La guerre des mondes
A la vue de la mer, Mme Elphinstone, malgré les assurances de sa belle-sœur, s’abandonna au désespoir. Elle n’avait encore jamais quitté l’Angleterre; elle disait qu’elle aimerait mieux mourir plutôt que de se voir seule et sans amis dans un pays étranger, et autres sornettes de ce genre. La pauvre femme semblait s’imaginer que les Français et les Marsiens étaient de la même espèce. Pendant le voyage des deux derniers jours, elle était devenue de plus en plus nerveuse, apeurée et déprimée. Sa seule idée était de retourner à Stanmore. Il ne s’était jamais produit de tout cela à Stanmore. On retrouverait George à Stanmore....
Hors de l’horizon grisâtre quelque chose monta dans le ciel, monta obliquement et très rapidement dans la lumineuse clarté, au-dessus des nuages du ciel occidental, un objet plat, large et vaste qui décrivit une courbe immense, diminua peu à peu, s’enfonça lentement et s’évanouit dans le mystère gris de la nuit. Quand il eut disparu, on eût dit qu’il pleuvait des ténèbres.
Ils eurent les plus grandes difficultés à la faire descendre jusqu’à la plage, d’où bientôt mon frère réussit à attirer l’attention d’un steamer à aubes qui sortait de la Tamise. Une barque fut envoyée, qui les amena à bord à raison de trente-six livres (neuf cents francs) pour eux trois. Le steamer allait à Ostende, leur dit-on.
Il était près de deux heures lorsque mon frère, ayant payé le prix de leur passage, au passavant, se trouva sain et sauf, avec les deux femmes dont il avait pris la charge, sur le pont du steamboat. Ils trouvèrent de la nourriture à bord, bien qu’à des prix exorbitants et ils réussirent à prendre un repas sur l’un des sièges de l’avant.
Il y avait déjà à bord une quarantaine de passagers, dont la plupart avaient employé leur dernier argent à s’assurer le passage; mais le capitaine resta dans le canal de Blackwater jusqu’à cinq heures du soir, acceptant un si grand nombre de passagers que le pont fut presque dangereusement encombré. Il serait probablement resté plus longtemps, s’il n’était venu du sud, vers ce moment, le bruit d’une canonnade. Comme pour y répondre, le cuirassé tira un coup de canon et hissa une série de pavillons et de signaux: des volutes de fumée jaillirent de ses cheminées.
Certains passagers émirent l’opinion que cette canonnade venait de Shoeburyness, et l’on s’aperçut que le bruit devenait de plus en plus fort. Au même moment, très loin dans le Sud-Est, les mâts et les œuvres mortes de trois cuirassés montèrent tour à tour hors de la mer sous des nuées de fumée noire. Mais l’attention de mon frère revint bien vite à la canonnade lointaine qui s’entendait dans le sud. Il crut voir une colonne de fumée monter dans la brume grise. Le petit steamer fouettait déjà l’eau se dirigeant à l’est de la grande courbe des embarcations, et les côtes basses d’Essex s’abaissaient dans la brume bleuâtre, lorsqu’un Marsien parut, petit et faible dans la distance, s’avançant au long de la côte et semblant venir de Foulness. A cette vue, le capitaine, plein de colère et de peur, se mit à sacrer et à hurler à tue-tête, se maudissant de s’être attardé, et les aubes semblèrent atteintes de sa terreur. Tout le monde à bord se tenait contre le bastingage ou sur les bancs du pont, contemplant cette forme lointaine, plus haute que les arbres et que les clochers, qui s’avançait à loisir en semblant parodier la marche humaine.
C’était le premier Marsien que mon frère voyait et, plus étonné que terrifié, il suivit des yeux ce Titan qui se lançait délibérément à la poursuite des embarcations et, à mesure que la côte s’éloignait, s’enfonçait de plus en plus dans l’eau. Alors, au loin, par delà le canal de Crouch, un autre parut, enjambant des arbres rabougris, puis un troisième, plus loin encore, enfoncé profondément dans des couches de vase brillante qui semblaient suspendues entre le ciel et l’eau. Ils s’avançaient tous vers la mer, comme s’ils eussent voulu couper la retraite des innombrables vaisseaux qui se pressaient entre Foulness et le Naze. Malgré les efforts haletants des machines du petit bateau à aubes et l’abondante écume que lançaient ses roues, il ne fuyait qu’avec une terrifiante lenteur devant cette sinistre poursuite.
Portant ses regards vers le nord-ouest, mon frère vit la large courbe des embarcations et des navires déjà secouée par l’épouvante qui planait; un navire passait derrière une barque, un autre se tournait, l’avant vers la pleine mer. Des paquebots sifflaient et vomissaient des nuages de vapeur; des voiliers larguaient leurs voiles; des chaloupes à vapeur se faufilaient entre les gros navires. Il était si fasciné par cette vue et par le danger qui s’avançait à gauche qu’il ne vit rien de ce qui se passait vers la pleine mer. Un brusque virage que fit le vapeur pour éviter d’être coulé bas le fit tomber, de tout son long, du banc sur lequel il était monté. Il y eut un grand cri tout autour de lui, un piétinement et une acclamation à laquelle il lui sembla qu’on répondait faiblement. Le bateau tira une embardée et il fut de nouveau renversé sur les mains.
Il se remit debout et vit à tribord, à cent mètres à peine de leur bateau tanguant et roulant, une vaste lame d’acier qui, comme un soc de charrue, séparait les flots, les lançant de chaque côté, en énormes vagues écumeuses qui bondissaient contre le petit steamer, le soulevant, tandis que ses aubes tournaient à vide dans l’air, puis le laissant retomber au point de le submerger.
Une douche d’embrun aveugla mon frère pendant un instant. Quand il put rouvrir les yeux, le monstre était passé et courait à toute vitesse vers la terre. D’énormes tourelles d’acier se dressaient sur sa haute structure, d’où deux cheminées se projetaient, crachant un souffle de fumée et de feu dans l’air. Le cuirassé “le Fulgurant” venait à toute vapeur au secours des navires menacés.
Se cramponnant contre le bastingage, pour se maintenir debout sur le pont malgré le tangage, mon frère porta de nouveau ses regards sur les Marsiens: il les vit tous trois rassemblés maintenant, et tellement avancés dans la mer que leur triple support était entièrement submergé. Ainsi amoindris et vus dans cette lointaine perspective, Ils paraissaient beaucoup moins formidables que l’immense masse d’acier dans le sillage de laquelle le petit steamer tanguait si péniblement. Les Marsiens semblaient considérer avec étonnement ce nouvel antagoniste. Peut-être que, dans leur esprit, le cuirassé leur semblait un géant pareil à eux. “Le Fulgurant” ne tira pas un coup de canon, mais s’avança seulement à toute vapeur contre eux: ce fut sans doute parce qu’il ne tira pas qu’il put s’approcher aussi près qu’il le fit de l’ennemi. Les Marsiens ne savaient que faire. Un coup de canon,—et le Rayon Ardent eût envoyé immédiatement le cuirassé au fond de la mer.
Il allait à une vitesse telle qu’en une minute il parut avoir franchi la moitié du chemin qui séparait le steamboat des Marsiens—masse noire qui diminuait contre la bande horizontale de la côte d’Essex.
Soudain le plus avancé des Marsiens abaissa son tube et déchargea contre le cuirassé un de ses projectiles suffocants. Il l’atteignit à babord: l’obus glissa avec un jet noirâtre et ricocha au loin sur la mer en dégageant un torrent de Fumée Noire, auquel le cuirassé échappa. Il semblait aux gens qui du steamer voyaient la scène, ayant le soleil dans les yeux et près de la surface des flots, il leur semblait que le cuirassé avait déjà rejoint les Marsiens. Ils virent les formes géantes se séparer et sortir de l’eau à mesure qu’elles regagnaient le rivage; l’un des Marsiens leva le générateur du Rayon Ardent qu’il pointa obliquement vers la mer, et à son contact des jets de vapeur jaillirent des vagues. Le Rayon dut passer sur le flanc du navire comme un morceau de fer chauffé à blanc sur du papier.
Une soudaine lueur bondit à travers la vapeur qui s’élevait et le Marsien chancela et trébucha. Au même instant, il était renversé et une volumineuse quantité d’eau et de vapeur fut lancée à une hauteur énorme dans l’air. L’artillerie du “Fulgurant” résonna à travers le tumulte, les pièces tirant l’une après l’autre; un projectile fit éclabousser l’eau non loin du steamer, ricocha vers les navires qui fuyaient vers le nord et une barque fut fracassée en mille morceaux.
Mais nul n’y prit garde. En voyant s’écrouler le Marsien, le capitaine vociféra des hurlements inarticulés et la foule des passagers, sur l’arrière du steamer, poussa un même cri. Un instant après, une autre acclamation leur échappait, car, surgissant par delà le tumulte blanchâtre, le cuirassé long et noir s’avançait, des flammes s’élançaient de ses parties moyennes, ses ventilateurs et ses cheminées crachaient du feu.
“Le Fulgurant” n’avait pas été détruit: le gouvernail, semblait-il, était intact et ses machines fonctionnaient. Il allait droit sur un second Marsien et se trouvait à moins de cent mètres de lui quand le Rayon Ardent l’atteignit. Alors, avec une violente détonation et une flamme aveuglante, ses tourelles, ses cheminées sautèrent. La violence de l’explosion fit chanceler le Marsien, et au même instant, l’épave enflammée, lancée par l’impulsion de sa propre vitesse, le frappait et le démolissait comme un objet de carton. Mon frère poussa un cri involontaire. De nouveau, ce ne fut plus qu’un tumulte bouillonnant de vapeur.
—Deux! hurla le capitaine.
Tout le monde poussait des acclamations. Le steamer entier d’un bout à l’autre trépidait de cette joie frénétique qui gagna, un à un, les innombrables navires et embarcations qui s’en allaient vers la pleine mer.
Pendant plusieurs minutes, la vapeur qui s’élevait au-dessus de l’eau cacha à la fois le troisième Marsien et la côte.
Les aubes du bateau n’avaient cessé de frapper régulièrement les vagues, s’éloignant du lieu du combat; quand enfin cette confusion se dissipa, un nuage traînant de Fumée Noire s’interposa, et on ne distingua plus rien du “Fulgurant” ni du troisième Marsien. Mais les autres cuirassés étaient tout près maintenant, se dirigeant vers le rivage.
Le petit vaisseau continua sa route vers la pleine mer, et lentement les cuirassés disparurent vers la côte, que cachait encore un nuage marbré de brouillard opaque fait en partie de vapeur et en partie de Fumée Noire, tourbillonnant et se combinant de la plus étrange manière. La flotte des fuyards s’éparpillait vers le Nord-Est; plusieurs barques, toutes voiles dehors, cinglaient entre les cuirassés et le steamboat. Au bout d’un instant et avant qu’ils n’eussent atteint l’épais nuage noir, les bâtiments de guerre prirent la direction du nord, puis brusquement virèrent de bord et disparurent vers le Sud dans la brume du soir qui tombait. Les côtes devinrent indécises, puis indistinctes, parmi les bandes basses de nuages qui se rassemblaient autour du soleil couchant.
Soudain, hors de la brume dorée du crépuscule, parvint l’écho des détonations d’artillerie, et des formes se dessinèrent, d’ombres noires qui bougeaient. Tout le monde voulut s’approcher des lisses d’appui, afin d’apercevoir ce qui se passait dans la fournaise aveuglante de l’Occident. Mais on ne pouvait rien distinguer clairement. Une masse énorme de fumée s’éleva obliquement et barra le disque du soleil. Le steamboat continuait sa route, haletant, dans une inquiétude interminable.
Le soleil s’enfonça dans les nuages gris, le ciel rougeoya, puis s’obscurcit, l’étoile du soir tremblota dans la pénombre. C’était la nuit. Tout à coup, le capitaine poussa un cri et tendit le bras vers le lointain. Mon frère écarquilla les yeux. Hors de l’horizon grisâtre quelque chose monta dans le ciel, monta obliquement et très rapidement dans la lumineuse clarté, au-dessus des nuages du ciel occidental, un objet plat, large et vaste qui décrivit une courbe immense, diminua peu à peu, s’enfonça lentement et s’évanouit dans le mystère gris de la nuit. Quand il eut disparu, on eût dit qu’il pleuvait des ténèbres.
LIVRE DEUXIÈME
LA TERRE AU POUVOIR DES MARSIENS
Après avoir raconté ce qui était arrivé à mon frère, je vais reprendre le récit de mes propres aventures où je l’ai laissé, au moment où le vicaire et moi étions entrés nous cacher dans une maison d’Halliford, dans l’espoir d’échapper à la Fumée Noire. Nous y demeurâmes toute la nuit du dimanche et le jour suivant—le jour de la panique—comme dans une petite île d’air pur, séparés du reste du monde par un cercle de vapeur suffocante. Nous n’avions qu’à attendre dans une oisiveté angoissante, et c’est ce que nous fîmes pendant ces deux interminables jours.
Mon esprit était plein d’anxiété en pensant à ma femme. Je me la représentais à Leatherhead, terrifiée, en danger et me pleurant déjà comme un homme mort. J’allais et venais dans cette maison, pleurant de rage à l’idée d’être ainsi séparé d’elle, songeant à tout ce qui pouvait lui arriver en mon absence. Je savais que mon cousin était assez brave pour affronter toute circonstance, mais il n’était pas homme à mesurer les choses d’un coup d’œil et à se décider promptement. Ce qu’il fallait maintenant, ce n’était pas de la bravoure, mais de la réflexion et de la prudence. Ma seule consolation était de savoir que les Marsiens s’avançaient vers Londres et tournaient ainsi le dos à Leatherhead. Toutes ces vagues craintes me surexcitaient l’esprit. Bientôt, je me sentis fatigué et irrité des perpétuelles jérémiades du vicaire. Son égoïste désespoir m’impatientait. Après quelques remontrances sans effet, je me tins éloigné de lui dans une pièce qui contenait des globes, des bancs et des tables, des cahiers et des livres et qui était évidemment une salle de classe. Quand il vint m’y rejoindre, je montai au sommet de la maison et m’enfermai dans un débarras, afin de rester seul avec mes pensées douloureuses et mes misères.
Pendant toute cette journée et le matin suivant, nous fûmes absolument cernés par la Fumée Noire. Le dimanche soir, nous eûmes des indices que la maison voisine était habitée: une figure derrière une fenêtre, des lumières allant et venant, le claquement d’une porte qu’on fermait. Mais je ne sus qui étaient ces gens ni ce qu’il advint d’eux. Nous ne les aperçûmes plus le lendemain. La Fumée Noire descendit, en flottant lentement, vers la rivière, pendant toute la matinée du lundi, passant de plus en plus près de nous et disparaissant enfin sans s’être avancée plus loin que le bord de la route, devant la maison où nous étions réfugiés.
Vers midi, un Marsien parut au milieu des champs, déblayant l’atmosphère avec un jet de vapeur surchauffée, qui sifflait contre les murs, brisait toutes les vitres qu’il touchait et brûla les mains du vicaire au moment où il quittait précipitamment la pièce de devant. Quand enfin nous nous glissâmes hors des pièces trempées et que nous jetâmes un regard au dehors, on eût dit qu’une tourmente de neige noire avait passé sur la contrée vers le nord. Tournant nos yeux vers le fleuve, nous fûmes surpris de voir d’inexplicables rougeurs se mêler aux taches noires des prairies desséchées.
Pendant un moment, nous ne sûmes nous rendre compte du changement apporté à notre position, sinon que nous étions délivrés de notre crainte de la Fumée Noire. Bientôt je m’aperçus que nous n’étions plus cernés, que maintenant nous pourrions nous en aller. Dès que je fus sûr qu’il y avait moyen de s’échapper, mon désir d’activité revint. Mais le vicaire restait léthargique et déraisonnable.
—Ici, nous sommes en sûreté, répétait-il; en sûreté, en sûreté!
Je résolus de l’abandonner—que ne l’ai-je fait! Plus sage maintenant et profitant de la leçon de l’artilleur, je cherchai à me munir de nourriture et de boisson. J’avais trouvé de l’huile et des chiffons pour mes brûlures; je pris aussi un chapeau et une chemise de flanelle que je découvris dans l’une des chambres à coucher. Quand le vicaire comprit que j’allais partir seul, étant décidé à m’en aller sans lui, il se leva soudain pour me suivre. Et tout étant calme dans l’après-midi, nous nous mîmes en route vers cinq heures autant que je peux le présumer, nous dirigeant vers Sunbury, au long du chemin tout noirci.
Dans Sunbury, et par intervalles sur la route, nous rencontrâmes des cadavres de chevaux et d’hommes, gisant en attitudes contorsionnées, des charrettes et des bagages renversés et couverts d’une épaisse couche de poussière noire. Ce linceul de cendre poudreuse me faisait penser à ce que j’avais lu de la destruction de Pompéi. L’esprit hanté de ces spectacles étranges, nous arrivâmes sans mésaventure
Le cinquième cylindre avait dû tomber au plein milieu de la maison que nous avions d’abord visitée. Le bâtiment avait disparu, complètement écrasé, pulvérisé et dispersé par le choc.
à Hampton Court, et là, nos yeux eurent un réel soulagement à trouver un espace vert qui avait échappé au nuage suffocant. Nous traversâmes le parc de Bushey, où les daims et les cerfs allaient et venaient sous les marronniers; à une certaine distance, des hommes et des femmes—les premiers êtres que nous ayons rencontrés encore—se hâtaient vers Hampton Court; nous passâmes ainsi à Twickenham.
Au loin, les bois, par delà Ham et Petersham, brûlaient encore. Twickenham n’avait souffert ni du Rayon Ardent, ni de la Fumée Noire, et il y avait encore dans ces localités des gens en grand nombre, mais personne ne put nous donner de nouvelles. Pour la plupart, les habitants profitaient, comme nous, d’une accalmie pour changer de quartiers. J’eus l’impression qu’une certaine quantité de maisons étaient encore occupées par leurs habitants épouvantés, trop effrayés sans doute pour essayer de fuir. Les signes d’une débandade hâtive abondaient le long du chemin. Je me rappelle très vivement trois bicyclettes brisées et enfoncées dans le sol par les roues des voitures qui suivirent. Nous traversâmes le pont de Richmond vers huit heures et demie, fort précipitamment, car on s’y trouvait trop exposé, et je remarquai, descendant le courant, un certain nombre de masses rouges. Je ne savais pas ce que c’était, n’ayant pas le temps d’examiner longuement, mais je me fis à leur propos des idées beaucoup plus horribles qu’il ne fallait. Là, encore, sur la rive du Surrey, la poussière noire qui avait été de la fumée s’étalait, recouvrant des cadavres—en tas aux abords de la station,—mais nous n’aperçûmes rien des Marsiens avant d’arriver près de Barnes.
Dans la distance, parmi le paysage noirci, nous vîmes un groupe de trois personnes descendant à toutes jambes un chemin de traverse qui menait vers le fleuve,—autrement tout semblait désert. Au haut de la colline, les maisons de Richmond brûlaient activement, mais hors de la ville il n’y avait nulle part trace de Fumée Noire.
Tout à coup, comme nous approchions de Kew, des gens passèrent en courant et les parties hautes d’une machine marsienne parurent au-dessus des maisons, à moins de cent mètres de nous. L’imminence du danger nous frappa de stupeur, car si le Marsien avait regardé autour de lui nous eussions immédiatement péri. Nous étions si terrifiés que nous n’osâmes pas continuer, et que nous nous jetâmes de côté, cherchant un abri sous un hangar dans un coin, pleurant en silence et refusant de bouger.
Mon idée fixe de parvenir à Leatherhead ne me laissait pas de repos, et de nouveau je m’aventurai au dehors, dans la nuit tombante. Je traversai un endroit tout planté d’arbustes, suivis un passage au long d’une grande maison qui avait tenu bon sur ses bases et je débouchai ainsi sur la route de Kew. Le vicaire, que j’avais laissé sous le hangar, me rattrapa bientôt en courant.
Ce second départ fut la chose la plus témérairement folle que je fis jamais, car il était évident que les Marsiens nous environnaient. A peine le vicaire m’eut-il rejoint que nous aperçûmes la première machine marsienne, ou peut-être même une autre, au loin par delà les prairies qui s’étendent jusqu’à Kew Lodge. Quatre ou cinq petites formes noires se sauvaient devant elle, parmi le vert grisâtre des champs, car, selon toute apparence, le Marsien les poursuivait. En trois enjambées, il eut rattrapé ces pauvres êtres, qui se mirent à fuir dans toutes les directions. Il ne se servit pas du Rayon Ardent pour les détruire, mais les ramassa un par un; il dut les mettre dans l’espèce de grand récipient métallique qui faisait saillie derrière lui, à la façon dont une hotte pend aux épaules du chiffonnier. L’idée me vint alors que les Marsiens pouvaient avoir d’autres intentions que de détruire l’humanité bouleversée. Nous restâmes un instant comme pétrifiés, puis tournant les talons et escaladant une barrière qui fermait un jardin clos de murs, nous tombâmes heureusement dans une sorte de fosse où nous nous terrâmes, jusqu’à ce que la nuit fût noire, osant à peine échanger quelques mots à voix basse. Il devait bien être onze heures quand nous prîmes le courage de nous remettre en chemin, ne nous risquant plus sur la route, mais nous glissant furtivement au long de haies et de plantations, le vicaire épiant à droite et moi à gauche, essayant de pénétrer les ténèbres, de crainte des Marsiens qui, nous semblait-il, allaient surgir à chaque instant autour de nous. Un moment, nous piétinâmes dans un endroit brûlé et noirci, presque refroidi alors et plein de cendres, où gisaient des corps d’hommes, la tête et le buste horriblement brûlés, mais les jambes et les bottes presque intactes; et aussi des cadavres de chevaux, derrière une rangée de canons éventrés et de caissons brisés.
Sheen paraissait avoir échappé à la destruction, mais tout y était silencieux et désert. Nous ne rencontrâmes là aucun cadavre, et la nuit était trop sombre pour nous permettre de voir dans les rues transversales. Soudain, mon compagnon se plaignit de la fatigue et de la soif et nous décidâmes d’explorer quelqu’une des maisons de l’endroit.
La première où nous entrâmes, après avoir eu quelque difficulté à ouvrir la fenêtre, était une petite villa écartée, et je n’y trouvai rien de mangeable qu’un peu de fromage moisi. Il y avait pourtant de l’eau, dont nous bûmes, et je me munis d’une hachette qui promettait d’être utile dans notre prochaine effraction.
Nous traversâmes la route à un endroit où elle fait coude pour aller vers Mortlake. Là, s’élevait une maison blanche au milieu d’un jardin entouré de murs; dans l’office nous découvrîmes une réserve de nourriture—deux pains entiers, une tranche de viande crue et la moitié d’un jambon. Si j’en dresse un catalogue aussi précis, c’est que nous allions être obligés de subsister sur ces provisions pendant la quinzaine qui suivit. Au fond d’un placard, il y avait aussi des bouteilles de bière, deux sacs de haricots blancs et quelques laitues; cette office donnait dans une sorte de laverie, d’arrière-cuisine, où se trouvaient un tas de bois et un buffet qui renfermait une douzaine de bouteilles de vin rouge, des soupes et des poissons conservés et deux boîtes de biscuits.
Nous nous assîmes dans la cuisine adjacente, demeurant dans l’obscurité—car nous n’osions pas même faire craquer une allumette—et nous mangeâmes du pain et du jambon et nous vidâmes une bouteille de bière. Le vicaire, encore timoré et inquiet, était d’avis, assez étrangement, de se remettre en route sur-le-champ; j’insistai pour qu’il réparât ses forces en mangeant, quand arriva la chose qui devait nous emprisonner.
—Il n’est sans doute pas encore minuit, disais-je, et au même moment nous fûmes aveuglés par un éclat de vive lumière verte. Tous les objets que contenait la cuisine se dessinèrent vivement, clairement visibles avec leurs parties vertes et leurs ombres noires, puis tout s’évanouit. Instantanément, il y eut un choc tel que je n’en entendis jamais auparavant ni depuis d’aussi formidable. Suivant ce choc de si près qu’elle parut être simultanée, une secousse se produisit, avec, tout autour de nous, des bruits de verrerie brisée, des craquements et un fracas de maçonnerie qui s’écroule; au même moment le plafond s’abattit sur nous, se brisant en une multitude de fragments sur nos têtes. Je fus projeté contre la poignée du four, renversé sur le plancher et je restai étourdi. Mon évanouissement dura longtemps, me dit le vicaire; quand je repris mes sens nous étions encore dans les ténèbres et il me tamponnait avec une compresse, tandis que sa figure, comme je m’en aperçus après, était couverte du sang d’une blessure qu’il avait reçue au front.
Pendant un certain temps, il me fut impossible de me rappeler ce qui était arrivé. Puis les choses me revinrent lentement et je sentis à ma tempe la douleur d’une contusion.
—Vous sentez-vous mieux? demanda le vicaire à voix très basse.
A la fin, je pus lui répondre et cherchai à me redresser.
—Ne bougez pas, dit-il; le plancher est couvert de débris de vaisselle. Vous ne pouvez guère remuer sans faire de bruit, et je crois bien qu’ «ils» sont là, dehors.
Nous demeurâmes un instant assis, dans un grand silence et retenant notre souffle. Tout semblait mortellement tranquille, bien que de temps en temps autour de nous quelque chose, plâtras ou morceau de brique, tombât avec un bruit qui retentissait partout. Au dehors et très près, s’entendait un grincement métallique intermittent.
—Entendez-vous? demanda le vicaire, quand le bruit se produisit de nouveau.
—Oui, répondis-je, mais qu’est-ce?
—Un Marsien! dit le vicaire.
J’écoutai de nouveau.
—Ça ne ressemble pas au bruit du Rayon Ardent, dis-je, et pendant un moment j’inclinai à croire que l’une des grandes machines avait trébuché contre la maison, comme j’en avais vu se heurter à la tour de l’église de Shepperton.
Notre situation était si étrange et si incompréhensible que, pendant trois ou quatre heures, jusqu’à ce que vînt l’aurore, nous bougeâmes à peine. Alors, la lumière s’infiltra, non pas par la fenêtre qui demeura obscure, mais par une ouverture triangulaire entre une poutre et un tas de briques rompues, dans le mur derrière nous. Pour la première fois nous pûmes vaguement apercevoir l’intérieur de la cuisine.
La fenêtre avait cédé sous une masse de terre végétale qui, recouvrant la table où nous avions pris notre repas, arrivait jusqu’à nos pieds. Au dehors le sol était entassé très haut contre la maison; dans l’embrasure de la fenêtre, nous pouvions voir un fragment de conduite d’eau arrachée. Le plancher était jonché de quincaillerie brisée; l’extrémité de la cuisine, accotée contre la maison, avait été écrasée et comme le jour entrait par là, il était évident que la plus grande partie de la maison s’était écroulée. Contrastant vivement avec ces ruines, le dressoir net et propre, teinté de vert pâle—le vernis à la mode—était resté debout avec un certain nombre d’ustensiles de cuivre et d’étain; le papier peint imitait des carreaux de faïence bleus et blancs et une couple de gravures-primes coloriées flottait au mur de la cuisine, au-dessus du fourneau.
Quand l’aube devint plus claire, nous pûmes mieux distinguer, à travers la brèche du mur, le corps d’un Marsien, en sentinelle, sans doute, auprès d’un cylindre encore étincelant. A cette vue, nous nous retirâmes à quatre pattes avec toutes les précautions possibles, hors de la demi-clarté de la cuisine, dans l’obscurité de la laverie.
Brusquement, me vint à l’esprit l’exacte interprétation de ces choses.
—Le cinquième cylindre, murmurai-je, le cinquième projectile de Mars est tombé sur la maison et l’a enterrée sous ses ruines.
Un instant le vicaire garda le silence, puis il murmura:
—Dieu aie pitié de nous!
Je l’entendis bientôt pleurnicher tout seul.
A part le bruit qu’il faisait, nous étions absolument tranquilles dans la laverie. Pour ma part, j’osais à peine respirer et je restais assis, les yeux fixés sur la faible clarté qu’encadrait la porte de la cuisine. J’apercevais juste la figure du vicaire, un ovale indistinct, son faux-col et ses manchettes. Au dehors commença un martellement métallique, puis il y eut une sorte de cri violent et ensuite, après un intervalle de silence, un sifflement pareil à celui d’une machine à vapeur. Ces bruits, pour la plupart problématiques, se continuèrent par intermittences, et semblèrent devenir plus fréquents à mesure que le temps passait. Bientôt, des secousses cadencées et des vibrations, qui faisaient tout trembler autour de nous, firent sans interruption sauter et résonner la vaisselle de l’office. Une fois, la lueur fut éclipsée et le fantastique cadre de la porte de la cuisine devint absolument sombre; nous dûmes rester blottis pendant maintes heures, silencieux et tremblants, jusqu’à ce que notre attention lasse défaillit...
Enfin, je m’éveillai, très affamé. Je suis enclin à croire que la plus grande partie de la journée dut s’écouler avant que nous ne nous réveillions. Ma faim était si impérieuse qu’elle m’obligea à bouger. Je dis au vicaire que j’allais chercher de la nourriture et me dirigeai à tâtons vers l’office.
Il ne me répondit pas, mais dès que j’eus commencé à manger, le léger bruit que je faisais le décida à se remuer, et je l’entendis venir en rampant.
Après avoir mangé, nous regagnâmes la laverie, et je dus alors m’assoupir de nouveau, car, m’éveillant tout à coup, je me trouvai seul. Les secousses régulières continuaient avec une persistance pénible. J’appelai plusieurs fois le vicaire à voix basse et me dirigeai à la fin du côté de la cuisine. Il faisait encore jour et je l’aperçus à l’autre bout de la pièce contre la brèche triangulaire qui donnait vue sur les Marsiens. Ses épaules étaient courbées, de sorte que je ne pouvais voir sa tête.
J’entendais des bruits assez semblables à ceux de machines d’usines, et tout était ébranlé par les vibrations cadencées. A travers l’ouverture du mur, je pouvais voir la cime d’un arbre teintée d’or, et le bleu profond du ciel crépusculaire et tranquille. Pendant une minute ou deux, je restai là, regardant le vicaire, puis j’avançai pas à pas et avec d’extrêmes précautions au milieu des débris de vaisselle qui encombraient le plancher.
Je touchai la jambe du vicaire et il tressaillit si violemment qu’un fragment de la muraille se détacha et tomba au dehors avec fracas. Je lui saisis le bras, craignant qu’il ne se mît à crier, et pendant un long moment nous demeurâmes terrés là, immobiles. Puis je me retournai pour voir ce qui restait de notre rempart. Le plâtre, en se détachant, avait ouvert une fente verticale dans les décombres et, me soulevant avec précaution contre une poutre, je pouvais voir par cette brèche ce qu’était devenue la tranquille route suburbaine de la veille. Combien vaste était le changement que nous pouvions ainsi contempler!
Le cinquième cylindre avait dû tomber au plein milieu de la maison que nous avions d’abord visitée. Le bâtiment avait disparu, complètement écrasé, pulvérisé et dispersé par le choc. Le cylindre s’était enfoncé plus profondément que les fondations dans un trou beaucoup plus grand que celui que j’avais vu à Woking. Le sol avait éclaboussé, de tous les côtés, sous cette terrible chute—«éclaboussé» est le seul mot—des tas énormes de terre qui cachaient les maisons voisines. Il s’était comporté exactement comme de la boue sous un violent coup de marteau. Notre maison s’était écroulée en arrière; la façade, même celle du rez-de-chaussée, avait été complètement détruite; par hasard, la cuisine et la laverie avaient échappé et étaient enterrées sous la terre et les décombres; nous étions enfermés de toutes parts sous des tonnes de terre, sauf du côté du cylindre; nous nous trouvions donc exactement sur le bord du grand trou circulaire que les Marsiens étaient occupés à faire; les sons sourds et réguliers que nous entendions venaient évidemment de derrière nous et, de temps en temps, une brillante vapeur grise montait comme un voile devant l’ouverture de notre cachette.
Au centre du trou, le cylindre était déjà ouvert; sur le bord opposé, parmi la terre, le gravier et les arbustes brisés, l’une des grandes machines des Marsiens, abandonnée par son occupant, se tenait debout, raide et géante, contre le ciel du soir. Bien que, pour plus de commodité, je les aie décrits en premier lieu, je n’aperçus d’abord presque rien du trou ni du cylindre; mon attention fut absorbée par un extraordinaire et scintillant mécanisme que je voyais à l’œuvre au fond de l’excavation, et parmi les étranges créatures, qui rampaient péniblement et lentement sur les tas de terre.
Le mécanisme, certainement, frappa d’abord ma curiosité. C’était un de ces systèmes compliqués, qu’on a appelés depuis Mains-Machines, et dont l’étude a donné déjà une si puissante impulsion au développement de la mécanique terrestre. Telle qu’elle m’apparut, elle présentait l’aspect d’une sorte d’araignée métallique avec cinq jambes articulées et agiles, ayant autour de son corps un nombre extraordinaire de barres, de leviers articulés, et de tentacules qui touchaient et prenaient. La plupart de ses bras étaient repliés, mais avec trois longs tentacules elle attrapait des tringles, des plaques, des barres qui garnissaient le couvercle et apparemment renforçaient les parois du cylindre. A mesure que les tentacules les prenaient, tous ces objets étaient déposés sur un tertre aplani.
Le mouvement de la machine était si rapide, si complexe et si parfait que, malgré les reflets métalliques, je ne pus croire au premier abord que ce fût un mécanisme. Les engins de combat étaient coordonnés et animés à un degré extraordinaire, mais rien en comparaison de ceci. Ceux qui n’ont pas vu ces constructions, et n’ont pour se renseigner que les imaginations des dessinateurs, ou les descriptions forcément imparfaites de témoins oculaires, peuvent difficilement se faire une idée de l’impression d’organismes vivants qu’elles donnaient.
Je me rappelle les illustrations de l’une des premières brochures qui prétendaient donner un récit complet de la guerre. Evidemment, l’artiste n’avait fait qu’une étude hâtive des machines de combat et à cela se bornait sa connaissance de la mécanique marsienne. Il avait représenté des tripodes raides, sans aucune flexibilité ni souplesse, avec une monotonie d’effet absolument trompeuse. La brochure qui contenait ces renseignements eut une vogue considérable et je ne la mentionne ici que pour mettre le lecteur en garde contre l’impression qu’il en peut garder. Tout cela ne ressemblait pas plus aux Marsiens que je vis à l’œuvre qu’un poupard de carton ne ressemble à un être humain. A mon avis, la brochure, eût été bien meilleure sans ces illustrations.
D’abord, ai-je dit, la Machine à Mains ne me donna pas l’impression d’un mécanisme, mais plutôt d’une créature assez semblable à un crabe, avec un tégument étincelant, qui était le Marsien, actionnant et contrôlant les mouvements de ses membres multiples au moyen de ses délicats tentacules, et semblant être, simplement, l’équivalent de la partie cérébrale du crabe. Je perçus alors la ressemblance de son tégument gris-brun, brillant, ayant l’aspect du cuir, avec celui des autres corps rampants environnants et la véritable nature de cet adroit ouvrier m’apparut sous son vrai jour. Après cette découverte, mon intérêt se porta vers les autres créatures,—les Marsiens réels. J’avais eu d’eux, déjà, une impression passagère, et la nausée que j’avais ressentie alors ne revint pas troubler mon observation. D’ailleurs, j’étais bien caché et immobile, sans aucune nécessité de bouger.
Je voyais maintenant que c’étaient les créatures les moins terrestres qu’il soit possible de concevoir. Ils étaient formés d’un grand corps rond, ou plutôt d’une grande tête ronde d’environ quatre pieds de diamètre et pourvue d’une figure. Cette face n’avait pas de narines—à vrai dire les Marsiens ne semblent pas avoir été doués de l’odorat—mais possédait deux grands yeux sombres, immédiatement au-dessous desquels se trouvait une sorte de bec cartilagineux. Derrière cette tête ou ce corps—car je ne sais vraiment lequel de ces deux termes employer—était une seule surface tympanique tendue, qu’on a su depuis être anatomiquement une oreille, encore qu’elle dût leur être presque entièrement inutile dans notre atmosphère trop dense. En groupe autour de la bouche, seize tentacules minces, presque des lanières, étaient disposés en deux faisceaux de huit chacun. Depuis lors, avec assez de justesse, le professeur Stowes, le distingué anatomiste, a nommé ces deux faisceaux des «mains». La première fois, même, que j’aperçus les Marsiens, ils paraissaient s’efforcer de se soulever sur ces mains, mais cela leur était naturellement impossible à cause de l’accroissement de poids dû aux conditions terrestres. On peut avec raison supposer que, dans la planète Mars, ils se meuvent sur ces mains avec facilité.
Au centre du trou, le cylindre était déjà ouvert; sur le bord opposé, parmi la terre, le gravier et les arbustes brisés, l’une des grandes machines de combat des Marsiens, abandonnée par son occupant, se tenait debout, raide et géante, contre le ciel du soir.
(CHAPITRE XIX)
Leur anatomie interne, comme la dissection l’a démontré depuis, était également simple. La partie la plus importante de leur structure était le cerveau qui envoyait aux yeux, à l’oreille et aux tentacules tactiles des nerfs énormes. Ils avaient, de plus, des poumons complexes, dans lesquels la bouche s’ouvrait immédiatement, ainsi que le cœur et ses vaisseaux. La gêne pulmonaire que leur causaient la pesanteur et la densité plus grande de l’atmosphère n’était que trop évidente aux mouvements convulsifs de leur enveloppe extérieure.
A cela se bornait l’ensemble des organes d’un Marsien. Aussi étrange que cela puisse paraître à un être humain, tout le complexe appareil digestif, qui constitue la plus grande partie de notre corps, n’existait pas chez les Marsiens. Ils étaient des têtes, rien que des têtes. Dépourvus d’entrailles, ils ne mangeaient pas et digéraient encore moins. Au lieu de cela, ils prenaient le sang frais d’autres créatures vivantes et se l’ “injectaient” dans leurs propres veines. Je les ai vus moi-même se livrer à cette opération et je le mentionnerai quand le moment sera venu. Mais si excessif que puisse paraître mon dégoût, je ne puis me résoudre à décrire une chose dont je ne pus endurer la vue jusqu’au bout. Qu’il suffise de savoir qu’ayant recueilli le sang d’un être encore vivant—dans la plupart des cas, d’un être humain—ce sang était transvasé au moyen d’une sorte de minuscule pipette dans un canal récepteur.
Sans aucun doute, nous éprouvons à la simple idée de cette opération une répulsion horrifiée, mais, en même temps, réfléchissons combien nos habitudes carnivores sembleraient répugnantes à un lapin doué d’intelligence.
Les avantages physiologiques de ce procédé d’injection sont indéniables, si l’on pense à l’énorme perte de temps et d’énergie humaine qu’occasionne la nécessité de manger et de digérer. Nos corps sont en grande partie composés de glandes, de tubes et d’organes occupés sans cesse à convertir en sang une nourriture hétérogène. Les opérations digestives et leur réaction sur le système nerveux sapent notre force et tourmentent notre esprit. Les hommes sont heureux ou misérables selon qu’ils ont le foie plus ou moins bien portant ou des glandes gastriques plus ou moins saines. Mais les Marsiens échappaient à ces fluctuations organiques des sentiments et des émotions.
Leur indéniable préférence pour les hommes, comme source de nourriture, s’explique en partie par la nature des restes des victimes qu’ils avaient amenées avec eux comme provisions de voyage. Ces êtres, à en juger par les fragments ratatinés qui restèrent au pouvoir des humains, étaient bipèdes, pourvus d’un squelette siliceux sans consistance—presque semblable à celui des éponges siliceuses—et d’une faible musculature; ils avaient une taille d’environ six pieds de haut, la tête ronde et droite, de larges yeux dans des orbitres très dures. Les Marsiens devaient en avoir apporté deux ou trois dans chacun de leurs cylindres, et tous avaient été tués avant d’atteindre la terre. Cela valut aussi bien pour eux, car le simple effort de vouloir se mettre debout sur le sol de notre planète aurait sans doute brisé tous les os de leurs corps.
Puisque j’ai entamé cette description, je puis donner ici certains autres détails qui, encore que nous les ayons remarqués par la suite seulement, permettront au lecteur qui les connaîtrait mal de se faire une idée plus claire de ces désagréables envahisseurs.
En trois autres points, leur physiologie différait étrangement de la nôtre. Leurs organismes ne dormaient jamais, pas plus que ne dort le cœur de l’homme. Puisqu’ils n’avaient aucun vaste mécanisme musculaire à récupérer, ils ignoraient le périodique retour du sommeil. Ils ne devaient ressentir, semble-t-il, que peu ou pas de fatigue. Sur la terre, ils ne purent jamais se mouvoir sans de grands efforts et cependant ils conservèrent jusqu’au bout leur activité. En vingt-quatre heures, ils fournissaient vingt-quatre heures de travail, comme c’est peut-être le cas ici-bas avec les fourmis.
D’autre part, si étonnant que cela paraisse dans un monde sexué, les Marsiens étaient absolument dénués de sexe et devaient ignorer, par conséquent, les émotions tumultueuses que fait naître cette différence entre les humains. Un jeune Marsien, le fait est indiscutable, naquit réellement ici-bas pendant la durée de la guerre; on le trouva attaché à son parent, à son progéniteur, partiellement retenu à lui, à la façon dont poussent les bulbes de lis ou les jeunes animalcules des polypiers d’eau douce.
Chez l’homme, chez tous les animaux d’un ordre élevé, une telle méthode de génération a disparu; mais ce fut certainement, même ici-bas, la méthode primitive. Parmi les animaux d’ordre inférieur, à partir même des Tuniciers, ces premiers cousins des vertébrés, les deux procédés coexistent, mais généralement la méthode sexuelle l’emporte sur l’autre. Pourtant sur la planète Mars, le contraire apparemment se produit.
Il est intéressant de faire remarquer qu’un certain auteur, d’une réputation quasi-scientifique, écrivant longtemps avant l’invasion marsienne, prévit pour l’homme une structure finale qui ne différait pas grandement de la condition véritable des Marsiens. Je me souviens que sa prophétie parut, en novembre ou en décembre 1892, dans une publication depuis longtemps défunte, la “Pall Mall Budget,” et je me rappelle à ce propos une caricature, publiée dans un périodique comique de l’époque anté-marsienne: “Punch”. L’auteur expliquait, sur un ton presque facétieux, que le perfectionnement incessant des appareils mécaniques devait finalement amener la disparition des membres, comment la perfection des inventions chimiques devait supprimer la digestion, comment des organes tels que la chevelure, la partie externe du nez, les dents, les oreilles, le menton, ne seraient bientôt plus des parties essentielles du corps humain et comment la sélection naturelle amènerait leur diminution progressive dans les temps à venir. Le cerveau restait une nécessité cardinale. Une seule autre partie du corps avait des chances de survivre, et c’était la main, “moyen d’information et d’action du cerveau.”
Beaucoup de vérités ont été dites en plaisantant, et nous possédons indiscutablement dans les Marsiens l’accomplissement réel de cette suppression du côté animal de l’organisme par l’intelligence. Il est à mon avis absolument admissible que les Marsiens peuvent descendre d’êtres assez semblables à nous, par suite d’un développement graduel du cerveau et des mains—ces dernières se transformant en deux faisceaux de tentacules—aux dépens du reste du corps. Sans le corps, le cerveau deviendrait naturellement une intelligence plus égoïste, ne possédant plus rien du substratum émotionnel de l’être humain.
Le dernier point saillant par lequel le système vital de ces créatures différait du nôtre pouvait être regardé comme un détail trivial et sans importance. Les micro-organismes, qui causent, sur terre, tant de maladies et de souffrances, étaient inconnus sur la planète Mars, soit qu’ils n’y aient jamais paru, soit que la science et l’hygiène marsiennes les aient éliminés depuis des âges. Des centaines de maladies, toutes les fièvres et toutes les contagions de la vie humaine, la tuberculose, les cancers, les tumeurs et autres états morbides n’intervinrent jamais dans leur existence et puisqu’il s’agit ici des différences entre la vie à la surface de la planète Mars et la vie terrestre, je puis dire un mot des curieuses conjectures faites au sujet de l’Herbe Rouge.
Apparemment, le règne végétal dans Mars, au lieu d’avoir le vert pour couleur dominante, est d’une vive teinte rouge-sang. En tous les cas, les semences que les Marsiens—intentionnellement ou accidentellement—apportèrent avec eux donnèrent toujours naissance à des pousses rougeâtres. Seule pourtant, la plante connue sous le nom populaire d’Herbe Rouge réussit à entrer en compétition avec les végétations terrestres. La variété rampante n’eut qu’une existence transitoire et peu de gens l’ont vu croître. Néanmoins, pendant un certain temps, l’Herbe Rouge crût avec une vigueur et une luxuriance surprenantes. Le troisième ou le quatrième jour de notre emprisonnement, elle avait envahi tout le talus du trou et ses tiges, qui ressemblaient à celles du cactus, formaient une frange carminée autour de notre lucarne triangulaire. Plus tard, je la trouvai dans toute la contrée et particulièrement aux endroits où coulait quelque cours d’eau.
Les Marsiens étaient pourvus, selon toute apparence, d’une sorte d’organe de l’ouïe, un unique tympan rond placé derrière leur tête et d’yeux ayant une portée visuelle peu sensiblement différente de la nôtre, excepté que, selon Philips, le bleu et le violet devaient leur paraître noir. On suppose généralement qu’ils communiquaient entre eux par des sons et des gesticulations tentaculaires; c’est ce qui est affirmé, du moins, dans la brochure remarquable, mais hâtivement rédigée—écrite évidemment par quelqu’un qui ne fut pas témoin oculaire des mouvements des Marsiens—à laquelle j’ai déjà fait allusion et qui a été, jusqu’ici, la principale source d’information concernant ces êtres. Or, aucun de ceux qui survécurent ne vit mieux que moi les Marsiens à l’œuvre, sans que je veuille pour cela me glorifier d’une circonstance purement accidentelle, mais le fait est exact. Aussi je puis affirmer que je les ai maintes fois observés de très près, que j’ai vu quatre, cinq et une fois six d’entre eux, exécutant indolemment ensemble les opérations les plus compliquées et les plus élaborées, sans le moindre son ni le moindre geste. Leur cri particulier précédait invariablement leur espèce de repas; il n’avait aucune modulation et n’était, je crois, en aucun sens un signal, mais simplement une expiration d’air, nécessaire avant la succion. Je peux prétendre à une connaissance au moins élémentaire de la psychologie et à ce sujet je suis convaincu—aussi fermement qu’il est possible de l’être—que les Marsiens échangeaient leurs pensées sans aucun intermédiaire physique et j’ai acquis cette conviction malgré mes doutes antérieurs et de fortes préventions. Avant l’invasion marsienne, comme quelque lecteur se le rappellera peut-être, j’avais, avec quelque véhémence, essayé de réfuter la transmission de la pensée et les théories télépathiques.
Les Marsiens ne portaient aucun vêtement. Leurs idées sur le décorum et les ornements extérieurs étaient nécessairement différentes des nôtres et ils n’étaient nécessairement pas seulement beaucoup moins sensibles aux changements de température que nous ne le sommes, mais les changements de pression atmosphérique ne semblent pas avoir sérieusement affecté leur santé. Pourtant, s’ils ne portaient aucun vêtement, d’autres additions artificielles à leurs ressources leur donnaient une grande supériorité sur l’homme. Nous autres, humains, avec nos cycles et nos patins de route, avec les machines volantes Lilienthal, avec nos bâtons et nos canons, ne sommes encore qu’au début de l’évolution au terme de laquelle les Marsiens sont parvenus. En réalité, ils se sont transformés en simples cerveaux, revêtant des corps divers suivant leurs besoins différents, de la même façon que nous revêtons nos divers costumes et prenons une bicyclette pour une course pressée ou un parapluie s’il pleut. Rien peut-être, dans tous leurs appareils, n’est plus surprenant pour l’homme que l’absence de la “roue,” ce trait dominant de presque tous les mécanismes humains. Parmi toutes les choses qu’ils apportèrent sur la terre, rien n’indique qu’ils emploient le cercle. On se serait attendu du moins à le trouver dans leurs appareils de locomotion. A ce propos, il est curieux de remarquer que, même ici-bas, la nature paraît avoir dédaigné la roue ou qu’elle lui ait préféré d’autres moyens. Non seulement les Marsiens ne connaissent pas la roue—ce qui est incroyable—ou s’abstenaient de l’employer, mais même ils se servaient singulièrement peu, dans leurs appareils, du pivot mobile avec des mouvements circulaires dans un seul plan. Presque tous les joints de leurs mécanismes présentent un système compliqué de coulisses se mouvant sur de petits appuis et des coussinets de friction
C’était l’un de ces systèmes compliqués, qu’on a appelés depuis Mains-Machines. Telle qu’elle m’apparut, elle présentait l’aspect d’une sorte d’araignée métallique avec cinq jambes articulées et agiles, ayant autour de son corps un nombre extraordinaire de barres, de leviers articulés, et de tentacules qui touchaient et prenaient. La plupart de ses bras étaient repliés, mais avec trois longs tentacules elle attrapait des tringles, des plaques, des barres qui garnissaient le couvercle et apparemment renforçaient les parois du cylindre.
superbement courbés. Pendant que nous en sommes à ces détails, remarquons que leurs leviers très longs étaient, dans la plupart des cas, actionnés par une sorte de musculature composée de disques enfermés dans une gaine élastique. Si l’on faisait passer à travers ces disques un courant électrique, ils étaient polarisés étroitement et puissamment. De cette façon était atteint ce curieux parallélisme avec les mouvements animaux qui était chez eux si surprenant et si troublant pour l’observateur humain. Des muscles du même genre abondaient dans les membres de la machine que je vis en train de décharger le cylindre, lorsque je regardai la première fois par la fente. Elle semblait infiniment plus animée que les réels Marsiens, gisant plus loin en plein soleil, haletant, agitant vainement leurs tentacules et se remuant avec de pénibles efforts, après leur immense voyage à travers l’espace.
Tandis que j’observais encore leurs mouvements affaiblis et que je notais chaque étrange détail de leur forme, le vicaire me rappela soudain sa présence en me tirant violemment par le bras. Je tournai la tête pour voir une figure renfrognée et des lèvres silencieuses mais éloquentes. Il voulait aussi regarder par la fente devant laquelle on ne pouvait se mettre qu’un à la fois et je dus, tandis que le vicaire jouissait de ce privilège, interrompre pendant un moment mes observations.
Quand je revins à mon poste, l’active machine avait déjà assemblé plusieurs des pièces qu’elle avait retirées du cylindre et le nouvel appareil qu’elle construisait prenait une forme d’une ressemblance évidente avec la sienne; vers le bas à gauche se voyait maintenant un petit mécanisme qui lançait des jets de vapeur verte en tournant autour du trou, fort occupé à régulariser l’ouverture, creusant, extrayant et entassant la terre avec méthode et discernement. C’était là la cause des battements réguliers et des chocs rythmiques qui avaient fait pendant longtemps trembler notre refuge. Tout en travaillant, il faisait entendre une sorte de sifflement incessant. Autant que je pus m’en rendre compte, la machine allait seule, sans être nullement dirigée par un Marsien.
L’arrivée d’une seconde machine de combat nous fit abandonner notre lucarne pour nous retirer dans la laverie, car nous avions peur que, de sa hauteur, le Marsien pût nous apercevoir derrière notre barrière. Plus tard, nous nous sentîmes moins en danger d’être découverts, car, pour des yeux éblouis par l’éclat du soleil, notre refuge devait sembler un impénétrable trou de ténèbres; mais tout d’abord, au moindre mouvement d’approche, nous regagnions en hâte la laverie, le cœur battant à tout rompre. Cependant, malgré le danger effrayant que nous courions, notre curiosité était irrésistible. Je me rappelle maintenant, avec une sorte d’étonnement, qu’en dépit du danger infini où nous étions de mourir de faim ou d’une mort plus terrible encore, nous nous disputions durement l’horrible privilège de voir ce qui se passait à l’extérieur. Nous traversions la cuisine à une allure grotesque, entre la précipitation et la crainte de faire du bruit, nous poussant, nous bousculant et nous frappant, à deux doigts de la mort.
Le fait est que nous avions des dispositions et des habitudes de penser et d’agir absolument incompatibles; le danger et l’isolement dans lequel nous étions accentuaient encore cette incompatibilité. A Halliford, j’avais pris en haine les simagrées et les exclamations inutiles, la stupide rigidité d’esprit du vicaire. Ses murmures et ses monologues interminables gênaient les efforts que je faisais pour réfléchir et combiner quelque projet de fuite, et j’en arrivais parfois, de ne pouvoir y échapper, à un véritable état d’exaspération. Il n’était pas plus qu’une femme, capable de se contenir. Pendant des heures entières, il se mettait à pleurer et je crois vraiment que, jusqu’à la fin, cet enfant gâté de la vie pensa que ses larmes étaient en quelque manière efficaces. Il me fallait rester assis, dans les ténèbres, sans pouvoir, à cause de ses importunités, détacher de lui mon esprit. Il mangeait plus que moi et je lui disais en vain que notre seule chance de salut était de demeurer dans cette maison jusqu’à ce que les Marsiens en aient fini avec leur cylindre et que, dans cette attente probablement longue, le moment viendrait où nous manquerions de nourriture. Il mangeait et il buvait par accès, faisant ainsi de gros repas à de longs intervalles, et il dormait fort peu.
A mesure que les jours passaient, sa parfaite insouciance de toute précaution augmenta tellement notre détresse et notre danger que je dus, si dur que cela fût pour moi, recourir à des menaces et finalement à des voies de fait. Cela le mit à la raison pendant un certain temps. Mais c’était une de ces faibles créatures, toutes de souplesse rusée, qui n’osent regarder en face ni Dieu ni homme, pas même s’affronter soi-même, âmes dépourvues de fierté, timorées, anémiques, haïssables.
Il m’est infiniment désagréable de me rappeler et de relater ces choses, mais je le fais quand même pour qu’il ne manque rien à mon récit. Ceux qui n’ont pas connu ces sombres et terribles aspects de la vie blâmeront assez facilement ma brutalité, mon accès de fureur dans la tragédie finale; car ils savent mieux que personne ce qui est mal, et non ce qui devient possible pour un homme torturé. Mais ceux qui ont traversé les mêmes ténèbres, qui sont descendus au fond des choses, ceux-là auront une charité plus large.
Tandis que dans notre refuge nous nous disputions à voix basse, en une obscure et vague contestation de murmures, nous arrachant la nourriture et la boisson, nous tordant les mains et nous frappant, au dehors, sous l’impitoyable soleil de ce terrible juin, était l’étrange merveille, la surprenante activité des Marsiens dans leur fosse. Je reviens maintenant à mes premières expériences. Après un long délai, je m’aventurai à la lucarne et je m’aperçus que les nouveaux venus étaient renforcés maintenant par les occupants de trois des machines de combat. Ces derniers avaient apporté avec eux certains appareils inconnus qui étaient disposés méthodiquement autour du cylindre. La seconde Machine à Mains était maintenant achevée et elle était fort occupée à manier un des nouveaux appareils que l’une des grandes machines avait apportés. C’était un objet ayant la forme d’un de ces grands bidons dans lesquels on transporte le lait, au-dessus duquel oscillait un récipient en forme de poire, d’où s’échappait un filet de poudre blanche qui tombait au-dessous dans un bassin circulaire.
Le mouvement oscillatoire était imprimé à cet objet par l’un des tentacules de la Machine à Mains. Avec deux appendices spatulés, la machine extrayait de l’argile qu’elle versait dans le récipient supérieur, tandis qu’avec un autre bras elle ouvrait régulièrement une porte et ôtait, de la partie moyenne de la machine, des scories roussies et noires. Un autre tentacule métallique dirigeait la poudre du bassin au long d’un canal à côtes, vers un récepteur qui était caché à ma vue par le monticule de poussière bleuâtre. De cet invisible récepteur montait verticalement, dans l’air tranquille, un mince filet de fumée verte. Pendant que je regardais, la machine, avec un faible tintement musical, étendit, à la façon d’un télescope, un tentacule, qui, simple saillie le moment précédent, s’allongea jusqu’à ce que son extrémité eût disparu derrière le tas d’argile. Une seconde après, il soulevait une barre d’aluminium blanc pas encore terni et d’une clarté éblouissante, et la déposait sur une pile de barres identiques disposées au bord de la fosse. Entre le moment où le soleil se coucha et celui où parurent les étoiles, cette habile machine dut fabriquer plus d’une centaine de ces barres et le tas de poussière bleuâtre s’éleva peu à peu, jusqu’à ce qu’il eût atteint le rebord du talus.
Le contraste entre les mouvements rapides et compliqués de ces appareils et
Je me mis à observer de près cette machine de combat, m’assurant pour la première fois que l’espèce de capuchon contenait réellement un Marsien.
(CHAPITRE XX)
l’inertie gauche et haletante de ceux qui les dirigeaient était des plus vifs, et pendant plusieurs jours je dus me répéter, sans parvenir à le croire, que ces derniers étaient réellement des êtres vivants.
C’est le vicaire qui était à notre poste d’observation quand les premiers humains furent amenés au cylindre. J’étais assis plus bas, ramassé sur moi-même et écoutant de toutes mes oreilles. Il eut un soudain mouvement de recul, et, croyant que nous avions été aperçus, j’eus un spasme de terreur. Il se laissa glisser parmi les décombres et vint se blottir près de moi dans les ténèbres, gesticulant en silence; pendant un instant je partageai sa terreur. Comprenant à ses gestes qu’il me laissait la possession de la lucarne et ma curiosité me rendant bientôt tout mon courage, je me levai, l’enjambai et me hissai jusqu’à l’ouverture. D’abord, je ne pus voir aucune cause à son effroi. La nuit maintenant était tombée, les étoiles brillaient faiblement, mais le trou était éclairé par les flammes vertes et vacillantes de la machine qui fabriquait les barres d’aluminium. La scène entière était un tableau tremblotant de lueurs vertes et d’ombres noires, vagues et mouvantes, étrangement fatigant à la vue. Au-dessus et en tous sens, se souciant peu de tout cela, voletaient les chauves-souris. On n’apercevait plus de Marsiens rampants, le monticule de poudre vert-bleu s’était tellement accru qu’il les dissimulait à ma vue, et une machine de combat, les jambes repliées, accroupie et diminuée, se voyait de l’autre côté du trou. Alors, par-dessus le tapage de ces machines en action, me parvint un soupçon de voix humaines, que je n’accueillis d’abord que pour le repousser.
Je me mis à observer de près cette machine de combat, m’assurant pour la première fois que l’espèce de capuchon contenait réellement un Marsien. Quand les flammes vertes s’élevaient, je pouvais voir le reflet huileux de son tégument et l’éclat de ses yeux. Tout à coup, j’entendis un cri et je vis un long tentacule atteindre, par-dessus l’épaule de la machine, jusqu’à une petite cage qui faisait saillie sur le dos. Alors quelque chose qui se débattait violemment fut soulevé contre le ciel, énigme vague et sombre contre la voûte étoilée, et au moment où cet objet noir était ramené plus bas, je vis à la clarté verte de la flamme que c’était un homme. Pendant un moment il fut clairement visible. C’était, en effet, un homme d’âge moyen, vigoureux, plein de santé et bien mis; trois jours auparavant il devait, personnage d’importance, se promener à travers le monde. Je pus voir ses yeux terrifiés et les reflets de la flamme sur ses boutons et sa chaîne de montre. Il disparut derrière le monticule et pendant un certain temps il n’y eut pas un bruit. Alors commença une série de cris humains, et, de la part des Marsiens, un bruit continu et joyeux...
Je descendis du tas de décombres, me remis sur pieds, me bouchai les oreilles et me réfugiai dans la laverie. Le vicaire, qui était resté accroupi, silencieux, les bras sur la tête, leva les yeux comme je passais, se mit à crier très fort à cet abandon et me rejoignit en courant...
Cette nuit-là, cachés dans la laverie, suspendus entre notre horreur et l’horrible fascination de la lucarne, j’essayai en vain, bien que j’eusse conscience de la nécessité urgente d’agir, d’échafauder un plan d’évasion; mais le second jour, il me fut possible d’envisager avec lucidité notre position. Le vicaire, je m’en aperçus bien, était complètement incapable de donner un avis utile; ces étranges terreurs lui avaient enlevé toute raison et toute réflexion et il n’était plus capable que de suivre son premier mouvement. Il était en réalité descendu au niveau de l’animal. Mais néanmoins, je me résolus à en finir, et à mesure que j’examinai les faits, je m’aperçus que, si terrible que pût être notre situation, il n’y avait encore aucune raison de désespérer absolument. Notre principale chance était que les Marsiens ne fissent de leur fosse qu’un campement temporaire; au cas même où ils le conserveraient d’une façon permanente, ils ne croiraient probablement pas nécessaire de le garder et nous avions quand même là une chance d’échapper. Je pesai soigneusement aussi la possibilité de creuser une voie souterraine dans la direction opposée au cylindre; mais les chances d’aller sortir à portée de vue de quelque machine de combat en sentinelle semblèrent d’abord trop nombreuses. Il m’aurait, d’ailleurs, fallu faire tout le travail moi-même, car le vicaire ne pouvait m’être d’aucun secours.
Si ma mémoire est exacte, c’est le troisième jour que je vis tuer l’être humain. Ce fut la seule occasion où j’aie vu réellement un Marsien prendre de la nourriture. Après cette expérience, j’évitai l’ouverture du mur pendant une journée presque entière. J’allai dans la laverie, enlevai la porte et me mis à creuser plusieurs heures de suite avec ma hachette, faisant le moins de bruit possible; mais quand j’eus réussi à faire un trou profond d’une couple de pieds, la terre fraîchement entassée contre la maison s’écroula bruyamment et je n’osai pas continuer. Je perdis courage et demeurai étendu sur le sol pendant longtemps, n’ayant même plus l’idée de bouger. Après cela, j’abandonnai définitivement l’idée d’échapper par une tranchée.
Ce n’est pas un mince témoignage en faveur de la puissance des Marsiens que de dire qu’ils m’avaient fait, dès le premier abord, une impression telle que je n’entretins guère l’espoir de nous voir délivrés par un effort humain qui les détruirait. Mais la quatrième ou la cinquième nuit, j’entendis un bruit sourd comme celui que produiraient de grosses pièces d’artillerie.
C’était très tard dans la nuit et la lune brillait d’un vif éclat. Les Marsiens avaient emporté ailleurs la machine à creuser et ils avaient déserté l’endroit, ne laissant qu’une machine de combat au haut du talus opposé et une Machine à Mains qui, sans que je pusse la voir, était à l’œuvre dans un coin de la fosse immédiatement au-dessous de ma lucarne. A part le pâle scintillement de la Machine à Mains, des bandes et des taches de clair de lune blanc, la fosse était dans l’obscurité et de même absolument tranquille, hormis le cliquetis de la machine. La nuit était belle et sereine; une planète tentait de scintiller, mais la lune semblait avoir pour elle seule le ciel. Un chien hurla et c’est ce bruit familier qui me fit écouter. Alors, j’entendis distinctement de sourdes détonations, comme si de gros canons avaient fait feu. J’en comptai six très nettes, et après un long intervalle, six autres. Et ce fut tout.
Le sixième jour, j’occupai pour la dernière fois notre poste d’observation où bientôt je me trouvai seul. Au lieu de rester comme d’habitude auprès de moi et de me disputer la lucarne, le vicaire était retourné dans la laverie. Une pensée soudaine me frappa. Vivement et sans bruit je traversai la cuisine: dans l’obscurité je l’entendis qui buvait. J’étendis le bras et mes doigts saisirent une bouteille de vin.
Il y eut, dans ces ténèbres, une lutte qui dura quelques instants. La bouteille tomba et se brisa. Je lâchai prise et me relevai. Nous restâmes immobiles, palpitants, nous menaçant à voix basse. A la fin, je me plantai entre lui et la nourriture, lui faisant part de ma résolution d’établir une discipline. Je divisai les provisions de l’office en rations qui devaient durer dix jours. Je ne voulus pas le laisser manger plus ce jour-là. Dans l’après-midi, il tenta de s’emparer de quelque ration; je m’étais assoupi, mais à ce moment je m’éveillai. Pendant tout un jour nous demeurâmes face à face, moi las, mais résolu, lui pleurnichant et se plaignant de la faim. Cela ne dura, j’en suis sûr, qu’un jour et qu’une nuit, mais il sembla alors, et il me semble encore maintenant, que ce fut d’une longueur interminable.
Ainsi notre incompatibilité s’était accrue au point de se terminer en un conflit déclaré. Pendant deux longs jours nous nous disputâmes à voix basse, argumentant et discutant âprement. Parfois, j’étais obligé de le frapper follement du pied et des poings; d’autres fois je le cajolais et tâchais de le convaincre; j’essayai même de le persuader en lui abandonnant la dernière bouteille de vin, car il y avait une pompe où je pouvais avoir de l’eau. Mais rien n’y fit, ni bonté ni violence: il n’était accessible à aucune raison. Il ne voulut cesser ni ses attaques pour essayer de prendre plus que sa ration, ni ses bruyants radotages; il n’observait en rien les précautions les plus élémentaires pour rendre notre emprisonnement supportable. Lentement, je commençai à me rendre compte de la complète ruine de son intelligence, et m’aperçus enfin que mon seul compagnon, dans ces ténèbres secrètes et malsaines, était un être dément.
D’après certains vagues souvenirs, je suis enclin à croire que mon propre esprit battit aussi la campagne. Chaque fois que je m’endormais, j’avais des rêves étranges et hideux. Bien que cela pût paraître bizarre, je serais assez disposé à penser que la faiblesse et la démence du vicaire me furent un salutaire avertissement, m’obligèrent à me maintenir sain d’esprit.
Le huitième jour, il commença à parler très haut et rien de ce que je pus faire ne parvint à modérer son ton.
—C’est juste, ô Dieu! répétait-il sans cesse. C’est juste. Que le châtiment retombe sur moi et sur les miens. Nous avons péché! Nous ne t’avons pas écouté! Il y avait partout des pauvres et des souffrants! On les foulait aux pieds et je gardais le silence! Je prêchais une folie acceptable par tous.—Mon Dieu! Quelle folie!—alors que j’aurais dû me lever, quand même la mort m’eût été réservée, et appeler le monde à la repentance... à la repentance!... Les oppresseurs des pauvres et des malheureux!..... Le pressoir du Seigneur!
Puis soudain, il en revenait à la nourriture que je maintenais hors de sa portée, et il me priait, me suppliait, pleurait et finalement menaçait. Bientôt, il prit un ton fort élevé—je l’invitai à crier moins fort; alors, il vit que par ce moyen il aurait prise sur moi. Il me menaça de crier plus fort encore et d’attirer sur nous l’attention des Marsiens. J’avoue que cela m’effraya un moment; mais la moindre concession eût diminué, dans une trop grande proportion, nos chances de salut. Je le mis au défi, bien que je ne fusse nullement certain qu’il ne mît sa menace à exécution. Mais ce jour-là du moins il ne le fit pas. Il continua à parler, haussant insensiblement son ton, pendant les huitième et neuvième journées presque entières, débitant des menaces, des supplications, au milieu d’un torrent de phrases où il exprimait une repentance à moitié stupide et toujours futile d’avoir négligé le service du Seigneur, et je me sentis une grande pitié pour lui. Il finit par s’endormir quelque temps, mais il reprit bientôt avec une nouvelle ardeur, criant si fort qu’il devint absolument nécessaire pour moi de le faire taire par tous les moyens.
—Restez tranquille, implorai-je.
Il se mit sur ses genoux, car jusqu’alors il avait été accroupi dans les ténèbres, près de la batterie de cuisine.
—Il y a trop longtemps que je reste tranquille! hurla-t-il, sur un ton qui dut parvenir jusqu’au cylindre. Maintenant je dois aller porter mon témoignage! Malheur à cette cité infidèle! Malédiction! Malheur! Anathème! Malheur! Malheur aux habitants de la terre: à cause des autres voix de la trompette...!
—Taisez-vous! Pour l’amour de Dieu! dis-je en me mettant debout et terrifié à l’idée que les Marsiens pouvaient nous entendre.
—Non! cria le vicaire de toutes ses forces, se levant aussi et étendant les bras. Parle! Il faut que je parle! La parole du Seigneur est sur moi.
En trois enjambées, il fut à la porte de la cuisine.
—Il faut que j’aille apporter mon témoignage. Je n’ai déjà que trop tardé.
J’étendis le bras et j’atteignis dans l’ombre un couperet suspendu au mur. En un instant, j’étais derrière lui, affolé de peur. Avant qu’il n’arrivât au milieu de la cuisine, je l’avais rejoint. Par un dernier sentiment humain, je retournai le tranchant et le frappai avec le dos. Il tomba en avant de tout son long et resta étendu par terre. Je trébuchai sur lui et demeurai un moment haletant. Il gisait inanimé.
Tout à coup je perçus un bruit au dehors, des plâtras se détachèrent, dégringolèrent et l’ouverture triangulaire du mur se trouva obstruée. Je levai la tête et aperçus, à travers le trou, la partie inférieure d’une Machine à Mains s’avançant lentement. L’un de ses membres agrippeurs se déroula parmi les décombres, puis un autre parut, tâtonnant au milieu des poutres écroulées. Je restai là, pétrifié, les yeux fixes. Alors je vis, à travers une sorte de plaque vitrée située près du bord supérieur de l’objet, la face—si l’on peut l’appeler ainsi—et les grands yeux sombres d’un Marsien cherchant à pénétrer les ténèbres, puis un long tentacule métallique qui serpenta par le trou en tâtant lentement les objets.
Avec un grand effort, je me retournai, me heurtai contre le corps du vicaire et m’arrêtai à la porte de la laverie. Le tentacule maintenant s’était avancé d’un mètre ou deux dans la pièce, se tortillant et se tournant en tous les sens, avec des mouvements étranges et brusques. Pendant un instant, cette marche lente et irrégulière me fascina. Avec un cri faible et rauque, je me réfugiai tout au fond de la laverie, tremblant violemment et à peine capable de me tenir debout. J’ouvris la porte de la soute à charbon et je restai là dans les ténèbres, examinant le seuil à peine éclairé de la cuisine, écoutant attentivement. Le Marsien m’avait-il vu? Que pouvait-il faire maintenant?
Derrière cette porte, quelque chose très doucement se mouvait en tout sens; de temps en temps cela heurtait les cloisons ou reprenait ses mouvements avec un faible tintement métallique, comme le bruit d’un trousseau de clefs. Puis un corps lourd—je savais trop bien lequel—fut traîné sur le carrelage de la cuisine jusqu’à l’ouverture. Irrésistiblement attiré, je me glissai jusqu’à la porte et jetai un coup d’œil dans la cuisine. Par le triangle de clarté extérieure, j’aperçus le Marsien dans sa machine aux cent bras examinant la tête du vicaire. Immédiatement, je pensai qu’il allait inférer ma présence par la marque du coup que j’avais asséné.
Je regagnai la soute à charbon, en refermai la porte et me mis à entasser sur moi dans l’obscurité autant que je pus de charbon et de bûches, en tâchant de faire le moins de bruit possible. A tout instant je demeurais rigide, écoutant si le Marsien avait de nouveau passé ses tentacules par l’ouverture.
Alors, reprit le faible cliquetis métallique. Bientôt, je l’entendis plus proche—dans la laverie, d’après ce que je pus en juger. J’eus l’espoir que le tentacule ne serait pas assez long pour m’atteindre; il passa, raclant légèrement la porte de la soute. Ce fut un siècle d’attente presque intolérable, puis j’entendis remuer le loquet. Il avait trouvé la porte! Le Marsien comprenait les serrures!
Il ferrailla un instant et la porte s’ouvrit.
Des ténèbres où j’étais, je pouvais juste apercevoir l’objet, ressemblant à une trompe d’éléphant plus qu’à autre chose, s’agitant de mon côté, touchant et examinant le mur, le charbon, le bois, le plancher. Cela semblait être un gros ver noir, agitant de côté et d’autre sa tête aveugle.
Une fois même, il toucha le talon de ma bottine. Je fus sur le point de crier, mais je mordis mon poing. Pendant un moment, il ne bougea plus: j’aurais pu croire qu’il s’était retiré. Tout à coup, avec un brusque déclic, il agrippa quelque chose—je me figurai que c’était moi!—et parut sortir de la soute. Pendant un instant, je n’en fus pas sûr. Apparemment, il avait pris un morceau de charbon pour l’examiner.
Je profitai de ce moment de répit pour changer de position, car je me sentais engourdi, et j’écoutai. Je murmurais des prières passionnées pour échapper à ce danger.
Soudain, j’entendis revenir vers moi le même bruit lent et net. Lentement, lentement, il se rapprocha, raclant les murs et heurtant le mobilier.
Pendant que je restais attentif, doutant encore, la porte de la soute fut vigoureusement heurtée et elle se ferma. J’entendis le tentacule pénétrer dans l’office; il renversa des boîtes à biscuits, brisa une bouteille et il y eut encore un choc violent contre la porte de la soute. Puis le silence revint, qui se continua en une attente infinie.
Etait-il parti?
A la fin, je dus conclure qu’il s’était retiré.
Il ne revint plus dans la laverie, mais pendant toute la dixième journée, dans les ténèbres épaisses, je restai enseveli sous les bûches et sous le charbon, n’osant même pas me glisser au dehors pour avoir le peu d’eau qui m’était si nécessaire. Ce fut le lendemain seulement, le onzième jour, que j’osai me risquer à chercher quelque chose à boire.
Mon premier mouvement, avant d’aller dans l’office, fut de clore la porte de communication entre la cuisine et la laverie. Mais l’office était vide—les provisions avaient disparu jusqu’aux dernières bribes. Le Marsien les avait sans doute enlevées le jour précédent. A cette découverte, le désespoir m’accabla pour la première fois. Je ne pris donc pas la moindre nourriture, ni le onzième, ni le douzième jour.
D’abord ma bouche et ma gorge se desséchèrent et mes forces baissèrent sensiblement. Je restais assis, au milieu de l’obscurité de la laverie, dans un état d’abattement pitoyable. Je ne pouvais penser qu’à manger. Je me figurais que j’étais devenu sourd, car les bruits que j’étais accoutumé à entendre avaient complètement cessé aux alentours du cylindre. Je ne me sentais pas assez de forces pour me glisser sans bruit jusqu’à la lucarne, sans quoi j’y serais allé.
Le douzième jour, ma gorge était tellement endolorie, qu’au risque d’attirer les Marsiens j’essayai de faire aller la pompe grinçante placée sur l’évier et je réussis à me procurer deux verres d’eau de pluie noirâtre et boueuse. Ils me rafraîchirent néanmoins beaucoup et je me sentis rassuré et enhardi par ce fait qu’aucun tentacule inquisiteur ne suivit le bruit de la pompe.
Puis un corps lourd—je savais trop bien lequel—fut traîné sur le carrelage de la cuisine jusqu’à l’ouverture.
Pendant tous ces jours, divaguant et indécis, je pensai beaucoup au vicaire et à la façon dont il était mort.
Le treizième jour je bus encore un peu d’eau; je m’assoupis et rêvai d’une façon incohérente de victuailles et de plans d’évasion vagues et impossibles. Chaque fois, je rêvais de fantômes horribles, de la mort du vicaire ou de somptueux dîners; mais endormi ou éveillé, je ressentais de vives douleurs qui me poussaient à boire sans cesse. La clarté qui pénétrait dans l’arrière-cuisine n’était plus grise, mais rouge. A mon imagination bouleversée, cela semblait couleur de sang.
Le quatorzième jour, je pénétrai dans la cuisine et je fus fort surpris de trouver que les pousses de l’Herbe Rouge avaient envahi l’ouverture du mur, transformant la demi-clarté de mon refuge en une obscurité écarlate.
De grand matin, le quinzième jour, j’entendis de la cuisine une suite de bruits curieux et familiers, et, prêtant l’oreille, je crus reconnaître le reniflement et les grattements d’un chien. Je fis quelques pas et j’aperçus un museau qui passait entre les tiges rouges. Cela m’étonna grandement. Quand il m’eut flairé, le chien aboya.
Immédiatement, je pensai que si je réussissais à l’attirer sans bruit dans la cuisine, je pourrais peut-être le tuer et le manger et, dans tous les cas, il vaudrait mieux le tuer de peur que ses aboiements ou ses allées et venues ne finissent par attirer l’attention des Marsiens.
Je m’avançai à quatre pattes, l’appelant doucement; mais soudain il retira sa tête et disparut.
J’écoutai—puisque je n’étais pas sourd—et je me convainquis qu’il ne devait plus y avoir personne à la fosse. J’entendis un bruit de battement d’ailes et un rauque croassement, mais ce fut tout.
Pendant très longtemps, je demeurai à l’ouverture de la brèche, sans oser écarter les tiges rouges qui l’encombraient. Une fois ou deux, j’entendis un faible grincement, comme des pattes de chien allant et venant dans le sable au-dessous de moi; il y eut encore des croassements, puis plus rien. A la fin, encouragé par ce silence, je regardai.
Excepté dans un coin, où une multitude de corbeaux sautillaient et se battaient sur les squelettes des gens dont les Marsiens avaient absorbé le sang, il n’y avait pas un être vivant dans la fosse.
Je regardai de tous côtés, n’osant pas en croire mes yeux. Toutes les machines étaient parties. A part l’énorme monticule de poudre gris-bleu dans un coin, quelques barres d’aluminium dans un autre, les corbeaux et les squelettes des morts, cet endroit n’était plus qu’un grand trou circulaire creusé dans le sable.
Peu à peu, je me glissai hors de la lucarne entre les herbes rouges et je me mis debout sur un monceau de plâtras. Je pouvais voir dans toutes les directions, sauf derrière moi, au nord, et nulle part il n’y avait la moindre trace des Marsiens. Le sable dégringola sous mes pieds, mais un peu plus loin les décombres offraient une pente praticable pour gagner le sommet des ruines. J’avais une chance d’évasion et je me mis à trembler.
J’hésitai un instant, puis dans un accès de résolution désespérée, le cœur me battant violemment, j’escaladai le tas de ruines sous lequel j’avais été enterré si longtemps.
Je jetai de nouveau les regards autour de moi. Vers le nord, pas plus qu’ailleurs, aucun Marsien n’était visible.
Lorsque, la dernière fois, j’avais traversé en plein jour cette partie du village de Sheen, j’avais vu une route bordée de confortables maisons blanches et rouges séparées par des jardins aux arbres abondants. Maintenant j’étais debout sur un tas énorme de gravier, de terre et de morceaux de briques où croissait une multitude de plantes rouges en forme de cactus, montant jusqu’au genou, sans la moindre végétation terrestre pour leur disputer le terrain. Les arbres autour de moi étaient morts et dénudés, mais plus loin un enchevêtrement de filaments rouges escaladait les troncs encore debout.
Les maisons avaient toutes été saccagées, mais aucune n’avait été brûlée; parfois leurs murs s’élevaient encore jusqu’au second étage, avec des fenêtres arrachées et des portes brisées. L’Herbe Rouge croissait en tumulte dans leurs chambres sans toits.
Au-dessous de moi, était la grande fosse où les corbeaux se disputaient les déchets des Marsiens; quelques oiseaux voletaient çà et là parmi les ruines. Au loin, j’aperçus un chat maigre qui s’esquivait en rampant le long d’un mur, mais nulle trace d’homme.
Le jour, par contraste avec mon récent emprisonnement, me semblait d’une clarté aveuglante. Une douce brise agitait mollement les Herbes Rouges qui recouvraient le moindre fragment de sol. Oh! la douceur de l’air frais qu’on respire!
Pendant un long moment, je restai debout, les jambes vacillantes sur le monticule, me souciant peu de savoir si j’étais en sûreté. Dans l’infect repaire d’où je sortais, toutes mes pensées avaient convergé sur notre sécurité immédiate. Je n’avais pu me rendre compte de ce qui se passait au dehors, dans le monde, et je ne m’attendais guère à cet effrayant et peu ordinaire spectacle. Je croyais retrouver Sheen en ruines et je contemplais une contrée sinistre et lugubre qui semblait appartenir à une autre planète.
Je ressentis alors une émotion des plus rares, une émotion cependant que connaissent trop bien les pauvres animaux sur lesquels s’étend notre domination. J’eus l’impression qu’aurait un lapin qui, à la place de son terrier, trouverait tout à coup une douzaine de terrassiers creusant les fondations d’une maison. Un premier indice qui se précisa bientôt m’oppressa pendant de nombreux jours, et j’eus la révélation de mon détrônement, la conviction que je n’étais plus un maître, mais un animal parmi les animaux sous le talon des Marsiens. Il en serait de nous comme il en est d’eux; il nous faudrait sans cesse être aux aguets, fuir et nous cacher; la crainte et le règne de l’homme n’étaient plus.
Mais dès que je l’eus clairement envisagée, cette idée étrange disparut, chassée par l’impérieuse faim qui me tenaillait après mon long et horrible jeûne. De l’autre côté de la fosse, derrière un mur recouvert de végétations rouges, j’aperçus un coin de jardin non envahi encore. Cette vue me suggéra ce que je devais faire et je m’avançai à travers l’Herbe Rouge, enfoncé jusqu’au genou et parfois jusqu’au cou. L’épaisseur de ces herbes m’offrait, en cas de besoin, une cachette sûre. Le mur avait six pieds de haut, et, lorsque j’essayai de l’escalader, je sentis qu’il m’était impossible de me soulever. Je dus donc le contourner et j’arrivai ainsi à une sorte d’encoignure rocailleuse où je pus plus facilement me hisser au faîte du mur et me laisser dégringoler dans le jardin que je convoitais. J’y trouvai quelques oignons, des bulbes de glaïeuls et une certaine quantité de carottes à peine mûres; je récoltai le tout et, franchissant un pan de muraille écroulé, je continuai mon chemin vers Kew entre des arbres écarlates et cramoisis—on eût dit une promenade dans une avenue de gigantesques gouttes de sang. J’avais deux idées bien nettes: trouver une nourriture plus substantielle, et, autant que mes forces le permettraient, fuir bien loin de cette région maudite et qui n’avait plus rien de terrestre.
Un peu plus loin, dans un endroit où persistait du gazon, je découvris quelques champignons que je dévorai aussitôt, mais ces bribes de nourriture ne réussirent guère qu’à exciter un peu plus ma faim. Tout à coup, alors que je croyais toujours être dans les prairies, je rencontrai une nappe d’eau peu profonde et boueuse qu’un faible courant entraînait. Je fus d’abord très surpris de trouver, au plus fort d’un été très chaud et très sec, des prés inondés, mais je me rendis compte bientôt que cela était dû à l’exubérance tropicale de l’Herbe Rouge. Dès que ces extraordinaires végétaux rencontraient un cours d’eau, ils prenaient immédiatement des proportions gigantesques et devenaient d’une fécondité incomparable. Les graines tombaient en quantité dans les eaux de la Wey et de la Tamise, où elles germaient, et leurs pousses titaniques, croissant avec une incroyable rapidité, avaient bientôt engorgé le cours de ces rivières qui avaient débordé.
A Putney, comme je le vis peu après, le pont disparaissait presque entièrement sous un colossal enchevêtrement de ces plantes, et, à Richmond, les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues en une nappe immense et peu profonde à travers les prairies de Hampton et de Twickenham. A mesure que les eaux débordaient, l’Herbe les suivait, de sorte que les villas en ruines de la vallée de la Tamise furent un certain temps submergées dans le rouge marécage dont j’explorais les bords et qui dissimulait ainsi beaucoup de la désolation qu’avaient causée les Marsiens.
Finalement, l’Herbe Rouge succomba presque aussi rapidement qu’elle avait crû. Bientôt une sorte de maladie infectieuse, due, croit-on, à l’action de certaines bactéries, s’empara de ces végétations. Par suite des principes de la sélection naturelle,
Les maisons avaient toutes été saccagées, mais aucune n’avait été brûlée; parfois leurs murs s’élevaient encore jusqu’au second étage, avec des fenêtres arrachées et des portes brisées. L’Herbe Rouge croissait en tumulte dans leurs chambres sans toits.
toutes les plantes terrestres ont maintenant acquis une force de résistance contre les maladies causées par les microbes;—elles ne succombent jamais sans une longue lutte. Mais l’Herbe Rouge tomba en putréfaction comme une chose déjà morte. Les tiges blanchirent, se flétrirent et devinrent très cassantes. Au moindre contact, elles se rompaient et les eaux, qui avaient favorisé et stimulé leur développement, emportèrent jusqu’à la mer leurs derniers vestiges.
Mon premier soin fut naturellement d’étancher ma soif. J’absorbai ainsi une grande quantité d’eau, et, mû par une impulsion soudaine, je mâchonnai quelques fragments d’Herbe Rouge. Mais les tiges étaient pleines d’eau
et elles avaient un goût métallique nauséeux. L’eau était assez peu profonde pour me permettre d’avancer sans danger bien que l’Herbe Rouge retardât quelque peu ma marche; mais la profondeur du flot s’accrut évidemment à mesure que j’approchais du fleuve, et, retournant sur mes pas, je repris le chemin de Mortlake. Je parvins à suivre la route en m’aidant des villas en ruines, des clôtures et des réverbères que je rencontrais; bientôt je fus hors de cette inondation et ayant monté la colline de Roehampton, je débouchai dans les communaux de Putney.
Ici le paysage changeait; ce n’était plus l’étrange et l’extraordinaire, mais le simple bouleversement du familier. Certains coins semblaient avoir été dévastés par un cyclone et, une centaine de mètres plus loin, je traversais un espace absolument paisible et sans la moindre trace de trouble; je rencontrais des maisons dont les jalousies étaient baissées et les portes fermées, comme si leurs habitants dormaient à l’intérieur ou étaient absents pour un jour ou deux. L’Herbe Rouge était moins abondante. Les troncs des grands arbres qui poussaient au long de la route n’étaient pas envahis par la variété grimpante. Je cherchai dans les branches quelque fruit à manger, sans en trouver; j’explorai aussi une ou deux maisons silencieuses, mais elles avaient déjà été cambriolées et pillées. J’achevai le reste de la journée en me reposant dans un bouquet d’arbustes, me sentant, dans l’état de faiblesse où j’étais, trop fatigué pour continuer ma route.
Pendant tout ce temps, je n’avais vu aucun être humain, non plus que le moindre signe de la présence des Marsiens. Je rencontrai deux chiens affamés, mais malgré les avances que je leur fis, ils s’enfuirent en faisant un grand détour. Près de Roehampton, j’avais aperçu deux squelettes humains—non pas des cadavres, mais des squelettes entièrement décharnés; dans le petit bois, auprès de l’endroit où j’étais, je trouvai les os brisés et épars de plusieurs chats et de plusieurs lapins et ceux d’une tête de mouton. Bien qu’il ne restât rien après, j’essayai d’en ronger quelques-uns.
Après le coucher du soleil, je continuai péniblement à avancer au long de la route qui mène à Putney, où le Rayon Ardent avait dû, pour une raison quelconque, faire son œuvre. Au delà de Roehampton, je recueillis, dans un jardin, des pommes de terre à peine mûres, en quantité suffisante pour apaiser ma faim. De ce jardin, la vue s’étendait sur Putney et sur le fleuve. Sous le crépuscule, l’aspect du paysage était singulièrement désolé: des arbres carbonisés, des ruines lamentables et noircies par les flammes, et, au bas de la colline, le fleuve débordé et les grandes nappes d’eau teintées de rouge par l’herbe extraordinaire. Sur tout cela, le silence s’étendait et, pensant combien rapidement s’était produite cette désolante transformation, je me sentis envahi par une indescriptible terreur.
Pendant un instant, je crus que l’humanité avait été entièrement détruite et que j’étais maintenant, debout dans ce jardin, le seul être humain qui ait survécu. Au sommet de la colline de Putney, je passai non loin d’un autre squelette dont les bras étaient disloqués et se trouvaient à quelques mètres du corps. A mesure que j’avançais, j’étais de plus en plus convaincu que, dans ce coin du monde et à part quelques traînards comme moi, l’extermination de l’humanité était un fait accompli. Les Marsiens, pensais-je, avaient continué leur route, abandonnant la contrée désolée et cherchant ailleurs leur nourriture. Peut-être même étaient-ils maintenant en train de détruire Berlin ou Paris, ou bien, il pouvait se faire aussi qu’ils aient avancé vers le Nord...
Je passai la nuit dans l’auberge située au sommet de la côte de Putney, où, pour la première fois depuis que j’avais quitté Leatherhead, je dormis dans des draps. Je ne m’attarderai pas à raconter quelle peine j’eus à pénétrer par une fenêtre dans cette maison, peine inutile puisque je m’aperçus ensuite que la porte d’entrée n’était fermée qu’au loquet, ni comment je fouillai dans toutes les chambres, espérant y trouver de la nourriture, jusqu’à ce que, au moment même où je perdais tout espoir, je découvris, dans une pièce qui me parut être une chambre de domestiques, une croûte de pain rongée par les rats et deux boîtes d’ananas conservés. La maison avait été déjà explorée et vidée. Dans le bar, je finis par mettre la main sur des biscuits et des sandwiches qui avaient été oubliés. Les sandwiches n’étaient plus mangeables, mais avec les biscuits j’apaisai ma faim et je garnis mes poches. Je n’allumai aucune lumière, de peur d’attirer l’attention de quelque Marsien en quête de nourriture et explorant, pendant la nuit, cette partie de Londres. Avant de me mettre au lit, j’eus un moment de grande agitation et d’inquiétude, rôdant de fenêtre en fenêtre et cherchant à apercevoir dans l’obscurité quelque indice des monstres. Je dormis peu. Une fois au lit, je pus réfléchir et mettre quelque suite dans mes idées—chose que je ne me rappelais pas avoir faite depuis ma dernière discussion avec le vicaire. Depuis lors, mon activité mentale n’avait été qu’une succession précipitée de vagues états émotionnels ou bien une sorte de stupide réceptivité. Mais pendant la nuit, mon cerveau, fortifié sans doute par la nourriture que j’avais prise, redevint clair et je pus réfléchir.
Trois pensées surtout s’imposèrent tour à tour à mon esprit: le meurtre du vicaire, les faits et gestes des Marsiens et le sort possible de ma femme. La première de ces préoccupations ne me laissait aucun sentiment d’horreur ni de remords; je me voyais alors, comme je me vois encore maintenant, amené fatalement et pas à pas à lui asséner ce coup irréfléchi, victime, en somme, d’une succession d’incidents et de circonstances qui entraînèrent inévitablement ce résultat. Je ne me condamnais aucunement et cependant ce souvenir, sans s’exagérer, me hanta. Dans le silence de la nuit, avec cette sensation d’une présence divine qui s’empare de nous parfois dans le calme et les ténèbres, je supportai victorieusement cet examen de conscience, la seule expiation qu’il me fallût subir pour un moment de rage et d’affolement. Je me retraçai d’un bout à l’autre la suite de nos relations depuis l’instant où je l’avais trouvé accroupi auprès de moi, ne faisant aucune attention à ma soif et m’indiquant du doigt les flammes et la fumée qui s’élevaient des ruines de Weybridge. Nous avions été incapables de nous entendre et de nous aider mutuellement—le hasard sinistre ne se soucie guère de cela. Si j’avais pu le prévoir, je l’aurais abandonné à Halliford. Mais je n’avais rien deviné—et le crime consiste à prévoir et à agir. Je raconte ces choses, comme tout le reste de cette histoire, telles qu’elles se passèrent. Elles n’eurent pas de témoin j’aurais pu les garder secrètes, mais je les ai narrées afin que le lecteur pût se former un jugement à son gré.
Puis lorsque j’eus à grand’peine chassé l’image de ce cadavre gisant la face contre terre, j’en vins au problème des Marsiens et du sort de ma femme. En ce qui concernait les Marsiens, je n’avais aucune donnée et ne pouvais que m’imaginer mille choses; je ne pouvais guère mieux faire non plus quant à ma femme. Cette veillée bientôt devint épouvantable; je me dressai sur mon lit, mes yeux scrutant les ténèbres et je me mis à prier, demandant que, si elle avait dû mourir, le Rayon Ardent ait pu la frapper brusquement et la tuer sans souffrance. Depuis la nuit de mon retour de Leatherhead je n’avais pas prié. En certaines extrémités désespérées, j’avais murmuré des supplications, des invocations fétichistes, formulant
...les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues en une nappe immense et peu profonde.
mes prières comme les païens murmurent des charmes conjurateurs. Mais cette fois je priais réellement, implorant avec ferveur la Divinité, face à face avec les ténèbres. Nuit étrange, et plus étrange encore en ceci, que aussitôt que parut l’aurore, moi, qui m’étais entretenu avec la Divinité, je me glissai hors de la maison comme un rat quitte son trou—créature à peine plus grande, animal inférieur qui, selon le caprice passager de nos maîtres, pouvais être traqué et tué. Les Marsiens, eux aussi, invoquaient peut-être Dieu avec confiance. A coup sûr, si nous ne retenons rien autre de cette guerre, elle nous aura cependant appris la pitié—la pitié pour ces âmes dépourvues de raison qui subissent notre domination.
L’aube était resplendissante et claire; à l’orient, le ciel, que sillonnaient de petits nuages dorés, s’animait de reflets roses. Sur la route qui va du haut de la colline de Putney jusqu’à Wimbledon, traînaient un certain nombre de vestiges pitoyables, restes de la déroute qui, dans la soirée du dimanche où commença la dévastation, dut pousser vers Londres tous les habitants de la contrée. Il y avait là une petite voiture à deux roues sur laquelle était peint le nom de Thomas Lobbe, fruitier à New Malden; une des roues était brisée et une caisse de métal gisait auprès, abandonnée; il y avait aussi un chapeau de paille piétiné dans la boue, maintenant séchée, et au sommet de la côte de West Hill je trouvai un tas de verre écrasé et taché de sang, auprès de l’abreuvoir en pierre qu’on avait renversé et brisé. Mes plans étaient de plus en plus vagues et mes mouvements de plus en plus incertains; j’avais toujours l’idée d’aller à Leatherhead, et pourtant j’étais convaincu que, selon toutes probabilités, ma femme ne pouvait s’y trouver. Car, à moins que la mort ne les ait surpris à l’improviste, mes cousins et elle avaient dû fuir dès les premières menaces de danger. Mais je m’imaginais que je pourrais, tout au moins, apprendre là de quel côté s’étaient enfuis les habitants du Surrey. Je savais que je voulais retrouver ma femme, que mon cœur souffrait de son absence et du manque de toute société, mais je n’avais aucune idée bien claire quant aux moyens de la retrouver, et je sentais avec une intensité croissante mon entier isolement. Je parvins alors, après avoir traversé un taillis d’arbres et de buissons, à la lisière des communaux de Wimbledon, dont les haies, les arbres et les prés s’étendaient au loin sous mes yeux.
Cet espace encore sombre s’éclairait, par endroits, d’ajoncs et de genêts jaunes. Je ne vis nulle part d’Herbe Rouge, et tandis que je rôdais entre les arbustes, hésitant à m’aventurer à découvert, le soleil se leva, inondant tout de lumière et de vie. Dans un pli de terrain marécageux, entre les arbres, je tombai au milieu d’une multitude de petites grenouilles. Je m’arrêtai à les observer, tirant de leur obstination à vivre une leçon pour moi-même. Soudain, j’eus la sensation bizarre que quelqu’un m’épiait et, me retournant brusquement, j’aperçus dans un fourré quelque chose qui s’y blottissait. Pour mieux voir, je fis un pas en avant. La chose se dressa: c’était un homme armé d’un coutelas. Je m’approchai lentement de lui et il me regarda venir, silencieux et immobile.
Quand je fus près de lui, je remarquai que ses vêtements étaient aussi déguenillés et aussi sales que les miens. On eût dit, vraiment, qu’il avait été traîné dans des égouts. De plus près, je distinguai la vase verdâtre des fossés, des plaques pâles de terre glaise séchée et des reflets de poussière de charbon. Ses cheveux, très bruns et longs, retombaient en avant sur ses yeux; sa figure était noire et sale, et il avait les traits tirés, de sorte qu’au premier abord je ne le reconnus pas. De plus, une balafre récente lui coupait le bas du visage.
—Halte! cria-t-il, quand je fus à dix mètres de lui.
Je m’arrêtai. Sa voix était rauque.
—D’où venez-vous? demanda-t-il.
Je réfléchis un instant, l’examinant avec attention.
—Je viens de Mortlake, répondis-je. Je me suis trouvé enterré auprès de la fosse que les Marsiens ont creusée autour de leur cylindre, et j’ai fini par m’échapper.
—Il n’y a rien à manger par ici, dit-il. Ce coin m’appartient, toute la colline jusqu’à la rivière, et là-bas jusqu’à Clapham, et ici jusqu’à l’entrée des communaux. Il n’y a de nourriture que pour un seul. De quel côté allez-vous?
Je répondis lentement.
—Je ne sais pas... Je suis resté sous les ruines d’une maison pendant treize ou quatorze jours, et je ne sais rien de ce qui est arrivé pendant ce temps-là.
Il m’écoutait avec un air de doute; tout à coup, il eut un sursaut et son expression changea.
—Je n’ai pas envie de m’attarder ici, dis-je. Je pense aller à Leatherhead pour tâcher d’y retrouver ma femme.
—C’est bien vous, dit-il alors en étendant le bras vers moi. C’est vous qui habitiez à Woking. Vous n’avez pas été tué à Weybridge?
—Je le reconnus au même moment.
—Vous êtes l’artilleur qui se cachait dans mon jardin...
—En voilà une chance! dit-il. C’est tout de même drôle que ce soit vous.
Il me tendit sa main et je la pris.
—Moi, continua-t-il, je m’étais glissé dans un fossé d’écoulement. Mais ils ne tuaient pas tout le monde. Quand ils furent partis, je m’en allai à travers champs jusqu’à Walton. Mais... il y a quinze jours à peine... et vous avez les cheveux tout gris.
Il jeta soudain un brusque regard en arrière.
—Ce n’est qu’une corneille, dit-il. Par le temps qui court, on apprend à connaître que les oiseaux ont une ombre. Nous sommes un peu à découvert. Installons-nous sous ces arbustes et causons.
—Avez-vous vu les Marsiens? demandai-je. Depuis que j’ai quitté mon trou, je...
—Ils sont partis à l’autre bout de Londres, dit-il. Je pense qu’ils ont établi leur quartier général par là. La nuit, du côté d’Hampstead, tout le ciel est plein des reflets de leurs lumières. On dirait la lueur d’une grande cité, et on les voit aller et venir dans cette clarté. De jour, on ne peut pas. Mais je ne les ai pas vus de plus près depuis...—Il compta sur ses doigts—... cinq jours. Oui. J’en ai vu deux qui traversaient Hammersmith en portant quelque chose d’énorme. Et l’avant-dernière nuit, ajouta-t-il d’un ton étrangement sérieux, dans le pêle-mêle des reflets, j’ai vu quelque chose qui montait très haut dans l’air. Je crois qu’ils ont construit une machine volante et qu’ils sont en train d’apprendre à voler.
Je m’arrêtai, surpris, sans achever de m’asseoir sous les buissons.
—A voler!
—Oui, dit-il, à voler!
Je trouvai une position confortable et je m’installai.
—C’en est fait de l’humanité, dis-je. S’ils réussissent à voler, ils feront tout simplement le tour du monde, en tous sens...
—Mais oui, approuva-t-il en hochant la tête. Mais... ça nous soulagera d’autant par ici, et d’ailleurs, fit-il en se tournant vers moi, quel mal voyez-vous à ce que ça en soit fini de l’humanité? Moi, j’en suis bien content. Nous sommes écrasés, nous sommes battus.
Je le regardai, ahuri. Si étrange que cela fût, je ne m’étais pas encore rendu compte de toute l’étendue de la catastrophe—et cela m’apparut comme parfaitement évident dès qu’il eut parlé. J’avais conservé jusque-là un vague espoir, ou, plutôt, c’était une vieille habitude d’esprit qui persistait. Il répéta ces mots qui exprimaient une conviction absolue:
—Nous sommes battus.
—C’est bien fini, continua-t-il. Ils n’en ont perdu qu’ «un» rien qu’ «un». Ils se sont installés dans de bonnes conditions, et ils ne s’inquiètent nullement des armes les plus puissantes du monde. Ils nous ont piétinés. La mort de celui qu’ils ont perdu à Weybridge n’a été qu’un accident, et il n’y a que l’avant-garde d’arrivée. Ils continuent à venir; ces étoiles vertes—je n’en ai pas vu depuis cinq ou six jours—je suis sûr qu’il en tombe une quelque part toutes les nuits. Il n’y a rien à faire. Nous avons le dessous, nous sommes battus.
Je ne lui répondis rien. Je restais assis le regard fixe et vague, cherchant en vain à lui opposer quelque argument fallacieux et contradictoire.
—Ça n’est pas une guerre, dit l’artilleur. Ça n’a jamais été une guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre entre les hommes et les fourmis.
Tout à coup, me revinrent à l’esprit les détails de la nuit que j’avais passée dans l’observatoire.
—Après le dixième coup, ils n’ont plus tiré—du moins jusqu’à l’arrivée du premier cylindre.
Je lui donnai des explications et il se mit à réfléchir.
—Quelque chose de dérangé dans leur canon, dit-il. Mais qu’est-ce que ça peut faire? Ils sauront bien le réparer, et quand bien même il y aurait un retard quelconque, est-ce que ça pourrait changer la fin? C’est comme les hommes avec les fourmis. A un endroit, les fourmis installent leurs cités et leurs galeries; elles y vivent, elles font des guerres et des révolutions, jusqu’au moment où les hommes les trouvent sur leur chemin, et ils en débarrassent le passage. C’est ce qui se produit maintenant—nous ne sommes que des fourmis. Seulement...
—Eh bien?
—Eh bien! nous sommes des fourmis comestibles.
Nous restâmes un instant là, assis, sans rien nous dire.
—Et que vont-ils faire de nous? questionnai-je.
—C’est ce que je me demande, dit-il; c’est bien ce que je me demande. Après l’affaire de Weybridge, je m’en allai vers le sud, tout perplexe. Je vis ce qui se passait. Tout le monde s’agitait et braillait ferme. Moi, je n’ai guère de goût pour le remue-ménage. J’ai vu la mort de près une fois ou deux; ma foi, je ne suis pas un soldat de parade, et, au pire et au mieux—la mort, c’est la mort. Il n’y a que celui qui garde son sang-froid qui s’en tire. Je vis que tout le monde s’en allait vers le sud, et je me dis: De ce côté-là, on ne mangera plus avant qu’il soit longtemps, et je fis carrément volte-face. Je suivis les Marsiens comme le moineau suit l’homme. Par là-bas, dit-il en agitant sa main vers l’horizon, ils crèvent de faim par tas en se battant et en se trépignant...
Il vit l’expression d’angoisse de ma figure, et il s’arrêta, embarrassé.
—Sans doute, poursuivit-il, ceux qui avaient de l’argent ont pu passer en France. Il parut hésiter et vouloir s’excuser, mais rencontrant mes yeux, il continua:
—Ici, il y a des provisions partout. Des tas de choses dans les boutiques, des vins, des alcools, des eaux minérales. Les tuyaux et les conduites d’eau sont vides. Mais je vous racontais mes réflexions: nous avons affaire à des êtres intelligents, me dis-je, et ils semblent compter sur nous pour se nourrir. D’abord, ils vont fracasser tout—les navires, les machines, les canons, les villes, tout ce qui est régulier et organisé. Tout cela aura une fin. Si nous avions la taille des fourmis, nous pourrions nous tirer d’affaire; ça n’est pas le cas et on ne peut arrêter des masses pareilles. C’est là un fait bien certain, n’est-ce pas?
Je donnai mon assentiment.
—Bien! c’est une affaire entendue—passons à autre chose, alors. Maintenant, ils nous attrapent comme ils veulent. Un Marsien n’a que quelques milles à faire pour trouver une multitude en fuite. Un jour, j’en ai vu un près de Wandsworth qui saccageait les maisons et massacrait le monde. Mais ils ne continueront pas de cette façon-là. Aussitôt qu’ils auront fait taire nos canons, détruit nos chemins de fer et nos navires, terminé tout ce qu’ils sont en train de manigancer par là-bas, ils se mettront à nous attraper systématiquement, choisissant les meilleurs et les mettant en réserve dans des cages et des enclos aménagés dans ce but. C’est là ce qu’ils vont entreprendre avant longtemps. Car, comprenez-vous? ils n’ont encore rien commencé, en somme.
Il nous faudra mener une vie souterraine, comprenez-vous? J’ai pensé aux égouts. Naturellement ceux qui ne les connaissent pas se figurent des endroits horribles; mais sous le sol de Londres, il y en a pendant des milles et des milles de longueur, des centaines de milles; quelques jours de pluie sur Londres abandonné en feront des logis agréables et propres.
—Rien commencé? m’écriai-je.
—Non, rien! Tout ce qui est arrivé jusqu’ici, c’est parce que nous n’avons pas eu l’esprit de nous tenir tranquilles, au lieu de les tracasser avec nos canons et autres sottises; c’est parce qu’on a perdu la tête et qu’on a fui en masse, alors qu’il n’était pas plus dangereux de rester où l’on était. Ils ne veulent pas encore s’occuper de nous. Ils fabriquent leurs choses, toutes les choses qu’ils n’ont pu apporter avec eux, et ils préparent tout pour ceux qui vont bientôt venir. C’est probablement à cause de cela qu’il ne tombe plus de cylindres pour le moment, et de peur d’atteindre ceux qui sont déjà ici. Au lieu de courir partout à l’aveuglette, en hurlant, et d’essayer vainement de les faire sauter à la dynamite, nous devons tâcher de nous accommoder du nouvel état de choses. C’est là l’idée que j’en ai. Ça n’est pas absolument conforme à ce que l’homme peut ambitionner pour son espèce, mais ça peut s’accorder avec les faits, et c’est le principe d’après lequel j’agis. Les villes, les nations, la civilisation, le progrès—tout ça, c’est fini. La farce est jouée. Nous sommes battus.
—Mais s’il en est ainsi, à quoi sert-il de vivre?
L’artilleur me considéra un moment.
—C’est évident, dit-il. Pendant un million d’années ou deux, il n’y aura plus ni concerts, ni salons de peinture, ni parties fines au restaurant. Si c’est de l’amusement qu’il vous faut, je crains bien que vous n’en manquiez. Si vous avez des manières distinguées, s’il vous répugne de manger des petits pois avec un couteau ou de ne pas prononcer correctement les mots, vous ferez aussi bien de laisser tout cela de côté, ça ne vous sera plus guère utile.
—Alors vous voulez dire que...
—Je veux dire que les hommes comme moi réussiront à vivre, pour la conservation de l’espèce. Je vous assure que je suis absolument décidé à vivre, et si je ne me trompe, vous serez bien forcé, vous aussi, de montrer ce que vous avez dans le ventre, avant qu’il soit longtemps. Nous ne serons pas tous exterminés, et je n’ai pas l’intention, non plus, de me laisser prendre pour être apprivoisé, nourri et engraissé comme un bœuf gras. Hein! voyez-vous la joie d’être mangé par ces sales reptiles.
—Mais vous ne prétendez pas que...
—Mais si, mais si! Je continue: mes plans sont faits, j’ai résolu la difficulté. L’humanité est battue. Nous ne savions rien, et nous avons tout à apprendre maintenant. Pendant ce temps, il faut vivre et rester indépendants, vous comprenez? Voilà ce qu’il y aura à faire.
Je le regardais, étonné et profondément remué par ses paroles énergiques.
—Sapristi! vous êtes un homme, vous! m’écriai-je, en lui serrant vigoureusement la main.
—Eh bien! dit-il, les yeux brillants de fierté, est-ce pensé, cela, hein?
—Donc, ceux qui ont envie d’échapper à un tel sort doivent se préparer. Moi, je me prépare. Comprenez bien ceci: nous ne sommes pas tous faits pour être des bêtes sauvages, et c’est ce qui va arriver. C’est pour cela que je vous ai guetté. J’avais des doutes: vous êtes maigre et élancé. Je ne savais pas que c’était vous et j’ignorais que vous aviez été enterré. Tous les gens qui habitaient ces maisons et tous ces maudits petits employés qui vivaient dans ces banlieues—tous ceux-là ne sont bons à rien. Ils n’ont ni vigueur, ni courage,—ni belles idées, ni grands désirs; et Seigneur! un homme qui n’a pas tout cela peut-il faire autre chose que trembler et se cacher? Tous les matins, ils se trimballaient vers leur ouvrage,—je les ai vus, par centaines,—emportant leur déjeuner, s’essoufflant à courir, pour prendre les trains d’abonnés, avec la peur d’être renvoyés s’ils arrivaient en retard; ils peinaient sur des ouvrages qu’ils ne prenaient pas même la peine de comprendre; le soir, du même train-train, ils retournaient chez eux avec la crainte d’être en retard pour dîner; n’osant pas sortir, après leur repas, par peur des rues désertes; dormant avec des femmes qu’ils épousaient, non pas parce qu’ils avaient besoin d’elles, mais parce qu’elles avaient un peu d’argent qui leur garantissait une misérable petite existence à travers le monde; ils assuraient leurs vies, et mettaient quelques sous de côté par peur de la maladie ou des accidents; et le dimanche—c’était la peur de l’au-delà, comme si l’enfer était pour les lapins! Pour ces gens-là, les Marsiens seront une bénédiction: de jolies cages spacieuses, de la nourriture à discrétion; un élevage soigné et pas de soucis. Après une semaine ou deux de vagabondage à travers champs, le ventre vide, ils reviendront et se laisseront prendre volontiers. Au bout de peu de temps, ils seront entièrement satisfaits. Ils se demanderont ce que les gens pouvaient bien faire avant qu’il y ait eu des Marsiens pour prendre soin d’eux. Et les traîneurs de bars, les tripoteurs, les chanteurs—je les vois d’ici, ah! oui, je les vois d’ici! s’exclama-t-il avec une sorte de sombre contentement. C’est là qu’il y aura du sentiment et de la religion; mais il y a mille choses que j’avais toujours vues de mes yeux et que je ne commence à comprendre clairement que depuis ces derniers jours. Il y a des tas de gens, gras et stupides, qui prendront les choses comme elles sont, et des tas d’autres aussi se tourmenteront à l’idée que le monde ne va plus et qu’il faudrait y faire quelque chose. Or, chaque fois que les choses sont telles qu’un tas de gens éprouvent le besoin de s’en mêler, les faibles, et ceux qui le deviennent à force de trop réfléchir, aboutissent toujours à une religion du Rien-Faire, très pieuse et très élevée, et finissent par se soumettre à la persécution et à la volonté du Seigneur. Vous avez déjà dû remarquer cela aussi. C’est de l’énergie à l’envers dans une rafale de terreur. Les cages de ceux-là seront pleines de psaumes, de cantiques et de piété, et ceux qui sont d’une espèce moins simple se tourneront sans doute vers—comment appelez-vous cela?—l’érotisme.
Il s’arrêta un moment, puis il reprit.
—Très probablement, les Marsiens auront des favoris parmi tous ces gens; ils leur enseigneront à faire des tours et, qui sait? feront du sentiment sur le sort d’un pauvre enfant gâté qu’il faudra tuer. Ils en dresseront, peut-être aussi, à nous chasser.
—Non, m’écriai-je, c’est impossible. Aucun être humain...
—A quoi bon répéter toujours de pareilles balivernes? dit l’artilleur. Il y en a beaucoup qui le feraient volontiers. Quelle blague de prétendre le contraire!
Et je cédai à sa conviction.
—S’ils s’en prennent à moi, dit-il, bon Dieu! s’ils s’en prennent à moi!... et il s’enfonça dans une sombre méditation.
Je réfléchissais aussi à toutes ces choses, sans rien trouver pour réfuter les raisonnements de cet homme. Avant l’invasion, personne n’eût mis en doute ma supériorité intellectuelle, et cependant cet homme venait de résumer une situation que je commençais à peine à comprendre.
—Qu’allez-vous faire? lui demandai-je brusquement. Quels sont vos plans?
Il hésita.
—Eh bien! voici! dit-il. Qu’avons-nous à faire? Il nous faut trouver un genre de vie qui permette à l’homme d’exister et de se reproduire, et d’être suffisamment en sécurité pour élever sa progéniture. Oui—attendez, et je vais vous dire clairement ce qu’il faut faire à mon avis. Ceux que les Marsiens domestiqueront deviendront bientôt comme tous les animaux domestiques. D’ici à quelques générations, ils seront beaux et gros, ils auront le sang riche et le cerveau stupide—bref, rien de bon. Le danger que courent ceux qui resteront en liberté est de redevenir sauvages, de dégénérer en une sorte de gros rat sauvage... Il nous faudra mener une vie souterraine, comprenez-vous? J’ai pensé aux égouts. Naturellement ceux qui ne les connaissent pas se figurent des endroits horribles; mais sous le sol de Londres, il y en a pendant des milles et des milles de longueur, des centaines de milles; quelques jours de pluie sur Londres abandonné en feront des logis agréables et propres. Les canaux principaux sont assez grands et assez aérés pour les plus difficiles. Puis, il y a les caves, les voûtes et les magasins souterrains qu’on pourrait joindre aux égouts par des passages faciles à intercepter; il y a aussi les tunnels et les voies souterraines de chemin de fer. Hein? Vous commencez à y voir clair? Et nous formons une troupe d’hommes vigoureux et intelligents, sans nous embarrasser de tous les incapables qui nous viendront. Au large, les faibles!
—C’est pour cela que vous me chassiez tout à l’heure.
—Mais... non... c’était pour entamer la conversation.
—Ce n’est pas la peine de nous quereller là-dessus. Continuez.
—Ceux qu’on admettra devront obéir. Il nous faut aussi des femmes vigoureuses et intelligentes,—des mères et des éducatrices. Pas de belles dames minaudières et sentimentales—pas d’yeux langoureux. Il ne nous faut ni incapables, ni imbéciles. La vie est redevenue réelle, et les inutiles, les encombrants, les malfaisants succomberont. Ils devraient mourir, oui, ils devraient mourir de bonne volonté. Après tout, il y a une sorte de déloyauté à s’obstiner à vivre pour gâter la race, d’autant plus qu’ils ne pourraient pas être heureux. D’ailleurs, mourir n’est pas si terrible, c’est la peur qui rend la chose redoutable. Et puis nous nous rassemblerons dans tous ces endroits. Londres sera notre district. Même, on pourrait organiser une surveillance afin de pouvoir s’ébattre en plein air, quand les Marsiens n’y seraient pas—jouer au cricket, par exemple. C’est comme cela qu’on sauvera la race.