La gueuse parfumée: Récits provençaux
The Project Gutenberg eBook of La gueuse parfumée: Récits provençaux
Title: La gueuse parfumée: Récits provençaux
Author: Paul Arène
Release date: November 13, 2019 [eBook #60680]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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| TABLE |
LA
GUEUSE PARFUMÉE
| EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 11, rue de Grenelle, 11 | |
| OUVRAGES DU MÊME AUTEUR | |
| PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER | |
| A 3 FR. 50 LE VOLUME | |
| Au bon Soleil, 2ᵉ mille. | 1 vol. |
| Paris Ingénu, 2ᵉ mille. | 1 vol. |
| Les Ogresses, 2ᵉ mille. | 1 vol. |
| La Gueuse parfumée, 4ᵉ mille. | 1 vol. |
Paris.—L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette—15579.
PAUL ARÈNE
LA
GUEUSE PARFUMÉE
RÉCITS PROVENÇAUX
JEAN DES FIGUES
LE TOR D’ENTRAŸS—LE CLOS DES AMES
LA MORT DE PAN
LE CANOT DES SIX CAPITAINES.
choses dans sa harangue: «La
Provence est fort pauvre, et
comme elle ne porte que des jasmins
et des orangers, on la peut
appeler une gueuse parfumée.»
Menagiana.
——
QUATRIÈME MILLE
——
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
——
1907
JEAN-DES-FIGUES
A ALPHONSE DAUDET.
I
LES FIGUES-FLEURS
Je vins au monde au pied d’un figuier, il y a vingt-cinq ans, un jour que les cigales chantaient et que les figues-fleurs, distillant leur goutte de miel, s’ouvraient au soleil et faisaient la perle. Voilà, certes, une jolie façon de naître, mais je n’y eus aucun mérite.
Aux cris que je poussais (ma mère ne se plaignit même pas, la sainte femme!), mon brave homme de père, qui moissonnait dans le haut du champ, accourut. Une source coulait là près, on me lava dans l’eau vive; ma mère, faute de langes, me roula tout nu dans son fichu rouge; mon père, afin que j’eusse plus chaud, prit, pour m’emmaillotter, une paire de chausses terreuses qui séchaient pendues aux branches du figuier; et comme le jour s’en allait avec le soleil, on mit sur le dos de notre âne Blanquet, par-dessus le bât, les deux grands sacs de sparterie tressée; ma mère s’assit dans l’un, mon père me posa dans l’autre en même temps qu’un panier de figues nouvelles, et c’est ainsi que je fis mon entrée à Canteperdrix, par le portail Saint-Jaume, au milieu des félicitations et des rires, accompagné de tous nos voisins que le soir chassait des champs comme nous, et perdu jusqu’au cou dans les larges feuilles fraîches dont on avait eu soin de recouvrir le panier. Le lit devait être doux, mais les figues furent un peu foulées. De ce jour, le surnom de Jean-des-Figues me resta, et jamais les gens de ma ville, tous dotés de surnoms comme moi, les Corbeau-blanc, les Saigne-flacon, les Mange-loup, les Platon, les Cicéron, les Loutres, les Martres et les Hirondelles ne m’ont appelé autrement.
Vous voyez que mon destin était des plus modestes et que je ne descendais, hélas! ni d’un notaire ni d’un conservateur des hypothèques, les deux grandes dignités de chez nous. Mais, quoique fils de paysans, et enveloppé pour premiers langes dans de vieilles chausses trouées et souillées de terre, je suis de race cependant. La petite ville de Canteperdrix, comme tant d’autres cités de notre coin du Midi, s’est gouvernée en république, ou peu s’en faut, entre son rocher, ses remparts et sa rivière, de temps immémorial jusqu’au règne de Louis XIV. Aussi bien,—et ce n’est pas l’héritage dont je remercie le moins ceux-là qui me l’ont gardé,—me suis-je trouvé être venu au monde avec la main fine et l’âme fière, ce qui par la suite me permit de porter des gants sans apprentissage et de n’avoir pas l’air trop humble devant personne: les deux grands secrets du savoir-vivre, à ce que j’ai cru deviner depuis.
D’ailleurs, en cherchant bien, qui est sûr de n’être pas un peu noble, dans un pays surtout où la marchandise anoblissait? Je suis noble, moi, tout comme un autre; un de mes aïeux, paraît-il, venu de Naples avec le roi René, apporta le premier l’arbre de grenade en Provence, et, sans remonter si loin, dans le pays on se souvient encore de Vincent-Petite-Épée, mon arrière-grand-père maternel. Que de fois n’ai-je pas entendu raconter son histoire! Dernier rejeton d’une illustre famille ruinée, Vincent, après mille aventures de mer et de garnison, possédait pour toute fortune, quelques années avant 1789, deux ou trois journées de vigne qu’il cultivait lui-même. Il les maria bravement avec trois ou quatre journées de pré que lui apportait en dot la fille d’un voisin. C’est ainsi que naquit ma grand’mère. Mais quoique devenu paysan, Vincent n’en continua pas moins à porter l’épée. Les gens qui le voyaient suivre son âne au bois en tenue de gentilhomme lui criaient:—«Bien le bonjour, Vincent l’Espazette!... Hé! Vincent, qu’allez-vous faire de ce grand sabre?» Et le bon Vincent répondait, sans paraître fâché de leurs plaisanteries:—«C’est pour couper des fagots, mes amis, pour couper des fagots!»
A un moment de ma vie, le plus heureux sans aucun doute, où je me sentais l’âme assez large pour toutes les vanités, il m’arriva, je le confesse, de prendre ma noblesse au sérieux. Pendant quelques mois le tailleur qui m’habillait s’honora d’habiller M. le chevalier Jean-des-Figues, et je me vois encore faisant étinceler au petit doigt de ma main gauche une bague d’or blasonnée qui portait d’azur à un tas de figues mûrissantes.
II
L’OREILLE GAUCHE DE BLANQUET
Je n’étais pas né, vous le voyez, pour faire un homme extraordinaire, et je cultiverais encore, comme mon père et mon grand-père l’ont cultivé, notre champ de la Cigalière, sans un accident qui m’arriva lorsque j’avais deux ans.
C’était vers la fin mars; après avoir, comme toujours, passé ses mois d’hiver dans son moulin d’huile de la Grand’Place, au milieu des jarres et des sacs d’olives, mon père, fermant les portes une fois le beau temps venu, avait repris les travaux des champs.
Nous partions avec l’aube tous les matins; ma mère, à pied suivant l’usage, me faisait marcher et tirait la chèvre; mon père allait devant, au trot de Blanquet, jambe de-çà, jambe de-là, le bout de ses souliers traînant par terre, et, porté ainsi par ce petit âne gris, vous l’eussiez dit à cheval sur un gros lièvre.
Excellent Blanquet! comme je l’aimais avec ses belles oreilles touffues et son long poil blanchi en maint endroit par le soleil, les coups de bâton et la rosée. Outre mon père, qui était lourd, les couffins de sparterie et le bât, on le chargeait toujours de quelque chose encore, sac de semence ou tronc d’amandier, sans compter la pioche luisante mise en travers sur son cou pelé. Mais toute cette charge ne l’empêchait pas de filer gaiement, et son grelot tintant à chaque pas faisait un bruit plus joyeux que mélancolique.
Nous arrivions au champ; mon père et ma mère, suivant la saison, se mettaient aux oliviers ou à la vigne; on déchargeait l’âne, on attachait la chèvre quelque part, et, comme je n’étais pas encore bien solide sur mes pieds, j’avais mission de rester près d’elle à lui tenir compagnie, regardant les lézards courir sur le mur de pierre sèche et voler les sauterelles couleur de coquelicot.
Dans l’après-midi, au gros de la chaleur, nous cherchions un peu d’ombre pour manger un morceau et dormir une demi-heure. Par malheur, la campagne de mon pays est une campagne où l’ombre est rare; aussi nos paysans ne font-ils pas de façons avec le soleil.
Je les vois encore par bandes de trois ou de quatre, couchés en rond sous l’ombre grêle d’un amandier; le pain de froment s’est durci à la chaleur et le vin a eu le temps de tiédir dans le petit fiasque garni de paille tressée; la terre brûle la culotte; l’amandier, de ses feuilles maigres, filtre le soleil comme un crible et fait à peine ombre sur le sol. Cela, néanmoins, paraît excellent aux braves gens, et c’est sans malice, si vous passez, qu’ils vous invitent à vous reposer un instant près d’eux,—«au bon frais!»
Mon père, qui avait des idées sur tout, imagina un meilleur système. Au beau milieu du champ tout blanc de soleil, il apportait une grosse pierre, y attachait l’âne, puis, jetant sa veste à terre, il s’asseyait dessus, tirait le dîner du bissac, et nous voilà tous les trois en train de faire notre repas à l’ombre de l’âne, mon père à côté de la grosse pierre, près de la tête de Blanquet par conséquent, ma mère un peu plus bas, vers la queue, et moi tranquille sous l’oreille gauche; l’ombre de l’oreille droite, d’aussi loin qu’on s’en souvienne, ayant toujours été réservée au fiasque de vin.
Le repas fini, on dormait un peu, chacun à sa place. Tout petit que j’étais, il me fallait faire comme les autres. A l’ombre de l’oreille de Blanquet, dans la chaleur assoupissante, je fermais les yeux béatement, puis je les rouvrais, et, sans rien dire, comme effrayé du bruyant silence de midi, je regardais le ciel luisant et tout en satin bleu, le soleil sur la campagne déserte, mon père et ma mère qui dormaient, Blanquet immobile près de sa pierre, et la chèvre mordant les bourgeons gourmands, debout contre le tronc d’un amandier. Puis le sommeil me reprenait et je fermais les yeux de nouveau. Alors je n’entendais plus que le tapage enragé des cigales, le cri de l’herbe brûlée par le soleil, le chant isolé de l’ortolan, le roulement lointain de la Durance, et, de temps en temps, le grelot de Blanquet tourmenté par les mouches.
Ah! Blanquet, le seul vrai sage que j’aie rencontré de ma vie, quelle mouche philosophique t’avait donc piqué, le jour où, contre ton habitude, tu remuas si fort l’oreille,—cette adorable oreille gauche, gris d’argent par dehors comme la feuille d’olivier, et garnie en dedans de belles touffes de poils fauves,—l’oreille à l’ombre de laquelle je dormais! Qui sait? les ânes ainsi que les hommes ont parfois leur moment de paresse sublime et de poésie. Face à face avec l’ardent paysage, peut-être remâchais-tu, en même temps qu’une bouchée d’herbe, quelque savoureuse théorie, et confondant ton être avec l’être universel, te roulais-tu dans le panthéisme comme dans une bonne et fraîche litière. Peut-être aussi, Blanquet, rêvais-tu plus doucement! car si ton crâne dur et tout bossué sous l’épaisseur du poil était d’un philosophe, ta lèvre gourmande, ton œil profond et noir étaient d’un poëte ou d’un amoureux; peut-être songeais-tu aux vertes idylles de ta jeunesse tout embaumées des senteurs du foin nouveau, et à cette folle petite bourrique de mon oncle, qui, lorsqu’on la menait au mas, te répondait de loin par-dessus la rivière.
Mais que la cause de ta distraction ait été la philosophie ou l’amour, je t’en prie, ô Blanquet! ne garde aucun remords au fond de ton âme d’âne. Comment t’en voudrais-je d’avoir une fois par hasard remué l’oreille, moi qui, dans le courant de ma vie, remuai l’oreille si souvent! Est-on d’ailleurs jamais sûr que ceci soit bonheur et cela malheur en ce monde? J’avoue pour mon compte qu’après y avoir réfléchi vingt-cinq ans, j’en suis encore à me demander si le brûlant rayon de soleil qui, par ton fait, m’est entré dans le cerveau, il faut le bénir ou m’en plaindre.
Donc, ce jour-là, Blanquet remua l’oreille, il la remua même si fort, qu’au lieu de dormir à son ombre, je dormis à côté une demi-heure durant, ma tête nue au grand soleil. Que vous dirai-je? je n’y voyais plus quand je m’éveillai; je trébuchais sur mes jambes comme une grive ivre de raisin, et il me semblait entendre chanter dans ma tête des millions, des milliards de cigales.—«Ah! mon pauvre enfant! il est perdu...» s’écriait ma mère.
Je n’en mourus pas cependant. A la ferme voisine, une vieille femme, avec des prières et un verre d’eau froide, me tira le rayon du cerveau. Vous connaissez le sortilége. Mais si bonne sorcière qu’elle fût, il paraît que le rayon ne sortit pas tout entier et qu’un morceau m’en resta dans la tête. Le pauvre Jean-des-Figues ne se guérit jamais bien de cette aventure; il en garda la raison un peu troublée et le cerveau plus chaud qu’il n’aurait fallu; et quand plus tard, déjà grand, je passais des heures entières à regarder l’eau couler ou à poursuivre des papillons bleus dans les roches:—«Il y a du soleil là-dedans,» disaient les paysans, «il restera ainsi!» Alors, d’entendre cela, ma mère pleurait, et mon père, se détournant bien vite, feignait de hausser les épaules.
III
SOUVENIRS D’ENFANCE.
En attendant, je ne faisais rien ou pas grand’chose de bon. Comment ai-je appris à lire? Je l’ignorerais encore si l’on ne m’avait dit que ce fut rue des Clastres, au troisième étage, dans l’ancien réfectoire d’un couvent, où M. Antoine, mort l’an passé, tenait son école, et j’ai besoin de descendre bien avant dans mes souvenirs pour retrouver la vague image—si vague, que parfois, elle me semble un rêve—d’une grande salle blanche et voûtée, pleine de bancs boiteux, de cartables et de tapage, avec un vieux bonhomme brandissant sa canne sur une estrade, et descendant parfois pour battre quelque pauvre petit diable ébouriffé, qui restait après cela des heures à pleurer en silence et à souffler sur ses doigts meurtris.
Un souvenir pourtant surnage entre toutes ces choses oubliées: le paravent de M. Antoine. Que de reconnaissance ne lui dois-je pas, à ce vénérable paravent déchiré aux angles, pour tant de merveilleux voyages qu’il me fit faire en imagination pendant l’ennui des longues classes! Car lui, le premier, m’ouvrit le monde du rêve et de la poésie; lui, le premier, m’apprit qu’il existait sur terre des pays plus beaux que Canteperdrix, d’autres maisons que nos maisons basses, et d’autres forêts que nos oliviers!
Il représentait, ce paravent, un flottant paysage aux couleurs ternies, encombré de jets d’eau, de châteaux en terrasse, de grands cerfs courant par les futaies, de paons dorés qui traînaient leur queue, et de hérons pensifs debout sur un pied, au milieu d’une touffe de glaïeuls. Et le joueur de flûte assis sous le portique d’un vieux temple, et la belle dame qui l’écoutait! Le joueur de flûte avait des jarretières roses, c’est de lui tout ce que je me rappelle, mais je trouvais la belle dame incomparablement belle dans sa longue robe de velours cramoisi et ses falbalas en point de Venise. Je m’imaginais quelquefois être le petit page qui venait derrière; je la suivais partout, au fond des allées, sous les charmilles; je ne pouvais me rassasier de la regarder.—Qui est cette belle dame? demandai-je un jour à M. Antoine, en rougissant sans savoir pourquoi. M. Antoine prit son air grave, et après avoir réfléchi:—Je ne connais pas le joueur de flûte, me répondit-il, mais la dame doit être madame de Pompadour. Madame de Pompadour! ce nom éclatant et doux, comme un sourire de favorite, ce nom amoureux et royal que je n’avais jamais entendu, produisit sur moi un effet extraordinaire. Madame de Pompadour! je ne songeai qu’à ce nom-là toute la nuit.
Sans madame de Pompadour, j’aurais été malheureux à l’école, mais sa gracieuse compagnie me faisait attendre avec patience l’heure où, les portes s’ouvrant enfin, nous prenions notre vol en liberté, mes amis et moi, vers tous les coins de Canteperdrix.
Personne, parmi tant de polissons fort érudits en ces matières, ne connaissait la ville et ses cachettes comme moi. Il n’y avait pas, dans tout le quartier du Rocher, un trou au mur, un brin d’herbe entre les pavés dont je ne fusse l’ami intime! Et quel quartier ce quartier du Rocher! Imaginez une vingtaine de rues en escaliers, taillées à pic, étroites, jonchées d’une épaisse litière de buis et de lavande sans laquelle le pied aurait glissé, et dégringolant les unes par-dessus les autres, comme dans un village arabe. De noires maisons en pierre froide les bordaient, si hautes qu’elles s’atteignaient presque par le sommet, laissant voir seulement une étroite bande de ciel, et si vieilles que sans les grands arceaux en ogive aussi vieux qu’elles qui enjambaient le pavé tous les dix pas, leurs façades n’auraient pas tenu en place et leurs toits seraient allés s’entre-baiser. Dans le langage du pays, ces rues s’appellent des andrônes. Quelquefois même, le terrain étant rare entre les remparts, une troisième maison était venue, Dieu sait quand! se poser par-dessus les arcs entre les deux premières; la rue alors passait dessous. C’étaient là les couverts, abri précieux pour polissonner les jours de pluie!
Nous descendions de temps en temps dans le quartier bas, aussi gai que le Rocher était sombre, avec ses rues bordées de jardinets et de petites maisons à un étage; mais nous préférions l’autre comme plus mystérieux. On était là les maîtres toute la journée, tant que nos pères restaient aux champs, jusqu’au moment où, le soir venu, la ville s’emplissait de monde, de femmes aux fenêtres, d’hommes qui quittaient leurs outils sur l’escalier, de gens qui dînaient assis dans la litière au milieu de la rue, pour profiter d’un reste de crépuscule, et de vieux attardés poussant leur âne: Arri! arri! bourriquet!
Ai-je assez couru dans les rues désertes! ai-je assez jeté de pierres contre la maison commune, où se balançaient, scellés au mur, les mesures et les poids confisqués jadis aux faux vendeurs! Quelle joie si on en ébranlait quelques-uns, car alors mesures et poids, se heurtant à grand bruit les jours de mistral, semaient sur la tête des passants, chose positivement comique, des plateaux rouillés et des poires en fer.
Ai-je, au péril de ma vie, déniché assez de pigeons dans les trous des tours, et dans les remparts tout dorés au printemps de violiers en fleur qui sentaient le miel! Pauvres vieux remparts, pauvres vieilles tours républicaines, ils ne nous défendent plus maintenant que de la tramontane et du vent marin; mais derrière eux, pendant mille ans, nos aïeux se maintinrent fiers et libres. Et dire qu’un avocat libéral voulut un jour les faire détruire; il les appelait dans son discours,—le misérable!—des monuments de l’odieuse féodalité.
Mais mon plus grand bonheur était encore l’hiver, au moulin d’huile, quand Blanquet, les yeux bandés, tournait la meule où s’écrasaient les olives, quand l’eau bouillait en grondant, et qu’on voyait à chaque coup de presse un long filet d’or s’écouler dans les bassins. Au milieu de l’âcre fumée, sous cette voûte, claire tout à coup puis subitement replongée dans l’ombre, à mesure que la lampe accrochée à la meule tournait, mon père allait et venait, luisant et ruisselant, entre les groupes oisifs; et ma mère, debout devant de grandes jarres de terre, écumait l’huile qui montait, jusqu’à ce que, tout recueilli, on lâchât l’eau jaune dans les enfers.
Moi, je restais dans mon coin assis sur les débris des olives pressées, rêvant d’une foule de choses inconnues, écoutant les paysans parler, leurs bons contes et leurs histoires, comprenant tout à demi et laissant à propos d’un rien ma pensée partir en voyage.
J’étais, comme on dit, un imaginaire; j’avais les goûts les plus singuliers, collectionnant, j’ignore dans quel dessein mal entrevu, des herbes, des insectes et des pierres bizarres. Ne rapportai-je pas un jour fort précieusement,—on faillit en mourir de rire à la maison,—certain fragment d’un vase fort peu précieux que je prenais pour une antiquité romaine! Mystère des cerveaux d’enfant! Quel intérêt pouvais-je trouver à l’archéologie, ignorant que j’étais comme un petit sauvage?
Mon père voulut pourtant essayer de m’apprendre un peu d’arboriculture; mais au bout de trois mois de leçons, m’ayant chargé de prendre des greffes sur des espaliers pour en greffer des sauvageons, j’eus une distraction et j’entai, autant qu’il m’en souvient, les pousses des sauvageons sur les bons arbres. Pour le coup, il désespéra de moi, et voyant que je ne pourrais jamais faire un paysan, sur les conseils d’un sien parent qui était abbé, il m’envoya droit au collége, moi, les vases étrusques et madame de Pompadour.
IV
L’AME DE MON COUSIN
Maudisse le collége qui voudra! ce nom exécré ne me rappelle que longues courses dans les champs et souvenirs de haies fleuries. Ici, comme à l’école, le froid mortel des classes a glissé sur moi et ne m’a point pénétré, pareil à la goutte de pluie qui tombe et roule, sans le mouiller, sur le plumage lustré des hirondelles.
Quatre heures d’ennui par jour! Qu’est-ce que cela quand on tient dans son pupitre d’écolier la clef d’or qui ouvre la porte des rêves?... Quatre heures... Puis, nous nous en allions, non plus dans les sombres ruelles de la ville, mais à travers prés, à travers combes, jusqu’à ce qu’on s’arrêtât en quelque endroit bien à notre gré pour y traduire Horace et Virgile, couchés dans l’herbe.
Depuis ce temps, Horace et Virgile, et les impressions de mon enfance, et les choses de mon pays, tout se mêle et tout se confond. Vieux chênes verts que je prenais pour le hêtre large étendu des bergeries latines; petit pont sonore sous lequel j’ai tant rêvé, retentissant tout le jour des bruits de la grand’route qu’il porte, de la musique des grelots, du battement régulier des lourdes charrettes et de la voix rauque des paysans; maigres ruisseaux roulant des blocs l’hiver, presque à sec l’été, mais dont le léger bruit en tombant dans les rochers altérés sonnait harmonieux à notre oreille ainsi qu’un son de flûte antique; lointains souvenirs, paysages demi-effacés, je n’ai pour les faire revivre qu’à ouvrir deux livres bien jaunis et bien usés, les Géorgiques ou les Odes. Il y a là des fragments d’idylle, où vous ne verriez rien et qui sont pour moi un coin de vallon; des strophes entre les vers desquelles j’aperçois encore, comme entre les branches d’un buisson, le nid de merles que je découvris une après-midi en levant mes yeux de sur mon Horace; des odes qui veulent dire un sommeil à l’ombre et dont moi seul je sais le sens. Est-ce dans Virgile, est-ce dans Horace tout cela? Certes je l’ignore! Libre à vous de jeter au feu ces vieux livres, si vous ne trouvez pas entre leurs feuillets les fleurs desséchées de votre enfance, et si derrière les saules virgiliens, au lieu des blanches épaules de quelque Galathée rustique, vous apparaît pour tout souvenir la tête furieuse de votre premier maître d’études.
A cette époque, je faisais des vers, mais des vers latins comme Jean Second, le cardinal Bembo et le divin Sannazar; j’ai même retrouvé, il n’y a pas six mois, un petit cahier soigneusement calligraphié, avec ce titre en lettres romaines:
JOHANNIS FICULEI
OPERA QUÆ SUPERSUNT
Quæ supersunt! comprenez-vous? Ce qui reste, ce qui a surnagé des œuvres perdues de Jean-des-Figues. Quæ supersunt, comme pour Térence ou Plaute et les fragments mutilés de Tacite. Opera simplement eût été trop simple; mais, Opera quæ supersunt!
Et, voyez le destin! ce titre naïf qui vous fait sourire se trouva être juste en fin de compte. Jean-des-Figues n’acheva jamais de calligraphier son volume; bien des strophes, bien des hexamètres restés en feuilles volantes se perdirent, et l’œuvre latine de Jean-des-Figues n’arrivera, hélas! que très-incomplète aux siècles futurs: Johannis Ficulei opera quæ supersunt.
C’est qu’au milieu de mes travaux littéraires, une pensée était venue tout à coup troubler la tranquillité de mon âme. César, à vingt ans, pleurait de n’avoir encore rien conquis; je venais de m’apercevoir avec terreur que moi Jean-des-Figues l’ensoleillé, je n’étais pas amoureux encore et que j’allais prendre mes quinze ans aux pastèques.
Amoureux à quinze ans! c’était précoce; aussi cette belle idée d’être amoureux ne me vint-elle pas ainsi toute seule.
Et, à ce propos, qu’il me soit permis d’exprimer, sans sotte vanité comme sans fausse modestie, l’admiration profonde dont je me sens pénétré toutes les fois que, réfléchissant sur ma propre destinée, je considère les soins minutieux et les peines infinies que la nature doit prendre quand elle veut convenablement fêler un cerveau.—«L’homme s’agite et Dieu se promène,» a dit quelqu’un qui croyait être un grand philosophe ce jour-là. Dieu peut se promener quand un sage est en train de naître. Tout en effet dès la première divine chiquenaude étant ici-bas logiquement combiné, le fonctionnement régulier des forces doit fatalement, et sans qu’aucune volonté supérieure s’en mêle, créer une tête régulière, solide, carrée, pondérée, où tout est à sa place comme dans une maison bien gouvernée, une tête de sage, la tête de Socrate ou de Franklin. Mais si Dieu prétend, avec cette tête de sage, faire une tête de fou; s’il veut, dans cette épaisse boîte où la sagesse tient son onguent, ouvrir l’imperceptible fissure par où se glissera la fantaisie, il faut bien alors que ce Dieu—fût-il insoucieux de nous comme les grands olympiens de Lucrèce—interrompe un instant sa promenade pour donner au crâne, sur l’endroit précis, le petit coup de marteau. C’est pourquoi les cerveaux fous, et le mien en particulier, me font croire à la Providence.
J’eus besoin, moi, de deux coups de marteau. J’avais reçu le premier bien jeune; mais le ciel, dans sa bienveillance, m’en tenait un second réservé.
Ah! Blanquet!... Ah! cousin Mitre!...
Je ne saurais maintenant séparer votre souvenir; car toi, Blanquet, tu commenças l’œuvre en remuant l’oreille au soleil, et vous, Mitre, vous l’achevâtes, le jour où, servant, sans le savoir, les desseins que les dieux avaient sur moi, il vous plut d’abandonner au fond d’un galetas votre malle maudite et bénie!
Elle était dans la maison, cette malle, l’objet d’une religieuse terreur. Toujours inquiétante, toujours fermée, on l’avait reléguée au plus-haut, sous les combles, pêle-mêle avec les buffets vermoulus, les tableaux sans cadre et les vieux fauteuils hors d’usage. C’était la malle du pauvre Mitre... Quant au pauvre Mitre, que nous nommions toujours ainsi suivant le touchant usage adopté pour les morts, c’était le pauvre Mitre, voilà tout. Il était mort jeune, il avait dû faire des sottises, on ne parlait de lui et de sa malle qu’avec des airs mystérieux.
Qu’y avait-il donc dans cette malle? Je restais quelquefois des heures à la regarder, partagé entre le désir de savoir et la crainte. Un matin, pourtant, je l’ouvris—on m’avait laissé seul à la maison,—je l’ouvris, le cœur palpitant et la main tremblante... Que de choses, grands dieux, j’y trouvai!
C’était, dans un fouillis de vieux journaux et de manuscrits inachevés:
Une pipe turque et sa blague,
Trois romans et cinq volumes de poésie,
Un miroir à main,
Un pistolet,
Une lime à ongles,
Un gant mignon qui sentait l’ambre,
Une liasse de lettres d’amour,
Un portrait de femme dans une pantoufle,
Et un oiseau-mouche empaillé!
De tout le jour, je ne quittai pas mes trésors, lisant les journaux, feuilletant les livres, dénouant, que l’ombre de Mitre me pardonne! le ruban fané qui retenait les lettres d’amour; regardant, pour échapper à l’émotion, le miroir à main, le pistolet et la pipe, symboles d’une vie d’aventures et de poésie; puis revenant aux lettres d’amour, au gant, à la pantoufle, à la dame. Il n’était pas jusqu’au petit oiseau bleu et or, dont la présence au milieu de ces bagatelles parfumées ne m’attendrît. Je lui devinais là je ne sais quelle signification amoureusement et douloureusement ironique.
J’appris en une heure, ce matin, des secrets que la vie aurait mis quelques bonnes années à m’apprendre, et j’y laissai, ou peu s’en faut, le grain de raison qui me restait. Quoi! il y avait au monde d’autres poëtes qu’Horace et Virgile? La poésie reverdissait donc aussitôt fanée, comme les fleurs, ces riens éternels qui ne font que naître et mourir?
Les romans, les journaux me parlaient de Paris, de la gloire. C’est peut-être là, me disais-je, le paradis entrevu dont je rêvais toujours! Alors, dans la naïveté de mon imagination, je me figurais une vie supérieure, inaccessible, vie de génies et de demi-dieux, et, pareil au petit Bédouin venu à la ville par hasard, qui rôde émerveillé autour du palais des kalifes, je devinais derrière ces murs tant de jardins embaumés et de salles merveilleuses, que je n’osais pas même concevoir l’idée, le désir d’y pénétrer jamais.
Je relisais, pour me consoler, les sonnets du pauvre Mitre, tous incomplets, hélas! comme sa vie; et ces lettres d’amour, signées d’un nom de femme, ces lettres que je ne comprenais qu’à demi, mais dont les lignes pâlies, l’encre déjà presque effacée me brûlaient les yeux, tant elles semblaient étinceler, quand une idée humiliante me vint: j’avais quinze ans et je n’étais pas amoureux! Un immense besoin d’aimer, d’aimer n’importe qui, s’empara de moi tout à coup, et, honteux d’avoir attendu si tard, je demandai tout bas pardon au pauvre Mitre.
Pauvre Mitre! pauvre cousin Mitre! vous étiez mort à seize ans, trop tôt pour accomplir vos rêves; mais dormez en paix au cimetière, cousin Mitre qui me ressembliez! Jean-des-Figues n’aura pas été un héritier trop indigne, et les folies que vous n’avez pu faire, je les ai toutes faites pour vous. Parfois même, cousin Mitre, il me semble que je suis vous, que vous êtes moi! Et, dans mes jours de philosophie, il m’arrive de m’attendrir autant que je le ferais pour moi-même, sur le sort de ce pauvre cousin mort avant l’âge, laissant enfermée dans sa malle, comme Pedro Garcias sous la dalle de son tombeau, son âme, sa pauvre âme malade que je sentis se glisser furtive au dedans de moi, le jour où, sous les tuiles d’un galetas plein de rayons dansants et de poussière d’or, je soulevai, tremblant de peur, le poudreux couvercle qui la retenait prisonnière.
V
OU SCARAMOUCHE ABOIE
Je m’étais juré, le matin, d’être amoureux. Je tenais mon amour le soir même. Voici comment la chose se passa:
Depuis quelques temps, le but choisi de mes promenades, ma solitude entre toutes aimée était les ruines du château de Palestine à trois quarts de lieue de la ville. C’est là... mais ne vous effrayez point à ces mots de ruines, nous ne parlerons ni d’oubliettes, ni de tour du Nord, les ruines dont il s’agit étant des ruines toutes neuves.
M. le marquis achevait à peine de bâtir son château en joli style rocaille et les ouvriers sculptaient le dernier violon sur le dernier trumeau, quand la révolution arriva. Cette tempête s’amusa à briser ce joujou. La mignonne bonbonnière fut démolie comme la Bastille. On saccagea, le peuple qui souffre est sans pitié! les charmilles du jardin, le temple de l’Amour, le bosquet de roses; on jeta par les fenêtres les meubles de Boule et les dessus de porte de Boucher; on pénétra, ô sacrilége! dans le boudoir bleu clair de la marquise; on brisa les cristaux de Bohême et les porcelaines de Saxe; le verger fut détruit, la garenne bouleversée, des nuages de poudre à la maréchale s’envolèrent dispersés aux quatre vents du ciel, et le soir, sur la place du village, tandis que Palestine brûlait, trois cents vénérables bouteilles de vin des Mées, trouvées dans les caves, arrosaient à plein goulot l’arbre de la liberté!
Personne n’inquiéta le marquis. A part son marquisat, c’était le meilleur des hommes. Mais sa fille, qui avait seize ans à peine, mourut de chagrin et de saisissement en voyant détruites sous ses yeux tant de belles choses qu’elle aimait; et depuis, disent les gens, elle revenait la nuit, en robe de marquise, traînant nonchalamment ses petites mules de soie sur les terrasses envahies de lavandes, et s’accoudant comme jadis, pour voir lever la lune, sur les grands balustres moussus qui s’en vont pierre à pierre. Dans nos heureux pays du Midi, où jamais ne régna une bien dure féodalité, le peuple ne se souvient guère de plus loin que Louis XV; il confond volontiers madame de Ganges et la reine Jeanne; les bergers de ses noëls portent galamment le tricorne enrubanné, et les fantômes de ses légendes, au lieu de la classique odeur de soufre, laissent toujours derrière eux un vague parfum d’ambre et d’iris.
Palestine était bien le cadre qui convenait à ce galant fantastique. Une douce et large pente s’enroulant autour du mamelon boisé sur lequel le château fut bâti, avait autrefois permis aux carrosses d’arriver en trottant jusqu’à la plate-forme. Le chemin abandonné montait toujours à travers les arbres, seulement son gravier s’était gazonné comme une pelouse, et de nombreux lapins, friands d’herbe menue, y trottaient seuls en place des carrosses armoriés.
Du côté du nord cependant la colline vous avait un air assez farouche pour faire impression sur un cerveau d’écolier. Des murs brûlés, une porte de chapelle, partout de grands rochers debout dans la mousse et les buis, et çà et là quelques chênes d’une tournure féodale. Mais quelle surprise quand, la route tournant une dernière fois et sortant brusquement de sous les arbres, on se trouvait sur la terrasse, devant le grand portail d’honneur, neuf encore et déjà ruiné, avec le petit amour manchot qui, de son unique main, soutenait une moitié d’écusson.
On apercevait de cet endroit la Provence à perte de vue, et tout le long de la colline jusqu’au village tapi en bas, ce n’étaient plus, comme sur le versant nord, des chênes blancs, des rochers ou des buis, mais des champs de blé, de beaux oliviers debout au soleil sur leurs buttes, des genêts d’Espagne dans les coins abrités, et juste au-dessous de la terrasse, au milieu des parterres bouleversés et des haies redevenues sauvages, de grands rosiers, les rosiers de la marquise, qui avaient continué de fleurir là.
Comme j’étais resté fort longtemps à considérer les pipes de mon cousin et ses pantoufles, le soir tombait quand nous arrivâmes, Scaramouche et moi, sur la terrasse de Palestine.
Scaramouche était un petit épagneul tout de noir vêtu, avec une paire de lunettes couleur de braise. Nos paysans de Canteperdrix n’aiment pas les chiens, animal, disent-ils, qui mange beaucoup et ne fait guère; mais je passais pour fou, et mon père, au grand scandale du quartier, avait cru devoir, en cette occasion, me laisser satisfaire ma folie.
Je m’assis donc sur l’herbe pour réfléchir à mes projets d’amour. Scaramouche, lui, préféra se livrer aux plaisirs de la chasse, courant sus d’une égale ardeur aux troncs d’arbres et aux papillons de nuit. On ne voyait plus le soleil, mais tout un côté du ciel restait rouge. La lune, pâle encore au milieu des mourantes clartés du jour, devenait à chaque instant plus visible; c’était l’heure du crépuscule, si charmante aux champs, quand les oiseaux attardés descendant par vols dans les branches et les rainettes commençant leur chanson, le silence se fait là-haut, tandis que plus bas, tout près de terre, la verdure et les bois pleins de chants étouffés et de bruits d’ailes préludent vaguement aux musiques de la nuit.
A quelques pas de moi, appuyée sur les balustres de la terrasse, je distinguai une forme blanche. N’était-ce pas elle, la marquise, avec sa robe au fin corsage et ses cheveux longs dénoués? Il me sembla la reconnaître et, en cherchant bien dans mes souvenirs, je découvris que son profil, ses cheveux en vapeur d’or, son galant costume et sa taille rappelaient à s’y méprendre la belle dame du paravent. Elle rêvait en regardant ses roses.
Voilà que tout à coup ce brigand de Scaramouche tombe à l’arrêt d’un grillon; le grillon se met à chanter, Scaramouche aboie, et l’apparition effrayée fuit bien vite en essuyant une larme. Par bonheur la nuit arrivait, et le pan de mur sous lequel je me trouvais faisait déjà ombre au clair de lune. La marquise m’aurait infailliblement aperçu sans cela. Elle passa si près, si près de moi, que le frisson parfumé de sa robe fit flotter mes cheveux et caressa mes lèvres. Mais, chose singulière, tout écolier que j’étais, je n’en eus pas trop de peur.
Elle s’en allait, je n’osai pas la suivre; j’osais à peine marcher sur la lavande que ses pieds avaient effleurée, et quand je redescendis vers la grande route par le chemin seigneurial, plus sombre maintenant malgré un peu de ciel clair qu’on voyait luire entre les arbres, je me sentais au cœur je ne sais quel mélange de tristesse et de contentement.
Arrivé en bas, il était nuit tout à fait. L’une après l’autre, en même temps que les étoiles s’ouvraient au ciel, on voyait s’allumer les étroites fenêtres du village. Devant la maison neuve qu’il s’était bâtie, maître Cabridens, le propriétaire de Palestine, attelait son cheval, et maugréait, embrouillant ses harnais dans l’ombre. Il me pria de lui donner un coup de main; puis, quand ce fut fini: «Reine! s’écria-t-il, pressons-nous, on doit nous attendre depuis une heure.» Reine!... le nom de la dame aux lettres d’amour. Une voix claire répondit qui me remua le cœur autant que ce nom de Reine l’avait remué, et la porte s’ouvrant, je vis apparaître sur le seuil illuminé, devinez qui? ma vision de la terrasse, madame de Pompadour en robe blanche, ou, pour dire la vérité, mademoiselle Reine Cabridens, arrivée du couvent le jour même. Madame de Pompadour tenait à la main un bouquet d’artichauts... De voir cela, l’émotion de Jean-des-Figues fut telle qu’en voulant se ranger, il marcha sur la patte du brave Scaramouche. Le brave Scaramouche aboya, mademoiselle Reine le reconnut, et, devinant sans doute que son maître venait d’être l’involontaire témoin des larmes qu’elle avait versées, elle baissa les yeux en rougissant. Quand je revins à moi, la porte s’était refermée, et le fanal de la voiture s’éloignait en courant dans la nuit.
«Eh bien, cousin Mitre, m’écriai-je, ai-je renvoyé loin de tomber amoureux!» J’étais au comble de l’exaltation. Un point cependant me chagrinait, un point sans plus: N’était-ce pas cet effronté Scaramouche la cause première de mon amour, le magicien qui avait fait se rencontrer mes regards et ceux de Reine? Scaramouche, avec ses lunettes de feu, ne me paraissait pas suffisamment poétique: j’eusse préféré un Selam à la mode arabe, une fleur jetée ou bien un ruban perdu.
VI
UN PEU DE PHYSIOLOGIE
Maître Cabridens (Tullius), père de mademoiselle Reine, remplissait tout Canteperdrix de son imposante personnalité, et ce n’est point là, vous allez le voir, une simple image de rhétorique. Au propre comme au figuré, maître Cabridens était un homme considérable, le type du gros propriétaire, titre dont il se faisait honneur. Quand maître Cabridens s’en allait par les rues, le chapeau à la main, suant à gouttes comme un pot de grès, et poussant de majestueux soupirs, on eût dit qu’il portait sur lui tous ses domaines: bois, fermes, prés et clos, garennes et défends, terres arables et labourables! Entre nous, je crois positivement qu’il les portait. Il y a comme cela des gens si gros que, dépouillés de tout, ils seraient encore riches; des gens qu’il faudrait maigrir si vous vouliez les ruiner, et maître Cabridens était de ces gens-là.
D’ailleurs, comment aurait-il fait, s’il eût été moins gros, ce gros homme! pour contenir à lui seul tant de science? Membre de plusieurs sociétés savantes et correspondant d’une foule d’instituts, maître Cabridens, en vertu d’aptitudes inexpliquées, présidait indifféremment un tournoi poétique ou bien un comice agricole, et réunissait dans le même amour l’étude des antiquités romaines et l’élevage des poules cochinchinoises, la question des terrains tertiaires et celle de l’origine du sonnet, la pisciculture et la jurisprudence, les belles-lettres et la pomologie. Toute science lui était bonne, pourvu qu’elle fût prétexte à société savante et à réunion de gala. Aussi passait-il pour un grand homme dans Canteperdrix!—«Tullius est universel,» disaient ses intimes amis avec une familiarité respectueuse. Ajoutez que Tullius était fou de champignons. Une fois, à la table du préfet, il mit l’eau à la bouche de tout le conseil général en discourant une heure durant sur les morilles, les bolets, les nez de chat et les oronges. Avant que Reine fût au monde, bien souvent, martyr volontaire, il avait affronté l’empoisonnement et la mort pour expérimenter quelque variété douteuse. Les imprudences de maître Cabridens étaient célèbres. Mais, depuis la venue de Reine, il avait renoncé à ces dangereux plaisirs; un père se doit à ses enfants! S’il adorait les champignons, en revanche, il ne pouvait souffrir les poëtes provençaux:—«Des gens, disait-il avec le tranquille dédain commun aux grands hommes et aux gros hommes, des gens qui écrivent en patois et ne sont membres de rien!»
Serez-vous étonné, maintenant, qu’après vingt ans de mariage madame Cabridens fût encore amoureuse de son mari, et qu’elle portât pour lui plaire des châles aveuglants rouges comme ses joues? Maigre autrefois, madame Cabridens avait pris de l’embonpoint par le voisinage; elle était plutôt laide que jolie, mais on la trouvait distinguée à Canteperdrix, parce que ayant été élevée avec des filles de comtes et ducs dans un couvent aristocratique où sa tante était supérieure, et n’étant plus depuis sortie de Canteperdrix, elle gardait encore, à quarante ans, les petites mines et les façons précieuses des pensionnaires, qu’elle s’imaginait être les vraies manières des grandes dames.
Madame Cabridens...
Arrivé à cet endroit de mes mémoires, une réflexion m’est venue:—Quoi! Jean-des-Figues, me suis-je dit, tu prétends rapporter des aventures véridiques, aussi dignes de foi que paroles d’évangile, et voici que dès le sixième chapitre tu racontes tout simplement, sans préparation aucune et comme la chose la plus naturelle du monde, que mademoiselle Reine possédait toutes les grâces, et qu’elle était pourtant fille de monsieur et madame Cabridens! Autant soutenir que deux dindons en ménage ont pondu et couvé un bel oiseau du paradis, autant avouer tout de suite que ta Reine rentre dans la catégorie de ces héroïnes sans réalité, fabriquées d’un flocon de brouillard et d’une goutte de rosée par quelques cerveaux creux fort ignorants des lois de la physiologie.
—Mais cependant...—Il n’y a pas de cependant qui tienne; n’as-tu donc jamais vu la chambre de dissection du véritable romancier moderne? Et son tablier sanglant, et ses manches relevées, et ses scalpels luisants, et ses trousses ouvertes, et les petits flacons étiquetés, pleins de fiel, de sang et de bile, qu’il regarde curieusement à travers le soleil?
Nous ne sommes plus au temps, Dieu merci, où, pour créer des figures immortelles, un peu d’esprit et de fantaisie suffisaient; où l’homme de qualité, qui écrivait ses mémoires, donnait sa maîtresse telle quelle, se bornant, pour tout renseignement physiologique, à dire la nuance de ses yeux, et si elle avait les cheveux blonds ou bruns. On tolérait cela autrefois; aujourd’hui la science a marché, nous avons la muse Médecine, et si l’abbé Prévost revenait au monde, il faudrait bien qu’il établît que le tempérament du chevalier était lymphatico-bilieux, et qu’il étudiât les caprices de Manon dans leurs rapports avec les variations de la lune!
Le cas était grave. Comment accrocher dans mon œuvre le fin profil de mademoiselle Reine, entre les deux pleines lunes flamandes de M. et madame Cabridens? Comment soutenir que ce lis avait fleuri sans miracle au milieu d’un carré de choux! Si encore on avait pu faire entendre... Mais non, la vertu de madame Cabridens était, pour mon malheur, à l’abri de tout soupçon.
Fallait-il donc mentir par respect de la vérité physiologique? imprimer que mademoiselle Reine, ma Reine si jolie! était laide, ou, d’un mensonge plus audacieux encore, soutenir que M. Cabridens était l’arbitre des élégances et madame Cabridens belle comme les amours?
Je préférais, certes, laisser là le récit de mes aventures, et peut-être le récit que vous lisez serait-il resté en chemin comme mes œuvres latines et les sonnets du cousin Mitre, si un petit fait que j’avais à peine remarqué autrefois, me revenant un jour à la mémoire, n’eût illuminé tout à coup d’une vive clarté le mystère qui causait mon désespoir.
La vertu de madame Cabridens, nous l’avons dit et nous ne saurions nous en dédire, était à l’abri de tout soupçon. Non! jamais féminine infidélité ne raya d’une barre de bâtardise les panonceaux de l’étude Cabridens. Mais les infidélités à peine conscientes de l’esprit, les amours buissonnières de l’imagination, qui donc pourrait répondre d’elles? Or, précisément, je venais de me rappeler... (pardonnez-moi, ô mademoiselle Reine! d’entre-bâiller ainsi d’une main peu discrète la porte de la chambre où vous êtes née; mon pauvre cœur d’amoureux en saigne, mais la physiologie a ses tristes nécessités. D’ailleurs, n’ai-je pas pour excuse l’exemple de ce bon Tristan-Shandy, qui, résolu, selon qu’Horace le recommande, à prendre toutes choses ab ovo, commence l’histoire de sa vie en soulevant légèrement les longs rideaux drapés de l’alcôve paternelle?)... je venais de me rappeler, disais-je, qu’entre autres récits qu’ils aimaient à me faire, M. et madame Cabridens s’arrêtaient l’un et l’autre avec une remarquable complaisance sur certaine représentation théâtrale qui, vers les premiers temps de leur mariage, avait mis tout Canteperdrix en émoi.
Que de fois M. Cabridens ne m’avait-il pas raconté cet événement dans ses moindres détails: d’où venaient les comédiens, pour quelles raisons ils s’étaient arrêtés, et comment, grâce à l’obligeance du capitaine commandant la place, qui mit quinze de ses soldats à la disposition du directeur, on put, du matin au soir, transformer en salle de spectacle une petite église abandonnée qui servait de grange. Et quels acteurs, et quelle pièce, on ne voyait pas mieux à Paris!—«C’était, si je ne me trompe, vers 1846,» disait M. Cabridens.—«A la fin d’avril, reprenait madame, un peu moins de dix mois avant la naissance de Reine; je me souviens bien de la date.»
Après seize ans, leur admiration restait chaude comme au premier jour, et c’est avec la naïveté d’une passion qui s’ignore, que M. Cabridens parlait de l’incomparable héroïne de ce drame romantique, Marion, Tisbé ou Diane de Poitiers; tandis que madame Cabridens, rouge à ce lointain souvenir, et penchée sur son ouvrage en tapisserie, célébrait la haute prestance, l’air magnifique et la belle grâce du héros.
J’ai vu, suspendus au mur de la chambre bleue, les portraits de l’acteur et de l’actrice en costume de théâtre, et à mesure que toutes ces vagues impressions reviennent plus claires à mon esprit, je m’étonne de ne pas avoir remarqué plus tôt, entre Reine et ces deux portraits, je ne sais quel air de ressemblance. O puissance du beau! il a donc suffi pour créer la plus idéale des créatures, d’une goutte de poésie tombée un soir dans deux cœurs bourgeois!
M. et madame Cabridens m’en voudront peut-être d’avoir révélé au monde la mutuelle infidélité, infidélité tout idéale heureusement, dont ils furent tous deux, au même moment, à la fois coupables et victimes; mais voilà ce que c’est de trop regarder les princesses de théâtre, monsieur! et de considérer avec tant d’attention les beaux jeunes gens en justaucorps, madame! D’amoureuses et condamnables visions durent évidemment, cette nuit-là, voltiger autour des chastes rideaux de l’alcôve conjugale, et pour moi, ô ma Reine si blonde et si belle! ce n’est point du bon monsieur et de la grosse madame Cabridens que tu es fille, mais la fille idéale de cette princesse en robe brodée de perles et de ce héros inconnu!
Maintenant que voilà tout le mystère dûment et physiologiquement expliqué, M. Taine me permettra de continuer mon histoire.
VII
CANTAPERDIX CIVITAS
Voir Reine passer quand elle allait à la promenade, rôder le soir sous ses fenêtres pour dérober, vol bien pardonnable! quelques accords de son piano, quelques notes de sa voix, et frôler sa robe en passant, les jours de grand’messe, voilà quelles furent longtemps toutes mes joies. Reine, paraît-il, trouvait en moi, quoique je n’eusse éperons ni moustaches, l’idéal rêvé sous les marronniers de la cour des grandes à Valfleury, et ne laissait aucune occasion de me jeter, avec la tranquille audace des pensionnaires qui ne savent ce qu’elles font, des regards, oh! mais des regards à nous brûler les paupières. Ces jolis riens et les vers que je rimai nous suffirent pendant plus d’un an. Mon amour était du naturel des cigales qui vivent de rosée et de chansons.
Il le fallait bien. N’eût-ce pas été folie à moi Jean-des-Figues, paysan et fils de paysans, de vouloir pénétrer dans la maison Cabridens, la plus importante, sans contredit, des dix-sept maisons du Cimetière Vieux, place où, de temps immémorial, logeait l’aristocratie cantoperdicienne?
Discrètes et silencieuses comme des églises, ces maisons restaient toujours fermées. De temps en temps, un bourgeois ou quelque servante en sortait, puis la lourde porte se refermait aussitôt ouverte, et si quelqu’un eût été là, c’est à peine s’il aurait pu entrevoir un grand vestibule tout blanc, des tableaux, et la boule en cuivre d’une rampe. Mais à part les habitants des dix-sept maisons, personne ne passait guère sur cette place, où tout le long du jour on n’entendait que le bruit mélancolique de la fontaine, la causerie des dames qui travaillaient là comme chez elles, assises par groupes sous un platane, et quelquefois, vers trois heures, la voix de mademoiselle Reine qui prenait sa leçon de piano.
En arrivant on remarquait d’abord la maison Cabridens, à cause de ses panonceaux étincelants et de son éteignoir en pierre curieusement sculptée. Cet éteignoir monumental, planté dans le mur, à côté de la porte, était une des curiosités de la ville. Autrefois, disait-on, du temps des seigneurs, toutes les maisons nobles avaient un éteignoir pareil où les valets de pied éteignaient les torches. Or, quoi qu’on sût parfaitement que maître Cabridens avait acheté la maison depuis quinze ans à peine, d’un vieux gentilhomme ruiné, la possession de cet éteignoir n’en jetait pas moins sur lui, aux yeux de ses concitoyens, un vague reflet d’aristocratie, et maître Cabridens disait nous autres, sans faire rire, quand il causait politique avec le vicomte Ripert de Chateauripert son voisin, un homme charmant qui avait le seul défaut, défaut gênant, il est vrai, pour les odorats sensibles, d’aimer trop les bécasses et d’en porter toujours quelqu’une, afin de hâter sa maturité, dans la poche de sa redingote. Tout le monde, d’ailleurs, pardonnait cette manie au bon vicomte, en considération de son dévouement à la branche aînée.
Pourtant, ce qui m’intimidait le plus, ce n’était ni l’inquiétante solitude de la place, ni l’éteignoir de pierre, ni les panonceaux accolés; ce qui m’intimidait par-dessus tout, c’était la façon qu’avait maître Cabridens de fermer sa porte: de quel air majestueux il en tirait à lui la poignée, tournait deux fois la clef et la fourrait dans sa poche en promenant sur tout le Cimetière Vieux un regard circulaire où l’orgueil se mêlait à une bienveillante compassion.
Ce n’est pas un pauvre diable de paysan comme mon père, ou quelque artisan de la grand’rue, qui aurait fermé sa porte avec cette noblesse-là! Fermer notre porte en plein jour, et pourquoi faire? je vous le demande! Qu’aurions-nous eu à défendre ou à cacher?
Maître Cabridens, au contraire, semblait dire en fermant sa porte:
—J’ai là-dedans mon paradis bourgeois où, si je veux, personne n’entre; j’ai là ma femme qui m’aime, ma fille qui est belle, mes meubles auxquels je suis habitué; j’ai là ma fortune, mon repos, mon bonheur, ma paresse, mon génie, et vingt générations se sont tuées de travail jusqu’à mon père, pour que je pusse un jour, au nom de ma race tout entière, fermer ma porte comme je la ferme aujourd’hui.
Le fait est que cette diablesse de porte-là avait l’air deux fois plus fermée que les autres. Et cependant, toute fermée qu’elle fût, elle allait s’ouvrir devant Jean-des-Figues.
Mon père profitait des premiers beaux jours pour défricher un coin de terrain à notre champ de la Cigalière. «Ce travail donne une peine du diable, disait-il un soir au souper, j’ai défoncé à peine trois cannes de terre, et j’ai déjà brûlé de la marjolaine et du gramen haut comme ça! Puis, cherchant quelque chose dans son gousset: Tiens, Jean-des-Figues, l’homme aux vases, voilà pour toi; ce doit être romain.» Et le brave homme jeta sur la table une pièce d’argent large et mince, encore toute jaune de terre. Il n’est pas rare chez nous de trouver ainsi, en piochant ou en labourant, des monnaies romaines enfouies, et bien souvent, l’hiver, le long des remparts, j’ai vu un camarade se servir sans respect, pour jouer au bouchon, du bronze si commun de la colonie de Nîmes avec les deux têtes d’empereur et le crocodile enchaîné que nous appelions une Tarasque.
Cette fois pourtant, il ne s’agissait point d’une pièce romaine, quoi qu’en pensât mon père, plus fort en agriculture qu’en numismatique, mais d’une pièce bien autrement curieuse, d’une pièce inconnue, inespérée, unique, d’une pièce dont le savant et vénérable historien de Canteperdrix, l’ami d’A. Thierry et de Ch. Nodier, M. de La Plane, n’avait pu soupçonner l’existence, d’une pièce, enfin, sur la face de laquelle je lus facilement, malgré la rouille et la terre séchée: CANTAPERDIX CIVITAS! Sur le revers, au milieu de lettres presque effacées que je ne déchiffrai point, on distinguait, armes parlantes de la ville, une bartavelle qui chantait dans un champ de blé.
La découverte de cette médaille prit les proportions d’un événement. Ainsi, dans un temps où la France gémissait encore sous le poids de la féodalité, Canteperdrix se gouvernait librement et battait monnaie! Chacun voulait voir la fameuse pièce; quelques jaloux insinuèrent qu’elle pourrait bien être fausse, mais tous, enthousiastes ou sceptiques, me conseillèrent la même chose:—il faut porter cela à maître Cabridens.
Porter cela à maître Cabridens! Quelle impression ces simples mots me faisaient!... Entrer dans la maison de mademoiselle Reine! Qui sait? la rencontrer... lui parler peut-être...
—Ah! me disais-je en regardant cette pauvre petite pièce laide à voir, c’est avec une pièce semblable qu’on doit payer passage sur le pont qui mène en paradis. Mais je n’osais pas; retenu par l’absurde timidité des amoureux, il me semblait que tout le monde et maître Cabridens lui-même devinerait le motif coupable de ma visite... Par bonheur, maître Cabridens prit les devants; il rencontra mon père, il lui dit avoir entendu parler de moi, de mes goûts, qu’il aimait les jeunes gens, qu’il voulait me connaître, causer avec moi, et voir ma pièce en même temps. Pour le coup, je n’hésitai plus et le lendemain, tondu de frais et beau comme un fifre, je me présentais bravement place du Cimetière Vieux.
Drelin! drelin!... ma main tremblait quand je tirai la chaînette; et la sonnette, comme toujours, fit exprès de retentir avec un fracas épouvantable augmenté encore par l’écho du corridor. J’eus peur et j’allais me sauver quand mademoiselle Reine vint ouvrir:
—Maître Cabridens, s’il vous plaît?
Ma demande la fait rougir, elle me montre une porte entr’ouverte, et, ce jour-là, nous n’en dîmes pas davantage.
Maître Cabridens m’attendait dans son cabinet. En rien de temps nous fûmes amis, on se lie vite entre numismates! Mademoiselle Reine nous écoutait assise auprès de la fenêtre. Moi, je regardais cet adorable intérieur du savant de province, les urnes cinéraires trouvées en creusant le nouveau canal, les lampes antiques, les armures, les oiseaux empaillés, le médailler d’acajou avec ses innombrables petits tiroirs et ses rangées d’anneaux de cuivre, la bibliothèque avec les cuirs fauves et les dorures des vieux livres, et sur la corniche une armée de statuettes en plâtre tirées on ne sait d’où et représentant des gens qui se tordaient dans tous les supplices du monde, depuis le faux Smerdis précipité vivant dans une tour remplie de cendres, jusqu’à la veille des légats avignonnais et jusqu’au petit fief héréditaire de la famille des Sanson.
—Et que faites-vous, monsieur Jean-des-Figues? me demandait maître Cabridens.
—Je fais des vers, répondais-je en baissant les yeux.
—Des vers? c’est un agréable passe-temps; moi, je joue quelquefois de la flûte. Mais il vous faudra choisir une carrière, on se doit à la société...
Je fis hommage de la pièce à maître Cabridens; mademoiselle Reine me remercia d’un sourire. Et quand je m’en allai, maître Cabridens m’accompagnant:—Nous partons pour Palestine dans quelques jours, à cause des vers à soie. Venez donc nous surprendre, un de ces lundis, nous dînerons et, je vous ferai part, au dessert, du mémoire que je vais écrire touchant notre pièce... J’en tiens déjà le plan... Eh! eh!... c’est toute notre histoire à refaire. Tant pis pour La Plane!... Allons, à revoir, monsieur Jean-des-Figues!
Du haut du ciel, cousin Mitre se frottait les mains.
VIII
PALESTINE ET MAYGREMINE
Mars était venu, et, de la montagne à la plaine, la terre s’éveillait de son long sommeil. Ni fleurs ni feuilles encore, sauf quelques violettes dans l’herbe, et sur la lisière des bois l’ellébore dressant sa tige bizarre et sa fleur de la même couleur soufrée. Mais la séve gonflait les troncs, l’herbe humide se relevait au soleil nouveau, et, dans les bois, les sources et les ruisselets emportaient en hâte les feuilles tombées, comme pour faire disparaître les dernières traces de l’hiver. Quelques rares oiseaux se hasardaient à chanter, la brise semblait souffler plus douce; et, comme on devine la femme aimée au seul parfum de ses cheveux, au seul bruit de son pas connu, on sentait le printemps venir, sans le voir encore.
Maître Cabridens s’était, depuis un mois, transporté à sa campagne de Palestine, ou plutôt de Maygremine, comme les paysans l’appelaient malgré le propriétaire, ne voulant pas donner à la maison neuve plantée ainsi qu’une auberge dans la poussière de la grande route, le même nom qu’aux ruines du galant château niché au revers de la colline entre les roses et les oliviers.
Maygremine n’est guère qu’à cinq kilomètres de la ville, une promenade pour des jambes de montagnard! et, peu à peu, j’avais pris l’habitude d’y passer une heure ou deux tous les jours, en compagnie. J’arrivais dans l’après-midi, nous causions modes et grand monde avec madame, musique ou poésie avec mademoiselle Reine, maître Cabridens me lisait ses travaux, et quelquefois,—on se rappelait, sacrebleu! quoique notaire, d’avoir fait son droit dans la ville du roi René!—quelquefois, il me menait au fond du jardin, près de la fontaine, et me montrant deux verres d’absinthe en train de se préparer tout seuls, depuis une heure, sous deux fils de mousse d’où tombait lentement et à intervalles réguliers une perle d’eau glacée: «Y a-t-il rien de comparable à la simple nature?» s’écriait le gros homme avec un fin sourire de roué. Puis, le soir venu, je reprenais le chemin de Canteperdrix.
D’ordinaire la famille Cabridens m’accompagnait un bout de chemin. Les promenades délicieuses en cette saison! Laissant la grande route pleine d’importuns et de poussière, nous prenions par un petit sentier parallèle qui s’en allait à mi-côte, entre les champs et les bois. La mousse y faisait un tapis que trouaient çà et là d’énormes rochers gris, presque bleus, enfoncés par un coin dans la terre et que l’on aurait craint de voir repartir et rouler, si l’œil n’eût été rassuré par les mille nœuds de plantes grimpantes qui les enchaînaient, lierre, vignemale et lambrusques, ou par quelque vigoureux chêneau, tordu comme un olivier, et qui, poussant au ras des roches, avait l’air de s’être incrusté dedans. Le sol, au-dessous de la terre végétale, n’était qu’un amas de cailloux roulés et collés ensemble par un ciment naturel. Les paysans appellent ce genre de roche marras ou nougat, maître Cabridens disait pudding, il faut croire que c’est là le nom scientifique. Aux endroits où le pudding apparaissait, on eût dit des restes de vieille maçonnerie.
Toute cette côte était pleine de sources, ce qui explique une fraîcheur de végétation fort extraordinaire dans nos pays brûlés. Les propriétaires des riches campagnes du bas avaient, de temps immémorial, fait chercher de l’eau en cet endroit, et par ces fouilles successives, le pudding se trouvait être partout suintant et troué comme une éponge. Partout de longs couloirs, des galeries souterraines aux entrées noires presque obstruées par les longues mousses et le feuillage découpé des capillaires, s’en allaient, au plus creux du rocher, recueillir les moindres gouttes, les moindres filets d’eau, qui sortaient de là réunis en sources claires pour retomber, dix pas plus loin, avec un bruit mélancolique, dans de grands réservoirs carrés, vieux de cent ans, tout encombrés de tuf, où l’eau s’amassait froide et profonde, en attendant qu’on la laissât se précipiter librement sur les prés coupés de peupliers qui s’étendaient au-dessous. Partout des ruines d’anciens travaux hydrauliques, serves, conduits crevés et aqueducs; partout de la mousse, des concrétions bizarres, partout de l’eau courant sur les cailloux avec un joli chant de nymphe joyeuse, ou se traînant invisible dans l’herbe avec l’imperceptible bruit de soie que ferait la robe verte d’une fée.
Cette abondance de sources et cette continuelle fraîcheur attiraient là quantité d’oiseaux, qui, le matin, avant le soleil levé, à l’heure où les oiseaux boivent, remplissaient tout l’endroit de chansons et de bruits d’ailes. Et même au moment du jour où nous le traversions, la tranquillité n’y régnait guère: c’était un buisson frémissant tout à coup au vol précipité du merle, le cri de la mésange bleue, le vol inquiet de deux tourterelles attardées, ou quelque oiseau de nuit sorti de son trou au crépuscule, et qui coupait le sentier d’un arbre à l’autre, sur ses ailes de velours.
Nous allions ainsi causant de mille choses, mais pour mon compte silencieux le plus que je pouvais, tant il y avait de plaisir à écouter les caresses du vent dans le voile et le manteau de mademoiselle Reine! nous allions ainsi jusqu’à un kilomètre de la campagne.
Une rainette chantait toujours à cette heure-là dans la mousse et les prêles d’un vivier abandonné, et quand nous approchions, au bruit de nos pas sur l’herbe, elle sautait à l’eau, peureusement. On restait assis quelques instants sur la muraille du vivier, puis on se souhaitait le bonsoir. M. et madame Cabridens se donnaient le bras en s’en retournant; la robe claire de Reine disparaissait à travers les arbres, et quand le vent ne m’apportait plus le bruit de son pas, j’entendais alors de nouveau la voix mélancolique de la rainette qui recommençait à chanter.
—Et voilà toutes vos amours?—Non pas, certes! Nous avions pris, Reine et moi, notre passion au sérieux. Cela nous coûtait beaucoup de peine.
Tout le répertoire du cousin Mitre y passa: on m’écrivit des lettres brûlantes; j’eus une malle, moi aussi, où je fourrai pêle-mêle des gants usés, des portraits et des pantoufles; cette chère Reine se compromettait à plaisir, elle ne me refusait rien.
Ne nous donnions-nous pas des rendez-vous, la nuit, près du vivier! Innocents rendez-vous où la grenouille avait son rôle, car la plupart du temps, ne sachant que faire après avoir contemplé les étoiles, nous nous amusions à lui jeter des cailloux.—Si le monde savait!... disait Reine qui se croyait fort coupable.
Moi, je n’ai pas la moindre envie de rire, je le jure, quand je songe à tous les malheurs où cette fantasque idée d’aimer avant l’heure me jeta.
Quel besoin me piquait d’ouvrir ainsi la malle du cousin Mitre?
Mieux eût valu sans doute imiter les héros des pastorales grecques et courir les champs et les bois, ignorant tout de l’amour, même le nom, jusqu’au moment où mon cœur se serait naturellement épanoui. Mais, hélas! est-ce ma faute si, au lieu de cela, victime d’un précoce désir de savoir, le pauvre Jean-des-Figues brisait sa jeunesse en espérance, et déchirait de l’ongle l’enveloppe verte du bourgeon pour voir plus tôt la fleur éclore.
IX
AU FOU!... AU FOU!...
Qu’est-ce que l’amour?
On le savait il y a quelque mille ans. L’amour devait être alors, dans l’idée des hommes, une chose aussi agréable que la fraise des bois, bien qu’autrement parfumée. Le monde était un peu sauvage, on n’accommodait point encore les fraises au vinaigre, et le progrès des siècles ne nous avait pas enseigné comment, du plus doux de nos plaisirs, nous pourrions faire la plus cruelle de nos souffrances.
L’amour de ce temps-là était aussi simple que le costume, un peu trop simple, en vérité. Personne n’avait imaginé d’ajouter à un sentiment aussi parfaitement agréable dans sa naïveté, ses lubies personnelles en guise d’ornements, pas plus que d’agrémenter la primitive feuille de figuier de ces mille et mille brimborions de toutes formes, de toutes couleurs, qui la dénaturent si bien et vous plaisent tant, belle lectrice!
Maintenant, remonter sans la Bible et par la seule puissance de l’induction à l’origine de votre dernière toilette, et deviner comment ce fouillis de dentelles, de nœuds, de rubans, de velours tressés et de soie découpée, s’est accroché morceau par morceau, dans le cours des siècles, autour d’une feuille d’arbre large comme la main, serait facile en comparaison de retrouver la signification première et vraie du mot amour, sous le nuage flottant de folies, de fantaisies et de rêves dont certains cerveaux creux qui font métier d’écrire l’ont insensiblement affublé.
Vénérez, madame, les modistes qui vous font charmantes; mais laissez-moi détester les poëtes qui, sans que personne les en priât, ont ainsi perverti l’idée de l’amour parmi les hommes!
L’étoile scintille et la fleur sent bon. Ah! si l’étoile embaumait, si la rose scintillait! Et ils jurent, les brigands! que cela s’est vu quelquefois. Nous les croyons, la rose et l’étoile se moquent de nous. Alors, désespérés de ne pas trouver dans l’amour les idéales délices que nous avions rêvées, nous passons sans voir celles que la nature y mit, et nous voilà pleurant et gémissant, pareils aux enfants trompés par des contes de nourrices, qui se trempent jusqu’aux os un jour d’orage, prennent le torticolis, et pleurent ensuite de ne pas voir Dieu le Père, en son bleu paradis, par la fissure éblouissante de l’éclair.
Et la cause de tout cela? Les poëtes, parbleu! les poëtes qui se moquent de nous, comme les capucins de ceux qui font maigre, les poëtes que l’humanité crédule couronne de lauriers, et que l’on devrait, au contraire, honorablement fouetter avec des roses, en laissant les épines, bien entendu.
J’ai sans doute le droit de leur en vouloir, j’imagine, moi, Jean-des-Figues, qui trouvai, à quinze ans, enfermée dans la malle de mon cousin, comme une goutte de poison dans un flacon, la quintessence des folies sentimentales; moi qui, par la faute des poëtes, crus aimer quand je n’aimais pas, et fus ensuite amoureux trois ans durant sans m’en apercevoir. Excellente façon de perdre sa jeunesse!
Ah! sans eux, sans les poëtes, sans Blanquet, le cousin Mitre et sa malle, sans le rayon qui me travaillait le cerveau, et sans les mille folles idées dont le bourdonnement m’empêchait d’entendre la voix de mon cœur, je n’aurais pas usé mon bel âge à poursuivre un fantastique amour, et j’eusse tout de suite reconnu l’amour véritable, l’amour naïf, éternel et divin, le même aujourd’hui qu’aux temps antiques; j’eusse reconnu l’amour quand je le rencontrai, cette après-midi d’avril, où, m’en allant à Maygremine, je m’étais assis, tant la chaleur accablait, sous un arbre, à l’endroit même où la route entre dans la petite plaine d’amandiers.
Depuis deux jours, le vent des fleurs soufflait, la tiède brise qui fait éclore les fleurs et les marie, et, dans la plaine, sur les coteaux, à part la verdure joyeuse des jeunes blés, toute la campagne était blanche. L’air sentait bon, les arbres ployaient sous des flocons de neige embaumée, les pétales effeuillés tourbillonnaient partout dans les parfums et la lumière, comme des vols de papillons blancs, et pour cadre à cette joie, à ces blancheurs, les grandes Alpes, déjà revêtues des chaudes vapeurs de la belle saison, mais encore couronnées de neige, se dressaient dans le lointain, blanches et bleues comme les vagues de la Méditerranée quand elles secouent leur écume au soleil un lendemain de tempête!
Il faut croire que les jeunes rayons de mars produisent l’effet du vin nouveau, et qu’ils m’avaient, ce jour-là, porté à la tête; car, bêtement, à ce spectacle, je me sentis des larmes plein les yeux, et comme Scaramouche, assis sur sa queue, en face de moi, me regardait malicieusement à travers ses lunettes, je lui demandai pourquoi, étant amoureux de mademoiselle Reine, j’avais le cœur si vide et me trouvais tout d’un coup si malheureux. Scaramouche ne me répondit rien.
J’étais en train de lui confier ma douleur quand, au détour de la route:
—Bien le bonjour, monsieur Jean-des-Figues!
—Bien le bonjour, Roset! fis-je en sortant de ma rêverie.
C’était Roset, une petite bohémienne recueillie par les fermiers de Maygremine pour garder la chèvre et que madame Cabridens venait d’élever à la dignité de femme de chambre.
—Prends garde, Roset, la grande chaleur va te brunir les joues.
—O monsieur Jean-des-Figues, vous voulez rire!
Le fait est que cette brave Roset, plus noire qu’un raisin et brûlée dans le moule, comme on dit, tout le monde la trouvait laide. Mais, à ce moment-là, je fus presque d’un autre avis. Appuyée d’une épaule contre mon arbre, haletant un peu à cause de la chaleur, le haut de son corsage s’entr’ouvrait légèrement à chaque fois qu’elle respirait, et, tout ébloui de ces choses nouvelles, je restai longtemps, sans rien dire, à boire du regard la fraîcheur de ses dents éclatantes qui riaient, et la flamme de ses grands yeux profonds qui gardaient toujours, même lorsque ses lèvres riaient le plus, un peu de tristesse sauvage. Voilà longtemps que je connaissais Roset; mais, à coup sûr, je ne l’avais jamais vue.
Que se passa-t-il en moi? Je ne m’en rendis pas bien compte, car jamais, auprès de Reine, je n’avais éprouvé rien de pareil. Dieu me pardonne si je fus coupable! Mais de me sentir si près de Roset, frôlé de ses cheveux et de sa robe; de la voir si belle, de respirer, en même temps que l’air chargé du parfum amer des fleurs d’amandier, les aromes vivants de sa peau; tout cela me grisa, peut-être, car, la prenant par surprise entre mes bras, je cueillis sur ses joues, quoique les archives du cousin Mitre ne m’eussent rien enseigné de pareil, le plus savoureux baiser du monde.
Ce démon de Roset riait, mais moi, son baiser me brûla. Il me vint au cœur, subitement, un grand remords en même temps qu’une grande joie, et ne sachant plus ce que je faisais, je me sauvai à toutes jambes du côté de Maygremine.
Au bout de cent pas, je retournai la tête, courant toujours. Alors j’aperçus la maudite bohémienne qui, montée sur le mur d’un champ, me regardait en riant et criait de toutes ses forces:
—Au fou!... au fou!... Ho! l’ensoleillé! Ho! Jean-des-Figues!
X
LES QUATUORS D’ÉTÉ
Dans quel trouble d’esprit ce baiser me jeta! Je gardais encore, après un jour, vivant sur les lèvres le parfum dont les joues de Roset me les avaient embaumées, et quelquefois je me surprenais à demeurer silencieux et immobile, de peur qu’un mouvement trop brusque ne vînt faire se répandre hors de mon cœur, ainsi que d’un vase rempli, les sensations délicieuses dont je le sentais déborder.
—Vous aimiez Roset, malheureux!
—Y songez-vous, aimer Roset! une sauvagesse incapable de rien comprendre aux sublimités de l’amour!
—Vous l’aimiez, vous dis-je.
—Et parbleu! je m’en suis bien aperçu depuis, mais je ne m’en doutais guère pour le quart d’heure. Était-il vraisemblable qu’il y eût deux amours, l’un né au bord des sources, pur et mélodieux comme elles, l’autre éclos impérieusement au soleil de midi, sous la pluie de parfums qui tombe des amandiers en fleur?
Nos amours à la mode du cousin Mitre m’avaient juché si haut, que je me fis un point d’honneur de ne plus vouloir redescendre. J’avais embrassé Roset, la grande affaire! J’étais inquiet depuis, presque malade; mais quel rapport, je vous le demande, entre cette fièvre folle et le véritable amour! Réconforté par ces belles réflexions, je résolus donc d’oublier Roset, et fis d’héroïques efforts pour me persuader que j’aimais toujours mademoiselle Reine. Pour mon malheur, Roset ne m’oubliait pas, elle, et savait, l’occasion se présentant, rappeler au pur, sentimental et chevaleresque Jean-des-Figues, qu’il était homme malgré tout, et qu’il avait eu son moment d’humaine faiblesse.
M. le vicomte Ripert de Chateauripert, malgré ses manies, était un musicien distingué. Élève favori d’Habeneck, il jouait du violon avec beaucoup de sentiment et d’âme, et les larmes vous en venaient aux yeux d’entendre ce vieux fou faire chanter et sangloter l’instrument sous ses doigts; mais si on essayait de le féliciter:—N’est-ce pas que c’est touchant cela? répondait-il d’un air narquois... en art, positivement, rien ne vaut la sincérité... Il faut être ému pour émouvoir... Faites comme moi, Tullius, fermez les yeux quand vous jouerez... et pensez aux bécasses!
Deux fois par semaine, tant que durait la belle saison, ce diable d’homme arrivait à Maygremine, amenant à sa suite deux amateurs toujours les mêmes, et précédé d’un domestique, qui suait sous trois boîtes à violon. Avec M. Tullius Cabridens, car à ses autres talents Tullius joignait celui de musicien, ces personnages constituaient la Société des quatuors d’été, qui se réunissait ainsi tous les lundis et vendredis, pour exécuter sournoisement de mystérieuses compositions. Je fus admis à les écouter, par faveur spéciale.
On s’enfermait dans le petit salon, persiennes closes; les pupitres étaient prêts, les violons sortaient de leur boîte: Un!... deux!... trois!... quatre!... et voilà nos exécutants en train de faire aller les doigts et l’archet, clignant de l’œil et tirant la langue aux beaux endroits avec la fougue paisible et les petites grimaces de volupté particulières aux vrais dilettanti. Piano!... piano!... piano!... disait le vicomte en colère à son ami Tullius qui jouait toujours trop fort. Mademoiselle Reine écoutait en souriant, madame Cabridens s’endormait sur sa tapisserie, le soleil faisait passer des barres d’or par les trous des volets, et pendant les pauses on entendait au dehors glousser les poules, et l’eau de la fontaine tomber dans le grand bassin.
Après une heure ou deux de sonates, les archets s’arrêtaient. Puis, une fois les pupitres remis dans leur coin, les carrés de colophane et les violons couchés sous le couvercle de leur boîte, les gros cahiers à dos de cuir renfermés dans l’armoire pour trois jours, et toute trace de cette petite débauche disparue, alors seulement on ouvrait les persiennes et la porte, et l’on prenait le plaisir, en causant musique, de respirer la brise du soir qui soufflait à travers les mûriers.
Un thème inépuisable entre tous, c’étaient les bizarreries des grands artistes. Un tel, chose singulière, ne pouvait composer qu’avec deux chats sur les genoux; tel autre faisait porter un clavecin dans les prairies, il fallait, pour éveiller son imagination mélodique, la fraîcheur matinale, la rosée scintillant au premier soleil, et les flocons de blanche vapeur qui dansent à la pointe des herbes.—Mon cher Chateauripert, terminait invariablement M. Cabridens, vous n’oublierez pas au moment de partir ce que vous avez mis en dépôt à la cuisine. Et pendant que le bon vicomte allait reprendre quelque bécasse un peu trop mûre dont il s’était séparé par discrétion, sacrifice énorme!—«Ce M. de Chateauripert est vraiment un artiste en toutes choses», reprenait maître Cabridens, et cette innocente allusion aux manies gastronomiques du violoniste faisait rire deux fois par semaine depuis dix ans.
Quelquefois, on priait mademoiselle Reine de se mettre au piano, un peu par politesse, j’imagine; non pas que mademoiselle Reine jouât mal, mais dame! après deux heures de grande musique!... Musique à part, c’était encore un charmant spectacle de voir mademoiselle Reine assise, noyant le tabouret dans les plis de sa robe, et sa taille fine un peu ployée. Mademoiselle Reine chantait timidement, d’une voix claire; ses beaux cheveux, roulés en corde, suivant la mode du moment, allaient et venaient sur son cou délicat et sa collerette de dentelle; et les touches du clavier, les noires et les blanches, se courbaient à peine effleurées de ses doigts, et laissaient échapper des fusées de notes joyeuses, comme une ronde de jolies filles qui éclatent de rire en se dérobant sous un baiser. Je regardais ravi et je songeais à la Reine du pauvre Mitre.
Par malheur, trois fois sur quatre, au plus beau moment de mon extase et quand j’avais la tête perdue dans les nuages de l’amour idéal, à ce moment, comme par un fait exprès, la porte de la cuisine ouverte et mademoiselle Reine s’interrompant, Roset entrait portant à deux mains un grand plateau chargé de verres qui se heurtaient en musique. Ses yeux de feu s’arrêtaient sur moi invariablement, et ses lèvres rouges me souriaient d’un sourire, hélas! trop terrestre.
Alors adieu les belles amours! Reine était adorablement blonde, mais je ne voyais plus que les cheveux abondants et noirs de Roset, si fin crespelés autour du front, que, dans un rayon de soleil, ils étincelaient comme un diadème. Mademoiselle Reine avait, sans doute, la peau plus blanche, mais les oranges valent les lis!—Dans les yeux de Reine, quelle divine candeur! me disais-je, en essayant de me débattre contre le charme qui m’envahissait; mais que de voluptés inconnues au fond de ces yeux de Roset, qui n’avaient pas l’immobilité ordinaire des grands yeux et dont on voyait la prunelle frémir entre les cils noirs immobiles avec le scintillement électrique des étoiles une nuit d’été.
Quant à la voix, si Reine l’avait claire et charmante, Roset l’avait chaude et voilée, voilée comme le sont nos montagnes, lorsque midi poudroie autour en poussière d’or.
Mademoiselle Roset était un vrai diable; j’avais beau vouloir l’éviter, ses regards me poursuivaient toujours. Elle se croyait quelques droits sur moi depuis notre rencontre dans les amandiers. Ne s’avisa-t-elle pas un jour, ces bohémiennes sont capables de tout! au beau milieu du salon, devant le quatuor assemblé, de me pincer en me murmurant je ne sais quelles sottises à l’oreille.—De vous pincer, juste ciel! et où cela, monsieur Jean-des-Figues?—Au beau milieu du salon, madame, ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire. J’en devins rouge comme le feu, d’autant plus que mademoiselle Reine avait tout vu. Mais, chose horrible à confesser, malgré ma rougeur, malgré ma honte et malgré le triste regard que me jeta mademoiselle Reine, cela me parut délicieux; et, suave comme le fruit qui vous damne, je sentis me revenir aux lèvres la saveur du doux et terrible baiser.
Pour le coup, je me crus ensorcelé!
Une idée pourtant, vraie idée d’amoureux! calmait ma conscience. Ce baiser maudit, dont le souvenir me plaisait, c’est maintenant à Reine que j’aurais voulu le prendre. Cette ivresse étrange que Roset m’avait donnée, c’est sur la bouche de Reine que j’aurais voulu la boire encore et la retrouver.
—Un charme te tient, me disais-je, mais il suffira que tu embrasses Reine pour en être à jamais guéri.
XI
ROMÉO ET JULIETTE
Embrasser Reine... Et comment faire? Dans la maison et pendant le jour, c’était impossible. Quant à nos rendez-vous près du vivier, mademoiselle Reine n’osait plus y venir, s’étant aperçue que Roset nous surveillait.
Je ne pus cependant attendre au lendemain, tant mon impatience était forte; et sans me donner le temps de dîner, aussitôt la nuit, je repris au hasard le chemin de Maygremine.
L’aspect de Maygremine m’attrista: seule dans les arbres, toutes les lumières éteintes, sans un rayon, sans une voix, cette maison sombre sous les étoiles qui brillaient, et muette au milieu des bruits joyeux d’une belle nuit, me parut mélancolique comme mon âme.
Je m’assis sur l’herbe, sans projets. Une fenêtre s’ouvrit au premier étage, une robe claire se montra, c’était mademoiselle Reine qui venait s’accouder au balcon, tentée par la douceur engageante du ciel. Je la voyais, j’entendais son petit pas et le bruit léger de sa robe; alors il me sembla que la maison, joyeuse tout à coup, s’était mise à briller comme les étoiles, et chantait dans la nuit plus doucement que les grillons et les rossignols.
Je m’avançai jusque sous le balcon.
—Oh! monsieur Jean, que venez-vous faire ici?
—Vous embrasser, mademoiselle.
Reine éclata de rire à ma réponse. Puis, voyant que je tentais sérieusement l’escalade:
—Mon Dieu! murmura-t-elle, et Roset qui peut nous voir!
A ce nom de Roset, mon émotion fut si forte que je lâchai le balcon, où je m’accrochais déjà.
—Prenez garde! s’écria Reine en tendant la main pour me retenir.
Mais il était bien temps de prendre garde. J’avais glissé sur la grille et les buissons de fer qui défendent la fenêtre basse du rez-de-chaussée, et j’entendais les aboiements furieux de Vortex, le chien de ferme, qui accourait furieux au bruit de ma chute. Je n’eus que le temps de regrimper sur le balcon auprès de Reine toute tremblante.
Je devais être superbe à voir ainsi au clair de lune, pâle, sans chapeau, les habits en pièces et saignant quelque peu de la main droite qu’une pointe de la grille avait égratignée. Reine était ravie.
—C’est comme dans Roméo! disait-elle. Et que venez-vous faire sur mon balcon, à pareille heure?
—Ne vous l’ai-je pas dit? je viens vous embrasser.
—Exprès pour cela! Vous auriez pu attendre jusqu’à demain, Jean-des-Figues?
—Attendre jusqu’à demain! mais vous ne savez pas... m’écriai-je; et me précipitant à ses pieds sur un genou, en héros de drame, je lui fis un récit pathétique de ma rencontre avec Roset, et du baiser que j’avais pris, et de l’étrange fièvre qui me tenait encore.
Mademoiselle Reine écouta tout cela sans avoir l’air de bien comprendre. Elle finit pourtant par me dire:
—Cette Roset n’est qu’une effrontée, je l’ai vue vous parler à l’oreille et j’ai grand’peur que vous l’aimiez.
—Aimer Roset! Dieu m’est témoin...
—Pourtant, ce baiser?...
—Hélas! Reine, n’est-ce pas vos joues que je cherchais sur ses joues? Les amoureux, vous le savez, s’en prennent quelquefois aux arbres et aux fleurs. Moi, j’ai baisé Roset par amour pour vous comme j’aurais fait d’une rose!
—Alors, Jean-des-Figues, embrassez-moi, dit Reine, convaincue par mes détestables sophismes.
J’allais cueillir enfin le baiser désiré, la magique fleur qui devait guérir ma folie, quand, tout à coup, un volet s’ouvre avec fracas au-dessus de nous; Reine s’enfuit, et moi, planté seul sur le balcon, devant la porte refermée, j’aperçois en levant la tête mademoiselle Roset qui riait dans le clair de lune.
Pauvre Roset! elle n’aurait certes pas ri d’aussi bon cœur, si elle avait pu deviner quel tort elle se faisait en m’empêchant d’embrasser sa rivale.
Plus tard, après deux ans, lorsque enfin je l’embrassai, j’éprouvai une sensation singulière: avec Roset, il m’avait semblé mordre dans le velours parfumé d’une pêche; embrasser Reine me rappela nos jeux d’enfants, quand nous nous amusions, avant le soleil levé, à tremper nos lèvres dans le froid aiguail qui se ramasse au creux des feuilles.
Que n’ai-je pu, hélas! prendre un baiser à Reine ce soir-là!
Sentant entre les deux régals une aussi notable différence, je voyais clair à temps dans mon cœur, je plantais là Reine, les grandes amours et le cousin Mitre, je courais à Roset, nous étions heureux naïvement, et nous mourions sans avoir d’histoire.
Mais la Providence ne le voulut pas, la Providence qui me destinait à de plus tragiques aventures! L’occasion du baiser ne se retrouva plus, et, toujours aussi Jean-des-Figues que devant, je continuai à croire que j’aimais Reine, et que, Roset, je ne pouvais réellement la souffrir.
XII
DÉPART SUR L’ANE
Mais j’avais beau dire, beau faire, l’image de Roset me poursuivait toujours. Il fallait pourtant trouver un moyen d’échapper à l’obsession de ce charmant et détestable succube.
Un instant je voulus entrer, en qualité de petit clerc, chez maître Cabridens, espérant, comme le poëte grec, m’asseoir et trouver le repos dans l’ombre de la bien-aimée. C’était raisonnable, mais trop simple. Rien d’ailleurs, dans la malle du cousin Mitre, ne m’autorisait à donner une suite aussi bourgeoise à des amours si magnifiquement inaugurés.
La malle, que diable! ne me parlait point d’étude ni de petit clerc. La malle me parlait de Paris, de la gloire. Voilà donc le grand remède trouvé!
Rien qu’à cette idée-là, moi qui n’avais écrit encore que quelques pauvres vers de collégien amoureux, je me sentais devenir poëte, et vaguement en mon cerveau images et rimes secouaient leurs ailes, comme font les abeilles aux premiers beaux jours, quand, n’osant pas encore se hasarder au dehors, on les entend bourdonner dans la ruche.
J’avais pourtant quelques remords: partir pour Paris me causait positivement trop de joie. Je n’aimais donc pas Reine! Heureusement un ingénieux sophisme vint me tirer d’embarras.
—Après tout, me dis-je, Jean-des-Figues, ce n’est pas Reine que tu fuis, c’est Roset et son dangereux voisinage. Et m’extasiant une fois de plus sur cette destinée bizarre qui m’ordonnait de m’éloigner de Reine, si je voulais l’aimer comme il convient, je fis part à mon père un beau matin de mes projets de gloire et de voyage.
Mon père ne s’étonna point. Il n’avait pas des idées bien nettes sur Paris ni sur la poésie. Être poëte, c’était pour lui comme si je fusse allé à Aix-en-Provence étudier le tambourin. Pouvait-on espérer mieux d’un écervelé?
Il fit plus, il vendit un cordon de vigne pour me garnir le gousset. Mais quand je parlai de chemin de fer et de diligences:
—Garde ton argent, imbécile, tu n’as pas besoin de chemin de fer. L’oncle Vincent est allé plus loin avec un âne et un sac de figues. Fais comme lui, je te donne Blanquet; Blanquet, tout vieux qu’il est, te porterait au bout du monde.
Ravi de son invention, il descendit vite à l’étable préparer l’équipement de Blanquet.
Mon propre équipement m’inquiétait davantage. Comment s’habillaient les poëtes? sous quel costume me présenter à Paris? Mon père optait pour une solide veste de cadis couleur d’amadou et un joli pantalon de cotonnade fauve. Ma mère, me voyant rougir, prononça tout bas le nom du tailleur à la mode où s’habillaient les jeunes élégants cantoperdiciens; mais le brave homme fit semblant de ne pas entendre:—Attendez, dit-il tout à coup, je crois que j’ai notre affaire, et, avant que nous eussions le temps de nous reconnaître, il montait à la chambre d’en haut, ouvrait, refermait des commodes, et rapportait triomphalement un costume tout en velours, quelque peu fané, mais complet des pieds à la tête, le propre costume du cousin Mitre qu’il s’était commandé pour aller à Paris. La mort, hélas! était survenue, ce pauvre Mitre n’avait jamais pu arriver à bout de rien, et le costume se trouvait neuf encore.
Un costume du plus pur 1830, mes amis! Et ce qui doublait mon ravissement, c’est que j’avais vu dans la malle du cousin Mitre le portrait d’un de nos grands poëtes avec un costume pareil.—Il faudra peut-être le retailler, disait ma mère. O bonheur! culotte et pourpoint m’allaient comme un gant, bien qu’une idée larges. Quelle joie quand je sentis, planant sur ma tête, le grand feutre mou des temps héroïques; quand j’eus aux pieds des souliers jaunes, de vrais souliers à la poulaine relevés en bec d’oiseau comme ceux de Polichinelle; un gilet pourpre sur la poitrine, et dans le dos un pourpoint superbe fait du plus magnifique velours bleu.
Quelle affaire le jour où je partis! Blanquet, ce jour-là, était encore plus beau que moi, tout harnaché de blanc avec des houppes de laine rouge et bleue. Ravi de se voir si bien vêtu, il faisait bonne mine sous la charge.
—Écoute ceci, Jean-des-Figues: si tu as soif, tu boiras un coup à la gourde... et l’on attachait la gourde au trou du bât.
—Jean-des-Figues, quand tu auras faim, vous vous arrêterez à un arbre, tu mangeras un morceau en laissant Blanquet paître... et près de la gourde on suspendait un grand sac bourré de figues sèches.
—Jean-des-Figues, si une fois tu as sommeil... Au bout d’un quart d’heure de ces recommandations, Blanquet avait autour de lui autant de paquets qu’un mauvais nageur a de vessies.
Enfin j’embrassai les amis, et maître Cabridens fort tendrement en songeant à Reine qui n’était point venue. Cela dura une demi-heure; tout le monde pleura, ma mère me pendit au cou une médaille bénite; mon père, d’un air bourru, me glissa une bourse ronde dans la ceinture:
—Sois sage, Jean... puis: Arri, Blanquet! et voilà Jean-des-Figues parti pour la gloire.
Quand je fus au milieu du pont de pierre, d’où l’on enfile du regard toute la vallée de Durance, pris de je ne sais quelle émotion, je regardai bien attentivement, pour les emporter peints sous ma paupière, ces lieux où je laissais tant de souvenirs: la maison blanche et les ruines, la salle aux quatuors, la fenêtre, le sentier du bois, les petites sorgues reluisant là-bas comme argent fin, et le vivier tout vert, trop éloigné pour que j’en pusse entendre la rainette.
Une voix railleuse interrompit ma contemplation.
—Comme te voilà beau, Jean-des-Figues! emmène-moi en croupe à Paris, me criait Roset, assise sur le parapet du pont. Tant d’effronterie m’irrita, et détournant les yeux de la tentation, je mis Blanquet au trot en invoquant l’âme du cousin Mitre.
C’était fini. Je tournais, à ce moment, l’angle du rocher, et mes concitoyens debout sur les remparts, ne devaient plus voir que la queue de mon âne brillant au soleil avant de disparaître, et le bord de mon pourpoint trop large qui flottait orgueilleusement au vent du soir.
XIII
FUITE DE BLANQUET
Ce fut un singulier voyage! Tout le long du chemin les gens riaient. Que voulez-vous? on n’est pas accoutumé, maintenant, de voir un garçonnet en costume romantique, justaucorps rouge et chapeau pointu, trotter ainsi à la conquête de Paris, sur un âne gris, avec un sac de figues sèches pour valise. Mais nous laissions bien les gens rire et n’en trottions que de meilleur cœur.
Blanquet, il faut le dire, avait le trot aigu et l’échine maigre; pour changer un peu, de temps en temps, je m’accompagnais avec des rouliers: ils me laissaient monter dans leurs carrioles, et Blanquet leur rendait cela en donnant un coup de collier à l’occasion. C’était exquis! Une fois seulement, du côté de Dijon, la maréchaussée nous arrêta, trompée, j’imagine, par l’étrangeté de mon équipage; et nous eûmes la honte, toute une longue après-midi, de nous voir conduits, Blanquet et moi, entre deux gendarmes, comme de vulgaires malfaiteurs. A part cela, pas la moindre aventure. Pour logis, suivant l’état du ciel, l’auberge à piétons ou la belle étoile; Blanquet se régalait d’herbe fraîche, moi de mes figues qui duraient toujours.
Tout âne qu’il fût, Blanquet se montra fort sensible aux mille surprises du voyage. Légèrement étonné d’abord, lui qui n’était jamais sorti de nos montagnes parfumées et sèches comme une poignée de lavande, il traversa d’un pas mélancolique le Dauphiné et ses sapins, Lyon et ses prairies noyées, la Bourgogne et ses grands vignobles, tous ces beaux pays qui ressemblaient si peu au sien; et plus d’une fois, à notre halte du soir, tandis que moi-même assis sous un buisson, je vidais ma gourde au soleil couchant, je le vis, ce brave Blanquet, une bouchée d’herbe tremblant au coin de ses grosses lèvres, s’interrompre de son repas, s’orienter comme un musulman, et flairer dans le vent, l’œil humide, quelque lointaine odeur d’amande amère ou de romarin.
Ces tristesses de Blanquet augmentaient mes tristesses; et plus d’une fois aussi,—pareil au poëte capitan Belaud de la Belaudière lorsqu’il vit les clochers d’Avignon s’effacer pour toujours dans les vapeurs claires du Rhône,—Jean-des-Figues, chevauchant au bord des routes et le cœur gros de Canteperdrix, emperla de larmes les pieds de sa monture.
Cependant, à mesure que Canteperdrix s’éloignait, nos mélancolies diminuèrent. La Champagne, bien que peu aimable, ne nous vit presque pas pleurer; et Blanquet, mis en joie par l’odeur du vert, était pour le moins aussi gai qu’au départ, en parcourant cette Ile-de-France si mouillée, et les mignons paysages des environs de Paris.
Pour moi, je n’avais plus qu’une idée, qui me faisait oublier tout: nous approchions! Encore une rivière, encore une ligne de coteaux, et là-bas, du côté où le ciel paraissait tout rouge le soir, c’était la grand’ville! De temps en temps je m’arrêtais, croyant en entendre le bruit.
Enfin nous l’atteignîmes, ce Paris de nos rêves, nous l’atteignîmes au jour tombant, un mois juste après avoir quitté Canteperdrix.
Quel tapage, Seigneur Dieu! On eût dit une écluse, mais plus grande des milliers, des milliards de fois et plus grondante que celle de notre moulin banal. Que de tours! que d’édifices! que de cheminées! Et ce grand fleuve avec ses ponts, et ces lumières à perte de vue, allumées déjà, quoiqu’il fît encore un peu clair, et qui tremblaient tristement dans le demi-jour et la fumée!
J’avais mis pied à terre; moi tirant la bride, Blanquet derrière, nous montâmes, pour mieux voir le coup d’œil, sur un petit tertre tout gris, entre des maisons qu’on bâtissait. Il y avait là un peu de gazon pauvre et noir comme de l’herbe de cimetière.—Tiens, mange, Blanquet, mange, dis-je en m’essuyant les yeux sur la manche de mon pourpoint. Mais Blanquet, pas plus que moi, n’avait le cœur à manger. Blanquet contemplait Paris, et voyant s’agiter à ses pieds cette mer de bruit et de lumières, il remuait l’oreille gauche avec inquiétude et reniflait. Puis, tout d’un coup, pris d’une terreur prodigieuse, il m’arrache le licou des mains, avant que j’aie songé à le retenir, et part, faisant feu des quatre pieds, vers la terre natale.
Je le suivis longtemps du regard: des chiens aboyaient après lui; il culbutait sur son chemin des vieilles, des soldats, des gens en blouse; et, quand il ne fut plus qu’un point noir à peine visible au bout de l’interminable allée, quand enfin il eut disparu, je descendis à mon tour, et passai la barrière, mais honteux, les mains dans les poches, baissant les yeux devant les douaniers assis et les carriers en bourgeron, qui ne s’arrêtaient pas de rire, appuyés sur leur chargement de terre glaise.
Comme cela ressemblait peu à l’entrée triomphale que Jean-des-Figues avait rêvée! Paris me faisait peur maintenant. Je me figurais Blanquet courant du côté de Canteperdrix et de notre maison de la rue des Couffes.—Du train dont il va, me disais-je, il ne sera pas longtemps en route! et l’envie me vint de le suivre. Ah! si j’avais été, comme lui, libre de mon cœur et de mes actes! Mais n’avais-je pas la bohémienne à oublier, la gloire à conquérir?...
Je songeai d’abord à la gloire.
XIV
UNE PREMIÈRE
Quel malheur c’est, lorsqu’on veut se consacrer aux lettres, d’avoir un cousin homme de goût!
Si le pauvre Mitre avait été tout simplement un de ces candides provinciaux grisés par la lecture des journaux du cercle, qui rêvent, le soir, de vie littéraire, en regardant la lune se lever sur Paris; et si j’avais trouvé au fond de sa malle les mille riens charmants,—romans, brochures ou gazettes,—évanouis aussitôt qu’envolés, mais où se reflète le Paris de chaque jour, comme un paysage dans la bulle de savon qui passe; effrayé peut-être de voir le peu de place qu’y tient la poésie, et ne me sentant le courage d’être boursier, reporter, ni avocat, j’aurais fait bien vite mon deuil de la gloire et serais resté, dans Canteperdrix, à tailler ma vigne.
Hélas! le pauvre Mitre était un esprit rare, et les dix ou douze livres, choisis avec un sens exquis, qu’il me laissa, m’avaient donné sur Paris les idées les moins raisonnables du monde.
Ne me figurais-je pas, après les avoir lus, que j’allais vivre dans un pays fait tout exprès pour les poëtes, où les paroles seraient harmonieuses comme des vers, les femmes belles, les hommes, sans exception, spirituels et généreux; où l’on n’aurait, enfin, d’autre souci, artistes et lettrés, que de fumer la pure ambroisie dans des pipes de diamant et d’or!
Pauvre Mitre fit sagement de mourir jeune et de voir toutes ces belles choses de loin. Pour moi, que vouliez-vous que je devinsse, débarquant ainsi dans Paris avec mes idées et mon costume de l’autre monde, un double amour embrouillé au cœur, tout bariolé d’illusions, tout pomponné d’espérances, et plus embarrassé de ce beau plumage que ne le serait un oiseau des îles, perdu, un jour de pluie, en plein bois de Vincennes ou de Meudon!
Je devais être fort comique la première semaine. Soit habitude de méridional, soit que je voulusse fuir tous ces promeneurs qui se retournaient sur mon passage, pour ces deux motifs peut-être, j’avais soin de prendre, dans les rues, le trottoir au soleil, et je m’en allais, tout seul, suivi de mon ombre romantique. Je cherchais le Paris des poëtes. Je le cherchai longtemps, un peu partout, sur les boulevards, dans les cafés; et chaque fois que je voyais quelque beau garçon, à chaîne d’or, bien ganté, l’œil souriant et la barbe heureuse, descendre de voiture en joyeuse compagnie:—Ce doit en être un, me disais-je, et j’avais envie de me présenter.
Que de négociants fortunés je pris ainsi pour des poëtes!
Je me promènerais encore, si, certain soir où j’errais mélancolique devant les théâtres illuminés, un monsieur plein d’obligeance ne m’eût offert de me vendre un fauteuil d’orchestre. J’acceptai, non sans faire violence à ma timidité; il m’en coûta un louis d’or de ma sacoche, mais je ne le regrettai point. Jugez donc: c’était justement une première.
Jamais de la vie je n’avais mis le pied dans un théâtre. Aussi, de voir cette salle éblouissante, le lustre qui étincelait, le cristal des girandoles, le velours rouge et l’or des loges; de coudoyer ces hommes en habit élégant, sur le front de qui, toujours à mes préoccupations, je cherchais à deviner le génie; de respirer le parfum délicieux et nouveau qui descendait des loges et du balcon, comme d’un vrai bouquet de femmes; d’éprouver tout cela, et de me sentir, moi Jean-des-Figues, au beau milieu, une émotion subite me vint.
La musique commence, le rideau se lève, on applaudit le décor, les comédiens paraissent avec les comédiennes. Mais Jean-des-Figues n’entend rien, ne regarde rien. Grisé de sons, de couleurs et de parfums, Jean-des-Figues s’est dédoublé, et, des hauteurs où plane son rêve, il s’aperçoit lui-même distinctement, assis avec son justaucorps écarlate, dans ce petit cube de pierre, blanc au dehors, doré par dedans, où les artistes et les poëtes se réunissent pour goûter en commun les plus exquises des jouissances humaines, cependant que la terre tourne emportant tout également dans son indifférence souveraine, Paris, le mont Blanc, la Palestine et la Cigalière, Blanquet avec les empereurs, et Jean-des-Figues assis dans sa stalle, et les imbéciles qui restent notaires à Canteperdrix!
Alors, transporté d’admiration pour tant de grandeur cachée dans cette apparente petitesse, Jean-des-Figues, la première fois de sa vie, se sent fier d’être homme. Il a des larmes dans les yeux, il est heureux de vivre, il respire avec une volupté attendrie cet air du théâtre, un peu chaud il est vrai, mais si embaumé, et se tournant vers son voisin au moment où le rideau retombe:
—Que c’est beau, monsieur! lui dit-il.
Puis, sans attendre la réponse (il avait tant de joie qu’il lui fallait, à toute force, en faire part à quelqu’un), Jean-des-Figues raconte qu’il s’appelle Jean-des-Figues de Canteperdrix, et ce qu’il vient chercher dans la capitale.
Mon voisin, un grand bel homme fort comme un Turc, me laissait parler en me considérant d’un air curieux, et non sans sourire dans sa large barbe. Pourtant une fois que j’eus fini, il ne sourit plus, et lui-même, d’un air sérieux, me proposa de me faire les honneurs du théâtre.
Nous montâmes ensemble au foyer où jamais je n’aurais eu le courage d’aller tout seul. Là, passant en revue l’assemblée de déesses et de demi-dieux, il me les nomma tous et toutes, petits jeunes gens et grandes dames, cocottes et faiseurs d’affaires, banquiers, gens de ministère et pianistes, tout le personnel des premières représentations.
Il mordait sa moustache à chacun de mes étonnements; mais quand je lui dis l’histoire de la malle, et l’idée que je me faisais des gens qui se promenaient devant nous, il éclata si fort et rit si longtemps que j’en devins rouge comme mon gilet.
—Les grands hommes de votre cousin, monsieur Jean-des-Figues! En voilà un, tenez, fit-il en me montrant un personnage à la physionomie ennuyée qui s’en allait la cravate blanche de travers et courbé dans son habit noir: c’est le seul qui soit ici, je crois, il vient faire son feuilleton pour vivre.
Ce n’était donc pas pour les poëtes qu’était faite la poésie! Alors, pris d’une tristesse profonde, attristé de voir combien la réalité ressemblait peu aux rêves que j’avais faits, je regrettai de plus belle que Blanquet en s’enfuyant ne m’eût pas emporté sur son dos avec le reste du sac de figues, et sans plus songer où j’étais:
—Ah! Mitre, mon pauvre Mitre! m’écriai-je. Mon nouvel ami s’empressa de me mener au grand air.
XV
SUR L’IMPÉRIALE
Une fois dehors:—«Vous voulez des poëtes, dit-il, nous allons en voir tout à l’heure.» Puis, me montrant du haut du perron le boulevard bruyant comme Canteperdrix un jour de foire, les cafés, les lumières, et la tempête d’hommes, de femmes parées et de voitures qui, pareille au Maëlstrom, s’émeut régulièrement sur ce point quand le soleil se couche, et ne cesse plus de gronder jusqu’aux premières clartés du jour:—Oui, voilà Paris! voilà la serre merveilleuse où les plus belles fleurs humaines ne devraient s’épanouir et embaumer que pour nous!... Ah! Jean-des-Figues, naître au XVIᵉ siècle, aimer des souveraines comme le Tasse, défendre des villes comme Léonard, braver des papes comme Michel-Ange, vivre comme Rabelais, mourir comme Raphaël et tuer comme Benvenuto des princes à coups d’arquebuse, c’est là évidemment ce qu’il nous aurait fallu.
Le sculpteur Bargiban, vous savez maintenant le nom et le titre de mon nouvel ami, disait ces choses-là très-sérieusement, moi, je les écoutais sans rire; il parla longtemps ainsi, maudissant avec une grande éloquence ce siècle où les âmes sont captives, où rien de grand ne peut être fait.
—Nous nous imaginons être plus jeunes que nos pères, disait-il d’une voix à faire trembler, comme si la feuille du prochain automne se croyait plus jeune que les fleurs du printemps dernier. Être l’automne du monde, l’hiver peut-être, quand d’autres plus heureux en furent le printemps et l’été!
Ici nous montâmes sur un omnibus; car s’il était charmant au pays de Platon de discourir les pieds nus dans l’eau, il l’est beaucoup moins de causer politique et philosophie en trempant ses bottes dans les boues parisiennes. D’ailleurs je marchais mal, et me heurtais à chaque pas, n’ayant pas l’habitude du trottoir.
—Moi aussi, Bargiban, m’écriai-je une fois perchés, moi aussi je voudrais faire quelque chose d’énorme, et je comprends enfin ce que j’éprouvais tout à l’heure, au théâtre, pendant que les musiciens jouaient. Je ne me rappelle plus l’air, mais en l’entendant, voyez-vous, il m’est venu une foule de sensations si grandes, si grandes, que mon cœur, pour les contenir, s’enflait, près d’éclater. Puis les instruments se sont tus; ils jouaient bas, très-bas, et je n’ai plus entendu qu’un petit fifre comme si un régiment défilait. Il m’a semblé alors que nous marchions une troupe derrière lui, tous forts, tous braves, tous portés par la même espérance. Qu’était cette espérance? Je l’ignore, mais c’était beau et généreux sûrement. Le petit fifre soufflait toujours chantant à l’unisson de ma joie, et il exprimait si justement ce qui se passait en moi-même, qu’à certain moment, ce fifre enragé je l’entends encore! c’était mon âme, la propre âme de Jean-des-Figues qui chantait.
—Je pleurais comme vous, autrefois, dans les théâtres, me dit Bargiban avec un rire amer; et il resta un moment, silencieux, à tordre sa moustache d’un air satanique.
L’omnibus roulait sur un pont.
—Tiens, s’écria tout à coup le sculpteur en couvrant d’un geste la grande ville, les quais sombres et la Seine où courait, reflétée dans l’eau, la lanterne rouge des fiacres, sois maudite, ô Rome, plus belle et plus âpre à l’argent que l’ancienne Rome! ville qui ne sais pas te donner à ceux qui t’aiment, ville qui te ris de l’art à qui tu dois la gloire comme la courtisane de l’amour, sois maudite! Et puissent te rajeunir les barbares ainsi qu’on rajeunit l’olivier, en le rasant au ras du sol, afin qu’il jette des pousses nouvelles.
J’avais peur; Bargiban semblait tenir la torche de Néron. Je le voyais déjà se couronnant de roses pour regarder Paris flamber du haut de l’impériale. Mais laissant retomber son bras et considérant la grande Ourse avec tristesse:
—Hélas! s’écria-t-il en forme de conclusion, les Cimbres en gants jaunes écoutent chanter la Patti, et la terre épuisée n’a même plus de barbares[A]!
[A] Ceci avait été écrit et publié avant la guerre prussienne.
Tant d’éloquence me transporta.
—Quel artiste vous devez être, monsieur Bargiban!
—Venu dans un siècle meilleur, j’aurais taillé des statues en plein marbre, et l’on eût dit Bargiban comme on dit Michel-Ange. A présent, reprit-il avec mélancolie en tirant de sa poche quelques menus objets que je ne distinguais pas bien à la lueur du gaz, à présent, quand par hasard je soupe, j’ai soin d’emporter deux ou trois belles écailles d’huître que je taille en camée à la ressemblance des grands hommes mes contemporains. Et maintenant, monsieur Jean-des-Figues, donnez-vous la peine de descendre, nous arrivons chez les poëtes.
Le statuaire Bargiban, rivé par la nécessité à la sculpture sur écaille d’huître, me paraissait un Prométhée.
XVI
LE CÉNACLE
Jean-des-Figues jouait de bonheur, car le petit café où son ami Bargiban l’introduisit était bien le plus bizarre petit café du monde. Chacun me fit l’effet d’être un peu fou là-dedans, ce qui m’allait on ne peut mieux, mais fou d’une folie généreuse, tous les jeunes gens que nous trouvâmes là en train de boire, ayant, je m’en aperçus bientôt, ouvert comme moi la malle de quelque cousin Mitre.
Aussi mon enivrement fut tel, après mes premières déconvenues, de respirer enfin un air chargé de poésie, que j’en oubliai d’abord le but véritable de mon voyage, et la petite Roset, et mademoiselle Reine, et l’inquiétude de ce double amour. Il s’agissait bien d’être amoureux maintenant!
Le sculpteur, sur son omnibus, m’avait assez exactement exposé le criterium du cénacle.
Nous n’en étions plus, je dis nous parce que je me trouvai enrôlé tout de suite, nous n’en étions plus, Dieu merci! en fait de littérature ni de sentiment, aux clairs de lune romantiques. Pareil à ces fleurs qui, lorsqu’on les change de climat, changent aussi de parfums, le vieil idéal des poëtes, se transformant peu à peu dans la chaude atmosphère du Paris nouveau, était devenu matériel en quelque sorte. Idéal, matériel, ces mots jurent moins qu’ils n’en ont l’air.
Convaincus, comme chacun d’ailleurs me paraît l’être en ce siècle de large vie, que la terre est un grand jardin où les fruits savoureux ne manquent guère; enragés de voir, ce qui nous paraissait une souveraine injustice, que les plus beaux n’étaient pas pour nous; nous avions pris le parti de mener dans nos vers l’existence voluptueuse et désordonnée qu’il était interdit de mener plus efficacement. Nous nous étions faits par dépit libertins, césariens et sceptiques. Ardente soif de voluptés, vastes désirs inassouvis, tel était l’éternel sujet de nos poëmes. Tous les siècles, tous les pays, cités maudites et civilisations bizarres, Thèbes aux cent portes et Persépolis, Sodome, Rome et Babylone, mises à contribution, nous fournissaient de maîtresses étranges et de plaisirs exorbitants; l’Univers enfin et l’Histoire étaient pour nous comme un vaste marché d’esclaves où se promenait, en faisant son choix, notre toute-puissante fantaisie.
Je ne parle pas des raffinés qui après avoir épuisé—littérairement—la coupe des jouissances connues, ne trouvaient plus d’autre moyen que de se réfugier dans le bizarre, et nous effrayaient, nous autres novices, en racontant comment un poëte doit s’y prendre pour amener son épiderme et ses nerfs à un état d’exaspération régulier, par l’abus quotidien du cannabis indica, de l’opium et du vin d’Espagne.
Ce n’est pas qu’on ne sût encore à l’occasion se désespérer en belles strophes, comme ceux de 1830. Seulement nous ne pleurions plus aux étoiles. Les rêves d’Olympio avaient pris corps, ses vagues aspirations étaient devenues, dans nos vers, de très-exactes convoitises, et si parfois une larme y tremblait, cette larme qui fait si bien au bout d’une rime! c’était la larme de Caligula, un autre rêveur:—«Que l’univers n’est-il une pomme, on le croquerait d’un coup de dent!»
Une littérature orgiaque à ce point paraîtra peut-être ridicule chez de braves garçons qui, pour la plupart, vivaient fort modestement de leçons ou de petits emplois. Mais que voulez-vous, il faut que jeunesse s’occupe, et nous n’avions ni frontières à défendre, ni bustes classiques à briser.
Pourquoi d’ailleurs cette curiosité de jouissances qui, violente ou maladive, tourmente l’homme aujourd’hui, n’aurait-elle pas droit à l’expression comme tant d’obscures et chimériques mélancolies? Qui sait, peut-être n’a-t-il manqué qu’un peu de génie à l’un de nous pour créer une Muse nouvelle que Bargiban aurait dessinée, non plus avec des ailes d’ange, des yeux d’Anglaise et une couronne de fleurs pâles au front, mais adorablement épuisée, ainsi que la Vénus de Gœthe, ou sous la forme de quelque belle mulâtresse aux seins d’ambre, aux vêtements roides d’or.
O mon double premier amour, de combien de trahisons Jean-des-Figues se rendit coupable! L’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie furent mes complices, et j’adressai tant de vers amoureux aux Géorgiennes, aux Mahonaises, aux Indiennes, aux Chinoises, aux Malaises et aux Malabraises, que plus tard, réunis en volume, la table des matières en ressemblait à une liste des Mille-e-tre, recueillie çà et là dans tous les ports par quelque vieux matelot galant qui aurait fait le tour du monde.
Pendant que mon livre se préparait, Bargiban écrivait la préface. Oui, Bargiban, le sculpteur critique! car il se mêlait de critique aussi, ce Bargiban que je soupçonne parfois d’avoir été un mystificateur de génie quand je me rappelle son musée d’écailles d’huître et l’art perfide avec lequel, poussant à l’extrême certaines de nos idées, il savait en faire éclore les conséquences les plus bouffonnes et les plus inattendues.
Dans cette préface-monument, Bargiban exposait sans rire, une théorie du vers, depuis longtemps flottante parmi nous, mais que, le premier, j’avais su condenser en formule:
—«La poésie, disait-il, n’est pas, comme on l’a cru, un art purement intellectuel; elle est art sensuel par bien des côtés, voisine à la fois de la musique et de la prose. La mission du vers ne se borne pas à suggérer des idées par des phrases, le vers éveille aussi des sensations par des images et des sons.»
Et il citait, le brigand, fort spécieusement je l’avoue, nombre de vers tirés de nos plus grands poëtes, vers d’un sens plus qu’obscur, mais d’un superbe effet, où certains mots sans valeur logique prennent une valeur musicale, et n’ayant pas d’autre signification qu’une note, évoquent la même sensation qu’elle:
Étincelant ne veut rien dire, et pourtant qu’il fait voir de choses!
—«Suivons donc, s’écriait mon Bargiban enthousiasmé, suivons le novateur Jean-des-Figues; et tandis que, sous les mains de Wagner, la vieille musique s’infuse un sang nouveau en se faisant aussi littéralement parlante et significative que la poésie, pourquoi la poésie, de son côté, n’essayerait-elle pas de ravir à la musique quelque chose de sa divine paresse et de son harmonieuse inutilité?»
J’écrivis un poëme de ce style, et ce n’est pas celui qui réussit le moins. De sens, naturellement pas l’ombre. Mais les pages y ruisselaient de mots chatoyants et sonores, de mots de toutes les couleurs. On voyait des passages gais où il n’y en avait que de bleus, d’autres tristes où il n’y en avait que de jaunes. Je me rappelle une pluie composée des plus froides, des plus claires, des plus fraîches syllabes que pût fournir le dictionnaire de M. Littré, et certain coucher de soleil dont chaque vers pétri de mots empourprés et bruyants flamboyait à l’œil et crépitait comme un brasier d’incendie.
Vers et théorie me valurent de grands succès aux lectures préparatives du cénacle. Je trouvai un titre, un éditeur. Quelqu’un qui connaît le secrétaire de Sainte-Beuve me fit espérer une goutte d’eau bénite pour le jour où monseigneur de Montparnasse, officiant pontificalement, donnerait sa bénédiction aux poetæ minores agenouillés. Un Athénien de Paris, tout fantaisie et malice, fit de moi un portrait à la plume où il disait que j’étais beau comme un jeune héros, et que si j’avais le bout du nez un peu de travers, c’était, esthétiquement, une grâce de plus. On mit mon nom dans quelques journaux; des gens chevelus me saluèrent. Je n’étais plus Jean-des-Figues tout court, j’étais devenu le jeune poëte Jean-des-Figues, et je n’avais mis que trois mois à cela.
XVII
LA GRECQUE DES ILES.
Et Reine? Et Roset?
En dépit de leurs théories singulières à l’endroit des femmes, mes amis du cénacle avaient presque tous une maîtresse, bonnes filles qu’ils aimaient beaucoup et aux pieds de qui, ô sacrilège! ils écrivaient, eux les raffinés et les sceptiques, des vers amoureux en se cachant.
Je ne faisais, moi, de vers amoureux pour personne. Tout entier à l’orchestration de mes musiques et fier d’avoir oublié Reine sitôt, chose cependant naturelle, je me croyais revenu de l’amour, ce pays où jamais je n’étais allé! Quant à Roset, si parfois, dans mes rêveries, une bacchante rouge sous ses raisins, ou quelque centauresse, empruntait sa brune figure, qu’avait de commun, je vous demande, avec le véritable amour auquel je ne croyais plus, ce caprice de mon imagination, perdu au milieu de tant d’autres voluptueux caprices?
Me voyant ainsi sans passion au cœur et sans maîtresse, mes amis me prêtèrent bientôt je ne sais quels vices obscurs auxquels ils faisaient parfois allusion, et moi je les laissais dire sans bien comprendre, car tous ces soupçons et ce mystère flattaient singulièrement ma vanité.
J’étais devenu l’homme important de notre petit monde; aussi ne m’étonnai-je pas, un matin, une voiture s’étant arrêtée à ma porte, de voir entrer la maîtresse de Bargiban en ses atours, et derrière elle un jeune homme pâle et long comme une laitue montée en graine. C’est quelque cousin de province, pensai-je, que Bargiban a chargé Lucile de promener.
—Monsieur Jean-des-Figues, dit Lucile.
Le visiteur s’inclina.
—Monsieur Nicolas Nivoulas, reprit l’introductrice en ayant soin de prononcer Nicolasse Nivoulâ, histoire de rire.
—Nicolâ Nivoulasse, rectifia le cousin d’une voix timide. Puis, m’adressant un pâle sourire de la couleur de sa barbe qu’il avait jaune:
—Cher maître... dit-il. Mais Lucile l’interrompit:
—Et parlez donc, monsieur le capitaliste. Jean-des-Figues, voici: il s’agit de fonder une revue, le titre est trouvé: la Revue barbare, organe de la nouvelle poésie. Rédacteur en chef, Nicolas Nivoulas; administrateur, Bargiban. On vient vous proposer le fauteuil de secrétaire de la rédaction. Ça va-t-il? Moi, je suis caissier.
Lucile caissier! L’affaire devenait sérieuse, et ce fut à mon tour de m’incliner. Nicolas Nivoulas n’était plus long, il était grand; et subitement ses cheveux carotte prirent à mes yeux la couleur vénérable de l’or. Un capitaliste, un fondateur de journaux qui venait me demander ma collaboration, en voiture! J’aurais donné quinze jours de ma vie, afin que quelqu’un pût me voir de Canteperdrix.
La Revue barbare naquit. Mais quel intérieur pour un intérieur de revue! Bargiban faisait ou était censé faire les abonnements sur un piano; Lucile dès le premier jour s’était installée à la caisse, et un quadrille de poëtes et de muses se trémoussait en permanence dans le cabinet de rédaction. Ce cabinet vaut qu’on le décrive: mille curiosités apportées par les rédacteurs riches, costumes, étoffes et colliers, émaux italiens, faïences persanes, poignards, narghilés et lanternes peintes s’y entassaient dans un désordre de haut goût, ne laissant pas voir du mur un morceau grand comme l’ongle. Le long de la corniche, Bargiban avait disposé son fameux musée d’écailles d’huître, et sous la rosace du plafond, à l’endroit où pend l’œuf de rock des contes arabes, se balançait un mignon squelette d’enfant vêtu d’un pourpoint écarlate et bleu—ton propre pourpoint, ô cousin Mitre! recoupé pour la circonstance—et qui laissait voir par ses crevés les côtes polies soigneusement et les vertèbres blanches comme neige.
—Si un bourgeois venait s’abonner! disions-nous quelquefois en riant déjà de sa surprise. Malheureusement, le bourgeois s’obstinait à ne pas venir.
Nivoulas néanmoins nageait en pleine joie: il tutoyait des journalistes! Si vous l’aviez vu promenant son importance dans les coulisses de Montparnasse, ou bien quand il criait «mes dettes» chez notre restaurateur, sauf à payer subrepticement son dîner dans l’escalier, en ajoutant un fort pourboire pour qu’on fît semblant de se plaindre! C’était ridicule, mais que voulez-vous, le malheureux avait sur la vie littéraire de Paris toutes les grandes traditions de la province.
Qui diable, en attendant, se fût imaginé que dans le corps de cet homme jaune, si mince qu’il ployait au vent, se cachait un formidable adorateur de la force brutale et du muscle? Car c’est ainsi que Nivoulas se révéla.
Catéchisé par Bargiban, j’imagine, et secrètement ennuyé de se voir si maigre, Nivoulas fit des armes à mort et exécuta des tours de force en hydrothérapie; il se livra aux masseurs, victime résignée! suivit les luttes de l’arène et perdit une partie de ses journées à lever des haltères chez Triat. Après un mois de cette culture, Nivoulas, aussi efflanqué que jamais, se trouva seulement avoir grandi de quelques pouces. Tout lui profitait en longueur.
Estimant néanmoins son système musculeux convenablement préparé, Nivoulas nous déclara qu’il allait écrire une œuvre forte, brutale et carrée, une œuvre moderne, vécue et convaincue, une œuvre enfin d’homme bien portant, qui n’aurait rien de commun avec nos corruptions et nos mièvreries; et pour mieux prouver que ce n’étaient point là projets en l’air, il porta le soir même son premier chapitre à l’imprimerie et se mit à boire la bière, cela lui barbouilla l’estomac quelquefois, dans un gobelet d’un demi-setier, à la façon pantagruélique.
Ce premier chapitre ne parut jamais. La Revue publia des critiques de Bargiban, des vers de moi, quelque chose de tout le monde; Nivoulas seul n’y eut jamais rien. Comme par un fait exprès, toujours au moment de mettre sous presse, quelque accident imprévu venait renvoyer d’une fois encore l’apparition du malheureux chapitre, et les livraisons succédaient aux livraisons, portant invariablement sur leur couverture cette annonce irritante et mélancolique:—A paraître dans notre prochain numéro le premier chapitre du roman si impatiemment attendu, LA VIE EN ROUGE, par M. Nicolas Nivoulas. Cette œuvre musculeuse et saine..., etc... etc.
Ainsi dépouillé de sa revue, le pauvre garçon n’osait se plaindre; et, comme seul de toute la bande je lui témoignais quelque amitié, plus d’une fois il me fit le confident des amertumes de son âme:
—Ils me refusent tout, monsieur Jean-des-Figues; j’ai essayé de leur donner des vers, mon Jupiter peignant les comètes, dans la grande manière archaïque et grecque... refusé comme le reste! La fin était bien, cependant; et ce malheureux Nivoulas me récitait la fin: