parce que, moi-même, je ne sais pas.

—Tu ne sais pas? Tu te moques de moi? Réponds… Un de nos amis? Non? Alors un passant, le premier venu?

—Oui.

—Ce n'est pas vrai! Ou alors tu es folle.

—C'est vrai. Et je ne suis pas folle.

Mme Lerbier plia, effondrée. La catastrophe! Elle était pourpre. De fureur plus encore que d'indignation… Elle bredouilla, tant la rage la travaillait:

—Ma… Malheureuse! Et si tu as un enfant?

Monique pâlit. Un enfant… de quel père? Elle souhaita, si la supposition se réalisait, que ce ne fût pas du misérable auquel elle avait cru… Un enfant?…

Elle pensa, tout haut:

—Et bien je l'élèverai, voilà tout.

—Ton inconscience dépasse les bornes! Tu n'es qu'une idiote, une…

Elle s'arrêta court. Une issue s'ouvrait, dans le cul-de-sac. Distinctement elle voyait poindre une lueur,—le tournant… Pas de preuve, en somme! Aucun signe à redouter, de quelque temps… Que Monique consentît à ne pas faire bravade de sa démence, et ce serait comme si rien ne s'était passé… D'ailleurs la violence, avec une nature comme celle-là, ne mènerait à rien. Elle essaya de la douceur. Et persuasive:

—Je ne m'attarderai pas à des blâmes sans doute superflus, puisque tu me diras que tu as ta conscience pour toi!… Le mal est fait. Restent les remèdes. Tu estimes que tu as bien agi? Soit, tu juges selon ta morale? Bien. Veux-tu que je te donne, en vieille maman qui t'aime, malgré tout le chagrin que tu lui fais, le conseil de la sagesse?… Garde pour toi le secret de cette escapade. Quand je te disais qu'il y a des cas où le mensonge est un devoir, je ne pensais pas que tu me donnerais raison si complètement, et si tôt! Parle comme tu veux le faire, te voilà dégradée, disqualifiée, et nous avec… Sans compter le ridicule! Au contraire, si tu te tais, ni vu, ni connu, le malheur est réparable.

—Oh! maman!

—Quoi? Des scrupules, vis-à-vis de Lucien? Un homme qui, le premier, t'a trompée? Tu t'en es vengée… N'as-tu pas satisfaction?… Dis-toi bien ceci, ma petite. Dans le monde, et par conséquent dans la vie, ce qui importe, c'est moins ce qu'on fait, que ce qu'on dit, et surtout ce qu'on en dit.

—Maman! maman!

—Comme on fait sa réputation, on fait son chemin!… Tu as commis une bêtise. C'est ton affaire… Au contraire, le jour où je ne suis plus seule, avec toi, à la connaître,—ton honorabilité, la nôtre sont jetées du coup en pâture à la méchanceté publique. Est-ce cela que tu veux? Non, certainement… D'ailleurs, rassure-la, ta belle conscience! Si, même mariés, il fallait, à chaque coup de canif qu'on donne, s'en faire part, tous les ménages seraient à couteaux tirés,—tous! Sapristi, tu n'as pourtant pas tes yeux dans la poche! Crois-tu que ton père et moi nous vivrions en si bonne harmonie, si chaque fois qu'il y a pu avoir entre nous un malentendu, nous avions été le crier sur les toits? J'ai été trompée, moi aussi. J'ai été trompée à telle enseigne que tu es sans doute la seule à ne pas savoir que ton père a pour maîtresse la petite Rinette, des Capucines! Je m'en suis consolée comme j'ai pu… Personne du moins n'a eu les échos de mes déceptions, et de mes chagrins…

—Toi, maman! Toi!

Mme Lerbier craignit soudain d'en avoir trop dit. Alors, détournant les yeux sous l'interrogation que dardait le regard bouleversé de Monique, elle ajouta:

—Mais tout cela, ce ne sont que des considérations générales! J'en reviens à ce qui te concerne… Plus que jamais, tu dois te taire. Et épouser Lucien, sans retard.

—Même en lui apportant, n'est-ce pas, l'enfant d'un autre!

—D'abord, ce n'est qu'une supposition.

—Et si elle devait être une réalité?

—Il ne le saura pas! Donc…

—Tais-toi! C'est ignoble…

—Tu vas te mêler de me donner des ordres, maintenant? De me juger?… Toi!… Regarde-moi: ou tu te tairas, et tu épouseras Lucien…

—Jamais.

—Ou je dis tout à ton père. Et il te chassera.

—D'accord.

—Monique, voyons, tu…

Elle n'acheva pas. Son enfant était devant elle, comme devant une étrangère. Une pâleur glaçait le visage douloureux. Les yeux baissés disaient un affreux désarroi. Mme Lerbier voulut l'embrasser, l'attirer contre son pauvre cœur corrompu, maternel quand même.

—Monique! répéta-t-elle.

—Laisse-moi.

Repoussée, et ne sachant que faire, Mme Lerbier prit le parti de se draper dans sa dignité.

—Tu réfléchiras, dit-elle.

Et sans insister, elle battit en retraite, noblement. Monique, la tête dans ses mains, ne la vit pas sortir. Un second écroulement venait de se faire en elle.

L'affection, le respect filial gisaient, parmi les décombres.

VII

—Monsieur Lerbier prévient mademoiselle qu'il l'attend au salon et la prie de venir l'y retrouver.

—J'y vais.

Seule, Monique donna un coup d'œil à sa glace:

—J'ai une mine affreuse!

Elle se mit de la poudre, se regarda encore et soupira. Une autre Monique, si différente de celle d'hier, lui faisait face… Oui, une nouvelle Monique! Elle songeait à l'ancienne, si proche, si lointaine, comme à une morte.

—Allons! fit-elle.

Elle avait déjeuné dans sa chambre, plutôt que d'affronter, dans l'apparat de la salle à manger, la présence de sa mère et la curiosité des domestiques. M. Lerbier avait téléphoné qu'il ne rentrait pas: toujours ses affaires, et qu'il passerait aussitôt après…

Du seuil, elle chercha son regard, ne vit qu'un dos préoccupé. M. Lerbier, en l'attendant, se promenait de long en large.

—Assieds-toi, dit-il, en lui désignant un siège, en face de lui.

Elle pensa: le banc de l'accusée! Il prit lui-même un fauteuil, et redressant sa huppe, il prononça, sévèrement:

—Ta mère m'a tout dit. Je ne m'attarderai pas plus qu'elle à te faire ressortir l'imbécillité et l'ignominie de ta conduite. Je sais que nous nous adressons à un caractère buté. Laissons donc les commentaires. Aussi bien la «faute» de Lucien n'est-elle plus rien, à côté de la tienne!…

—Si tu m'as condamnée, père, à quoi bon plaider encore?

Il observa sèchement:

—Je ne plaide pas. Quant à ta condamnation, puisqu'en effet, dis-le-toi bien, je suis ton juge sans appel,—elle n'est pas prononcée encore. L'avenir dépend de toi… de ton intelligence, et de ton cœur. C'est à eux que je fais appel, à ce qu'il peut rester de sain, de normal en toi… Tu es vive, mais tu n'es pas méchante. Tu me l'as encore prouvé hier, à propos de ta dot…

—Cet argent est le tien, père, et rien ne te forçait à me le donner.

—C'est vrai. Mais, moi, je t'aime bien! Et d'autre part, je dois l'ajouter, étant honnête: ne pas te doter, dans ma situation d'affaires, impossible! Le mariage d'une fille, pour un grand industriel, c'est, à tous les sens du mot, un placement. Il doit correspondre à l'importance du bilan, et renforcer le crédit. La dot n'est pas seulement, dans notre monde, un usage qui fait loi, c'est, pour l'opinion, un critérium. La cote d'une fortune. En acceptant, comme tu l'as fait avec Lucien, de ne recevoir qu'une dot fictive, tu m'obligeais donc, plus que tu ne penses… Et je t'en remercie encore.

Elle ne broncha pas. A l'élan de son affection acceptant de se dépouiller, avait succédé le dégoût de n'avoir été dans ce négoce que denrée inerte, et tarifée. On se la passait de main en main, non pour sa valeur propre, mais pour simple évaluation marchande.

—J'ai déjeuné ce matin avec Lucien. Je voulais vider son sac… savoir ce qu'il y avait sous cette histoire de réveillon… Bon! bon! je n'y reviens pas, bien qu'il soit nécessaire que tu saches: cette femme…

—Maman m'a déjà dit. Chantage, sinon scandale, et cætera… N'y reviens pas, c'est inutile.

—C'est qu'il va venir, lui!… Ta mère ne m'a révélé ton beau coup qu'à la minute… Et je ne savais plus où le prendre, au téléphone…

—Je l'attends.

—Permets! Ou tu es raisonnable, et il n'y a pas d'inconvénient, au contraire, à ce que vous vous rencontriez. Ou tu es irréductible, et alors tu ne le verras pas. J'arrangerai les choses comme je pourrai, de mon mieux… Décide.

—Je le verrai.

Le visage de M. Lerbier s'éclaira:

—J'en étais sûr. Au fond je ne doutais pas de toi!… L'orgueil, quand il n'est pas une vertu féconde, est un travers funeste… Tu as réfléchi, tu as bien fait… Au-dessus des misères et des petitesses, il n'y a qu'une chose qui compte réellement, l'affection, la tendresse!… Et la famille!…

Il s'arrêta, parce que ses phrases tombaient, dans un silence de gêne, et aussi, parce qu'il était tout ému de son éloquence: il croyait sincèrement la mettre au service des intérêts de Monique, quand il ne défendait que les siens…

Elle releva, enfin:

—La famille!… Non, papa, n'espère pas que Lucien Vigneret en soit, jamais.

—Prends garde, si ce n'est ta propre exclusion que tu cherches…

—Tu n'auras pas à me chasser de la maison!

—Parce que tu en sortirais de ton plein gré?

Ils se défiaient du regard, s'affrontaient, comme des ennemis.

—Oui.

M. Lerbier s'exclama:

—C'est de la folie, de la folie!

Et mordu aux entrailles par la crainte de l'affaire compromise, voyant Vigneret et son association perdus, les paiements suspendus peut-être à l'usine, la curée enfin des acquéreurs à bas prix, sur les lambeaux de son brevet, il gémit avec une sincérité si complète qu'elle en devenait émouvante:

—Ecoute! Tu sais mon travail acharné, ma vie consacrée à la recherche de l'invention que je viens enfin de mettre au point! Une invention qui ne nous enrichira pas seuls, mais qui peut faire, qui fera, tu m'entends, la prospérité du pays!… La terre de France, grâce à mes engrais azotés, peut rendre dix fois plus qu'elle ne donne actuellement. Deux belles récoltes seulement, et c'est le change équilibré, les ruines de la guerre relevées! C'est, pour notre peuple entier un prodigieux essor… Seulement, je te l'ai dit avant hier, je suis au bout de mon rouleau. Demain, si je ne suis renfloué, j'échoue au port…

—Oh! dit Monique, il ne manquera pas de requins pour haler la barque, White, Ransom, Plombino…

—Justement! Les requins m'auraient déjà dévoré, si je n'avais trouvé en Vigneret l'associé qui, spontanément, m'a fait confiance. Ils me dévoreront demain, si, toi refusant d'épouser Vigneret, il me lâche…

—Ou ton invention vaut, dit Monique, et il ne te lâchera pas. Ou elle ne vaut pas, et alors… Il haussa les épaules.

—Elle vaut! et non pas une, mais dix, vingt fortunes!

—Alors tu es tranquille, dit Monique.

Il trouva mauvaise l'ironie. Sans doute la perspective de garder Vigneret, sinon comme gendre, du moins comme associé, n'était pas absurde et permettait même, d'autre part, si cette petite toquée persistait dans son refus, une ouverture nouvelle… Il réfléchit, au souvenir d'un phrase lâchée la veille au souper, par Plombino, après la sixième bouteille de champagne… Oui, peut-être!… une combinaison qui, en assurant l'affaire sur des bases élargies, sauverait, pour peu que Monique s'y prêtât, la face… Il reprit avec dignité le ton du réquisitoire pour tourner, presque aussitôt, à la complainte:

—Je ne sais ce qui l'emporte chez toi, de l'inconscience ou de l'ingratitude!… Tu refuses d'épouser Lucien? C'est irrévocable?… Bien. Admettons… Admettons même qu'après les plus graves soucis, causés par ton coup de tête, et ensuite, par ton incompréhensible obstination, je parvienne à mettre ordre à mes affaires. Qu'arrive-t-il? Tu sors de là déshonorée…

Elle haussa les épaules. Il cria:

—Deshonorée. Et tu nous entraînes dans ta boue!… Nous qui n'avons eu pour toi que de bons traitements! C'est affreux! Penses-y!… Pense un peu à ton vieux père, à ta maman qui t'aiment, malgré tout… Monique, ma fille, pense à nous, au lieu de ne penser qu'à toi… Tu n'as pas les mêmes idées que nous, je le sais!… Oui, tu as ta petite conception du monde, et nous avons la nôtre… T'avons-nous jamais contrariée, cependant? Aujourd'hui où tu pourrais, en te sauvant toi-même, nous rendre si heureux, tu ne songes qu'à achever ta perte, sans te soucier de consommer la nôtre! Pourtant, si tu voulais, il y aurait peut-être un moyen…

Elle pliait la tête… Pauvres gens! Si distants qu'ils fussent, et si vains que lui semblassent les motifs de leur peine, elle eût voulu, après avoir tant souffert d'eux, apaiser, si c'était possible, leur désarroi. Comment?… Elle répéta:

—Un moyen? Lequel?

—Eh bien! voilà… Ne parlons plus de Lucien. Tu vois, je n'insiste pas, oui, je m'incline… Restent (et cela ne doit à aucun prix sortir d'entre nous) la situation où tu t'es mise… et ses… conséquences possibles. As-tu mesuré le risque qu'une grossesse comme celle-là te ferait courir? Le danger auquel elle nous expose? Car ici, que tu le veuilles ou non, la famille est solidaire. Il ne s'agit plus seulement de ses intérêts, mais de son honneur…

Il emplit, d'un mouvement emphatique, tout le salon.

Elle murmura:

—L'honneur…

—Parfaitement. Nous sommes perdus, si tu ne saisis pas le recours que je t'offre. Une occasion magnifique, inespérée, de nous tirer tous de là…

—Voyons.

Il toussa.

—Hem!… Le baron Plombino a toujours eu pour toi un sentiment très vif. Quand il m'en a parlé, tu étais déjà engagée avec Lucien. Mais hier soir précisément, il est revenu à la charge… «Si jamais ce gaillard-là ne faisait pas le bonheur de votre fille, je retiens la place… No 1…» C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux…. Qu'en dis-tu?

—Tu as fini?

Le cœur soulevé, Monique évoquait le juif à l'affût, avec sa gueule d'hippopotame. Elle sentait s'abattre sur elle la lourde patte, molle et moite…

—Non! Je te rappelle que si, par certains côtés, le baron ne représente pas… l'idéal, tu n'as pas le droit, tu entends, pas le droit de te montrer difficile! Mariée, baronne, et plus d'un million de rentes, cela vaut mieux que d'être fille-mère, ou de te faire avorter… Cela concilie tout: avantages et morale.

Monique était pétrifiée: son père, ce trafiquant immonde!… Il attendait, complaisamment, avec la conviction d'avoir énoncé une vérité sans réplique. Elle dit enfin, à voix basse, mais en le regardant en face:

—Tu me dégoûtes!

Il sursauta, et se précipitant sur elle:

—Tu dis!

—Que j'en ai assez! Ça, le mariage! Ça, la morale! Adieu. Nous ne parlons pas la même langue.

—Tu n'es qu'un monstre! Je te renie! Tu n'es plus notre fille…

—Alors, lâche-moi.

Il l'avait saisie par le poignet, la secouait brutalement… Il était le maître,—l'homme, et le père, chef de famille.

—Et d'abord, tu céderas. Tu n'es pas majeure! Tu nous dois obéissance.

Elle secoua la tête, en criant:

—Lâche-moi! Tu n'es qu'une brute! Je partirai, avec tante Sylvestre… Ici je ne suis pour ma mère qu'une poupée… On en joue, et puis on la casse! Et pour toi! pour toi!… Moins encore: un bétail qu'on vend!… La famille! C'est du propre. Je n'ai besoin de vous ni de personne. Je travaillerai, je gagnerai mon pain.

Il ricana, transporté de rage:

—Avec tes fleurs peintes, peut-être?… Ou en raccrochant, hein? Ça te connaît… A ton aise. Bonsoir. Que je ne te retrouve pas à l'heure du dîner!

—Sois tranquille!

Une sonnerie tinta. Ils s'arrêtèrent.

—C'est Lucien! dit Monique.

M. Lerbier courut à la porte du salon, mais elle le devança, ouvrit sans qu'il eût le temps de la retenir:

—Sacredieu! jura-t-il, je te défends…

Déjà, humble, l'air à la fois suppliant et tendu, Lucien était entré. M. Lerbier déconcerté le regarda, regarda sa fille, et voyant tout perdu, cria:

—Elle est folle! mon cher! Folle!… N'écoutez pas un mot de ce qu'elle va vous dire… Je vous verrai ensuite. Venez dans mon cabinet. Nous causerons…

Monique avait pris Lucien par le bras. Son père parti, et sitôt seuls, elle le lâcha. Un peu de son exaltation avait soudain disparu. Le plus cruel était souffert. Restait l'explication pénible. Mais, à sa lassitude désespérée, une sorte de sombre satisfaction se mêlait. Et calme d'apparence, sous le tumulte:

—Ecoutez-moi.

Pressé de se justifier,—car il croyait l'aimer, moins dans la mesure de son désir que dans celle de ses projets, auxquels elle était liée,—il s'écria:

—Il faut me pardonner, Monique. Je ne suis pas coupable, bien que toutes les apparences soient contre moi… toutes, jusqu'aux soins même que j'ai pris pour vous éviter tout soupçon! Ne vous prouvent-ils pas, cependant, à quel point je tenais à ne pas vous tourmenter, surtout si inutilement! Car, maintenant, c'est liquidé! Jamais plus vous n'entendrez parler de cette fille! Sachez seulement que nous avons été sous la menace d'un esclandre terrible, coups de revolver, etc…

Elle le laissait aller, ironique, comme si elle eût percé ces derniers mensonges, deviné l'entente conclue entre sa maîtresse et lui… Il l'avait assez facilement apaisée, par le don d'un collier de perles et l'offre d'une mensualité, avec promesse de rendez-vous fréquents… Il se tut et leva les yeux: l'insolent visage le décontenançait, par son expression de douleur contenue.

Monique fit appel à toute sa volonté.

—J'admets la sincérité de vos intentions. J'admets même la sincérité de votre amour.

Il protesta:

—Oh! Monique, moi qui…

Elle l'interrompit:

—Quoi? Votre désintéressement? Ma dot? C'est à cela que vous pensez?… Oui, hier j'avais pris votre renonciation pour la preuve que vous ne n'aimiez, en effet, que pour moi. Aujourd'hui…

Elle eut un geste infiniment las.

—Pouvez-vous douter que?…

—Je doute de tout, maintenant.

Il s'écria, sincère:

—Excepté de moi, Monique, et de vous!

L'idée de la perdre, et avec elle l'imminente réalisation de l'affaire à bon compte, le retournait jusqu'au tuf: l'intérêt. Elle le regarda, gravement. La voix sur elle avait glissé, sans l'émouvoir, la voix qui hier encore la pénétrait, l'exorcisait. Il continua, encouragé:

—Je n'ai fait, je vous le jure, qu'un seul calcul: dans quinze jours, nous serons mariés. Nous partirons pour Cannes. Ce sera la grande semaine d'aviation… Ou si vous préférez quelque nid perdu du côté d'Hyères, nous n'aurons que l'embarras du choix. Les Maures sont pleins de ravissantes promenades d'auto… Au retour, une bonne petite vie, bien gaie, dans notre appartement des Champs-Elysées… Pierre des Souzaies m'a signalé ce matin, chez Maxim's, où nous avons déjeuné avec votre père, une petite table Louis XV pour la chambre à coucher. Nous la mettrons à côté de notre amour de lit de repos, sur lequel on est si bien…

Il sourit avec fatuité, à l'allusion, en même temps qu'elle tressaillait, avec horreur, au souvenir… La minute de trouble divin, la foi, l'espoir souillés! Elle s'arracha au dérisoire embrassement. Comme elle était une autre Monique, un Lucien nouveau était devant elle, qui vainement parlait, avec les phrases d'autrefois. Car elle en était sûre,—il mentait, ils mentaient, tous, tous!… La colère la prit. Elle ne dominait plus ses nerfs. Et durement:

—Notre amour!… N'en reparlez plus jamais.

—Franchement…

Elle éclata de rire:

—Franchement? Savez-vous seulement ce que ce mot veut dire?… Eh bien, soit! Franchement, tout est fini entre nous… Non! Non!… Inutile. Ne croyez pas à quelque ruade de jeune animal, qu'on apaise en le caressant! Je ne me marierai jamais. Ni avec vous, ni avec un autre. Hier en quittant le restaurant, j'ai laissé derrière moi pour toujours, entre vos mains, la Monique que j'étais… Que sa dépouille vous soit légère!… Maintenant, ce n'est plus la jeune fille, c'est la femme qui vous parle. Vous entendez! Une femme…

Il la regardait, sans deviner. Alors elle cria:

—Je me suis donnée à un autre. Oui, avant de rentrer ici, où ma mère m'attendait…

—Monique!

—Ne m'interrompez pas, ou je vous laisse. Pourquoi j'ai fait cela? Parce que nous n'avons plus rien de commun. Pourquoi je vous le dis? Pour qu'il y ait entre nous, désormais, une barrière infranchissable!

Il esquissa un geste. Elle trancha:

—Le passé, vous l'avez pourri, comme tout le reste. Mon abandon d'enfant crédule? Qu'importe! Et surtout que vous importe? Vous ne m'avez jamais aimée… Moi? Je ne vous hais même pas. Mais si vous saviez comme je vous méprise!… Non, laissez-moi, j'achève. Ce qu'on en dira, c'est cela, n'est-ce pas? Les conséquences?… Je m'en moque. La société? Je la récuse. Je romps avec elle pour vivre comme une indépendante, selon ma conscience! Pour vivre, moi femme, comme… tenez! ce que vous ne serez jamais: un honnête homme. Adieu. Elle gagnait la porte. Il lui barra le passage:

—Je ne veux pas que nous nous quittions ainsi. Je tiens à vous, et je suis prêt à vous disputer à vous-même. Il y a, dans votre explosion, trop de véhémence pour ne pas cacher quelque… déformation. Heureusement!

—Aucune.

—Alors, deux questions…

—Parlez.

—Jurez-moi que ce que vous me dites avoir fait hier soir, vous l'avez fait, réellement.

—Je le jure…

Elle lut dans son regard un doute. Elle ajouta:

—Je le jure sur la tête de ma tante Sylvestre. Et vous savez si je l'aime.

Il s'écria, saisi de rage:

—Peut-on savoir le nom de votre complice?

La stupéfaction, l'amour-propre indigné l'outraient moins que le regret de la combinaison manquée…

—Mon complice? C'est bien le mot bourgeois que vous deviez dire!… Le complice de ma faute, n'est-ce pas?… Un duel? Vous pouvez rengainer votre fureur. D'abord, je ne vous suis rien, je n'appartiens qu'à moi… Ensuite… Je ne le connais pas.

—Vous ne le connaissez pas?

Elle eût souri, si elle l'avait pu, de son ahurissement. Mais tout, en lui, se rebellait. Il haussa les épaules: elle inventait!… Alors, impitoyable, avec une espèce d'apaisement farouche, elle donna des précisions. Elle jouissait de voir se crisper, blêmir à son tour celui de qui elle avait attendu le bonheur de sa vie, et qui l'avait, en une minute, précipitée à l'inconnu…

Lucien Vigneret souffrait sans comprendre. Caractère, éducation, tout en lui faisait obstacle, entre le fait et son appréciation. Il la haïssait, et pourtant la regrettait. Un moment même il balança si, faisant taire sa rancœur, il ne lui proposerait pas la continuation de leurs projets: mariage compensé par une liberté réciproque. Mais avec un numéro pareil!… Mieux valait simplement rattraper l'affaire, sous quelque autre forme, avec le père. Peut-être, somme toute, l'avait-il échappé belle! Il n'en gardait pas moins un sentiment trouble. Perdue,—et de toute manière,—elle lui semblait désirable encore. Autrement, et, peut-être même davantage…

Elle s'en rendit compte, écœurée à l'étrange lueur de son regard, et voulut sa revanche entière:

—Regardez-moi! Oh! ce n'est pas de votre jugement que je me soucie! Je voudrais seulement que cette leçon vous serve… J'aurais pu vous pardonner une erreur… Mais la conception que vous avez de la vie, des hommes, des femmes, votre pensée, toutes vos pensées!… Le mépris qu'elles témoignent de moi… Cette méconnaissance du cœur et de l'intelligence, voilà ce qui est impardonnable. Voilà ce qui nous fait aussi étrangers l'un à l'autre que si nous étions des êtres de race et même de couleur différentes. Voilà ce qu'il vaut mieux, croyez-moi, avoir mis à nu, tout de suite. Les souffrances d'un jour nous épargnent des années de malheur.

—Que fallait-il faire?

—Tout m'avouer… avant!

—Vous n'auriez pas admis…

—Qui sait, si vous m'aviez expliqué!… Je vous aimais, j'aurais tâché de comprendre.

Il vit, du fond de sa chute, le pont effondré. Mais se défendant encore:

—Peut-être!… J'aurais dû sentir que vous ne ressemblez pas aux autres… que vous êtes une créature unique!

—Ne le croyez pas. Nous avons toutes soif de franchise et de propreté.

Il réfléchit:

—Pourtant, il y a des cas—le mien!—où le mensonge est une intention pieuse… D'autres où il est une précaution nécessaire.

Elle railla:

—Vis-à-vis des femmes?

—Et des hommes, compléta-t-il.

—Allons donc! Vous mentiriez à un de vos associés, en affaires?

—Ce n'est pas la même chose.

Elle oublia sa propre souffrance. Elle s'élevait jusqu'à la douloureuse compréhension de l'immense drame qui oppose, depuis des siècles, l'esclavage des unes au despotisme des autres… Toute la révolte féminine s'indignait en elle. Elle s'exclama:

—C'est cela! Vos deux morales! Une à l'usage des maîtres. L'autre bonne pour les servantes.

—Il y a une différence…

—Il y a cette différence que pour nous le mariage et l'amour sont plus importants que pour vous la plus grande affaire. C'est toute notre vie!

—Il y a une mentalité différente, si vous préférez…

—Notre pauvreté d'esprit? Notre futilité?… Quand cela serait? N'est-ce pas votre œuvre? Mais non! Cela n'est pas forcément, et toujours… Seulement vous continuez à vivre sur le même éternel préjugé, sans vous apercevoir que tout change.

Il ricana:

—Le progrès?

—Simplement les conditions d'existence, qui nous forcent à évoluer…

—Vers l'égalité, dites-le!… En avant les grands mots!

Elle répéta, avec une conviction profonde:

—Oui, vers l'égalité… L'égalité que nous n'aurions peut-être pas souhaitée si vous ne nous l'aviez imposée vous-mêmes, et dont nous avons besoin aujourd'hui, comme du pain… comme du soleil!… Comprenez-vous maintenant? Comprenez-vous?

Ils s'affrontaient, haussés au-dessus d'eux-mêmes.

Il la regardait sans répondre, troublé malgré lui. Jamais elle n'avait été si belle!… Il sentait, à sa rage de tout à l'heure, succéder une tristesse si grande qu'il en eût pleuré… Il la refréna, cependant. Il y avait dans son désarroi un peu du désespoir de l'enfant qui voit soudain son joujou brisé, et aussi un peu de l'effroi du catholique que le doute, brutalement, envahit… Toute l'armature de son éducation craquait, sous la secousse.

Devant cette révélation tragique d'une âme poussée au désespoir, et que l'ordre même des choses, dont il avait été l'exécuteur, venait de condamner à l'anarchie, il descendait avec un peu d'effroi en lui-même. Il apercevait confusément tout ce que pouvait avoir de dangereux et d'inique l'exercice des privilèges dont on inculque à l'homme, dès l'enfance, l'instinct de souveraineté. Mais aussitôt l'orgueil des sens humilié, la vanité blessée aveuglaient ce faible jour. Il prit son chapeau qu'il avait posé sur une console.

—Je comprends que j'ai fait, sans le vouloir, le malheur de ma vie et de la vôtre. La leçon me servira. Adieu, Monique.

—Adieu.

Il sortit, sans la regarder, pas fier.


Elle resta assise, longtemps. Elle avait mal partout. Elle rêvait qu'elle était redevenue toute petite, et qu'elle venait de tomber, du haut de la grande roche du pensionnat, d'où elle dominait le monde. Elle était étendue, gisante aux récifs que l'eau battait, furieuse, sous un ciel noir. Et elle appelait, d'une voix faible: «Tante Sylvestre!…»

Combien de temps avait-elle passé ainsi? Elle se le demandait, tout d'un coup, en sursautant. Un bruit de voix, de pas, inusité, venait de l'antichambre…

—Monique! criait sa mère, Monique! Viens vite, c'est affreux… Et ton père qui est sorti, avec M. Vigneret!

Une vieille femme, qu'elle ne connaissait pas, et dont elle devait revoir toujours l'air de polichinelle effaré, sous un chapeau à plumes, contait à Mme Lerbier, en haletant:

—Quand j'ai entendu ce cri!… Mon sang n'a fait qu'un tour… Je l'ai vue comme je vous vois. J'étais sur le trottoir, devant la pharmacie, au carrefour de la rue du Havre, gare Saint-Lazare. Pauvre dame! Elle traversait en courant devant un autobus, elle a buté et alors… Le chauffeur a bien fait tout ce qu'il a pu, pour arrêter. Elle était déjà sous les roues… on a trouvé dans son sac, que voilà,—il est intact,—une enveloppe avec son nom et votre adresse… Quand on l'a portée à la pharmacie, elle respirait encore… Elle a demandé qu'on la transporte… L'ambulance municipale est en bas. J'ai tenu à l'accompagner, pour vous prévenir…

Monique, aux derniers mots, s'était précipitée. La civière était au pied de l'escalier, dans le vestibule. Elle souleva, avec une épouvante sacrée, le voile qui recouvrait le visage. Elle crut qu'elle devenait folle. La mort, lacérant le ventre et les jambes, avait respecté les traits chers. Ils semblaient, endormis, vivre encore.

—Tante chérie! appela Monique, secouée de sanglots… Tante!

Une angoisse atroce la pénétrait. Une sueur glacée mouilla son front. Elle sentait en même temps toute sa jeunesse achever de mourir. Et se baissant vers le cadavre, pour l'étreindre, elle défaillit sous le coup suprême.

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