La guerre des mondes
Un peu plus tard, ce bouclier se dressa sur
trois pieds et devint la première des machines
que j’avais vues.
lui, nous dévisageaient curieusement. L’artilleur sauta du talus sur la route, rectifia la position et salua.
—Ma pièce a été détruite hier soir, mon lieutenant. Je me suis caché. Je tâche maintenant de rejoindre ma batterie. Vous apercevrez les Marsiens, je pense, à un demi-mille d’ici en suivant cette route.
—Comment diable sont-ils? demanda le lieutenant.
—Des géants en armure, mon lieutenant. Trente mètres de haut, trois jambes et un corps comme de l’aluminium, avec une grosse tête effrayante dans une espèce de capuchon.
—Allons donc! dit le lieutenant, quelles sottises!
—Vous verrez vous-même, mon lieutenant. Ils portent une sorte de boîte qui envoie du feu et qui vous tue d’un seul coup.
—Que voulez-vous dire?... Un canon?
—Non, mon lieutenant—et l’artilleur entama une copieuse description du Rayon Ardent. Au milieu de son récit, le lieutenant l’interrompit et se tourna vers moi. J’étais resté sur le talus qui bordait la route.
—Vous avez vu cela? demanda le lieutenant.
—C’est parfaitement exact, répondis-je.
—C’est bien, fit le lieutenant. Mon devoir est d’aller m’en assurer. Écoutez, dit-il à l’artilleur, nous sommes détachés ici pour avertir les gens de quitter leurs maisons. Vous ferez bien d’aller raconter la chose vous-même au général de brigade et lui dire tout ce que vous savez. Il est à Weybridge. Vous savez le chemin?
—Je le connais, répondis-je.
Et il tourna son cheval du côté d’où nous venions.
—Vous dites à un demi-mille? demanda-t-il.
—Au plus, répondis-je, et j’indiquai les cimes des arbres vers le sud. Il me remercia et se mit en route. Nous ne le revîmes plus.
Plus loin, un groupe de trois femmes et de deux enfants étaient en train de déménager une maison de laboureur. Ils surchargeaient une charrette à bras de ballots malpropres et d’un mobilier misérable. Ils étaient bien trop affairés pour nous adresser la parole, et nous passâmes.
Près de la gare de Byfleet, en sortant du bois, nous trouvâmes la contrée calme et paisible sous le soleil matinal. Nous étions bien au delà de la portée du Rayon Ardent et, n’eût été le silence désert de quelques-unes des maisons, le mouvement et l’agitation de départs précipités dans d’autres, la troupe de soldats campée sur le pont du chemin de fer et regardant au long de la ligne vers Woking, ce dimanche eût semblé pareil à tous les autres dimanches.
Plusieurs chariots et voitures de fermes s’avançaient, avec d’incessants craquements, sur la route d’Addlestone et tout à coup par la barrière d’un champ, nous aperçûmes, au milieu d’une prairie plate, six canons énormes, strictement disposés à intervalles égaux et pointés sur Woking. Les caissons étaient à la distance réglementaire et les canonniers à leur poste auprès des pièces. On eût dit qu’ils étaient prêts pour une inspection.
—Voilà qui est parfait, dis-je. Ils seront bien reçus par ici, en tous cas.
L’artilleur s’arrêta, hésitant, devant la barrière.
—Non, je continue, fit-il.
Plus loin, vers Weybridge, juste à l’entrée du pont, il y avait un certain nombre de soldats en petite tenue élevant une longue barricade devant d’autres canons.
—Ce sont des arcs et des flèches contre le tonnerre, dit l’artilleur. Ils n’ont pas encore vu ce diable de rayon de feu.
Les officiers que leur service ne retenait pas s’étaient groupés et examinaient l’horizon par-dessus les sommets des arbres vers le sud-ouest, et les hommes s’arrêtaient de temps à autre pour regarder dans la même direction.
Byfleet était rempli de tumulte. Des gens faisaient des paquets et une vingtaine de hussards, quelques-uns à pied, les autres à cheval, les obligeaient à se hâter. Trois ou quatre camions administratifs, un vieil omnibus et beaucoup d’autres véhicules étaient alignés dans la rue du village et on les chargeait de tout ce qui semblait utile ou précieux. Il y avait aussi des gens en grand nombre qui avaient été assez respectueux des coutumes pour revêtir leurs habits du dimanche et les soldats avaient toutes les peines du monde à leur faire comprendre la gravité de la situation. Nous vîmes un vieux bonhomme ridé, avec une immense malle et plus d’une vingtaine de pots contenant des orchidées, faire de violents reproches au caporal qui ne voulait pas s’en charger. Je m’arrêtai et le saisis par le bras.
—Savez-vous ce qui vient là-bas? lui dis-je en montrant les bois de sapin qui cachaient la vue des Marsiens.
—Eh! fit-il en se retournant. Croyez-vous, il ne veut pas comprendre que mes plantes ont une grande valeur.
—La Mort! criai-je. La Mort qui vient! La Mort!
Le laissant digérer cela, s’il le pouvait, je m’élançai à la suite de l’artilleur. Au coin, je me retournai. Le caporal avait planté là le pauvre homme qui, debout auprès de sa malle, sur le couvercle de laquelle il avait posé ses pots, regardait d’un air hébété du côté des arbres.
Personne à Weybridge ne put nous dire où se trouvait le quartier général; je n’avais encore jamais vu de pareille confusion: des chariots, des voitures partout, formant le plus étonnant, mélange de moyens de transport et de chevaux. Les gens honorables de l’endroit, en costume de sports, leurs épouses élégamment mises, se hâtaient de faire leurs paquets, énergiquement aidés par tous les fainéants des environs, tandis que les enfants s’agitaient, absolument ravis, pour la plupart, de cette diversion inattendue à leurs ordinaires distractions dominicales. Au milieu de tout cela, le digne prêtre de la paroisse célébrait fort courageusement un service matinal et le vacarme de sa cloche s’efforçait de surmonter le tapage et le tumulte qui remplissaient le village.
L’artilleur et moi, assis sur les marches de la fontaine, nous fîmes un repas suffisamment réconfortant avec les provisions que nous avions emportées dans nos poches. Des patrouilles de soldats, non plus de hussards ici, mais de grenadiers blancs, invitaient les gens à partir au plus vite ou à se réfugier dans leurs caves sitôt que la canonnade commencerait. En passant sur le pont du chemin de fer, nous vîmes qu’une foule, augmentant à chaque instant, s’était rassemblée dans la gare et les environs et que les quais fourmillants étaient encombrés de malles et de ballots innombrables. On avait, je crois, arrêté le mouvement des trains afin de procéder au transport des troupes et des canons, et j’ai su depuis qu’une lutte sauvage avait eu lieu quand il s’était agi de trouver place dans les trains spéciaux organisés plus tard.
Nous restâmes à Weybridge jusqu’à midi, et à cette heure nous nous trouvâmes à l’endroit où, près de l’écluse de Shepperton, la Wey se jette dans la Tamise. Nous employâmes une partie de notre temps en aidant deux vieilles femmes à charger une petite voiture. La Wey a trois bras à son embouchure: il y a là un grand nombre-de loueurs de bateaux et de plus un bac qui traverse la rivière. Du côté de Shepperton se trouvait une auberge avec, sur le devant, une pelouse; et, au delà, la tour de l’église—on l’a depuis remplacée par un clocher s’élevait par-dessus les arbres.
Là se pressait, surexcitée et tumultueuse, une foule de fugitifs. Jusqu’ici ce n’était pas encore devenu une panique, mais il y avait déjà beaucoup plus de monde que les bateaux ne parviendraient à en traverser. Des gens arrivaient chancelant sous de lourds fardeaux. Deux personnes même, le mari et la femme, s’avançaient avec une petite porte de cabane sur laquelle ils avaient entassé tout ce qu’ils avaient pu trouver d’objets domestiques. Un homme nous confia qu’il allait essayer de se sauver en prenant le train à la station de Shepperton.
On n’entendait partout que des cris et quelques farceurs même plaisantaient. L’idée que semblaient avoir les habitants de l’endroit, c’était que les Marsiens ne pouvaient être que de formidables êtres humains qui attaqueraient et saccageraient le bourg, pour être immanquablement détruits à la fin. De temps à autre, des gens regardaient avec une certaine impatience par delà la Wey, vers les prairies de Chertsey, mais tout, de ce côté, était tranquille.
Sur l’autre rive de la Tamise, excepté à l’endroit où les bateaux abordaient, il n’y avait de même aucun trouble, ce qui faisait un contraste violent avec la rive du Surrey. En débarquant, les gens partaient immédiatement par le petit chemin. L’énorme bac n’avait encore fait qu’un seul voyage. Trois ou quatre soldats, de la pelouse de l’auberge, regardaient ces fugitifs et les raillaient, sans songer à offrir leur aide. L’auberge était close, car on était maintenant aux heures prohibées.
—Qu’est-ce que c’est que tout cela? s’exclamait un batelier.
Puis, plus près de moi:
—Tais-toi donc, sale bête! criait un homme à un chien qui hurlait.
A ce moment, on entendit de nouveau, mais cette fois dans la direction de Chertsey, un son assourdi—la détonation d’un canon.
La lutte commençait. Presque immédiatement, d’invisibles batteries, cachées par des bouquets d’arbres sur l’autre rive du fleuve, à notre droite, firent chorus, crachant leurs obus régulièrement l’une après l’autre. Une femme s’évanouit. Tout le monde sursauta, avec, en suspens, le soudain émoi de la bataille si proche et que nous ne pouvions voir encore. Le regard ne parcourait que des prairies unies, où des bœufs paissaient avec indifférence entre des saules argentés au feuillage immobile sous le chaud soleil.
—Les soldats les arrêteront bien, dit une femme, d’un ton peu rassuré.
Une brume monta au-dessus des arbres. Puis soudain nous vîmes un énorme flot de fumée qui envahit rapidement le ciel; au même moment, le sol trembla sous nos pieds et une explosion immense secoua l’atmosphère, brisant les vitres des maisons proches et nous plongeant dans la stupéfaction.
—Les voilà! cria un homme vêtu d’un jersey bleu. Là-bas! Les voyez-vous? Là-bas!
Rapidement, l’un après l’autre, parurent deux, trois, puis quatre Marsiens, bien loin par delà les arbres bas, à travers les prés s’étendant jusqu’à Chertsey et ils se dirigeaient avec d’énormes enjambées vers la rivière. Ils parurent être, d’abord, de petites formes encapuchonnées, s’avançant à une allure aussi rapide que le vol des oiseaux.
Puis, arrivant obliquement dans notre direction, un cinquième monstre parut. Leur masse cuirassée scintillait au soleil, tandis qu’ils accouraient vers les pièces d’artillerie et ils paraissaient de plus en plus grands à mesure qu’ils approchaient. L’un d’eux, le plus éloigné vers la gauche, brandissait aussi haut qu’il pouvait une sorte d’immense étui, et ce terrible et sinistre Rayon Ardent, que j’avais vu à l’œuvre le vendredi soir, jaillit soudain dans la direction de Chertsey et attaqua la ville.
A la vue de ces étranges, rapides et terribles créatures, la foule qui se pressait sur les rives sembla un instant frappée d’horreur. Il n’y eut pas un mot, pas un cri—mais le silence. Puis un rauque murmure, une poussée—et l’éclaboussement de l’eau. Un homme, trop effrayé pour poser la malle qu’il portait sur l’épaule, se retourna et me fit chanceler en me heurtant avec le coin de son fardeau. Une femme me repoussa violemment et se mit à courir. Je me retournai aussi, dans l’élan de la foule, mais la terreur ne m’empêcha pas de réfléchir. Je pensais au terrible Rayon Ardent. Se jeter dans l’eau, voilà ce qu’il fallait faire.
—Tout le monde à l’eau! criai-je sans être entendu.
Je fis de nouveau face à la rivière et, me précitant, dans la direction du Marsien qui approchait, jusqu’à la rive de sable, j’entrai dans l’eau. D’autres firent de même. Une barque pleine de gens, revenant vers le bord, chavira presque, au moment où je passais. Les pierres sous mes pieds étaient boueuses et glissantes et le niveau des eaux était si bas que j’avançai pendant plus de cinq mètres avant d’avoir de l’eau jusqu’à la ceinture. L’éclaboussement des gens des bateaux sautant dans l’eau résonnait à mes oreilles comme un tonnerre. On abordait en toute hâte sur les deux rives.
Mais pour le moment, les Marsiens ne faisaient pas plus attention aux gens courant de tous côtés qu’un homme, qui aurait heurté du pied une fourmilière, ne ferait attention à la débandade des fourmis. Quand, à demi suffoqué, je me soulevai hors de l’eau, la tête du Marsien semblait considérer attentivement les batteries qui tiraient encore par-dessus la rivière, et, tout en avançant, il abaissa et éteignit ce qui devait être le générateur du Rayon Ardent.
Un instant après, il avait atteint la rive et, d’une enjambée, à demi traversé le courant; les articulations de ses pieds d’avant se plièrent en atteignant le bord opposé, mais presque aussitôt, à l’entrée du village de Shepperton, il reprit toute sa hauteur. Immédiatement, les six canons de la rive droite qui, ignorés de tous, avaient été dissimulés à l’extrémité du village tirèrent à la fois. Les détonations si proches et soudaines, presque simultanées, me firent tressaillir. Le monstre élevait déjà l’étui générateur du Rayon Ardent, quand le premier obus éclata à six mètres au-dessus de sa tête.
Je poussai un cri d’étonnement. Je ne pensais plus aux quatre autres monstres: mon attention était rivée sur cet incident si rapproché. Simultanément deux obus éclatèrent en l’air, mais près du corps du Marsien, au moment où la tête se tortillait juste à temps pour recevoir, et trop tard pour esquiver, un quatrième obus. Celui-ci éclata en plein contre la tête du monstre. L’espèce de capuchon de métal fut crevé, éclata et alla tournoyer dans l’air en une douzaine de fragments de métal brillant et de lambeaux de chair rougeâtre.
—Touché!
Ce fut mon seul cri, quelque chose entre une acclamation et un hurlement.
J’entendis des cris répondant au mien, poussés par les gens qui étaient dans l’eau autour de moi. Je fus, dans cet instant de passagère exultation, sur le point d’abandonner mon refuge.
Le colosse décapité chancela comme un géant ivre; mais il ne tomba pas. Par un véritable miracle, il recouvra son équilibre et sans plus prendre garde où il allait, l’étui générateur du Rayon Ardent maintenu rigide en l’air, il s’élança rapidement dans la direction de Shepperton. L’intelligence vivante, le Marsien qui habitait la tête, avait été tué et lancé aux quatre vents du ciel, et l’appareil n’était plus maintenant qu’un simple assemblage de mécanismes compliqués tournoyant vers la destruction. Il s’avançait, suivant une ligne droite, incapable de se guider. Il heurta la tour de l’église de Shepperton et la démolit, comme le choc d’un bélier aurait pu le faire; il fut jeté de côté, trébucha et s’écroula dans la rivière avec un fracas formidable.
Une violente explosion ébranla l’atmosphère, et une trombe d’eau, de vapeur, de vase et d’éclats de métal bondit dans l’air à une hauteur considérable. Au moment où l’étui du Rayon Ardent avait touché l’eau, celle-ci avait incontinent jailli en vapeur. Un instant après, une vague immense, comme un mascaret vaseux mais presque bouillant, contourna le coude de la rive et remonta le courant. Je vis des gens s’efforcer de regagner les bords et j’entendis vaguement, par-dessus le grondement et le bouillonnement que causait la chute du Marsien, leurs cris et leurs clameurs.
Pour le moment, je ne pris point garde à la chaleur et oubliai même tout instinct de conservation. Je barbotai au milieu des eaux tumultueuses, poussant les gens de côté pour aller plus vite, jusqu’à ce que je pusse voir ce qui se passait dans l’autre bras de la rivière. Une demi-douzaine de bateaux chavirés dansaient au hasard sur la confusion des vagues. J’aperçus enfin, plus bas, en plein courant, le Marsien tombé en travers du fleuve et en grande partie submergé.
D’énormes jets de vapeur s’échappaient de l’épave et, à travers leur tourbillons tumultueux, je pouvais voir, d’une façon intermittente et vague, les membres gigantesques battre le flot et lancer dans l’air d’immenses gerbes d’eau et d’écume vaseuses. Les tentacules s’agitaient et frappaient comme des bras humains et, à part l’impuissante inutilité de ces mouvements, on eût dit quelque énorme bête blessée, se débattant au milieu des vagues. Des torrents de fluide d’un brun roussâtre s’élançaient de la machine en jets bruyants.
Mon attention fut détournée de cette vue par un hurlement furieux, ressemblant au bruit de ce qu’on appelle une sirène dans les villes manufacturières. Un homme à genoux dans l’eau près du chemin de halage, m’appela à voix basse et m’indiqua quelque chose du doigt. Me retournant, je vis les autres Marsiens s’avancer avec de gigantesques enjambées au long de la rive, venant de Chertsey. Cette fois, les canons parlèrent sans résultat.
A cette vue, je m’enfonçai immédiatement sous l’eau, et, retenant mon souffle jusqu’à ce que le moindre mouvement me fût devenu une agonie, je tâchai de fuir entre deux eaux, aussi loin que je le pus. Autour de moi la rivière était un véritable tumulte et devenait rapidement plus chaude.
Quand, pendant un moment, je soulevais ma tête hors de l’eau pour respirer et écarter les cheveux qui me tombaient sur les yeux, la vapeur s’élevait en un tourbillonnant brouillard blanchâtre qui cacha d’abord entièrement les Marsiens. Le vacarme était assourdissant. Enfin, je distinguai faiblement de colossales figures grises, amplifiées par la brume vaporeuse. Ils avaient passé tout près de moi et deux d’entre eux étaient penchés sur les ruines écumeuses et tumultueuses de leur camarade.
Les deux autres étaient debout dans l’eau auprès de lui, l’un à deux cents mètres de moi, l’autre vers Laleham. Ils agitaient violemment les générateurs du Rayon Ardent et le jet sifflant frappait en tous sens et de toutes parts.
L’air n’était que vacarme: un conflit confus et assourdissant de bruits; le fracas cliquetant des Marsiens, les craquements des maisons qui s’écroulaient, le crépitement des arbres, des haies, des hangars qui s’enflammaient, le pétillement et le grondement du feu. Une fumée dense et noire montait se mêler à la vapeur de la rivière, et tandis que le Rayon Ardent allait et venait sur Weybridge, ses traces étaient marquées par de soudaines lueurs d’un blanc incandescent qui faisaient aussitôt place à une danse fumeuse de flammes livides. Les maisons les plus proches étaient encore intactes, attendant leur sort, ténébreuses, indistinctes et blafardes à travers la vapeur, avec les flammes allant et venant derrière elles.
Pendant un certain temps, je demeurai ainsi enfoncé jusqu’au cou dans l’eau presque bouillante, ébahi de ma position et désespérant de m’échapper. A travers la vapeur et la fumée, j’apercevais les gens qui s’étaient jetés avec moi dans la rivière, jouant des pieds et des mains pour s’enfuir à travers les roseaux et les herbes, comme de petites grenouilles dans le gazon, fuyant en toute hâte le passage de quelque faucheur, ou remplis d’épouvante, courant en tous sens sur le chemin de halage.
Tout à coup, le jet blême du Rayon Ardent arriva en bondissant vers moi. Les maisons semblaient s’enfoncer dans le sol, s’écroulant à son contact et lançant de hautes flammes. Les arbres prenaient feu avec un soudain craquement. Il tremblota de ci de là sur le chemin de halage, caressant au passage les gens affolés; il descendit sur la rive à moins de cinquante mètres de l’endroit où j’étais, traversa la rivière, pour attaquer Shepperton, et l’eau sous sa trace se souleva en un épais bouillonnement empanaché d’écume. Je me précipitai du côté du bord.
Presque au même instant, l’énorme vague, presque en ébullition, fondait sur moi. Je poussai un cri de douleur, et échaudé, à demi aveuglé, agonisant, je m’avançai jusqu’à la rive en chancelant, à travers l’eau bondissante et sifflante. Si j’avais fait un faux pas, c’eût été la fin. J’allai choir, épuisé, en pleine vue des Marsiens, sur une langue de sable, large et nue, qui se trouvait au confluent de la Wey et de la Tamise. Je n’espérais rien que la mort.
J’ai le vague souvenir du pied d’un Marsien qui vint se poser à vingt mètres de ma tête, s’enfonça dans le sable fin en le lançant de tous côtés, et se souleva de nouveau; d’un long répit, puis des quatre monstres, emportant les débris de leur camarade, tour à tour vagues et distincts à travers les nuages de fumée et reculant interminablement, me semblait-il, à travers une étendue immense d’eau et de prairies.
Puis, très lentement, je me rendis compte que par miracle j’avais échappé.
Simultanément deux obus éclatèrent en l’air, mais près du corps du Marsien, au moment où la tête se tortillait juste à temps pour recevoir, et trop tard pour esquiver, un quatrième obus. Celui-ci éclata en plein contre la tête du monstre. L’espèce de capuchon de métal fut crevé, éclata et alla tournoyer dans l’air en une douzaine de fragments de métal brillant et de lambeaux de chair rougeâtre.
—Touché!
(CHAPITRE XII)
Après avoir donné aux humains cette brutale leçon sur la puissance de leurs armes, les Marsiens regagnèrent leur première position sur la lande de Horsell, et dans leur hâte—encombrés des débris de leur compagnon—ils négligèrent sans doute plus d’une fortuite et inutile victime telle que moi. S’ils avaient abandonné leur camarade et, sur l’heure, poussé en avant, il n’y avait alors, entre eux et Londres, que quelques batteries de campagne et ils seraient certainement tombés sur la capitale avant l’annonce de leur approche; leur arrivée eût été aussi soudaine aussi terrible et funeste que le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne.
Mais ils n’éprouvaient sans doute aucune hâte. Un par un, les cylindres se suivaient dans leur course interplanétaire; chaque vingt-quatre heures leur amenait des renforts. Pendant ce temps les autorités militaires et navales, se rendant pleinement compte de la formidable puissance de leurs antagonistes, se préparaient à la défense avec une fiévreuse énergie. On disposait incessamment de nouveaux canons, si bien qu’avant le soir chaque taillis, chaque groupe de villas suburbaines, étagés aux flancs des collines des environs de Richmond et de Kingston, masquait de noires et menaçantes bouches à feu. Dans l’espace incendié et désolé—en tout peut-être une trentaine de kilomètres carrés—qui entourait le campement des Marsiens, sur la lande de Horsell, à travers les ruines et les décombres des villages, les arcades calcinées et fumantes, qui, un jour seulement auparavant, avaient été des bosquets de sapins, se glissaient d’intrépides éclaireurs munis d’héliographes pour avertir les canonniers de l’approche des Marsiens. Mais les Marsiens connaissaient maintenant la portée de notre artillerie et le danger de toute proximité humaine, et nul ne s’aventura qu’au prix de sa vie dans un rayon d’un mille autour des cylindres.
Il paraît que ces géants passèrent une partie de l’après-midi à aller et venir, transportant le matériel des deux autres cylindres—le second tombé dans les pâturages d’Addlestone, et le troisième à Pyrford—à leur place primitive sur la lande d’Horsell. Au-dessus des bruyères incendiées et des édifices écroulés, commandant une vaste étendue, l’un d’eux se tint en sentinelle, tandis que les autres, abandonnant leurs énormes machines de combat, descendirent dans leur trou. Ils y travaillèrent ferme bien avant dans la nuit et la colonne de fumée dense et verte qui s’élevait et planait au-dessus d’eux se voyait des collines de Merrow et même, dit-on, de Banstead et d’Epsom Downs.
Alors, tandis que derrière moi les Marsiens se préparaient ainsi à leur prochaine sortie, et que devant moi l’Humanité se ralliait pour la bataille, avec une peine et une fatigue infinies, à travers les flammes et la fumée de Weybridge incendié, je me mis en route vers Londres.
J’aperçus, lointaine et minuscule, une barque abandonnée qui suivait le fil de l’eau; je quittai la plupart de mes vêtements bouillis et quand elle passa devant moi, je l’atteignis et pus ainsi m’échapper de cette destruction. Il n’y avait dans la barque aucun aviron, mais, autant que mes mains aux trois quarts cuites me le permirent, je réussis à pagayer en quelque sorte en descendant le courant vers Halliford et Walton, d’une allure fort pénible, et, comme on peut bien le comprendre en regardant continuellement derrière moi. Je suivis la rivière parce que je considérais qu’un plongeon serait ma meilleure chance de salut, si les géants revenaient.
L’eau, que la chute du Marsien avait portée à une température très élevée, descendait en même temps que moi, avec un nuage de vapeur, de sorte que pendant plus d’un kilomètre il me fut presque impossible de rien distinguer sur les rives. Une fois cependant, je pus entrevoir une file de formes noires s’enfuyant de Weybridge à travers les prés. Halliford me sembla absolument désert, et plusieurs maisons riveraines flambaient. Il était étrange de voir la contrée si parfaitement tranquille et entièrement désolée sous le chaud ciel bleu, avec des nuées de fumée et des langues de flamme montant droit dans l’atmosphère ardente de l’après-midi. Jamais encore je n’avais vu des maisons brûler sans l’ordinaire accompagnement d’une foule gênante. Un peu plus loin, les roseaux desséchés de la rive se consumaient et fumaient, et une ligne de feu s’avançait rapidement à travers les chaumes d’un champ de luzerne.
Je dérivai longtemps, endolori et épuisé par tout ce que j’avais enduré, au milieu d’une chaleur intense réverbérée par l’eau. Puis mes craintes reprirent le dessus et je me remis à pagayer. Le soleil écorchait mon dos nu. Enfin, comme j’arrivais en vue du pont de Walton, au coude du fleuve, ma fièvre et ma faiblesse l’emportèrent sur mes craintes et j’abordai sur la rive gauche où je m’étendis, inanimé, parmi les grandes herbes. Je suppose qu’il devait être à ce moment entre quatre et cinq heures. Au bout d’un certain temps je me relevai, fis, sans rencontrer âme qui vive, un bon demi-kilomètre et finis par m’étendre de nouveau à l’ombre d’une haie. Je crois me souvenir d’avoir prononcé à haute voix des phrases incohérentes, pendant ce dernier effort. J’avais aussi très soif et regrettais amèrement n’avoir pas bu plus d’eau. Alors, chose curieuse, je me sentis irrité contre ma femme, sans parvenir à m’expliquer pourquoi, mais mon désir impuissant d’atteindre Leatherhead me tourmentait à l’excès.
Je ne me rappelle pas clairement l’arrivée du vicaire, parce qu’alors probablement je devais être assoupi. Je l’aperçus soudain, assis, les manches de sa chemise souillées de suie et de fumée et sa figure glabre tournée vers le ciel où ses yeux semblaient suivre une petite lueur vacillante qui dansait dans les nuages pommelés, un léger duvet de nuages, à peine teinté du couchant d’été.
Je me soulevai et au bruit que je fis il ramena vivement ses regards sur moi.
—Avez-vous de l’eau? demandai-je brusquement.
Il secoua la tête.
—Vous n’avez fait qu’en demander depuis une heure, dit-il.
Un instant nous nous regardâmes en silence, procédant l’un et l’autre à un réciproque inventaire de nos personnes. Je crois bien qu’il me prit pour un être assez étrange, ainsi vêtu seulement d’un pantalon trempé et de chaussettes, la peau rouge et brûlée, la figure et les épaules noircies par la fumée. Quant à lui, son visage dénotait une honorable simplicité cérébrale: sa chevelure tombait en boucles blondes crépues sur son front bas et ses yeux étaient plutôt grands, d’un bleu pâle, et sans regard. Il se mit à parler par phrases saccadées, sans plus faire attention à moi, les yeux égarés et vides.
—Que signifie tout cela? Que signifient ces choses? demandait-il.
Je le regardai avec étonnement sans lui répondre.
Il étendit en avant une main maigre et blanche et continua sur un ton lamentable:
—Pourquoi ces choses sont-elles permises? Quels péchés avons-nous commis? Le service divin était terminé et je faisais une promenade pour m’éclaircir les idées, quand tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction et la mort! Comme à Sodome et à Gomorrhe! Toute notre œuvre détruite, toute notre œuvre..... Qui sont ces Marsiens?
—Qui sommes-nous? lui répondis-je, toussant pour dégager ma gorge embarrassée et sèche.
Il empoigna ses genoux et tourna de nouveau ses yeux vers moi. Pendant une demi-minute, il me contempla sans rien dire.
—Je me promenais par les routes pour éclaircir mes idées, reprit-il, et tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction et la mort!
Il retomba dans le silence, son menton maintenant presque enfoncé entre ses genoux. Bientôt il continua, en agitant sa main:
—Toute notre œuvre, toutes nos réunions pieuses! Qu’avons-nous fait? Quelles fautes a commises Weybridge? Tout est perdu! tout est détruit! L’Église!—il y a trois ans seulement que nous l’avions rebâtie!—Détruite! Emportée comme un fétu! Pourquoi?
Il fit une autre pause, puis il éclata de nouveau comme un dément.
—La fumée de son embrasement s’élèvera sans cesse! cria-t-il.
Ses yeux flamboyaient et il étendit son doigt maigre dans la direction de Weybridge.
Je commençais maintenant à connaître ses mesures. L’épouvantable tragédie dont il avait été le spectateur—il était évidemment un fugitif de Weybridge—l’avait amené jusqu’aux dernières limites de sa raison.
—Sommes-nous loin de Sunbury? lui demandai-je d’un ton naturel et positif.
—Qu’allons-nous devenir? continua-t-il. Y a-t-il partout de ces créatures? Le Seigneur leur a-t-il livré la terre?
—Sommes-nous loin de Sunbury?
—Ce matin encore j’officiais à...
—Les temps sont changés, lui dis-je paisiblement. Il ne faut pas perdre la tête. Il y a encore de l’espoir.
—De l’espoir?
—Oui. Beaucoup d’espoir—malgré tous ces ravages!
Je commençai alors à lui expliquer mes vues sur la situation. Il m’écouta d’abord en silence, mais à mesure que je parlais, l’intérêt qu’indiquait son regard fit de nouveau place à l’égarement et ses yeux se détournèrent de moi.
—Ce doit être le commencement de la fin, reprit-il en m’interrompant. La fin! Le grand et terrible jour du Seigneur! Lorsque les hommes imploreront les rochers et les montagnes de tomber sur eux et de les cacher—les cacher à la face de Celui qui est assis sur le Trône!
Je me rendis compte de la position. Renonçant à tout raisonnement sérieux, je me remis péniblement debout et, m’inclinant vers lui, je lui posai la main sur l’épaule.
—Soyez un homme, dis-je. La peur vous a fait perdre la boussole. A quoi sert la religion si elle n’est d’aucun secours quand viennent les calamités? Pensez un peu à ce que les tremblements de terre, les inondations, les guerres et les volcans ont fait aux hommes jusqu’à présent. Pourquoi voudriez-vous que Dieu eût épargné Weybridge? Il n’est pas agent d’assurances.
Un instant il garda un silence effaré.
—Mais comment échapperons-nous? demanda-t-il brusquement. Ils sont invulnérables. Ils sont impitoyables...
—Ni l’un ni l’autre, peut-être, répondis-je. Plus puissants ils sont, plus réfléchis et plus prudents nous faut-il être. L’un d’entre eux a été tué, là-bas, il n’y a pas trois heures.
—Tué! dit-il, en promenant ses regards autour de lui. Comment les envoyés du Seigneur peuvent-ils être tués?
—Je l’ai vu de mes yeux, continuai-je à lui conter. Nous avons eu la malechance de nous trouver au plus fort de la mêlée, voilà tout.
—Qu’est-ce que cette petite lueur dansante dans le ciel? demanda-t-il soudain.
Je lui dis que c’était le signal de l’héliographe—le signe du secours et de l’effort humain.
—Nous sommes encore au beau milieu de la lutte, si paisibles que soient les choses. Cette lueur dans le ciel prévient de la tempête qui se prépare. Là-bas, selon moi, sont les Marsiens, et du côté de Londres, là où les collines s’élèvent vers Richmond et Kingston et où les bouquets d’arbres peuvent les dissimuler, des terrassements sont faits et des batteries disposées. Bientôt les Marsiens vont revenir de ce côté...
Au moment où je disais cela, il se dressa d’un bond et m’arrêta d’un geste.
—Écoutez! dit-il.
De par delà les collines basses de la rive opposée du fleuve, nous arriva le son étouffé d’une canonnade éloignée et de cris sinistres et lointains. Puis tout redevint tranquille. Un hanneton passa en bourdonnant par-dessus la haie auprès de nous. A l’ouest, le croissant de la lune, timide et pâle, était suspendu, très haut dans le ciel, au-dessus des fumées de Weybridge et de Shepperton, par-dessus la splendeur calme et ardente du couchant.
—Nous ferons mieux de suivre ce sentier, vers le nord, dis-je.
Mon frère cadet se trouvait à Londres quand les Marsiens tombèrent à Woking. Il était étudiant en médecine et, absorbé par la préparation d’un examen imminent, il n’apprit cette arrivée que dans la matinée du samedi. Ce jour-là, les journaux du matin contenaient, en plus de longs articles spéciaux sur la planète Mars, sur la vie possible dans les planètes et autres sujets de ce genre, un bref télégramme rédigé de façon très vague, mais, à cause de cela même, d’autant plus frappant.
Les Marsiens, contait le récit, alarmés par l’approche d’une foule de gens, en avaient tués un certain nombre avec une sorte de canon à tir rapide. Le télégramme se terminait par ces mots: “Formidables comme ils semblent l’être, les Marsiens n’ont pas encore bougé du trou dans lequel ils sont tombés et ils semblent même, à vrai dire, incapables de le faire: ce qui serait dû probablement à la pesanteur relativement plus grande à la surface de la terre.” Et les chroniqueurs s’étendaient à loisir sur ces derniers mots rassurants.
Naturellement, tous les étudiants qui assistaient au cours de biologie auquel mon frère se rendit ce jour-là étaient extrêmement intéressés, mais il n’y avait dans les rues aucun signe de surexcitation anormale. Les journaux du soir étalèrent des bribes de nouvelles sous d’énormes titres. Ils n’apprenaient rien d’autre que des mouvements de troupe aux environs de la lande et l’incendie du bois de sapins entre Woking et Weybridge. Mais vers huit heures, la “St James’s Gazette,” dans une édition spéciale, annonçait simplement l’interruption des communications télégraphiques, en attribuant ce fait à la chute de sapins enflammés en travers des lignes. On n’apprit rien d’autre de la lutte ce soir-là, qui était le soir de ma fuite à Leatherhead et de mon retour.
Mon frère n’éprouva aucune inquiétude à notre égard; il savait, d’après la description des journaux, que le cylindre était à deux bons milles de chez moi, mais il décida cependant qu’il viendrait en hâte coucher à la maison cette nuit-là, afin, comme il le dit, d’apercevoir au moins ces êtres avant qu’ils ne fussent tués. Vers quatre heures, il m’envoya un télégramme qui ne me parvint jamais et alla passer la soirée au concert.
Il y eut aussi à Londres, dans la soirée du samedi, un violent orage et mon frère se rendit à la gare en voiture. Sur le quai d’où le train de minuit part habituellement, il apprit, après quelque attente, qu’un accident empêchait les trains d’arriver cette nuit-là jusqu’à Woking. On ne put lui indiquer la nature de l’accident; à dire vrai, les autorités compétentes ne savaient encore à ce moment rien de précis. Il y avait très peu d’animation dans la gare, car les chefs de service, ne pouvant imaginer qu’il se soit produit autre chose qu’un déraillement entre Byfleet et l’embranchement de Woking, dirigeaient sur Virginia Water ou Guildford les trains qui passaient ordinairement par Woking. Ils étaient, de plus, fort préoccupés par les arrangements que nécessitaient les changements de parcours des trains d’excursions pour Southampton et Portsmouth, organisés par la Ligue pour le Repos du Dimanche. Un reporter nocturne, prenant mon frère pour un ingénieur de la traction auquel il ressemble quelque peu, l’arrêta au passage et chercha à l’interviewer. Fort peu de gens, sauf quelques chefs, ne pensaient à rapprocher de l’irruption des Marsiens l’accident supposé.
J’ai lu dans un autre récit de ces événements que, le dimanche matin, “tout Londres fut électrisé par les nouvelles venues de Woking.” En fait, il n’y eut rien qui pût justifier cette phrase très extravagante. Beaucoup d’habitants de Londres ne surent rien des Marsiens jusqu’à la panique du lundi matin. Ceux qui en avaient entendu parler mirent quelque temps à se rendre clairement compte de tout ce que signifiait les télégrammes hâtivement rédigés, paraissant dans les gazettes spéciales du dimanche que la majorité des gens à Londres ne lisent pas.
L’idée de sécurité personnelle est, d’ailleurs, si profondément ancrée dans l’esprit du Londonien, et les nouvelles à sensation sont de telles banalités dans les journaux, qu’on put lire sans nullement frissonner des nouvelles ainsi conçues: “Hier soir vers sept heures, les Marsiens sont sortis du cylindre, et s’étant mis en marche protégés par une cuirasse de plaques métalliques, ont complètement saccagé la gare de Woking et les maisons adjacentes et ils ont entièrement massacré un bataillon du régiment de Cardigan. Les détails manquent. Les Maxims ont été absolument impuissants contre leurs armures. Les pièces de campagne ont été mises hors de combat par eux. Des détachements de hussards ont traversé Chertsey au
Ils avaient passé tout près de moi et deux
d’entre eux étaient penchés sur les ruines
écumeuses et tumultueuses de leur camarade.
Les deux autres étaient debout dans l’eau
auprès de lui, l’un à deux cents mètres de moi,
l’autre vers Laleham. Ils agitaient violemment
les générateurs du Rayon Ardent et le jet
sifflant frappait en tous sens et de toutes parts.
galop. Les Marsiens semblent s’avancer lentement vers Chertsey ou Windsor. Une grande anxiété règne dans tout l’ouest du Surrey et des travaux de terrassement sont rapidement entrepris pour faire obstacle à leur marche sur Londres.» Ce fut ainsi que le «Sunday Sun» annonça la chose. Dans le «Referee» un article en style de manuel, habilement et rapidement écrit, compara l’affaire à une ménagerie soudainement lâchée dans un village.
Personne à Londres ne savait positivement de quelle nature étaient les Marsiens cuirassés et une idée fixe persistait que ces montres devaient être lents: «se traînant, rampant péniblement»—étaient les expressions qui se répétaient dans presque tous les premiers rapports. Aucun de ces télégrammes ne pouvait avoir été écrit par un témoin oculaire. Les journaux du dimanche imprimèrent des éditions diverses à mesure que de nouveaux détails leur parvenaient, quelques-uns même sans en avoir. Mais il n’y eut en réalité rien de sérieux d’annoncé jusqu’à ce que, tard dans l’après-midi, les autorités eussent communiqué aux agences les nouvelles qu’elles avaient reçues. On disait seulement que les habitants de Walton, de Weybridge et de tout le district accouraient vers Londres, en foule, et c’était tout.
Mon frère assista au service du matin dans la chapelle de Foundling Hospital, ignorant encore ce qui était arrivé le soir précédent. Il entendit là quelques allusions faites à l’envahissement, une prière spéciale pour la paix. En sortant, il acheta le «Referee». Les nouvelles qu’il y trouva l’alarmèrent et il retourna à la gare de Waterloo savoir si les communications étaient rétablies. Les omnibus, les voitures, les cyclistes et les innombrables promeneurs, vêtus de leurs plus beaux habits, semblaient à peine affectés par les étranges nouvelles que les vendeurs de journaux distribuaient. Des gens s’y intéressaient, ou s’ils étaient alarmés, c’était seulement pour ceux qui se trouvaient sur les lieux de la catastrophe. A la gare, il apprit que le service des lignes de Windsor et de Chertsey était maintenant interrompu. Les employés lui dirent que, le matin même, les chefs de gare de Byfleet et de Chertsey avaient télégraphié des nouvelles surprenantes qui avaient été brusquement interrompues.
Mon frère ne put obtenir d’eux que des détails fort imprécis.
—On doit se battre, là-bas, du côté de Weybridge, fut à peu près tout ce qu’ils purent dire.
Le service des trains était à cette heure grandement désorganisé; un grand nombre de gens qui attendaient des amis venant des comtés du sud-ouest encombraient les quais. Un vieux monsieur à cheveux gris s’approcha de mon frère et se répandit en plaintes amères contre l’insouciance de la compagnie.
—On devrait réclamer, il faut que tout le monde fasse des réclamations, affirmait-il.
Un ou deux trains arrivèrent, venant de Richmond, de Putney et de Kingston, contenant des gens qui, étant partis pour canoter, avaient trouvé les écluses fermées, et un souffle de panique dans l’air. Un voyageur vêtu d’un costume de flanelle bleue et blanche donna à mon frère d’étranges nouvelles.
—Il y a des masses de gens qui traversent Kingston dans des voitures et des chariots de toute espèce, chargés de malles et de ballots contenant leurs affaires les plus précieuses. Ils viennent de Molesey, de Weybridge et de Walton et ils disent qu’on tire le canon à Chertsey—une terrible canonnade—et que des cavaliers sont venus les avertir de se sauver immédiatement parce que les Marsiens arrivaient. A la gare de Hampton Court, «nous», nous avons entendu le canon, mais nous avons cru d’abord que c’était le tonnerre. Que diable cela peut-il bien vouloir dire? Les Marsiens ne peuvent pas sortir de leur trou, n’est-ce pas?
Mon frère ne pouvait le renseigner là-dessus.
Peu après, il s’aperçut qu’un vague sentiment de péril avait gagné les voyageurs du réseau souterrain et que les excursionnistes dominicaux commençaient à revenir de tous «lungs» du Sud-Ouest,—Barnes, Wimbledon, Richmond Park, Kew, et ainsi de suite—à des heures inaccoutumées; mais ils n’avaient à raconter que de vagues ouï-dire. Tout le personnel de la gare terminus semblait de fort mauvaise humeur.
Vers cinq heures, la foule, qui augmentait incessamment aux alentours de la gare, fut extraordinairement surexcitée, quand elle vit ouvrir la ligne de communication, presque invariablement close, qui relie entre eux les réseaux du Sud-Est et du Sud-Ouest, et passer des trucs portant d’immenses canons et des wagons bourrés de soldats. C’était l’artillerie qu’on envoyait de Woolwich et de Chatham pour protéger Kingston. On échangeait des plaisanteries.
—Vous allez être mangés!
—Nous allons dompter les bêtes féroces!
Peu après cela, une escouade d’agents de police arriva, qui se mit en devoir de dégager les quais de la gare et mon frère se retrouva dans la rue.
Les cloches des églises sonnaient les vêpres et une bande de Salutistes descendit Waterloo Road en chantant. Sur le pont, des groupes de flâneurs regardaient une curieuse écume brunâtre qui, par paquets nombreux, descendait le courant. Le soleil se couchait: la Tour de l’Horloge et le Palais du Parlement se dressaient contre le ciel le plus paisible qu’on pût imaginer, un ciel d’or, coupé de longues bandes de nuages pourpres et rougeâtres. Des gens parlaient d’un cadavre qu’on aurait vu flotter. Un homme, qui prétendait être un soldat de la réserve, dit à mon frère qu’il avait vu les taches lumineuses de l’héliographe trembloter vers l’ouest.
Dans Wellington Street, mon frère rencontra un couple de vigoureux gaillards qui venaient juste de quitter Fleet Street avec des journaux encore humides et des placards où s’étalaient des titres sensationnels.
—Terrible catastrophe! criaient-ils l’un après l’autre en descendant la rue. Une bataille à Weybridge! Détails complets! Les Marsiens repoussés! Londres en danger!...
Il dut donner six sous pour en avoir un numéro.
Ce fut à ce moment, et alors seulement, qu’il se fit une idée de l’énorme puissance de ces monstres et de l’épouvante qu’ils causaient. Il apprit qu’ils n’étaient pas seulement une poignée de petites créatures indolentes, mais qu’ils étaient aussi des intelligences gouvernant de vastes corps métalliques, qu’ils pouvaient se mouvoir avec rapidité et frapper avec une force telle que même les plus puissants canons ne pouvaient leur résister.
On les décrivait comme de «vastes machines semblables à des araignées énormes, ayant près de cent pieds de haut, pouvant atteindre la vitesse d’un train express et capables de lancer un rayon de chaleur intense».
Des batteries, principalement d’artillerie de campagne, avaient été dissimulées dans la contrée aux environs de la lande de Horsell et spécialement entre le district de Woking et Londres. Cinq de leurs machines s’étaient avancées jusqu’à la Tamise et l’une d’elles, par un caprice du hasard, avait été détruite. Pour les autres, les obus n’avaient pas porté et les batteries avaient été immédiatement annihilées par les Rayons Ardents. On mentionnait de grosses pertes de soldats, mais le ton de la dépêche était optimiste.
Les Marsiens avaient été repoussés et ils n’étaient pas invulnérables. Ils s’étaient retirés de nouveau vers leur triangle de cylindres, aux environs de Woking. Des éclaireurs, munis d’héliographes, s’avançaient vers eux, les cernant dans tous les sens. On amenait des canons, en grande vitesse, de Windsor, de Portsmouth, d’Aldershot, de Woolwich—et du Nord même; entre autres, de Woolwich, des canons de quatre-vingt-quinze tonnes à longue portée. Il y en avait actuellement, en position ou disposés en hâte, cent seize en tout, qui défendaient Londres. Jamais encore, en Angleterre, il n’y avait eu une aussi importante et soudaine concentration de matériel militaire.
Tout nouveau cylindre, espérait-on, pourrait, aussitôt tombé, être détruit par de violents explosifs, qu’on manufacturait et qu’on distribuait rapidement. Nul doute, continuait le compte rendu, que la situation ne fût des plus insolites et des plus graves, mais le public était exhorté à s’abstenir de toute panique et à se rassurer. Certes, les Marsiens étaient déconcertants et terribles à l’extrême, mais ils ne pouvaient être guère plus d’une vingtaine contre des millions d’humains.
Les autorités avaient raison de supposer, d’après la dimension des cylindres, qu’il ne pouvait y en avoir plus de cinq dans chacun—soit quinze en tout, et l’on s’était déjà débarrassé d’un au moins—peut-être plus. Le public devait être à temps, prévenu de l’approche du danger et des mesures sérieuses seraient prises pour la protection des habitants des banlieues sud-ouest menacées. De cette manière, avec l’assurance réitérée de la sécurité de Londres et la promesse que les autorités sauraient tenir tête au péril cette quasi-proclamation se terminait.
Tout ceci était imprimé en caractères énormes, si fraîchement que le papier était encore humide et on n’avait pas pris le temps d’ajouter le moindre commentaire. Il était curieux, dit mon frère, de voir comment on avait bouleversé toute la composition du journal pour faire place à cette nouvelle.
Tout au long de Wellington Street, on pouvait voir les gens lisant les feuilles roses déployées et le Strand fut soudain empli de la confusion des voix d’une armée de crieurs qui suivirent les deux premiers. Des gens descendaient précipitamment des omnibus pour s’emparer d’un numéro. Enfin, cette nouvelle surexcitait au plus haut point les gens, quelle qu’ait pu être leur apathie préalable. La boutique d’un marchand de cartes et de globes, dans le Strand, fut ouverte, raconte mon frère, et un homme encore endimanché, ayant même des gants jaune paille, parut derrière la vitrine, fixant en toute hâte des cartes du Surrey après les glaces. En suivant le Strand jusqu’à Trafalgar Square, son journal à la main, mon frère vit quelques fugitifs arrivant du Surrey. Un homme conduisait une voiture telle qu’en ont les maraîchers, dans laquelle se trouvaient sa femme, ses deux fils et divers meubles. Ils venaient du pont de Westminster et, suivant de près, une grande charrette à foin arriva, contenant cinq ou six personnes à l’air respectable, avec quelques malles et divers paquets. Les figures de ces gens étaient hagardes et leur apparence contrastait singulièrement avec l’aspect très dominical des gens grimpés sur les omnibus. D’élégantes personnes se penchaient hors des cabs pour leur jeter un regard. Ils s’arrêtèrent au Square, indécis du chemin à suivre et finalement tournèrent à droite vers le Strand. Un instant après, parut un homme en habit de travail, monté sur un de ces vieux tricycles démodés qui ont une petite roue devant; il était sale et son visage pâle et poussiéreux.
Mon frère se dirigea du côté de la gare de Victoria et rencontra encore un certain nombre de fuyards qu’il examina avec l’idée vague qu’il m’apercevrait peut-être. Il remarqua un nombre inusité d’agents assurant la circulation des voitures. Quelques uns des fuyards échangeaient des nouvelles avec les voyageurs des omnibus. L’un déclarait avoir vu les Marsiens.
—Des chaudières, sur de grandes échasses, comme je vous le dis, qui courent plus vite que des hommes.
La plupart d’entre eux étaient animés et surexcités par leur étrange aventure.
Au delà de Victoria, les tavernes faisaient un commerce actif avec les nouveaux arrivants. A tous les coins de rue, des groupes de gens lisaient les journaux, discutant avec animation, en contemplant ces visiteurs exceptionnels et inattendus. Ils semblaient augmenter à mesure que la nuit venait, jusqu’à ce qu’enfin les rues fussent, comme le dit mon frère, semblables à la Grand’Rue d’Epsom le jour du Derby. Il posa quelques questions à plusieurs des fugitifs et n’obtint d’eux que des réponses incohérentes.
Il ne put se procurer aucune nouvelle de Woking; un homme pourtant, lui assura que Woking avait été entièrement détruit la nuit précédente.
—Je viens de Byfleet, dit-il; un bicycliste arriva ce matin de bonne heure dans le village et courut de porte en porte nous dire de partir. Puis ce fut le tour des soldats.
On voulait savoir ce qui se passait et l’on ne voyait rien que des nuages de fumée sans que personne vint de ce côté. Ensuite nous entendîmes la canonnade à Chertsey et des gens arrivèrent de Weybridge. Alors j’ai fermé ma maison et je suis parti.
Il y avait à ce moment dans la foule un profond sentiment d’irritation contre les autorités, parce qu’elles n’avaient pas été capables de se débarrasser des envahisseurs sans tout cet encombrement.
Vers huit heures, on put distinctement percevoir dans tout le sud de Londres le bruit d’une sourde canonnade. Mon frère ne put l’entendre dans les voies principales, à cause de la circulation et du trafic, mais, en coupant vers le fleuve par des rues écartées et tranquilles, il pouvait le distinguer très clairement.
Il revint à pied à Westminster jusque chez lui, près de Regent’s Park, vers deux heures. Il était maintenant plein d’anxiété à mon propos et bouleversé par l’importance évidente de la catastrophe. Son esprit, comme le mien l’avait été la veille, était porté à s’occuper des détails militaires. Il pensa à tous ces canons silencieux et prêts à faire feu, à la contrée devenue soudain nomade et il essaya de s’imaginer des «chaudières» sur des échasses de cent pieds de haut.
Deux ou trois voiturées de fugitifs passèrent dans Oxford Street et plusieurs dans Marylebone Road; mais la nouvelle se propageait si lentement que les trottoirs de Regent’s Street et de Portland Road étaient encombrés des habituels promeneurs du dimanche après-midi, et l’on ne parlait de l’affaire que dans de rares groupes; aux environs de Regent’s Park les couples silencieux flânaient aussi nombreux que de coutume. La soirée était chaude et tranquille, bien qu’un peu lourde; le canon s’entendait encore par intervalles, et, après minuit, le ciel fut éclairé vers le sud comme par des éclairs de chaleur.
Il lut et relut le journal, craignant que les pires choses ne me fussent arrivées. Il ne pouvait tenir en place et après souper il erra de nouveau par les rues, au hasard. Rentré chez lui, il essaya en vain de détourner le cours de ses idées en revoyant ses résumés d’examen. Il se coucha un peu après minuit et fut éveillé de quelque lugubre rêve, aux premières heures du lundi matin, par un tintamarre de marteaux de porte, de pas précipités dans la rue, de tambour éloigné et de volées de cloches. Des reflets rouges dansaient au plafond. Un instant, il resta immobile, surpris, se demandant si le jour était venu ou si le monde était fou. Puis il sauta à bas du lit et courut à la fenêtre.
Sa chambre était mansardée et comme il se penchait, il y eut une douzaine d’échos au bruit de sa fenêtre ouverte, et des têtes parurent en toute sorte de désarroi nocturne. On criait des questions.
—Ils viennent! hurlait un policeman, en secouant le marteau d’une porte. Les Marsiens vont venir! et il se précipitait à la porte voisine.
Un bruit de tambours et de trompettes arriva des casernes d’Albany Street et toutes les cloches d’église à portée d’oreille travaillaient ferme à tuer le sommeil avec leur tocsin véhément et désordonné. Il y eut des bruits de portes qu’on ouvre et l’une après l’autre les fenêtres des maisons d’en face passèrent de l’obscurité à une lumière jaunâtre.
Du bout de la rue arriva au galop une voiture fermée, dont le bruit, qui éclata soudain au coin, s’éleva jusqu’au fracas sous la fenêtre et mourut lentement dans la distance. Presque immédiatement, suivirent quelques cabs, avant-coureurs d’une longue procession de rapides véhicules, allant pour la plupart à la gare de Chalk Farm, d’où les trains spéciaux de la Compagnie du Nord-Ouest devaient partir, pour éviter de descendre la pente jusqu’à Euston.
Pendant longtemps mon frère resta à la fenêtre à considérer avec ébahissement les policemen heurtant successivement à toutes les portes, et annonçant leur incompréhensible nouvelle. Puis derrière lui, la porte s’ouvrit et le voisin qui habitait sur le même palier entra, vêtu seulement de sa chemise et de son pantalon, en pantoufles et les bretelles pendantes, les cheveux ébouriffés par l’oreiller.
—Que diable arrive-t-il? Un incendie? demanda-t-il. Quel satané vacarme!
Ils avancèrent tous deux la tête hors de la fenêtre, s’efforçant d’entendre ce que les policemen criaient. Des gens arrivaient des rues transversales et causaient par groupes animés, à chaque coin.
—Mais pourquoi diable tout cela? demandait le voisin.
Mon frère lui répondit vaguement et se mit à s’habiller, courant à la fenêtre, avec chaque pièce de son costume, afin de ne rien manquer du remue-ménage croissant des rues. Et bientôt des gens vendant des journaux extraordinairement matineux descendirent la rue en braillant.
—Londres en danger de suffocation! Les lignes de Kingston et de Richmond forcées! Terribles massacres dans la vallée de la Tamise.
Tout autour de lui—aux étages inférieurs de maisons voisines, derrière dans les terrasses du parc, dans les cent autres rues de cette partie de Marylebone, dans le district de Westbourne Park et dans St-Pancras, à l’ouest et au nord, dans Kilburn, St John’s Wood et Hampstead, à l’est dans Shoreditch, Highbury, Haggerston et Hoxton, en un mot dans toute l’étendue de Londres, depuis Ealing jusqu’à East Ham—des gens se frottaient les yeux, ouvraient leurs fenêtres pour savoir ce qui arrivait, s’interrogeaient au hasard et s’habillaient en hâte, quand eut passé, à travers les rues, le premier souffle de la tempête de peur qui venait.
Ce fut l’aube de la grande panique. Londres, qui s’était couché le dimanche soir, stupide et inerte, se réveillait, aux petites heures du lundi matin, avec le frisson du danger proche.
Incapable d’apprendre de sa fenêtre ce qui était arrivé, mon frère descendit dans la rue, au moment où le ciel, entre les parapets des maisons, recevait les premières touches roses de l’aurore. Les gens qui fuyaient à pied ou en voiture, devenaient à chaque instant de plus en plus nombreux.
—La Fumée Noire! criaient incessamment ces gens; la Fumée Noire!
La contagion d’une terreur aussi unanime était inévitable. Comme mon frère demeurait hésitant sur le seuil de la porte, il aperçut un autre crieur de journaux qui venait de son côté et il acheta un numéro immédiatement. L’homme continua sa route avec le reste, vendant, en courant, ses journaux un shilling pièce—grotesque mélange de profit et de panique.
Dans ce journal, mon frère lut la dépêche du général commandant en chef, annonçant la catastrophe: «Les Marsiens se sont mis à décharger, au moyen de fusées, d’énormes nuages de vapeur noire et empoisonnée. Ils ont asphyxié nos batteries, détruit Richmond, Kingston et Wimbledon, et s’avancent lentement vers Londres, dévastant tout sur leur passage. Il est impossible de les arrêter. Il n’y a d’autre salut devant la Fumée Noire qu’une fuite immédiate.»
C’était tout, mais c’était assez. L’entière population d’une grande cité de six millions d’habitants se mettait en mouvement, s’échappait, s’enfuyait: bientôt elle s’écoulerait en masse vers le Nord.
—La Fumée Noire! criaient d’innombrables voix. Le Feu!
Les cloches de l’église voisine faisaient un discordant vacarme; un chariot mal conduit alla verser, au milieu des cris et des jurons, contre l’auge de pierre du bout de la rue. Des lumières, d’un jaune livide, allaient et venaient dans les maisons, et quelques cabs passaient avec leurs lanternes non éteintes. Au-dessus de tout cela, l’aube devenait plus brillante, claire, tranquille et calme.
Il entendit des pas courant de ci de là, dans les chambres, en haut et en bas, derrière lui. La propriétaire vint à la porte négligemment enveloppée d’une robe de chambre et d’un châle. Son mari suivait, en grommelant.
Quand mon frère commença à comprendre l’importance de toutes ces choses, il remonta précipitamment à sa chambre, prit tout son argent disponible—environ dix livres en tout—et redescendit dans la rue.
Pendant que le vicaire, l’air égaré, tenait ses discours incohérents, à l’ombre de la haie dans les prairies basses de Halliford, pendant que mon frère regardait les fugitifs arriver sans cesse par Westminster Bridge, les Marsiens avaient repris l’offensive. Autant qu’on peut en être certain, d’après les récits contradictoires qu’on a avancés, la plupart, affairés par de nouveaux préparatifs, restèrent auprès des carrières de Horsell, ce soir-là, jusqu’à neuf heures, pressant quelque travail et produisant d’immenses nuages de fumée noire.
Mais assurément trois d’entre eux sortirent vers huit heures; ils s’avancèrent avec lenteur et précaution, traversant Byfleet et Pyrford, jusqu’à Ripley et Weybridge, et se trouvèrent ainsi contre le couchant en vue des batteries en alerte. Ils n’avançaient pas ensemble, mais séparés l’un de l’autre par une distance d’environ un mille et demi. Ils communiquaient entre eux aux moyen de hurlements semblables à la sirène des navires, montant et descendant une sorte de gamme.
C’étaient ces hurlements, et la canonnade de Ripley et de St George’s Hill, que nous avions entendus à Upper Halliford. Les canonniers de Ripley, artilleurs volontaires et fort novices, qu’on n’aurait jamais dû placer dans une pareille position, tirèrent une volée désordonnée, prématurée et inefficace, et se débandèrent, à pied et à cheval, à travers le village désert; le Marsien enjamba tranquillement leurs canons, sans se servir de son Rayon Ardent, choisit délicatement ses pas parmi eux, les dépassa et arriva inopinément sur les batteries de Painshill Park, qu’il détruisit.
Cependant, les troupes de St George’s Hill étaient mieux conduites ou avaient plus de courage. Dissimulées derrière un bois de sapins, il semble que le Marsien ne se soit pas attendu à les trouver là. Ils pointèrent leurs canons aussi délibérément que s’ils avaient été à la manœuvre et firent feu à une portée d’environ mille mètres.
Les obus éclatèrent tout autour du Marsien, et on le vit faire quelques pas encore, chanceler et s’écrouler; tous poussèrent un cri, et avec une hâte frénétique rechargèrent les pièces. Le Marsien renversé fit entendre un ululement prolongé; immédiatement, un second géant étincelant lui répondit et apparut au-dessus des arbres vers le sud. Il est possible qu’une des jambes du tripode ait été brisée par les obus. La seconde volée passa au-dessus du Marsien renversé et, simultanément, ses deux compagnons braquèrent leur Rayon Ardent sur la batterie. Les caissons sautèrent, les sapins tout autour des pièces prirent feu et un ou deux artilleurs seulement, protégés dans leur fuite par la crête de la colline, s’échappèrent.
Après cela, les trois géants durent s’arrêter et tenir conseil; les éclaireurs qui les épiaient rapportent qu’ils restèrent absolument stationnaires pendant la demi-heure suivante. Le Marsien qui était à terre se glissa péniblement hors de son espèce de capuchon, petit être brun rappelant étrangement, dans la distance, quelque tache de rouille et se mit apparemment à réparer sa machine. Vers neuf heures, il eut terminé, car son capuchon reparut par-dessus les arbres.
Quelques minutes après neuf heures, ces trois premiers éclaireurs furent rejoints par quatre autres Marsiens, qui portaient un gros tube noir. Chacun des trois autres fut muni d’un tube similaire, et les sept géants se disposèrent à égales distances en une ligne courbe entre St George’s Hill, Weybridge, et le village de Send, au sud-ouest de Ripley.
Aussitôt qu’ils se furent mis en mouvement, une douzaine de fusées montèrent des collines pour avertir les batteries de Ditton et de Esher. En même temps, quatre des engins de combat, armés de leurs tubes, traversèrent la rivière, et deux d’entre eux, se détachant en noir contre le ciel occidental, nous apparurent, tandis que le vicaire et moi, las et endoloris, nous nous hâtions sur la route qui monte vers le Nord, au sortir d’Halliford. Ils avançaient nous sembla-t-il, sur un nuage, car une brume laiteuse couvrait les champs et s’élevait jusqu’au tiers de leur hauteur.
A cette vue, le vicaire poussa un faible cri rauque et se mit à courir; mais je savais qu’il était inutile de se sauver devant un Marsien, et, me jetant de côté, je me glissai entre des buissons de ronces et d’orties, au fond du grand fossé qui bordait la route. S’étant retourné, le vicaire m’aperçut et vint me rejoindre.
Les deux Marsiens s’arrêtèrent, le plus proche de nous debout, en face de Sunbury; le plus éloigné n’étant qu’une tache grise indistincte du côté de l’étoile du soir, vers Staines.
Les hurlements que poussaient de temps à autre les Marsiens avaient cessé. Dans le plus grand silence, ils prirent position en une vaste courbe sur une ligne de douze milles d’étendue. Jamais, depuis l’invention de la poudre, un commencement de bataille n’avait été aussi paisible. Pour nous, aussi bien que pour quelqu’un qui, de Ripley, aurait pu examiner les choses, les Marsiens faisaient l’effet d’être les maîtres uniques de la nuit ténébreuse, à peine éclairée qu’elle était par un mince croissant de lune, par les étoiles, les lueurs attardées du couchant, et les reflets rougeâtres des incendies de St George’s Hill et des bois en flammes de Painshill.
Mais, faisant partout face à cette ligne d’attaque, à Staines, à Hounslow, à Ditton, à Esher, à Ockham, derrière les collines et les bois au sud du fleuve, au nord dans les grasses prairies basses, partout où un village ou un bouquet d’arbres offrait un suffisant abri, des canons attendaient. Les fusées-signaux éclatèrent, laissèrent pleuvoir leurs étincelles à travers la nuit et s’évanouirent, surexcitant d’une impatience inquiète tous ceux qui servaient ces batteries. Dès que les Marsiens se seraient avancés jusqu’à portée des bouches à feu, immédiatement, ces formes noires d’hommes immobiles seraient secouées par l’ardeur du combat, ces canons, aux reflets sombres dans la nuit tombante, cracheraient un furieux tonnerre.
Sans doute, la pensée qui préoccupait la plupart de ces cerveaux vigilants, de même qu’elle était ma seule perplexité, était cette énigmatique question de savoir ce que les Marsiens comprenaient de nous. Se rendaient-ils compte que nos millions d’individus étaient organisés, disciplinés, unis pour la même œuvre? Ou bien, interprétaient-ils ces jaillissements de flamme, les vols soudains de nos obus, l’investissement régulier de leur campement, comme nous pourrions interpréter, dans une ruche d’abeilles dérangée, un furieux et unanime assaut? (A ce moment personne ne savait quel genre de nourriture il leur fallait.) Cent questions de ce genre se pressaient en mon esprit, tandis que je contemplais ce plan de bataille. Au fond de moi-même, j’avais la sensation rassurante de tout ce qu’il y avait de forces inconnues et cachées derrière nous, vers Londres. Avait-on préparé des fosses et des trappes? Les poudrières de Hounslow allaient-elles servir de piège? Les Londoniens auraient-ils le courage de faire de leur immense province d’édifices un vaste Moscou en flammes?
Puis, après une interminable attente, nous sembla-t-il, pendant laquelle nous restâmes blottis dans la haie, un son nous parvint, comme la détonation éloignée d’un canon. Un autre se fit entendre plus proche, puis un autre encore. Alors, le Marsien qui se trouvait le plus près de nous éleva son tube et le déchargea, à la manière d’un canon, avec un bruit sourd qui fit trembler le sol. Le Marsien qui était près de Staines lui répondit. Il n’y eut ni flammes ni fumée, rien que cette lourde détonation.
Ces décharges successives me firent une telle impression qu’oubliant presque ma sécurité personnelle et mes mains bouillies, je me hissai par-dessus la haie pour voir ce qui se passait du côté de Sunbury. Au même moment, une seconde détonation suivit et un énorme projectile passa en tourbillonnant au-dessus de ma tête, allant vers Hounslow. Je m’attendais à voir au moins des flammes, de la fumée, quelque évidence de l’effet de sa chute. Mais je ne vis autre chose que le ciel bleu et profond, avec une étoile solitaire, et le brouillard blanc s’étendant large et bas à mes pieds. Il n’y avait eu aucun fracas, aucune explosion en réponse. Le silence était revenu. Les minutes se prolongèrent.
—Qu’arrive-t-il? demanda le vicaire qui se dressa debout à côté de moi.
—Dieu le sait! répondis-je.
Une chauve-souris passa en voltigeant et disparut. Un lointain tumulte de cris monta et cessa. Je me tournai à nouveau du côté du Marsien et je le vis qui se dirigeait à droite, au long de la rivière, de son allure rotative si rapide.
A chaque instant, je m’attendais à entendre s’ouvrir contre lui le feu de quelque batterie cachée; mais rien ne troubla le calme du soir. La silhouette du Marsien diminuait dans l’éloignement, et bientôt la brume et la nuit l’eurent englouti. D’une même impulsion, nous grimpâmes un peu plus haut. Vers Sunbury se trouvait une forme sombre, comme si une colline conique s’était soudain dressée, cachant à nos regards la contrée d’au delà; puis, plus loin, sur l’autre rive au-dessus de Walton, nous aperçûmes un autre de ces sommets. Pendant que nous les examinions, ces formes coniques s’abaissèrent et s’élargirent.
Mû par une pensée soudaine, je portai mes regards vers le nord, où je vis que trois de ces nuages noirs s’élevaient.
Une tranquillité soudaine se fit. Loin vers le sud-est, faisant mieux ressortir le calme silence, nous entendions les Marsiens s’entr’ appeler avec de longs ululements; puis l’air fut ébranlé de nouveau par les explosions éloignées de leurs tubes. Mais l’artillerie terrestre ne leur répliquait pas.
Il nous était impossible, alors, de comprendre ces choses, mais je devais, plus tard, apprendre la signification de ces sinistres kopjes qui s’amoncelaient dans le crépuscule. Chacun des Marsiens, placé ainsi que je l’ai indiqué et obéissant à quelque signal inconnu, avait déchargé, au moyen du tube en forme de canon qu’il portait, une sorte d’immense obus sur tout taillis, coteau ou groupe de maisons, sur tout autre possible abri à canons, qui se trouvait en face de lui. Quelques-uns ne tirèrent qu’un seul de ces projectiles, d’autres, deux, comme dans le cas de celui que nous avions vu; celui de Ripley n’en déchargea, prétendit-on, pas moins de cinq, coup sur coup. Ces projectiles se brisaient en touchant le sol—sans faire explosion—et immédiatement dégageaient un énorme volume d’une vapeur lourde et noire, se déroulant et se répandant vers le ciel, en un immense nuage sombre, une colline gazeuse qui s’écroulait et s’étendait d’elle-même sur la contrée environnante. Le contact de cette vapeur et l’inspiration de ses âcres nuages étaient la mort pour tout ce qui respire.
Cette vapeur était très lourde, plus lourde que la fumée la plus dense, si bien qu’après le premier dégagement tumultueux, elle se répandait dans les couches d’air inférieures et retombait sur le sol d’une façon plutôt liquide que gazeuse, abandonnant les collines, pénétrant dans les vallées, les fossés, au long des cours d’eau, ainsi que fait, dit-on, le gaz acide carbonique s’échappant des fissures des roches volcaniques. Partout où elle venait en contact avec l’eau, quelque action chimique se produisait; la surface se couvrait instantanément d’une sorte de lie poudreuse qui s’enfonçait lentement, laissant se former d’autres couches. Cette espèce d’écume était absolument insoluble, et il est étrange que, le gaz produisant un effet aussi immédiat, on ait pu boire sans danger l’eau dont on l’avait extraite. La vapeur ne se diffusait pas comme le font ordinairement les gaz. Elle flottait par nuages compacts, descendant paresseusement les pentes et récalcitrante au vent; elle se combinait très lentement avec la brume et l’humidité de l’air, et tombait sur le sol en forme de poussière. Sauf en ce qui concerne un élément inconnu, donnant un groupe de quatre lignes dans le bleu du spectre, on ignore encore entièrement la nature de cette substance.
Lorsque le tumultueux soulèvement de sa dispersion était terminé, la fumée noire se tassait tout contre le sol, avant même sa précipitation en poussière, si bien qu’à cinquante pieds en l’air, sur les toits, aux étages supérieurs des hautes maisons et sur les grands arbres, il y avait quelque chance d’échapper à l’empoisonnement, comme les faits le prouvèrent ce soir-là à Street Cobham et à Ditton.
L’homme qui échappa à la suffocation dans le premier de ces villages fit un étonnant récit de l’étrangeté de ces volutes et de ces replis; il raconta comment, du haut du clocher de l’église, il vit les maisons du village ressurgir peu à peu, hors de ce néant noirâtre, ainsi que des fantômes. Il resta là pendant un jour et demi, épuisé, mourant de faim et de soif, écorché par le soleil, voyant à ses pieds la terre sous le ciel bleu, et contre le fond des collines lointaines, une étendue recouverte comme d’un velours noir, avec des toits rouges, des arbres verts, puis, plus tard, des haies, des buissons, des granges, des remises, des murs voilés de noir, se dressant ici et là dans le soleil.
Ceci se passait à Street Cobham, où la fumée noire resta jusqu’à ce qu’elle se fût absorbée d’elle-même dans le sol. Ordinairement, dès qu’elle avait rempli son objet, les Marsiens en débarrassaient l’atmosphère au moyen de jets de vapeur.
C’est ce qu’ils firent avec les couches qui s’étaient déroulées auprès de nous, comme nous pûmes le voir à la lueur des étoiles, derrière les fenêtres d’une maison déserte d’Upper Halliford, où nous étions retournés. De là, aussi, nous apercevions les feux électriques des collines de Richmond et de Kingston, fouillant la nuit en tout sens; puis vers onze heures les vitres résonnèrent et nous entendîmes les détonations des grosses pièces de siège qu’on avait mises en batterie sur ces hauteurs. La canonnade continua par intervalles réguliers, pendant l’espace d’un quart d’heure, envoyant au hasard des projectiles contre les Marsiens invincibles, à Hampton et à Ditton; puis les rayons pâles des feux électriques s’évanouirent et furent remplacés par de vifs reflets rouges.
Alors le quatrième cylindre—météore d’un vert brillant—tomba dans Bushey Park, ainsi que je l’appris plus tard. Avant que l’artillerie des collines de Richmond et de Kingston n’ait ouvert le feu, une violente canonnade se fit entendre au lointain, vers le sud-ouest, due, je pense, à des batteries qui tiraient à l’aventure, avant que la fumée noire ne submergeât les canonniers.
Ainsi, de la même façon méthodique que les hommes emploient pour enfumer un nid de guêpes, les Marsiens recouvraient toute la contrée, vers Londres, de cette étrange vapeur suffocante. La courbe de leur ligne s’étendait lentement et elle atteignit bientôt, d’un côté, Hanwell et de l’autre Coombe et Malden. Toute la nuit, leurs tubes destructeurs furent à l’œuvre. Pas une seule fois, après que le Marsien de St George’s Hill eut été abattu, ils ne s’approchèrent à portée de l’artillerie. Partout où ils supposaient que pouvaient être dissimulés des canons, ils envoyaient un projectile contenant leur vapeur noire, et quand les batteries étaient en vue, ils pointaient simplement le Rayon Ardent.
Vers minuit, les arbres en flammes sur les pentes de Richmond Park, et les incendies de Kingston Hill éclairèrent un réseau de fumée noire qui cachait toute la vallée de la Tamise et s’étendait aussi loin que l’œil pouvait voir. A travers cette confusion, s’avançaient deux Marsiens qui dirigeaient en tous sens leurs bruyants jets de vapeur.
Les Marsiens, cette nuit-là, semblaient ménager le Rayon Ardent, soit qu’ils n’eussent qu’une provision limitée de matière nécessaire à sa production, soit qu’ils aient voulu ne pas détruire entièrement le pays, mais seulement terrifier et anéantir l’opposition qu’ils avaient soulevée. Ils obtinrent assurément ce dernier résultat. La nuit du dimanche fut la fin de toute résistance organisée contre leurs mouvements. Après cela, aucune troupe d’hommes n’osa les affronter, si désespérée eût été l’entreprise. Même les équipages des torpilleurs et des cuirassés, qui avaient remonté la Tamise avec leurs canons à tir rapide, refusèrent de s’arrêter, se mutinèrent et regagnèrent la mer. La seule opération offensive que les hommes aient tentée cette nuit-là fut la préparation de mines et de fosses, avec une énergie frénétique et spasmodique.
Peut-on s’imaginer le sort de ces batteries d’Esher épiant anxieusement le crépuscule? Aucun des hommes qui les servaient ne survécut. On se représente les dispositions réglementaires, les officiers alertes et attentifs, les pièces prêtes, les munitions empilées à portée, les avant-trains attelés, les groupes de spectateurs civils observant la manœuvre d’aussi près qu’il leur était permis, tout cela, dans la grande tranquillité du soir; plus loin, les ambulances, avec les blessés et les brûlés de Weybridge; enfin la sourde détonation du tube des Marsiens, et le bizarre projectile tourbillonnant par-dessus les arbres et les maisons, et s’écrasant au milieu des champs environnants.
On peut se représenter aussi, le soudain redoublement d’attention, les volutes et les replis épais de ces ténèbres qui s’avançaient contre le sol, s’élevaient vers le ciel et faisaient du crépuscule une obscurité palpable; cet étrange et horrible antagoniste enveloppant ses victimes; les hommes et les chevaux à peine distincts, courant et fuyant, criant et hennissant, tombant à terre; les hurlements de terreur;
Alors, le Marsien qui se trouvait le plus près de nous éleva son tube et le déchargea, à la manière d’un canon, avec un bruit sourd qui fit trembler le sol. Le Marsien qui était près de Staines lui répondit. Il n’y eut ni flammes ni fumée, rien que cette lourde détonation.
les canons soudain abandonnés; les hommes suffoquant et se tordant sur le sol, et la rapide dégringolade du cône opaque de fumée. Puis, l’obscurité sombre et impénétrable—rien qu’une masse silencieuse de vapeur compacte cachant ses morts.
Un peu avant l’aube, la vapeur noire se répandit dans les rues de Richmond, et, en un dernier effort, le gouvernement, affolé et désorganisé, prévenait la population de Londres de la nécessité de fuir.
Ainsi s’explique l’affolement qui, comme une vague mugissante, passa sur la plus grande cité du monde, à l’aube du lundi matin—les flots de gens fuyant, grossissant peu à peu comme un torrent et venant se heurter, en un tumulte bouillonnant, autour des grandes gares, s’encaissant sur les bords de la Tamise, en une lutte épouvantable pour trouver place sur les bateaux, et s’échappant par toutes les voies, vers le Nord et vers l’Est. A dix heures, la police était en désarroi, et aux environs de midi, les administrations des chemins de fer, complètement bouleversées, perdirent tout pouvoir et toute efficacité, leur organisation compliquée sombrant dans le soudain écroulement du corps social.
Les lignes au nord de la Tamise, et le réseau du Sud-Est, à Cannon-Street, avaient été prévenus dès minuit et les trains s’emplissaient, où la foule, à deux heures, luttait sauvagement, pour trouver place debout dans les wagons. Vers trois heures, à la gare de Bishopsgate, des gens furent renversés, piétinés et écrasés; à plus de deux cents mètres des stations de Liverpool Street, des coups de revolvers furent tirés, des gens furent poignardés et les policemen qui avaient été envoyés pour maintenir l’ordre, épuisés et exaspérés, cassèrent la tête de ceux qu’ils devaient protéger.
A mesure que la journée s’avançait, que les mécaniciens et les chauffeurs refusaient de revenir à Londres, la poussée de la foule entraîna les gens, en une multitude sans cesse croissante, loin des gares, au long des grandes routes qui mènent au nord. Vers midi, on avait aperçu un Marsien à Barnes, et un nuage de vapeur noire qui s’affaissait lentement, suivait le cours de la Tamise et envahissait les prairies de Lambeth, coupant toute retraite par les ponts, dans sa marche lente. Un autre nuage passa sur Ealing et un petit groupe de fuyards se trouva cerné sur Castle-Hill, hors d’atteinte de la vapeur suffocante, mais incapable de s’échapper.
Après une lutte inutile pour trouver place, à Chalk Farm, dans un train du Nord-Ouest—les locomotives, ayant leurs provisions de charbon à la gare des marchandises, labouraient la foule hurlante et une douzaine d’hommes robustes avaient toutes les peines du monde à empêcher la foule d’écraser le mécanicien contre son fourneau—mon frère déboucha dans Chalk Farm Road, s’avança à travers une multitude précipitée de véhicules, et eut le bonheur de se trouver au premier rang lors du pillage d’un magasin de cycles. Le pneu de devant de la machine dont il s’empara fut percé en passant à travers la glace brisée; néanmoins il put s’enfuir, sans autre dommage qu’une coupure au poignet. La montée de Haverstock Hill était impraticable à cause de plusieurs chevaux et véhicules renversés, et mon frère s’engagea dans Belsize Road.
Il échappa ainsi à la débandade, et, contournant la route d’Edgware, il atteignit cette localité vers sept heures, fatigué et mourant de faim, mais avec une bonne avance sur la foule. Au long de la route, des gens curieux et étonnés sortaient sur le pas de leur porte. Il fut dépassé par un certain nombre de cyclistes, quelques cavaliers et deux automobiles.
A environ un mille d’Edgware, la jante de sa roue cassa et la machine fut hors d’usage. Il l’abandonna au bord de la route et gagna le village à pied. Dans la grand’rue, il y avait des boutiques à demi ouvertes et des gens s’assemblaient sur les trottoirs, au seuil des maisons et aux fenêtres, considérant, avec ébahissement, les premières bandes de cette extraordinaire procession de fugitifs. Il réussit à se procurer quelque nourriture à une auberge.
Pendant quelque temps, il demeura dans le village, ne sachant plus quoi faire; le nombre des fuyards augmentait et la plupart d’entre eux semblaient, comme lui, disposés à s’arrêter là. Nul n’apportait de plus récentes nouvelles des Marsiens envahisseurs.
La route se trouvait déjà encombrée, mais pas encore complètement obstruée. Le plus grand nombre des fugitifs étaient à cette heure des cyclistes, mais bientôt passèrent à toute vitesse des automobiles, des cabs et voitures de toute sorte, et la poussière flottait en nuages lourds sur la route qui mène à St Albans.
Ce fut, peut-être, une vague idée d’aller à Chelmsford, où il avait des amis, qui poussa mon frère à s’engager dans une tranquille petite rue se dirigeant vers l’est. Il arriva bientôt à une barrière et, la franchissant, il suivit un sentier qui inclinait au nord-est. Il passa auprès de plusieurs fermes et de quelques petits hameaux dont il ignorait les noms. De ce côté, les fugitifs étaient très peu nombreux et c’est dans un chemin de traverse, aux environs de High Barnet, qu’il fit, par hasard, la rencontre des deux dames dont il fut, dès ce moment, le compagnon de voyage. Il se trouva juste à temps pour les sauver.
Des cris de frayeur, qu’il entendit tout à coup, le firent se hâter. Au détour de la route, deux hommes cherchaient à les arracher de la petite voiture dans laquelle elles se trouvaient, tandis qu’un troisième maintenait avec difficulté le poney effrayé. L’une des dames, de petite taille et habillée de blanc, se contentait de pousser des cris; l’autre, brune et svelte, cinglait, avec un fouet qu’elle serrait dans sa main libre, l’homme qui la tenait par le bras.
Mon frère comprit immédiatement la situation, et, répondant à leurs cris, s’élança sur le lieu de la lutte. L’un des hommes lui fit face; mon frère comprit à l’expression de son antagoniste qu’une bataille était inévitable, et, boxeur expert, il fondit immédiatement sur lui et l’envoya rouler contre la roue de la voiture.
Ce n’était pas l’heure de penser à un pugilat chevaleresque, et, pour le faire tenir tranquille, il lui asséna un solide coup de pied. Au même moment, il saisit à la gorge l’individu qui tenait le bras de la jeune dame. Un bruit de sabot retentit, le fouet le cingla en pleine figure, un troisième antagoniste le frappa entre les yeux, et l’homme qu’il tenait s’arracha de son étreinte et s’enfuit rapidement dans la direction d’où il était venu.
A demi étourdi, il se retrouva en face de l’homme qui avait tenu la tête du cheval, et il aperçut la voiture s’éloignant dans le chemin, secouée de côté et d’autre, tandis que les deux femmes se retournaient. Son adversaire, un solide gaillard, fit mine de le frapper, mais il l’arrêta d’un coup de poing en pleine figure. Alors, comprenant qu’il était abandonné, il prit sa course et descendit le chemin à la poursuite de la voiture, tandis que son adversaire le serrait de près et le fugitif enhardi maintenant, accourait aussi.
Soudain, il trébucha et tomba; l’autre s’étala de tout son long par-dessus lui, et, quand mon frère se fut remis debout, il se retrouva en face des deux assaillants. Il aurait eu peu de chances contre eux si la dame svelte ne fût courageusement revenue à son aide. Elle avait été, pendant tout ce temps, en possession d’un revolver, mais il se trouvait sous le siège quand elle et sa compagne avaient été attaquées. Elle fit feu à six mètres de distance, manquant de peu mon frère. Le moins courageux des assaillants prit la fuite, et son compagnon dut le suivre en l’injuriant pour sa lâcheté. Tous deux s’arrêtèrent au bas du chemin, à l’endroit où leur acolyte gisait inanimé.
—Prenez ceci, dit la jeune dame en tendant son revolver à mon frère.
—Retournez à la voiture, répondit-il en essuyant le sang de sa lèvre fendue.
Sans un mot—ils étaient tous deux haletants—ils revinrent à l’endroit où la dame en blanc tâchait de maintenir le poney.
Les voleurs, évidemment, en avaient eu assez, car jetant un dernier regard vers eux, ils les virent s’éloigner.
—Je vais me mettre là, si vous le permettez, dit mon frère, et il s’installa à la place libre, sur le siège de devant.
La dame l’examina à la dérobée.
—Donnez-moi les guides, dit-elle, et elle caressa du fouet les flancs du poney. Au même moment, un coude de la route cachait à leur vue les trois compères.
Ainsi, d’une façon tout à fait inespérée, mon frère se trouva, haletant, la bouche ensanglantée, une joue meurtrie, les jointures des mains écorchées, parcourant en voiture une route inconnue, en compagnie de ces deux dames. Il apprit que l’une était la femme, et l’autre la jeune sœur d’un médecin de Stanmore qui, revenant au petit matin de voir un client gravement malade, avait appris, à quelque gare sur son chemin, l’invasion des Marsiens. Il était revenu chez lui en toute hâte, avait fait lever les deux femmes—leur servante les avait quittées deux jours auparavant—empaqueté quelques provisions, placé son revolver sous le siège de la voiture (heureusement pour mon frère) et leur avait dit d’aller jusqu’à Edgware, avec l’idée qu’elles y pourraient prendre un train. Il était resté pour prévenir les voisins. Il les rattraperait, avait-il dit, vers quatre heures et demie du matin. Il était maintenant neuf heures, et elles ne l’avaient pas encore vu. N’ayant pu séjourner à Edgware, à cause de l’encombrement sans cesse croissant de l’endroit, elles s’étaient engagées dans ce chemin de traverse. Tel fut le récit qu’elles firent par fragments à mon frère, et bientôt ils s’arrêtèrent de nouveau aux environs de New Barnet. Il leur promit de demeurer avec elles au moins jusqu’à ce qu’elles aient pu décider de ce qu’elles devaient faire ou jusqu’à ce que le docteur arrivât, et afin de leur inspirer confiance il leur affirma qu’il était excellent tireur au revolver—arme qui lui était tout à fait étrangère.
Ils firent une sorte de campement au bord de la route, et le poney fut tout heureux de brouter la haie à son aise. Mon frère raconta aux deux dames de quelle façon il s’était enfui de Londres, et il leur dit tout ce qu’il savait de ces Marsiens et de leurs agissements. Le soleil montait peu à peu dans le ciel; au bout d’un instant leur conversation cessa; une sorte de malaise les envahit et ils furent tourmentés de pressentiments funestes. Plusieurs voyageurs passèrent, desquels mon frère obtint toutes les nouvelles qu’ils purent donner. Les phrases entrecoupées qu’on lui répondait augmentaient son impression d’un grand désastre survenant à l’humanité, et enracinèrent sa conviction de l’immédiate nécessité de poursuivre leur fuite. Il insista vivement auprès de ses compagnes sur cette nécessité.
—Nous avons de l’argent, commença la jeune femme;—elle s’arrêta court.
Ses yeux rencontrèrent ceux de mon frère et son hésitation cessa.
—J’en ai aussi, ajouta-t-il.
Elles expliquèrent qu’elles possédaient trente souverains d’or, sans compter une banknote de cinq livres, et elles émirent l’idée qu’avec cela on pouvait prendre un train à St Albans ou à New Barnet.
Mon frère leur expliqua que la chose était fort vraisemblablement impossible, parce que les Londoniens avaient déjà envahi tous les trains, et il leur fit part de son idée de s’avancer, à travers le comté d’Essex, du côté d’Harwich, pour, de là, quitter tout à fait le pays.
Mme Elphinstone—tel était le nom de la dame en blanc—ne voulut pas entendre parler de cela et s’obstina à réclamer son George; mais sa belle-sœur, étonnamment calme et réfléchie, se rangea finalement à l’avis de mon frère. Ils se dirigèrent ainsi vers Barnet, dans l’intention de traverser la grande route du Nord, mon frère conduisant le poney à la main pour le ménager autant que possible.
A mesure que les heures passaient, la chaleur devenait excessive; sous les pieds, un sable épais et blanchâtre brûlait et aveuglait, de sorte qu’ils n’avançaient que très lentement. Les haies étaient grises de poussière et, comme ils approchaient de Barnet, un murmure tumultueux s’entendit de plus en plus distinctement.
Ils commencèrent à rencontrer plus fréquemment des gens qui, pour la plupart, marchaient les yeux fixes, en murmurant de vagues questions, excédés de fatigue et les vêtements sales et en désordre. Un homme en habit de soirée passa près d’eux, à pied, les yeux vers le sol. Ils l’entendirent venir, parlant seul, et, s’étant retournés, ils l’aperçurent, une main crispée dans ses cheveux et l’autre menaçant d’invisibles ennemis. Son accès de fureur passé, il continua sa route sans lever la tête.
Comme la petite troupe que menait mon frère approchait du carrefour avant d’entrer à Barnet, ils virent s’avancer sur la gauche, à travers champs, une femme ayant un enfant sur les bras et deux autres pendus à ses jupes; puis un homme passa, vêtu d’habits noirs et sales, un gros bâton dans une main, une petite malle dans l’autre. Au coin du chemin, à l’endroit où, entre des villas, il rejoignait la grande route, parut une petite voiture traînée par un poney noir écumant, que conduisait un jeune homme blême, coiffé d’un chapeau rond, gris de poussière. Il y avait avec lui, entassés dans la voiture, trois jeunes filles, probablement de petites ouvrières de l’East-End, et une couple d’enfants.
—Est-ce que ça mène à Edgware par là? demanda le jeune homme aux yeux hagards et à la face pâle.
Quand mon frère lui eut répondu qu’il lui fallait tourner à gauche, il enleva son poney d’un coup de fouet, sans même prendre la peine de remercier.
Mon frère remarqua une sorte de fumée ou de brouillard gris pâle, qui montait entre les maisons devant eux et voilait la façade blanche d’une terrasse apparaissant de l’autre côté de la route entre les villas. Mme Elphinstone se mit tout à coup à pousser des cris en apercevant des flammèches rougeâtres qui bondissaient par-dessus les maisons dans le ciel d’un bleu profond. Le bruit tumultueux se fondait maintenant en un mélange désordonné de voix innombrables, de grincements de roues, de craquements de chariots et de piaffements de chevaux. Le chemin tournait brusquement à cinquante mètres à peine du carrefour.
—Dieu du ciel! s’écria Mme Elphinstone, mais où nous menez-vous donc?
Mon frère s’arrêta.
La grand’route était un flot bouillonnant de gens, un torrent d’êtres humains s’élançant vers le nord, pressés les uns contre les autres. Un grand nuage de poussière, blanc et lumineux sous l’éclat ardent du soleil, enveloppait toutes choses d’un voile gris et indistinct, que renouvelait incessamment le piétinement d’une foule dense de chevaux, d’hommes et de femmes à pied et le roulement des véhicules de toute sorte.
D’innombrables voix criaient:
—Avancez! avancez! faites de la place!
Pour gagner le point de rencontre du chemin et de la grand’route, ils crurent avancer dans l’acre fumée d’un incendie; la foule mugissait comme les flammes, et la poussière était chaude et suffocante. A vrai dire, et pour ajouter à la confusion, une villa brûlait à quelque distance de là, envoyant des tourbillons de fumée noire à travers la route.
Deux hommes passèrent auprès d’eux, puis une pauvre femme portant un lourd paquet et pleurant; un épagneul perdu, la langue pendante, tourna, défiant, et s’enfuit, craintif et pitoyable, au geste de menace de mon frère.
Autant qu’il était possible de jeter un regard dans la direction de Londres, entre les maisons de droite, un flot tumultueux de gens était serré contre les murs des villas qui bordaient la route. Les têtes noires, les formes pressées devenaient distinctes en surgissant de derrière le pan de mur, passaient en hâte, et confondaient de nouveau leurs individualités dans la multitude qui s’éloignait, et qu’engloutissait enfin un nuage de poussière.
—Avancez! avancez! criaient les voix. De la place! de la place!
Les mains des uns pressaient le dos des autres; mon frère tenait la tête du poney, et, irrésistiblement attiré, il descendait le chemin lentement et pas à pas.
Edgware n’avait été que confusion et désordre, Chalk Farm un chaos tumultueux, mais ici, c’était toute une population en débandade. Il est difficile de s’imaginer cette multitude. Elle n’avait aucun caractère distinct: les personnages passaient incessamment et s’éloignaient, tournant le dos au groupe arrêté dans le chemin. Sur les bords, s’avançaient ceux qui étaient à pied, menacés par les véhicules, se bousculant et culbutant dans les fossés.
Les chariots et les voitures de tout genre s’entassaient et s’emmêlaient les uns dans les autres, laissant peu de place pour les attelages plus légers et plus impatients qui, de temps en temps, quand la moindre occasion s’offrait, se précipitaient en avant, obligeant les piétons à se serrer contre les clôtures et les barrières des villas.
—En avant! en avant! était l’unique clameur. En avant! ils viennent!
Dans un char-à-bancs se trouvait un aveugle vêtu de l’uniforme de l’armée du Salut, gesticulant avec des mains crochues et braillant à tue-tête ce seul mot: Eternité! Eternité! Sa voix était rauque et puissante, si bien que mon frère put l’entendre longtemps après qu’il l’eut perdu de vue dans le nuage de poussière. Certains de ceux qui étaient dans les voitures fouettaient stupidement leurs chevaux, et se querellaient avec les cochers voisins, d’autres restaient affaissés sur eux-mêmes, les yeux fixes et misérables; quelques-uns, torturés de soif, se rongeaient les poings, ou gisaient prostrés au fond de leurs véhicules; les chevaux avaient les yeux injectés de sang et leur mors était couvert d’écume.
Il y avait, en nombre incalculable, des cabs, des fiacres, des voitures de livraisons, des camions, une voiture des postes, un tombereau de boueux avec la marque de son district, un énorme fardier surchargé de populaire. Un haquet de brasseur passa bruyamment, avec ses deux roues basses éclaboussées de sang tout frais.
—Avancez! faites de la place! hurlaient les voix.
—Eter-nité! Eter-nité! apportait l’écho.
Des femmes, au visage triste et hagard, piétinaient dans la foule avec des enfants qui criaient et qui trébuchaient; certaines étaient bien mises, leurs robes délicates et jolies toutes couvertes de poussière, et leurs figures lassées étaient sillonnées de larmes. Avec elles, parfois, se trouvaient des hommes, quelques-uns leur venant en aide, d’autres menaçants ou farouches. Luttant côte à côte avec eux, avançaient quelques vagabonds las, vêtus de loques et de haillons, les yeux insolents, le verbe haut, hurlant des injures et des grossièretés. De vigoureux ouvriers, se frayaient un chemin à la force des poings; de pitoyables êtres, aux vêtements en désordre, paraissant être des employés de bureau ou de magasin, se débattaient fébrilement. Puis mon frère remarqua, au passage, un soldat blessé, des hommes vêtus du costume des employés de chemin de fer, et une malheureuse créature qui avait simplement jeté un manteau par-dessus sa chemise de nuit.
Mais malgré sa composition variée, cette multitude avait divers traits en commun: la douleur et la consternation se peignaient sur les faces, et l’épouvante semblait être à leurs trousses. Un soudain tumulte, une querelle entre gens voulant grimper dans quelque véhicule leur fit hâter le pas à tous, et même un homme si effaré, si brisé que ses genoux ployaient sous lui, sentit pendant un instant une nouvelle activité l’animer. La chaleur et la poussière avaient déjà travaillé cette multitude; ils avaient la peau sèche, les lèvres noires et gercées; la soif et la fatigue les accablaient et leurs pieds étaient meurtris. Parmi les cris variés, on entendait des disputes, des reproches, des gémissements de gens harassés et à bout de forces, et la plupart des voix étaient rauques et faibles. Par-dessus tout dominait le refrain:
—Avancez! de la place! Les Marsiens viennent!
Aucun des fuyards ne s’arrêtait et ne quittait le flot torrentueux. Le chemin débouchait obliquement sur la grande route par une ouverture étroite, et avait l’apparence illusoire de venir de la direction de Londres. A son entrée, cependant, se pressait le flot de ceux qui, plus faibles, étaient repoussés hors du courant et s’arrêtaient un instant avant de s’y replonger. A peu de distance un homme était étendu à terre avec une jambe nue enveloppée de linges sanglants, et deux compagnons dévoués se penchaient sur lui. Celui-là était heureux d’avoir encore des amis.
Un petit vieillard, la moustache grise et de coupe militaire, vêtu d’une redingote noire crasseuse, arriva en boitant, s’assit, ôta sa botte et sa chaussette ensanglantée, retira un caillou et se remit en marche clopin-clopant; puis une petite fille de huit ou neuf ans, seule, se laissa tomber contre la haie, auprès de mon frère, en pleurant.
—Je ne peux plus marcher! Je ne peux plus marcher!
Mon frère s’éveilla de sa torpeur, la prit dans ses bras et, lui parlant doucement, la porta à Miss Elphinstone. Elle s’était tue, comme effrayée, aussitôt que mon frère l’avait touchée.
—Ellen! cria, dans la foule, une voix de femme éplorée, Ellen! Et l’enfant se sauva précipitamment en répondant: Mère!
—Ils viennent! disait un homme à cheval en passant devant l’entrée du chemin.
—Attention, là! vociférait un cocher haut perché sur son siège, et une voiture fermée s’engagea dans l’étroit chemin. Les gens s’écartèrent, en s’écrasant les uns contre les autres, pour éviter le cheval. Mon frère fit reculer contre la haie le poney et la chaise; la voiture passa et alla s’arrêter plus loin auprès du tournant. C’était une voiture de maître, avec un timon pour deux chevaux, mais il n’y en avait qu’un d’attelé.
Mon frère aperçut vaguement, à travers la poussière, deux hommes qui soulevaient quelque chose sur une civière blanche et déposaient doucement leur fardeau à l’ombre de la haie des troènes.
L’un des hommes revint en courant.
—Est-ce qu’il y a de l’eau par ici? demanda-t-il. Il a très soif, il est presque moribond. C’est Lord Garrick.
—Lord Garrick! répondit mon frère, le Premier Président à la Cour?
—De l’eau? répéta l’autre.
—Il y en a peut-être dans une de ces maisons, dit mon frère, mais nous n’en avons pas et je n’ose pas laisser mes gens.
L’homme essaya de se faire un chemin, à travers la foule, jusqu’à la porte de la maison du coin.
—Avancez! disaient les fuyards en le repoussant. Ils viennent! Avancez!
A ce moment, l’attention de mon frère fut attirée par un homme barbu à face d’oiseau de proie, portant avec grand soin un petit sac à main, qui se déchira, au moment même où mon frère l’apercevait et dégorgea une masse de souverains qui s’éparpilla en mille morceaux d’or. Les monnaies roulèrent en tous sens sous les pieds confondus des hommes et des chevaux. Le vieillard s’arrêta, considérant d’un œil stupide son tas d’or et le brancard d’un cab, le frappant à l’épaule, l’envoya rouler à terre. Il poussa un cri, et une roue de camion effleura sa tête.
—En avant! criaient les gens tout autour de lui. Faites de la place!
Aussitôt que le cab fut passé, il se jeta les mains ouvertes sur le tas de pièces d’or et se mit à les ramasser à pleins poings et à en bourrer ses poches. Au moment où il se relevait à demi, un cheval se cabra par-dessus lui et l’abattit sous ses sabots.
—Arrêtez! s’écria mon frère, et, écartant une femme, il essaya d’empoigner la bride du cheval.
Avant qu’il n’ait pu y parvenir, il entendit un cri sous la voiture et vit dans la poussière la roue passer sur le dos du pauvre diable. Le cocher lança un coup de fouet à mon frère qui passa en courant derrière le véhicule. La multitude des cris l’assourdissait. L’homme se tordait dans la poussière sur son or épars, incapable de se relever, car la roue lui avait brisé les reins et ses membres inférieurs étaient insensibles et inanimés. Mon frère se redressa et hurla un ordre au cocher qui suivait; un homme monté sur un cheval noir vint à son secours.
—Enlevez-le de là, dit-il.
L’empoignant de sa main libre par le collet, mon frère voulut traîner l’homme jusqu’au bord. Mais le vieil obstiné ne lâchait pas son or et jetait à son sauveur des regards courroucés, lui martelant le bras de son poing plein de monnaies.
—Avancez! avancez! criaient des voix furieuses derrière eux. En avant! en avant!
Il y eut un soudain craquement, et le brancard d’une voiture heurta le fiacre que le cavalier maintenait arrêté. Mon frère tourna la tête et l’homme aux pièces d’or, se tordant le cou, vint mordre le poignet qui le tenait. Il y eut un choc: le cheval du cavalier fut envoyé de côté, et celui de la voiture fut repoussé avec lui. Un de ses sabots manqua de très près le pied de mon frère. Il lâcha prise et bondit en arrière. La colère se changea en terreur sur la figure du pauvre diable étendu à terre, et mon frère, qui le perdit de vue, fut entraîné dans le courant, au delà de l’entrée du chemin et dut se débattre de toutes ses forces pour revenir. Il vit Miss Elphinstone se couvrant les yeux de sa main, et un enfant, avec tout le manque de sympathie ordinaire à cet âge, contemplant avec des yeux dilatés un objet poussiéreux, noirâtre et immobile, écrasé et broyé sous les roues.
—Allons-nous-en! s’écria-t-il. Nous ne pouvons traverser cet enfer! et il se mit en devoir de faire tourner la voiture. Ils s’éloignèrent d’une centaine de mètres dans la direction d’où ils étaient venus. Au tournant du chemin, dans le fossé, sous les troènes, le moribond gisait affreusement pâle, la figure couverte de sueur, les traits tirés. Les deux femmes restaient silencieuses, blotties sur le siège et frissonnantes. Peu après, mon frère s’arrêta de nouveau. Miss Elphinstone était blême et sa belle-sœur, effondrée, pleurait, dans un état trop pitoyable pour réclamer son George. Mon frère était épouvanté et fort perplexe. A peine avaient-ils commencé leur retraite qu’il se rendit compte combien il était urgent et indispensable de traverser le torrent des fuyards. Soudainement résolu, il se tourna vers Miss Elphinstone.
—Il faut absolument passer par là, dit-il. Et il fit de nouveau retourner le poney.
Pour la seconde fois, ce jour-là, la jeune fille fit preuve d’un grand courage. Pour s’ouvrir un passage, mon frère se jeta en plein dans le torrent, maintint en arrière le cheval d’un cab, tandis qu’elle menait le poney par la bride. Un chariot les accrocha un moment, et arracha un long éclat de bois à leur chaise. Au même instant, ils furent pris et entraînés en avant par le courant. Mon frère, la figure et les mains rouges des coups de fouet du cocher, sauta dans la chaise et prit les rênes.
—Braquez le revolver sur celui qui nous suit, s’il nous presse de trop près—non—sur son cheval plutôt, dit-il, en passant l’arme à la jeune fille.
Alors il attendit l’occasion de gagner le côté droit de la route. Mais une fois dans le courant, il sembla perdre toute volonté et faire partie de cette cohue poussiéreuse. Pris dans le torrent, ils traversèrent Chipping Barnet et ils firent un mille de l’autre côté de la ville, avant d’avoir pu se frayer un passage jusqu’au bord opposé de la route. C’était un tracas et une contusion indescriptibles. Mais dans la ville et au dehors, la route se bifurquait fréquemment, ce qui, en une certaine mesure, diminua la poussée.
Ils prirent un chemin vers l’est à travers Hadley et de chaque côté de la route, en plusieurs endroits, ils trouvèrent une multitude de gens buvant dans les ruisseaux, et quelques-uns se battaient pour approcher plus vite. Plus loin, du haut d’une colline, près de East Barnet, ils aperçurent deux trains avançant lentement, l’un suivant l’autre, sans signaux, montant vers le nord, fourmillant de gens juchés jusque sur les tenders. Mon frère supposa qu’ils avaient dû s’emplir hors de Londres, car à ce moment la terreur affolée des gens avait rendu les gares terminus impraticables.
Ils firent halte près de là, pendant tout le reste de l’après-midi, car les émotions violentes de la journée les avaient, tous trois, complètement épuisés. Ils commençaient à souffrir de la faim: le soir fraîchit, aucun d’eux n’osait dormir. Dans la soirée, un grand nombre de gens passèrent à une allure précipitée sur la route, près de l’endroit où ils faisaient halte, des gens fuyant des dangers inconnus et retournant dans la direction d’où mon frère venait.
Alors, avec une violente détonation et une flamme aveuglante, ses tourelles, ses cheminées sautèrent. La violence de l’explosion fit chanceler le Marsien, et au même instant, l’épave enflammée, lancée par l’impulsion de sa propre vitesse, le frappait et le démolissait comme un objet de carton.
(CHAPITRE XVII)
Si les Marsiens n’avaient eu pour but que de détruire, ils auraient pu, dès le lundi, anéantir toute la population de Londres pendant qu’elle se répandait lentement à travers les comtés environnants. Des cohues frénétiques débordaient non seulement sur la route de Barnet, mais sur celles d’Edgware et de Waltham Abbey et au long des routes qui, vers l’Est, vont à Southend et à Shoeburyness, et, au sud de la Tamise, à Deal et à Broadstairs. Si, par ce matin de juin, quelqu’un se fût trouvé dans un ballon au-dessus de Londres, au milieu du ciel flamboyant, toutes les routes qui vont vers le nord et vers l’est, et où aboutissent les enchevêtrements infinis des rues, eussent semblé pointillées de noir par les innombrables fugitifs, chaque point étant une agonie humaine de terreur et de détresse physique. Je me suis étendu longuement dans le chapitre précédent, sur la description que me fit mon frère de la route qui traverse Chipping Barnet, afin que les lecteurs pussent se rendre compte de l’effet que produisait, sur ceux qui en faisaient partie, ce fourmillement de taches noires. Jamais encore, dans l’histoire du monde, une pareille masse d’êtres humains ne s’étaient mis en mouvement et n’avaient souffert ensemble. Les hordes légendaires des Goths et des Huns, les plus vastes armées qu’ait jamais vues l’Asie, se fussent perdues dans ce débordement. Ce n’était pas une marche disciplinée, mais une fuite affolée, une terreur panique gigantesque et terrible, sans ordre et sans but, six millions de gens sans armes et sans provisions, allant de l’avant à corps perdu. C’était le commencement de la déroute de la civilisation, du massacre de l’humanité.
Immédiatement au-dessous de lui, l’aéronaute aurait vu, immense et interminable, le réseau des rues, les maisons, les églises, les squares, les places, les jardins déjà vides, s’étaler comme une immense carte, avec toute la contrée du sud barbouillée de noir. A la place d’Ealing, de Richmond, de Wimbledon, quelque plume monstrueuse avait laisser tomber une énorme tache d’encre. Incessamment et avec persistance chaque éclaboussure noire croissait et s’étendait, envoyant des ramifications de tous côtés, tantôt se resserrant entre des élévations de terrain, tantôt dégringolant rapidement la pente de quelque vallée nouvelle, de la même façon qu’une tache s’étendrait sur du papier buvard.
Au delà, derrière les collines bleues qui s’élèvent au sud de la rivière, les Marsiens étincelants allaient de ci et de là; tranquillement et méthodiquement, ils étalaient leurs nuages empoisonnés sur cette partie de la contrée, les balayant ensuite avec leurs jets de vapeur, quand ils avaient accompli leur œuvre et prenant possession du pays conquis. Il semble qu’ils eurent moins pour but d’exterminer que de démoraliser complètement, et de rendre impossible toute résistance. Ils firent sauter toutes les poudrières qu’ils rencontrèrent, coupèrent les lignes télégraphiques et détruisirent en maints endroits les voies ferrées. On eût dit qu’ils coupaient les jarrets du genre humain. Ils ne paraissaient nullement pressés d’étendre le champ de leurs opérations et ne parurent pas dans la partie centrale de Londres de toute cette journée. Il est possible qu’un nombre très considérable de gens soient restés chez eux, à Londres, pendant toute la matinée du lundi. En tous cas, il est certain que beaucoup moururent dans leurs maisons, suffoqués par la Fumée Noire.
Jusque vers midi, le “pool” de Londres fut un spectacle indescriptible. Les steamboats et les bateaux de toute sorte restèrent sous pression, tandis que les fugitifs offraient d’énormes sommes d’argent, et l’on dit que beaucoup de ceux qui gagnèrent les bateaux à la nage furent repoussés à coups de crocs et se noyèrent. Vers une heure de l’après-midi, le reste aminci d’un nuage de vapeur noire parut entre les arches du pont de Blackfriars. Le “pool”, à ce moment, fut le théâtre d’une confusion folle, de collisions et de batailles acharnées: pendant un instant une multitude de bateaux et de barques s’embarrassèrent et s’écrasèrent contre une arche du pont de la Tour; les matelots et les mariniers durent se défendre sauvagement contre les gens qui les assaillirent, car beaucoup se risquèrent à descendre au long des piles du pont.
Quand une heure plus tard, un Marsien apparut par delà la Tour de l’Horloge et disparut en aval, il ne flottait plus que des épaves depuis Limehouse.
J’aurai à parler plus tard de la chute du cinquième cylindre. Le sixième tomba à Wimbledon. Mon frère, qui veillait auprès des femmes endormies dans la chaise au milieu d’une prairie, vit sa traînée verte dans le lointain, au delà des collines. Le mardi, la petite troupe, toujours décidée à aller s’embarquer quelque part, se dirigea, à travers la contrée fourmillante, vers Colchester. Le nouvelle fut confirmée que les Marsiens étaient maintenant en possession de tout Londres: on les avait vus à Highgate et même, disait-on, à Neasdon. Mais mon frère ne les aperçut pour la première fois que le lendemain.
Ce jour-là, les multitudes dispersées commencèrent à sentir le besoin urgent de provisions. A mesure que la faim augmentait, les droits de la propriété étaient de moins en moins respectés. Les fermiers défendaient, les armes à la main, leurs étables, leurs greniers et leurs moissons. Beaucoup de gens maintenant, comme mon frère, se tournaient vers l’est, et même quelques âmes désespérées s’en retournaient vers Londres, avec l’idée d’y trouver de la nourriture. Ces derniers étaient surtout des gens des banlieues du nord qui ne connaissaient que par ouï-dire les effets de la Fumée Noire. Mon frère apprit que la moitié des membres du gouvernement s’étaient réunis à Birmingham et que d’énormes quantités de violents explosifs étaient rassemblées, pour établir des mines automatiques dans les comtés du Midland.
On lui dit aussi que la compagnie du Midland-Railway avait suppléé au personnel qui l’avait quittée le premier jour de la panique, qu’elle avait repris le service et que des trains partaient de St Albans vers le nord, pour dégager l’encombrement des environs de Londres. On afficha aussi, dans Chipping-Ongar, un avis annonçant que d’immenses magasins de farine se trouvaient en réserve dans les villes du nord et qu’avant vingt-quatre heures on distribuerait du pain aux gens affamés des environs. Mais cette nouvelle ne le détourna pas du plan de salut qu’il avait formé et tous trois continuèrent pendant toute cette journée leur route vers l’est. Ils ne virent de la distribution de pain que cette promesse; d’ailleurs, à vrai dire, personne n’en vit plus qu’eux. Cette nuit-là, le septième météore tomba sur Primrose Hill. Miss Elphinstone veillait—ce qu’elle faisait alternativement avec mon frère—et c’est elle qui vit sa chute.
Le mercredi, les trois fugitifs, qui avaient passé la nuit dans un champ de blé encore vert, arrivèrent à Chelmsford et là un groupe d’habitants, s’intitulant: le Comité d’approvisionnement public, s’empara du poney comme provision et ne voulut rien donner en échange, sinon la promesse d’en avoir un morceau le lendemain. Le bruit courait que les Marsiens étaient à Epping, et l’on parlait aussi de la destruction des poudrières de Waltham Abbey, après une tentative vaine de faire sauter l’un des envahisseurs.
On avait posté des hommes dans les tours de l’église pour épier la venue des Marsiens; mon frère, très heureusement, comme la suite le prouva, préféra pousser immédiatement vers la côte plutôt que d’attendre une problématique nourriture, bien que tous trois fussent fort affamés. Vers midi, ils traversèrent Tillingham qui, assez étrangement, parut être désert et silencieux, à part quelques pillards furtifs en quête de nourriture. Passé Tillingham, ils se trouvèrent soudain en vue de la mer, et de la plus surprenante multitude de bateaux de toute sorte qu’il soit possible d’imaginer.
Car, dès qu’ils ne purent plus remonter la Tamise, les navires s’approchèrent des côtes d’Essex, à Harwich, à Walton, à Clacton, et ensuite à Foulness et à Shoebury, pour faire embarquer les gens. Tous ces vaisseaux étaient disposés en une courbe aux pointes rapprochées qui se perdaient dans le brouillard, vers le Naze. Tout près du rivage pullulait une multitude de barques de pêche de toutes nationalités, anglaises, écossaises, françaises, hollandaises, suédoises, des chaloupes à vapeur de la Tamise, des yachts, des bateaux électriques; plus loin des vaisseaux de plus fort tonnage, d’innombrables bateaux à charbon, de coquets navires marchands, des transports à bestiaux, des paquebots, des transports à pétrole, des coureurs d’océan et même un vieux bâtiment tout blanc, des transatlantiques nets et grisâtres de Southampton et de Hambourg, et tout au long de la côte bleue, de l’autre côté du canal de Blackwater, mon frère put apercevoir vaguement une multitude dense d’embarcations trafiquant avec les gens du rivage et s’étendant jusqu’à Maldon.
A une couple de milles en mer se trouvait un cuirassé très bas sur l’eau, semblable presque, suivant l’expression de mon frère, à une épave à demi submergée. C’était le cuirassé “le Fulgurant”, le seul bâtiment de guerre en vue; mais tout au loin, vers la droite, sur la surface plane de la mer, car c’était jour de calme plat, s’étendait une sorte de serpent de fumée noire, indiquant les cuirassés de l’escadre de la Manche, qui se tenaient sous vapeur en une longue ligne, prêts à l’action, barrant l’estuaire de la Tamise, pendant toute la durée de la conquête marsienne, vigilants, et cependant impuissants à rien empêcher.