La gardienne de l'idole noire
Véridique Histoire de la Vierge Marine
A Marie de Régnier.
Marine était une vierge chrétienne, fille unique d’un patricien de la Thrace. Étant devenu veuf, cet homme se retira dans un monastère et décida sa fille à l’y accompagner. Sans s’arrêter à ce que cette pieuse fraude pouvait porter en soi de blâmable, Marine revêtit des habits de garçon et entra dans le couvent, où elle prit le froc sous le nom de Frère Marin. Le père de Marine mourut alors qu’elle n’avait pas plus de seize ans. Elle continua de vivre sous ses habits de religieux et de rendre à la communauté tous les services qu’on pouvait attendre d’un jeune homme vigoureux, en tout soumis aux règles de l’ordre et que ne rebutaient point les plus durs travaux.
Il s’agissait, entre autres, de conduire un chariot attelé de bœufs. Poussant ses bêtes puissantes et paisibles vers la ville, Frère Marin s’en retournait avec les provisions et les objets nécessaires à la vie des moines. Mais du monastère à la ville la route était longue, et les ombres de la nuit la rendaient peu sûre. Aussi, quand le jour tombait, Frère Marin avait-il coutume de profiter de l’hospitalité d’un seigneur nommé Pandoche, dont le château se trouvait placé sur son chemin.
Or, il advint que la fille de Pandoche, à la veille de devenir mère et ne pouvant cacher plus longtemps la faute qu’elle avait commise avec un homme de guerre qui avait demeuré sous le toit paternel, avoua à ses parents, qui la pressaient de dénoncer son séducteur, que Frère Marin était le coupable.
Le seigneur Pandoche s’en fut tout aussitôt demander à l’abbé justice d’un pareil crime. Frère Marin, appelé, ne tenta point de se défendre. Il avoua sa faute, ou, pour mieux dire, celle dont on le chargeait. Obéissant à cette charité chrétienne dont son cœur débordait, Marine ne voulut pas que la coupable fût confondue. Sans doute aussi redoutait-elle pour la fille de Pandoche quelque châtiment barbare de la part de ce père irrité. Toujours est-il que Frère Marin se prosterna aux pieds de l’abbé et, se meurtrissant la poitrine, confessa son péché.
La chose était de celles qui demandent une punition exemplaire. L’abbé ordonna que le moine impur fût battu durement de verges et qu’on le chassât ensuite du monastère. Frère Marin supporta son malheur avec une pleine résignation. Trois années durant, on le vit mener une vie de mortifications et de pénitence. Exposé aux intempéries, sans autre abri que le porche, jamais il ne s’éloigna du seuil de son couvent, si glacée que fût la bise et quelle que fût, en sa saison, la pernicieuse ardeur du soleil de Thrace.
Par compassion pour une telle misère, le Frère aumônier donnait chaque jour un morceau de pain au pauvre Marin. Ainsi de ce pécheur la constance et l’humilité firent-elles tourner à l’édification d’un chacun ce qui avait paru d’abord l’objet d’un irréparable scandale.
Les tribulations de la bienheureuse Marine ne touchaient point encore à leur fin. Une épreuve dernière lui était réservée avant sa glorification en ce monde. Quand l’enfant de la fille de Pandoche fut sevré, les parents ne crurent pouvoir mieux faire que de le porter à l’abbé pour qu’il s’en chargeât. Celui-ci, estimant que Frère Marin, s’il avait réussi à soutenir jusque-là sa chétive existence, n’en était que plus capable de subvenir aux besoins de son enfant, ordonna qu’on le lui remît. Au père responsable de nourrir cet enfant délictueux.
Deux années durant, Marine continua de vivre misérablement sous le porche du monastère avec la petite créature qui était son fils au regard du siècle. La sévérité de cette pénitence, qui durait depuis cinq années, émut enfin les moines, et ils se décidèrent à tenter quelque chose en faveur de ce pécheur repentant.
Ils s’en furent trouver l’abbé, en corps, et le supplièrent de rétablir le Frère Marin dans sa condition première. L’inexorable abbé n’accorda qu’une commutation de peine. Marin fut autorisé à rentrer dans le monastère, avec son fils, mais à charge par lui de remplir les fonctions les plus grossièrement serviles. Balayer les cours et la cuisine, enlever les ordures, porter l’eau, tel fut son nouvel état.
Marine l’accepta sans se plaindre, et nul n’eut de reproche à lui adresser sur le moindre détail de son service. Pour rebutante que fût sa tâche, elle la remplit d’un cœur joyeux jusqu’au jour où il plut à Dieu de la rappeler à lui. Elle s’éteignit en pleine jeunesse, le dix-septième jour des calendes d’août.
On pourrait croire que l’abbé se départit alors de sa sévérité première. Il n’en fut rien. La rigueur de sa justice ne désarma point devant la mort. Ses ordres furent formels : le défunt Frère Marin n’aurait point sa part de la sépulture monastique. On l’enterrerait loin de ce couvent, dont le relâchement abominable de sa conduite avait diminué la réputation, et aussi parce que sa pénitence n’avait pas été suffisante.
Mais comme, dociles aux ordres de l’abbé, les moines commençaient de laver le corps de Frère Marin avant que de l’ensevelir, ils découvrirent la vérité, et tous se sentirent remplis d’une obscure douleur et d’un pieux étonnement.
Tenant, en bon chrétien, les voies de Dieu pour impénétrables, l’abbé s’humilia devant la dépouille mortelle de cette Marine qui fut une sainte sur la terre. On fit à la vierge de Thrace des funérailles magnifiques. On la coucha dans un superbe tombeau.
Ce tombeau devint rapidement un lieu fertile en miracles. Le premier, et certes le plus considérable, se produisit au bénéfice de l’accusatrice même de Marine. Possédée du démon depuis des années, la fille de Pandoche fut amenée devant le tombeau de la sainte. Ayant confessé son crime et détesté son infâme calomnie, elle en reçut aussitôt un grand soulagement. Et, sept jours après, le démon qui la tourmentait l’abandonna.
Sainte Marine est honorée parmi ces bienheureux que la dévotion des croisés ramena d’Orient dans nos pays de l’Ouest. Ce fut au douzième siècle que les Vénitiens rapportèrent son corps dans leur ville, où ils lui dédièrent une église. Son culte, en France, apparaît comme un peu postérieur. Il semble dater du second quart du treizième siècle.
Sur l’emplacement de l’Hôtel-Dieu actuel se dressait jadis l’église Sainte-Marine. C’était la plus petite paroisse de Paris. Elle ne comptait guère plus de douze paroissiens ; mais de ceux-ci les libéralités suffisaient à assurer le service. La démolition de ce vénérable édifice n’est pas si ancienne que les vieux Parisiens en aient perdu tout souvenir. Alors que les îlots de masures pittoresques entourant le parvis de Notre-Dame n’avaient pas encore disparu sous le pic de M. Haussmann, ce qui restait de la vieille église se pouvait voir dans ce cul-de-sac dit de Sainte-Marine. Le vaisseau délabré servait d’atelier à un raffineur.
C’est dans cette minuscule paroisse que l’official unissait les couples qui, revenus des erreurs de l’union libre, contractaient mariage régulier et valable. Le prêtre bénissait les pécheurs réconciliés et leur passait au doigt un anneau de paille remplaçant en cette occasion la traditionnelle alliance dont use le commun des hommes.
Que l’anneau de paille fût un symbole d’humilité, l’on n’en saurait douter. Il rappelait, aussi et surtout, la légende de sainte Marine, légende entre toutes belle et touchante.
Telle est, sommairement racontée, l’histoire de sainte Marine, que les vieux sculpteurs représentèrent sous la figure d’un moine tenant un enfant au maillot entre ses bras.