La gueuse parfumée: Récits provençaux
«..... C’est la vérité, mon cher ami. Je voulais, quand j’ouvris la porte, brusquer l’abbé, tout dire à mon père. Mais si vous l’aviez vu? Il était comme un enfant devant moi, pâle et tremblant quoiqu’il essayât de sourire. Alors, je n’eus plus qu’envie de pleurer. Il me demandait si j’acceptais M. Anténor pour mari, si je n’aimais personne. Je lui répondis que je n’aimais personne et que j’épouserais M. Anténor. Ne m’en veuillez pas de vous avoir évité, le lendemain, quand vous êtes venu au château; mais mon père était là, dans la petite allée de groseilliers, et je craignais de ne pas être maîtresse de mes larmes. D’ailleurs, à présent, que nous dire? Oubliez-moi, Estève; depuis deux jours j’essaie de vous oublier.
»JEANNE.»
—Eh bien! qu’y a-t-il? interrompit le père Antiq, à qui, le soir, furtivement, tandis qu’il passait devant Entrays, mademoiselle Jeanne avait remis cette lettre.
—Il y a que c’est fini! dit Estève.
Le père Antiq ne comprenait rien à tant de résignation. Doublement furieux du contre-temps: pour son neveu d’abord, mais surtout pour lui-même à cause de la belle occasion de s’arrondir qui lui échappait, il sortit de sa réserve habituelle. On le vit causer dans les rues, sous les couverts, à la grand’place, un peu plus qu’il n’aurait fallu. Les autres paysans le raillèrent, l’accusant d’avoir voulu acheter Entrays et son Tor à lui tout seul; pas trop fort cependant! car chacun, s’il avait sondé sa conscience, eût pu y retrouver les mêmes secrètes ambitions. Les paysans, jusqu’à ce jour-là, s’étaient montrés, à l’endroit du château d’Entrays, sobres de confidences mutuelles. Nul ne voulait avertir l’autre, par crainte de susciter un concurrent. Mais l’affaire une fois réglée et tout espoir de mise en parcelles anéanti, à la Coste, à Bourg-Reynaud, on ne se gêna plus. On se murmura dans l’oreille que le mariage de mademoiselle Jeanne et de M. Anténor n’était pour M. Blasy, ce songe-fêtes, ce mangeur, qu’un moyen de sauver sa fortune. On alla jusqu’à dire qu’il vendait sa fille. Les gens des bas quartiers, attentifs depuis si longtemps à suivre la mort lente de ce grand arbre bourgeois que rongeaient, par-dessous l’écorce, des insectes invisibles, avaient deviné bien des choses que la haute ville, la ville artisane et rentière ne soupçonnait pas.
Estève, lui, fatigué de ces commérages, mit un beau matin sac au dos et s’enfuit du côté de la vallée de Meouge peindre des rochers et des eaux, tranquillement. De nature un peu arabe et rationnellement fataliste, la pratique de la vie l’avait préparé à supporter sans trop de peine les plus vives désillusions. A Aix, comme tant d’autres étudiants, trop pauvre et trop pressé de travail pour se faire une maîtresse, il s’était jeté dans la débauche. Dès trente ans, il se croyait blasé; il n’en conservait pas moins un cœur tout neuf, une imagination naïve, et mademoiselle Jeanne était vraiment son premier amour.
Le coup fut rude pour lui, mais la guérison d’autant plus prompte.
—«C’est avoir peu de chance, pour une fois que j’essaye. Baste! se dit-il, on n’en meurt pas!»
Maintenant il parcourait, sans trop songer à son malheur, Meouge et ses chemins en corniche tracés à vingt mètres au-dessus du torrent, dans le vif des parois calcaires. Il regardait, d’un œil à moitié consolé, ces grands blocs roulés, ces cascades, l’eau claire sur la roche aride, et, de loin en loin, coupant la vallée à angle droit, une gorge, une double pente verte comblée de noyers et de frênes, et tapissée de prairies si fort en pente, qu’elles avaient l’air de glisser.
Aussi, tandis que, rue du Riou, les paysans s’entretenaient du prochain mariage, que les bourgeois de la ville haute s’agitaient et que les artisans raillaient; tandis que l’abbé Mistre, heureux du prétexte, traquait à mort l’infortuné Balandran; tandis que le père Antiq, mécontent, accablait Cadet de bourrades; tandis que M. Blasy promenait, d’Entrays au cercle, son ami Ambroise, vêtu de neuf, mais toujours gris; tandis que madame Ambroise, enfin acceptée, remplissait Canteperdrix de son bruit et persécutait les couturières; tandis que mademoiselle Jeanne dissimulait ses tristesses, et que le bel Anténor, faisant sa cour en règle, lui offrait régulièrement chaque soir d’énormes bouquets, régulièrement flétris chaque matin; pendant ce temps, on aurait pu voir notre héros s’asseoir, la journée finie, dans quelque auberge villageoise, aux bancs de bois, aux tables luisantes, ou dans quelque moulin des montagnes, ébranlé par la rude secousse de la chute d’eau, et là, philosophiquement, arroser d’un verre de vin du pays une cuisse de chevreau rôtie, une truite pêchée à la main, ou bien un de ces fromages si fins, gardés tout l’hiver dans la neige, et qu’enveloppe une triple couche de lavande en épis et de feuilles de noyer.
Estève songeait parfois à Entrays, à M. Blasy, si bête et si bon, à mademoiselle Jeanne si charmante! mais c’était sans ennui, avec la sensation de vague et agréable tristesse qui vous reste d’un doux rêve évanoui.
IX
LES ENFANTS SONT FIERS, MAIS LES VIEUX PEUVENT S’ENTENDRE
Le père Antiq, lui, prenait moins bien la rupture.
Sous prétexte de s’intéresser aux affaires de Balandran, il avait causé, beaucoup causé, depuis ces quelques jours, avec l’huissier ordinaire de l’abbé Mistre, et questionnant en-dessous, sans en avoir l’air, plein de prudence et de rouerie, il avait fini par s’assurer de deux choses. D’abord, que l’abbé Mistre réellement avait en main de quoi provoquer la saisie d’Entrays, que les pièces étaient prêtes, le commandement même libellé. Mais il avait compris aussi que M. Blasy n’était ruiné qu’à moitié et que, bien conseillé, après la vente, étant donné sa maison de la ville et ce qu’on sauverait des griffes des hommes de loi, il pourrait se relever encore. Cela redoubla ses regrets, sa colère. La vue du Tor, disait-il, lui faisait saigner les yeux; M. Blasy l’exaspérait.
De son côté, M. Blasy n’était pas sans avoir des inquiétudes. Quoiqu’il essayât de se faire illusion, il lui fallait bien s’apercevoir qu’à mesure que le mariage approchait, Jeanne devenait plus triste. Parfois il interrogeait Jeanne. Jeanne souriait, se disait heureuse, mais au fond ne répondait pas.
Un jour, les deux vieux, le père Antiq et M. Blasy, se rencontrèrent. Peut-être se cherchaient-ils, car, le matin même, Estève, revenu de Meouge, avait été surpris par le père Antiq, faisant ses malles, roulant ses tableaux, prêt à partir pour un long voyage; et le même matin, M. Blasy, réveillé avant l’heure, avait vu dans le jardin, de sa fenêtre, mademoiselle Jeanne qui pleurait. C’est à la Garenade que la rencontre eut lieu.
Un vrai paradis de chasseur, la Garenade, avec ses grands bouquets de bois, ses pelouses semées de lavandes, et ses mille petites cavernes entre les blocs de poudingue éboulé. De tout ce qu’on avait vendu d’Entrays, la Garenade, à cause de ses rochers, était le seul coin qui ne fût pas défriché encore. M. Blasy l’aimait depuis que le mariage de Jeanne avec Anténor était conclu. Il venait y chasser quelquefois, et songeait à le racheter. Assis, le dos contre un arbre, le fusil entre les mollets, ses pieds guêtrés dans l’herbe pierreuse, et regardant en face le soleil couchant, M. Blasy, ce soir-là, réfléchissait.
—Pourquoi Jeanne est-elle triste? Pourquoi pleure-t-elle ainsi toute seule? Si elle ne veut pas d’Anténor, qui donc l’empêche de le dire? Elle se croit riche toujours, à même de choisir, et me sait bon, incapable de la violenter... Peut-être en aime-t-elle un autre! Un autre! mais qui, alors? On n’allait que rarement à la ville, la jeunesse dorée de Canteperdrix ne venait jamais au château...
Puis, se rappelant tout d’un coup Estève, ses visites fréquentes avant le projet de mariage, et subitement interrompues depuis:
—Double brute! s’écria-t-il.
A ce cri, un lapin attardé, queue blanche en l’air, fila d’un buisson. Emporté par son instinct de chasseur, M. Blasy visa, tira, tua; et tandis que le chien s’ensanglantait les babines à rapporter la bête morte, M. Blasy se rasseyant, continuait:
—Oui! double brute, c’est le mot. Double brute, et même triple brute, de n’avoir pas deviné déjà qu’il s’agissait d’Estève!
Au coup de fusil, le père Antiq, qui guettait M. Blasy, apparut.
—Bonsoir, père Antiq, je ne suis pas fâché de vous voir.
—Ni moi non plus, monsieur Blasy. Bien le bonsoir, monsieur Blasy!
—Voici bien longtemps qu’on n’a rencontré votre neveu, père Antiq?
—Amoureux comme il est, monsieur Blasy, mettez-vous à sa place.
—Amoureux, oui! Et vous savez de qui, monsieur Blasy, conclut le père Antiq en s’asseyant, lui aussi, dans les cailloux et l’herbe.
Alors une conversation sérieuse et lente commença. M. Blasy dit ses soupçons, le père Antiq ce qu’il savait. Évidemment Jeanne aimait Estève, Estève aimait Jeanne. En ce cas, pourquoi restaient-ils ainsi buttés? Pourquoi ne disaient-ils rien?
—Les enfants sont fiers, monsieur Blasy!
—Oui, père Antiq, les enfants sont fiers, mais les vieux peuvent s’entendre.
X
COMME QUOI LE TOR D’ENTRAYS FUT VENDU.
Les vieux s’entendirent.
Deux ou trois jours après cette conversation, mademoiselle Jeanne était au jardin, regardant ses passe-roses s’effeuiller à la brise matinale et les lourds taons rayés se rouler dans le pollen des fleurs. Quelqu’un sonna, Estève, à qui M. Blasy ouvrit la grille. Estève s’excusa: il partait le soir même pour un long voyage et n’avait pas voulu quitter Canteperdrix sans faire une visite au château. Mademoiselle Jeanne pâlit. Estève semblait embarrassé. M. Blasy se contenta de sourire.
Un peu plus tard arrivait le père Antiq, comme par hasard, sous prétexte de se procurer des greffes.
—Tiens! te voilà mon neveu?... Et bonjour, mademoiselle Jeanne...
Puis, hochant la tête et clignant son œil fin d’un air qui signifiait: Ça marche, tout est prêt! il ajouta:—Bonjour, monsieur Blasy!
On retint le père Antiq à déjeuner. Il résista, alléguant son costume, montrant ses guêtres, mais cela sans conviction, pour la forme:—Enfin! puisque vous le voulez. Heureusement que j’ai passé une chemise blanche ce matin!
Or il l’avait mise exprès, le brave homme!
Pendant le déjeuner, qui fut long, les jeunes gens parlèrent peu. Ils se boudaient, donc ils s’aimaient encore; et chacun reprochait à l’autre, intérieurement, de s’être, après tout, bien vite résigné. Mais le père Antiq et M. Blasy se montrèrent très-gais, trinquèrent beaucoup et se firent force signes par-dessus les plats. Vous eussiez dit, sauf leur âge, deux écoliers attendant l’effet d’une bonne farce; et je ne jurerais pas qu’au dessert, l’un et l’autre ne fussent pas gris légèrement.
—Voyez, mais voyez donc, monsieur Blasy, on dirait qu’il se passe quelque chose!
En effet, depuis un moment il se passait quelque chose au Plus-bas-Tor. Les paysans, dans leurs parcelles, s’arrêtaient de travailler et regardaient, un pied sur leur bêche, quelqu’un vêtu de noir qui montait le chemin d’Entrays.
Ils s’appelaient, causaient par groupes.
—C’est peut-être la révolution, dit en riant le père Antiq.
—Non! c’est l’huissier, répondit tranquillement M. Blasy.
L’huissier entra, apportant un papier timbré:
—«L’an 18..., le 19 mars, en vertu de la grosse dûment exécutoire des divers actes dûment passés chez maître Sube, notaire à Canteperdrix, dont copie est jointe à ces présentes, et à la requête du sieur Mistre (Hilarion), prêtre libre...»
Bref, l’huissier déclarait faire commandement au sieur Blasy de, dans trente jours pour tout délai, payer au dit sieur Mistre ou présentement à son huissier, la totalité de ses créances, ajoutant que, faute de payement, il y sera contraint par toutes voies de droit notamment par saisie réelle de ses immeubles et spécialement de la maison où il demeure, hypothéquée et affectée au payement en principal et accessoires du montant des susdites obligations.
—Ma foi! Jeanne, dit M. Blasy, nous voilà ruinés! Tu vois que ce n’est pas difficile.
Et comme Jeanne ne comprenait pas:
—Mon Dieu, oui: monsieur votre père, tout cerveau fou qu’il soit, avait deviné vos calculs. Tu te sacrifiais pour moi, tu n’entendais pas qu’on me vendît mes rochers et mes lapinières. La vente! Mais si Entrays se vend, il en mourra, le vieux bonhomme! La vente est faite, et le vieux bonhomme n’est pas mort... C’est moi qui l’ai voulu ainsi. Demande au père Antiq, mon complice. C’est moi qui, sans rien dire ai rompu avec les Mistre et les Ambroise. Maintenant, les huissiers sont en campagne, tout Canteperdrix sait la chose. Mes amis cancanent au cercle, et les acquéreurs comptent leurs piécettes... C’est qu’elle s’obstinait, la petite têtue! Et tu croyais que j’accepterais? Allons, Jeanne! ne pleure pas, avoue que tu avais mal, bien mal jugé ton père, et viens vite lui demander pardon.
Puis, l’embrassant:
—Que me faut-il pour être heureux? Te savoir contente, un chien, un fusil et deux œufs durs dans ma carnassière... Je te demande pardon aussi, Jeannette, de te laisser pauvre par ma faute; mais cela ne fait rien, n’est-ce pas? Celui que tu aimais quand tu te croyais riche, te voudra bien encore aujourd’hui que tu ne l’es plus.
—Estève, entends-tu cela? dit le père Antiq en poussant son neveu du coude.
Estève prit la main de Jeanne:
—Décidément, mademoiselle, il était écrit que ce serait moi qui ferais la demande en mariage.
Cependant, de tous les côtés, au Plus-bas-Tor, on voyait les paysans, assurés cette fois de la nouvelle, quitter le travail à mi-journée et redescendre vers Canteperdrix, pressés qu’ils étaient de se mettre en mesure pour la vente.
—Et vous, père Antiq?
—Oh! moi, mes précautions sont prises!... Tiens! tiens! mais c’est le jour du papier timbré semble-t-il: L’huissier s’arrête, fait signe à un homme, lui donne une feuille. C’est Balandran, parbleu! L’abbé Mistre et sa nièce sont furieux, Balandran passera leur colère.
—Pauvre Balandran! fit en trinquant M. Blasy.
—Eh bien, non! s’écria le père Antiq, je ne sais pas si votre vin vieux m’a grisé... Balandran est mauvaise paye... mais aujourd’hui, vive la joie! je lui prêterai ses cent écus!
LE CLOS DES AMES
A LÉON CLADEL.
I
CE QU’ÉTAIT LE CLOS
Du balcon de sa chambre à coucher, M. Sube voyait tout son clos: la vigne d’abord, très-vieille et mal entretenue, mais qui produisait de si bon vin; puis le réservoir et sa fontaine, un bout de pré, un carré de jardinage, et tout au bas, terminant le domaine et la pente, un champ de sainfoin bien nourri, où les premiers soleils de mai faisaient éclore chaque matin des milliers de fleurs violettes. J’oubliais, tout autour du clos, seize piliers en grès rustique qui, portant des treilles autrefois, avaient dû former un agréable cloître de verdure, et ne portaient plus maintenant que des lierres au lieu de souches avec des grappes de petits grains noirs en place de raisins muscats.
Jamais collégien, dans ses rêves d’école buissonnière, ne rêva clos plus clair, plus riant, plus magnifiquement embroussaillé, ni plus délicieusement inculte que le vieux clos de M. Sube. On l’appelait le clos des Ames. Mais ce nom, dont la physionomie énigmatique va produire sur vous, qui le rencontrez pour la première fois, je ne sais quelle vague impression de terreur superstitieuse et de mystère, ce nom de clos des Ames nous apparaissait à Canteperdrix joyeux, verdissant et fleuri. Nous disions clos des Ames sans savoir pourquoi, la valeur originelle du mot, sa vertu significative, s’étant depuis longtemps effacées, et, loin de garder un arrière-goût funéraire, ces trois syllabes n’évoquaient en nos cerveaux que souvenirs de raisins volés, de poires mangées sur l’arbre, de murs escaladés, de fossés franchis, et d’évasions subtiles par un trou de haie, au temps des cerises.
II
CE QU’ÉTAIT M. SUBE
M. Sube, grâce à son clos, était, ce qui n’est pas peu dire, l’homme le plus heureux de Canteperdrix où il y a tant de gens heureux. Le plus peureux aussi! mais dans nos villes de province un peu de douce couardise n’est-il pas l’assaisonnement obligé de toute félicité bourgeoise?
Cette brave bourgeoisie de France, qui fit un jour 89 et quelque peu aussi 93, en est demeurée toute tremblante. Or M. Sube, bourgeois et fils de bourgeois, catholique pratiquant, ami de l’ordre quand même et respectueux envers le pouvoir établi quel qu’il fût, mais dévoué au fond à la branche aînée pour des motifs qu’il ne s’expliqua jamais bien, M. Sube tremblait depuis sa naissance, naturellement, tel un peuplier d’Italie! Et le soir, au cercle,—quand tous les autres peupliers frissonnants, tous les effarés de Canteperdrix s’agitaient en groupe autour de lui,—d’entendre les chuchotements et les confidences, Lyon en feu, Marseille à sang, les nouvelles terribles coulées dans l’oreille avec cette âpre volupté qu’éprouvent à exaspérer leur terreur les peureux dès qu’ils sont en nombre, d’entendre ce bruit confus de voix qui tenait du bruit du feuillage, quelqu’un eût dit positivement les bords de la Durance par un beau coup de mistral.
Pour M. Sube, la république était une forme de gouvernement sous lequel les honnêtes gens cachent leur or en terre; et la belle aurore de 1848 ne lui rappelait, en fait d’impressions personnelles, que deux journées particulièrement maussades qu’il passa au fond d’un grand tonneau. Ce tonneau s’émaillait, il est vrai, d’un superbe revêtement de tartre, violet comme une bague d’évêque, plus dur qu’un diamant et taillé à facettes, dont les curieuses cristallisations, où dansait la lumière du soleil, auraient réjoui l’œil d’un artiste. Par malheur, tout entier aux préoccupations de l’heure présente, M. Sube n’avait pu apprécier ceci qu’imparfaitement.
III
SUBE LE BLANC ET SUBE LE ROUGE
Et cependant le propre père de M. Sube, Sube le Rouge, comme on l’appelait, avait en sa verte jeunesse travaillé aux œuvres de la révolution. Mais personne à Canteperdrix ne se doutait plus de ces choses. Sube le Rouge, d’ailleurs, s’était repenti, une fois riche. Les grandes guerres de l’empire emportèrent et roulèrent bien des souvenirs. La restauration, sur le peu qui restait, déposa sa couche de fin limon. Un grain de dévotion placé à propos, quelques alliances avec des hobereaux ruinés achevèrent de faire oublier le passé du vieil huissier révolutionnaire. Portant les boucles d’argent, le petit tricorne et la grande canne, ce vieillard apparaissait pur comme un lis, et M. Sube fils croyait avec tout le monde que si monsieur son père avait été surnommé Sube le Rouge, c’était uniquement pour la couleur de ses cheveux, lesquels, très-bruns jadis, étant, à la fin de ses jours, devenus d’une vénérable couleur blanche, rendaient plausible cette supposition.
D’ailleurs, au moment où se passe cette histoire, depuis longtemps Sube le Rouge était mort.
IV
UNE VIEILLE MAISON
A Canteperdrix les gens disaient:—«La maison Sube, vieille maison!» Il faut savoir qu’en province une vieille maison, fût-elle achetée d’hier, projette toujours sur qui la possède certain reflet d’aristocratie. Chaumette lui-même ou Maximilien de Robespierre n’y habiteraient pas une vieille maison impunément. Au bout d’une semaine, Robespierre et Chaumette auraient le salut des marguilliers. Or le pieux M. Sube n’était pas Chaumette, et le pavillon du clos, en revanche, possédait au plus haut degré les caractères qui font révérer les vieilles maisons à Canteperdrix.
Petite porte basse à physionomie conventuelle, corridor sonore et de blanc crépi où semblait errer encore un écho discret du pas des tourières, escalier étroit où le visiteur, à chaque palier, se colle le nez contre de rébarbatifs portraits de famille, grandes chambres où se promènent tous les courants d’air d’avant 89, plancher briqueté, plafond à solives, hautes cheminées, immenses fenêtres garnies de microscopiques carreaux, et, du haut en bas, à tous les étages, y compris la cave et le galetas, un fouillis d’antiquailles et de vieux meubles: fauteuils à pieds droits, sophas à jambes torses, bahuts marquetés, des faïences, des tapisseries, tous les temps coudoyant tous les styles, un cadran rococo, un prie-Dieu renaissance, une sphère en carton du temps des encyclopédistes, voilà, certes, plus qu’il n’en fallait pour qu’au regard de la société du lieu, la maison de M. Sube passât pour une des plus vieilles maisons de la bonne vieille bourgeoisie.
Hélas! si on avait su que ces portraits, où le naïf orgueil du propriétaire aimait à reconnaître le sang des Sube, si on avait su qu’ils étaient en exil sur les murs! Si on avait su que ces meubles vénérables, ces chenets de cuivre usés et polis par des bottes d’autrefois, ces fauteuils où se reconnaissait au creux de la tapisserie la trace du dos des ancêtres, si on avait su que toutes ces choses, ravies dans les châteaux ou disputées aux enchères des bandes noires... si on avait su que le clos des Ames lui-même, habitation sacrilége bien que confortable!... Mais, nous l’avons dit, personne à Canteperdrix n’en savait rien, M. Sube fils moins que tout autre, et c’est avec candeur qu’enseveli jusqu’à sa perruque dans un voltaire en velours d’Utrecht provenant du dépeçage d’un château, M. Sube parfois tonnait de sa voix douce contre les révolutionnaires de 89 et les pillards de 93.
Chacun applaudissait à ces sorties de M. Sube. Seul, discrètement, M. Tirse, l’archiviste paléographe, souriait. Mais qui jamais a prêté attention au discret sourire d’un ami, cet ami fût-il archiviste-paléographe?
V
MUSÉE TIRSE ET SALLE SUBE
M. Tirse, on le devine, connaissait les mystères du clos des Ames; seulement, par amitié pour M. Sube, il n’en disait rien. Ce fut pourtant M. Tirse qui, sans le vouloir, causa la fin tragique de M. Sube.
Voici comment:
Un matin, en réfléchissant, M. Tirse s’aperçut que la ville de Canteperdrix était sans musée, et soudain il s’arrêta à la pensée d’en fonder un. On l’appellerait le Musée Tirse.—«Là, disait-il, seront déposés et classés dans leur instructive progression, avec le nom des donateurs en grosses lettres, les haches en silex des vieux Celtes, les outils en cuivre gallo-romains, les médailles, les trépieds, les petits bronzes, les lampes phalliques ou non phalliques, les statuettes grecques, les fragments moyen âge, les curiosités des XVᵉ et XVIᵉ siècles, enfin tous les précieux témoignages d’autrefois que la pioche du paysan fait jaillir chaque jour du sol cantoperdicien, et qui, faute d’un lieu pour les recevoir, vont se dispersant entre des mains ignorantes!»
Ce projet de M. Tirse obtint le succès le plus vif; le préfet s’y intéressa, le maire offrit un local; chacun, à Canteperdrix, tint à honneur d’y apporter quelque morceau rare, et M. Sube, entraîné par l’exemple, promit tout ce que renfermait de curieux le pavillon du clos, à cette condition pourtant qu’une des vitrines du musée Tirse porterait le nom de salle Sube.
VI
VOYAGE DE DÉCOUVERTES
Jusqu’à ce jour, M. Sube n’avait pas vu sa maison. Sur les natures simples et dénuées de curiosité comme était la sienne, l’impression produite par les objets extérieurs, purement physique, s’émousse par l’habitude. M. Sube possédait une fontaine sous son balcon, et, sans être devenu sourd, depuis longtemps il n’entendait plus sa fontaine. De même, il avait fini par vivre, sans les voir, au milieu des objets antiques, mystérieux et bizarres dont le pavillon était encombré.
Aussi que de surprises l’attendaient, cette âme candide et si longtemps endormie, dans le voyage de découvertes entrepris, pour la plus grande gloire du musée Tirse, autour d’une vieille maison! Que de remarques, que de doutes, que d’interrogations singulières!
Pour la première fois de sa vie, M. Sube observa la fantasque diversité d’époques et de styles qui bigarrait son mobilier. Mais cette diversité même ne caractérisait-elle pas dignement un mobilier bourgeois amassé pièce à pièce, conservé toujours et toujours accru par dix générations de Subes?
Certaines tentures trop étroites ne recouvraient pas exactement leur pan de mur; plus courts et plus longs que les tringles, quelques rideaux n’étaient pas de mesure. M. Sube s’expliqua ceci en réfléchissant que tringles et rideaux pouvaient provenir d’héritages.
Au dos armorié des fauteuils, sur les cachets de l’argenterie, M. Sube découvrait des chiffres et des blasons de mille sortes. M. Sube en conclut—non sans vanité—à d’innombrables alliances nobles, dont le souvenir se serait perdu.
Et découvrant à ses portraits d’ancêtres certains airs de hauteur aimable chez les hommes et de grâces hautaines chez les femmes qu’il n’avait jamais vus dans son miroir lorsqu’il se rasait, ni sous la coiffe à canons de la tante Ursule, M. Sube s’avoua que, dans l’air empesté de l’incrédulité moderne, les vieilles races dégénéraient, et il prit texte de la chose pour maudire une fois de plus cette abominable Révolution.
Un fait pourtant troubla M. Sube: ce fut de voir la bibliothèque personnelle de son père, du vénéré Sube-le-Rouge, bourrée jusqu’aux solives des plus infâmes productions du siècle dernier. Car il y avait là l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique, les livres de Diderot, d’Helvétius, de Lamettrie, Dupuis et l’Origine des Cultes; il y avait, le dirai-je? le Compère Mathieu lui-même à côté des Ruines de Volney; et, sur la haute corniche, comme les génies du lieu, un Voltaire et un Rousseau en plâtre. M. Sube remuait tous ces objets d’une main désormais tremblante et, voyant s’enlever la fine poussière amassée sur le nerf des reliures et la tranche rouge des livres, M. Sube, par je ne sais quel pressentiment, se sentait le cœur étreint d’angoisses inexprimables. Un remords s’éveillait en lui, remords étrange d’un crime qu’il ne se rappelait pas avoir commis.
Tout à coup, d’entre les feuilles d’un Zadig qu’il époussetait, un papier glisse, et M. Sube ayant déplié ce papier tombe d’un bloc dans son fauteuil, effaré, la lèvre pendante, devinant plus qu’il ne lisait, s’essuyant de la main gauche ses yeux pleins de larmes, tandis que dans sa droite le vieil acte couvert d’une ferme écriture et liseré de jaune sur les bords s’agitait avec le frémissement d’ailes et le doux bruit que font les papillons de vers à soie quand ils grainent.
VII
LE SOURIRE DE MONSIEUR TIRSE
Alors, M. Sube se rappela le sourire de M. Tirse. Et ce sourire du paléographe, sourire doux, discret et compatissamment railleur, M. Sube croyait le voir partout: aux têtes sculptées des consoles, aux petits culs-nus des trumeaux, aux rosaces du plafond, aux plis grimaçants des rideaux, aux tapisseries, et tous ces sourires semblaient lui dire:
Spoliateur de la noblesse et du clergé!
Détenteur de l’argent des morts!
Monsieur Sube, pour chercher une consolation, leva les yeux sur le portrait de son père. Hélas! la belle figure de Sube-le-Rouge, si calme d’ordinaire dans son ovale de poirier noir, la figure de Sube-le-Rouge elle-même souriait du sourire de M. Tirse. Or, voici ce qui la faisait sourire, voici ce qui remplissait de larmes les yeux du malheureux M. Sube-le-Blanc!
VIII
DOMAINES NATIONAUX
| Extrait du registre des Ventes. | Vente nº 342. |
Du troisième jour complémentaire an III de la République une et indivisible, nous, administrateurs du département, pour et au nom de la République et en vertu de la loi du 28 ventôse dernier; en présence du citoyen Trotabas, commissaire de la Convention nationale, avons, par ces présentes, vendu et délaissé dès maintenant et pour toujours au citoyen Sube Anacharsis Eudore, dit Le Rouge, de la commune de Canteperdrix, à ce présent et acceptant pour lui et ses héritiers, le domaine national dont la désignation suit, savoir:
Le Clos dit des Ames seu Purgatoire, ci-devant appartenant à la ci-devant confrérie des Ames du Purgatoire, lequel clos de la contenance de 2500 cannes confronte du levant, le chemin; du midi, les aires publiques; du couchant et du septentrion, la rivière.
Ledit clos est vendu avec ses servitudes actives et passives, franc de dettes et redevances, notamment de tout entretien d’oratoire, de toute obligation de messes, prières, processions et autres pratiques superstitieuses dont la République venderesse déclare l’acheteur pour toujours exempt et déchargé.
Cette vente est faite aux dites conditions moyennant la somme de six mille soixante-cinq francs calculés conformément à l’article 5 de la loi du 28 nivôse dernier, savoir: deux mille livres en numéraire, et quatre mille soixante-cinq livres, valeur fixe en mandats et assignats à trente capitaux pour un.
Signé:
Sube (Eudore Anacharsis)
Trotabas, commissaire, etc., etc.
IX
LE CHAMP DE SAINFOIN
«Clos dit des Ames seu Purgatoire!» se répétait avec terreur le pieux et infortuné M. Sube, tandis qu’au cercle les fondateurs du Musée, réunis en commission préparatoire, n’attendaient que lui pour inaugurer leurs travaux.
On avait ouvert la séance à midi.—«Sube est bien long avec ses antiquailles!» murmura le secrétaire lorsqu’il entendit sonner une heure. A deux heures moins dix, M. Tirse perdit patience et prenant son chapeau et sa canne, il se dirigea vers le Clos.
Arrivé devant la porte du pavillon, M. Tirse, vaguement inquiet, souleva le heurtoir représentant un dauphin de bronze qui se cognait la tête sur un gros clou. Le heurtoir retomba, le dauphin se cogna la tête, un bruit formidable roula un instant, puis mourut dans les profondeurs du corridor, mais personne ne répondit.
Bien que discret naturellement, M. Tirse prit sur lui de presser le loquet et de pousser la porte. Personne encore!
M. Tirse monte au premier étage: salon grand ouvert, livres bouleversés, meubles en désordre, et, sur le parquet, devant le fauteuil, à côté de la calotte de M. Sube, un vieux papier, l’acte fatal, tragiquement froissé et mouillé de larmes!
M. Tirse devina. Sans réfléchir aux sentiments religieux de son ami Sube, d’abord il crut à un suicide. L’air lui manquant à cette pensée, il se dirigea vers le balcon.
O surprise! O bonheur! Là-bas, tout au bout du Clos, dans le petit champ de sainfoin, M. Sube allait et venait.
M. Tirse s’appuya au mur et respira. Pourtant, la première joie passée:
—Que diantre! se dit-il, fait mon ami Sube à cette heure gesticulant ainsi au milieu d’un champ de sainfoin?
—«Hé! Sube! Sube! Monsieur Sube!!!» A cet appel, les lierres du Clos s’agitèrent, un moineau qui buvait à la fontaine s’envola, mais ni Sube ni M. Sube ne répondirent.
Alors, M. Tirse descendit au Clos où M. Sube se promenait toujours.
Arrivé à quatre pas de M. Sube, M. Tirse s’arrêta dans le sainfoin:—«Bien le bonjour, Sube!» dit-il. Sube regarda son ami, mais n’eut pas l’air de le reconnaître. Interloqué, M. Tirse s’inclina; puis, saisissant son feutre gris par le haut de la forme, il le souleva perpendiculairement au-dessus de sa tête, de toute la longueur du bras, et le laissa retomber en place d’après les lois ordinaires de la pesanteur. C’était là sa manière de saluer.
M. Sube, hélas! resta insensible à cette politesse.
Tête nue au soleil et sans plus regarder M. Tirse, M. Sube foulait à grands pas son sainfoin. Brindilles vertes et fleurs violettes s’écartaient à chaque enjambée, et chaque fois, une nuée d’abeilles en colère, jaunes de pollen, ivres de miel et de lumière, s’enlevaient et tourbillonnaient autour de la tête de l’importun.
Et M. Sube soupirait:
—«Vade retro!... Vade retro!... Les entendez-vous qui bourdonnent?... Elles me réclament leur clos... Ce sont les âmes du purgatoire!»
M. Tirse pleura sur son ami. D’un coup de soleil printanier compliqué de monomanie religieuse, le propriétaire du clos des Ames, M. Sube, était devenu fou.
LA MORT DE PAN
A HIPPOLYTE BABOU.
Vous connaissez l’étrange récit que fait Plutarque, en son livre Des Oracles qui ont cessé.
«Le vaisseau du pilote Thamus étant un soir vers certaines îles de la mer Égée, le vent tomba tout à coup. L’équipage était bien éveillé, partie buvait, partie s’entretenait, lorsqu’on entendit une voix qui venait des îles et qui appelait Thamus. Thamus ne répondit qu’à la troisième fois, et la voix lui commanda, lorsqu’il serait entré en un certain lieu, de crier que le grand Pan était mort. On fut saisi de frayeur, on délibéra si on obéirait à la voix. Thamus conclut que s’il faisait assez de vent pour passer l’endroit indiqué, il se tairait; mais que si le vent venait à manquer, il s’acquitterait de l’ordre qu’il avait reçu. Il fut surpris d’un calme au lieu où il devait crier; il le fit; aussitôt le calme cessa et l’on entendit de tous côtés des plaintes et des gémissements comme d’un grand nombre de personnes affligées et surprises.»
Eh bien, non! malgré Thamus et Plutarque, et malgré cette belle histoire qui, au dire de Rabelais, tirait des œilz de Pantagruel, larmes grosses comme œufz d’austruche, non, le grand Pan n’était pas mort. J’en sais quelque chose—moi qui vous parle—ayant eu cette joie, en pleine Provence catholique et dix-huit siècles après Tibère Cæsar, d’offrir au dieu un sacrifice sur son autel rustique et toujours vénéré.
Je me hâte d’ajouter qu’à l’exemple de la Minerve des Païens innocents, se cachant en robe de bienheureuse sous les oliviers du Minervois, mon pauvre chèvre-pieds, quand je le découvris, dissimulait ses cornes sous une auréole, et en était réduit à l’humble état de saint de campagne.
*
* *
Le singulier saint que Saint Pansi, et quel joyeux pèlerinage!
Pour arriver à sa chapelle, on montait au soleil, des heures et des heures, par un sentier tracé des chèvres et que chaque orage effaçait. Aussi parfois le perdions-nous, ce chemin sacré, dans les galets des torrents à sec et parmi les pierrailles des pentes. Alors le cortége s’arrêtait; les garçons embrassaient les filles, et c’était une joie, des rires! Mais le sentier se retrouvait bientôt, visible à peine et rayant d’un mince trait l’escarpement des ravines, ou marqué largement, sur un plus fidèle terrain, au travers des sauges en fleur, des marjolaines et des buis.
Puis à un tournant, dans une échappée, entre la roche aride de Peyrimpi et la croupe de Lure neigeuse et sombre, un monticule apparaissait, et sur le monticule, tout au bout, reluisant comme un éclat de vitre au soleil, la chapelle blanche de San-Pansi.
Et zou! les enfants, à San-Pansi!
*
* *
Devant la chapelle, une esplanade taillée dans le roc aplani, piquée de mousses, d’herbes maigres; et au milieu, entre deux chênes, reste probable d’un bois sacré, un bloc de grès rouge creusé d’un trou.
La chapelle était au curé, le bloc de grès rouge à l’ermite. Le curé regardait le grossier monument d’un œil d’envie, et l’ermite n’eût pas donné sa vieille pierre pour la chapelle.
Car le maître à San-Pansi, grand prêtre et sacrificateur, ce n’était pas le curé, c’était l’ermite.
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* *
Œil mi-clos, face enluminée, avec sa barbe en pointe presque aussi rouge que sa face, cet ermite, disaient les vieilles, vous avait un air de païen.
Pour costume, une défroque d’abbé; mais la défroque, depuis longtemps, avait perdu son apparence première. Tombant droit et veuve de ceinture, déchirée à tous les buissons, effrangée aux pointes des cailloux, tordue par le vent et fripée par la pluie, la soutane flottait en plis superbes qu’eussent enviés toge ou peplum. Quant au chapeau, privé comme il était de ces coquettes petites brides qui relèvent catholiquement les bords des coiffures ecclésiastiques, amolli d’ailleurs et repétri dans la vieillesse et la tempête, il eût fort bien, avec ses bords tombants où la coiffe se confondait, figuré sur la tête d’un chevrier sicilien ou d’un pâtre d’Ionie.
L’ermite, d’ordinaire, vivait tout seul sur son roc, avec une chèvre à demi sauvage. Mais comme—suivant la tradition immémoriale de ses prédécesseurs à San-Pansi—il joignait aux fonctions sacrées le rare métier de hongreur, deux fois par an on le voyait, au printemps et en automne, descendre dans la vallée, soufflant de ses lèvres ironiques dans les quatorze trous de sa flûte en laiton.
Velu comme un bouc, puant et cynique, si vous l’aviez vu en train de boire, un jour de fête, de quelle humeur il recevait les processions qui, l’une après l’autre, tout le matin, montaient du fin fond des vallées!
—«Bon! ceux de Noyers... ceux de Ribiers», grognait-il, entendant chanter. Puis, sa moustache essuyée d’un revers de main:
—«Pichoun aganto la campano.»
Et le voilà parti à travers la pente, barbe au vent, soutane retroussée, tandis que le pauvre clerson essoufflé, perdu dans les buis d’où sa tête à peine sortait, le suivait de loin en remuant sa grande cloche.
—«Qué te n’embarre de bestiari!» disait l’ermite, en revenant s’asseoir pour boire, jusqu’à ce qu’une autre procession arrivât.
*
* *
Mais toutes les processions rentrées, la messe une fois dite, et le curé descendu au village:
—«Ici, les enfants!» criait l’ermite.
Et, debout devant le vieil autel, avec je ne sais quoi de religieux dans son œil cynique, il inaugurait gravement une étrange et païenne cérémonie.
Ne dites pas que ceci est faux, ne le dites pas, car je l’ai vu! J’ai vu les gens, enfants et filles, tomber sur le roc à genoux, tandis que le soleil rougissait d’un reflet dernier les pierres de l’autel et la face sereine de l’ermite. Je me suis prosterné comme eux, comme eux j’ai offert le miel et le fromage, et comme eux—ne riez pas trop!—j’ai frotté mon ventre au grès sacré qui rendait les filles fécondes et les garçons vigoureux.
J’avais huit ans alors; et plus tard, en mes heures d’adolescence, quand le professeur à propos d’Horace nous parlait de Pan ou de Faune, des satyres amis des montagnes ou des sylvains qui peuplent les bois, ma pensée tout à coup s’envolait vers l’ermitage, et je revoyais l’humble autel, la rustique cérémonie, les gâteaux de miel roux, les fromages pressés entre des feuilles odorantes, et le sourire de l’ermite pontifiant dans les rayons du soir.
*
* *
Cette impression, instinctive d’abord, se changea plus tard en certitude, et je finis par me convaincre logiquement que la chapelle de San-Pansi était bien le refuge agreste à l’abri duquel le pauvre dieu spolié avait pu, parmi les rocs et les bois, traverser, sans être inquiété, les durs siècles du moyen âge.
Un jour même, déjeunant avec des curés, chez l’ermite (j’étais alors frais émoulu de l’université et tout fier de ma jeune science), j’engageai à ce propos avec le vieux desservant de Bevons une intéressante discussion pagano-archéologique:
—Ainsi donc, monsieur le curé, vous ne savez rien de votre saint, si ce n’est qu’il s’appelle Pansi et qu’il guérit de la colique?
—D’abord, mon saint est un saint local, répondit le brave homme en se versant à boire; on ne le trouve, il est vrai, sur aucun calendrier, mais, à défaut de titres écrits, il a pour lui la vénération de cinq vallées, une tradition séculaire et constante, et ce n’est pas le premier exemple d’un grand bienfaiteur, d’un saint de campagne, canonisé aux siècles de foi par la reconnaissance publique et justement vénéré encore, lorsque, à travers les révolutions et les âges, tout monument de son existence s’est perdu.
—Sans doute, monsieur le curé; et pourtant ce ne serait pas non plus la première fois qu’un dieu de l’antiquité païenne, un de ces démons que le Christ vainqueur chassa des temples, serait parvenu sous un sacrilége déguisement à usurper un reste d’encens et de culte.
Ici le vieux prêtre ouvrit les yeux curieusement.
—Vous savez sans doute mieux que moi, monsieur le curé, que la vieille religion, reléguée loin des villes, conserva longtemps, dans les campagnes, au sein des vallons, sous l’ombre des bois, ses autels cachés et ses mystères.
—Passez!... passez!... murmura le curé; mais où prétendez-vous en venir?
—A constater ceci tout simplement: que votre San-Pansi n’est autre que Pan, que vos paroissiens sont des idolâtres, et que vous vous trouvez—sans le savoir, j’aime à le croire—grand prêtre du dernier des faux dieux.
—Bravo! bravo! monsieur le savant, s’écria l’ecclésiastique assemblée. Car on est toujours un peu jaloux entre prêtres, et plus d’un, en son cœur, se réjouissait de l’embarras que le bon vieux curé, métropolitain de San-Pansi, laissait voir.
Dans la porte toute grande ouverte pour donner du jour au rez-de-chaussée sans fenêtre, un merveilleux paysage s’encadrait: à droite, à gauche, Jabron et Buech, avec leurs minces filets d’eau traçant sur leurs lits de cailloux blancs, larges d’une demi-lieue, une imperceptible ligne noire; les Alpes au fond; et plus près de nous, Lure couchée et sa grande croupe qui barrait le ciel.
—Regardez, disais-je, regardez là-haut, sur Lure, cette entaille à peine visible qui tranche l’arète de neige: c’est le pas des Portes. Par là passait la voie romaine, et par là, sans doute, avant les Romains et leurs larges routes pavées, lorsqu’il n’y avait qu’un étroit sentier, descendirent les premiers colons grecs apportant avec eux l’olivier et les dieux du pays de lumière.
Du pas des Portes, la route les dirigeait ici; et quand, arrivés sur le monticule où nous sommes, ils virent autour d’eux le cirque que nous voyons, mais combien plus majestueux encore: immense, couvert de forêts, alors que ces montagnes aujourd’hui sans verdure faisaient de toutes parts jaillir les eaux vives de leurs sources, et que ces ravines arides, dont le soleil ronge la marne, résonnaient sous les chênes du bruit perpétuel des cascades, vous étonnerez-vous que, saisis d’abord d’un religieux respect, ils aient voulu, par-dessus le front des bois, dresser un autel au grand Tout, au dieu en qui se personnifiait l’âme des choses, à Pan, image et représentation de la nature, bienfaisant et formidable comme elle, fait comme elle d’ombre et de jour, divin par sa face resplendissante, et lié à l’animal par ses jambes de bouc, son poil rude et ses cornes? Vous étonnerez-vous?...
—Et les voilà bien nos docteurs à la mode, s’écria le curé en m’interrompant, parce qu’ils auront quelque part découvert un endroit commode pour un temple, ils vont, ils vont, leur tête se monte... Mais, à ce compte, vous pourriez supposer un autel païen sur tous les rochers de la contrée.
—Oh! que nenni, monsieur le curé; tous les rochers de la contrée ne sont pas, comme celui-ci, centralement placés et visibles de partout; tous ne figurent pas un piédestal naturel, fait pour tenter un peuple artiste; tous, enfin, ne portent pas, reconnaissable encore, le nom d’un dieu; car, à défaut même d’autres preuves, il serait permis de supposer que le nom grec de Pan s’est, sur de grossières lèvres campagnardes, transformé en celui de Pansi, tandis que le dieu lui-même, le dieu de la nature créatrice et de l’universelle génération, devenait peu à peu dans d’étroits cerveaux, San-Pansi, le bon San-Pansi, qui donne aux femmes la fécondité et guérit les enfants de la colique. Les preuves, d’ailleurs, ne manquent point...
—Voyons, monsieur, voyons ces preuves.
—N’insistons pas trop sur le vieil autel, il est pauvre, rongé du temps, et sans doute vous récuseriez son témoignage. Mais n’est-ce pas une preuve aussi que ce nom de Peyrimpi, pierre impie, qu’a la montagne dont San-Pansi n’est qu’un chaînon? Et le nom ne fut-il pas excellemment donné par les premiers prêtres chrétiens à ce nid de païens incorrigibles? Les inscriptions grecques trouvées à deux pas d’ici, faut-il que je vous les rappelle:
| HEROPHILE, GRAND PRÊTRE DE MERCURE ET ILLUSTRE FILS D’HOPILE... | etc... Or, Pan était fils de Mercure, et souvent leur culte se confondait. Les preuves? Mais elles sont partout: dans l’image de votre saint que je vois portant la houlette, barbu et cornu, comme Moïse, direz-vous, et je dirai, moi, comme un satyre; dans la date de votre fête, qui se trouve tomber précisément à l’époque des lupercales; dans les grappes d’hyèble sanglant dont ces enfants là-bas se rougissent le visage comme faisaient les prêtres du dieu; dans les maux que guérit San-Pansi avec sa pierre; dans ces offrandes de miel et de laitage, conformes au plus pur rituel païen; elles sont enfin, terminai-je en riant pour ne pas envenimer la querelle, elles sont éclatantes et visibles surtout dans la figure de votre ermite, qui, par une harmonie singulière entre ce qui fut et ce qui est, m’apparaît précisément la vivante image du dieu: velu comme lui et rappelant par son poil dru les végétations qui couvrent la terre, rouge et luisant de visage pour signifier l’éclat du jour. Il n’a, il est vrai, ni jambe de bouc ni sayon de peau tigrée d’étoiles; mais, au fait, je n’ai jamais bien examiné les pieds du gaillard sous sa soutane; et les mille trous, les taches sans nombre dont elle est parsemée peuvent, aussi bien que les bigarrures d’une peau de bique, symboliser les constellations qui peuplent le ciel.
Tout le monde rit à cette conclusion imprévue, le curé comme les autres, et l’ermite lui-même. Mais un petit abbé qui se trouvait là, tournant vers moi, sans lever les yeux, sa pâle figure ultramontaine:
—Monsieur, dit-il, je vous félicite. Tout ceci est fort doctement et fort ingénieusement conjecturé. Dom Carbasse, l’honneur de son ordre, et qui mérita, au siècle dernier, d’être surnommé le destructeur des faux saints, vous envierait cette magistrale procédure canonique.
—Pure plaisanterie... monsieur!...
—Non pas, non pas; il en reste encore, il en reste trop, après dix-huit siècles, de ces superstitions mal extirpées, qui sont pour l’Église un scandale et pour certaines gens matière à honteux profits.
Là-dessus le bilieux petit abbé se levant, jeta au pauvre ermite qui desservait la table un long regard, regard de prêtre, passionné, tenace et froid, où se pouvait lire toute la haine que nourrit le clergé de campagne contre la tumultueuse et joyeuse bohême des frères libres de Saint-François.
*
* *
Dix ans plus tard, une après-midi de ce mois, les hasards de la promenade m’ont conduit du côté de San-Pansi.
Quels changements j’y ai trouvés! Murs recrépis, chapelle neuve, une cloche dans un clocher... Ce n’était plus l’ermitage d’autrefois, criblé de crevasses et de trous et tout verdi par les petites grappes des plantes grasses, où, d’après le dire des mauvaises langues, l’ermite, chaque matin, tapait de sa clef sur une tuile pour sonner la messe aux lézards.
—Terrible! frère Terrible! criai-je; car, j’avais oublié de vous le dire, l’ermite s’appelait Terrible de son petit nom.
A ma voix, Terrible apparut; mais rasé, sans poil, méconnaissable, avec cette allure particulièrement résignée qui caractérise les chiens tondus. Terrible portait chapeau luisant, roide soutane, et, que San-Pansi me pardonne! je crois même qu’il ne sentait pas le vin.
Comme je m’affligeais de le voir ainsi, il me raconta une histoire lamentable:
Le vieux desservant était dans l’enfance, et un petit vicaire qu’on lui avait adjoint (l’abbé du déjeuner, sans doute), tyrannique et sec, menait tout. Fanatique pour Rome, exclusivement dévot à la Vierge, dès les premiers jours on devina qu’il aurait San-Pansi en horreur. Il voulait d’abord abolir ermitage et pèlerinage.
Mais les villageois résistèrent. Lui, cependant, bouleversait tout, gâchant le plâtre et recrépissant. Il remplaça par un tableau fabriqué tout frais à Paris, représentant je ne sais quoi et puant encore la peinture, la toile immémoriale où se voyait le grand San-Pansi avec la houlette, parmi les arbres, au milieu des chèvres, sous un ciel bleu parsemé d’étoiles d’or. Il rasa l’ermite, il lui imposa chapeau net et soutane propre. Puis un matin, parlant en chaire, il annonça aux fidèles stupéfaits, mais vaincus par ce coup d’audace, que San-Pansi désormais ne s’appellerait plus San-Pansi, que ce Pansi était un faux saint, qu’on ne lui devait aucun culte, et qu’à la demande expresse de Monseigneur, N. S. P. le pape venait, honneur insigne! de placer la chapelle purifiée et restaurée sous l’invocation de Saint Pie.
—Saint Pie! Saint Pie!... qui connaît ça? conclut le vieux satyre en haussant les épaules.
—Mais les fromages? les pots de miel?...
—Interdit, comme tout le reste!
Et me montrant l’autel de grès:
—Vienne la fête, et s’il y pense, l’enragé m’enverra ma pierre rouler là-bas dans le vallon.
Pauvre vieux sacrificateur! Des larmes luisaient dans son œil, et je le surpris portant au menton sa main crispée pour tirer une barbe rouge qui n’y était plus.
Nous nous quittâmes navrés, et sans boire.
Je redescendais la colline, et tandis que fuyaient devant mon bâton les cailloux du sentier, sonores et coupants comme des fragments de brique, tout à coup, songeant à cette fin misérable d’un dieu:
—Oui, Pan est mort, bien mort!... m’écriai-je.
A ce cri, un oiseau s’envola dans l’air silencieux, un coup de vent subit fit courber la cime des chênes, et, par dessus le bruit des feuillages émus, une plainte harmonieuse et vague me répondit.
C’était le vieil ermite, prêtre inconscient d’un culte aboli qui, debout dans les rayons rouges du couchant, sur le roc de la plate-forme, nu-tête et ses oreilles pointues se détachant de son crâne ras, confiait à Pan ses tristesses en soufflant un air mélancolique dans sa grande flûte de hongreur.
LE CANOT DES SIX CAPITAINES
A JEAN D’ALHEIM, peintre provençal.
I
LE NAUFRAGE DU SINGE-ROUGE
Le vent d’Est faisait rage autour du Bigorneau.
—Aveuglez les sabords! commanda Lancelevée.
Aussitôt les sabords s’aveuglèrent; un faible jour, de seconde en seconde interrompu par l’assaut alternatif des vagues, arriva seul à travers l’épais cristal des hublots; les six compagnons se rassirent et le festin continua.
—A votre santé, colonel!
—Messieurs, mes amis, je suis touché... mais ne m’appelez pas colonel.
On remplit les verres de nouveau:
—A votre santé, capitaine!
Et, radieux cette fois, Lancelevée salua et dit:
—Messieurs, capitaines, à votre santé!
Presque au même instant, et par les mêmes parages, un imperceptible petit yacht—le Singe-Rouge—battait de l’aile dans la tempête. Un homme se tenait à la barre; le reste de l’équipage, deux hommes en tout, buvaient et trinquaient dans la cabine relevée en bosse sur le pont. Toutes les fois qu’il y a gros temps, les marins trinquent.
—A ton roman nautique! disait l’un.
—A ta grande symphonie maritime! disait l’autre.
—Aux mots goudronnés que tu collectionnes!
—Aux bruits de tempêtes que tu notes!
—Mettons à sec, puisque la prudence ordonne de délester le navire, cette vieille dame-jeanne vêtue d’osier tressé.
—Et laissons Fabien constater une fois de plus que la Méditerranée n’est pas bleue.
Soudain, Fabien, l’homme de la barre, cria:
—Terre!
—Quelle terre?
—Antibes.
—Cap sur Antibes!
—Vous savez bien que je ne sais pas barrer, répondit Fabien.
—Trébaste, va barrer pour cet imbécile de peintre, dit au romancier le musicien qui lui-même s’appelait Miravail.
Arrivé sur le pont, Trébaste à son tour s’écria:
—Miravail, viens voir! Miravail, jamais nous ne pourrons entrer dans Antibes.
—Depuis notre dernier voyage le port est devenu trop petit.
A cette invraisemblable nouvelle, Miravail, haussant les épaules et murmurant: «Ils sont gris tous deux», quitta, non sans peine, son punch au kirsch, et sa cabine tout imprégnée d’une fine odeur de citron, d’alcool brûlé et d’amande amère.
Mais Trébaste avait dit vrai; jamais, de mémoire de loup de mer, hallucination plus singulière:
En face d’eux, à travers la poussière d’eau, l’écume et les vagues, c’était bien Antibes que voyaient nos trois navigateurs, mais un Antibes plus petit encore que l’Antibes réel, lequel n’est pas grand; un Antibes en raccourci, un Antibes de Lilliput. A part cela, même jetée et même port, et même phare crépi de blanc porté à bras tendu par le même môle.
—Allons! pensa tout haut Miravail devant ce spectacle, il faut que je sois gris pour ma part. Pourtant, quand je suis gris, j’ai l’habitude de voir double; or c’est ici le contraire qui arrive.
Il était trop tard pour reculer. Mené grand train vent arrière, couché sur le flanc, sa quille presque à l’air et son foc labourant la vague, le Singe-Rouge faisait feu sur l’eau, comme disent les Antibois, et filait d’une incroyable vitesse vers le fantastique petit port.
—La barre à bâbord, droit sur le chenal!
Le Singe-Rouge enfila le chenal: arrêt subit, craquement sinistre. Du même coup, l’équipage se sentit jeté en l’air par le choc et cueilli au vol par la lame, tandis que le petit yacht, engagé de tout son avant entre le môle et la jetée, demeurait immobile et comme retenu dans la grosse pince d’un gros crabe.
—O mer bleue, voilà de tes coups! soupirait le peintre en retombant. Puis il ouvrit les yeux, considéra le récif où les flots l’avaient roulé, et murmura:
—Récif bizarre! on le dirait en bois. De plus, il sonne creux et sent la cuisine.
Hé! du récif?... Holà! du récif?...
A ce moment, juste sous ses pieds, le récif s’ouvrit en trappe ronde, et ruisselant, des algues dans les cheveux, pareil à Ulysse le jour de son naufrage, l’infortuné peintre dégringola...
II
L’ENTRE-PONT MYSTERIEUX
....Dans le mystérieux entre-pont où six capitaines, dont un colonel, se réjouissaient autour d’une soupe de poisson.
—J’ai faim! dit le peintre en manière de salut.
—Un naufragé... c’est un naufragé! qu’on recommence la bouillabaisse.
—Faites-la double, insinua le romancier, qui s’insinuait lui-même par le trou d’homme resté ouvert.
—Et n’y épargnez pas les oursins, il en pousse autour de votre navire! ajouta le musicien en montrant ses doigts tout hérissés de petites pointes comme une pelotte l’est d’aiguilles.
Le mot de navire flatta, paraît-il, l’amour-propre des habitants du Bigorneau, car Lancelevée, Saint-Aygous, Escragnol et Varangod en rougirent visiblement de plaisir. Mais celui d’oursin, prononcé à propos de bouillabaisse, réveilla dans le cœur des capitaines Barbe et Arluc leur vieille querelle endormie.
L’art de la bouillabaisse, comme tous les arts, a ses romantiques et ses classiques. Arluc, homme d’ordre et d’autorité, qui pour un rien en appelait au sabre, et qui, jardinant, grommelait: «Mon eucalyptus va trop loin, je lui supprimerai une feuille», du même ton que s’il eût commandé l’état de siége et qu’il se fût agi d’un journal, Arluc tenait furieusement pour la bouillabaisse des anciens jours, la bouillabaisse aux six poissons, la bouillabaisse sans hérésie, celle que les premiers Antibois inventèrent jadis dans une calanque, après la pêche, entre trois pierres, sur un feu clair de brindilles de pin.
Barbe, au contraire (on le soupçonnait d’être républicain), sacrifiait volontiers, en fait de bouillabaisse, à l’esprit de désordre et de nouveauté. Il trouvait que quelques oursins ajoutés ne font qu’agrémenter son parfum, et ne se gênait pas de le dire.
—Des oursins dans la bouillabaisse? c’est bon cela pour des Parisiens.
—Parisien qui ne les aime pas!
—Capitaine Barbe!
—Capitaine Arluc!
Et déjà les favoris se hérissaient; mais Lancelevée coupa court à l’incident:
—Ne nous disputons pas à propos d’oursins, capitaines; d’ailleurs ce n’est pas à des oursins que monsieur s’est piqué les doigts, c’est à des cactus, des aloès et des figues de Barbarie.
Cette judicieuse remarque eut l’art d’apaiser les deux capitaines; d’autre part, elle dérouta fort nos trois naufragés.
Voyant autour d’eux des sabords et des hublots, des câbles roulés dans les coins, un tronçon de mât qui traversait la salle, des parois exactement vernies, avec des rames, des cartes et des harpons accrochés; respirant partout l’odeur du goudron; admirant la tenue exactement nautique des hôtes du Bigorneau, ils s’étaient crus jusque-là dans l’entre-pont d’un navire que la Providence aurait placé, juste à point pour les recevoir, au-dessous de leur involontaire cabriole. Mais quel étrange navire qu’un navire où tout le monde est capitaine, et qui navigue ainsi au travers des figues de Barbarie, des aloès et des cactus!
III
QUELQUES RÉCITS DE VOYAGE
Les trois naufragés n’eurent pas le temps de pénétrer ce mystère, non plus que celui du port d’Antibes subitement rétréci.
La bouillabaisse arrivait, fumante, et servie dans une de ces énormes nacres que les pêcheurs des mers latines emploient en guise de plats. Une vapeur safranée envahit la salle, laissant deviner, plutôt que voir, les morceaux blancs des langoustes et les morceaux plus bruns des rascasses sur les tranches de pain spongieuses et tout imbibées d’un jus couleur d’or.
Devant chaque convive furent placées des assiettes primitives en écorce de chêne-liége, toujours à la mode des pêcheurs latins, et le romancier, qui nota la chose pour son roman, fit remarquer avec sagacité que c’était là un excellent système, vu qu’en cas de naufrage on pouvait se sauver sur la vaisselle.
—Ouvrez le feu, messieurs les naufragés, et faites comme à votre bord.
La recommandation était inutile.
—Vous, Escragnol, méfiez-vous de la langouste, mauvais pour la goutte, ça pique aux jambes.
—Mauvais pour la goutte et bon pour l’amour, interrompit le galant capitaine Varangod.
—Capitaine Varangod, méfiez-vous de l’amour!
Mais, en face d’une langouste, Escragnol et Varangod étaient inaccessibles à la crainte.
Le capitaine Barbe, toute querelle oubliée, piochait la bouillabaisse comme si elle eût été exclusivement composée d’oursins; et le capitaine Arluc, comme si personne n’eût jamais songé à introduire des oursins dans la bouillabaisse.
Lancelevée semblait communiquer à la table entière quelque chose de son affectueux appétit.
—Ah! quand j’avais de l’énergie, soupirait-il à chaque assiettée, j’aurais mangé en un repas quinze bouillabaisses pareilles; mais je n’ai plus d’énergie maintenant! Et, pour mieux prouver sa faiblesse, l’honnête homme donnait des coups de poing formidables qui faisaient tressauter les verres et les bouteilles se heurter.
Saint-Aygous, être bilieux, jetait bien entre-temps aux naufragés certains regards de défiance.
Mais les naufragés avaient mieux à faire qu’à gober au passage les regards bilieux de Saint-Aygous.
Seule la bouillabaisse prédispose déjà qui s’en nourrit à de fortes gasconnades maritimes; elle est pire arrosée de vin de la Gaude, cet amer nectar antibois.
Les trois naufragés mangeaient bien et buvaient sec, aussi quels récits, quelles aventures! Tourmentes et typhons, le Maelstrom et les glaces, poulpes gigantesques et vastes serpents de mer, naufrages et sauvages, tout y passa.
C’étaient pourtant, comme on le verra par la suite de l’histoire, trois simples canotiers de Seine-et-Marne égarés en mer, et, certes! bien reconnaissables à leur chapeau de paille orné d’une corne fantasque que surmontait un petit drapeau. Mais eux-mêmes se faisaient illusion en mentant, et les six capitaines ne demandaient pas mieux que de les croire.
—«Sur les côtes de Dahomey, où nous échouâmes, disait le musicien, il fit si chaud cette année-là, qu’on voyait les homards se promener rouges à point sous l’eau transparente des criques.»
—«Et le Spitzberg, le froid polaire! reprenait en duo le romancier. Un jour de Noël, bloqués par les glaces et les ours dans notre cabane d’hivernage, nous voulûmes, en souvenir du pays, déboucher une bouteille de Champagne, notre dernière! C’était, remarquez-le, à côté d’un poêle chauffé à blanc. On décoiffe la bouteille, on coupe la ficelle, le bouchon saute, la mousse jaillit. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, capitaines! mais à peine sortie, instantanément, la mousse se change en un flocon de neige, avec le bouchon en équilibre tout au bout.»
Mensonges épiques! Mais le peintre les éclipsa en racontant son évasion d’entre les mains de certains Océaniens anthropophages:
—Nous étions deux, soupirait-il, voix émue, regard tourné vers le passé, nous étions deux! Nos bourreaux décidèrent que mon compagnon serait mis en broche le premier. Non qu’il fût plus gras, au contraire; mais il était Anglais, et les gourmets du pays préfèrent à tout les matelots anglais, qui, généralement, sont parfumés au genièvre.
—Comme ici les grives?
—Précisément! Ce fut même ce qui me sauva...
—Ecoutez! écoutez!
—Ce fut ce qui me sauva, disais-je; car à peine les membres du malheureux eurent-ils fini de descendre dans ces œsophages tatoués, je vis du cocotier où on m’avait lié, les monstres repus danser et rire, faire d’inexplicables gestes, esquisser des pas sans raison et, finalement, se rouler par terre, en proie à des convulsions épouvantables.
—Ils étaient empoisonnés?
—Ils étaient gris!... Oui, capitaines, saturé jusqu’aux cheveux d’alcool et de gin, futaille ambulante, éponge vivante, mon infortuné compagnon, mon matelot les avait grisés.
Cependant la tempête semblait se calmer au dehors, le vent soufflait moins fort, les paquets de mer tombaient moins dru, et plus la tempête se calmait, et plus, grâce au vin de la Gaude, le Bigorneau semblait exagérer son double mouvement de roulis et de tangage.
—La suite! la suite! criaient les six capitaines suspendus aux lèvres de Fabien.
On but aux hardis marins, à l’équipage du Singe-Rouge. Fabien triomphant raconta la suite, et cela d’un tel accent de sincérité, avec une telle éloquence, qu’à la fin Lancelevée ne voulait plus l’appeler qu’amiral.
IV
LE BIGORNEAU ET LA CASTAGNORE
Au plus fort de l’enthousiasme, deux coups retentirent: toc! toc! frappés d’une main légère.
—Entre, Cyprienne! dit Lancelevée.
Soudain, dans la paroi de ce navire étrange, une porte se révéla et plusieurs rayons de soleil, qui se pressaient au dehors depuis la fin de la tempête, voulurent entrer tous à la fois. Ebloui d’abord par leur irruption tapageuse, Fabien, de son œil de peintre, distingua bientôt une terrasse plantée de fleurs, une courge montée en treille avec ses fruits pendants, semblables à d’énormes 8; et, dans ce cadre imprévu, sur le fond joyeux d’un ciel déjà pur et d’une mer encore doucement agitée, mademoiselle Cyprienne Lancelevée qui, tout en saluant, se reculait devant la fumée de bouillabaisse et de tabac que ce mal appris d’entre-pont soufflait à son charmant visage.
—Trois naufragés!... mademoiselle ma fille!...
Mais, voyant ses hôtes stupéfaits de plus en plus, le bon colonel ajouta:
—Il paraît qu’on y a été pris tout de même, vous vous croyiez à un vrai bord... De la part de marins comme vous, l’erreur est flatteuse pour le Bigorneau.
A l’extérieur, le Bigorneau, comme l’appelaient nos six capitaines, était quelque chose d’inusité, d’ambigu, tenant le milieu entre la maison et le navire.
Cette maison, vernie et goudronnée, possédait des sabords au lieu de fenêtres, un pont au lieu de toit, des plats-bords au lieu de gouttières, et, en place de la cheminée, un mât de goëlette avec sa vergue, ses haubans, sa drisse et sa flamme.
Ce navire, bâti dans l’échancrure d’une îlette (c’est ainsi que là-bas se nomment les presqu’îles), et ouvert sur la mer par sa terrasse, avait des trois autres côtés son pont et son toit au niveau du sol, ce qui, permettant aux lames de le recouvrir dans les gros temps, procurait à ses heureux possesseurs l’agrément sans danger des plus violentes émotions maritimes.
Du reste, une triple haie courroucée, ou plutôt une triple vague, un triple remous, un triple tourbillon de figuiers de Barbarie, de cactus et d’aloës l’entourait, de sorte que, même par le calme, cette bizarre construction avait l’air d’un navire en train de sombrer dans une tempête de plantes intertropicales.
Les naufragés admirèrent le Bigorneau. Ils durent encore admirer le petit port aussi pareil au port d’Antibes que la Troie en raccourci d’Andromaque—parva Pergama!—l’était à l’ancienne Troie, le petit port, cause innocente du naufrage, et dont l’avant historié du Singe-Rouge bloquait toujours le minuscule musoir; ils durent admirer enfin, à sec sur le quai, près d’une ancre énorme, le canot des six capitaines, la triomphante Castagnore pour qui le port avait été creusé et le Bigorneau bâti; tout cela, Bigorneau, port et Castagnore, création et propriété du Cercle nautique, fondé deux ans auparavant par Lancelevée et ses cinq amis, pour développer dans la région antiboise le goût des choses de la mer.
Certes, depuis deux ans, l’entre-pont continental du Bigorneau avait été le théâtre de mainte joyeuse bouillabaisse où l’on buvait, entre capitaines, à la prochaine mise à l’eau de la Castagnore; mais, hélas! depuis deux ans, le port restait vierge et la Castagnore ne partait pas!
Quand venait l’heure de la mise à l’eau, toujours quelqu’un des capitaines se trouvait empêché: Saint-Aygous soignait ses oranges, Escragnol, ayant trop soupé, criait la goutte; Varangod se déclarait faible sans oser avouer pourquoi; Barbe ressentait quelques vagues atteintes rhumatismales, ou bien une forte colère avait subitement rouvert les blessures d’Arluc.
D’un autre côté, le règlement était formel: la Castagnore ne devait prendre la mer qu’avec son équipage au complet, les six membres du Cercle nautique ramant et mademoiselle Cyprienne à la barre. Bourgeois et patrons de barque commençaient à rire dans Antibes; comment faire? Mais patience! Lancelevée, toujours vert, toujours à son poste, venait le jour même d’être nommé président à vie dudit cercle, et, foi de colonel, non, de capitaine, maintenant les choses allaient marcher.
Car, vous l’avez deviné, ce n’est pas précisément par modestie qu’on a vu, au premier chapitre de cette histoire, Lancelevée repousser le titre de colonel, et préférer celui plus humble de capitaine. Pour un président de cercle nautique, officier de terre en retraite et qui veut jouer au loup de mer, colonel est une appellation gênante, quoique glorieuse. Colonel vous classe tout de suite son homme dans l’artillerie, le génie ou l’infanterie; tandis que capitaine... ah! capitaine!... Avec capitaine, il y a moyen de se faire illusion.
—Capitaine de quoi?
—De frégate sans doute.
Aussi, depuis que M. de Vauban a rebâti les remparts d’Antibes et fait cette aimable petite ville, ville de garnison; depuis qu’une colonie s’y est établie, colonie toujours renouvelée de vieux soldats, attirés là par la beauté du ciel et la chaleur du soleil; depuis que ces vieux soldats devenus marins à force de regarder la mer, et essayant d’allier le déhanchement maritime à leur vieille roideur militaire, ont pris l’habitude de dire tribord et bâbord au lieu de flanc droit et flanc gauche, et de compter par nœuds leurs étapes; Antibes est l’unique ville du monde où les capitaines retraités se félicitent de n’être que capitaines, et où les colonels ne veulent pas être appelés colonels.
V
UN PETIT PORT DE MER
C’est charmant Antibes: un port, un môle, un phare, tout comme au Bigorneau, mais un peu plus grands cependant; et d’agréables remparts s’élevant juste de ce qu’il faut pour offrir une belle vue aux promeneurs qui font leur tour quotidien des courtines.
Le petit phare est si petit qu’il n’éclaire guère que lui-même; le petit môle n’embrasse de la mer que ce qu’une si petite ville peut en désirer; le petit port ne reçoit que des tartanes, et, de temps en temps, un brick-goëlette que les gens du pays—bons Provençaux—appellent invariablement brigoulette.
Il y a une place à Antibes, la Grand’Place, avec une vieille tour sarrasine qui, s’ennuyant toute seule derrière les maisons, regarde, par-dessus les toits, tout le long du jour, ce qui se passe de neuf au café de la Marine.
Et quel silence partout:
A peine troublé dans les rues par le soupir qu’arrache la brise aux frêles palmes de quelque dattier penché sur le mur d’un jardin ou l’auvent d’une épicerie, et par le bruit de l’eau des lavoirs qui jaillit limpide, et puis s’en va, coulant en ruisseaux au milieu des rues, s’ensanglanter, devant les fabriques de coulis, du jus des tomates pressées.
A la porte marine, sur le pré de la Prud’homie, une chaudière fume, pleine de tan pour teindre en brun les voiles. Des filets sèchent étendus. Amarrées le long du quai, les tartanes restent immobiles au-dessus de leur immobile reflet. Un bateau entre, tout se révolutionne: les coques dansent, les mâts s’inclinent, et leur longue image s’en va serpentant dans l’eau claire avec une flamme rouge au bout.
Mais cela sans bruit, sans qu’un cordage crie, sans qu’un bordage grince, comme si Antibes tout entière, la ville et le port, craignait de donner l’éveil au crabe velu ou au poulpe que guette là-bas ce vieux pêcheur, un roseau à la main et jambes nues dans l’eau.
Puis de jolis noms: l’Ilette, la Gravette, diminutifs bien choisis pour une petite ville qui ne rougit pas d’être petite ville; et partout quelque chose d’aimable et d’intime rendu plus intime encore par le contraste du ciel profond, de la grande mer, des Alpes immenses et de Nice dont on aperçoit là-bas, visible dans une brume d’argent, entre les Alpes et la mer, la longue ligne de maisons blanches.
VI
LA MÉDITERRANÉE EST-ELLE BLEUE?
S’éloigner d’Antibes n’est pas facile. Le lendemain, quand on eut dégagé le goulet du Bigorneau, remis à flot, sans trop d’avaries, le Singe-Rouge, et qu’après une tournée de tafia des îles il s’agit enfin de partir, Fabien prit à part ses deux camarades, et, se promenant le long de la grève, il leur dit:
—Mes chers amis, voici trois mois que, sur la foi de vos récits, je cours les côtes de Vintimille à l’Esterel, dans l’espoir de voir bleue une fois et de peindre bleue cette Méditerranée que tes romances (pardonne-moi ma franchise, Miravail!) et tes romans (excuse-moi, Trébaste!) prétendent à tort être bleue toujours. Or, je l’ai vue successivement, suivant l’heure du jour, la disposition des nuages, l’état des vagues et du vent: laiteuse et blanche à faire croire qu’une cargaison de Lubin s’y était perdue; métallique et polie comme une plaque de coffre-fort à la banque de Monaco; noire comme si on y avait mis tremper des notaires; verte comme l’absinthe, chatoyante au soleil comme le dos grenu d’un lézard; lumineuse et nacrée comme si toute la nacre de ses coquilles, et toutes les perles de ses huîtres y nageaient dissoutes par le caprice d’une Cléopâtre devenue déesse. Je l’ai vue en or, je l’ai vue en sang, toute de soleil et de corail; je l’ai vue phosphorescente un beau soir... mais jamais je ne l’ai vue bleue!
—C’est pourtant vrai, dit le romancier.
—Absolument vrai! affirma le musicien.
—Je continue, reprit le peintre: Il y a deux jours, Brin-de-Bouleau, ma maîtresse et la vôtre (ne rougissez pas, je savais tout!), donc, Brin-de-Bouleau, il y a deux jours, ouvrant ses grands yeux, puis les refermant, avec cette adorable lenteur qu’elle met à dire des bêtises, déclara qu’à Nice, sur la côte, la mer ne pouvait pas être bleue, vu qu’il tombe trop de choses dedans, tandis qu’elle devait l’être là-bas, vers le large, plus près du ciel. Les paroles de Brin-de-Bouleau sont des ordres. Nous louâmes un petit bateau immédiatement rebaptisé le Singe-Rouge, en l’honneur du héros grec si mal taillé qui orne sa proue. Bon vent, pas de lame... on part à la découverte de l’azur!
Brin-de-Bouleau était ravie, faisant sur tout mille questions enfantines: si la mer a partout des bords, et comment s’arrangent les poissons pour n’avoir pas soif, puisqu’ils vivent dans l’eau salée? Mais, vers midi, la houle survint et la fête se gâta. Saint-Honorat était en vue; il fallut y débarquer Brin-de-Bouleau, qui pleura et fit une scène, nous rendant tous les trois responsables de son mal de mer, appelant notre promenade une amère plaisanterie, et déclarant qu’elle entendait ne retourner à Nice que par terre. Après avoir vainement essayé de faire comprendre à Brin-de-Bouleau ce que c’est qu’une île, nous nous résignâmes. Et maintenant nous voilà réduits à coloniser ce rocher désert, jusqu’à ce que Brin-de-Bouleau ait oublié son mal de mer ou qu’un isthme pousse à notre île comme une queue à une grenouille.
—C’est amusant, Saint-Honorat, dit le musicien.
—Oui! pour dormir toute la journée dans les myrtes sous prétexte de contre-point.
—Très-amusant! affirma le romancier.
—Sans doute, pour intoxiquer de romans malsains une brave fille, et lui faire croire que nous écumons la mer en pirates toutes les fois que le bateau va chercher une livre de sucre aux épiceries de Cannes ou du golfe Juan! Bref cela vous amuse, moi cela m’ennuie. Antibes est charmant...
—Mademoiselle Cyprienne adorable!
—La belle malice! De plus, au dire des capitaines, la mer est plus souvent bleue au Bigorneau qu’ailleurs. J’ai besoin de peindre ici, partez sans moi sur le Singe-Rouge.
—Parfaitement! Et Brin-de-Bouleau?
—Brin-de-Bouleau! Vous lui conterez ce que vous voudrez. L’enfant croira tout, elle est si bête.
VII
MADEMOISELLE CYPRIENNE ET MADEMOISELLE BRIN-DE-BOULEAU.
Et pourtant, non! Brin-de-Bouleau n’était pas bête, ou plutôt elle l’était à sa manière, ce qui est une façon d’avoir de l’esprit.
Un matin, dans l’atelier où Fabien étudiait, on avait vu entrer une assez jolie fille, mais si frêle et si blanche, et tout ébouriffée de cheveux blonds, qui venait se proposer pour modèle.
—Mademoiselle pose les bouleaux? demanda un rapin facétieux.
—Je n’ai jamais essayé; quoique ça, je les poserai bien tout de même.
L’atelier éclata de rire.
—Ici, mademoiselle, on ne peint que la figure. Mais allez chez M. Corot, il cherche des bouleaux pour son tableau du salon.
—Vous dites: M. Corot?
Et la jolie fille s’en alla chez M. Corot à qui, gravement, elle raconta son histoire.
Chose qui n’étonnera personne, le bon peintre la reçut à merveille (ce babil d’oiseau l’amusait), et tout le temps qu’elle voulut il permit à Suzette de venir flâner dans son atelier deux ou trois fois par semaine, payant les séances et lui laissant croire qu’elle posait.
Ceci l’avait rendue très-fière.
—Que fais-tu maintenant, Suzette?
—Je pose les bouleaux chez Corot.
D’où le surnom de Brin-de-Bouleau, qui convenait on ne peut mieux à sa fine petite personne argentée, et les cartes vraiment curieuses qu’elle s’était fait graver:
MADEMOISELLE SUZETTE
dite Brin-de-Bouleau
POSE L’ENSEMBLE ET LE PAYSAGE
Brave Brin-de-Bouleau! A part le vieux maître qui parfois, entre deux tableaux, lui parlait sérieusement, jamais personne, y compris les cinq ou six rapins pour qui elle s’imaginait poser le paysage, et Fabien qui leur succéda, jamais personne au monde n’avait daigné lui faire part d’une idée juste.
C’était une mode, au contraire, de bourrer son pauvre cerveau sans défense des notions les plus extravagantes. Et Brin-de-Bouleau acceptait tout avec confiance et sérénité. Aussi, devenue femme et presque grasse à dix-huit ans (on la devinait telle du moins sous les vêtements accusateurs et mollement drapés qu’elle portait par coquetterie de modèle), son corps tout entier semblait-il avoir embelli et fructifié aux dépens de sa tête, demeurée enfantinement petite dans une mousse de cheveux fous.
Mais on aimait ainsi Brin-de-Bouleau, et Brin-de-Bouleau s’aimait ainsi:
—Je suis bête!... Et puis après? disait-elle.
Bien des lecteurs s’étonneront que Fabien ait pu si facilement oublier une aussi adorable personne. A cela, il faut répondre que Brin-de-Bouleau, nature affectueuse mais calme, ne prit jamais au tragique le fait très-simple d’être oubliée.
D’ailleurs notre héros est peintre; et, pour les peintres, si le cadre est quelque chose en peinture, il est presque tout en amour. Fabien avait aimé Brin-de-Bouleau à Paris. A Paris, et même dans ces coquets environs de Paris où la musique du mirliton répond à la voix du rossignol, où toujours le parfum des feuilles et de l’eau se marie au parfum des fritures prochaines, Brin-de-Bouleau faisait bien. Mais à l’île Saint-Honorat, près de la mer, en pleins myrtes, vêtue comme on sait, et marchant toujours dans un nuage de cigarettes, Brin-de-Bouleau jurait horriblement.
De même pour mademoiselle Cyprienne: Fabien, en l’aimant, aimait surtout Antibes. Sans Antibes, peut-être n’eût-il pas aimé Cyprienne, et sans la féerique apparition de Cyprienne sur la porte du Bigorneau, Antibes peut-être lui eût-il paru moins aimable. Était-ce l’amour, était-ce le soleil, qui dorait d’un jour si clair le petit port, les deux tours et la ville?
Et puis Fabien avait une manie singulière: demeuré ingénu malgré sa folle existence, toute petite villa vue du chemin de fer, tout contrevent vert mi-fermé, toute porte discrètement bourgeoise le faisaient rêver d’amour paisible et de facile bonheur. Déjà une fois, passant par Antibes, il s’était dit:—Joli endroit! je dois être amoureux de quelqu’un que je ne connais pas et qui habite là-dedans.
Ce quelqu’un se trouva justement être mademoiselle Cyprienne.
VIII
PEINTURES MURALES
Fabien avait besoin d’un prétexte à ne pas quitter les Antibes.
La peinture le lui offrit.
Son naufrage, les aventures extraordinaires qu’il s’était données, celles plus extraordinaires encore qu’on lui soupçonnait, avaient fait du peintre navigateur l’idole des capitaines. Leur enthousiasme ne connut plus de bornes lorsqu’il proposa de décorer à l’huile, et gratis, de quelques sujets maritimes, l’intérieur du Bigorneau.
Le Bigorneau était bien un peu noir, éclairé seulement par l’œil de chat des hublots; mais on y voyait, la porte ouverte. Et puis, à force de chercher la Méditerranée bleue, Fabien avait découvert que le Midi est blanc, que le ciel y est d’argent, les ombres mêmes transparentes, ce qui lui permettrait, sans faillir à l’art, de faire ses décorations très-claires et visibles encore au demi-jour.
Fabien s’installa donc au Bigorneau, fermé pour tous jusqu’à nouvel ordre; au Bigorneau, si près d’Antibes et plus près encore de la petite villa barbouillée d’ocre, où souriait parfois à une fenêtre du rez-de-chaussée, dans les pompons odorants des cassiers, l’aimable Cyprienne Lancelevée! et, le cœur plein d’amour, il se mit à l’œuvre, mais d’une telle ardeur que ses pinceaux et sa palette durent en être fort étonnés.
Sur la paroi du fond, au milieu d’un encadrement fait de câbles enroulés, d’ancres, de rames, de tridents, de porte-voix et de longues-vues, il peignit en six médaillons les portraits des six capitaines:
Lancelevée, la main étendue dans l’attitude du commandement;
Escragnol, appuyé sur une langouste;
Varangod, souriant et doux;
Arluc, agité de sa perpétuelle tempête;
Barbe, perdu dans un rêve qui devait être peuplé d’oursins.
Tous regardant la mer et peints de face; mais de trois quarts seulement l’aigre figure du peu sympathique Saint-Aygous.
A droite et à gauche, dans quatre panneaux, Fabien, d’un pinceau que l’amour guidait, brossa ce que nous appellerons l’épopée du Bigorneau et de la Castagnore.
D’abord l’îlette déserte et nue, des rochers tranchants, sans verdure, que hantent seuls le poulpe et le crabe pelous; un ciel bas, la lame blanchissant aux pointes; et calmes, en silhouette sur l’horizon marin, les six capitaines réfléchissaient aux destins de cette terre par eux conquise.
En face, la même îlette, mais joyeuse sous un ciel joyeux; l’îlette avec son port, son Bigorneau, telle que l’avait faite le génie des six capitaines. Les six capitaines se félicitaient. Dans le lointain apparaissait Antibes, Antibes dont le Bigorneau n’est que la miniature et qui, par une flatterie de la perspective, semblait lui-même être la miniature du Bigorneau.
Dans les troisième et quatrième panneaux furent représentées à l’avance, mais on ne risquait rien à cela, les futures prouesses de la Castagnore: En mer, pavillon au vent, couverte d’écume et fendant les flots en fureur sous l’irrésistible impulsion des six capitaines, tandis que les gabians, de leurs ailes blanches, rasent l’eau, et que les navires voiliers effrayés rentrent au port, à sec de toile; puis amarrée dans une calanque, le repos après la tempête! avec quatre capitaines pêchant, et deux autres, Barbe et Arluc, en train de préparer la bouillabaisse.
Restait la porte: Fabien l’entoura de poissons argentés et d’algues vertes. Mais au-dessus, dans le trumeau vide, qui peindre? sinon la joie du lieu, la bien-aimée de tous, l’adorable mademoiselle Cyprienne.
Ce fut le plus charmant et le plus long aussi de l’ouvrage. Fabien avait fait le reste en quelques jours, ce seul portrait lui prit un aussi long temps que tout le reste. Que voulez-vous? il y avait une telle variété de tons sur cette peau transparente et brune, toujours prête à rougir; de tels jeux de lumière dans ces cheveux noirs dorés par places, tant de paillettes dans ces yeux bleu sombre; et, sur ces lèvres méridionales, tant de façons diverses de sourire, qu’il fallait bien choisir, comparer...
La porte ouverte laissait voir la mer; sous les courges en fleur, le bon Lancelevée fumait sa pipe; mademoiselle Cyprienne, tout en posant, brodait; Fabien peignait, peignait, peignait, et les heures s’écoulaient délicieuses.
IX
PARFUMS ET FLEURS
Fabien et Cyprienne semblaient heureux.
Ebauché avec le portrait, leur innocent roman d’amour, en même temps que lui, prenait figure. Choses et gens, tout souriait dans le Bigorneau. Seul Saint-Aygous ne souriait pas; Saint-Aygous grommelait tout bas de ce qu’il appelait un tas de micmacs, et faisait de plus en plus froide mine.
Simple nuage dans un ciel pur! mais sur les côtes qu’habitent nos héros, un nuage gros comme une orange apporte souvent le mistral.
Ce Saint-Aygous (le petit Saint-Aygous, comme on disait entre amis) n’était pas précisément capitaine, ou plutôt, s’il l’était, il devait l’être de naissance, n’ayant, au su de personne, jamais servi. Seulement, il s’était fait, dès le collége, l’habitué fidèle du café où la cité antiboise réunit chaque soir sa colonie de vieux guerriers; bien reçu d’eux à cause de sa naïve admiration, il avait fini, vers trente ans, par se croire vieux guerrier lui-même. On le laissa croire.
Ravi de tant d’honneur, à trente ans, il traînait la jambe; à trente-cinq, il avait la goutte; à quarante, âge où le trouve ce récit, vous auriez pu l’entendre se plaindre d’anciennes blessures.
Conduit par son étoile, Saint-Aygous s’était trouvé là le jour où Lancelevée et quatre capitaines parlaient de fonder le cercle nautique. Un sixième manquait, Saint-Aygous s’offrit, on l’accepta, et Saint-Aygous fut depuis, dans Antibes, capitaine pour tout de bon.
A part les campagnes qu’il n’avait pas faites et les blessures qu’il n’avait pas reçues, rien ne le distinguait des autres capitaines. Ses revenus eux-mêmes n’étaient pas des revenus et semblaient plutôt, grâce à leur fixité, une pension de retraite que le sol et le soleil antibois lui auraient payée tous les semestres.
Saint-Aygous n’était pas précisément rentier. Il n’exerçait aucune des paisibles industries que ses concitoyens exercent. Il n’avait pas de moulin à huile, il ne salait pas d’olives, il ne séchait pas de figues, il ne menuisait pas des cannes avec la palme des dattiers, il ne distillait pas la liqueur locale en macérant au soleil des baies de myrte dans de la vieille eau-de-vie, il ne combinait pas cette exquise saumure noire, le pey-sala, bouillie d’imperceptibles petits poissons triturés, qui jadis, sous le nom de garum, faisait se pourlécher les babines romaines, il ne pressurait pas les tomates comme fabricant de jus de tomates, ni les étrangers comme propriétaire de villas...
Saint-Aygous, pour fortune, possédait, au quartier de la Badine, un tout petit clos précédé d’un tout petit pavillon.
Dans le pavillon s’arrêtaient, du matin au soir, les passants encouragés par une enseigne accueillante; dans le clos, 110 orangers épanouissaient leurs fleurs au soleil et mûrissaient leurs fruits à la brise marine. Chaque jour, une vieille femme, armée d’une courge creuse taillée en longue cuiller, versait au pied de chaque oranger, avec une religion toute chinoise, l’humble mais féconde offrande laissée dans le pavillon par les passants de la veille! Et voyez les mystères du circulus:
Le parfum des fleurs ne semblait que plus doux, la saveur des fruits plus exquise. Les cent dix orangers, à dix francs par pied et par an, rendaient, tant en fruits qu’en fleurs, onze cents francs, la vieille femme une fois payée; et tandis que dans le Nord, avec des lieues de forêt, un homme peut se trouver pauvre, Saint-Aygous, avec ses cent dix orangers et son pavillon, portait des souliers de toile en tout temps, des pantalons blancs et des vestes courtes, et se promenait de la ville au Bigorneau, un parasol sous le bras et coiffé d’un chapeau manille baissé sur les yeux et relevé sur la nuque, ce qui, dans Antibes et tout le long du littoral, est l’apanage de la richesse.
Saint-Aygous, jusque-là, n’avait guère regardé mademoiselle Cyprienne. Mais, devinant Fabien amoureux d’elle, il s’était dit:—Pourquoi lui et pas moi? et son besoin d’aimer avait éclaté subitement comme un vieil obus qu’on dévisse.
Aimait-il Cyprienne, l’homme du clos et du pavillon? Non pas; il eût aimé de même toute autre femme. Mais il était jaloux de Fabien, et cette jalousie sans motif allait le conduire jusqu’au crime.
X
LA BOUÉE-POSTE.
A l’extrémité sud du continent américain se balance, dans l’agitation perpétuelle des flots, une bouée rendue célèbre par maint récit de voyage. Les navires y jettent leurs lettres en passant, d’autres navires les recueillent. C’est la bouée-poste du cap Horn, dépôt sacré, gardé inviolablement par la solitude et la tempête.
Lancelevée, ayant lu quelque part cette histoire de bouée-poste, voulut que le Bigorneau eût sa bouée-poste, lui aussi. Une courge vide, surmontée d’une boîte peinte en blanc, fit l’affaire. La courge et la boîte furent coulées sur ancre à quelques mètres en avant de l’îlette. Un câble amenait à terre l’appareil flottant; et le facteur qui fait le service des villas du cap avait l’obligeance, quand besoin était, de tirer le câble et de déposer dans la boîte les paquets ou les lettres adressés au Bigorneau.
Saint-Aygous, dont c’était la charge, faisait régulièrement la levée. Mais, à part le samedi, jour des publications maritimes, lesquelles, pour peu que la mer fût gaie, arrivaient trempées d’eau de mer et maritimes d’autant plus, la bouée-poste en général ne recélait guère que quelques débris apportés par l’eau: éponge arrachée des côtes de Sicile ou d’Afrique et revêtue encore de son enveloppe gélatineuse, brin de corail venu de Corse, pierre ponce rejetée par le Vésuve ou le Stromboli, et parfois aussi un petit crabe demeuré prisonnier après s’être témérairement glissé par le rictus en tirelire de la boîte.
Un matin cependant, à la prime aube, Saint-Aygous, en train de promener ses amours rentrées et ses fureurs jalouses, vit une voile qui, sortant de la brume, rasait l’îlette, stoppait un instant devant la bouée-poste, puis, continuant sa bordée, allait disparaître au large dans les reflets du soleil levant. Si rapide qu’eût été l’apparition, Saint-Aygous avait reconnu le Singe-Rouge.
La boîte ouverte, il trouva une lettre; la lettre était cachetée de rouge, timbrée de rouge à l’effigie du Singe-Rouge, et portait l’adresse de Fabien. Pareil à un presse-papier en bronze japonais, un crabe dormait dessus; Saint-Aygous captura le crabe, ce qui était son droit, mais il eut tort de violer la lettre.
«Mon cher Fabien, (disait cette lettre, d’ailleurs fort mal orthographiée), mon cher Fabien, c’est des bêtises tout ça, et je sens bien que tu me trompes. Je pleure depuis ton départ. Cependant je te suis fidèle, Trébaste et Miravail me laissent seule tout le temps. Ils sont pirates, ils s’en vont écumer les flots, puis rapportent des provisions. Moi j’ai toujours peur des gendarmes, mais ils me disent qu’il n’y a pas de gendarmes sur l’eau. Sans le mal de mer, je serais déjà allée arracher les yeux à ta mademoiselle Cyprienne, et puis lui expliquer que tu fais le navigateur et que tu ne sais pas seulement ramer. Tu te rappelles, à Chennevières, quand nous avions un canot, c’était moi qui ramais toujours, et toi, avec ton crayon, tu faisais celui qui cherche des motifs, à preuve que je me suis doublé les biceps et qu’il m’a fallu rester six mois sans poser parce que je manquais d’élégance. Mais tout cela n’est pas une raison pour me traiter comme tu me traites. Je vais me venger. Méfie-toi.
BRIN-DE-BOULEAU.»
Dans cette lettre ingénue, comme une guêpe dans une fleur, s’en cachait une seconde, sévère et d’aspect officiel:
Ile Saint-Honorat, calanque des fenouils.
Les soussignés, Trébaste et Miravail, pirates à bord du Singe-Rouge, s’étant, sur l’ordre de l’amirale Brin-de-Bouleau, constitués en cour martiale à l’effet de juger et condamner le sieur Fabien, peintre-pirate déserteur;
Considérant que ledit Fabien s’est fait débarquer au Bigorneau de l’îlette sous prétexte que la Méditerranée doit être plus bleue là-bas qu’ailleurs, mais en réalité pour lier commerce d’amitié avec des bourgeois anthropophages; Considérant au surplus que huit jours suffisaient à un peintre, même de talent médiocre, pour constater la quantité d’azur que peut tenir en suspension la susdite mer;
Sommons ledit Fabien de se présenter dans les 24 heures au mouillage du Singe-Rouge, à défaut de quoi ils se verraient obligés de sévir, conformément aux lois et règlements librement consentis par lui et jurés entre les pattes dudit Singe.
Ont signé:
MIRAVAIL, TRÉBASTE.
Et plus bas:
L’AMIRALE BRIN-DE-BOULEAU.
—Des pirates! je m’en étais toujours douté...
Aussi indigéré de romans maritimes que pouvait l’être Brin-de-Bouleau, Saint-Aygous prit comme elle très au sérieux la mauvaise plaisanterie imaginée par Miravail et Trébaste pour charmer leur exil à la calanque des fenouils.
Bien plus, espérant, grâce à son indiscrète découverte, perdre son rival à la fois dans l’esprit du père et dans le cœur de la fille, il communiqua à Lancelevée la pièce qui convainquait Fabien de piraterie, et s’arrangea pour laisser tomber adroitement la missive de Brin-de-Bouleau dans une petite anse où mademoiselle Cyprienne avait coutume de venir tous les jours avant dîner, chercher, du bout de son ombrelle, des brins de corail dans le sable.
—Mille sabords! s’écria Lancelevée, d’un ton plus belliqueux qu’indigné, à la lecture du firman des pirates.
Quant à mademoiselle Cyprienne, en trouvant la lettre de Brin-de-Bouleau, elle devint subitement aussi rouge que le cachet rouge de l’enveloppe, aussi rouge que le fragment de corail trouvé tout à l’heure, et qu’elle laissa tomber d’entre ses doigts.
XI
UN MARIAGE AU CLAIR DE LUNE
Cette double trahison précipita les événements, mais dans un sens tout opposé à ce qu’avait espéré l’astucieux Saint-Aygous.
Loin d’en vouloir à Fabien d’être pirate, Lancelevée sentit son affection redoubler à l’endroit d’un jeune homme exerçant sur l’eau un métier devenu si rare.
Toute la journée, il tourna autour de lui, désirant et n’osant interroger. Le soir, il fit un discours aux capitaines:
—Capitaines... grande nouvelle... il y a un pirate parmi nous!
A cet exorde prévu, les capitaines, moins Saint-Aygous, sourirent; car Lancelevée, n’y pouvant tenir, avait déjà confié à chacun d’eux en particulier le secret qu’il venait leur raconter à tous ensemble.
—Quoi! un pirate? un vrai pirate? s’écrièrent-ils néanmoins, d’un ton de réprobation affectueuse.
—Oui, capitaines, un vrai pirate, qui écume la mer, qui ravage les côtes, qui cache sa voile barbaresque derrière les rochers des calanques, comme aux beaux jours passés hélas! où des Sarrasins, des Kabyles, tenaient garnison à Monaco! Mais que dis-je, un pirate? trois pirates, capitaines! Nous connaissons trois pirates! Le Bigorneau, entre-pont modeste, a reçu trois pirates dans ses murs, trois pirates probablement souillés de crimes! Maintenant, il en abrite un encore qui vient chaque nuit, sur ce hamac, bercer ses rêves ensanglantés... Et nous ne rougirions pas?
Saint-Aygous croyait avoir réussi et rayonnait; mais la suite du discours le détrompa:
—... Nous ne rougirions pas? Ah! rougissons, capitaines!... Nous ne rougirions pas de voir, depuis deux ans, la Castagnore moisir sur sa quille? Nous ne rougirions pas de rester ici, immobiles et regardant la mer de loin, comme un tas de crabes à qui des gamins ont cassé les pattes, tandis que les courses se préparent et que la piraterie a l’œil sur nous? Nous sommes donc des marins pour rire, et quelle opinion doivent avoir de nous ces forbans?
Ainsi, capitaines, réunion demain. Pas de rhumatisme, pas de goutte, pas de querelle. Que la Castagnore, quand luira l’aube, reçoive le baptême d’eau salée, et, au soleil levé, tout le monde sur le pont! J’ai dit.
—Vivent les pirates!
Les capitaines trinquaient, debout. L’enivrement était au comble; jamais pareil vent d’enthousiasme n’avait soufflé sur le Bigorneau.
A minuit, on se sépara.
—Fichus matelots tout de même, murmura Lancelevée en voyant s’éloigner les capitaines, il serait bon de leur donner un grand exemple!
Alors Lancelevée coiffa un foulard, se roula dans une couverture, puis s’exaltant à la vue du ciel, de la mer, il marcha vers la Castagnore, et s’écria d’une voix héroïque:
—Cette nuit, je veux coucher à mon bord!
Il y coucha.
Cependant, à la même heure, Fabien amoureux et confiant rentrait de la ville; mademoiselle Cyprienne quittait la maisonnette couleur d’ocre et se dirigeait vers le Bigorneau de l’îlette, sous le prétexte d’aller chercher son père, mais avec le vague espoir de rencontrer Fabien; et Saint-Aygous, ses collègues lâchés, revenait sur ses pas pour espionner Fabien et Cyprienne.
Décidément, rien ne réussissait à ce malheureux Saint-Aygous. Car si, d’un côté, Lancelevée n’était pas fâché d’avoir un forban pour hôte, de l’autre, mademoiselle sa fille se pardonnait presque d’être aimée d’un mauvais sujet. Les filles sont ainsi! D’abord sa colère avait été grande contre mademoiselle Brin-de-Bouleau qui se permettait de tutoyer M. Fabien. Puis, réfléchissant, elle se demanda comment pouvait bien être faite pareille demoiselle. Fine et brune, elle se l’imagina grassouillette et blonde (telle, ou peu s’en faut, qu’elle était), très-jolie, sans doute, vu le bon goût de Fabien, et bientôt elle fut fière, mon Dieu oui! de se savoir préférée à une aussi agréable personne.
Était-elle vraiment préférée? Il s’agissait de le savoir, et cela tout de suite, sans attendre au lendemain. Il s’agissait tout de suite d’accabler Fabien de reproches et de l’interroger à l’endroit de cette Brin-de-Bouleau qui avait un si drôle de nom et une si drôle d’orthographe. Raisons sans doute insuffisantes pour qu’une petite bourgeoise bien timide fît à son amoureux la surprise d’une rencontre de nuit. Mais le cœur de Cyprienne était si pur! et ces nuits de Provence sont si claires, qu’un rendez-vous de nuit à Antibes devient innocent comme un rendez-vous de jour.
—Monsieur!... monsieur Fabien, j’aurais quelque chose à vous dire...
Fabien tressaillit, il n’osait pas croire à son bonheur. Pourtant il prit Cyprienne par la main, et tous deux, sans parler, allèrent s’asseoir sur le plat-bord du canot au fond duquel Lancelevée, après avoir contemplé les étoiles, commençait à sommeiller.
Lancelevée qui, dans la vie de tous les jours, n’aurait pas versé le sang d’un moineau, était féroce à ce moment. Il se croyait pirate; il rêvait abordages et massacres; il se voyait habillé en Turc, la hache à la main, avec le fidèle Fabien. Autour d’eux, la mer était rouge!
Un léger bruit interrompit ce doux rêve.
—Mille sabords! s’écria le capitaine, est-ce qu’on ne pourrait pas aller s’embrasser plus loin?
Et se redressant sur son séant, il reconnut Cyprienne et Fabien!
Un foulard indien enveloppait les cheveux gris du capitaine, et le foulard lui-même empruntait quelque chose de majestueux à la grandeur du paysage et à la gravité des circonstances.
D’abord, Lancelevée voulut maudire, en père classique. Mais à moitié endormi encore et très-ennuyé de ce drame familial qui venait ainsi se jeter au travers de ses rêves nautiques, le brave homme ne trouva que la force d’ajouter:
—Malheureux! vous, un ami! vous, un pirate! avoir déshonoré ma fille!
Fabien protestait, Cyprienne lui mit sa main mignonne sur la bouche; et le fait est qu’elle avait ainsi, toute troublée au clair de lune, l’air le plus gracieusement déshonorée du monde.
—Après tout, c’était votre droit! vous êtes pirate, je ne peux pas vous en vouloir, reprit en soupirant l’infortuné père. A votre place, je l’eusse peut-être enlevée.
Puis il ajouta, non sans noblesse:
—Acceptez sa main, Fabien, je vous l’accorde... puisqu’il n’y a plus moyen de faire autrement.
Il y avait certes moyen encore de faire autrement. Mais, cette fois, ni Cyprienne ni Fabien ne protestèrent.
—Je passe la nuit à mon bord. Mustapha... non, Fabien, reconduisez votre fiancée, ajouta le bonhomme que le sommeil reprenait.
Il leur donna sa bénédiction; et, ses devoirs de père accomplis, il se recoucha dans son canot et dans son rêve.
Blotti entre un aloès et un cactus de l’enceinte du Bigorneau, doublement poignardé dans son amour et dans sa chair, Saint-Aygous avait tout entendu.
XII
IL Y A UN SORT SUR LA CASTAGNORE
Le lendemain, quand les étoiles pâlirent et que parut le petit jour, un homme, Saint-Aygous, épiant le réveil du colonel, rôdait autour de la Castagnore.
Au bruit de ses pas sur le sable, le colonel se réveilla.
—Qui vive?
—Saint-Aygous!
—C’est bien, très-bien: toujours le premier!
Ce disant, le colonel voulut se relever, mais il se sentit mal en point, roide comme un linge gelé, et retomba tout de son long en soupirant:
—Sacré nom de D...! mon rhumatisme!
—Capitaine... voyons, capitaine...
—Saint-Aygous, laissez-moi jurer; il y a un sort jeté sur la Castagnore... La Castagnore ne partira point... Au vent de la mer, sous la rosée nocturne, mes rhumatismes sont revenus.
Tout en l’aidant à enjamber le bordage et à prendre terre, Saint-Aygous essayait de le consoler:
—Ce ne serait rien, une simple fraîcheur, l’affaire d’une semaine au plus...
—Mais, malheureux, une semaine! et nous sommes à quatre jours des courses.
—En effet, capitaine, je ne songeais pas à cela... Oui!... décidément... il y a un sort jeté.
Puis, souriant avec malice et comme éclairé d’une inspiration soudaine, Saint-Aygous ajouta:
—Capitaine, une idée!—Laquelle, Saint-Aygous?
—Tout peut s’arranger encore, puisque vous mariez votre fille...
—Comment! je marie ma fille?
—Mais sans doute, avec M. Fabien.
—En effet, avec M. Fabien... oui, c’est cela, je marie Cyprienne, répéta le capitaine qui, dans la première émotion de son rhumatisme, avait parfaitement oublié les événements de la nuit, je marie Cyprienne avec Fabien, après?
—Fabien est marin?
—Comme la mer. Parbleu, un pirate!
—Qui vous empêche, provisoirement, de le mettre à votre place?
—Et nos règlements, Saint-Aygous?
—Nos règlements interdisent notre bord aux étrangers. Mais Fabien n’est plus étranger, Fabien est de votre famille.
—Embrasse-moi, Saint-Aygous. Tu me sauves l’honneur.
Le bon Lancelevée et l’astucieux Saint-Aygous s’embrassèrent.
Ce matin encore, faute d’un rameur, la Castagnore ne partit pas. Mais le soir, au Bigorneau, sous la courge à ce moment fleurie, et dont les vastes fleurs en cornet qui, pour la circonstance, oublièrent de se fermer, brillaient dans la nuit, parmi les lanternes suspendues, comme d’autres lanternes jaunes, les capitaines, sur la proposition de Saint-Aygous, acclamèrent Fabien septième capitaine et commandant provisoire de la Castagnore.
XIII
CE QU’UNE LANGOUSTE PEUT CONTENIR
Vous devinez le plan de l’astucieux Saint-Aygous:—Je me suis trompé, s’était-il dit, lorsque j’ai présenté Fabien comme pirate; le vieux Lancelevée est tellement épris d’art maritime qu’il donnerait avec plaisir sa blanche Cyprienne à un négrier.
Mais Fabien est un pirate étrange, il ne sait pas ramer, la lettre de Brin-de-Bouleau le prouve. Étalons au grand jour l’incapacité nautique de ce peintre. Lancelevée évidemment refusera sa fille à un gendre qui ne rame pas.
Le plus fort semblait fait, Lancelevée se trouvait invalide et Fabien le remplaçait. Il ne s’agissait plus que de mettre la rame aux mains de Fabien; pour cela il fallait que la Castagnore prît la mer avant le mariage, mais ce n’était pas chose facile, on le sait, que de faire prendre la mer à la Castagnore.
Trois jours séparaient des courses; par quels moyens maintenir à la chaleur voulue, trois jours durant, l’enthousiasme des capitaines? Par quels moyens préserver de tout accident leurs très-précieuses santés? Soyez tranquilles, Saint-Aygous est prêt, Saint-Aygous les surveillera, Saint-Aygous empêchera Escragnol de retomber en tentation de langouste, Saint-Aygous calmera l’humeur querelleuse de Barbe, Saint-Aygous évitera au bouillant Arluc toute émotion trop forte et pouvant rouvrir ses blessures; mission plus délicate encore, Saint-Aygous obtiendra que le sémillant capitaine Varangod s’abstienne jusqu’à nouvel ordre de toute préjudiciable galanterie.
—Quel beau temps demain, pour une course d’essai! dit le soir à Fabien, en observant la mer du haut de la courtine, Saint-Aygous, toujours venimeux.
Fabien, qui le devinait, répondit par un sourire.
Il avait son plan, lui aussi!
—Êtes-vous des nôtres, Saint-Aygous? j’offre ce soir au cercle nautique la langouste de bienvenue. Et ce disant, il tira de sa poche une langouste, une merveilleuse langouste, moussue et cornue, effrayante à voir, lourde comme un plomb et sentant la noisette sous sa carapace.
A l’aspect du monstre, Saint-Aygous pâlit et songea au capitaine Escragnol; car jamais le capitaine Escragnol n’avait reculé devant une langouste, et jamais langouste mangée n’avait pardonné au capitaine.
Aussi, quelle joie dans Antibes, quand, vers cinq heures, on apprit qu’il y avait vent de langouste, et que le capitaine Escragnol en mangerait.
—Il n’en mangera pas!
—Il en mangera!
—Et la goutte?
—Et la gourmandise?
Quoique parfaitement sûr du châtiment qui l’attendait, le capitaine n’hésita pas. La langouste était trop belle. Dès quatre heures du soir, il s’installa sur la grande place, à la table la plus en vue du café de l’Univers, et là, comme pour braver l’opinion et se surexciter dans le crime, il se mit à boire une liqueur de sa composition, liqueur des grands jours, baptisée par lui Crocodile, et qui consistait en un verre d’absinthe, battue avec du kirsch pur au lieu d’eau.
—Soyons vivaces! criait le capitaine à Saint-Aygous qui essayait vainement de le contenir.
Et le fait est que jamais goutteux ne se montra plus cyniquement vivace.
La langouste fut mangée au Bacchus navigateur, café-restaurant. La belle Touzelle servait, ce qui fut une agréable surprise pour le capitaine Varangod. Car la voix publique l’accusait, cette belle Touzelle, joyeuse personne de quarante ans, éclatante et rousse comme un riche automne, de n’avoir pas toujours été cruelle au galant capitaine Varangod. Fabien avait provoqué la rencontre. Métier coupable, sans doute, si l’amour ne sanctifiait tout!
Enfin—car une langouste peut contenir dans son ventre imbriqué autant d’événements que le cheval de Troie contenait de guerriers à casque—la langouste ayant été déclarée trop importante pour une salade seule, on décida de ne mettre en vinaigrette que sa queue charnue et son corsage, réservant les pinces et les pattes pour agrémenter une bouillabaisse improvisée, bouillabaisse où Fabien introduisit des oursins, préparant ainsi entre Barbe et Arluc une inévitable querelle.
Le plan réussit à merveille.
Dès le dessert, l’atmosphère s’échauffant, et quand les cerveaux commencèrent à s’illuminer aux éclairs du vin de la Gaude, la querelle éclata, terrible! Et tandis qu’Escragnol, le crime consommé, la langouste mangée, se sentait devenir mélancolique, tandis que Varangod taquinait la belle Touzelle dans un coin, tandis que Saint-Aygous vaincu regardait, d’un œil où le mépris et le scepticisme perçaient, l’insouciant Lancelevée buvant de cinq minutes en cinq minutes à la mise à l’eau de la Castagnore, Arluc et Barbe s’esquivaient de table, et la menace dans le sourcil, l’injure à la bouche, s’en allaient chercher des témoins au café de la garnison.
Le lendemain, le vivace Escragnol gardait le lit, hurlant la goutte.
Le galant Varangod, pâle et défait, prétextait une indisposition vague.
Un duel avait eu lieu, aux lanternes, sur le sable fin de la mer. Barbe étant gris, l’impétueux Arluc l’avait blessé au pouce. Mais, hélas! l’impétueux capitaine s’était si bien fendu que, de l’effort, une ancienne blessure s’était rouverte.
Quatre capitaines étaient au lit, et les courses devaient avoir lieu dans trois jours.
XIV
ENLÈVEMENT NOCTURNE
Malgré tout, Saint-Aygous ne désarma point. Trois jours lui restaient, trois jours, presque un siècle! Ne pouvait-il pas en trois jours réparer le mal fait par Fabien, calmer les gouttes, assouplir les rhumatismes, cicatriser les blessures nouvelles, panser les anciennes qui s’étaient rouvertes, et mettre sur pied pour l’heure voulue tout l’équipage endommagé?
Oh! ce fut une belle lutte et dont se souviendront longtemps les cafetiers et les pharmaciens d’Antibes! D’un côté, le peintre poussant, au risque de causer leur mort, nos quatre chers infirmes à la débauche; prodiguant les bocks, les mazagrans, les petits verres, s’élevant même jusqu’au champagne et au punch aux œufs; excitant Barbe contre Arluc, faisant respirer à Escragnol le parfum d’idéales langoustes, et parlant sans cesse, parlant toujours à Varangod de cette belle Touzelle, si belle, malgré son âge, avec sa grande bouche riante et bien meublée, et ses cheveux roux, lourds comme l’or.
De l’autre côté, Saint-Aygous, image renfrognée mais vivante du devoir, les faisant rougir tous quatre de leur conduite, parlant de la Castagnore, de l’honneur engagé, des courses prochaines, opposant les rafraîchissants aux petits verres, les tisanes aux sodas, et les cataplasmes au champagne!
Tandis que Cyprienne aidait Fabien à pervertir les capitaines, Lancelevée, trottant sur deux cannes, et tout flamme, malgré son rhumatisme, secondait Saint-Aygous dans l’œuvre de régénération.
A la fin, comme dans les dénoûments de M. Dumas fils, le Bien écrasa le Mal, la vertu triompha du vice, l’ange Saint-Aygous broya sous son talon la tête du tentateur Fabien; et la veille des courses, comme un seul homme, les quatre capitaines déclarèrent que, malgré marée et vent, malgré goutte et malgré entorse, malgré vieilles blessures rouvertes et malgré récentes blessures mal fermées, le jour suivant les verrait tous rames en main et faisant honneur à la Castagnore.
Cette nuit, Saint-Aygous ne se coucha pas.
Quelques coups de pinceau restaient à donner à l’embarcation, il fallait, pour qu’elle apparût reluisante le lendemain laver et bouchonner sa coque; il fallait souligner de carmin sa ligne de flottaison un peu pâlie, et aviver d’or et d’azur les écailles des deux Castagnores, petits poissons frétillants chers aux eaux d’Antibes, qui, peints sur chaque côté de l’avant, avaient donné leur nom au bateau. Travaux importants, indispensables préparatifs, que tout le monde avait oubliés dans les événements de ces trois jours et que Saint-Aygous, sans rien en dire à personne, voulut exécuter seul à la dernière heure.
Tandis qu’il travaillait ainsi, couvert d’une vareuse à capuchon et sous une lanterne, mademoiselle Cyprienne, que ses chagrins d’amour empêchaient de dormir, regardait à travers les rideaux de sa chambre à coucher, cette ombre qui se mouvait sur la grève et cette lumière qui tremblait.
—C’est Fabien, se disait-elle, et ses pensées s’envolaient, amoureuses et tristes, vers l’ombre mouvante et la petite lumière.
Tout à coup, elle crut voir, sur la surface chatoyante de la mer, dans le poudroiement blanc du clair de lune, une voile blanche qui glissait. Puis la voile tomba, et la pointe d’un bateau toucha le sable. Deux hommes sautent à terre: un cri, la lumière éteinte, puis un corps enveloppé qu’on emporte! La voile se relève et le bateau disparaît.
—Brin-de-Bouleau! soupira Cyprienne glacée de terreur, c’est la cruelle Brin-de-Bouleau avec ses pirates du Singe-Rouge qui vient de m’enlever Fabien.
Fabien, à cette heure, dormait, il faisait même un gracieux rêve; il rêvait naufrages et gros temps, il rêvait qu’un coup de mer enlevait le Bigorneau, que le feu du ciel incendiait la Castagnore, que les six capitaines se noyaient, que le vent d’Afrique et la tramontane faisaient régner autour d’Antibes un perpétuel ouragan, que la pointe de l’Ilette, devenue l’effroi des navigateurs, prenait le nom de cap des tempêtes, que les courses n’avaient pas lieu, qu’il n’avait pas besoin de ramer et qu’enfin il épousait Cyprienne.
XV
LE PHOQUE ET LES CORAILLEURS
Hélas! Fabien se réveilla au bruit du fifre et du tambour, par un petit jour clair le plus joyeux du monde. Quoique agréable en soi, cette musique lui parut triste. C’était l’annonce des courses: des marins, des pêcheurs délégués de la Prud’homie, se promenaient ainsi à travers la ville, portant au bout d’un bâton couronné d’un cerceau les pavillons de soie rouge, prix des voiliers, et les assiettes de fin étain, luisantes comme argent, récompense traditionnelle des rameurs victorieux. De loin en loin, ils s’arrêtaient sous un balcon pour donner l’aubade. Fabien, en qualité de membre du cercle nautique, eut la sienne, aubade ironique! Mais il ne bougea point de son lit. La villa couleur d’ocre eut son aubade aussi, et mademoiselle Cyprienne, malgré ses angoisses et ses craintes, dut se lever pour offrir le petit verre à ces braves gens.
Lancelevée, réjoui d’un si beau jour, rassuré à l’endroit de son équipage, et certain de voir la Castagnore partir, était déjà au Bigorneau, debout sur le toit, et hissant dans la fraîche brise du matin, une flamme rouge frissonnante qui voulait dire:—Êtes-vous prêts? signal d’appel auquel les petits mâts blanc d’argent, surmontés d’une antenne noire dont les membres du cercle avaient hérissé les toits d’Antibes, répondirent soudain en arborant une petite flamme bleue qui signifiait:—Prêts, nous le sommes; Escragnol n’a pas sa goutte, Varangod fut sage, les blessures d’Arluc et de Barbe vont bien, l’équipage est là, on peut parer la Castagnore!
Le mât de Saint-Aygous ne répondit rien. Mais dans l’éblouissement de sa joie et de l’aurore, Lancelevée ne songea pas à s’en apercevoir. Varangod, Arluc et Barbe seuls l’inquiétaient. Il était sûr de Saint-Aygous.
Vers les sept heures, au moment où, les donneurs d’aubade partis, mademoiselle Cyprienne, le cœur gros à cause de sa vision de la nuit, essuyait la table et rangeait les verres, le capitaine Varangod passa. Il revenait de faire sa promenade matinale au golfe Juan, de l’autre côté du cap.
—Vous ne savez pas, mademoiselle Cyprienne? Le phoque est revenu.
—Quel phoque?
—Le phoque du rocher de la Fournigue.
—Ah!... répondit mademoiselle Cyprienne en laissant aller sa pensée ailleurs.
—Ils disent que c’est un phoque, reprit le capitaine, moi je soupçonne que c’est un homme. Je l’ai dit, personne n’a voulu m’écouter. Ils veulent tous que ce soit leur phoque. Ce qui n’empêche pas l’escadre américaine de tirer dessus à boulet rouge.
L’escadre américaine, de station cette année dans le golfe Juan, avait en effet choisi pour cible à ses exercices de tir l’îlot désert de la Fournigue; et par-dessus la crête du cap, à quelques kilomètres, Cyprienne entendait distinctement le grondement sourd des bordées.
A ce bruit, une idée cruelle lui vint: le phoque, mais c’est Fabien! c’est Fabien que les pirates de Brin-de-Bouleau ont, par vengeance, abandonné sur ce rocher désert; c’est mon bien-aimé que l’escadre américaine canonne!
Et tandis que Varangod se dirigeait vers la ville pour revêtir, en l’honneur des courses, son costume de cérémonie, mademoiselle Cyprienne, folle de douleur, et voyant déjà, comme en rêve, son cher peintre ensanglanté sur le sable de l’îlot, gravissait à travers myrtes et cystes, à travers oliviers et pins la partie du cap qui regarde Antibes.
Arrivée sur la crête, elle s’arrêta un instant et chercha à travers ses larmes, sur la mer moirée du matin, l’escadre tonnant dans la fumée et un point, un rocher à peine visible au milieu des ricochets blancs que les boulets faisaient sur l’eau; puis redescendant la pente opposée, elle courut jusqu’à un petit canot, tout prêt à partir, amarré qu’il était avec ses rames, à l’embarcadère d’une villa.
Voici ce qui s’était passé:
La Fournigue est un petit rocher noir, si petit et si noir que, de loin, sur le fond clair de l’eau, dans cet immense espace qui sépare le cap d’Antibes des îles de Lérins, il fait assez l’effet d’une fourmi, d’une fournigue noyée.
Sur ce rocher de la Fournigue, îlot solitaire, avait, de tous temps, habité un phoque, phoque immémorial et respecté, qui venait là, chaque matin, au sortir de l’eau, chauffer au soleil provençal son ventre luisant et ses pattes courtes.
Seulement, depuis six mois, dégoûté des hommes ou mort de vieillesse, le vieux phoque ne paraissait point, et son absence désolait les habitants qui, n’ayant plus de phoque à montrer, montraient aux Anglais la place où, jadis, il y avait un phoque.
Aussi quelle joie quand, ce matin même, au petit jour, un Cannois, en chemin pour aller pêcher son poulpe, avait vu, en regardant la Fournigue par habitude, quelque chose remuer dessus!
—Le phoque! s’était-il écrié.
Soudain, les falaises crevassées du cap, les lointains échos de l’Esterel avaient répondu: Le phoque! et du Croton à la Napoule, dans les clos d’orangers, les olivettes et les pinèdes, parmi les chênes verts, les chênes-liéges, tout autour de la courbe blanche que trace au pied des hauteurs cultivées du golfe, la plage avec son sable fin, les fermes, les maisonnettes, les villas, balcons de roseaux et toits en terrasse, s’étaient couverts de spectateurs enthousiasmés qui, sur l’îlot de la Fournigue inondé de soleil levant, regardaient remuer le phoque.
—On dirait qu’il a grandi...
—Il marche sur ses pattes de derrière.
—Il est blanc maintenant, l’année passée il était noir.
—C’est la vieillesse... Bon vieux phoque! N’est-ce pas dégoûtant que les Américains s’amusent à le canonner?
—Il ne reviendra plus si on le canonne.
Vainement un promeneur d’âge rassis, possesseur d’une lunette d’approche, notre capitaine Varangod, fit-il remarquer que ce phoque à ventre blanc, monté sur des pattes de derrière très-hautes, pourrait bien être un homme vêtu de coutil.
—Un homme sur la Fournigue?... Et qu’est-ce qu’il y ferait, un homme sur la Fournigue... Et comment y serait-il allé, sur la Fournigue, puisqu’on ne voyait pas de bateau?
Varangod se tut pour ne pas froisser la population.
La population tenait à son phoque!
Cependant, vers huit heures, l’escadre américaine cessait ses exercices de tir; les riverains du golfe, ayant assez contemplé le phoque, étaient retournés un par un à leurs occupations habituelles, et le phoque lui-même, fatigué sans doute de se tenir sur ses pattes de derrière et de faire avec ses pattes de devant des gestes désespérés et incompris, avait disparu dans un petit creux sombre que les rochers garantissaient des flèches d’or du soleil.
Mademoiselle Cyprienne ramait toujours sur sa petite barque volée.
Mais quelque diligence qu’elle y mît, quelque ardeur que l’amour lui prêtât, la digne fille de Lancelevée ne devait pas arriver première à la Fournigue.
Deux corailleurs en train de mettre à la voile pour aller traîner leurs filets sur les récifs qui sont au large, deux corailleurs du Croton, race cupide et sans respect pour les innocents amphibies, avaient fait le projet sournois de s’emparer du phoque en passant, afin de l’éduquer et de le montrer dans les foires.
Mademoiselle Cyprienne démarrait à peine qu’ils étaient déjà près de l’îlot:
—Vois-tu la bête?
—Je la vois...
—Et que fait-elle?
—Creze qué pesco.
Le phoque pêchait en effet: accroupi derrière un roc qui le cachait à moitié, le phoque pêchait des arapèdes, il les détachait une par une, avec un couteau. Les corailleurs suivaient ses mouvements d’après ceux de son ombre, et s’avançaient, pleins d’émotion, tenant prêts déjà le harpon et le nœud coulant, quand, au bruit, le phoque se releva, et portant la main à son chapeau manille:
—Messieurs, dit-il, j’ai bien l’honneur...
XVI
CHASSÉ-CROISÉ SUR L’EAU
La désillusion des corailleurs fut grande: avoir rêvé un phoque et mettre la main sur Saint-Aygous!
Car c’était Saint-Aygous qui, tremblant de peur, mourant de faim et transi de sa nuit passée sur le roc avec un chapeau manille pour tout abri, se mit à leur raconter des aventures invraisemblables.
Il raconta que la veille, vers minuit, au Bigorneau de l’Ilette, tandis que, profitant du clair de lune, il donnait à la Castagnore un suprême coup de pinceau, des hommes étaient venus, à pas de loup sur le sable, qui, sans mot dire, l’avaient bâillonné, garrotté, jeté en travers de leur barque, et finalement déposé sur la Fournigue, lui laissant comme provisions un paquet de tabac et une pipe.
—Et comment étaient-ils vêtus?
—Ils avaient des bottes, une vareuse jaune et d’immenses chapeaux de paille armés d’une pointe recourbée en forme de corne de rhinocéros.
—Ça devait être des Turcs, dit l’un des corailleurs.
—Il y en a encore, conclut l’autre.
Saint-Aygous ne protesta point et leur laissa croire que c’étaient des Turcs. Il avait pourtant vaguement reconnu, par un trou du sac qui l’empaquetait, Trébaste et Miravail, les deux pirates compagnons de Fabien; il avait vaguement entendu, à travers le bâillon qui lui serrait les oreilles, la lecture d’un ordre d’exil sur l’îlot de la Fournigue pour crime de désertion et de lèse-piraterie, ordre signé Brin-de-Bouleau, reine d’un tas d’îles.
Saint-Aygous n’y comprenait rien. Mais l’enlèvement, on le devine, était le résultat d’une erreur. C’est le volage Fabien que les deux pirates croyaient ficeler lorsqu’ils ficelaient Saint-Aygous.
Faisons remarquer, dans l’intérêt de la vraisemblance, que ceci se passait la nuit; que Saint-Aygous, fortement encapuchonné par crainte du serein, était méconnaissable, et que, voyant un homme sur la grève du Bigorneau peindre la Castagnore à la lumière d’une lanterne, tout le monde eût pris cet homme pour Fabien. Ajoutons, en outre, que Miravail et Trébaste étant, l’un romancier, l’autre musicien, rien n’empêche de croire qu’ils se fussent préparés à leur haut fait par quelques libations, ainsi qu’ont coutume de le faire, pour toute entreprise importante, les membres de ces deux estimables corporations.
Saint-Aygous, préoccupé de l’idée des courses, eût désiré se faire ramener tout droit à Antibes; mais les corailleurs ne voulurent pas. Cela les détournait trop de leur route, et puis avoir manqué le phoque les mettait de mauvaise humeur. D’ailleurs, Saint-Aygous, pris à l’improviste, n’avait pas un rouge liard sur lui. Les corailleurs consentirent pourtant, moyennant l’abandon de la pipe et de ce qui restait de tabac, à déposer le naufragé sur la pointe la plus proche de l’île Saint-Honorat, endroit solitaire, lui aussi, mais ombragé, vaste, et moins exposé que la Fournigue aux boulets et obus américains.
Là, Saint-Aygous s’assit sur un éclat de roche, à l’ombre de gigantesques fenouils, et n’hésita pas à maudire la destinée.
Cependant, à quelques cent mètres, mais de l’autre côté de l’île, Trébaste et Miravail, regrettant leur imprudente plaisanterie, très-inquiets du résultat de la canonnade, mettaient à la voile pour la Fournigue, et cela au moment même où Cyprienne y abordait.
XVII
TOUT S’ARRANGE
Les corailleurs avaient été fort étonnés de trouver sur l’îlot un homme au lieu d’un phoque; Trébaste et Miravail ne le furent pas moins lorsqu’ils y rencontrèrent, au lieu de Fabien, mademoiselle Cyprienne Lancelevée qui, croyant son amant mort, tué par les obus, emporté par la vague, voulait mourir aussi et se lamentait au bord des flots.
Les explications ne pouvaient être longues, ni long le séjour sur cet îlot tragique et désolé. Tout espoir de retrouver Fabien n’était pas perdu. Cyprienne, tandis qu’elle ramait vers la Fournigue, avait cru voir une barque montée par trois hommes s’en éloigner, et Trébaste, guidé par son flair de romancier, releva sur le sable, à côté d’une empreinte de bottines, l’empreinte toute fraîche d’une double paire de pieds nus. On amarra donc la petite barque à l’arrière du Singe-Rouge, et Cyprienne en larmes, Trébaste et Miravail bourrelés de remords, se rembarquèrent silencieusement pour cette île Saint-Honorat où de nouvelles surprises les attendaient.
—Fabien!... Fabien!... là-bas, dans cette crique!... s’écria tout à coup Cyprienne en montrant l’île, puis elle ajouta avec une entière mélancolie:
—L’ingrat!... le perfide! il est déjà aux genoux de mademoiselle Brin-de-Bouleau!
En effet, au fond d’une crique ensoleillée, dans le cadre en or clair des tamaris et des fenouils, un homme se détachait, à genoux devant une femme. La femme était bien mademoiselle Brin-de-Bouleau, mais l’homme, ce n’était pas Fabien.
L’homme était Saint-Aygous! et voyez comme les choses s’arrangent:
Brin-de-Bouleau, princesse des îles, venait de s’apercevoir qu’elle s’ennuyait. Régner l’avait amusée d’abord, mais ne régner que sur un musicien et un romancier devient à la longue monotone. Et puis le soir, du haut des rochers, son domaine, Brin-de-Bouleau voyait, aux deux bouts de l’horizon, étinceler, par-dessus la mer, les mille becs de gaz de Cannes et de Nice. Elle rêvait alors, pauvre petite Parisienne exilée, elle rêvait de cafés, de théâtres, de magasins illuminés, de promenades flamboyantes, et cela lui mettait un certain vague à l’âme. Que de fois, sans le mal de mer, elle serait partie! Mais la crainte du mal de mer la retenait. Pourtant, malgré les affirmations du musicien et du romancier, Brin-de-Bouleau ne concevait guère qu’une île ne touchât pas par un bout, si petit qu’il fût, à la terre ferme:
—«Trébaste et Miravail contaient des farces, on devait toujours pouvoir s’en aller d’une île à pied sec.»
Possédée de son idée fixe, Brin-de-Bouleau, ce matin-là précisément, était sortie seule de très-bonne heure, pour mettre à exécution un projet qu’elle avait combiné pendant la nuit. Projet simple et qui consistait en ceci:—Faire à pied tout le tour de l’île, tandis que le romancier et le musicien seraient en mer; trouver le passage, et, le passage une fois trouvé, rappeler Fabien de son lieu d’exil, lui pardonner, et partir avec lui pour un endroit où l’on s’amuse.
Toute réjouie de cet espoir, Brin-de-Bouleau s’en allait, en grand costume comme toujours, ses cheveux blonds à l’air et l’ourlet de sa robe traînant le long des grèves, quand tout à coup, au tournant de la pointe où les corailleurs avaient débarqué, elle aperçut Saint-Aygous dans sa pose désespérée.
—Un homme! s’écria-t-elle toute surprise.
—Une cocotte! soupira Saint-Aygous délicieusement ému.
Car Saint-Aygous avait vu souvent sur la route qui va de Cannes à Nice, rouler, dans les petits paniers surmontés d’un parasol à franges qui sont les fiacres de là-bas, des demoiselles en tout point pareilles à Brin-de-Bouleau, et leur mignonne tournure, leurs petites têtes frisées tenaient dans ses rêves plus de place qu’il n’aurait convenu.
En rencontrer une dans ce lieu désert, pouvoir lui parler, la voir sourire, jugez de la joie et de l’enivrement! Surexcité par les émotions de la nuit, énervé par le jeûne, grisé de l’odeur pénétrante des grands fenouils qu’agitait la brise marine, Saint-Aygous oublia d’un coup Antibes et les courses, la Castagnore et mademoiselle Cyprienne, Saint-Aygous aima Brin-de-Bouleau tout de suite; Brin-de-Bouleau, de son côté, se sentit touchée par les grandes manières de Saint-Aygous, et quand le Singe-Rouge aborda, les deux pirates et Cyprienne stupéfaits purent entendre cet homme grave qui, les genoux dans le sable humide, promettait à Brin-de-Bouleau de la conduire à terre sans mal de mer, et lui offrait, en échange d’un peu d’amour, son cœur, sa main, ses cent dix orangers et le petit pavillon de la Badine.
XVIII
DÉCIDÉMENT LA MÉDITERRANÉE EST BLEUE
Cependant, de l’autre côté du cap, l’heure des courses approchant, les Antibois sortaient de leurs remparts et arrivaient par groupes à l’îlette, désireux de voir le départ des coureurs, mais surtout impatients d’assister au lancement solennel de la Castagnore et d’admirer les manœuvres savantes des six capitaines qui la monteraient.
Bourgeois et patrons de barque, dames de la ville en toilette, paysannes paraissant plus brunes sous le blanc éclatant de leur chapeau niçois, tout Antibes se pressait autour du petit port. Le soleil, un soleil superbe! promenait capricieusement ses rayons du bonnet flottant des artisanes au plastron écarlate des servantes Brigasques. Quelle joie, coquin de sort! et quelle foule. Tant de monde surchargeait l’îlette, que l’îlette, s’il elle eût été bateau, aurait coulé à fond ce jour-là.
Pas un nuage au ciel, et juste ce qu’il fallait de brise.
Les pavillons luisaient, les voiles frissonnaient par toute la baie; et le tambour de la ville battait, battait l’appel des courses dans le bateau de la Prud’homie. Les voiliers couraient de-çà, de-là, essayant des bordées. Les rameurs s’exerçaient aussi, biceps tendus, et nus jusqu’aux hanches, dans leurs barques sans gouvernail. Car le gouvernail n’est pas admis, et l’on doit se diriger à la rame. A l’arrière du bateau, et regardant les rameurs en face, demi-nu comme les autres, un homme est assis. Des bras et du corps il bat la mesure pour que les rames tombent d’accord, il interpelle les rameurs, les encourage, les inspire:—Zou! Jouzé... Zou! Marius... Hardi, les enfants!... et si l’haleine manque, si les poignets mollissent, si le courage vient à faillir, l’homme, sans quitter les rameurs des yeux, sans cesser de marquer la mesure avec la tête et le buste, inonde d’eau de mer, à pleine épuisette, leurs têtes frisées et leurs dos.
Tandis qu’au dehors tout était en joie, tout, à l’intérieur du Bigorneau, était tristesse et désespoir: Saint-Aygous disparu, Cyprienne partie! Comment s’embarquer, comment mettre à l’eau la Castagnore? Escragnol, Arluc, Barbe et Varangod, désespérés eux-mêmes, essayaient en vain de trouver quelques consolations pour l’infortuné Lancelevée également accablé et comme père et comme marin.
—Capitaine, voyons, capitaine!...
—Ah! mes amis, mes chers amis, ne m’appelez plus capitaine; vous pouvez m’appeler colonel à présent!
Fabien feignait une tristesse hypocrite. Que Saint-Aygous, comme le bruit s’en répandait dans Antibes, eût été enlevé la nuit, par de certains Barbaresques, sur une felouque, la chose ne pouvait lui déplaire. Et pour ce qui était de Cyprienne, de son inexplicable disparition, il s’en remettait volontiers à la Providence. Cyprienne ne pouvait être loin, puisque, le matin même, Varangod l’avait vue. Plus tard, on retrouverait Cyprienne; l’important était, pour le quart d’heure, que la Castagnore ne partit pas.
—La Castagnore partira, elle partira quand même! s’écria soudain Lancelevée. Saint-Aygous prisonnier, ma fille disparue, il y a là un cas de force majeure que les règlements n’ont pu prévoir.
—A bas les règlements! répondirent en chœur Escragnol, Varangod, Arluc et Barbe; mais Fabien, lui, ne parla pas, Fabien se vit perdu, Fabien devina ce qu’allait proposer Lancelevée.
—Le rhumatisme m’a roidi, je ne compte plus. Mais vous voilà cinq. Varangod, qui a l’œil bon, prendra la barre. On supprimera deux avirons. Huit bras comme les vôtres en valent douze, vos huit bras et les deux yeux de Varangod doivent aujourd’hui sauver l’honneur de la Castagnore.
—Vive la Castagnore! crièrent les cinq capitaines moins Fabien, en se présentant sur la terrasse du Bigorneau.
—Vive la Castagnore! répondit la foule, lorsqu’elle aperçut les capitaines, radieux dans l’ombre dorée que projetait la courge en fleur.
Escragnol et Varangod enlevèrent la toile goudronnée qui cachait la Castagnore aux regards du soleil antibois, et sa coque apparut, luisante et peinte comme le petit poisson bigarré qui porte le nom de Castagnore. Arluc et Barbe réconciliés se mirent tous deux au cabestan.
Le capitaine Lancelevée, brandissant sa béquille ainsi qu’un sabre, écarta la foule du plan incliné garni de rails en bois sur lequel allait glisser la Castagnore avant de plonger son avant dans les flots éclaboussés.
On se montrait les capitaines:—C’est Arluc, Barbe, Varangod, c’est Escragnol, c’est Lancelevée... il manque Saint-Aygous, on ne voit pas mademoiselle Cyprienne... et les femmes disaient en regardant Fabien:
—En voilà un qui doit bien ramer. Il a navigué partout, il paraît que c’est un pirate!
Le pirate était triste et regardait les rames avec quelque mélancolie.
—Au cabestan, tonnerre! s’écria Lancelevée.
Les poulies grincèrent, les cordes se tendirent, et la Castagnore cria.
—Hardi, capitaines, encore un tour!
Encore un tour:... cran... cran... Le canot oscilla sur sa quille, la foule fit silence, Fabien, se sentant mourir, ferma les yeux.
Soudain, un horrible craquement, puis des jurons; et un immense cri poussé par la foule.
Immobile depuis deux ans sur le calcaire aigu de l’îlette, brûlée du soleil, battue du mistral, ruinée par les alternatives de la chaleur et de la gelée, la Castagnore, sous une secousse trop brusque imprimée au cabestan par l’irascible Barbe et le fougueux Arluc, la Castagnore venait de tomber en miettes.
L’heure sonnait; le tambour de ville battait toujours: ran tan plan!... ran tan plan!... sur le bateau de la Prud’homie; mais, de l’événement, les courses se trouvèrent retardées, et le coup de fusil, signal attendu, ne partit point.
—Sauvé! pensait Fabien. Sa joie fut de courte durée.
Au même moment, un son de trompe retentissait en guise de salut, et, gracieusement incliné sous sa voile latine, un petit yacht, que nous connaissons, rompant la ligne des bateaux rangés déjà, venait jeter l’ancre devant le musoir du Bigorneau.
—Les pirates! cria la foule.
—Le Singe-Rouge! soupira Fabien; et, voyant à l’arrière une silhouette de femme, le peintre ajouta:
—Tout est perdu encore, les gredins me ramènent Brin-de-Bouleau.
Mais ce n’était pas Brin-de-Bouleau que Trébaste et Miravail ramenaient. Brin-de-Bouleau, dans la petite crique toute frissonnante de tamaris et toute embaumée de fenouils, Brin-de-Bouleau avait causé avec Cyprienne, et Cyprienne l’avait trouvée charmante.
Brin-de-Bouleau avait dit à Cyprienne:
—Mariez-vous avec Fabien, ça m’est égal si je dois garder Saint-Aygous.
Puis elle avait ajouté:
—Les demoiselles comme vous, mademoiselle, en veulent à celles comme moi; on pourrait pourtant s’arranger; vous aimeriez les gens d’esprit et nous laisseriez les imbéciles.
Brave Brin-de-Bouleau! A ce moment évadée de Saint-Honorat, elle posait son petit talon nu sur le sable de la Croisette; Saint-Aygous, aussi ingénieux que volage, lui ayant trouvé un moyen de quitter l’île, sinon à pied, du moins sans mal de mer.
Brin-de-Bouleau avait revêtu un caleçon, Saint-Aygous s’était embarqué sur le bateau ravi par Cyprienne, et, lui ramant, Brin-de-Bouleau remorquée, et pareille à Vénus dans le remous blanc laissé par la barque, tous deux venaient d’arriver à Cannes, terre civilisée où les cafés ne manquent pas.
Trébaste, du haut du Singe-Rouge, voulait raconter tout cela.
—Chut! dit Fabien, je me marie.
Puis, sans attendre des explications qu’il craignait, il baisa la main que mademoiselle Cyprienne lui tendait par-dessus le bordage.
—Capitaines! la Castagnore est morte, mais le Singe-Rouge nous offre son bord. Aujourd’hui le cercle nautique ira à la voile!
On s’embarqua.
Pauvre Castagnore! soupirait Lancelevée en regardant les débris noirs qui jonchaient l’îlette.
—Bah! nous avons de nouvelles courses dans deux mois. La Castagnore, dans deux mois, sera réparée.
A ces mots, Fabien pâlit.
Mais Cyprienne se penchant à son bras:
—Nous serons mariés d’ici là, Fabien. Nous irons à Paris, Paris n’est pas loin de Chennevières, et là, monsieur le paresseux, on vous apprendra à ramer.
Un coup de fusil, les bateaux s’ébranlent.
—Regarde, Fabien, la mer est bleue, criaient Trébaste et Miravail.
La mer, en effet, était bleue ce jour-là, bleue d’un bleu intense, bleue à ce point sous le ciel bleu, qu’il aurait suffi au peintre de tremper son pinceau dans l’eau pour trouver le ton exact du ciel. Mais tout l’azur de la Méditerranée ne valait pas pour lui, à ce moment, le bleu charmant et malicieux qui riait dans les yeux de mademoiselle Cyprienne Lancelevée.
FIN.
TABLE
FIN DE LA TABLE
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