La gardienne de l'idole noire
La Gardienne de l’Idole noire
A Henri Lavedan.
I
Je suis arrivé à l’extrême vieillesse, et, dans ce couvent, tous me croient sourd. A parler franc, je les entends très bien, ces moines, se répéter à l’envi que je ferai une bonne fin. Je le veux croire. Bientôt, sans doute, ma triste dépouille, sous un drap noir croisé de blanc, semé d’ossements en sautoir et de têtes de mort, s’en ira rejoindre au cimetière ceux qui l’y ont précédée. Porté par des pénitents en cagoule, j’atteindrai ma demeure dernière. Puis il ne sera plus question de moi sur la terre.
Aussi bien mourrai-je tranquille, sans ce souci dernier de savoir à qui laisser mes biens. Je ne possède rien ici-bas que la jambe de bois que je gagnai, en combattant dans le tercio napolitain, au service du défunt empereur.
Deux vices principaux m’ont condamné à ne réussir en rien dans cette vie : un penchant immodéré pour l’amour et une cupidité que rien ne put satisfaire. Des plaisirs de l’amour et des richesses il ne m’est resté que le souvenir, tant il est vrai que tout cela compte au rang des choses essentiellement périssables. De même que les femmes reprennent toujours leur personne après nous l’avoir donnée, — mieux vaudrait dire prêtée, — la fortune sait se dégager à miracle quand elle croit s’être confiée à un homme indigne. Tenir et retenir sont deux. J’ai souvent tenu, mais je suis toujours demeuré les mains vides. Seul le souvenir ne m’a pas fui.
Ainsi mon existence a passé, jusqu’au jour où, privé d’une jambe par les hasards de la guerre, — qui sont non moins considérables que ceux de l’amour, — j’ai dû à la charité d’un vénérable prieur d’entrer dans cette abbaye qui m’abrite. Mon sort n’est point malheureux. Une arquebuse légère sous le bras, je parcours, à certaine heure de la nuit, le jardin potager dont je partage la garde avec deux autres estropiés comme moi. Pour le reste, on me nourrit bien. J’ai mon escabelle, aux offices, non loin du chœur. Chaque année, je reçois un habit complet de serge et de drap.
A la vérité, nul regret ne me travaille quand je fais un retour sur moi-même. L’âge a glacé mes sens, et je ne suis plus bon à rien. Mais mon esprit est toujours lucide et ma mémoire fidèle. C’est pourquoi le père confesseur me laisse entendre que je porte l’enfer en moi, tant je semble trouver de satisfaction à descendre au plus profond de ma mauvaise nature.
Peu m’en chaut. L’amour et la cupidité ne cessèrent point de lutter en moi jusqu’au jour où, faute d’objet, ils renoncèrent à la lutte. Je meurs pauvre et délaissé, et c’est bien ma faute. Audacieux et habile pour gagner, j’ai été incapable de garder — je me répète, c’est de mon âge — tous les trésors d’amour et d’argent que me valurent mon activité et mon courage.
A l’exemple de mes bénéfices, mes amours furent éminemment transitoires. Ils ne sont plus représentés que par des souvenirs aussi inconsistants que ces cendres légères que le vent disperse après que le feu s’est éteint.
Et pourtant à quelqu’un de ces souvenirs je crois sentir une ardeur singulière s’allumer en moi et une apparence de désir me fournir l’illusion d’une cruelle morsure aux entrailles. Vieillard impotent et qui n’est plus qu’un objet de pitié, je revis par la pensée ces heures d’ivresse qu’est toujours venu troubler le souffle empoisonné de la cupidité. Tels ces ombrages de l’Inde qui rendent mortelles les rives des plus claires rivières.
En plein amour, je songeais trop souvent à l’or ; toujours de l’or, j’étais distrait par la vision de l’amour. Je ne parle que de l’amour profane, — vous m’entendez, — car, au vrai, il n’en est point d’autre qui vaille.
Sans me sentir piqué par cette mouche poétique qui étourdit tant de mes contemporains et les oblige à coucher par écrit des incidents choisis de leur vie qu’ils entremêlent de maximes morales, je ne veux pas devenir muet à jamais avant d’avoir raconté l’aventure la plus singulière d’une vie où l’extraordinaire fut cependant la chose la plus commune. Quand j’aurai écrit cette histoire, je cacherai mon manuscrit avec tant de soin que personne ne le saura jamais dénicher avant qu’on n’ait détruit l’église de l’abbaye où j’aurai passé mes derniers jours. Moi, Gianbattista Capoferro, ancien alfier dans les armées de l’Empereur, qui suis allé aux Indes avec les Portugais et en Afrique avec les Espagnols, je raconte ces choses pour me divertir une fois encore avant que de m’endormir de l’éternel sommeil. Et j’ai dûment paraphé cette page de ma signature — marque d’ailleurs sans valeur, ce 31e d’octobre 1583.
En cette année 1529, qui était la vingt-huitième de mon âge, je me trouvais errant dans les Indes orientales et en proie à une si dure misère qu’à l’exception de mes armes je ne possédais rien ; car, de mes dettes, au contraire de bien des gens, je n’ai jamais tiré sujet d’orgueil. Logé, la plupart du temps, à la belle étoile, nourri de vent, j’allais, plus maigre que les corneilles qui abondent en ces contrées, et je les valais en noirceur. Les proies étaient rares. La fortune, qui, ainsi que je l’ai déjà dit, ne se lassa jamais de m’humilier de ses bienfaits, pour, sans doute, se donner ce plaisir de me les reprocher quand je les avais perdus, la fortune, donc, mit sur mon chemin un tyranneau de Golconde ou de quelque autre pays voisin. Ce musulman désirait vivement s’emparer de la capitale d’un rajah — un chef, dans le langage des païens — de Vijianagar.
De ces villes ou de ces régions ne m’obligez pas à vous tracer un fidèle tableau. Il y a si longtemps de tout cela que je crois, en vérité, qu’il n’en subsiste plus même la place. Quoi qu’il en soit, ce Maure m’engagea à son service et me confia le commandement d’une centaine de cavaliers. La solde m’était payée exactement. J’avais des chevaux, des domestiques sans nombre. Quant aux femmes, je n’en manquais certes pas. En prenait qui voulait, et dans les temples des faux Dieux et ailleurs. Notre conduite était la même chez les amis ou les ennemis.
Lorsque nous investîmes la ville du païen adorateur des idoles, nous en trouvâmes les défenses extérieures à ce point fortes que nous fûmes d’avis de tourner le dos sans tarder. Me souciant moins de la gloire que du bel argent, j’avais pu déjà réaliser des économies considérables. Et je songeais, avant tout, — qui ne m’approuvera ? — à les mettre en sûreté derrière des murs aussi solides que ceux dont nous étions les peu déterminés assiégeants.
Cependant, appelé au conseil de guerre, — tant ces Maures et autres indigènes nourrissent de confiance en nous autres, hommes de l’Occident, — j’opinai dans ce sens qu’on pouvait tenter toujours un assaut. Le prince mahométan adopta mon idée sans deviner mes raisons. Mon intérêt était de faire durer la guerre pour être payé plus longtemps. Sachant combien sont longs à se décider ces Orientaux indécis, je me réjouissais à l’avance des délais qu’ils apporteraient à aborder une pareille entreprise. D’ailleurs pouvais-je croire que nous emporterions de haute lutte une enceinte défendue par plus de cinquante tours, sans compter les courtines crénelées, les ravelins et autres ouvrages, sans compter surtout les fossés larges et profonds, où des crocodiles gigantesques nageaient à l’instar des grenouilles qui s’ébattent dans les bassins de notre potager ?
Tout arrive, pourtant, ainsi que dit l’auteur dont j’ai oublié le nom. Un certain soir, l’assaut fut donné par nous, et j’emportai, à moi seul, les avancées de la porte principale. J’avais charge de garder l’avenue de cette porte et de passer au fil de l’épée les fuyards qui tenteraient de sortir par cette voie. Mais, quand je crus comprendre que les nôtres avaient escaladé les remparts du quartier opposé, — supposition d’ailleurs entachée d’erreur, — je me sentis étrangement désespéré à l’idée de tout ce butin qui allait m’échapper.
— « Garder une porte est bien, me dis-je ; l’enfoncer est mieux ! Et, après, chacun pour soi ! La ville gagnée est au premier occupant. »
Mes soldats n’eurent pas besoin d’être prêchés longtemps pour entendre. Pleins de confiance dans ce blanc sage et audacieux qui les avait toujours commandés sans qu’ils eussent beaucoup à obéir, ils mirent pied à terre et jurèrent de périr à mes côtés. Je me fis déchausser les éperons, et, la bourguignote en tête, la rondache au bras, l’épée à la main, je montai à l’assaut de cette porte que nos esclaves eurent tôt jetée à bas à coups de hache, les défenseurs s’étant enfuis dès que mon visage leur apparut.
Taillant du cimeterre dans cette foule éperdue, mes Maures se dispersèrent par la ville, et je demeurai presque seul. Je retrouvai bientôt une partie de mon monde occupée à maltraiter un malheureux, fou de terreur, qui se débattait en invoquant Isaac et Jacob. Ce juif infortuné ne m’eut pas sitôt aperçu que, échappant à ses persécuteurs, il roula comme une boule jusqu’à mes pieds. Les serrant au point que je sentais l’étreinte de ses doigts noueux à travers le cuir de mes bottes, il criait, avec des sanglots capables d’attendrir les rocs mêmes de l’Inde :
— Salam ! Salam ! Seigneur Gianbattista, protecteur du pauvre, sauvez-moi de la mort ! Sauvez ma famille et ma maison ! Seigneur Gianbattista, vous êtes mon père, vous êtes ma mère !
Puis, se redressant sur les genoux, il chuchota rapidement :
— Sauvez-moi, et je vous ferai gagner, foi d’Azer, une somme d’argent vraiment extraordinaire.
Depuis longtemps, je connaissais cet usurier nomade qui trafiquait de toutes choses. Il m’avait rendu plusieurs fois service, remettant « au jour où je serais riche » le terme pour m’acquitter envers lui. Le tenant pour un homme subtil et qui ne parlait pas en vain, je donnai des ordres sévères à mes cavaliers. Sans murmurer pour ce que je les privais du plaisir de tuer un juif, ils s’éloignèrent pour butiner ailleurs.
Rajustant tant bien que mal ses pagnes et son caftan, déchirés en mille pièces, mon ami Azer me poussa dans sa maison puis fixa la barre et cadenassa la porte. Ensuite, il m’obligea à me rafraîchir avec un vin dont je n’ai, si ma mémoire est fidèle, jamais retrouvé le pareil. Et quand j’eus bu à ma soif, qui était grande, je sommai mon juif de s’expliquer et de me permettre de sortir pour que je pusse continuer de me distinguer.
Mais, en vérité, c’était un autre Azer qui se dressait devant moi. Frais, souriant, avec des habits d’une blancheur immaculée, tuyautés, plissés, c’en était un rêve. Des floches de soie verte retombaient du bec crochu de ses babouches rouges. Et les petites tresses contournées en cornes s’avançaient de chaque côté, sous son bonnet pointu, comme pour défendre ses tempes. Cela donnait à l’usurier illustre du Deccan une ressemblance assez grande avec le diable, auquel il est licite de ne pas croire mais qu’il convient toujours de redouter, en toute sagesse.
Avant que de répondre, Azer se prosterna quatre et cinq fois, baisa la terre entre mes pieds, me supplia de m’asseoir sur un coffre que recouvrait un tapis, me fatigua de ses bénédictions, des souhaits de sa famille, « dont vous êtes le père, la mère ! » puis il commença de parler sérieusement :
— J’ignore, seigneur Gianbattista, si vous savez ce qu’il en est de la ville. Moi, je le sais. Vous avez été trahi par le prince Mohammed Ali Khan. Il est parti cette nuit même en vous laissant prendre Krichnaveram avec vos cent chevaux. A cette heure, vos Maures sont ou massacrés ou enrôlés dans les troupes de notre rajah. Telle est la vérité. Écoutez !… Est-ce là le silence, ou ne l’est-ce pas ? Les bruits d’une ville à sac parviennent-ils à vos oreilles ?… Regardez par cette fenêtre. Une partie de la cité est sous vos pieds. Voyez-vous monter la lueur des incendies ?… Maintenant, reculez-vous et laissez-moi tirer ce volet. Il n’y a aucune utilité que l’on vous voie dans ma maison… Mais, rassurez-vous ! Étant mon hôte, vous ne courez nul danger.
Me voyant froncer le sourcil, le prudent Azer crut que Je l’accusais de douter de mon courage. Il se pelotonna donc à mes pieds : « Protecteur du pauvre ! Seigneur Gianbattista !… Vous êtes mon père, vous êtes ma mère ! Avec vous, la prospérité rentre sous mon toit ! »
Il reprit enfin son discours. Je le résume ainsi :
— « Pour un homme de votre mérite et de votre courage, il n’est rien d’impossible. Une entreprise se présente. Si vous l’exécutez, on vous payera un lak de roupies, en espèces, — somme énorme ! Et l’on vous donnera tant de pierreries que vous pourrez jouer avec, aux ricochets, sur la Cavery. L’entreprise est telle : dès la cinquième heure de la nuit, et elle est proche, vous enlèverez, du temple où je vous mènerai, une jeune princesse et la mettrez en sûreté. Les instructions, on vous les donnera. Vous aurez pour guide la grande gardienne de l’idole… Une femme très belle ! »
Ici le juif salua, les mains croisées sur sa poitrine, avec une mine où il n’était pas difficile de lire qu’il se moquait et du sort et de la vertu de toutes les Indiennes, idolâtres, étrangères et à son épouse à lui, Azer, et à ses filles.
Je n’étais pas assez ignorant des choses de l’Inde pour rejeter parmi les fables grossières les propos mystérieux de cet hôte de hasard. Mais il me fallait quelque apparence de garanties. Azer m’en fournit. Et la meilleure de ces garanties, comme il me l’expliqua, était que lui, homme de confiance du prince qui attendait tout de mon audace, allait me mener auprès de son maître.
— Et puis, dit-il pour conclure, n’oubliez pas que vous êtes mon débiteur, seigneur Gianbattista. Je vous rappellerai même que quatre mille cent quarante roupies que je vous prêtai, il y aura tantôt deux ans, en font bien six mille, et… Ne vous fâchez pas, protecteur du pauvre, J’embrasse vos genoux !… Vous êtes mon père !…