La guerre des mondes
The Project Gutenberg eBook of La guerre des mondes
Title: La guerre des mondes
Author: H. G. Wells
Illustrator: Alvim Corrêa
Translator: Henry-D. Davray
Release date: November 9, 2019 [eBook #60656]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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Table Des Matières
ILlustrations Hors Texte
Illustrations Dans Le Texte
LA GUERRE DES MONDES
H.-G. Wells.
La Guerre
des Mondes
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR HENRY D. DAVRAY
ÉDITION ILLUSTRÉE PAR
ALVIM-CORRÊA
ÉDITÉ PAR L. VANDAMME & Co., JETTE-BRUXELLES
M C M V I
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
Cinq cents exemplaires semblables à celui-ci,
numérotés de 1 à 500 et portant comme
JUSTIFICATION DE TIRAGE
la signature de l’Illustrateur.......
EXEMPLAIRE Nº
APPARTENANT A
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
y compris la Suède, la Norwège et le Danemark.
Personne n’aurait cru, dans les dernières années du dix-neuvième siècle, que les choses humaines fussent observées, de la façon la plus pénétrante et la plus attentive, par des intelligences supérieures aux intelligences humaines et cependant mortelles comme elles; que tandis que les hommes s’absorbaient dans leurs occupations, ils étaient examinés et étudiés d’aussi près peut-être qu’un savant peut étudier avec un microscope les créatures transitoires qui pullulent et se multiplient dans une goutte d’eau. Avec une suffisance infinie, les hommes allaient de ci de là par le monde, vaquant à leurs petites affaires, dans la sereine sécurité de leur empire sur la matière. Il est possible que, sous le microscope, les infusoires fassent de même. Personne ne donnait une pensée aux mondes plus anciens de l’espace comme sources de danger pour l’existence terrestre, ni ne songeait seulement à eux pour écarter l’idée de vie à leur surface comme impossible ou improbable. Il est curieux de se rappeler maintenant les habitudes mentales de ces jours lointains. Tout au plus les habitants de la Terre s’imaginaient-ils qu’il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres probablement inférieurs à eux, et disposés à faire bon accueil à une expédition missionnaire. Cependant, par delà le gouffre de l’espace, des esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes qui périssent, des intellects vastes, calmes et impitoyables, considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. Et dans les premières années du vingtième siècle vint la grande désillusion.
La planète Mars, est-il besoin de le rappeler au lecteur, tourne autour du soleil à une distance moyenne de deux cent vingt-cinq millions de kilomètres, et la lumière et la chaleur qu’elle reçoit du soleil sont tout juste la moitié de ce que reçoit notre sphère. Si l’hypothèse des nébuleuses a quelque vérité, la planète Mars doit être plus vieille que la nôtre, et longtemps avant que cette terre se soit solidifiée, la vie à sa surface dut commencer son cours. Le fait que son volume est à peine un septième de celui de la terre doit avoir accéléré son refroidissement jusqu’à la température où la vie peut naître. Elle a de l’air et de l’eau et tout ce qui est nécessaire aux existences animées.
Pourtant l’homme est si vain et si aveuglé par sa vanité que jusqu’à la fin même du dix-neuvième siècle, aucun écrivain n’exprima l’idée que là-bas la vie intelligente, s’il en était une, avait pu se développer bien au delà des proportions humaines. Peu de gens même savaient que, puisque Mars est plus vieux que notre terre, avec à peine un quart de sa superficie et à une plus grande distance du soleil, il s’ensuit naturellement que cette planète est non seulement plus éloignée du commencement de la vie, mais aussi plus près de sa fin.
Le refroidissement séculaire qui doit quelque jour atteindre notre planète est déjà fort avancé chez notre voisin. Ses conditions physiques sont encore largement un mystère; mais dès maintenant nous savons que, même dans sa région équatoriale, la température de midi atteint à peine celle de nos plus froids hivers. Son atmosphère est plus atténuée que la nôtre, ses océans se sont resserrés jusqu’à ne plus couvrir qu’un tiers de sa surface et, suivant le cours de ses lentes saisons, de vastes amas de glace et de neige s’amoncellent et fondent à chacun de ses pôles, inondant périodiquement ses zones tempérées. Ce suprême état d’épuisement, qui est encore pour nous incroyablement lointain, est devenu pour les habitants de Mars un problème vital. La pression immédiate de la nécessité a stimulé leurs intelligences, développé leurs facultés et endurci leurs cœurs. Regardant à travers l’espace au moyen d’instruments et avec des intelligences tels que nous pouvons à peine les rêver, ils voient à sa plus proche distance, à cinquante-cinq millions de kilomètres d’eux vers le soleil, un matinal astre d’espoir, notre propre planète, plus chaude, aux végétations vertes et aux eaux grises, avec une atmosphère nuageuse éloquente de fertilité, et, à travers les déchirures de ses nuages, des aperçus de vastes contrées populeuses et de mers étroites sillonnées de navires.
Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nous devons être, pour eux du moins, aussi étrangers et misérables que le sont pour nous les singes et les lémuriens. Déjà, la partie intellectuelle de l’humanité admet que la vie est une incessante lutte pour l’existence et il semble que ce soit aussi la croyance des esprits dans Mars. Leur monde est très avancé vers son refroidissement, et ce monde-ci est encore encombré de vie, mais encombré seulement de ce qu’ils considèrent, eux, comme des animaux inférieurs. En vérité, leur seul moyen d’échapper à la destruction qui, génération après génération, se glisse lentement vers eux, est de s’emparer, pour pouvoir y vivre, d’un astre plus rapproché du soleil.
Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre en mémoire quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre propre race, non seulement sur des espèces animales, comme le bison et le dodo, mais sur les races humaines inférieures. Les Tasmaniens, en dépit de leur conformation humaine, furent en l’espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans une guerre d’extermination engagée par des immigrants européens. Sommes-nous de tels apôtres de miséricorde que nous puissions nous plaindre de ce que les Marsiens aient fait la guerre dans ce même esprit?
Les Marsiens semblent avoir calculé leur descente avec une sûre et étonnante subtilité—leur science mathématique étant évidemment bien supérieure à la nôtre—et avoir mené leurs préparatifs à bonne fin avec une presque parfaite unanimité. Si nos instruments l’avaient permis, on aurait pu, longtemps avant la fin du dix-neuvième siècle, apercevoir des signes des prochaines perturbations. Des hommes comme Schiaparelli observèrent la planète rouge,—il est curieux, soit dit en passant, que, pendant d’innombrables siècles, Mars ait été l’étoile de la guerre,—mais ne surent pas interpréter les fluctuations apparentes des phénomènes qu’ils enregistraient si exactement. Pendant tout ce temps les Marsiens se préparaient.
A l’opposition de 1894, une grande lueur fut aperçue, sur la partie éclairée du disque, d’abord par l’observatoire de Lick, puis par Perrotin de Nice et d’autres observateurs. Je ne suis pas loin de penser que ce phénomène inaccoutumé n’ait eu pour cause la fonte de l’immense canon, trou énorme creusé dans leur planète, au moyen duquel ils nous envoyèrent leurs projectiles. Des signes particuliers, qu’on ne sut expliquer, furent observés lors des deux oppositions suivantes, près de l’endroit où la lueur s’était produite.
Il y a six ans maintenant que le cataclysme s’est abattu sur nous. Comme la planète Mars approchait de l’opposition, Lavelle, de Java, fit palpiter tout à coup les fils transmetteurs des communications astronomiques, avec l’extraordinaire nouvelle d’une immense explosion de gaz incandescent dans la planète observée. Le fait s’était produit vers minuit et le spectroscope, auquel il eut immédiatement recours, indiqua une masse de gaz enflammés, principalement de l’hydrogène, s’avançant avec une vélocité énorme vers la terre. Ce jet de feu devint invisible un quart d’heure après minuit environ. Il le compara à une colossale bouffée de flamme, soudainement et violemment jaillie de la planète “comme les gaz enflammés se précipitent hors de la gueule d’un canon”.
La phrase se trouvait être singulièrement appropriée. Cependant, rien de relatif à ce fait ne parut dans les journaux du lendemain, sauf une brève note dans le “Daily Telegraph” et le monde demeura dans l’ignorance d’un des plus graves dangers qui aient jamais menacé la race humaine. J’aurais très bien pu ne rien savoir de cette éruption si je n’avais, à Ottershaw, rencontré Ogilvy, l’astronome bien connu. Cette nouvelle l’avait jeté dans une extrême agitation, et, dans l’excès de son émotion, il m’invita à venir cette nuit-là observer avec lui la planète rouge.
Malgré tous les événements qui se sont produits depuis lors, je me rappelle encore très distinctement cette veille: l’observatoire obscur et silencieux, la lanterne, jetant une faible lueur sur le plancher dans un coin, le déclanchement régulier du mécanisme du télescope, la fente mince du dôme, et sa profondeur oblongue que rayait la poussière des étoiles. Ogilvy s’agitait en tous sens, invisible, mais perceptible aux bruits qu’il faisait. En regardant dans le télescope, on voyait un cercle de bleu profond et la petite planète ronde voguant dans le champ visuel. Elle semblait tellement petite, si brillante, tranquille et menue, faiblement marquée de bandes transversales et sa circonférence légèrement aplatie. Mais qu’elle paraissait petite! une tête d’épingle brillant d’un éclat si vif! On aurait dit qu’elle tremblotait un peu, mais c’étaient en réalité les vibrations qu’imprimait au télescope le mouvement d’horlogerie qui gardait la planète en vue.
Pendant que je l’observais, le petit astre semblait devenir tour à tour plus grand et plus petit, avancer et reculer, mais c’était simplement que mes yeux se fatiguaient. Il était à soixante millions de kilomètres dans l’espace. Peu de gens peuvent concevoir l’immensité du vide dans lequel nage la poussière de l’univers matériel.
Près de l’astre, dans le champ visuel du télescope, il y avait trois petits points de lumière, trois étoiles télescopiques infiniment lointaines et tout autour étaient les insondables ténèbres du vide. Tout le monde connaît l’effet que produit cette obscurité par une glaciale nuit d’étoiles. Dans un télescope elle semble encore plus profonde. Et invisible pour moi, parce qu’elle était si petite et si éloignée, avançant rapidement et constamment à travers l’inimaginable distance, plus proche de minute en minute de tant de milliers de kilomètres, venait la Chose qu’ils nous envoyaient et qui devait apporter tant de luttes, de calamités et de morts sur la terre. Je n’y songeais certes pas pendant que j’observais ainsi—personne au monde ne songeait à ce projectile fatal.
Cette même nuit, il y eut encore un autre jaillissement de gaz à la surface de la lointaine planète. Je le vis au moment même où le chronomètre marquait minuit: un éclair rougeâtre sur les bords, une très légère projection des contours; j’en fis part alors à Ogilvy, qui prit ma place. La nuit était très chaude et j’avais soif. J’allai, avançant gauchement les jambes et tâtant mon chemin dans les ténèbres, vers la petite table sur laquelle se trouvait un siphon, tandis qu’Ogilvy poussait des exclamations en observant la traînée de gaz enflammés qui venait vers nous.
Vingt-quatre heures après le premier, à une ou deux secondes près, un autre projectile invisible, lancé de la planète Mars, se mettait cette nuit-là en route vers nous. Je me rappelle m’être assis sur la table, avec des taches vertes et cramoisies dansant devant mes yeux. Je souhaitais un peu de lumière, pour fumer avec plus de tranquillité, soupçonnant peu la signification de la lueur que j’avais vue pendant une minute et tout ce qu’elle amènerait bientôt pour moi. Ogilvy resta en observation
...le spectroscope indiqua une masse de gaz enflammés, principalement de l’hydrogène, s’avançant avec une vélocité énorme vers la terre.
(CHAPITRE I)
jusqu’à une heure, puis il cessa; nous prîmes la lanterne pour retourner chez lui. Au-dessous de nous, dans les ténèbres, étaient les maisons d’Ottershaw et de Chertsey, dans lesquelles des centaines de gens dormaient en paix.
Toute la nuit, il spécula longuement sur les conditions de la planète Mars, et railla l’idée vulgaire d’après laquelle elle aurait des habitants qui nous feraient des signaux. Son explication était que des météorolithes tombaient en pluie abondante sur la planète, ou qu’une immense explosion volcanique se produisait. Il m’indiquait combien il était peu vraisemblable que l’évolution organique ait pris la même direction dans les deux planètes adjacentes.
—Les chances contre quelque chose d’approchant de l’humanité sur la planète Mars sont un million pour une, dit-il.
Des centaines d’observateurs virent la flamme cette nuit-là, et la nuit d’après, vers minuit, et de nouveau encore la nuit d’après et ainsi de suite pendant dix nuits, une flamme chaque nuit. Pourquoi les explosions cessèrent après la dixième, personne sur terre n’a jamais tenté de l’expliquer. Peut-être les gaz dégagés causèrent-ils de graves incommodités aux Marsiens. D’épais nuages de fumée ou de poussière, visibles de la terre à travers de puissants télescopes, comme de petites taches grises flottantes, se répandirent dans la limpidité de l’atmosphère de la planète et en obscurcirent les traits les plus familiers.
Enfin, les journaux quotidiens s’éveillèrent à ces perturbations et des chroniques de vulgarisation parurent ici, là et partout, concernant les volcans de la planète Mars. Le périodique sério-comique “Punch” fit, je me rappelle, un heureux usage de la chose dans une caricature politique. Entièrement insoupçonnés, ces projectiles que les Marsiens nous envoyaient arrivaient vers la terre à une vitesse de nombreux kilomètres à la seconde, à travers le gouffre vide de l’espace, heure par heure et jour par jour, de plus en plus proches. Il me semble maintenant presque incroyablement surprenant qu’avec ce prompt destin suspendu sur eux, les hommes aient pu s’absorber dans leurs mesquins intérêts comme ils le firent. Je me souviens avec quelle ardeur le triomphant Markham s’occupa d’obtenir une nouvelle photographie de la planète pour le journal illustré qu’il dirigeait à cette époque. La plupart des gens, en ces derniers temps, s’imaginent difficilement l’abondance et l’esprit entreprenant de nos journaux du dix-neuvième siècle. Pour ma part, j’étais fort préoccupé d’apprendre à monter à bicyclette, et absorbé aussi par une série d’articles discutant les probables développements des idées morales à mesure que la civilisation progressera.
Un soir (le premier projectile se trouvait alors à peine à quinze millions de kilomètres de nous), je sortis faire un tour avec ma femme. La nuit était claire; j’expliquais à ma compagne les signes du Zodiaque et lui indiquai Mars, point brillant montant vers le zénith et vers lequel tant de télescopes étaient tournés. Il faisait chaud et une bande d’excursionnistes revenant de Chertsey ou d’Isleworth passa en chantant et en jouant des instruments. Les fenêtres hautes des maisons s’éclairaient quand les gens allaient se coucher. De la station, venait dans la distance le bruit des trains changeant de ligne, grondement retentissant que la distance adoucissait presque en une mélodie. Ma femme me fit remarquer l’éclat des feux rouges, verts et jaunes des signaux se détachant dans le cadre immense du ciel. Le monde était dans une sécurité et une tranquillité parfaites.
Puis vint la nuit où tomba le premier météore. On le vit, dans le petit matin, passer au-dessus de Winchester, ligne de flamme allant vers l’est, très haut dans l’atmosphère. Des centaines de gens qui l’aperçurent durent le prendre pour une étoile filante ordinaire. Albin le décrivit comme laissant derrière lui une traînée grisâtre qui brillait pendant quelques secondes. Denning, notre plus grande autorité sur les météorites, établit que la hauteur de sa première apparition était de cent quarante à cent soixante kilomètres. Il lui sembla tomber sur la terre à environ cent cinquante kilomètres vers l’est.
A cette heure-là, j’étais chez moi, écrivant, assis devant mon bureau, et bien que mes fenêtres s’ouvrissent sur Ottershaw et que les jalousies aient été levées—car j’aimais à cette époque regarder le ciel nocturne—je ne vis rien du phénomène. Cependant, la plus étrange de toutes les choses, qui des espaces infinis vinrent sur la terre, dut tomber pendant que j’étais assis là, visible si j’avais seulement levé les yeux au moment où elle passait. Quelques-uns de ceux qui la virent dans son vol rapide rapportèrent qu’elle produisait une sorte de sifflement. Pour moi, je n’en entendis rien. Un grand nombre de gens dans le Berkshire, le Surrey et le Middlesex durent apercevoir son passage et tout au plus pensèrent à quelque météore. Personne ne paraît s’être préoccupé de rechercher, cette nuit-là, la masse tombée.
Mais le matin de très bonne heure, le pauvre Ogilvy, qui avait vu le phénomène, persuadé qu’un météorolithe se trouvait quelque part sur la lande entre Horsell, Ottershaw et Woking, se mit en route avec l’idée de le trouver. Il le trouva en effet, peu après l’aurore et non loin des carrières de sable. Un trou énorme avait été creusé par l’impulsion du projectile et le sable et le gravier avaient été violemment rejetés dans toutes les directions, sur les genêts et les bruyères, formant des monticules visibles à deux kilomètres de là. Les bruyères étaient en feu du côté de l’est et une mince fumée bleue montait dans l’aurore indécise.
La Chose elle-même gisait, presque entièrement enterrée dans le sable parmi les fragments épars des sapins que, dans sa chute, elle avait réduits en miettes. La partie découverte avait l’aspect d’un cylindre énorme, recouvert d’une croûte, et ses contours adoucis par une épaisse incrustation écailleuse et de couleur foncée. Son diamètre était de vingt-cinq à trente mètres. Ogilvy s’approcha de cette masse, surpris de ses dimensions et encore plus de sa forme, car la plupart des météorites sont plus ou moins complètement arrondis. Cependant elle était encore assez échauffée par sa chute à travers l’air pour interdire une inspection trop minutieuse. Il attribua au refroidissement inégal de sa surface des bruits assez forts qui semblaient venir de l’intérieur du cylindre, car, à ce moment, il ne lui était pas encore venu à l’idée que cette masse pût être creuse.
Il restait debout autour du trou que le projectile s’était creusé, considérant son étrange aspect, déconcerté surtout par sa forme et sa couleur inaccoutumées, percevant vaguement, même alors, quelque évidence d’intention dans cette venue. La matinée était extrêmement tranquille et le soleil, qui surgissait au-dessus des bois de pins du côté de Weybridge, était déjà très chaud. Il ne se souvint pas d’avoir entendu les oiseaux ce matin-là; il n’y avait certainement aucune brise, et les seuls bruits étaient les faibles craquements de la masse cylindrique. Il était seul sur la lande.
Tout à coup, il eut un tressaillement en remarquant que des scories grises, des incrustations cendrées qui couvraient le météorite se détachaient du bord circulaire supérieur et tombaient par parcelles sur le sable. Un grand morceau se détacha soudain avec un bruit dur qui lui fit monter le cœur à la gorge.
Pendant un moment, il ne put comprendre ce que cela signifiait et, bien que la chaleur fût excessive, il descendit dans le trou, tout près de la masse, pour voir la chose plus attentivement. Il crut encore que le refroidissement pouvait servir d’explication, mais ce qui dérangea cette idée fut le fait que les parcelles se détachaient seulement de l’extrémité du cylindre.
Alors il s’aperçut que très lentement le sommet circulaire tournait sur sa masse. C’était un mouvement imperceptible et il ne le découvrit que parce qu’il remarqua qu’une tache noire, qui cinq minutes auparavant était tout près de lui, se trouvait maintenant de l’autre côté de la circonférence. Même à ce moment, il se rendit à peine compte de ce que cela indiquait jusqu’à ce qu’il eût entendu un grincement sourd et vu la marque noire avancer brusquement d’un pouce ou deux. Alors, comme un éclair, la vérité se fit jour dans son esprit. Le cylindre était artificiel—creux—avec un sommet qui se dévissait! Quelque chose dans le cylindre dévissait le sommet!
Puis vint la nuit où tomba le premier météore. On le vit, dans le petit matin, passer au-dessus de Winchester, ligne de flamme allant vers l’est, très haut dans l’atmosphère.
—Ciel! s’écria Ogilvy, il y a un homme, des hommes là-dedans! à demi rôtis, qui cherchent à s’échapper!
D’un seul coup, après un soudain bond de son esprit, il relia la chose à l’explosion qu’il avait observée à la surface de Mars.
La pensée de ces créatures enfermées lui fut si épouvantable qu’il oublia la chaleur et s’avança vers le cylindre pour aider au dévissage. Mais heureusement la terne radiation l’arrêta avant qu’il ne se fût brûlé les mains sur le métal encore incandescent. Il demeura irrésolu pendant un instant, puis il se tourna, escalada le talus et se mit à courir follement vers Woking. Il devait être à peu près six heures du matin. Il rencontra un charretier et essaya de lui faire comprendre ce qui était arrivé; mais le récit qu’il fit et son aspect étaient si bizarres—il avait laissé tomber son chapeau dans le trou—que l’homme tout bonnement continua sa route. Il ne fut pas plus heureux avec le garçon qui ouvrait l’auberge du Pont de Horsell. Celui-ci pensa que c’était quelque fou échappé et tenta sans succès de l’enfermer dans la salle des buveurs. Cela le calma quelque peu et quand il vit Henderson, le journaliste de Londres, dans son jardin, il l’appela par-dessus la clôture et put enfin se faire comprendre.
—Henderson! cria-t-il, avez-vous vu le météore, cette nuit?
—Eh bien? demanda Henderson.
—Il est là-bas, sur la lande, maintenant.
—Diable! fit Henderson, un météore qui est tombé. Bonne affaire.
—Mais c’est bien plus qu’un météorite. C’est un cylindre—un cylindre artificiel, mon cher! Et il y a quelque chose à l’intérieur.
Henderson se redressa, la bêche à la main.
—Comment? fit-il.—Il est sourd d’une oreille.
Ogilvy lui raconta tout ce qu’il avait vu. Henderson resta une minute ou deux avant de bien comprendre. Puis il planta sa bêche, saisit vivement sa jaquette et sortit sur la route. Les deux hommes retournèrent immédiatement ensemble sur la lande, et trouvèrent le cylindre toujours dans la même position. Mais maintenant les bruits intérieurs avaient cessé, et un mince cercle de métal brillant était visible entre le sommet et le corps du cylindre. L’air, soit en pénétrant soit en s’échappant par le rebord, faisait un imperceptible sifflement.
Ils écoutèrent, frappèrent avec un bâton contre la paroi écaillée, et, ne recevant aucune réponse, ils en conclurent tous deux que l’homme ou les hommes de l’intérieur devaient être sans connaissance ou morts.
Naturellement il leur était absolument impossible de faire quoi que ce soit. Ils crièrent des consolations et des promesses et retournèrent à la ville quérir de l’aide. On peut se les imaginer, couverts de sable, surexcités et désordonnés, montant en courant la petite rue sous le soleil brillant, à l’heure où les marchands ouvraient leurs boutiques et les habitants les fenêtres de leurs chambres. Henderson se dirigea immédiatement vers la station afin de télégraphier la nouvelle à Londres. Les articles des journaux avaient préparé les esprits à admettre cette idée.
Vers huit heures, un certain nombre de gamins et d’oisifs s’étaient mis en route déjà vers la lande pour voir “les hommes morts tombés de Mars”. C’était la forme que l’histoire avait prise. J’en entendis parler d’abord par le gamin qui m’apportait mes journaux, vers neuf heures moins un quart. Je fus naturellement fort étonné et, sans perdre une minute, je me dirigeai, par le pont d’Ottershaw, vers les carrières de sable.
Je trouvai une vingtaine de personnes environ rassemblées autour du trou immense dans lequel s’était enfoncé le cylindre. J’ai déjà décrit l’aspect de cette masse colossale enfouie dans le sol. Le gazon et le sable alentour semblaient avoir été bouleversés par une soudaine explosion. Nul doute que sa chute n’ait produit une grande flamme subite. Henderson et Ogilvy n’étaient pas là. Je crois qu’ils s’étaient rendu compte qu’il n’y avait rien à faire pour le présent et qu’ils étaient partis déjeuner.
Quatre ou cinq gamins assis au bord du trou, les jambes pendantes, s’amusaient—jusqu’à ce que je les eusse arrêtés—à jeter des pierres contre la masse géante. Après que je leur eus fait des remontrances, ils se mirent à jouer à “chat” au milieu du groupe de curieux.
Parmi ceux-ci était un couple de cyclistes, un ouvrier jardinier que j’employais parfois, une fillette portant un bébé dans ses bras, Gregg le boucher et son garçon, plus deux ou trois commissionnaires occasionnels qui traînaient habituellement aux alentours de la station du chemin de fer. On parlait très peu. Les gens du commun peuple n’avaient alors en Angleterre que des idées fort vagues sur les phénomènes astronomiques. La plupart d’entre eux contemplaient tranquillement l’énorme sommet plat du cylindre qui était encore tel qu’Ogilvy et Henderson l’avaient laissé. Le populaire, qui s’attendait à un tas de corps carbonisés, était, je crois, fort désappointé de trouver cette masse inanimée. Quelques-uns s’en allèrent et d’autres arrivèrent pendant que j’étais là. Je descendis dans le trou et je crus sentir un faible mouvement sous mes pieds. Le sommet avait certainement cessé de tourner.
Ce fut seulement lorsque j’en approchai de près que l’étrangeté de cet objet me devint évidente. A première vue, ce n’était réellement pas plus émouvant qu’une voiture renversée ou un arbre abattu par le vent en travers de la route. Pas même autant, à vrai dire. Cela ressemblait à un gazomètre rouillé, à demi enfoncé dans le sol, plus qu’à autre chose au monde. Il fallait une certaine éducation scientifique pour se rendre compte que les écailles grises qui le recouvraient n’étaient pas une oxydation ordinaire, que le métal d’un blanc jaunâtre qui brillait dans la fissure entre le couvercle et le cylindre n’était pas d’une teinte familière. “Extra-terrestre” n’avait aucune signification pour la plupart des spectateurs.
Il fut à ce moment absolument clair dans mon esprit que la Chose était venue de la planète Mars; mais je jugeais improbable qu’elle contînt une créature vivante quelconque. Je pensais que le dévissement était automatique. Malgré Ogilvy, je croyais à des habitants dans Mars. Mon esprit vagabonda à sa fantaisie autour des possibilités d’un manuscrit enfermé à l’intérieur et des difficultés que soulèverait sa traduction, ou bien de monnaies, de modèles ou de représentations diverses qu’il contiendrait et ainsi de suite. Cependant l’objet était un peu trop gros pour que cette idée pût me rassurer. J’étais impatient de le voir ouvert. Vers onze heures, comme rien ne paraissait se produire, je m’en retournai, plein de ces préoccupations, chez moi, à Maybury. Mais j’éprouvai de la difficulté à reprendre mes investigations abstraites.
Dans l’après-midi, l’aspect de la lande avait grandement changé. Les premières éditions des journaux du soir avaient étonné Londres avec d’énormes manchettes: “Un Message venu de Mars.—Surprenante nouvelle”—et bien d’autres. De plus, le télégramme d’Ogilvy au bureau central météorologique avait bouleversé tous les observatoires du Royaume-Uni.
Il y avait sur la route, près des carrières de sable, une demi-douzaine au moins de voitures de louage de la station de Woking, un cabriolet venu de Chobham et un landau majestueux. Non loin, se trouvaient d’innombrables bicyclettes. De plus, un grand nombre de gens, en dépit de la chaleur, étaient venus à pied de Woking et de Chertsey, de sorte qu’il y avait là maintenant une foule considérable, dans laquelle se voyaient plusieurs jolies dames en robes claires.
La chaleur était suffocante; il n’y avait aucun nuage au ciel ni la moindre brise, et la seule ombre aux alentours était celle que projetaient quelques sapins épars. On avait éteint l’incendie des bruyères, mais aussi loin que s’étendait la vue vers Ottershaw, la lande unie était noire et couverte de cendres d’où s’échappaient encore des traînées verticales de fumée. Un marchand de rafraîchissements entreprenant avait envoyé son fils avec une charge de fruits et de bouteilles de bière.
En m’avançant jusqu’au bord du trou, je le trouvai occupé par un groupe d’une demi-douzaine de gens.—Henderson, Ogilvy, et un homme de haute taille et très blond que je sus après être Stent, de l’Observatoire Royal, dirigeant des ouvriers munis de pelles et de pioches. Stent donnait des ordres d’une voix claire et aiguë. Il était debout sur le cylindre qui devait être maintenant considérablement refroidi.
Cela ressemblait à un gazomètre rouillé, à demi enfoncé dans le sol, plus qu’à autre chose au monde.
Sa figure était rouge et transpirait abondamment; quelque chose semblait l’avoir irrité.
Une grande partie du cylindre avait été dégagée, bien que sa partie inférieure fût encore enfoncée dans le sol. Aussitôt qu’Ogilvy m’aperçut dans la foule, il me fit signe de descendre et me demanda si je voulais aller trouver lord Hilton, le propriétaire.
La foule, qui augmentait sans cesse et spécialement les gamins, dit-il, devenait un sérieux embarras pour leurs fouilles. Il voulait donc qu’on installât un léger barrage et qu’on les aidât à maintenir les gens à une distance convenable. Il me dit aussi que de faibles mouvements s’entendaient de temps à autre dans l’intérieur, mais que les ouvriers avaient dû renoncer à dévisser le sommet parce qu’il n’offrait aucune prise. Les parois paraissaient être d’une épaisseur énorme et il était possible que les sons affaiblis qui parvenaient au dehors fussent les signes d’un bruyant tumulte à l’intérieur.
J’étais très content de lui rendre le service qu’il me demandait et de devenir ainsi un des spectateurs privilégiés en deça de la clôture. Je ne rencontrai pas lord Hilton chez lui, mais j’appris qu’on l’attendait par le train de six heures; comme il était alors cinq heures un quart, je rentrai chez moi prendre le thé et me rendis ensuite à la gare.
Quand je revins à la lande, le soleil se couchait. Des groupes épars se hâtaient, venant de Woking, et une ou deux personnes s’en retournaient. La foule autour du trou avait augmenté, et se détachait noire sur le jaune pâle du ciel—deux cents personnes environ. Des voix s’élevèrent et il sembla se produire une sorte de lutte à l’entour du trou. D’étranges idées me vinrent à l’esprit. Comme j’approchais, j’entendis la voix de Stent qui criait:
—En arrière! En arrière!
Un gamin arrivait en courant vers moi:
—Ça remue, me dit-il en passant—ça se dévisse tout seul. C’est du louche, tout ça—merci—je me sauve.
Je continuai ma route. Il y avait bien là, j’imagine, deux ou trois cents personnes se pressant et se coudoyant, les quelques femmes n’étant en aucune façon les moins actives.
—Il est tombé dans le trou! cria quelqu’un.
—En arrière! crièrent des voix.
La foule s’agita quelque peu, et en jouant des coudes, je me frayai un chemin entre les rangs pressés. Tout ce monde semblait grandement surexcité. J’entendis un bourdonnement particulier qui venait du trou.
—Dites donc, me cria Ogilvy, aidez-nous à maintenir ces idiots à distance. On ne sait pas ce qu’il peut y avoir dans cette diable de Chose.
Je vis un jeune homme, que je reconnus pour un garçon de boutique de Woking, qui essayait de regrimper hors du trou dans lequel la foule l’avait poussé.
Le sommet du cylindre continuait à se dévisser de l’intérieur. Déjà cinquante centimètres de vis brillante paraissaient; quelqu’un vint trébucher contre moi et je faillis bien être précipité contre le cylindre. Je me retournai, et à ce moment le dévissage dut être au bout, car le couvercle tomba sur les graviers avec un choc retentissant. J’opposai solidement mon coude à la personne qui se trouvait derrière moi et tournai mes regards vers la Chose. Pendant un moment cette cavité circulaire sembla parfaitement noire. J’avais le soleil dans les yeux.
Je crois que tout le monde s’attendait à voir surgir un homme—possiblement quelque être un peu différent des hommes terrestres, mais, en ces parties essentielles, un homme. Je sais que c’était mon cas. Mais, regardant attentivement, je vis bientôt quelque chose remuer dans l’ombre—des mouvements incertains et houleux, l’un par-dessus l’autre—puis deux disques lumineux comme des yeux. Enfin, une chose qui ressemblait à un petit serpent gris, de la grosseur environ d’une canne ordinaire, se déroula hors d’une masse repliée et se tortilla dans l’air de mon côté—puis ce fut le tour d’une autre.
Un frisson soudain me passa par tout le corps. Une femme derrière moi poussa un cri aigu. Je me tournai à moitié, sans quitter des yeux le cylindre hors duquel d’autres tentacules surgissaient maintenant, et je commençai à coups de coudes à me frayer un chemin en arrière du bord. Je vis l’étonnement faire place à l’horreur sur les faces des gens qui m’entouraient. J’entendis de tous côtés des exclamations confuses et il y eut un mouvement général de recul. Le jeune boutiquier se hissait à grands efforts sur le bord du trou, et tout à coup je me trouvai seul, tandis que de l’autre côté les gens s’enfuyaient, et Stent parmi eux. Je reportai les yeux vers le cylindre et une irrésistible terreur s’empara de moi. Je demeurai ainsi pétrifié et les yeux fixes.
Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu près d’un ours, s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Au moment où elle parut en pleine lumière, elle eut des reflets de cuir mouillé. Deux grands yeux sombres me regardaient fixement. L’ensemble de la masse était rond et possédait pour ainsi dire une face: il y avait sous les yeux une bouche, dont les bords sans lèvres tremblotaient, s’agitaient et laissaient échapper une sorte de salive. Le corps palpitait et haletait convulsivement. Un appendice tentaculaire long et mou agrippa le bord du cylindre et un autre se balança dans l’air.
Ceux qui n’ont jamais vu un Marsien vivant peuvent difficilement s’imaginer l’horreur étrange de leur aspect, leur bouche singulière en forme de V et la lèvre supérieure pointue, le manque de front, l’absence de menton au-dessous de la lèvre inférieure en coin, le remuement incessant de cette bouche, le groupe gorgonesque des tentacules, la respiration tumultueuse des poumons dans une atmosphère différente, leurs mouvements lourds et pénibles, à cause de l’énergie plus grande de la pesanteur sur la terre et par-dessus tout l’extraordinaire intensité de leurs yeux énormes—tout cela me produisit un effet qui tenait de la nausée. Il y avait quelque chose de fougueux dans la peau brune huileuse, quelque chose d’inexprimablement terrible dans la maladroite assurance de leurs lents mouvements. Même à cette première rencontre, je fus saisi de dégoût et d’épouvante.
Soudain le monstre disparut. Il avait chancelé sur le bord du cylindre et dégringolé dans le trou avec un bruit semblable à celui que produirait une grosse masse de cuir. Je l’entendis pousser un singulier cri rauque et immédiatement après une autre de ces créatures apparut vaguement dans l’ombre épaisse de l’ouverture.
Alors mon accès de terreur cessa. Je me détournai et dans une course folle m’élançai vers le premier groupe d’arbres, à environ cent mètres de là. Mais je courais obliquement et en trébuchant, car je ne pouvais détourner mes regards de ces choses.
Parmi quelques jeunes sapins et des buissons de genêts, je m’arrêtai haletant, anxieux de ce qui allait se produire. La lande, autour du trou, était couverte de gens épars, comme moi à demi fascinés de terreur, épiant ces créatures, ou plutôt l’amas de gravier bordant le trou dans lequel elles étaient. Alors, avec une horreur nouvelle, je vis un objet rond et noir s’agiter au bord du talus. C’était la tête du boutiquier qui était tombé dans la fosse, et cette tête semblait un petit point noir contre les flammes du ciel occidental. Il parvint à sortir une épaule et un genou, mais il parut retomber de nouveau et sa tête seule resta visible. Soudain il disparut et je m’imaginai qu’un faible cri venait jusqu’à moi. Une impulsion irraisonnée m’ordonna d’aller à son aide, sans que je pusse surmonter mes craintes.
Tout devint alors invisible, caché dans la fosse profonde et par le tas de sable que la chute du cylindre avait amoncelé. Quiconque serait venu par la route de Chobham ou de Woking eût été fort étonné de voir une centaine de gens environ, en un grand cercle irrégulier dissimulés dans des fossés, derrière des buissons, des barrières, des haies, ne se parlant que par cris brefs et rapides, et les yeux fixés obstinément sur quelques tas de sable. La brouette de provisions, épave baroque, était restée sur le talus, noire contre le ciel en feu, et dans le chemin creux était une rangée de véhicules abandonnés, dont les chevaux frappaient de leurs sabots le sol ou achevaient la pitance d’avoine de leurs musettes.
Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu près d’un ours, s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Au moment où elle parut en pleine lumière, elle eût des reflets de cuir mouillé. Deux grands yeux sombres me regardaient fixement.
Après le coup d’œil que j’avais pu jeter sur les Marsiens émergeant du cylindre dans lequel ils étaient venus de leur planète sur la terre, une sorte de fascination paralysa mes actes. Je demeurai là, enfoncé jusqu’aux genoux dans la bruyère, les yeux fixés sur le monticule qui les cachait. En moi la crainte et la curiosité se livraient bataille.
Je n’osais pas retourner directement vers le trou, mais j’avais l’ardent désir de voir ce qui s’y passait. Je m’avançai donc, décrivant une grande courbe, cherchant les points avantageux, observant continuellement les tas de sable qui dérobaient aux regards ces visiteurs inattendus de notre planète. Un instant un fouet de minces lanières noires passa rapidement devant le soleil couchant et disparut aussitôt; ensuite une légère tige éleva l’une après l’autre, ses articulations, au sommet desquelles un disque circulaire se mit à tourner avec un mouvement irrégulier. Que se passait-il donc dans ce trou?
La plupart des spectateurs avaient fini par se rassembler en deux groupes—l’un, une petite troupe du côté de Woking, l’autre, une bande de gens dans la direction de Chobham; évidemment le même conflit mental les agitait. Autour de moi quelques personnes se trouvaient disséminées. Je passai près d’un de mes voisins dont je ne connais pas le nom—et il m’arrêta. Mais ce n’était guère le moment d’engager une conversation bien nette.
—Quelles vilaines brutes! dit-il. Bon Dieu! quelles vilaines brutes!
Il répéta cela à plusieurs reprises.
—Avez-vous vu quelqu’un tomber dans le trou? demandai-je.
Mais il ne me répondit pas; nous restâmes silencieux et attentifs pendant un long moment, côte à côte, éprouvant, j’imagine, un certain réconfort à notre mutuelle compagnie. Alors, je changeai de place, réinstallant sur un renflement de terrain qui me donnait l’avantage d’un mètre ou deux d’élévation, et quand je cherchai des yeux mon compagnon, je l’aperçus qui retournait à Woking.
Le couchant devint crépuscule avant que rien d’autre ne se fût produit. La foule au loin, sur la gauche vers Woking, semblait s’accroître et j’entendais maintenant son bruit confus. La petite bande de gens vers Chobham se dispersa, mais aucun indice de mouvement ne venait du cylindre.
Ce fut cette circonstance, plus qu’autre chose, qui rendit aux gens du courage; je suppose que les curieux qui arrivaient constamment de Woking contribuèrent aussi à relever la confiance. En tous les cas, comme l’ombre tombait, un mouvement lent et intermittent commença sur la lande, un mouvement qui se précisa à mesure que la tranquillité du soir restait ininterrompue autour du cylindre. De verticales formes noires, par deux et trois, s’avançaient, s’arrêtaient, observaient, avançaient de nouveau, s’étendant de cette façon en un mince croissant irrégulier, qui semblait vouloir cerner le trou en rapprochant ses pointes de mon côté, je commençai aussi à me diriger vers la fosse.
Alors j’aperçus quelques cochers et autres conducteurs d’attelages qui menaient hardiment leurs véhicules à travers les carrières, et j’entendis le bruit des sabots et le grincement des roues. Je vis un gamin emmener la brouette de provisions. Puis, à moins de trente mètres du trou, venant du côté de Horsell, je remarquai une petite troupe d’hommes et celui qui marchait en tête agitait un drapeau blanc.
C’était la députation. On avait hâtivement tenu conseil, et puisque les Marsiens étaient, en dépit de leurs formes répulsives, des créatures intelligentes, on avait résolu de leur montrer, en s’approchant d’eux avec des signaux, que nous aussi nous étions intelligents.
Le drapeau battait au vent, et la troupe s’avança à droite d’abord puis elle tourna à gauche. J’étais trop loin pour reconnaître personne, mais j’appris par la suite qu’Ogilvy, Stent et Henderson avaient tenté avec d’autres cet essai de communication. Dans leur marche, ils avaient rétréci pour ainsi dire la circonférence maintenant à peu près ininterrompue de gens, et un certain nombre de vagues formes noires les suivaient à un intervalle discret.
Tout à coup il y eut un soudain jet de lumière et une fumée grisâtre et lumineuse sortit du trou en trois bouffées distinctes, qui, l’une après l’autre, montèrent se perdre dans l’air tranquille.
Cette fumée—il serait peut-être plus exact de dire cette flamme—était si brillante que le ciel, d’un bleu profond au-dessus de nos têtes, et que la lande, sombre et brumeuse avec ses bouquets de pins du côté de Chertsey, parurent s’obscurcir brusquement quand ces bouffées s’élevèrent, et rester plus sombre après leur disparition. Au même moment, une sorte de bruit pareil à un sifflement devint perceptible.
De l’autre côté de la fosse la petite troupe de gens que précédait le drapeau blanc s’était arrêtée à la vue du phénomène, poignée de petites formes verticales et sombres sur le sol noirâtre. Quand la fumée verte monta, leurs faces s’éclairèrent d’un vert pâle et s’effacèrent à nouveau dès qu’elle se fut évanouie.
Alors, lentement, le sifflement devint un bourdonnement, un interminable bruit retentissant et monotone. Lentement, un objet de forme bossue s’éleva hors du trou et une sorte de rayon lumineux s’élança en tremblotant.
Aussitôt des jets de réelle flamme, des lueurs brillantes sautant de l’un à l’autre, jaillirent du groupe d’hommes dispersés. On eût dit que quelque invisible jet se heurtait contre eux et que du choc naissait une flamme blanche. Il semblait que chacun d’eux fût soudain et momentanément changé en flamme.
A la clarté de leur propre destruction, je les vis chanceler et s’affaisser et ceux qui les suivaient s’enfuirent en courant.
Je demeurai stupéfait, ne comprenant pas encore que c’était la mort qui sautait d’un homme à un autre dans cette petite troupe éloignée. J’avais seulement l’impression que c’était quelque chose d’étrange, un jet de lumière sans bruit presque et aveuglant, qui faisait s’affaisser, inanimés, tous ceux qu’il atteignait, et de même, quand l’invisible trait ardent passait sur eux, les pins flambaient et tous les buissons de genêts secs s’enflammaient avec un bruit sourd. Dans le lointain, vers Knaphill, j’apercevais les lueurs soudaines d’arbres, de haies et de chalets de bois qui prenaient feu.
Rapidement et régulièrement, cette mort flamboyante, cette invisible, inévitable épée de flamme, décrivait sa courbe. Je m’aperçus qu’elle venait vers moi aux buissons enflammés qu’elle touchait, et j’étais trop effrayé et stupéfié pour bouger. J’entendis les crépitements du feu dans les carrières et le soudain hennissement de douleur d’un cheval qui fut immobilisé aussitôt. Il semblait qu’un doigt invisible et pourtant intensément brûlant était tendu à travers la bruyère entre les Marsiens et moi, et tout au long d’une ligne courbe, au-delà des carrières, le sol sombre fumait et craquait. Quelque chose tomba avec fracas, au loin sur la gauche, où la route qui va à la gare de Woking entre sur la lande. Presque aussitôt le sifflement et le bourdonnement cessèrent et l’objet noir en forme de dôme s’enfonça lentement dans le trou où il disparut.
Tout ceci s’était produit avec une telle rapidité que je restais là immobile, abasourdi et ébloui par les jets de lumière. Si cette mort avait décrit un cercle entier, j’aurais été certainement tué par surprise. Mais elle s’arrêta et m’épargna, laissant tomber sur moi la nuit soudainement sombre et hostile.
La lande ondulée semblait maintenant obscurcie jusqu’aux pires ténèbres, excepté aux endroits où les routes qui la parcouraient s’étendaient grises et pâles sous le ciel bleu-foncé de la nuit. Tout était noir et désert. Au-dessus de ma tête, une à une les étoiles s’assemblaient et dans l’ouest le ciel brillait encore, pâle et presque verdâtre. Les cimes des pins et les toits de Horsell se découpaient nets et noirs contre l’arrière-clarté occidentale.
Les Marsiens et leur matériel étaient complètement invisibles, excepté la tige mince sur laquelle leur miroir s’agitait incessamment en un mouvement irrégulier. Des taillis de buissons et d’arbres isolés fumaient et brûlaient encore, ici et là, et les maisons, du côté de la gare de Woking, envoyaient des spirales de flamme dans la tranquillité de l’air nocturne.
A part cela et ma terrible stupéfaction, rien d’autre n’était changé. Le petit groupe de taches noires qui suivaient le drapeau blanc avait été simplement supprimé de l’existence et le calme du soir, me semblait-il, avait à peine été troublé.
Je m’aperçus que j’étais là, sur cette lande obscure, sans aide, sans secours et seul. Soudain, comme quelque chose qui tombe sur vous à l’improviste, la peur me prit.
Avec un effort je me retournai et m’élançai, en une course trébuchante, à travers la bruyère.
La peur que j’avais n’était pas une crainte rationnelle—mais une terreur panique, non seulement des Marsiens, mais de l’obscurité et du silence qui m’entouraient. Elle produisit sur moi un si extraordinaire effet d’abattement qu’en courant je pleurais silencieusement, comme un enfant. Maintenant que j’avais tourné le dos, je n’osais plus regarder en arrière.
Je me souviens d’avoir eu la singulière impression que l’on se jouait de moi et qu’au moment où j’atteindrais la limite du danger, cette mort mystérieuse—aussi soudaine que l’éclair—allait surgir du cylindre et me frapper.
Aussitôt des jets de réelle flamme, des lueurs brillantes sautant de l’un à l’autre, jaillirent du groupe d’hommes dispersés. On eût dit que quelque invisible jet se heurtait contre eux et que du choc naissait une flamme blanche. Il semblait que chacun d’eux fût soudain et momentanément changé en flamme.
(CHAPITRE V)
La façon dont les Marsiens peuvent si rapidement et silencieusement donner la mort est encore un sujet d’étonnement. Certains pensent qu’ils parviennent, d’une manière quelconque, à produire une chaleur intense dans une chambre de non-conductivité pratiquement absolue. Cette chaleur intense, ils la projettent en un rayon parallèle, contre tels objets qu’ils veulent, au moyen d’un miroir parabolique d’une composition inconnue—à peu près comme le miroir parabolique d’un phare projette un rayon de lumière. Mais personne n’a pu prouver ces détails d’une façon irréfutable. De quelque façon qu’il soit produit, il est certain qu’un rayon de chaleur est l’essence de la chose—une chaleur invisible au lieu d’une lumière visible. Tout ce qui est combustible s’enflamme à son contact, le plomb coule comme de l’eau, le fer s’amollit, le verre craque et fond, et l’eau se change immédiatement en vapeur.
Cette nuit-là, sous les étoiles, près de quarante personnes gisaient autour du trou, carbonisées, défigurées, méconnaissables, et jusqu’au matin la lande, de Horsell jusqu’à Maybury, resta déserte et en feu.
La nouvelle du massacre parvint probablement en même temps à Chobham, à Woking et à Ottershaw. A Woking, les boutiques étaient fermées quand le tragique événement se produisit et un grand nombre de gens, boutiquiers et autres, attirés par les histoires qu’ils avaient entendu raconter, avaient traversé le pont de Horsell et s’avançaient sur la route entre les haies qui viennent aboutir à la lande. Vous pouvez vous imaginer les jeunes gens et les jeunes filles, après les travaux de la journée, prenant occasion de cette nouveauté comme de toute autre, pour faire une promenade ensemble et fleureter à loisir. Vous pouvez vous figurer le bourdonnement des voix au long de la route, dans le crépuscule.
Jusqu’alors sans doute, peu de gens, dans Woking même, savaient que le cylindre était ouvert, bien que le pauvre Henderson eût envoyé un messager porter à bicyclette, au bureau de poste, un télégramme spécial pour un journal du soir.
Les curieux débouchaient par deux et trois, sur la lande, et ils trouvaient de petits groupes de gens causant avec animation, en observant le miroir tournant, au-dessus des carrières de sable, et la même excitation gagnait rapidement les nouveaux venus.
Vers huit heures et demie, quand la députation fut détruite, il pouvait y avoir environ trois cents personnes à cet endroit, sans compter ceux qui avaient quitté la route pour s’approcher plus près des Marsiens. Il y avait aussi trois agents de police, dont l’un était à cheval, faisant de leur mieux, d’après les instructions de Stent, pour maintenir la foule et l’empêcher d’approcher du cylindre, non sans soulever quelques protestations de la part de ces personnes excitables et irréfléchies, pour lesquelles un rassemblement est toujours une occasion de tapage et de brutalités.
Stent et Ogilvy, redoutant les possibilités d’une collision, avaient télégraphié de Horsell aux forces militaires aussitôt que les Marsiens avaient paru, demandant l’aide d’une compagnie de soldats pour protéger, contre toute tentative de violence, les étranges créatures; c’est après cela qu’ils avaient fait leurs si malheureuses avances. La description de leur mort telle que la vit la foule s’accorde de très près avec mes propres impressions: les trois bouffées de fumée verte, le sourd ronflement et les jets de flamme.
Bien plus que moi, cette foule de gens l’échappa belle. Le seul fait qu’un monceau de sable couvert de bruyère intercepta la partie inférieure du rayon les sauva. Si l’élévation du miroir parabolique avait été de quelque mètres plus haute, aucun d’eux n’aurait survécu pour raconter l’événement. Ils virent les jets de lumière, les hommes tomber et une main, invisible pour ainsi dire, allumer les buissons en s’avançant vers eux dans l’ombre qui gagnait. Alors, avec un sifflement qui s’éleva par-dessus le ronflement venant du trou, le rayon oscilla juste au-dessus de leurs têtes, enflammant les cimes des hêtres qui bordaient la route, faisant éclater les briques, fracassant les carreaux, enflammant les boiseries des fenêtres et faisant s’écrouler en miettes le pignon d’une maison située au coin de la route.
Dans le crépitement, le sifflement et l’éclat aveuglant des arbres en feu, la foule frappée de terreur sembla hésiter pendant quelques instants. Des étincelles et des brindilles commencèrent à tomber sur la route, avec des feuilles, comme des bouffées de flamme. Les chapeaux et les habits prenaient feu. Puis de la lande vint un appel.
Il y eut des cris et des clameurs et tout à coup l’agent de police à cheval arriva, galopant vers la foule confuse, la main sur sa tête et hurlant de douleur.
—Ils viennent! cria une femme, et immédiatement chacun tourna les talons, et, poussant ceux qui se trouvaient derrière, tâcha de regagner au plus vite la route de Woking. Tous s’enfuirent aussi confusément qu’un troupeau de moutons. A l’endroit où la route était plus étroite et plus obscure entre les talus, la foule s’écrasa et une lutte désespérée s’ensuivit. Tous n’échappèrent pas: trois personnes—deux femmes et un petit garçon—furent renversées, piétinées, et laissées pour mortes dans la terreur et les ténèbres.
Pour ma part, je ne me rappelle rien de ma fuite, sinon des heurts violents contre des arbres et des culbutes dans la bruyère. Tout autour de moi s’assemblait la terreur invisible des Marsiens. Cette impitoyable épée ardente semblait tournoyer partout, brandie au-dessus de ma tête avant de s’abattre et de me frapper à mort. J’arrivai sur la route entre le carrefour et Horsell et je courus jusqu’au chemin de traverse.
A la fin, il me fut impossible d’avancer; épuisé par la violence de mes émotions et l’élan de ma course, je chancelai et m’affaissai inanimé sur le bord du chemin. C’était au coin du pont qui traverse le canal près de l’usine à gaz.
Je dus rester ainsi quelque temps. Puis je m’assis, étrangement perplexe. Pendant un bon moment je ne pus clairement me rappeler comment j’étais venu là. Ma terreur s’était détachée de moi comme un manteau. J’avais perdu mon chapeau et mon faux-col était déboutonné. Quelques instants plus tôt, il n’y avait eu pour moi que trois choses réelles:—l’immensité de la nuit, de l’espace et de la nature—ma propre faiblesse et mon angoisse—l’approche certaine de la mort. Maintenant, il me semblait que quelque chose s’était retourné, que le point de vue s’était changé brusquement. Il n’y avait eu, d’un état d’esprit à l’autre, aucune transition sensible. J’étais immédiatement redevenu le moi de chaque jour, l’ordinaire et convenable citoyen. La lande silencieuse, le motif de ma fuite, les flammes qui s’élevaient étaient comme un rêve. Je me demandais si toutes ces choses étaient vraiment arrivées. Je n’y pouvais croire.
Je me levai et gravis d’un pas mal assuré la pente raide du pont. Mon esprit
...un jet de lumière sans bruit presque et aveuglant, qui faisait s’affaisser, inanimés, tous ceux qu’il atteignait, et de même, quand l’invisible trait ardent passait sur eux, les pins flambaient et tous les buissons de genêts secs s’enflammaient avec un bruit sourd.
était envahi par une morne stupéfaction. Mes muscles et mes nerfs semblaient privés de toute force. Je devais tituber comme un homme ivre. Une tête apparut au-dessus du parapet et un ouvrier portant un panier s’avança. Auprès de lui courait un petit garçon. En passant près de moi il me souhaita le bonsoir. J’eus l’intention de lui causer, sans le faire. Je répondis à son salut par un vague marmottement et traversai le pont.
Sur le viaduc de Maybury, un train, tumulte mouvant de fumée blanche aux reflets de flammes, continuait son vaste élan vers le sud, longue chenille de fenêtres brillantes: fracas, tapage, tintamarre, et il était déjà loin. Un groupe indistinct de gens causait près d’une barrière de la jolie avenue de chalets qu’on appelait “Oriental Terrace”. Tout cela était si réel et si familier! Et ce que je laissais derrière moi était si affolant, si fantastique! De telles choses, me disais-je, étaient impossibles.
Peut-être suis-je un homme d’humeur exceptionnelle. Je ne sais jusqu’à quel point mes expériences sont celles du commun des mortels. Parfois, je souffre d’une fort étrange sensation de détachement de moi-même et du monde qui m’entoure. Il me semble observer tout cela de l’extérieur, de quelque endroit inconcevablement éloigné, hors du temps, hors de l’espace, hors de la vie et de la tragédie de toutes choses. Ce sentiment me possédait fortement cette nuit-là. C’était un autre aspect de mon rêve.
Mais mon inquiétude provenait de l’absurdité déconcertante de cette sécurité, et de la mort rapide qui voltigeait là-bas, à peine à trois kilomètres. Il me vint des bruits de travaux à l’usine à gaz et les lampes électriques étaient toutes allumées. Je m’arrêtai devant le groupe de gens.
—Quelles nouvelles de la lande? demandai-je.
Il y avait contre la barrière deux hommes et une femme.
—Quoi? dit un des hommes en se retournant.
—Quelles nouvelles de la lande? répétai-je.
—Est-ce que vous n’en revenez pas? demandèrent les hommes.
—On dirait que tous ceux qui y vont en reviennent fous, dit la femme en se penchant par-dessus la barrière. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir?
—Vous ne savez donc rien des hommes de Mars? demandai-je? des créatures tombées de la planète Mars?
—Oh! si, bien assez! Merci! dit la femme, et ils éclatèrent de rire tous les trois.
J’étais ridicule et vexé. Sans y réussir, j’essayai de leur raconter ce que j’avais vu. Ils rirent de plus belle à mes phrases sans suite.
—Vous en saurez bientôt davantage! leur dis-je en me remettant en route.
J’avais l’air si hagard qu’en m’apercevant du seuil ma femme tressaillit. J’entrai dans la salle à manger; je m’assis, bus un verre de vin, et aussitôt que j’eus pu suffisamment rassembler mes esprits, je lui racontai les événements dont j’avais été témoin. Le dîner, un dîner froid, était déjà servi et resta sur la table sans que nous y touchions pendant que je narrai mon histoire.
—Il y a une chose rassurante, dis-je pour pallier les craintes que j’avais fait naître, ce sont les créatures les plus maladroites que j’aie jamais vues grouiller. Elles peuvent s’agiter dans le trou et tuer les gens qui s’approcheront, pourtant elles ne pourront jamais sortir de là... Mais quelles horribles choses!
—Calme-toi, mon ami, dit ma femme en fronçant les sourcils et en posant sa main sur la mienne.
—Ce pauvre Ogilvy! dis-je. Penser qu’il est resté mort, là-bas!
Ma femme, du moins, ne trouva pas mon récit incroyable. Quand je vis combien sa figure était mortellement pâle, je me tus brusquement.
—Ils peuvent venir ici, répétait-elle sans cesse.
J’insistai pour qu’elle bût un peu de vin et j’essayai de la rassurer.
—Mais ils peuvent à peine remuer, dis-je.
Je lui redonnai, ainsi qu’à moi-même, un peu de courage en lui répétant tout ce qu’Ogilvy m’avait dit de l’impossibilité pour les Marsiens de s’établir sur la terre. En particulier, j’insistai sur la difficulté gravitationnelle. A la surface de la terre, la pesanteur est trois fois ce qu’elle est à la surface de Mars. Donc, un Marsien, quand même sa force musculaire resterait la même, pèserait ici trois fois plus que sur Mars, et par conséquent son corps lui serait comme une enveloppe de plomb. Ce fut là réellement l’opinion générale. Le lendemain matin, le “Times” et le “Daily Telegraph” entre autres, attachèrent une grande importance à ce point, sans plus que moi prendre garde à deux influences modificatrices pourtant évidentes.
L’atmosphère de la terre, nous le savons maintenant, contient beaucoup plus d’oxygène ou beaucoup moins d’argone—peu importe la façon dont on l’explique—que celle de Mars. L’influence fortifiante de l’oxygène sur les Marsiens fit indiscutablement beaucoup pour contrebalancer l’accroissement de poids de leur corps. En second lieu, nous ignorions tous ce fait que la puissance mécanique que possédaient les Marsiens était parfaitement capable, au besoin, de compenser la diminution d’activité musculaire.
Mais je ne réfléchis pas à ces choses alors; aussi mon raisonnement concluait-il entièrement contre les chances des envahisseurs; le vin et la nourriture, la confiance de l’appétit satisfait et la nécessité de rassurer ma femme me rendirent, par degrés insensibles, mon courage et me firent croire à ma sécurité.
—Ils ont fait là une chose stupide, assurai-je, le verre à la main. Ils sont dangereux, parce que sans aucun doute la peur les affole. Peut-être ne s’attendaient-ils pas à trouver des êtres vivants—et certainement pas des êtres intelligents. Si les choses en viennent au pire, un obus dans le trou, et nous en serons débarrassés.
L’intense surexcitation des événements avait sans aucun doute laissé mes facultés perceptives en état d’éréthisme. Maintenant encore, je me rappelle avec une extraordinaire vivacité ce dîner. La figure douce et anxieuse de ma femme tournée vers moi, sous l’abat-jour rose, la nappe blanche avec l’argenterie et la verrerie—car, en ces jours-là, même les écrivains philosophiques se permettaient maints petits luxes—le vin pourpre dans mon verre, tous ces détails sont photographiquement distincts. Au dessert, je m’attardai, combinant le goût des noix à une cigarette, regrettant l’imprudence d’Ogilvy et déplorant la peu clairvoyante pusillanimité des Marsiens.
Ainsi quelque respectable dodo de l’île Maurice aurait pu, de son nid, envisager de cette façon les circonstances et, discutant l’arrivée d’un navire en quête de nourriture animale, aurait dit: Nous les mettrons à mort à coups de bec, demain, ma chère!
Sans le savoir, c’était le dernier dîner civilisé que je devais faire pendant d’étranges et terribles jours.
De toutes les choses surprenantes et merveilleuses qui arrivèrent ce vendredi-là, la plus étrange à mon esprit fut la combinaison des habitudes ordinaires et banales de notre ordre social avec les premiers débuts de la série d’événements qui devaient jeter à bas ce même ordre social. Si, le vendredi soir, prenant un compas, vous eussiez décrit un cercle d’un rayon de cinq milles autour des carrières de Woking, il est douteux que vous ayez pu trouver, en dehors de cet espace, un seul être humain—à moins que ce ne fût quelque parent de Stent, ou des trois ou quatre cyclistes et des gens venus de Londres dont les cadavres étaient demeurés sur la lande—qui eût été en rien affecté dans ses émotions et ses habitudes par les nouveaux venus. Beaucoup de gens, certes, avaient entendu parler du cylindre, en avaient même causé à leurs moments de loisir, mais cela n’avait certainement pas produit la sensation qu’aurait soulevée un ultimatum à l’Allemagne.
Alors, avec un sifflement le rayon oscilla, enflammant les cimes des hêtres qui bordaient la route, faisant éclater les briques, fracassant les carreaux, enflammant les boiseries des fenêtres et faisant s’écrouler en miettes le pignon d’une maison...
(CHAPITRE VI)
A Londres, ce soir-là, le télégramme du malheureux Henderson, décrivant le dévissage graduel du projectile, fut reçu comme un canard et le journal du soir auquel il avait été adressé—ayant, sans obtenir de réponse, télégraphié pour une confirmation de la nouvelle—décida de ne pas lancer d’édition spéciale.
Même dans ce cercle fictif de cinq milles, la majorité des gens restaient indifférents. J’ai déjà décrit la conduite de ceux, hommes et femmes, auxquels je m’étais adressé. Dans tout le district, les gens dînaient et soupaient; les ouvriers jardinaient après les travaux du jour; on couchait les enfants; les jeunes gens erraient amoureusement par les chemins et les savants compulsaient leurs livres.
Peut-être y avait-il dans les rues du village un murmure inaccoutumé; un sujet de causerie nouveau et absorbant, dans les tavernes; ici et là un messager, ou même un témoin des derniers incidents, occasionnait quelque agitation, des cris et des allées et venues. Mais presque partout sans exception, la routine quotidienne: travailler, manger, boire et dormir, continuait ainsi que depuis d’innombrables années—comme si nulle planète Mars n’eût existé dans les deux. Même à Woking, à Horsell et à Chobham, tel était le cas.
A la gare de Woking, jusqu’à une heure tardive, les trains s’arrêtaient et repartaient, d’autres se garaient sur les voies d’évitement, les voyageurs descendaient ou attendaient et toutes choses suivaient leur cours ordinaire. Un gamin de la ville, empiétant sur le monopole des bibliothèques de chemin de fer, vendait sur les quais des journaux renfermant les nouvelles de l’après-midi. Le vacarme des trucks, le sifflet aigu des locomotives, se mêlaient à ses cris de: “l’arrivée des habitants de Mars”. Des groupes agités envahirent la station vers neuf heures, racontant d’incroyables nouvelles et ne causèrent pas plus de trouble que des ivrognes n’auraient pu faire. Les gens en route vers Londres cherchaient, à travers les fenêtres des wagons, à apercevoir quelque chose dans les ténèbres du dehors et voyaient seulement de rares étincelles scintiller et s’élever en dansant dans la direction de Horsell, puis disparaître, une lueur rougeâtre et une mince traînée de fumée se promener contre l’écran du ciel, et ils en concluaient que rien n’arrivait de plus sérieux que quelque incendie dans les bruyères. Ce n’était que sur les confins de la lande qu’on pouvait voir réellement quelque désordre. Là, sur la lisière du côté de Woking, une douzaine de villas étaient en flammes. Des lumières restèrent allumées dans toutes les maisons des trois villages proches de la lande et les gens y veillèrent jusqu’à l’aurore.
Une foule curieuse s’attardait, incessamment renouvelée, à la fois sur le pont de Chobham et sur celui de Horsell. Une ou deux âmes aventureuses—ainsi qu’on s’en aperçut après—s’avancèrent à la faveur des ténèbres et se faufilèrent jusqu’auprès des Marsiens. Mais elles ne revinrent pas, car de temps en temps un rayon de lumière, semblable aux feux électriques d’un vaisseau de guerre, balayait la lande et le rayon brûlant le suivait immédiatement. A part cela, l’immense étendue demeura silencieuse et désolée, et les corps carbonisés y restèrent épars toute la nuit sous les étoiles et tout le jour suivant. Un bruit de métal qu’on martèle venait du cylindre et fut entendu par beaucoup de gens.
Tel était l’état des choses ce vendredi soir. Au centre, enfoncé dans la peau de notre vieille planète comme une écharde empoisonnée, était ce cylindre. Mais le poison avait à peine commencé son œuvre. Autour de lui s’étendait la lande silencieuse, mal éteinte par places, avec quelques objets sombres, à peine visibles, gisant en attitudes contorsionnées ici et là. De distance en distance un arbre ou un buisson brûlait encore. Plus loin, c’était comme une frontière d’activité au delà de laquelle les flammes n’étaient pas encore parvenues. Dans le reste du monde, le cours de la vie allait son train comme depuis d’immémoriales années. La fièvre de la lutte, qui allait bientôt venir obstruer les veines et les artères, user les nerfs et détruire les cerveaux, était latente encore.
Tout au long de la nuit, les Marsiens s’agitèrent et martelèrent, infatigables et sans sommeil, à l’œuvre après les machines qu’ils apprêtaient, et de temps en temps une bouffée de fumée grisâtre tourbillonnait vers le ciel étoile.
Vers onze heures une compagnie d’infanterie traversa Horsell et se déploya en cordon à la lisière de la lande. Plus tard une seconde compagnie vint par Chobham occuper le côté nord. Plusieurs officiers des baraquements voisins étaient venus dans la journée examiner les lieux et l’un d’entre eux, disait-on, le major Eden, manquait. Le colonel du régiment s’avança jusqu’au pont de Chobham vers minuit et questionna minutieusement la foule. Les autorités militaires se rendaient certainement compte du sérieux de l’affaire. A la même heure, ainsi que l’indiquèrent les journaux du lendemain, un escadron de hussards, deux Maxims et environ quatre cents hommes du régiment de Cardigan quittaient le camp d’Aldershot.
Quelques secondes après minuit, la foule qui encombrait la route de Chertsey à Woking vit une étoile tomber du ciel dans un bois de sapins vers le nord-ouest. Une lumière verdâtre et des lueurs soudaines comme les éclairs des nuits d’été accompagnaient le météore. C’était un second cylindre.
La journée du samedi est restée dans ma mémoire comme un jour de répit. Ce fut aussi un jour de lassitude, lourd et étouffant, avec, m’a-t-on dit, de rapides fluctuations du baromètre. J’avais peu dormi, encore que ma femme eût réussi à le faire, et je me levai de bonne heure. Avant le déjeuner, je descendis dans le jardin et j’écoutai: mais rien autre que le chant d’une alouette ne venait de la lande.
Le laitier passa comme d’habitude. J’entendis le bruit de son chariot et j’allai jusqu’à la barrière pour avoir de lui les dernières nouvelles. Il me dit que pendant la nuit les Marsiens avaient été cernés par des troupes et qu’on attendait des canons. Alors, comme une note familière et rassurante, j’entendis un train qui traversait Woking.
—On tâchera de ne pas les tuer, dit le laitier, si on peut l’éviter sans trop de difficultés.
J’aperçus mon voisin qui jardinait et je devisai un instant avec lui, avant de rentrer pour déjeuner. C’était une matinée des plus ordinaires. Mon voisin émit l’opinion que les troupes pourraient, ce jour-là, détruire ou capturer les Marsiens.
—Quel malheur qu’ils se rendent si peu approchables, dit-il. Il serait curieux de savoir comment on vit sur une autre planète; on pourrait en apprendre quelque chose.
Il vint jusqu’à la haie et m’offrit une poignée de fraises, car il était aussi généreux que fier des produits de son jardin. En même temps, il me parla de l’incendie des bois de pins, au delà des prairies de Byfleet.
—On prétend, dit-il, qu’il est tombé par là une autre de ces satanées choses—le numéro deux. Mais il y en a assez d’une, à coup sûr. Cette affaire-là va coûter une jolie somme aux compagnies d’assurances, avant que tout soit remis en place.
En disant cela, il riait avec un air de parfaite bonne humeur. Les bois brûlaient encore, me dit-il en indiquant un nuage de fumée.
—Ça couvera longtemps sous les pieds à cause de l’épaisseur des herbes et des aiguilles de pins.
Puis avec gravité, il ajouta diverses réflexions au sujet du “pauvre Ogilvy”.
Après déjeuner, au lieu de me mettre au travail, je décidai de descendre jusqu’à la lande. Sous le pont du chemin de fer, je trouvai un groupe de soldats—du génie, je crois,—avec de petites toques rondes, des jaquettes rouges, sales et déboutonnées, laissant voir leurs chemises bleues, des pantalons de couleur foncée et des bottes montant jusqu’au mollet. Ils me dirent que personne ne devait franchir le canal, et, sur la route au delà du pont, j’aperçus un des hommes du régiment de Cardigan placé là en sentinelle. Pendant un instant, je causai avec ces soldats. Je leur racontai ce que j’avais vu des Marsiens le soir précédent. Aucun d’eux ne les avait vus jusqu’à présent et ils n’avaient à ce sujet que des idées très vagues, en sorte qu’ils m’accablèrent de questions. Ils ne savaient pas, me dirent-ils, le but de ces mouvements de troupes; ils avaient cru d’abord qu’une mutinerie avait éclaté au campement des Horse Guards. Le simple sapeur du génie est en général mieux informé que le troupier ordinaire et ils se mirent à discuter, avec une certaine intelligence, les conditions particulières de la lutte possible. Je leur fis une description du Rayon Ardent et ils commencèrent à argumenter entre eux à ce sujet.
—Se glisser aussi près que possible en restant à l’abri, et se jeter sur eux, voilà ce qu’il faut faire, dit l’un.
—Tais-toi donc, répondit un autre. Qu’est-ce que tu feras avec ton abri contre leur diable de Rayon Ardent? Tu iras te faire cuire! Ce qu’il y a à faire, c’est de s’approcher autant que le terrain le permettra et là creuser une tranchée.
—Un beau moyen, les tranchées! Il ne parle tout le temps que de creuser des tranchées, celui-là. C’est pas un homme, c’est un lapin.
—Alors, ils n’ont pas de cou? me demanda brusquement un troisième, petit homme brun et silencieux, qui fumait sa pipe.
Je répétai ma description.
—Des pieuvres, tout simplement, dit-il. On dit que ça pêche les hommes—maintenant on va se battre avec des poissons.
—Il n’y a pas de crime à massacrer des bêtes comme ça, remarqua le premier qui avait parlé.
—Pourquoi ne pas bombarder tout de suite ces sales animaux et en finir d’un seul coup? dit le petit brun. On ne peut pas savoir ce qu’ils sont capables de faire.
—Où sont tes obus? demanda le premier. Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut charger dessus et tout de suite, c’est mon avis.
Ils continuèrent à discuter la chose sur ce ton. Après un certain temps, je les quittai et me dirigeai vers la gare pour y chercher autant de journaux du matin que j’en pourrais trouver.
Tout au long; de la nuit, les Marsiens s’agitèrent et martelèrent, infatigables et sans sommeil, à l’œuvre après les machines qu’ils apprêtaient, et de temps en temps une bouffée grisâtre tourbillonnait vers le ciel étoilé.
Mais je ne fatiguerai pas le lecteur par une description plus détaillée de cette longue matinée et de l’après-midi plus longue encore. Je ne pus parvenir à jeter le moindre coup d’œil sur la lande, car même les clochers des églises de Horsell et de Chobham étaient aux mains des autorités militaires. Les soldats auxquels je m’adressai ne savaient rien; les officiers étaient aussi mystérieux que préoccupés. Je trouvai les gens de la ville en pleine sécurité à cause de la présence des forces militaires et j’appris alors, de la bouche même de Marshall, le marchand de tabac, que son fils était parmi les morts, autour du cylindre. Les soldats avaient obligé les habitants, sur la lisière de Horsell, à fermer et à quitter leurs maisons.
Je revins chez moi, pour déjeuner, vers deux heures, très fatigué, car, ainsi que je l’ai dit, la journée était extrêmement chaude et lourde, et afin de me rafraîchir, je pris un bain froid. Vers quatre heures et demie, je retournai à la gare chercher les journaux du soir, car ceux du matin ne donnaient qu’un récit très inexact de la mort de Stent, d’Henderson, d’Ogilvy et des autres. Mais ils ne renfermaient rien que je ne connusse déjà. Les Marsiens ne laissaient rien voir d’eux-mêmes. Ils semblaient très affairés dans leur trou, d’où sortaient continuellement un bruit de marteaux et une longue traînée de fumée. Apparemment ils activaient leurs préparatifs pour la lutte.
“De nouvelles tentatives pour communiquer avec eux ont été faites sans succès”—tel était le cliché que reproduisaient tous les journaux. Un sapeur me dit que ces tentatives étaient faites par un homme qui d’un fossé agitait un drapeau au bout d’une perche. Les Marsiens accordaient autant d’attention à ces avances que nous en prêterions aux mugissements d’un bœuf.
Je dois avouer que la vue de tout cet armement, de tous ces préparatifs, m’excitait grandement. Mon imagination devint belligérante et infligea aux envahisseurs des défaites remarquables; les rêves de batailles et d’héroïsme de mon enfance me revinrent. A ce moment même, il me semblait que la lutte allait être inégale, tant les Marsiens me paraissaient impuissants dans leur trou.
Vers trois heures, on entendit des coups de canon, à intervalles réguliers, dans la direction de Chertsey ou d’Addlestone. J’appris que le bois de pins incendié, dans lequel était tombé le second cylindre, était canonné dans l’espoir de détruire l’objet avant qu’il ne s’ouvrît. Ce ne fut pas avant cinq heures, cependant, qu’une pièce de campagne arriva à Chobham pour être braquée sur les premiers Marsiens.
Vers six heures du soir, je prenais le thé avec ma femme dans la vérandah, causant avec chaleur de la bataille qui nous menaçait, lorsque j’entendis, venant de la lande, le bruit assourdi d’une détonation, et immédiatement une rafale d’explosions. Aussitôt suivit, tout près de nous, un violent et retentissant fracas qui fit trembler le sol, et, me précipitant au dehors sur la pelouse, je vis les cimes des arbres, autour du Collège Oriental, enveloppées de flammes rougeâtres et de fumée, et le clocher de la chapelle s’écrouler. La tourelle de la mosquée avait disparu et le toit du collège lui-même semblait avoir subi les effets de la chute d’un obus de cent tonnes. Une de nos cheminées craqua comme si elle avait été frappée par un boulet; elle vola en éclats et les fragments dégringolèrent le long des tuiles pour venir s’entasser sur le massif de fleurs, près de la fenêtre de mon cabinet de travail.
Ma femme et moi restâmes stupéfaits. Je me rendis compte alors que la crête de la colline de Maybury était à portée du Rayon Ardent des Marsiens, maintenant que le collège avait été débarrassé du chemin comme un obstacle gênant.
Je saisis ma femme par le bras et, sans cérémonie, l’entraînai jusque sur la route. Puis j’allai chercher la servante, en lui disant que j’irais prendre moi-même la malle qu’elle réclamait avec insistance.
—Nous ne pouvons pas rester ici, dis-je.
Au moment même, la canonnade reprit un instant sur la lande.
—Mais où allons-nous aller? demanda ma femme terrifiée.
Je réfléchissais, perplexe. Puis je me souvins de ses cousins à Leatherhead.
—A Leatherhead, criai-je, dans le fracas qui recommençait.
Elle regarda vers le bas de la colline. Les gens surpris sortaient de leurs maisons.
—Mais comment irons-nous jusque-là? s’enquit-elle.
Au bas de la route, j’aperçus un peloton de hussards qui passaient au galop sous le pont du chemin de fer; quelques-uns entrèrent dans la cour du Collège Oriental, les autres mirent pied à terre et commencèrent à courir de maison en maison. Le soleil, brillant à travers la fumée qui montait des cimes des arbres, semblait rouge-sang et jetait sur les choses une clarté lugubre et sinistre.
—Reste ici, tu es en sûreté, dis-je à ma femme, et je me mis à courir vers l’hôtel du Chien-Tigré, car je savais que l’hôtelier avait un cheval et un dogcart. Je courais de toutes mes forces, car je me rendais compte que, dans un moment, tout le monde, sur ce penchant de la colline, serait en mouvement. Je trouvai l’hôtelier derrière son comptoir, absolument ignorant de ce qui se passait derrière sa maison. Un homme qui me tournait le dos lui parlait.
—Ce sera une livre, disait l’hôtelier, et je n’ai personne pour vous le mener.
—J’en donne deux livres, dis-je par dessus l’épaule de l’homme.
—Quoi?...
—... Et je vous le ramène avant minuit, achevai-je.
—Mais, diable, dit l’hôtelier, qu’est-ce qui presse? Je suis en train de vendre un quartier de porc. Deux livres et vous me le rapportez? Qu’est-ce qui se passe donc?
Je lui expliquai rapidement que je devais partir immédiatement de chez moi et je m’assurai ainsi la location du dogcart. A ce moment, il ne me sembla pas le moins du monde urgent pour l’hôtelier qu’il quittât son hôtel. Je m’arrangeai pour avoir la voiture sur-le-champ, la conduisis à la main le long de la route, puis, la laissant à la garde de ma femme et de la servante, me précipitai dans la maison et empaquetai divers objets de valeur, argenterie et autres. Les hêtres du jardin brûlaient pendant ce temps, et, des palissades du bord de la route, s’élevaient des flammes rouges. Tandis que j’étais ainsi occupé, l’un des hussards à pied arriva. Il courait de maison en maison, avertissant les gens du danger et les invitant à sortir. Il passait justement comme je sortais, traînant mes trésors enveloppés dans une nappe. Je lui criai:
—Quelles nouvelles?
Il se retourna, les yeux effarés, brailla quelque chose comme “sortis du trou dans une chose pareille à un couvercle de plat” et se dirigea en courant vers la porte de la maison située au sommet de la montée. Un soudain tourbillon de fumée parcourant la route le cacha pendant un moment. Je courus jusqu’à la porte de mon voisin, frappai par acquit de conscience, car je savais que sa femme et lui étaient partis pour Londres et qu’ils avaient fermé leur maison. J’entrai de nouveau chez moi, car j’avais promis à la servante d’aller chercher sa malle et je la ramenai dehors, la casai auprès d’elle sur l’arrière du dogcart; puis je pris les rênes et sautai sur le siège à côté de ma femme. En un instant nous étions hors de la fumée et du bruit et descendions vivement la pente opposée de la colline de Maybury, vers Old Woking.
Devant nous s’étendait un tranquille paysage ensoleillé, des champs de blé de chaque côté de la route et l’auberge de Maybury avec son enseigne oscillante. J’aperçus la voiture du docteur devant nous. Au pied de la colline, je tournai la tête pour jeter un coup d’œil sur ce que je quittais. D’épais nuages de fumée noire, coupés de longues flammes rouges, s’élevaient dans l’air tranquille et projetaient des ombres obscures sur les cimes vertes des arbres, vers l’est. La fumée s’étendait déjà fort loin, jusqu’aux bois de sapins de Byfleet vers l’est et jusqu’à Woking à l’ouest. La route était pleine de gens accourant vers nous. Très affaibli maintenant, mais très distinct à travers l’air tranquille et lourd, on entendait le bourdonnement d’un canon qui cessa tout d’un coup et les détonations intermittentes des fusils. Apparemment les Marsiens mettaient le feu à tout ce qui se trouvait à portée de leur Rayon Ardent.
Je ne suis pas un cocher expert, et il me fallut bien vite donner toute mon attention au cheval. Quand je me tournai une fois encore, la seconde colline cachait complètement la fumée noire. D’un coup de fouet, j’enlevai le cheval, lui lâchant les rênes jusqu’à ce que Woking et Send fussent entre nous et tout ce tumulte. Entre ces deux localités, j’avais rattrapé et dépassé la voiture du docteur.
Leatherhead est à environ douze milles de Maybury Hill. L’odeur des foins emplissait l’air; au long des grasses prairies au delà de Pyrford et de chaque côté, les haies étaient revêtues de la douceur et de la gaîté de multitudes d’aubépines. La sourde canonnade qui avait éclaté tandis que nous descendions la route de Maybury avait cessé aussi brusquement qu’elle avait commencé, laissant le crépuscule paisible et calme. Nous arrivâmes sans mésaventure à Leatherhead vers neuf heures, et le cheval eut une heure de repos, tandis que je soupais avec mes cousins et recommandais ma femme à leurs soins.
Pendant tout le voyage, ma femme était restée silencieuse et elle semblait encore tourmentée de mauvais pressentiments. Je m’efforçai de la rassurer, insistant sur ce fait que les Marsiens étaient retenus dans leur trou par leur excessive pesanteur, qu’ils ne pourraient, à tout prendre, que se glisser à quelques pas à l’entour de leur cylindre; mais elle ne répondit que par monosyllabes. Si ce n’avait été de ma promesse à l’hôtelier, elle m’aurait, je crois, supplié de demeurer à Leatherhead cette nuit-là. Que ne l’ai-je donc fait! Son visage, je me souviens, était affreusement pâle quand nous nous séparâmes.
Pour ma part, j’avais été, toute la journée, fébrilement surexcité. Quelque chose d’assez semblable à la fièvre guerrière, qui, à l’occasion, s’empare de toute une communauté civilisée, me courait dans le sang et au fond je n’étais pas autrement fâché d’avoir à retourner à Maybury ce soir-là. Je craignais même que cette fusillade que j’avais entendue n’ait été le dernier signe de l’extermination des Marsiens. Je ne peux mieux exprimer mon état d’esprit qu’en disant que j’éprouvais l’irrésistible envie d’assister à la curée.
Il était presque onze heures quand je me mis en route. La nuit était exceptionnellement obscure; sortant de l’antichambre éclairée, elle me parut même absolument noire et il faisait aussi chaud et aussi lourd que dans la journée. Au-dessus de ma tête, les nuages passaient rapides, encore qu’aucune brise n’agitât les arbustes d’alentour. Le domestique alluma les deux lanternes. Heureusement la route m’était très familière. Ma femme resta debout dans la clarté du seuil et me suivit du regard jusqu’à ce que je fusse installé dans le dogcart. Tout à coup elle rentra, laissant là mes cousins qui me souhaitaient bon retour.
Je me sentis d’abord quelque peu déprimé à la contagion des craintes de ma femme, mais très vite mes pensées revinrent aux Marsiens. A ce moment, j’étais absolument ignorant du résultat de la lutte de la soirée. Je ne savais même rien des circonstances qui avaient précipité le conflit. Comme je traversais Ockham—car au lieu de revenir par Send et Old Woking, j’avais pris cette autre route—je vis au bord de l’horizon, à l’ouest, des reflets d’un rouge-sang, qui, à mesure que j’approchais, montèrent lentement dans le ciel. Les nuages d’un orage menaçant s’amoncelaient et se mêlaient aux masses de fumée noire et rougeâtre.
La grand’rue de Ripley était déserte et à part une ou deux fenêtres éclairées, le village n’indiquait aucun autre signe de vie; mais je faillis causer un accident au coin de la route de Pyrford où un groupe de gens se trouvait, me tournant le dos. Ils ne m’adressèrent pas la parole quand je passai et je ne pus par conséquent savoir s’ils connaissaient les événements qui se produisaient au delà de la colline, si les maisons devant lesquelles je passais étaient désertées et vides, si des gens y dormaient tranquillement ou si, harassés, ils épiaient les terreurs de la nuit.
De Ripley jusqu’à Pyrford, il me fallait traverser un vallon du fond duquel je ne pouvais apercevoir les reflets de l’incendie. Comme j’arrivais au haut de la côte, après l’église de Pyrford, les lueurs reparurent et les arbres furent agités des premiers frémissements de l’orage. J’entendis alors minuit sonner derrière moi au clocher de Pyrford; puis la silhouette des coteaux de Maybury, avec leurs cimes de toits et d’arbres, se détacha noire et nette contre le ciel rouge.
Au même moment, une sinistre lueur verdâtre éclaira la route devant moi, laissant voir dans la distance les bois d’Addlestone. Le cheval donna une secousse aux rênes. Je vis les nuages rapides percés, pour ainsi dire, par un ruban de flamme verte qui illumina soudain leur confusion et vint tomber au milieu des champs, à ma gauche. C’était le troisième projectile.
Immédiatement après sa chute et d’un violet aveuglant, par contraste, le premier éclair de l’orage menaçant dansa dans le ciel et le tonnerre retentit longuement au-dessus de ma tête. Le cheval prit le mors aux dents et s’emballa.
Une pente modérée descend jusqu’au pied de la colline de Maybury et nous la descendîmes à une vitesse vertigineuse. Une fois que les éclairs eurent commencé, ils se succédèrent avec une rapidité inimaginable; les coups de tonnerre, se suivant sans interruption avec d’effrayants craquements, semblaient bien plutôt produits par une gigantesque machine électrique que par un orage ordinaire. Les rapides scintillements étaient aveuglants et des rafales de fine grêle me fouettaient le visage.
D’abord, je ne regardai guère que la route devant moi; puis, tout à coup, mon attention fut arrêtée par quelque chose qui descendait impétueusement à ma rencontre la pente de Maybury Hill; je crus voir le toit humide d’une maison, mais un éclair me permit de constater que la chose était douée d’un vif mouvement de rotation. Ce devait être une illusion d’optique—tour à tour d’effarantes ténèbres et d’éblouissantes clartés troublaient la vue. Puis la masse rougeâtre de l’Orphelinat, presque au sommet de la colline, les cimes vertes des pins et ce problématique objet apparurent clairs, nets et brillants.
Quel spectacle! Comment le décrire? Un monstrueux tripode, plus haut que plusieurs maisons, enjambait les jeunes sapins et les écrasait dans sa course; un engin mobile, de métal étincelant, s’avançait à travers les bruyères; des câbles d’acier, articulés, pendaient aux côtés et l’assourdissant tumulte de sa marche se mêlait au vacarme du tonnerre. Un éclair le dessina vivement, en équilibre sur un de ses appendices, les deux autres en l’air, disparaissant et réapparaissant presque instantanément, semblait-il, avec l’éclair suivant, cent mètres plus près. Figurez-vous un tabouret à trois pieds tournant sur lui-même et d’un pied sur l’autre pour avancer par bonds violents! Ce fut l’impression que j’en eus à la lueur des éclairs incessants. Mais au lieu d’un simple tabouret, imaginez un grand corps mécanique supporté par trois pieds.
Soudain, les sapins du petit bois qui se trouvait juste devant moi s’écartèrent, comme de fragiles roseaux sont séparés par un homme se frayant un chemin. Ils furent arrachés net et jetés à terre et un deuxième tripode immense parut, se précipitant, semblait-il, à toute vitesse vers moi—et le cheval galopait droit à sa rencontre. A la vue de ce second monstre, je perdis complètement la tête. Sans prendre le temps de mieux regarder, je tirai violemment sur la bouche du cheval pour le faire tourner à droite et au même instant le dogcart versa par-dessus la bête, les brancards se brisèrent avec fracas, je fus lancé de côté et tombai lourdement dans un large fossé plein d’eau.
Je m’en tirai bien vite et me blottis, les pieds trempant encore dans l’eau, sous un bouquet d’ajoncs. Le cheval était immobile—le cou rompu, la pauvre bête,—et à chaque nouvel éclair je voyais la masse noire du dogcart renversé et la silhouette des roues tournant encore lentement. Presque aussitôt, le colossal mécanisme passa à grandes enjambées près de moi, montant la colline vers Pyrford.
Vue de près, la chose était incomparablement étrange, car ce n’était pas simplement une machine insensée passant droit son chemin. C’était une machine cependant, avec une allure mécanique et un fracas métallique, avec de longs tentacules flexibles et luisants—l’un d’entre eux tenait un jeune sapin—se balançant bruyamment autour de ce corps étrange. Elle choisissait ses pas en avançant et l’espèce de chapeau d’airain qui la surmontait se mouvait en tous sens avec l’inévitable suggestion d’une tête regardant tout autour d’elle. Derrière la masse principale se trouvait une énorme chose de métal blanchâtre, semblable à un gigantesque panier de pêcheur, et je vis des bouffées de fumée s’échapper des interstices de ses membres quand le monstre passa près de moi. En quelques pas, il était déjà loin.
C’est tout ce que j’en vis alors, très vaguement, dans l’éblouissement des éclairs, pendant les intervalles consécutifs de lumière intense et d’épaisses ténèbres.
Quand il passa près de moi, le monstre poussa une sorte de hurlement violent et assourdissant qui s’entendit par-dessus le tonnerre: Alouh! Alouh!—au même instant, il rejoignait déjà son compagnon, à un demi-mille de là, et ils se penchaient maintenant au-dessus de quelque chose dans un champ. Je ne doute pas que l’objet de leur attention n’ait été le troisième des dix cylindres qu’ils nous avaient envoyés de leur planète.
Pendant quelques minutes, je restai là dans les ténèbres et sous la pluie, épiant, aux lueurs intermittentes des éclairs, ces monstrueux êtres de métal, se mouvant dans la distance, par-dessus les haies. Une fine grêle commença de tomber, et, suivant qu’elle était plus ou moins épaisse, leurs formes s’embrumaient ou redevenaient claires. De temps en temps les éclairs cessaient et l’obscurité les engloutissait.
Je fus bientôt trempé par la grêle qui fondait et par l’eau bourbeuse. Il se passa quelque temps avant que ma stupéfaction me permît de me relever contre le talus dans une position plus sèche et de songer au péril imminent.
Non loin de moi, dans un petit champ de pommes de terre, se trouvait une cabane en bois; je parvins à me relever, puis, courbé et profitant du moindre abri, je l’atteignis en hâte. Je frappai à la porte mais personne—s’il était quelqu’un à l’intérieur—ne m’entendit et au bout d’un instant j’y renonçai; en suivant un fossé je parvins, à demi rampant et sans être aperçu des monstrueuses machines, jusqu’au bois de sapins.
A l’abri, maintenant, je continuai ma route, trempé et grelottant, jusqu’à ma maison. J’avançais entre les troncs, tâchant de retrouver le sentier. Il faisait très sombre dans le bois, car les éclairs devenaient de moins en moins fréquents et la grêle, par rafales, tombait en colonnes épaisses à travers les interstices des branchages.
Si je m’étais pleinement rendu compte de la signification de toutes les choses que j’avais vues, j’aurais dû immédiatement essayer de retrouver mon chemin par Byfleet vers Street Cobham et aller par ce détour rejoindre ma femme à Leatherhead. Mais, cette nuit-là, l’étrangeté des choses qui survenaient et mon misérable état physique m’ahurissaient, car j’étais meurtri, accablé, trempé jusqu’aux os, assourdi et aveuglé par l’orage.
J’avais la vague idée de rentrer chez moi et ce fut un mobile suffisant pour me déterminer. Je trébuchai au milieu des arbres, tombai dans un fossé, me cognai le genou contre un pieu et finalement barbotai dans le chemin qui descend de Collège Arms. Je dis: barbotai, car des flots d’eau coulaient, entraînant le sable en un torrent boueux. Là, dans les ténèbres, un homme vint se heurter contre moi et m’envoya chanceler en arrière.
Il poussa un cri de terreur, fit un bond de côté, et prit sa course à toutes jambes avant que j’eusse pu me reconnaître et lui adresser la parole. Si grande était la violence de l’orage à cet endroit que j’avais une peine infinie à remonter la colline. Je m’abritai enfin contre la palissade à gauche et, m’y cramponnant, je pus avancer plus rapidement.
Vers le haut, je trébuchai sur quelque chose de mou et à la lueur d’un éclair j’aperçus à mes pieds un tas de gros drap noir et une paire de bottes. Avant que j’eusse pu distinguer plus clairement dans quelle position l’homme se trouvait, l’obscurité était revenue. Je demeurai immobile, attendant le prochain éclair. Quand il vint, je vis que c’était un homme assez corpulent, simplement mais proprement mis. La tête était ramenée sous le corps et il gisait là, tout contre la palissade, comme s’il avait été violemment projeté contre elle.
Surmontant la répugnance naturelle à quelqu’un qui jamais auparavant n’avait touché un cadavre, je me penchai et le tournai afin d’écouter si son cœur battait. Il était bien mort. Apparemment, les vertèbres du cou étaient rompues. Un troisième éclair survint et je pus distinguer ses traits. Je sursautai. C’était l’hôtelier du Chien-Tigré auquel j’avais enlevé son moyen de fuir.
Je l’enjambai doucement et continuai mon chemin. Je pris par le poste de police et College Arms, pour gagner ma maison. Rien ne brûlait au flanc de la colline, quoiqu’il montât encore de la lande, avec des reflets rouges, de tumultueuses volutes de fumée, incessamment rabattues par la grêle abondante.
Aussi loin que la lueur des éclairs me permettait de voir, les maisons autour de moi étaient intactes. Près de College Arms, quelque chose de noir s’entassait au milieu du chemin.
Au bas de la route, vers le pont de Maybury, il y avait des voix et des bruits de pas, mais je n’eus pas le courage d’appeler ni d’aller les rejoindre. J’entrai avec mon passe-partout, fermai la porte à double tour et au verrou derrière moi, chancelai au pied de l’escalier et m’assis sur les marches. Mon imagination était hantée par ces monstres de métal à l’allure si terriblement rapide et par le souvenir du cadavre écrasé contre la palissade.
—Je me blottis au pied de l’escalier, le dos contre le mur et frissonnant violemment.
Mon imagination était hantée par ces
monstres de métal à l’allure si terriblement
rapide et par le souvenir du cadavre écrasé
contre la palissade.
J’ai déjà dit que mes plus violentes émotions ont le don de s’épuiser d’elles-mêmes. Au bout d’un moment, je m’aperçus que j’étais glacé et trempé, et que de petites flaques d’eau se formaient autour de moi, sur le tapis de l’escalier. Je me levai presque machinalement, entrai dans la salle à manger et bus un peu de whisky; puis j’eus l’idée de changer de vêtements.
Quand ce fut fait, je montai jusqu’à mon cabinet de travail, mais je ne saurais dire pour quelle raison. La fenêtre donne, par-dessus les arbres et le chemin de fer, vers la lande d’Horsell. Dans la hâte de notre départ, elle avait été laissée ouverte. Le palier était sombre, et, contrastant avec le tableau qu’encadrait la fenêtre, le reste de la pièce était impénétrablement obscur. Je m’arrêtai court sur le pas de la porte.
L’orage avait passé. Les tours du Collège Oriental, et les sapins d’alentour n’existaient plus et tout au loin, éclairée par de vifs reflets rouges, la lande, du côté des carrières de sable, était visible. Contre ces reflets, d’énormes formes noires, étranges et grotesques, s’agitaient activement de ci de là.
Il semblait vraiment que, dans cette direction, la contrée entière fût en flammes: j’avais sous les yeux un vaste flanc de colline, parsemé de langues de feu agitées et tordues par les rafales de la tempête qui s’apaisait et projetait de rouges réflexions sur la course fantastique des nuages. De temps à autre, une masse de fumée, venant de quelque incendie plus proche, passait devant la fenêtre et cachait les silhouettes des Marsiens. Je ne pouvais voir ce qu’ils faisaient, ni leur forme distincte, non plus que reconnaître les objets noirs qui les occupaient si activement. Je ne pouvais voir non plus où se trouvait l’incendie dont les réflexions dansaient sur le mur et le plafond de mon cabinet. Une âcre odeur résineuse emplissait l’air.
Je fermai la porte sans bruit et me glissai jusqu’à la fenêtre. A mesure que j’avançais, la vue s’élargissait jusqu’à atteindre, d’un côté, les maisons situées près de la gare de Woking, et, de l’autre, les bois de sapins consumés et carbonisés près de Byfleet. Il y avait des flammes au bas de la colline, sur la voie du chemin de fer, près du pont, et plusieurs des maisons qui bordaient la route de Maybury et les chemins menant à la gare, n’étaient plus que des ruines ardentes. Les flammes de la voie m’intriguèrent d’abord. Il y avait un amoncellement noir et de vives lueurs, avec, sur la droite, une rangée de formes oblongues. Je m’aperçus alors que c’étaient les débris d’un train, l’avant brisé et en flammes, les wagons d’arrière encore sur les rails.
Entre ces trois principaux centres de lumière, les maisons, le train, et la contrée incendiée vers Chobham, s’étendaient des espaces irréguliers de campagne sombre interrompus ici et là par des intervalles de champs fumant et brûlant faiblement; c’était un fort étrange spectacle, cette étendue noire, coupée de flammes, qui rappelait plus qu’autre chose les fourneaux des verreries dans la nuit. D’abord, je ne pus distinguer la moindre personne vivante, bien que je fusse très attentionné à en découvrir. Plus tard j’aperçus contre la clarté de la gare de Woking un certain nombre de formes noires qui traversaient en hâte la ligne les unes derrière les autres.
Ce chaos ardent, c’était le petit monde dans lequel j’avais vécu en sécurité pendant des années! Je ne savais pas encore ce qui s’était produit pendant ces sept dernières heures, et j’ignorais, bien qu’un peu de réflexion m’eût permis de le deviner, quelle relation existait entre ces colosses mécaniques et les êtres indolents et massifs que j’avais vu vomir par le cylindre. Poussé par une bizarre et impersonnelle curiosité, je tournai mon fauteuil vers la fenêtre et contemplai la contrée obscure, observant particulièrement dans les carrières les trois gigantesques silhouettes qui s’agitaient en tous sens à la clarté des flammes.
Elles semblaient extraordinairement affairées. Je commençai à me demander ce que ce pouvait bien être. Etaient-ce des mécanismes intelligents? Une pareille chose, je le savais, était impossible. Ou bien un Marsien était-il installé à l’intérieur de chacun, le gouvernant, le dirigeant, s’en servant à la façon dont un cerveau d’homme gouverne et dirige son corps? Je cherchai à comparer ces choses à des machines humaines; je me demandai, pour la première fois de ma vie, quelle idée pouvait se faire d’une machine à vapeur ou d’un cuirassé, un animal inférieur intelligent.
L’orage avait débarrassé le ciel et, par-dessus la fumée de la campagne incendiée, Mars, comme un petit point, brillait d’une lueur affaiblie en descendant vers l’ouest. Tout à coup un soldat entra dans le jardin. J’entendis un léger bruit contre la palissade et, sortant de l’espèce de léthargie dans laquelle j’étais plongé, je regardai et je l’aperçus vaguement, escaladant la clôture. A la vue d’un être humain, ma torpeur disparut et je me penchai vivement à la fenêtre.
—Psstt, fis-je aussi doucement que je pus.
Il s’arrêta, surpris, à cheval sur la palissade. Puis il descendit et traversa la pelouse jusqu’au coin de la maison; il courbait l’échine et marchait avec précaution.
—Qui est là? demanda-t-il, à voix basse aussi, debout sous la fenêtre et regardant en l’air.
—Où allez-vous? questionnai-je.
—Du diable si je le sais!
—Vous cherchez à vous cacher?
—Justement!
—Entrez dans la maison, dis-je.
Je descendis, débouclai la porte, le fis entrer, la bouclai de nouveau. Je ne pouvais voir sa figure. Il était nu-tête et sa tunique était déboutonnée.
—Mon Dieu! mon Dieu! s’exclamait-il, comme je lui montrais le chemin.
—Qu’est-il arrivé? lui demandai-je.
—Tout et le reste!
Dans l’obscurité, je le vis qui faisait un geste de désespoir.
—Ils nous ont balayés d’un seul coup—tout simplement balayés.—Et il répéta ces mots à plusieurs reprises.
Il me suivit, presque machinalement, dans la salle à manger.
—Prenez ceci, dis-je en lui versant une forte dose de whisky.
Il la but. Puis brusquement il s’assit devant la table, pris sa tête dans ses mains et se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant, secoué d’une véritable crise de désolation, tandis que je restais devant lui, intéressé, dans un singulier oubli de mon récent accès de désespoir.
Il fut longtemps à retrouver un calme suffisant pour pouvoir répondre à mes questions et il ne le fit alors que d’une façon confuse et fragmentaire. Il conduisait une pièce d’artillerie qui n’avait pris part au combat qu’à sept heures. A ce moment, la canonnade battait son plein sur la lande et l’on disait qu’une première troupe de Marsiens se dirigeait lentement, à l’abri d’un bouclier de métal, vers le second cylindre.
Un peu plus tard, ce bouclier se dressa sur trois pieds et devint la première des machines que j’avais vues. La pièce que l’homme conduisait avait été mise en batterie près de Horsell, afin de commander les carrières et son arrivée avait précipité l’engagement. Comme les canonniers d’avant-train gagnaient l’arrière, son cheval mit le pied dans un terrier et s’abattit, lançant son cavalier dans une dépression de terrain. Au même moment, le canon faisait explosion, le caisson sautait, tout était en flammes autour de lui et il se trouva renversé sous un tas de cadavres carbonisés et de chevaux morts.
—Je ne bougeai pas, dit-il, ne comprenant rien à ce qui se passait, avec un poitrail de cheval qui m’écrasait. Nous avions été balayés d’un seul coup. Et l’odeur—bon Dieu! comme de la viande brûlée. En tombant de cheval, je m’étais tordu les reins et il me fallut rester là jusqu’à ce que le mal fût passé. Une minute auparavant, on aurait cru être à la revue,—puis patatras, bing, pan!—Balayés d’un seul coup! répéta-t-il.
Il était demeuré fort longtemps sous le cheval mort, essayant de jeter des regards furtifs sur la lande. Les hussards avaient tenté, en s’éparpillant, une charge contre le cylindre, mais ils avaient été simplement supprimés en un instant. C’est alors que le monstre s’était dressé sur ses pieds et s’était mis à aller et venir tranquillement à travers la lande, parmi les rares fugitifs, avec son espèce de tête se tournant de côté et d’autre exactement comme une tête d’homme capuchonnée. Une sorte de bras portait une boîte métallique compliquée, autour de laquelle des flammes vertes scintillaient, et, hors d’une espèce d’entonnoir qui s’y trouvait adapté, jaillissait le Rayon Ardent.
En quelques minutes il n’y eut plus, autant que le soldat put s’en rendre compte, un seul être vivant sur la lande et tout buisson et tout arbre qui n’était pas encore consumé brûlait. Les hussards étaient sur la route au delà de la courbure du terrain et il ne put voir ce qui leur arrivait. Il entendit les Maxims craquer pendant un moment, puis ils se turent. Le géant épargna jusqu’à la fin la gare de Woking et son groupe de maisons, puis le Rayon Ardent y fut braqué et tout fut en un instant changé en un monceau de ruines enflammées. Enfin, le monstre éteignit le Rayon et, tournant le dos à l’artilleur, de son allure déhanchée, il se dirigea vers le bois de sapins consumés qui abritait le second cylindre. Comme il s’éloignait, un second Titan étincelant surgit tout agencé hors du trou.
Le second monstre suivit le premier; alors l’artilleur parvint à se dégager et se traîna avec précaution à travers les cendres brûlantes des bruyères vers Horsell. Il réussit à parvenir vivant jusqu’au fossé qui bordait la route, et put s’échapper ainsi jusqu’à Woking.—Ici son récit devint à chaque instant coupé d’exclamations.—L’endroit était inabordable. Fort peu de gens, semble-t-il, y étaient demeurés vivants, affolés pour la plupart et couverts de brûlures. L’incendie l’obligea à faire un détour et il se cacha parmi les décombres d’un mur calciné au moment où l’un des géants Marsiens revenait sur ses pas. Il le vit poursuivre un homme, l’enlever dans un de ses tentacules d’acier et lui briser la tête contre le tronc d’un sapin. Enfin, à la tombée de la nuit, l’artilleur risqua une course folle et arriva jusque sur les quais de la gare. Depuis ce moment, il avait avancé furtivement le long de la voie dans la direction de Maubury, dans l’espoir d’échapper au danger en se rapprochant de Londres. Beaucoup de gens étaient blottis dans des fossés et dans des caves, et le plus grand nombre des survivants s’étaient enfuis vers le village de Woking et vers Send. La soif le dévorait: enfin, près du pont du chemin de fer, il trouva une des grosses conduites crevée d’où l’eau jaillissait en bouillonnant sur la route, comme une source.
Tel est le récit que j’obtins de lui, fragment par fragment. Peu à peu, il s’était calmé en me racontant ces choses et en essayant de me dépeindre exactement les spectacles auxquels il avait assisté. Il n’avait rien mangé depuis midi, m’avait-il dit au début de son récit, et je trouvai à l’office un peu de pain et de mouton que j’apportai dans la salle à manger. Nous n’allumâmes pas de lampe, de crainte d’attirer les Marsiens et à chaque instant nos mains s’égaraient à la recherche du pain et de la viande. A mesure qu’il parlait, les objets autour de nous se dessinèrent obscurément dans les ténèbres et les arbustes écrasés et les rosiers brisés de l’autre côté de la fenêtre devinrent distincts. Il semblait qu’une troupe d’hommes ou d’animaux eût passé dans le jardin en saccageant tout. Je commençai à apercevoir sa figure, noircie et hagarde, comme aussi devait l’être la mienne.
Quand nous eûmes fini de manger, nous montâmes doucement jusqu’à mon cabinet et de nouveau j’observai ce qui se passait, par la fenêtre ouverte. En une seule soirée, la vallée avait été transformée en vallée de ruines. Les incendies avaient maintenant diminué; des traînées de fumée remplaçaient les flammes, mais les ruines innombrables des maisons démolies et délabrées, des arbres abattus et consumés, que la nuit avait cachées, se détachaient maintenant dénudées et terribles dans l’impitoyable lumière de l’aurore. Pourtant, de place en place, quelque objet avait eu la chance d’échapper—ici, un signal blanc sur la voie du chemin de fer, là, le bout d’une serre claire et fraîche au milieu des décombres. Jamais encore, dans l’histoire des guerres, la destruction n’avait été aussi insensée ni aussi indistinctement générale. Scintillants aux lueurs croissantes de l’Orient, trois des géants métalliques se tenaient autour du trou, leur tête tournant incessamment, comme s’ils surveillaient la désolation qu’ils avaient causée.
Il me sembla que le trou avait été agrandi et de temps en temps des bouffées de vapeur d’un vert vif en sortaient, montaient vers les clartés de l’aube—montaient tourbillonnaient, s’étalaient et disparaissaient.
Au delà, vers Chobham, se dressaient des colonnes de flamme. Aux premières lueurs du four, elles se changèrent en colonnes de fumée rougeâtre.
Quand l’aube fut trop claire, nous nous retirâmes de la fenêtre d’où nous avions observé les Marsiens, et nous descendîmes doucement au rez-de-chaussée.
L’artilleur convint avec moi que la maison n’était pas un endroit où demeurer. Il se proposait, dit-il, de se mettre en route vers Londres et de rejoindre sa batterie. Mon plan était de retourner sans délai à Leatherhead, et la puissance des Marsiens m’avait si grandement impressionné que j’étais décidé à emmener ma femme à Newhaven et de là j’espérais quitter immédiatement le pays avec elle. Car je me rendais déjà clairement compte que les environs de Londres allaient être inévitablement le théâtre d’une lutte désastreuse, avant que de pareilles créatures pussent être détruites.
Entre nous et Leatherhead, cependant, il y avait le troisième cylindre avec ses gardiens gigantesques. Si j’avais été seul, je crois que j’aurais tenté la chance de passer quand même. Mais l’artilleur m’en dissuada.
—Quand on a une femme supportable, il n’y a pas de raison pour la rendre veuve, dit-il.
Enfin je consentis à aller avec lui, en nous abritant dans les bois, et de remonter vers le nord jusqu’à Street Cobham avant de nous séparer. De là, je devais faire un grand détour par Epsom pour rejoindre Leatherhead.
Je me serais mis en route sur-le-champ, mais mon compagnon avait plus d’expérience. Il me fit chercher dans toute la maison pour trouver un flacon qu’il emplit de whisky et nous garnîmes toutes nos poches de paquets de biscuits et de tranches de viande. Ensuite, nous nous glissâmes hors de la maison et courûmes de toutes nos forces jusqu’au bas du chemin raboteux par où j’étais venu la nuit précédente. Les maisons paraissaient désertes. En route, nous rencontrâmes un groupe de trois cadavres carbonisés, tombés ensemble quand le Rayon Ardent les atteignit; ici et là, des objets que les gens avaient laissé tomber—une pendule, une pantoufle, une cuiller d’argent et de pauvres choses précieuses de ce genre. Au coin de la rue, qui monte vers la poste, une petite voiture non attelée, chargée de malles et de meubles, était renversée sur ses roues brisées. Une cassette, dont on avait fait sauter le couvercle, avait été jetée sous les débris.
A part la loge de l’orphelinat qui brûlait encore, aucune des maisons n’avait souffert beaucoup de ce côté-ci. Le Rayon Ardent n’avait fait que raser les cheminées en passant. Cependant, hormis nous deux, il ne semblait pas y avoir une seule personne vivante dans Maybury. Les habitants s’étaient enfuis en grande partie, par la route d’Old Woking, je suppose,—la même route que j’avais suivie pour aller à Leatherhead—ou bien ils s’étaient cachés.
Nous descendîmes le chemin, passant de nouveau près du cadavre de l’homme en noir, trempé par la grêle de la nuit précédente, et nous entrâmes dans les bois, au pied de la colline. Nous arrivâmes ainsi jusqu’au chemin de fer sans rencontrer âme qui vive. De l’autre côté de la ligne, les bois n’étaient plus que des débris consumés et noircis. Pour la plupart, les arbres étaient tombés, mais un certain nombre étaient encore debout, troncs gris et désolés, avec un feuillage roussi au lieu de leur verdure de la veille.
Du côté que nous suivions, le feu n’avait rien fait de plus qu’écorcher les arbres les plus proches, sans réussir à prendre de pires proportions. A un endroit, les bûcherons avaient laissé leur travail interrompu. Des arbres, abattus et fraîchement émondés, étaient entassés dans une clairière, avec, auprès d’une scie à vapeur, des tas de sciure. Tout près de là était une hutte de terre et de branchages, désertée. Il n’y avait, à cette heure, le moindre souffle de vent et toutes choses étaient étrangement tranquilles. Même les oiseaux se taisaient et dans notre marche précipitée, l’artilleur et moi parlions à voix basse en jetant de temps en temps un regard furtif par-dessus notre épaule. Une fois ou deux nous nous arrêtâmes pour écouter.
Au bout d’un certain temps, nous eûmes rejoint la route; à ce moment nous entendîmes un bruit de sabots de chevaux et nous aperçûmes, à travers les troncs d’arbres, trois cavaliers avançant lentement vers Woking. Nous les hélâmes et ils firent halte, tandis que nous accourions en toute hâte vers eux. C’était un lieutenant et deux cavaliers du 8ᵉ hussards, avec un instrument semblable à un théodolite, que l’artilleur me dit être un héliographe.
—Vous êtes les premiers que j’ai rencontrés ce matin venant de cette direction, me dit le lieutenant. Que se prépare-t-il par là?
Sa voix et son regard disaient toute son inquiétude. Les hommes, derrière