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La gardienne de l'idole noire

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Histoire du berger Nicolas et de la demoiselle Monette

A René Doumic.

I

Le père de Monique tenait à ferme, pour le prieur de Juvignans, trois grandes terres du plat pays, de Bézons à Coupry-les-Châteaux, entre Péronne et Corbie, le long de la rivière de Somme. De cette jeune fille la vie se passait dans les rudes et paisibles travaux des champs. Quand elle ne vaquait pas avec sa mère aux soins de la laiterie, — car les fromages de Bézons comptaient à juste titre parmi les plus renommés de l’Amiénois et faisaient à ceux de Béthune, dont la célébrité ne le cède à aucun autre comme antiquité, une redoutable concurrence, — Monique Piédalue menait les brebis et leurs agneaux aux pâturages. Sa modestie, sa douceur et ses manières honnêtes plaisaient à tous, et, autant par amitié que par égard à sa taille menue et frêle, on avait accoutumé de l’appeler Monette, diminutif du nom de sainte Monique, qui fut mère de monsieur saint Augustin.

Tous les jours que Monette, en corset de ratine bleue et en jupe de tiretaine brune, ses cheveux blonds ramenés sous un mouchoir de toile bise, paissait son troupeau de deux cents têtes dans la vaine pâture qui sépare les deux marais de Coupry et se perd dans la monotone étendue de leurs roseaux, Nicolas lui tenait fidèle compagnie. Mais il lui tenait compagnie à un bon jet de flèche, ce qui est une distance considérable, puisqu’en ce pays de Picardie tout homme se pique d’être bon archer et de toucher le but à cent quatre-vingt-dix pas bien comptés. Et encore, s’il faut tout dire, une réserve plus grande que cette distance retenait Nicolas loin de Monette, car ce petit berger était un pauvre enfant trouvé.

Il est à la connaissance de chacun que cette qualité d’enfant trouvé comporte cependant certain avantage : celui d’être suspecté de noblesse, puisqu’il est impossible de faire la preuve du contraire tant que les parents de l’abandonné demeurent inconnus. Nicolas, dans sa simplicité, n’avait jamais songé à pareille chose. C’était un enfant de la nature et qui ne savait rien de plus beau que de vivre au grand air entre ses moutons et ses chiens.

L’histoire de Nicolas différait peu de celle de ses pareils. Le curé de Bézons l’avait découvert de grand matin, couché au pied de l’autel, enroué à ne plus pouvoir crier, tétant son pouce et se démenant de telle force qu’il roulait de marche en marche, telle une noix livrée à elle-même sur un escalier. Le curé dit sa messe sans omettre les prières pour les mères malheureuses au point d’exposer leurs petits. Puis il roula le marmot dans son manteau, car la saison était dure, et le porta au presbytère. La servante confia Nicolas, après qu’il eut été baptisé et muni de ce nom chrétien qui était son seul bien sur la terre, à maître Piédalue. Le chagrin du fermier était de ne pas avoir de descendant mâle. Il se résolut à tenir pour sien ce fils qui lui était tombé du ciel par une nuit de décembre. Et sa femme, la mère Claude, dont la charité égalait les autres mérites, dit ces seuls mots : « Qu’il soit le bienvenu ! ce sera le frère de Monique, et il veillera sur elle quand nous ne serons plus là. »

Ainsi les deux enfants avaient grandi côte à côte, sans qu’une distinction injurieuse s’établît entre la fille de la maison et l’orphelin étranger. Nicolas, d’ailleurs, gagna bientôt son pain et son habit. Il n’était pas de meilleur berger à la ronde, nul ne s’entendait mieux à soigner les bêtes, à conjurer les sorts, et Nicolas pouvait prédire deux jours d’avance le vent, la pluie ou le beau temps. Il savait lire et écrire, compter même, et aidait maître Piédalue à se défendre contre le trésorier du prieur, homme avide et qui réclamait souvent deux fois son dû. Et tout cela grâce au curé de Bézons, qui, pendant les longues veillées d’hiver où la terre et les laboureurs se reposent, donna à Nicolas la petite instruction suffisante à un garçon de sa condition.

Enfin, pareil à ces bons génies qui, dans les contes de fées, veillent à toute heure et en tous lieux sur les princesses en péril, Nicolas était le gardien de la « Demoiselle ». Car il donnait à Monette ce titre, proportionné à la hauteur où il la situait dans son esprit. Qu’un chien sauvage s’en vînt rôder, qu’un taureau s’égayât, qu’un vagabond apparût aux environs de Monette, la fronde de Nicolas ronflait, et les pierres sifflantes avaient tôt fait de reconduire bêtes ou gens. De sorte que, lorsqu’il accourait brandissant son bâton au fer tranchant, l’ennemi avait déjà pris la fuite. Au reste, ces alertes étaient rares. En tous temps, Nicolas s’occupait, sans perdre de vue ses bêtes, à raccommoder patiemment ses vêtements ou ses chaussures, à tailler avec adresse la tête d’un bâton à l’image de l’homme, et aussi à tirer les oiseaux de marais avec sa fronde.

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