La gueuse parfumée: Récits provençaux
Sur son trône taillé dans un clair diamant,
Ayant la Kêr à droite, à gauche ayant la Moire,
Zeus tout au fond des cieux souriait gravement,
Et son ongle écrasait les astres sur l’ivoire.
Un jour, moins triste qu’à l’ordinaire, Nivoulas me confia que, résolu de frapper un grand coup, il voulait, le soir même, lire son fameux premier chapitre à tout le cénacle assemblé.
—Promettez-moi d’y venir, mon cher Jean-des-Figues. Puis plus bas, souriant, et sa pâle figure éclairée d’un vif rayon de joie:—Je vous montrerai ma maîtresse, fit-il en me serrant la main.
Une maîtresse à Nivoulas! à Nicolas Nivoulas!! Je n’eus garde, vous pensez bien, de manquer au rendez-vous. Quand j’arrivai, nos fenêtres joyeusement éclairées jetaient un bruit d’éclats de rire et de musique dans la rue teinte en rouge par le reflet des rideaux. Nivoulas, en m’attendant, fumait un cigare sur la porte.
—Serai-je à temps pour la lecture?
—Oh! oui, me répondit-il, on n’a pas encore commencé, je ne sais pas quel train ils mènent là-haut.
Nivoulas affectait un air indifférent, mais je n’eus pas de peine à voir combien, au fond, il était malheureux. Est-ce qu’après lui avoir pris sa revue, me disais-je en montant l’escalier, ces enragés-là lui auraient encore pris sa maîtresse? Je ne me trompais pas de beaucoup.
Au beau milieu du salon, sur des coussins entassés, une jeune personne était assise.—La Grecque des îles! murmurait-on. Son air ne me parut pas nouveau, pourtant je ne la reconnus pas d’abord, à cause du costume. Figurez-vous qu’elle portait une robe d’or fendue par devant à la mode orientale, et sous la robe une chemise de soie, claire comme de l’eau claire, qui laissait entrevoir, ma foi! une fort jolie petite personne. Ces messieurs avaient trouvé madame plus amusante qu’une lecture, ils l’avaient grisée de champagne, et pour le quart d’heure on en était déjà à lui indiquer des poses plastiques, caprice d’artistes auquel l’aimable enfant, qui avait l’air de s’amuser beaucoup, se prêtait avec une rare complaisance.
Je compris alors la tristesse de Nivoulas.
Tout à coup, la Grecque des îles me regarde, pousse un cri et se précipite à bas de ses coussins, si vivement, ô pudeur! que sa babouche s’embarrassant dans un pli de sa fine chemisette.....
—Jean-des-Figues!... Jean-des-Figues!... criait-elle en éclatant de rire; et Jean-des-Figues ahuri, aussi ahuri que le bon Nivoulas accouru au bruit, reconnaissait, non sans émotion, dans la petite Grecque qui l’embrassait, vêtue seulement d’un bracelet d’or faux à la cheville, devinez qui? Roset, Roset elle-même, que, six mois avant, il avait laissée riant comme elle riait aujourd’hui, sur le pont de Canteperdrix!
XVIII
ROSET RACONTE SON HISTOIRE
Ah! Jean-des-Figues, ce n’est pas ma faute, soupira Roset une fois tout le monde assis et sa toilette réparée, ce n’est pas ma faute si vous me retrouvez ainsi et vêtue comme je le suis, moi que vous aviez connue vertueuse.
Et la pauvre enfant essuya du coin de sa chemisette une larme prête à couler.
Là-bas les garçons avaient peur de moi, et jamais personne ne m’avait embrassée... Pourquoi aussi tournâtes-vous la tête, Jean-des-Figues, sur le pont, pour ne pas me voir, quand je vous criais de m’emmener en croupe? Tout ce qui arrive ne serait jamais arrivé.
Alors Roset nous raconta qu’une fois Blanquet disparu derrière le rocher, elle n’avait plus eu le courage de retourner à Maygremine.—Le moyen d’y rester, disait-elle avec des soupirs de blanche victime résignée; vous comprenez, depuis son histoire du balcon, mademoiselle m’avait prise en grippe!
Roset était donc partie pour me retrouver, à la garde de Dieu, sur la route de Marseille.
—Sur la route de Marseille, Roset? Et pourquoi choisir cette route?
—Parce que chez nous on va toujours à Marseille quand on part. Est-ce que je savais seulement la place de votre Paris?
Puis au bout de deux ou trois lieues, et ses souliers déjà presque usés, Roset avait rencontré une caravane de bohémiens qui descendaient en Provence, et se rappelant à propos qu’elle était bohémienne aussi, l’idée lui était venue de demander à ces braves gens place dans leur maison roulante.
Mais n’essayons pas de rendre vraisemblable le fantastique récit de Roset, rapportons-le plutôt simplement tel qu’elle nous le fit; si peu vraisemblable que vous le trouviez, il aura, du moins, cet avantage de ne pas commencer par où commencent toutes les histoires de demoiselles: «Comme vous me voyez, monsieur, je suis fille d’un officier supérieur...»
—Les bohémiens, disait Roset, ne sont pas aussi diables qu’ils sont noirs; ceux-là m’accueillirent à merveille. Je n’eus qu’à me présenter: ils se serrent pour moi, et nous voilà partis. Entassés, comme nous étions, sous cette toile, avec le train que menait en roulant la vieille voiture détraquée, il n’y avait guère moyen de causer. Mais aux moindres côtes, on mettait pied à terre; alors, comme par enchantement, sortaient de tous les trous de la boîte trois femmes, un vieux à barbe blanche, un grand garçon de vingt ans, celui qui conduisait, brun comme une datte, et farouche! puis sept ou huit marmots, garçons et filles, en chemise courte et pieds nus, que je n’avais pas aperçus d’abord au milieu des ustensiles et des paquets de linge.
Tout ce monde-là causait et fumait en marchant. On profita d’une montée plus longue que les autres pour me faire raconter ce que je sais de ma naissance, et comment une bohémienne se trouvait ainsi sur la grand’route, en souliers fins, avec une robe à fleurs. Car, si vous vous le rappelez, Jean-des-Figues, interrompit-elle d’un accent de doux reproche, j’avais mis ce jour-là ma belle robe et mes souliers neufs!
Dès les premiers mots de mon récit, le vieux patriarche tendit l’oreille, et quand j’eus dit que je ne me connaissais ni pays, ni père, que je me rappelais seulement avoir voyagé autrefois dans une petite voiture toute pareille qui nous menait, l’hiver du côté de la mer, l’été du côté des montagnes; quand j’eus ajouté qu’un jour à Canteperdrix, les gamins m’avaient jeté des pierres, parce que je m’en revenais de chez le boulanger, tranquille, ma chemise, mon seul vêtement, relevée, avec un pain de trois livres dedans; que ce jour-là, je ne sais pourquoi, j’avais trouvé la voiture partie, et qu’alors je m’étais assise, pleurant à chaudes larmes et mordant à même dans mon pain:
—Béni soit celui qui me rend ma fille! s’écria le patriarche, une main au ciel, et soutenant de l’autre sa vieille pipe qui tremblait. Puis il m’attira sur sa barbe blanche et m’embrassa. Moi je restais silencieuse.
—Fille, nous en voudras-tu de t’avoir ainsi abandonnée? Le temps pressait apparemment cette fois. Tandis que tu achetais du pain, ta mère, Dieu ait son âme, avait enlevé le cheval d’un gendarme. On partit un peu vite, et l’on t’oublia.
Il n’y avait pas à reculer. J’embrasse tout le monde, et me voilà de la famille. Croiriez-vous qu’ils se mirent à m’adorer tous là-dedans! Les marmots, cousins ou frères, car notre parentage était embrouillé, volaient pour moi des raisins et des pêches; Janan, c’est le nom du jeune homme noir, fit constater bien vite qu’il n’était que mon cousin; quant aux trois sorcières, elles me parurent dès le premier jour très-fières de l’honneur que j’allais faire à la tribu avec ma jeunesse et ma robe.
Moi je prenais goût à leur vie. C’est si amusant de courir le pays, suivant les foires et les fêtes, sans s’arrêter jamais, selon l’usage, plus de trois jours au même endroit. D’Italie en Espagne, on n’aurait pas trouvé nos pareils pour acheter à vil prix et revendre très-cher les bêtes aveugles ou borgnes. Janan surtout y excellait, et comme ce garçon m’avait prise en amitié, il voulut que je fusse son élève.
Nous nous en allions tous deux sur les prés et champs de foire; Janan montrait le cheval ou l’âne aux paysans, moi, je me tenais à la bride, et c’était, j’ose le dire, le poste le plus délicat; il s’agissait, vous comprenez, tandis que Janan vantait l’âge, la qualité, et maquignonnait notre marchandise, il s’agissait d’empêcher que personne n’en regardât les yeux de trop près. On essayait bien quelquefois, mais alors sans avoir l’air de rien, je secouais la bride, je faisais danser la bête, je criais, je tournais, je bourdonnais comme une mouche autour de la tête menacée, tant qu’à la fin le pauvre diable d’acquéreur assourdi, vidait ses beaux écus sur l’herbe, et emmenait triomphalement un cheval aveugle chez lui. Nous le rachetions le lendemain pour le revendre encore, pendant trois mois nous ne fîmes qu’acheter et vendre le même cheval.
Une fois pourtant le cheval ne se vendit pas. Janan m’avait donné des distractions, dit Roset en baissant les yeux... Et quand nous fûmes à souper, il me demanda en mariage pour le soir même.
—Pour le soir même, Roset?
—Cela vous étonne, Jean-des-Figues! C’est la coutume chez les bohémiens, mais je vous étonnerais bien davantage, si je vous disais que nous passâmes notre lune de miel, Janan et moi, sous le pont du Gard.
XIX
FIN DE L’HISTOIRE DE ROSET
—Vous vous épousâtes donc?
—Et pas sans peine, reprit-elle. Le beau Janan, tout noir qu’il me parût, était l’espoir de la famille; on avait flairé pour lui chez les Soubeyran un mariage de convenance, et notre amour imprévu venait déranger bien des projets.
Quoique bohémiens de père en fils, les Soubeyran sont riches; ils possèdent, dans leur village de Vinon, une belle maison en pierre froide; ils logent à l’auberge quand ils voyagent, et mènent parfois dans les foires des cordes de quinze à vingt chevaux. Mon père espérait d’eux une forte dot, et parlait déjà de nous vêtir tous de neuf, et de faire revernir la caravane.
Aussi, aux premiers mots que dit Janan de ses projets, ce fut un vacarme:
—Et la Soubeyrane, malheureux! Mais Janan déclara que je lui plaisais, moi, et que la Soubeyrane ne lui plaisait point avec ses cheveux roux et ses façons de demoiselle; que si l’autre avait des écus, nous saurions en gagner à nous deux; qu’enfin on nous voyait décidés à tout, même à nous enlever, et à nous marier devant un prêtre.
Devant un prêtre! en entendant ce blasphème, mon père s’arracha les poils de sa grande barbe, et les vieilles me crièrent leur malédiction en hébreu. Un sabbat d’enfer! mais Janan tenait bon; Janan se promenait de long en large, tranquille, et traînant à chaque jambe une grappe de marmots qui hurlaient de terreur. Enfin, la tempête s’apaisa, et le soir, Jean-des-Figues, je me trouvais mariée.
—Mais Marseille où vous me cherchiez?...
—Oh! je n’oubliais ni Marseille, ni vous. Je me demande pourtant si jamais j’y serais arrivée, sans une bienheureuse aventure qui vint me délivrer tout à la fois de ma nouvelle famille, des chevaux borgnes et de Janan. C’est à la Sainte-Baume que la chose se passa.
Nous étions allés là, notre lune de miel à peine écoulée, et je vous prie de croire qu’elle ne dura guère, car au bout de trois jours nous nous battions comme deux diables sous le pont; nous étions allés là voir s’il n’y aurait pas quelque bon coup à faire pour la fête. Les occasions ne manquent pas; il y vient tous les ans des pèlerins en grand nombre, et des bohémiens autant que de pèlerins. Chacun campe où il peut, autour de grands feux, sur l’herbe; les chevaux, les mulets et les ânes mangent attachés un peu partout, aux arbres, aux rochers, aux brancards des charrettes; les gens écoutent des messes, suivent des processions, ripaillent et boivent, et cela dure ainsi plusieurs jours.
S’il meurt par hasard quelque bête dans l’intervalle, ce sont les bohémiens qui héritent de la peau. Précieuse aubaine! Aussi, de temps immémorial, avions-nous sur ce point l’habitude d’aider un peu à la nature: on se promène, la nuit, innocemment autour des feux, on jette quelques menues branches d’if dans le foin que mangent les bêtes, les bêtes meurent à l’aurore; mais on use de discrétion, car encore ne faudrait-il pas qu’il en mourût trop.
Cette année-là, paraît-il, quelqu’un de nous eut la main pesante, et les montures, un beau matin, se mirent à tomber comme des mouches. On se fâcha, les gendarmes vinrent, arrêtant tout dans la caravane; par bonheur, j’étais dans le bois à ce moment, je vis la bagarre de loin, et l’occasion me sembla bonne de reprendre le chemin de Marseille.
—Enfin!... soupira Jean-des-Figues.
—Nous partîmes donc, continua Roset.
—Comment cela, Roset, vous partîtes?
—Il faut vous dire, répondit l’enfant devenue toute rouge, que je n’étais pas seule dans les bois. Il y avait aussi Jourian Soubeyran, un ami de mon mari et le propre frère de celle qu’on avait voulu lui faire épouser. A Marseille, Jourian me perdit. Je me mis alors à vous chercher, Jean-des-Figues, et tout en vous cherchant je fis la rencontre de deux matelots qui voulurent m’embarquer avec eux, puis d’un Bédouin, puis d’un Chinois, car il y a là-bas toute sorte de monde, et puis encore d’un gros fabricant de sucre, estimé dans son quartier, et gros, et bon, qui commença par me promettre des bijoux et finit par me vendre, comme si Marseille était en Turquie! à un vieux pirate grec retiré des affaires et qui ressemblait au Père éternel.
—Vous vendre..., le brigand!
—Oh! je ne lui en veux pas, dit ingénument Roset, car avec le vieux Grec je me trouvai bien heureuse. C’est lui qui me donna mes chemisettes, ma robe d’or. Nous habitions une petite maison, près de la mer, au Roucas blanc, sur le chemin de la Corniche. En ce temps-là, Jean-des-Figues, j’allais en voiture tous les jours...
Par malheur, mon maître avait chez lui un petit Turc méchant comme une femme, qui lui allumait sa pipe et lui retirait ses pantoufles. Croiriez-vous que le petit Turc devint jaloux de moi! J’ignore bien pourquoi, par exemple. Il déchirait mes robes, il me battait et faisait au capitaine des scènes d’enfer. La vie devint bientôt impossible; enfin, le pauvre vieil homme, un beau soir, me glissa une bourse dans la main et me mit à la porte de chez lui, en pleurant sur sa belle barbe. Il me fit peine, je l’embrassai. Ce monstre de Turc riait au balcon.
J’entre au café en sortant de là, je lis dans un journal que vous êtes à Paris, Jean-des-Figues. Je pars avec le costume que j’ai et qui n’étonnait personne à Marseille. Tout le long de la route, le peuple pour me voir s’assemble aux gares. J’arrive à Paris, les gamins me suivent. Je me jette effrayée dans une voiture; comme nous sommes en plein carnaval, le cocher, sans rien lui dire, me conduit au bal tout droit, me prenant pour un masque; et j’y étais encore, il y a deux jours, en train de rire avec des étudiants, quand je rencontrai ce brave garçon de Nivoulas qui me promit de me rendre heureuse.
—O mon premier amour! soupirait Jean-des-Figues.
—Que d’aventures en plein XIXᵉ siècle! s’écriait Nivoulas émerveillé.
XX
ET NIVOULAS...?
Il m’arriva une fois, quand j’étais petit, de rester trois saisons sans manger de pastèque. La pastèque? j’en avais oublié le goût, et je ne sais pourquoi, il me semblait que je ne l’aimais plus. Un jour, cependant, que mon père en ouvrait une, le cri du couteau sur l’écorce verte me tenta, je ne pus me retenir de tremper mes lèvres dans cette chair tremblante et rose comme un sorbet à la fraise, et quand j’en sentis la glace sucrée fondre sous ma langue et ruisseler le long de mes dents, alors, tout étonné de mon plaisir:—Fallait-il être bête! m’écriai-je.
Pour Roset, il en fut de même; à cette différence près que Roset, comme je l’ai dit, aurait rappelé plutôt une belle pêche brune qu’une pastèque. J’avais oublié le goût qu’elle avait, positivement. Aussi, quand je sentis ses bras passés autour de mon cou et ses embrassades ingénues, le souvenir du baiser pris sous l’amandier me revint, et je me trouvai bête, mais bête plus que je ne saurais dire.
Heureusement, quatorze ou quinze mois de vie parisienne m’avaient donné sur l’amour auquel je ne croyais plus, et sur les femmes au charme de qui je croyais toujours, des idées commodes et larges. Je songeai au jour où Roset criait de si bon cœur: «O l’ensoleillé! O Jean-des-Figues!» en me jetant des pierres du haut de son mur, et pour éviter cette fois pareille avanie, j’eus soin de lui offrir le bras en partant. Nivoulas pâlit...
—Seriez-vous jaloux de Roset? lui dis-je.
—Oh! non, quelle bêtise!... répondit-il d’une voix étranglée et s’efforçant de sourire.
Brave Nivoulas! N’ai-je pas plus tard fait comme lui, et pour la même mademoiselle Roset? Oui, plus tard, bien des fois des amis m’ont demandé en la montrant:—Est-ce que par hasard tu serais jaloux d’elle, Jean-des-Figues? Et je leur répondais: Quelle bêtise!... Mais à ce moment je n’osais pas me regarder dans les glaces, de peur d’y voir flotter sur mes lèvres le pâle et lamentable sourire de Nivoulas.
Roset eut comme moi pitié de ce sourire, nous nous comprîmes d’un regard. Elle retourna auprès de Nivoulas rendu à la joie; moi je partis seul, un peu triste, et fier aussi du sacrifice que je venais d’accomplir. Hélas! ma vertu comptait sans les malices de la destinée.
Certes, pour rien au monde je n’aurais voulu faire à Nivoulas cette douleur de lui ravir sa maîtresse. Mais aussi, je vous le demande, quelle fatalité me conduisit au bal, je ne sais plus le bal que c’était, la nuit de la mi-carême, et par quel hasard singulier rencontrai-je d’abord, épingle d’or dans un tas de paille, le bonnet à grelots d’une mignonne Folie rouge, au milieu des toquets sans nombre, des chapeaux pointus, des casques, des perruques et des cornettes qui bariolaient ce soir-là de leurs couleurs et de leur vacarme les loges et les corridors.
La Folie rouge avait pris mon bras et me regardait sans rien dire. En voyant rire ses dents blanches sous la dentelle, et frémir ses beaux yeux aussi noirs que le velours du loup, je me sentis au cœur une émotion agréable, et de vagues soupçons me coururent dans le cerveau.—Qui diable ce peut-il être? pensai-je. Mais grâce à l’inconsciente duplicité des amoureux, j’arrêtai court mes inductions et préférai ne pas me répondre.
La Folie paraissait s’amuser beaucoup de mon embarras. Moi, je la promenais avec la comique gravité des gens qui promènent une Folie. Enfin elle se décide à parler:
—Si nous allions souper? dit-elle.
Oh! pour le coup, j’eus envie de m’enfuir, car, si bien qu’on la déguisât, j’avais cru reconnaître cette voix. Mais la Folie avait une si jolie façon de rire et de regarder en dessous, son bras menu serrait si fort, et sa tête semant à chaque éclat de rire, sur son cou brun et sur sa collerette, la fine poudre d’or dont sa chevelure était poudrée, faisait frissonner si doucement l’épi de grelots à la cime du bonnet phrygien.
Bah! me dis-je, puisqu’elle est masquée... Suis-je obligé, après tout, de savoir qui habite dans ce pourpoint, de qui sont ces yeux noirs et comment ce joli pied se nomme! Au seul bruit des grelots d’argent mes projets de vertu s’étaient envolés.
Demi-heure plus tard, chez un restaurateur de nuit fort modeste (on n’était pas riche, que voulez-vous?), dans un de ces petits salons tendus de papier tabac d’Espagne, en prévision de la fumée des cigares, et sur un de ces sophas peints en rouge, afin, j’imagine, qu’ils ne rougissent de rien; tandis que la bisque traditionnelle embaumait, nous nous jurions, la Folie et moi, un amour à jamais, selon l’usage. La Folie gardait son loup, j’avais la conscience tranquille.
Mais, tout d’un coup, l’ardeur de nos serments fait tomber le bouquet de grelots; je veux le remettre à sa place, mes doigts rencontrent un nœud de ruban, le loup se détache... Miséricorde!
—Et Nivoulas? s’écriait en cachant dans ses mains sa malicieuse figure inondée de larmes, Roset, car c’était Roset, prise de subits remords.
XXI
L’HOTEL DE SAINT-ADAMASTOR
Nivoulas fut heureux trois semaines.
—Je ne sais pas, me disait-il, ce qui se passe dans l’âme de Roset depuis la mi-carême. Capricieuse et sauvage comme elle était, là voilà devenue tout à coup la plus douce, la plus caressante du monde. Un vrai petit faucon changé en tourterelle! Et Nivoulas radieux me serrait la main.
C’est à l’hôtel de Saint-Adamastor que Nivoulas logea nos communes amours, et franchement je n’aurais pas fait un choix plus à mon goût si j’avais choisi moi-même.
La réputation de l’hôtel datait de loin, il était célèbre déjà du temps de Louis le Bien-Aimé pour l’obligeante hospitalité qu’y offrait alors à la belle jeunesse des deux sexes, madame Aurore de Saint-Adamastor, veuve d’un colonel des armées du roi, tué au siége de Berg-op-Zoom; et dans le grand salon jaune qu’on montrait encore, Jeanne Vaubernier, en compagnie des jeunes débauchés du temps, avait taillé le pharaon de la main gauche, de cette main gauche adorable qui, plus tard, devait si galamment porter son sceptre royal de folle avoine.
La révolution passa sur l’hôtel sans trop en changer le caractère. La fille, puis la petite-fille de madame Aurore reprirent, il est vrai, le nom bourgeois de mademoiselle Ouff, qui d’ailleurs convenait on ne peut mieux à leur taille en boule et à leur asthme héréditaire; le nom d’Hostel de Saint-Adamastor, aristocratiquement inscrit autrefois, autour d’un écusson, sur une étroite plaque d’ardoise, s’étala désormais en lettres d’or d’un pied, le long d’une interminable enseigne; les boudoirs, les salons et les cabinets de jeu se transformèrent insensiblement en chambres garnies et en salons de table d’hôte; mais ils gardèrent leurs boiseries gris-perle et blanc, leurs trumeaux de Watteau, leurs plafonds à moulures; et maintenant, comme au temps jadis, les mignonnes émules de Manon et de Jeanne Vaubernier remplissaient le vieil hôtel de disputes et d’éclats de rire, se faisant tout le jour des visites de voisine, traînant leurs pantoufles par les corridors et passant le temps à s’essayer des bijoux faux devant les glaces.
Ce bizarre séjour me séduisit avec son vague parfum d’ambre, qui semblait une odeur restée d’autrefois dans les rideaux, et son petit jardin plein de buis taillés et de merles, qui me rappelait, malgré l’hiver, les charmilles de madame de Pompadour et le paravent de M. Antoine. Seulement, madame de Pompadour ce n’était plus mademoiselle Reine essuyant ses beaux yeux au clair de lune; madame de Pompadour s’appelait Roset, portait des bas à jour et fumait des cigarettes. Jean-des-Figues, vous le voyez, avait fait des progrès sensibles dans sa façon de comprendre le XVIIIᵉ siècle et l’amour!
Nivoulas ne soupçonnait rien. Il oubliait son roman et s’énervait dans cette Capoue. Cependant quelques nuages, la chose me chagrina pour lui, apparaissaient dans notre ciel trop bleu: Roset s’ennuyait.
En arrivant, Roset s’était trouvée très-heureuse. Les amusements du cénacle, un peu de champagne à la table d’hôte, Robinson, les spectacles, quelques bals d’étudiants et d’artistes, l’entrée au café surtout, cette fameuse entrée qui préoccupe chaque fois les ingénues de la vie galante autant qu’une actrice son rôle nouveau, tout cela, et moi un peu aussi, j’imagine, parut d’abord à la pauvre enfant le comble du bonheur et de la grande vie.
Mais l’esprit n’est pas long à venir aux filles, surtout quand on les loge à l’hôtel Adamastor, et les voisines de Roset, quoique jeunes, n’avaient plus, tant s’en faut, sa charmante naïveté.
Encore assez près des années de candeur pour aimer un peu les honnêtes garçons, peintres ou premiers clercs qui habitaient l’hôtel avec elles, mais travaillées déjà d’ambitions secrètes, corrompues par les sottes lectures, rêvant d’être à leur tour une de ces grandes courtisanes perverses qu’elles avaient vu de loin passer au bois ou aux courses et dont le roman et le théâtre leur présentaient sans cesse l’idéal, elles affectaient l’air positif et froid des filles à la mode, adoraient le fiacre par envie du huit ressorts, parlaient couramment louis, obligations et parures, quoiqu’elles n’en eussent aperçu jamais qu’à la vitrine des joailliers et derrière les grilles des changeurs, et prenaient des airs à la Marco pour se draper, avec le plus beau sang-froid du monde, dans un châle quadrillé de quatorze francs.
Ces demoiselles eurent bientôt fait d’entreprendre l’éducation de Roset; Mario surtout, une Parisienne petite et pâle, éclose, par je ne sais quel miracle, comme une violette blanche sans parfum, entre deux pavés du faubourg. Roset ne pouvait plus se passer de Mario, mademoiselle Mario me jetait des regards qui me faisaient songer au petit Turc et à ses bizarres jalousies, je sentais venir un malheur.
—Que ferais-tu, Jean-des-Figues, si je te quittais? me demanda Roset un beau jour.
Jean-des-Figues répond par je ne sais quelle impertinence cavalière, bien loin, certes, de sa pensée; mais son rôle de sceptique le voulait ainsi.
—Oh! j’en étais sûre que tu ne me pleurerais seulement pas, fait Roset moitié avec dépit et moitié avec joie, puis d’un ton de voix attristé:
—C’est ce pauvre Nivoulas qui serait malheureux!
Le soir, Roset vint me trouver au café, en grande toilette. Elle ne voulut pas s’arrêter, Mario l’attendait dans une voiture. Elle avait l’air ému, indécis; elle me prit la main, balbutia quelques mots; puis, en fin de compte, m’embrassa; et, comme ma mine étonnée semblait lui demander raison de ce public élan de tendresse:
—Va consoler Nivoulas, imbécile! me dit-elle à l’oreille en s’enfuyant.
XXII
LE CORSET ROSE
C’est un singulier phénomène, ce double aspect que prennent les choses selon qu’en les voyant on est heureux ou malheureux. Pour moi, depuis cette nuit, il y a deux hôtels de Saint-Adamastor au monde: l’un rose et blanc comme ses dessus de porte fanés, avec Nivoulas radieux et le large escalier à rampe ouvragée, échelle de Jacob que montent et descendent tout le long du jour des théories d’anges déchus en long peignoir; et l’autre où Roset n’est plus, un hôtel de Saint-Adamastor douteux et sombre, gardé par mademoiselle Ouff qui grommelle, quand je lui demande Roset, je ne sais quoi dans une quinte; un hôtel où je me retrouve seul par ma faute, sans savoir s’il faut pleurer ou rire, et n’ayant personne, non, personne et pas même moi, à qui confier ma douleur.
—Va consoler Nivoulas, imbécile!... et je venais le consoler quand j’aurais eu tant besoin d’être consolé moi-même.
Nivoulas attendait sur le palier. Depuis une heure il savait la nouvelle, et il n’entrait pas, essayant toujours d’espérer. Sa faiblesse me fit sourire. Cependant, chose singulière, la clef tremblait dans ma main en cherchant la serrure:
—Mais vois donc, Nivoulas, disais-je, vois donc ce que c’est que d’être nerveux!
Quel spectacle quand nous eûmes ouvert! Le lit défait, la chambre vide, et çà et là, par terre, sur les chaises, un éventail, des gants déchirés, une robe, que Roset avait laissés en s’envolant, comme un oiseau ses plumes aux barreaux de la volière. Du coup qu’il en reçut, Nivoulas alla s’asseoir dans un coin. Nivoulas s’asseyait toujours quand il était triste, c’était sa façon de pleurer.
—Dressons-nous, Nivoulas, et soyons homme!... Mais Nivoulas ne bougeait pas.
—Regarde-moi, Nivoulas, est-ce que je m’assieds, est-ce que je pleure? Dieu sait pourtant si Jean-des-Figues!... Poussé par cette manie de confidences qui possède les amoureux, j’allais tout dévoiler sans y prendre garde. Déjà Nivoulas, inquiet, relevait la tête à mes paroles et commençait à développer sa longue taille; mais je m’arrêtai à temps, je changeai mon discours, et racontant à Nivoulas ma belle passion de Canteperdrix, lui étalant avec ingénuité mes cicatrices imaginaires:
—Guéris-toi, Nivoulas, guéris-toi de Roset, comme je me suis guéri de Reine; mais fais mieux que Brutus, et n’attends pas une blessure mortelle pour reconnaître que l’amour n’est qu’un nom comme la vertu!
Je disais cela avec des gestes magnifiques, et je me cambrais plus fier que jamais dans le scepticisme en papier d’argent dont je m’étais fait une cuirasse.
Par malheur, au beau de mon discours, n’aperçois-je pas un corset de Roset sur le coin du lit?
Oh! le charmant écrin à renfermer la plus adorable des poitrines! Figurez-vous un mignon corset de satin rose taillé en cœur derrière et devant, haut de deux doigts sur les côtés comme une ceinture; un galant corset, corset adolescent, corset de luxe et de parade, un de ces corsets qui font rire et qui n’ont d’autre utilité au monde que de rappeler tout de suite qu’on pourrait très-bien se passer d’eux!
Pour une goutte de plus le vase déborde, et Jean-des-Figues, à ce moment, était un vase plein de larmes. Que voulez-vous, c’est bête à dire; mais en reconnaissant près du sein gauche, dans la soie, une imperceptible éraillure, cela me produisit un drôle d’effet; il me revint une foule de choses: que cette éraillure était de la veille, que Roset riait beaucoup, que la soie rose avait un peu craqué... alors toute ma douleur éclata.
—Regarde, Nivoulas, regarde ce corset! m’écriai-je; et disant cela je le serrais, je le pétrissais dans mes mains avec autant de rage que d’amour. Regarde ce corset! et dis-moi s’il n’y aurait pas folie à vouloir trouver fidèle la demoiselle qui habitait dedans.
Nos bons aïeux n’y mettaient pas tant de malice. Crois-tu qu’ils riraient, Nivoulas, s’ils voyaient nos larmes, ceux qui venaient ici, il y a cent ans, faire sauter les belles filles! Mais nous vivons, nous autres, dans un siècle de prud’homie, et malgré nos affectations de scepticisme, nous prenons tout au sérieux, tout, hélas! et même Roset. Fils de Werther et arrière-neveux de Faublas, pétris à dose égale de corruption et de passion naïve, nous nous rendons amoureux du premier joli petit nez qui passe, surtout s’il est frotté de poudre de riz! Du pur Faublas, tu vois... Puis, ce joli nez une fois trouvé, nous le voudrions vertueux, fidèle, des choses inouïes! C’est Werther cela, un Werther farouche et ridicule qui souffre, qui déclame, qui appelle griffes les ongles roses des Parisiennes et s’imagine que le sang des cœurs rougit leurs lèvres quand elles sont simplement frottées d’un soupçon de carmin.
Donc, Nivoulas, si tu es Werther, cherche-toi une blonde en corset lacé qui sache tailler les tartines; mais c’est trop comique à la fin; oui, je te le dis, c’est trop comique de rêver le cœur de Lolotte sous le corset en satin rose de mademoiselle Roset.
Là-dessus je fondis en larmes. Nivoulas, qui ne s’était jamais vu consoler de la façon, commençait à me croire fou et témoignait quelque inquiétude. Il ne voulut pas me quitter de la nuit.—Tu es trop agité pour rester seul, me disait-il, couche-toi dans le lit, moi je dormirai sur le sopha... Je me mis au lit, discourant toujours. J’étais très-éloquent, Nivoulas m’écoutait d’un air fort attentif en apparence, mais il profitait de mes moments de calme pour me préparer de l’eau sucrée et me verser dans mon verre troublé par la poudre flottante du sucre quelques gouttes de bon cognac réconfortant. Ce manège dura toute la nuit. Au petit jour, grâce à mon éloquence, Nivoulas était complètement consolé.
Mais voyez-vous ce brave Jean-des-Figues au milieu du lit, le dos dans les coussins, son bonnet de coton droit sur une forêt de cheveux noirs, Jean-des-Figues inspiré, gesticulant, byronisant, ironisant, répandant à pleines mains sur Nivoulas épouvanté des préceptes d’amour à faire reculer Don Juan en personne, tandis que de grosses larmes furtives descendent le long de ses joues et vont bien vite se cacher dans les poils follets de sa barbe, et qu’il presse sur son cœur, sur ses lèvres—ne lui demandez pas pourquoi—le corset tiède encore et suavement embaumé de cette Roset qu’il n’aime pas, oh! qu’il n’a jamais aimée, je vous jure!
XXIII
AMÈRE DÉRISION
Pour m’étourdir et me cacher à moi-même l’évidence d’une passion qui m’humiliait, je repris de plus belle le cours de mes déportements. En avant les Syriennes, les Nubiennes, les Malabraises! en avant! en avant la danse à travers le féerique Alhambra où Jean-des-Figues, assis, corrige ses épreuves! Seulement, prenez garde, mesdemoiselles, quand votre ronde passera sous la fenêtre en tabatière, car les plafonds sont bas aux palais de la rue Monsieur-le-Prince, et vous pourriez vous cogner le front.
Mais mon pauvre petit volume ne suffisait déjà plus à contenir le flot grossissant de mes désirs. On n’avait pas achevé de l’imprimer que je m’attelais à une autre œuvre, en prose enragée cette fois! C’était ma propre histoire, idéalisée décemment. Jean-des-Figues y faisait le personnage d’un jeune homme riche comme Crésus, beau comme la nuit, qui, désabusé de l’amour et vieux avant l’âge, s’entourait, à Paris, des inventions les plus raffinées du luxe, des arts et du plaisir, et finissait par s’éteindre, sans regrets, ainsi qu’un dieu mortel, dans la Caprée en miniature qu’il s’était fait bâtir aux Batignolles.
Le fond psychologique de mon Étude laissait peut-être quelque chose à désirer, mais que le cadre en était beau! Donnant, cette fois, libre carrière à ma fantaisie, j’avais prodigué, du haut en bas, l’or, les diamants et les étoffes à pleines mains, ce qui d’ailleurs ne me coûtait rien. Des fleurs partout, des eaux, des tableaux, des marbres! Et le pavillon où mon héros logeait ses favorites, comme il s’y trouvait décrit amoureusement jusqu’en ses plus intimes recoins, avec l’insistance minutieuse et douloureuse d’un moine maigre s’échauffant le cerveau entre les murs de sa cellule à faire tenir le paradis sur un petit carré de vélin!
Cette comparaison est même très-juste, car ma pension se trouvant dévorée en herbe et pour longtemps par mes libéralités à Roset et les frais d’impression du volume, je déjeunais de deux sous de lait et d’un petit pain, le jour où Paris vit s’épanouir somptueusement à la vitrine des libraires MES ORGIES, LIVRE DE VERS, par Jean-des-Figues, avec son beau titre rouge et noir, sa préface abracadabrante, et l’eau-forte d’en-tête, composition imprégnée d’un mystérieux symbolisme qui représentait l’auteur, tout nu, au milieu de panthères et de lionnes ornées de lourds joyaux et portant des colliers de femme autour des reins.
J’en adressai le premier exemplaire à Canteperdrix avec une insidieuse dédicace accompagnée d’un appel de fonds, et j’attendis la réponse assez piteusement, malgré les articles, les lectures et le bruit que faisait mon livre autour du café que nous fréquentions. On a beau l’orner de rubans aux couleurs joyeuses, comme nous disait Bargiban, la queue du diable, c’est toujours la queue du diable quand on la tire!
Enfin, une lettre arriva:
«Canteperdrix, quatorze d’avril 1865
»Mon cher garçon,
»J’ai lu ton livre et ne t’en fais pas compliment. Depuis avant-hier que Roman, le facteur, nous l’apporta, c’est comme si l’enfer était entré rue des Couffes; ta mère pleure, tes tantes pleurent, tout le monde pleure, et sœur Nanon, qui ne parle plus d’héritage, se signe toujours en parlant de toi.
»Qu’est-ce que c’est qu’une vie pareille, Jean-des-Figues? Qu’est-ce que c’est que toutes ces femmes dont il s’agit dans tes chansons? Et cette belle image où tu t’es fait peindre sans chemise! T’imagines-tu que je vais te tenir longtemps là-haut pour mener ce train-là, tandis que je suis ici à me cuire au soleil et à travailler comme un satyre?
»Et tu as le front encore de me demander de l’argent! D’abord, je te dirai que nous sommes présentement plus désargentés que le ciboire des pénitents gris; l’orage a fait périr la bonne moitié de nos vers à soie et le reste ne promet guère; les oliviers tombent fleur avant l’heure; la vigne a toujours la maladie, sans compter que j’ai dépensé trois cents francs au moins cet hiver à la Cigalière pour relever le bastidon, chercher la source qui s’était perdue et faire couler l’eau.
»Ah! si tu la voyais maintenant notre Cigalière, toute passée au lait de chaux et luisant de loin dans les figuiers, avec ses murs blancs et ses tuiles neuves! Si tu voyais la vieille treille remontée sur ses huit piliers, la source, les fleurs, le jardinage, le réservoir sous la fenêtre bien récuré et plein jusqu’au bord, tellement qu’on peut, en déjeunant, toucher l’eau claire de la main; si tu voyais ce vrai paradis, tu laisserais là, Jean-des-Figues, ton Paris de la malédiction et cette vie de grand seigneur pour laquelle je ne t’ai pas fait, puis t’en revenant à Canteperdrix où il y a du pain et du soleil pour tout le monde, on ne t’empêcherait pas, puisque tu n’es bon qu’à cela, de faire des chansons honnêtement.
»Mais quant à t’envoyer un liard rouillé en sus de ton mois, il n’y faut pas compter, Jean-des-Figues, même si j’avais des écus plein mon grenier. Je ne veux pas me laisser manger vif, et c’est bien assez de ce que je te donne pour l’honneur que tu fais à la famille.
»J’ai l’honneur d’être, en attendant, ton père qui t’aime.»
Et la signature.
A tout autre moment, la lettre m’aurait ému, m’apportant ainsi en pleine mélancolie parisienne un parfum lointain du pays; mais cette fois je n’en remarquai que l’ironie involontaire. N’était-ce pas bien le cas de venir, comme mon père le faisait, me reprocher mes folles amours et mes débauches, alors précisément que sans argent et sans maîtresse il m’arrivait quelquefois de me consoler du dîner absent en contemplant le bel effet de mon nom sur la couverture d’un livre?
Quoi! Jean-des-Figues, m’écriai-je, tu es artiste, c’est-à-dire né pour sentir le plaisir plus finement que le commun des hommes! Quoi! tu passes tes jours à chercher le beau sur la terre, après t’être convaincu que le bien ne s’y rencontre nulle part, et que le vrai, si on le trouvait, ferait désormais de la vie, divisée par règles et par chapitres, quelque chose d’aussi joyeusement imprévu qu’un bréviaire ou qu’une grammaire grecque! Quoi! tu révères la femme comme la plus suave des fleurs et l’éclosion suprême de la matière; tu voudrais, afin de mieux t’en réjouir, la voir entourée de toutes les merveilles du luxe, ainsi qu’un camélia délicat dans la laque et l’or d’une jardinière de salon; et pour toi précisément la porte du salon est fermée! De quoi sert donc la poésie si ce n’est à rendre plus douloureuse ta misère, en t’apprenant à désirer ce que tu ne saurais tenir!
Ces réflexions et d’autres semblables me conduisirent promptement à une sorte de misanthropie. Pendant plusieurs mois, j’évitai soigneusement tout ce qui pouvait me rappeler des idées de richesse ou de plaisir. Le théâtre m’irritait; la musique surtout, avec ses chants, ses douces langueurs et ses accès de joie bruyante, m’était devenue particulièrement insupportable. Je vivais enfermé chez moi, raturant furieusement les dernières pages de mon étude, et tenté bien souvent de jeter au feu ce que j’en avais déjà écrit, tant le métier me paraissait métier de dupe.
Cependant, ce n’était rien encore que cela, et le destin, avec Roset, me réservait une bien autre humiliation.
XXIV
LE SONGE D’OR
Est-il rien de plus agréable que de faire son tour de boulevard après un bon dîner, le cigare aux dents et la lèvre parfumée encore d’un nuage de fin moka ou d’une goutte de vieux cognac roux comme l’ambre? de sentir sous le sein gauche la douce et pénétrante chaleur que communique au cœur un gousset bien garni? et, fermant les yeux à demi pour concilier les béatitudes de la digestion avec les nécessités de la promenade, de tout confondre en un même désir voluptueux, l’Idéal, le Réel, l’ombre de la demoiselle qui passe et les mille visions charmantes qui vous dansent dans le cerveau?
Je me trouvais un soir dans ces dispositions. Mon étude publiée sans nom d’auteur—on fit courir le bruit que c’était l’œuvre d’une grande dame fort lancée—ayant obtenu quelque succès, le libraire venait de m’en acheter une seconde édition le jour même. Le cerveau rafraîchi sous cette averse d’or, ma rage misanthropique un peu calmée, je m’étais offert un dîner somptueux, et je méditais au meilleur moyen de passer la nuit rose. Irai-je d’abord au théâtre ou au bal? L’idée de ces joies désirées me causait par avance une vive émotion.
On trouvera invraisemblable qu’après avoir vécu plus d’un an à Paris, en plein monde littéraire, moi Jean-des-Figues, le sceptique et le désillusionné, j’en fusse encore à considérer une soirée au Château-des-Fleurs ou à Mabille, et le banal souper qui s’ensuit, comme le nec-plus-ultra des jouissances parisiennes. A cela je n’ai qu’une chose à répondre: j’étais ainsi!
D’ailleurs, parmi ceux-là qui vont rire de ma candeur provinciale, combien de débauchés par à peu près et de roués aussi candides que moi? Coudoyer le plaisir sans jamais le prendre sous le bras, voilà le sort d’un tas de braves gens de ma connaissance. Toujours occupés du Paris élégant, ils en savent les héros, ils en saluent de loin les héroïnes, et finissent généralement par croire qu’ils ont beaucoup connu toutes sortes de choses dont ils ont seulement beaucoup parlé. Aussi je les comparerais volontiers, n’était l’humilité de l’image, à ces garçons des cabarets à la mode qui s’imaginent être de grands viveurs parce que quelquefois, en servant les petits salons, il leur sera arrivé de mettre l’œil à la serrure.
Jean-des-Figues n’avait point ce travers. Il était donc fort ému quand, le cœur plein de poétique concupiscence, il entra, pour se réjouir préalablement l’esprit et les yeux, dans un petit théâtre où se jouait la féerie-revue des Grains-de-Poivre.
Tous les grains-de-poivre étaient en scène, maillots collants et chignons fous. Tiens-toi bien, Jean-des-Figues, on dirait que le plus mignon, celui de gauche, te fait signe. Tire ton col, relève tes cheveux. Palsambleu! Roset au bout de ma lorgnette...
Le dernier tableau de la féerie finissant, je me posai en amoureux à la porte des artistes, et Roset aussitôt m’arrivait encapuchonnée, sans avoir pris le temps d’agrafer son burnous.
Ce n’était plus la Roset d’il y a trois mois, presque maigre et gardant encore sur la joue les chaudes couleurs du soleil, mais une Roset affinée, parisianisée, un peu grasse, sentant bon la poudre de riz, et qui se laissait deviner fraîche sous son rouge, comme les marquises poudrées paraissaient jeunes, malgré leurs tours de faux cheveux blancs; une Roset parfumée et peinte, toute en cheveux, toute en dentelle, et plus appétissante que jamais. Je la retrouvais, ma belle pêche brune! mais mise en confiture cette fois avec force épices et tranches de cédrat, confiture ambrée, musquée et sucrée, qu’il ne faut goûter que dans une cuiller de vermeil et sur la plus fine porcelaine.
Je m’aperçus avec quelque satisfaction que, ce soir-là, je n’avais pas à craindre pour elle l’injure de la faïence ou du ruolz, quand je vis une voiture nous attendant, avec un poney qui piaffait, sa rose à l’oreille, et un petit coquin de laquais or et bleu comme un martin-pêcheur.
—Mon breack! dit Roset fièrement.
Encore nouvelle dans son luxe, la brave enfant venait au théâtre en équipage de chasse. Puis elle prit le fouet et les guides. Un havanais, au même instant, pas plus gros que le poing, s’élança du fouillis des jupons et des fourrures, et ses pattes de devant appuyées sur le tablier de la voiture, ne cessa pas, tant que les roues tournèrent, d’aboyer furieusement aux grelots tintants du poney.
Roset me racontait, en jouant aux propos interrompus, je ne sais quelle histoire de directeur de théâtre et de Valaque. Elle riait, me prenait la main, heureuse de me retrouver sans doute, mais heureuse surtout que je fusse témoin de sa splendeur. Moi, j’avais entièrement perdu la tête.
Où soupâmes-nous, et quel chemin nous ramena-t-il sous le vestibule d’un petit hôtel Renaissance? Voilà ce que je ne saurais dire. Le souvenir de cette soirée m’est resté très-vague, et même je ne jurerais pas que le vin, la vanité et la joie ne m’eussent grisé un peu.
Tout ce qu’il y a, c’est que je crus être ivre décidément, et voir trouble, et voir double, quand j’eus remarqué l’architecture de l’escalier et le costume du négrillon qui venait nous attendre au bas, un candélabre à la main.
—Rien que ça de luxe! disait Roset.
Sans doute son luxe m’étonnait, mais ce qui m’étonnait plus que tout, c’était une sensation bizarre qui, depuis quelques instants, s’emparait de moi et que j’essayais en vain de secouer.
J’étais bien sûr de ne m’être jamais trouvé en bonne fortune pareille, bien sûr de n’avoir jamais mis le pied dans le petit hôtel de Roset. Et pourtant rien ne m’y paraissait nouveau: les fleurs des tapis, les moulures du plafond, les arabesques des murailles, je les reconnaissais comme si je les eusse vus déjà quelque part. Et chaque fois que le petit nègre, nous précédant, soulevait une nouvelle portière, je devinais ce qu’elle allait laisser voir.
—De deux choses l’une, me disais-je: ou bien il faut croire, comme Platon, aux existences antérieures, ou bien tu es ivre, Jean-des-Figues. Et trouvant la seconde hypothèse plus probable, je m’étudiais à marcher droit.
Enfin, de portière en portière et d’étonnement en étonnement, nous arrivons dans un boudoir où Roset, un moment disparue, me revint bientôt dans le plus galant déshabillé du monde.
Pour le coup, je renonçai à comprendre. Où diable avais-je vu Roset vêtue ainsi avec si peu de pudeur et tant de dentelles? Ce n’était, certainement, ni chez madame Ouff, ni à Maygremine! Et ce lit, ce nid d’amour, très-haut sous des rideaux très-bas, et cette clarté sommeillant au plafond, et ces babouches oubliées?
Evidemment je vivais en plein rêve. Mais, comme le rêve était doux, comme il réalisait tous mes désirs à la fois et qu’il s’embellissait chemin faisant de circonstances fort agréables, je me résignai à rêver ainsi toute la nuit, priant l’aurore et le soleil de me réveiller le plus tard possible.
XXV
UNE IDYLLE
Les songes heureux s’en vont d’ordinaire aux premiers rayons, comme la rosée. Cette fois, chose singulière, quand le matin vint me réveiller, je m’aperçus que mon rêve ne s’envolait point. Un vrai soleil entrait par les rideaux et se jouait sur une foule de réalités charmantes dont la moins charmante n’était pas Roset qui s’étirait les bras en riant.
—Quels grands yeux tu fais, Jean-des-Figues?
—Pour mieux t’admirer, mon enfant!
—Oh! non, Jean-des-Figues, ne mens pas, c’est mon appartement que tu admires. On n’en voit guère de pareil: pas commode, mais original. Mon imbécile de Valaque a pris cela tout fait dans un livre... Et de sa petite main brune elle me montra un livre à riche reliure qui se promenait dans les coussins.
Horreur! ce livre c’était mon livre, et l’hôtel de Roset, je m’en apercevais enfin, la description réalisée du palais idéal bâti pour mon héros. O profonde et comique humiliation des poëtes et de la poésie! Cet hôtel où je m’éveillais, ma fantaisie l’avait créé tout entier depuis la première marche de son escalier de marbre jusqu’à la plus haute ciselure de son toit doré; le galant encadrement des glaces, les plis amoureux des tentures, j’avais tout trouvé, tout imaginé; cet oreiller mignon, c’est moi qui en avais choisi la dentelle, et ce peignoir de soie blanche où Roset s’enveloppait si bien, c’est moi encore qui en avais compté les broderies à jour, les nœuds de rubans et les échancrures. Or, pendant que je soupirais ainsi après un paradis chimérique, le Valaque prenait mon rêve tout fait, tranquillement, et pour rendre la dérision plus amère, dans cet écrin qu’il me volait, qui installait-il? Roset, ma petite perle noire!
—Ah! nom de sort! m’écriai-je en faisant voler le malheureux livre par la fenêtre.
Roset, qui ne comprenait rien à cette subite fureur, s’imagina que j’étais jaloux, et fut ravie:
—Ne pense plus au Valaque, me dit-elle; c’est moi qui ai eu tort de t’en parler. Mais si tu veux, je vais demander huit jours de congé à mon théâtre, et nous les passerons tous deux à la campagne.
Ce projet ne me déplut point. Un bois, quand il s’agit d’encadrer une jolie fille, vaut les plus riches hôtels du monde; et là, je n’avais pas à craindre que l’ombre du Valaque m’importunât. Vite en chemin de fer! Nous sautons du wagon aux premiers arbres, et nous voilà partis à la découverte d’un bois.
—En voici un qui sera complet avec deux amoureux, s’écriait Roset de temps en temps, il est déjà plein de fleurs et de tourterelles! Mais, au bout d’une heure, on y découvrait des peintres, il fallait s’en aller plus loin.
Nous passâmes ainsi les huit plus beaux jours dont je me souvienne, mais presque sans m’en douter, car notre pauvre nature humaine est ainsi faite, que si le regret n’existait pas, le bonheur n’aurait de nom dans aucun dictionnaire. Loin des autres, tout à Roset, je me laissais aller à être amoureux naïvement. Je ne m’occupais pas de savoir, comme à Canteperdrix, si mon amour ressemblait bien à celui de pauvre Mitre. Grisé par l’odeur qu’ont les bois au printemps, je ne m’inquiétais guère non plus des railleries qu’un pareil retour de passion n’aurait pas manqué de provoquer parmi mes amis du cénacle, et je crois, Dieu me pardonne, que Roset me demandant comme autrefois:—Et si je te quittais, Jean-des-Figues?... Jean-des-Figues aurait répondu:—Si tu me quittais, Roset, j’en serais malheureux autant que Nivoulas!
Mais Roset ne me le demanda pas, Roset avait bien autre chose à faire. La grande nature la transportait; aux moindres ondulations du terrain:—Tiens, ça monte!... Tiens, ça descend!... Et c’étaient des éclats de rire. Elle avait voulu, pour mieux courir, quitter ses bottines à haut talon et ses jupons à créneaux. J’eus le bon goût de l’en dissuader. Laissons dire les faux rustiques. La nature est bien assez luxueuse pour que tout luxe soit en harmonie avec elle. Une marche de marbre rose fait à merveille envahie par la mousse et cachée à demi sous les rosiers d’un parc devenus buissons, et la robe de Diane de Poitiers, ourlée d’or et de perles fines, ne devait pas vraiment avoir mauvaise grâce à traîner sur le gazon des pelouses dans les forêts royales de Chambord ou de Chenonceaux.
Mais c’est Roset qu’il fallait voir étendue paresseusement sous son ombrelle au milieu des herbes du bon Dieu, avec sa robe de soie voyante, ses pompons, ses rubans flottants et ses dentelles, et ses gants étroit boutonnés, et ses délicates chairs parisiennes d’où s’exhalait un fin parfum de boudoir qui devait bien étonner les fleurs.
Roset n’aurait plus quitté les bois dont les belles futaies humides l’étonnaient en la ravissant autant qu’une forêt vierge et ses lianes. Roset ne connaissait, comme moi, que les belles aridités du midi provençal, ses côtes plantées d’oliviers couleur d’argent et d’amandiers au feuillage pâle, ses rochers couverts de lavande et ses ravines brûlées du soleil, sans un brin d’herbe, où coule sur la marne bleue un mince filet d’eau claire.
Ici, au contraire, la verdure et l’eau, les fleurs humides, les mousses mouillées où le pied s’enfonce, et partout, même aux endroits élevés du bois où n’apparaissent ni étang ni fontaine, un bruit d’eaux cachées qui vous environne, comme si de petites sources couraient de tous côtés sous vos pieds en nombre infini, et montant par d’invisibles canaux dans l’intérieur des hautes herbes et jusqu’à la cime des grands arbres, venaient se résoudre en vapeur sur la surface veloutée des feuilles et affluer plus abondantes aux lèvres toujours fraîches des fleurs.
—C’est plus beau, disait Roset dans son enthousiasme, oui, c’est encore plus beau que le travers des Sorgues à Maygremine!
La pluie elle-même ne nous arrêtait pas, et je me rappelle que nous fîmes notre dernière promenade par une de ces pluies mêlées de soleil dans un joli ciel gris couleur de perle, qui conviennent aux mignons paysages des environs de Paris autant qu’un soleil bleu à une olivette, et qui les embellissent même comme certaines beautés de femme à qui va bien le demi-deuil.
Quelle fraîcheur il faisait! on eût dit que toutes les petites sources invisibles avaient fait irruption cette fois, entr’ouvrant les rudes écailles de l’écorce ou brisant la fine enveloppe des feuilles et des fleurs. Sous chaque arbre, sous chaque brin d’herbe sourdait un filet d’eau, et c’était, le long des étroits sentiers creusés dans le sable jaune, un murmure sans fin de ruisselets d’une heure et de cascades improvisées.
Un ébénier en fleur, planté dans un coin sauvage par le caprice de quelque forestier, avait l’air d’un vrai lustre d’église avec ses longues grappes toutes chargées de clairs diamants. Sur les pentes la mousse brillait, largement imprégnée d’eau, et les branches basses des châtaigniers étaient souillées de terre humide. Plus de jacinthes bleues, plus de jacinthes blanches, il ne restait que leur frêle tige aux feuilles lustrées. Les fleurs du muguet, soie délicate fripée et fondue par l’averse, faisaient peine à voir comme des fillettes en robe claire que la pluie aurait surprises au sortir du bal; les oiseaux prisonniers pépiaient dans les arbres, les feuilles s’égouttaient à petit bruit sous le couvert, et à certaine place où Roset une heure auparavant m’avait fait remarquer, non sans baisser les yeux d’une façon fort comique, un peu d’herbe foulée de la veille et un ruban perdu, nous retrouvions, tranquille entre les arbres, une petite flaque d’eau, marais microscopique où se mirait l’envers des feuilles et d’où sortaient frissonnant à la brise comme des touffes de joncs les pointes du gazon noyé.
Nous rîmes un moment comme des fous à ce spectacle. Mais notre gaieté ne dura guère... Les huit jours étaient écoulés; le Panthéon, bleu de vapeur et pareil à une montagne, se dressait au loin par-dessus les arbres; cela nous fit songer qu’il fallait regagner Paris.
XXVI
LES NOCES DE ROSET
Vous rappelez-vous, madame, ce bal de noces auquel nous assistions l’hiver dernier, et le triste amoureux qui vous fit tant rire? C’était un pauvre garçon depuis longtemps épris de la mariée. Tout le monde savait son secret, mais lui voulait faire le brave:
—Qu’elle se marie, tant mieux, je danserai à sa noce!
Et il dansait, le malheureux, mais de quel air navré! Moi, ses entrechats me tiraient des larmes.
Dire que pendant six mois, sans que rien m’y obligeât, j’ai joué cet attendrissant et ridicule personnage. Ah! Roset! Roset! que de noces en si peu de temps, que de noces où j’ai dansé comme on danse à ces noces-là, avec un pan de nez et les yeux rouges! Il est vrai que c’était un peu ma faute si Roset se mariait si souvent.
Malgré nos huit jours de bonheur champêtre, je n’étais pas bien sûr encore d’aimer Roset; d’ailleurs, si j’en avais été sûr, je n’aurais voulu le laisser voir pour rien au monde. Amoureux? Un poëte lyrique! Cela fait rougir rien que d’y penser.
Roset, elle, restait la même et prenait mon amour comme il venait. Il n’eût tenu qu’à moi, les premiers jours, de lui faire planter là son petit hôtel, son Valaque et ses robes à queue. Sans bien comprendre peut-être la nécessité du sacrifice, la chère enfant s’y fût néanmoins résignée pour me faire plaisir. Mais, voyant mon indifférence à cet endroit, elle fut ravie, et trouva charmant de pouvoir garder tout ensemble Jean-des-Figues, le Valaque et le petit hôtel.
—Fi donc! monsieur, ce partage est indigne!
Sans doute, si je l’avais aimée. Mais puisqu’il était convenu que je ne l’aimais pas, puisque mes amis le savaient, puisque je le racontais à qui voulait l’entendre, ce partage devenait simplement une des mille petites gredineries donjuanesques que l’usage permet aux honnêtes gens; et j’avais le droit de rire et d’être fier en voyant, après nos querelles, Roset me revenir toujours la première, soit qu’elle m’aimât réellement, soit plutôt qu’elle ne pût résister au désir de me montrer un diamant nouveau ou bien quelque robe merveilleuse.
Par malheur, s’il était facile de persuader aux autres que mes sentiments envers Roset n’allaient pas au delà du caprice, il l’était beaucoup moins de me le persuader à moi-même. Malgré mes grands airs cavaliers, malgré mes professions de foi magnifiques, je me réveillai un beau matin tout bêtement et tout bourgeoisement jaloux.
Jaloux de Roset! sans oser le dire! On peut se figurer le supplice. Et Roset qui ne se gênait pas, Roset qui, sous mes yeux, le plus naturellement du monde, faisait succéder un Mingrélien au Valaque, puis beaucoup de personnes au Mingrélien!... Vous auriez cru parfois qu’elle y mettait de la malice.
Passe encore pour les mariages officiels. Mais tous, mes amis eux-mêmes, voulurent être de la fête:—Jean-des-Figues ne se fâchera pas, il a trop d’esprit! Et Jean-des-Figues ne se fâchait pas. Ils me prenaient quelquefois pour confident, me déclarant Roset charmante; et Jean-des-Figues, la rage au cœur, se mettait à danser de plus belle à ces noces fantastiques qui recommençaient tous les jours.
Je devins follement jaloux, jaloux de tout le monde, jaloux de mes meilleurs amis, des Mingréliens et des Valaques, jaloux de Mario reparue, jaloux même de Nivoulas qui ne me parlait plus depuis le scandale de ma trahison. Mais quel tonnerre d’éclats de rire, quel ouragan d’incrédulité, si j’avais dit que moi Jean-des-Figues, le poëte sceptique et libertin, j’étais amoureux et jaloux, jaloux à la tuer, amoureux à ne pas lui survivre, de cette charmante fille si bien coiffée qui daignait, au milieu de ses triomphes galants, se souvenir parfois de ses vieux amis et nous apporter dans les plis de sa robe le parfum des élégances parisiennes!
Deux anecdotes maintenant, pour bien montrer toute ma folie:
De sa vie d’autrefois, Roset avait gardé le goût des caroubes sèches. La caroube, chez nous, est le régal des ânes; les polissons non plus ne la méprisent pas, et je me rappelle qu’en mon temps j’éprouvais du plaisir à tirer de toute la force de mes dents sur cette gousse résistante pareille à une lanière de cuir qui serait sucrée. Quoi qu’il en soit de la valeur gastronomique des caroubes, Roset les aimait, et un soir à la Revue, elle nous fit en riant l’aveu de ce goût bizarre. Dès le lendemain, elle recevait un paquet de belles caroubes, puis un autre la semaine suivante, et toujours ainsi tant que son caprice dura.
Se procurer des caroubes à Paris n’était pas alors chose facile; j’avais eu besoin de la seconde vue des amoureux pour en déterrer un tonneau chez un épicier provençal de la banlieue, rival inconnu du père Aymès.
Aussi cet envoi anonyme intrigua-t-il beaucoup la chère Roset:
—Qui diable m’envoie ces caroubes?... C’est un tel, sans doute... non, un tel... mon vieux Grec de Marseille, peut-être... Et la voilà échafaudant les plus beaux rêves là-dessus, et riant!
—Jean-des-Figues, me dit-elle un jour, je l’ai enfin découvert mon homme aux caroubes.
Cette confidence m’atterra. Roset voulait-elle me faire parler? ou bien quelque ami indélicat avait-il eu l’idée perfide de s’attribuer l’honneur et les bénéfices de ma galanterie? L’aventure était cruelle; mais je me contentai de devenir rouge sans révéler à Roset que l’homme aux caroubes c’était moi.
Une autre fois que j’attendais Roset et que Roset ne venait pas, à deux heures du matin, par une pluie épouvantable, je me souviens d’être allé sous ses fenêtres faire le pied de grue.
—Mon pauvre Jean-des-Figues, me disait Roset le lendemain, il pleuvait si fort hier que je n’ai pas eu le courage de venir. Mais crois-tu qu’avec ce temps-là, un inconnu en manteau brun s’est promené toute la nuit sous mes fenêtres?
—Pas possible, Roset!
—Puisque je te le dis.
Et nous rîmes, nous rîmes de cet imbécile!
Cependant notre amour allait s’envenimant.
Roset ne s’arrêtant pas de se marier, je pris des maîtresses par représailles. Peine perdue: Roset eut l’air de trouver cela naturel.
—O perversité des femmes! disais-je.
—O sottise des hommes! aurait pu dire Roset.
Mais Roset avait mieux à faire que de philosopher sur ma sottise. Nivoulas, disparu depuis trois mois, revenait de province, plus amoureux que jamais, avec un héritage et pardonnait tout, à cette condition qu’on l’aimerait comme autrefois, et qu’on renoncerait aux Mingréliens, aux Valaques et à Jean-des-Figues.
—Faut-il que je renonce? me demanda Roset.
—Mon Dieu, oui! Pourquoi pas? lui répondis-je la rage au cœur, mais sans rien en laisser voir.
—Adieu alors, Jean-des-Figues!
—Adieu, Roset.
C’est ainsi que nous nous quittâmes; et le soir même, un grand désir de calme, de repos aux champs m’étant venu, le soir même je m’embarquais pour Canteperdrix, triste, il est vrai, mais heureux aussi de voir une fin à mes ridicules amours et à mon ridicule martyre.
Pourtant, au moment de partir, je crus me rappeler que le matin, en nous quittant, lorsqu’elle me disait: Adieu, Jean-des-Figues! de sa voix malicieuse, Roset avait une larme, une toute petite larme tremblante au coin de l’œil.
—Est-ce que par hasard elle m’aimerait? Et j’eus presque envie de ne plus partir. Mais je m’aperçus que moi-même je pleurais. Alors tout mon scepticisme me reprenant:
—Fou, fou, que tu es! m’écriai-je, de croire que Roset a pu t’aimer. Roset, tu le sais bien, n’aime que les caroubes et la cigarette, et si ses beaux yeux allumés t’ont semblé humides tout à l’heure, c’est que tu pleurais, toi, et que tu les voyais à travers tes larmes.
Sur ce merveilleux raisonnement, la locomotive siffla.
XXVII
RETOUR AU PAYS
A quatorze lieues de Canteperdrix, je quittai le wagon, selon l’usage, pour le coupé capitonné de drap gros bleu d’une voiture de messageries. Je me sentis tout d’un coup plus joyeux. Jusque-là Paris me poursuivait. En chemin de fer, vous n’êtes qu’à moitié parti: le tracas des trains, les gares, les buffets, les gens, c’est un peu de Paris qu’on emporte; mais la diligence connue, avec son conducteur qui vous a vu tout petit et qui a l’accent de votre ville natale, c’est un peu du pays qui vient au-devant de vous.
Qu’elles me semblèrent aimables à traverser ces quatorze lieues, qui avaient été si longues, si longues, deux ans auparavant, sur le dos de Blanquet! Comme je riais à certains souvenirs, et comme mon arrivée fut réjouissante!
Il faisait beau soleil, Canteperdrix se trouvait en pleines vendanges, et tout le long de la route on ne rencontrait que cornues de bois et bennes à charrier le raisin, qui s’en allaient pleines vers la ville, ou qui, revenant vides aux champs, se heurtaient sur les charrettes à grand bruit et remplissaient le terroir, vallons, plaines et coteaux d’un joyeux roulement pareil au bruit lointain des tambours.
Avec quelle émotion je la reconnus, cette chère musique d’automne qui, mêlant sa voix au chant des ortolans, semblait, de tous les points de l’horizon, souhaiter à l’enfant prodigue sa bienvenue!
Et le vieux pont de pierre, et la rivière, et le grand rocher nu, sculpté comme une cathédrale, et la poignée de maisons grises à toits plats accroupies au pied, qui sont la ville de Canteperdrix, et les remparts, et les machicoulis de grès rouge, et les quatre tours coiffées d’herbes folles au lieu de créneaux, qui me regardaient venir par-dessus les ormes des lices, de quel cœur je les saluai!
Et quand, le portail Saint-Jaume une fois dépassé, la voiture roula entre deux rangées de hautes maisons, dans la fraîcheur des rues; quand la terre maternelle pavée des galets pointus de la Durance nous fit sauter sur ses genoux, la diligence et moi, comme une nourrice son nourrisson, alors mon attendrissement ne se contint plus.
Des citadins faisaient leur promenade sur la place du Cimetière Vieux:
—Arrêtez! conducteur, arrêtez! criai-je...
Je voulais leur sauter au cou à ces braves gens, il me semblait que je les aimais.
Mais le conducteur ne m’entendit point. Heureusement pour moi, car c’étaient les quatre ou cinq plus méchantes personnes de la ville, et ils eussent, selon toute apparence, assez mal reçu mes effusions.
Mon brave homme de père me donna à peine le temps de nous parler. Il fallut partir, il fallut le suivre, il fallut aller admirer les embellissements de la Cigalière. Tout y était fort beau en effet et conforme à la description enthousiaste que m’en avait donné sa lettre: le bastidon cubique et blanchi à la chaux, la fontaine sous la fenêtre, et le figuier dont les larges feuilles buvaient l’eau froide du vivier.
—Et Blanquet? demandai-je en me rappelant nos repas à l’ombre et les bons sommeils d’autrefois.
Blanquet n’était plus là. Mon père, le trouvant vieilli, l’avait troqué, la foire d’avant, contre le mulet d’un bohémien. Il croyait ainsi faire un coup superbe. Mais, par un châtiment du ciel, le mulet se trouva être borgne des deux côtés. Aussi ne parlait-on plus à la maison de ce bon, de ce brave, de ce laborieux Blanquet, que les larmes aux yeux, et du brigand de bohémien que l’injure à la bouche.
—Si c’était le Janan de Roset! pensai-je, au portrait que me fit mon père du vendeur de bêtes aveugles.
Et cela me donna envie de rire.
Ici, le lecteur va m’interrompre.
—Comment, monsieur Jean-des-Figues, dira-t-il, voulez-vous qu’un vieil âne gris que nous avons tous vu, il y a quinze mois, arriver devant Paris et prendre la fuite, comment voulez-vous que cet âne ait fait seul un tel voyage à travers la France, et se trouve un beau jour, pour les besoins du roman, à Canteperdrix, dans l’écurie de votre père?
A cela je répondrai d’abord:
Que les taureaux de Camargue, ses compatriotes, sont bien autrement forts, eux qui, emmenés à trente, quarante, cinquante lieues pour les courses, flairent d’abord le vent, s’ils réussissent à s’échapper, puis piquent droit devant eux sans que jamais rien ne les arrête, vallons, précipices ni montagnes, droit au Rhône, au large Rhône qu’ils traversent à la nage, épuisés, suants, demi-morts, et qui vont jusqu’à ce qu’ils tombent ou qu’ils aient retrouvé le maigre pâturage natal.
Et, si cette explication ne suffit pas, je dirai encore que le Blanquet dont il s’agit, le Blanquet vendu au bohémien n’était peut-être pas le même que le Blanquet de mon enfance, celui qui m’avait planté là quinze mois auparavant, aux portes de Paris, avec mon chapeau pointu et mon sac de figues; mais j’ajouterai que cela ne fait rien à l’affaire, qu’à la maison, de temps immémorial, il y a toujours eu un petit âne gris du nom de Blanquet; qu’un Blanquet mourant, il est tout de suite remplacé par un autre Blanquet entièrement semblable; qu’on s’habitue à les confondre, et qu’on aime tous les membres de la dynastie comme s’il n’y avait eu au monde et rue des Couffes, depuis le commencement du siècle, qu’un seul et unique Blanquet.
Puis ceci réglé, je continue.
Nous entrâmes chez M. Cabridens, en revenant de la Cigalière. M. Cabridens me reçut avec l’affectueuse familiarité d’un confrère; madame Cabridens joua la femme d’esprit enfouie au fin fond de cette horrible province, et qui trouve enfin quelqu’un à qui parler; quant à mademoiselle Reine, elle se contenta de rougir un peu sans rien dire.
Je retrouvais tout comme je l’avais laissé. Sur les murs du salon, c’était le même papier peint avec le même jardin ridicule et plein de chaises, où se promènent des incroyables en habit jaune et des merveilleuses à sandales, costumées comme madame Tallien. Le piano n’était point changé, les fauteuils à lyre gardaient leur place; j’aurais reconnu jusqu’aux mêmes grains de poussière, si un grain de poussière n’avait pas été chose introuvable dans le salon de madame Cabridens.
Seulement, au bel endroit de la cheminée, la fameuse médaille cantoperdicienne brillait prisonnière entre deux lentilles de cristal, et visible du revers et de la face comme une hostie dans l’ostensoir. Je remarquai aussi que madame Cabridens avait pour robe d’intérieur certaine étoffe de soie brochée et ramagée qui jadis ne sortait de l’armoire qu’aux jours de fête. A part cela, et mademoiselle Reine un peu grandie, j’aurais pu croire que jamais je n’avais quitté Canteperdrix.
Ce petit salon provincial, il me semblait l’avoir vu la veille; mes deux ans vécus dans Paris, Roset, Nivoulas et Bargiban, les poëtes et les Valaques, tout cela me faisait l’effet d’un lointain songe, d’un de ces songes du matin mêlés de plaisir et d’angoisse que l’on se rappelle, réveillé, avec un sentiment de voluptueuse terreur.
—Ne bougeons pas d’ici, me disais-je, et je me plongeais jusqu’au cou au fond d’un bon gros fauteuil en velours d’Utrecht.
Puis, regardant du coin de l’œil mademoiselle Reine attendrie:
—Quel dommage, Jean-des-Figues, d’avoir été à ce point bronzé par la vie, et de ne pouvoir plus être amoureux!
XXVIII
MÉFAITS D’UN HABIT NOIR
Un matin, comme j’achevais ma toilette, j’entendis des souliers craquer, des souliers de dévote, et la tante Nanon entra:
—Jean-des-Figues, me dit-elle joyeusement scandalisée, viens vite, Jean-des-Figues! Elle est sur la terrasse du Bras-d’Or.
—Qui cela, tante Nanon?
—Tu ne sais donc pas, la Parisienne!... qui est débarquée par la dernière diligence... tout Canteperdrix ne parle que d’elle. Et levant au ciel ses petits yeux gris pétillants de pieuse malice, la tante Nanon s’écria:
—Jésus! Marie!! Joseph!!! elle fume des cigarettes...
Il faut dire, pour expliquer ceci, que la pauvre demeure paternelle ayant été jugée indigne d’un aussi grand homme que moi, on m’avait bon gré mal gré installé chez la tante Nanon, que sa haute dévotion, six cents francs de solides rentes, deux terres au soleil, la maison qu’elle habitait rue des Jardinets, près de l’église, et par-dessus tout ses coiffes de béguine à longs tuyaux, avaient presque élevée jusqu’à la bourgeoisie, car on l’appelait mademoiselle, bien qu’elle fût veuve, misè Nanoun, s’il vous plaît, gros comme le bras, ce qui chez nous est un grand honneur.
La maison de misè Nanoun touchait à l’auberge du Bras-d’Or, et un simple rideau de vignes séparait, sur le derrière, les deux terrasses contiguës.
Vous le devinez, la Parisienne arrivée de la nuit qui, à dix heures du matin, remplissait déjà Canteperdrix de la fumée de ses cigarettes, c’était Roset, Roset en personne.
—Quel spectacle, mon pauvre Jean!
—Ah! tante Nanon, ne m’en parlez pas!
Laissant tante Nanon en observation derrière sa vigne, Jean-des-Figues se précipita vers la rue.
Mon premier mouvement fut de courir au Bras-d’Or, à Roset; vous savez, la force de l’habitude! et tante Nanon derrière sa vigne allait être témoin de belles choses, si je ne me fusse subitement arrêté en apercevant Nivoulas qui descendait de voiture sous la remise de l’auberge, mélancolique, furieux, une valise à la main.
Voir Roset m’avait mis le feu au corps, mais l’apparition de Nivoulas l’éteignit.
—Quoi, toujours Nivoulas! pensai-je, toujours les noces de Roset! Alors me rappelant combien depuis six mois j’avais souffert, et de quelle façon ridicule! encore meurtri, encore aigri, j’eus honte de mon lâche empressement.
—Fuyons la tentation, allons à Maygremine!
Je me mis donc en route pour Maygremine; toutes mes illusions, tous mes souvenirs d’enfance m’étaient à la fois revenus. Le désir que j’avais de ne pas aimer Roset me faisait à ce moment presque croire que j’aimais Reine.
L’orage, un orage d’automne, menaçait quand je partis, et dès mes premiers pas hors la ville quelques gouttes lourdes et larges comme des sous, s’aplatirent en fumant dans la poussière de la route. Je ne voulus pas retourner pourtant, le ciel avait des coins bleus, j’espérais atteindre Maygremine avant le gros de la pluie. Mais en un clin d’œil les nuages crèvent déchirés par l’éclair, l’eau tombe à seaux, la route roule une rivière, et avant que j’aie pu me mettre à l’abri, je me trouve ruisselant de la tête aux pieds, le chapeau fondu, tout couvert de boue, dans un état à ne me présenter nulle part.
En aurai-je le démenti? Je rentre chez moi, toujours poursuivi par l’idée de Roset; je me refais beau en pensant à Reine, et je repars pour Maygremine, sur la foi d’une éclaircie.
Il faut croire que la pluie m’en voulait ce jour-là, car, surpris d’une nouvelle ondée, mon veston bleu de roi partage le sort qu’avait eu déjà ma jaquette gris-perle.
Exaspéré, je rentre encore et me rehabille. Trois fois, comme dirait une épopée classique, Jean-des-Figues changea de vêtements, et trois fois la malice d’un ciel d’automne l’inonda, ses vêtements et lui, sans réussir à calmer sa fièvre.
Malheureusement, ma garde-robe de poëte n’était pas inépuisable; et, quand une redingote puce eut subi la même aventure que la jaquette gris-perle et le veston bleu de roi, force me fut de renoncer à ma visite.
Je me sentis vaguement perdu. J’entendais à travers le rideau de vigne, par la fenêtre de la terrasse, la voix connue de Roset, tentation irrésistible! Comme pour mieux railler ma défaite, l’orage s’en était allé plus loin, et le soleil dans le ciel lavé resplendissait avec un éclat plein d’ironie.
C’était à s’arracher les cheveux.
—Et mon habit noir? m’écriai-je, subitement illuminé, mon habit noir auquel je ne songeais pas! Cet habit soit loué, je pourrai voir Reine aujourd’hui, mademoiselle Roset ne sera pas victorieuse.
Mais l’habit noir appelle la cravate blanche et le reste. Dans mon ardeur de fuir Roset, sans réfléchir au caractère extraordinairement solennel qu’un pareil costume pourrait prêter à une visite d’ami, à une simple visite de campagne, me voilà trottant en gilet à cœur, en claque et en escarpins de bal, sur la grande route encore humide dont les innombrables petits cailloux reluisaient gaiement au soleil.
—Tiens! tiens! disaient les gens intrigués, M. Jean-des-Figues, avec son habit noir, qui s’en va droit à Maygremine! Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?... Hélas! tout entier à son idée fixe, Jean-des-Figues n’entendait rien.
Je rencontrai Reine dans l’avenue. En me voyant, elle rougit beaucoup, mais ne m’évita point, comme elle faisait d’ordinaire quand elle était seule. Elle me donna même sa main à baiser:—«C’est presque permis maintenant», semblait-elle dire.
Je ne m’expliquais pas ce subit changement.
Un instant après, ce fut bien mieux: mon habit noir et moi, tombions en plein quatuor. Alors, subitement, sans respect pour Mendelsohn, chose inouïe! tous les archets de s’arrêter! Comme par l’effet d’une secousse électrique, un même sourire, à la fois malicieux et discret, parcourut en même temps tous les visages; pupitres, cahiers de musique, archets, carrés de colophane et violons rentrèrent silencieusement dans les boîtes et dans les armoires; les exécutants eux-mêmes s’évanouirent, et, avant que la surprise m’eût permis de placer un mot, j’avais vu mademoiselle Reine disparaître, comme effarouchée, madame Cabridens la suivre, en me faisant un signe d’intelligence auquel je ne compris rien, et je me trouvais seul au milieu du salon déserté, face à face avec M. Cabridens qui me tenait prisonnier dans un fauteuil et commençait un discours de sa voix de comice agricole.
J’avais peur...
Grave, presque ému, le gros M. Cabridens me parlait de biens paraphernaux et d’amour partagé, de mes succès, de l’héritage de misè Nanoun, des innombrables vertus de Reine.
Moi, j’avais toujours peur. Je devinais que ce maudit habit noir n’était pas pour rien dans le mystère. Sans bien voir encore de quoi il s’agissait, je commençais à vaguement regretter qu’une quatrième averse survenant ne m’eût pas une bonne fois arrêté en route.
Puis, tout d’un coup, à un mot de M. Cabridens, un éclair me traversa le cerveau; je compris, et, confus, je m’enfonçai dans le fauteuil pour essayer de cacher mes basques.
Oh! cet habit! dans quelle horrible situation il me mettait! J’aurais voulu le voir aux cinq cents diables! Figurez-vous que, trompé comme tout le monde, comme le quatuor, comme mademoiselle Reine et comme madame Cabridens, par la solennité extraordinaire de mon costume, le bon notaire s’était imaginé que je venais demander sa fille en mariage.
—Mais parlez, mon ami, parlez! croyez-vous que je sois un ogre?
Et, attribuant mon silence à la timidité, il me poussait aux aveux, paternellement.
En vain j’essayai de protester.
—A qui ferez-vous accroire, monsieur Jean-des-Figues, que vous avez endossé l’habit et coiffé le tuyau de poêle dans l’unique dessein de faire peur à nos moineaux?
C’était invraisemblable, en effet, il me fallait bien le reconnaître.
Je fis donc ma demande, de désespoir, pour m’en aller. Sur-le-champ, la main de Reine me fut accordée.
—Grand merci! m’écriai-je une fois dehors et mes idées un peu rafraîchies, ça ne peut pas pourtant se passer comme ça!... M. Cabridens est allé trop loin... J’avais envie de me dédire.
Il n’était plus temps.
Grâce à ces messieurs du quatuor, le bruit de mon bonheur avait déjà couru tout Canteperdrix; mes bons parents en pleuraient de joie; les libéraux approuvaient M. Cabridens; les vieux partis, sur la place du Cimetière Vieux, levaient en l’air, d’indignation, leurs cannes à bec de corbin, et les gens bien informés se racontaient dans l’oreille que la comédienne du Bras-d’Or était tout simplement ma maîtresse, venue de Paris exprès pour rompre le mariage, mais qu’elle était immédiatement repartie, en le voyant conclu malgré ses efforts.
XXIX
CET IMBÉCILE DE NIVOULAS
Je trouvai chez moi un mot de Roset:
Au bout d’un jour, à ce qu’il paraît, Nivoulas l’ennuyait déjà; alors, elle avait eu regret de ses torts, et s’était mise en route pour retrouver Jean-des-Figues.
La nouvelle du mariage apprise en arrivant, venait de lui porter un coup. Mais elle ne m’en voulait pas, Reine étant belle.
«Quant à moi, continuait-elle, j’ai failli rester en gage au Bras-d’Or, malgré mon envie de repartir. J’étais si sûre de te ramener! Je n’avais pris que juste l’argent du voyage. Heureusement, cet imbécile de Nivoulas, qui me poursuivait avec l’intention de me tuer dans tes bras, est arrivé à temps pour payer la note.
«Mais ne sois pas jaloux de lui; je l’ai en horreur, il m’aime trop, et le pauvre garçon aura fait un triste voyage...»
Puis en manière de post-scriptum:
«Décidément, ce Nivoulas m’obsède, mais j’ai mon idée. J’ai rencontré, ce matin, mon premier mari, Janan, toujours noir comme un Maure, et depuis il rôde autour de l’hôtel. Si je me mettais en ménage moi aussi! Ce serait drôle, n’est-ce pas, Jean-des-Figues?»
Au-dessous du mot «drôle», près de la signature, il y avait une petite tache pâle, une larme, en forme de poire de bon chrétien.
Je n’attachai pas grande importance à ce post-scriptum ni à cette larme. Je savais la belle capable de tous les caprices, et même au besoin de se faire bohémienne par dépit; mais je savais aussi que ces caprices ne duraient pas, et j’espérais bien, après une nouvelle lune de miel sous une arche de pont, d’apprendre bientôt sa rentrée triomphale dans Paris.
Cependant mon mariage allait son train, et vous pensez bien qu’il ne m’enthousiasmait guère. J’essayai bien d’abord de me monter la tête à l’endroit de mademoiselle Reine; mais, outre que le souvenir de Roset me poursuivait toujours, je ne tardai pas d’un autre côté à m’apercevoir que Reine, mon blanc fantôme de marquise, le beau lis virginal plein de fraîche rosée, était devenue tout doucement pendant mon absence à Paris une vraie petite cocodette de province; car il y a maintenant des cocodettes partout, grâce aux chemins de fer et aux journaux de mode. Mademoiselle Reine avec quatre ou cinq de ses amies de pension, la fine fleur de l’aristocratie cantoperdicienne, lisaient la Vie Parisienne au fond des Alpes, chantaient Offenbach d’un accent délicieusement provençal, et promenaient, le dimanche au sortir des vêpres, sur les cailloux pointus de la place du Cimetière Vieux, d’invraisemblables robes à fanfreluches.
Quelques petits cousins revenus pâles de leur cours de droit, monocle sur l’œil, pantalon collant, un stick garni d’or à la main pour monter des chevaux de ferme, donnaient la réplique à ces demoiselles.
C’était horrible! mais le moyen de se dégager? Mes façons parisiennes et la coupe distinguée de mes cols m’avaient conquis irréparablement la bonne madame Cabridens; M. Cabridens, qui, sous sa bedaine de notaire cachait une âme de littérateur, était ébloui de ma jeune gloire; quant à mademoiselle Reine, même sans le souvenir de nos amours, elle aurait, je crois, épousé le diable en personne si le diable avait dû la conduire à Paris.
Enfin le jour du mariage fut fixé; les couturières coururent la ville, on s’inquiéta des invitations; le pâtissier de la grand’rue rêva, en me voyant passer, pièces montées et gâteaux de fécule, et j’allais devenir, sans plus de résistance, le glorieux gendre de M. et madame Cabridens, quand un matin je vis entrer chez moi, devinez qui? Nivoulas mon ennemi, Nivoulas harassé, suant, et poudreux comme une route départementale.
Croiriez-vous que depuis un mois, cet homme de bronze, ce romancier pratique et musculeux, devenu bohémien par amour, suivait Roset sur les grands chemins, tremblait devant Janan qui ne daignait même pas être jaloux de lui, et poussait aux roues à l’occasion quand la caravane grimpait une côte?
J’eus peur d’abord qu’il ne vînt me tuer, tant son regard, en entrant était farouche. Mais d’une voix suppliante, qui faisait l’opposition la plus comique avec la fureur de ses yeux:
—Venez, Jean-des-Figues, me dit-il, venez vite, il n’y a pas de temps à perdre.
Et sans me donner d’autre explication, il s’assit sur le bord de mon lit, dans l’attitude de la plus profonde douleur. Puis, comme s’il se fût parlé à lui-même:
—O le gueux! ô le bohémien! murmura-t-il en serrant les poings, faire tenir un mulet borgne par une femme!
Miséricorde! Roset... (Nivoulas était si désespéré qu’il s’assit et qu’il se leva plus de vingt fois pour me raconter cette lamentable aventure), Roset, en vendant avec son Janan un mulet vicieux sur le champ de foire, avait reçu au sein un mortel coup de pied. Nivoulas l’avait laissée expirante, au milieu des bohémiens, à une lieue loin de Canteperdrix, dans la caravane dételée.
—Et c’est vous qui venez me chercher? lui dis-je, rouge comme le feu et touché jusqu’aux larmes...
—Laissez-moi, je l’aime toujours, fit-il en se détournant pour ne pas voir que je lui tendais la main; mais elle est malade, bien malade, et quoiqu’elle ne m’en ait rien dit, j’ai compris, j’ai cru deviner, Jean-des-Figues, que peut-être cela lui ferait plaisir de vous voir.
«Laissez-moi, je l’aime toujours...» Comme il me parut grand en disant cela, cet imbécile! Et quand nous arrivâmes au campement des bohémiens, quand les trois vieilles femmes qu’un peu d’argent avait séduites, me montrèrent, en l’absence de Janan, Roset tout au fond de la caravane, Roset couchée sur un grabat et pâle comme une morte, quand je la vis ouvrir les yeux faiblement et me regarder, alors un grand remords me prit, et j’eus envie de lui crier:
—Ne m’aimez pas, Roset; n’aimez pas ce misérable Jean-des-Figues, c’est Nivoulas plutôt, l’imbécile de Nivoulas qu’il faut aimer!
Mais voyez le divin égoïsme des femmes: Roset, tout entière à son bonheur, n’eut ni un regard de remercîment ni un sourire pour ce pauvre garçon qui pleurait silencieusement dans un coin.
La nuit tombant, il fallut partir.
—Janan va venir, disaient les vieilles.
Mais elles me jurèrent que je pourrais encore voir Roset le lendemain, et tous les jours, si je voulais, jusqu’au départ.
XXX
EST-CE QU’ON SAIT?... ALLEZ-Y VOIR!.
J’avais fait bien des projets pendant la nuit pour délivrer Roset et rompre mon mariage, mais le lendemain matin, quand je revins à la place où j’avais laissé la caravane, je n’y trouvai plus que les ordinaires reliefs des ânes et des mulets, quelques morceaux de bois éteints entre deux grosses pierres noircies, et sur le bord du fossé, Nivoulas qui se lamentait, assis dans l’herbe.
—Bon Dieu! disait-il en s’arrachant des poignées de cheveux roux, Janan aura tout su... les maudites vieilles nous auront trahis!... Et ils emmènent Roset mourante avec eux!... ils l’emmènent!...
Tout cela n’était que trop vrai; tandis que Nivoulas dormait, les bohémiens avaient décampé sans même songer à lui rendre sa valise. De quel côté étaient-ils passés maintenant? comment faire pour les atteindre?
Mon émotion fut telle à cette nouvelle que j’en oubliai subitement mon mariage et Canteperdrix:—C’est ta faute, Nivoulas!... Ta faute, te dis-je!... Puis je me calme, je me mets en route au hasard. Nivoulas me suit, en pleurant toujours, et nous voilà battant le pays de compagnie.
Pas plus de bohémiens, pas plus de Roset que sur la main.
Aurais-tu rêvé? me demandais-je quelquefois. Et le fait est que ce campement, tel que je me le rappelais, à la nuit tombante, les feux allumés, les trois sorcières, l’ombre de deux ânes et d’un mulet noire sur un ciel encore clair, toutes ces choses et Roset au milieu, presque morte, ressemblaient moins à une aventure réelle qu’aux images que se crée un cerveau malade. Nivoulas, dont la présence seule attestait que je n’avais pas rêvé, Nivoulas, long comme il était, et rendu tout à fait diaphane par la douleur, prenait lui-même à certains moments des apparences fantastiques.
Enfin, découragés, nous nous séparâmes. Nivoulas s’en alla sans vouloir me donner la main; moi, je rentrai à Canteperdrix, harassé, la tête perdue, sentant mille débris se heurter dans le naufrage de ma raison: noires épaves de mes systèmes fracassés, beaux rêves réduits en miettes qui flottaient et roulaient sur l’eau, lamentables et magnifiques, pareils aux poulaines dorées des vaisseaux du roi après le désastre de la Hogue.
Comme je refusais toute explication sur les motifs de mon absence, mon père me justifia aussi bien qu’il put, et les préparatifs du mariage recommencèrent de plus belle. Je n’eus pas même le courage de rompre, j’étais entièrement incapable de volonté.
Une idée fixe me tenait: si Roset était morte!
Mon père s’effrayait de me voir toujours, disait-il, dans la lune. Ce mystérieux voyage avec un inconnu, la tristesse que j’en avais rapportée, tristesse inexplicable au moment d’épouser celle que j’aimais, tout en ma conduite paraissait au pauvre homme incontestables symptômes de folie; il se rappelait avec désespoir l’accident survenu à mon enfance par la faute de Blanquet, et plus d’une fois les larmes me vinrent aux yeux de le voir, d’un air accablé, secouer la tête en me regardant.
Un jour, à la Cigalière, je m’aperçus que la terre paraissait remuée de frais autour du figuier. Pourtant la saison ne valait rien pour fouir. Je m’informai:
—Ce sont des bohémiens, me répondit mon père, qui ont enterré quelque chose là, un matin... Le tronc du figuier m’empêchait de bien voir... et puis ces gaillards-là, petit, il ne fait pas bon se mêler de leurs affaires...
—Et qu’ont-ils enterré?...
—Est-ce qu’on sait? fit-il en arrachant un bourgeon gourmand.
Est-ce qu’on sait... Ces cinq mots d’abord ne me frappèrent point. Mais bientôt, autour de la petite phrase jetée, une série d’imaginations folles naquirent, se succédèrent comme les cercles qui courent sur l’eau, et toutes finissaient par se confondre en une commune obsession, toutes me faisaient entrevoir des rapports étranges entre deux faits qui peut-être vous sembleront n’en avoir guère: la disparition de Roset et la terre remuée sous mon figuier.
Le soir, sur la place du Cimetière Vieux, à l’heure où les moineaux font tapage dans les ormes, quelques personnes allaient et venaient.
D’un air indifférent, je me mis au pas de la promenade, à la droite de M. Cabridens; puis toujours à mon idée, je fis descendre la conversation, par cascades habilement ménagées, du prix courant des chardons et des garances dont la société s’entretenait, aux mœurs singulières des bohémiens. Cette manœuvre me fut d’autant plus aisée que l’inépuisable M. Cabridens avait autrefois, nous dit-il élaboré, un mémoire sur cet important problème ethnologique...
—Ethnologique et social! interrompit le nouveau substitut, petit jeune homme de trente-six ans, frais comme cire, et si blond, si blond qu’on apercevait distinctement sa peau trop blanche à travers l’or clair de ses favoris. Social! ai-je dit: est-ce, en effet, autre chose qu’un problème social, ces tribus qui vivent nomades en pleine France comme l’Arabe dans son désert, qui se rient des gouvernements, qui ne veulent ni lois ni prêtres, qui méprisent l’état civil, et qui, chose épouvantable à penser, naissent, se marient et meurent, librement comme ils l’entendent? N’est-ce pas...
Au risque de me faire un ennemi, j’interrompis le disert substitut.
—Pardon! mais quand un bohémien vient à mourir?
—Si c’est dans la ville, monsieur, on porte le mort à l’hospice qui se charge des sépultures; mais, vous comprenez, s’il meurt en plein champ, sur une route, alors, psitt... Allez-y voir! Et là-dessus, de l’index de sa petite main grasse, le joli substitut décrivit en l’air un geste qui me donna le frisson.
Est-ce qu’on sait?... Allez-y voir!... Ces deux courtes phrases me bourdonnèrent longtemps dans le cerveau, se cognant aux parois comme deux hannetons fantastiques.
Quelle aventure étrange si mes pressentiments ne me trompaient pas: Roset mourant par ma faute, assassinée peut-être (ces bohémiens sont capables de tout!) et ensevelie (remarquez, ici, le doigt de la Providence!) sous le même figuier où j’étais né.
Je fis un rêve tout éveillé, en descendant vers la rue des Couffes.
Je me voyais à la place de mon père, dans le bastidon de la Cigalière, l’œil collé au trou du volet. Le jour levant blanchissait à peine; les vignes, les champs étaient déserts; les cultures, laissées de la veille, attendaient.
Puis, un bruit de grelots. Une voiture qu’il me semblait connaître, s’arrêtait au bas du champ, sur le chemin. Un grand diable brun et sec en descendait, Janan sans doute;... il choisissait l’endroit... il creusait une fosse... Qu’apportent ces trois vieilles femmes, dans un drap?...
Les branches et le tronc m’empêchaient de bien voir, comme mon père, mais je croyais distinguer, dépassant le drap, des cheveux noirs flottants et une petite main.
C’était fini, j’entendais la terre tomber. Les vieilles remportaient le drap et la pioche... Un coup de fouet!... En route, en route, disait Janan, et, au même moment, le soleil apparu colorait en rose la vieille vigne, le tronc lisse et les larges feuilles du figuier, la voiture qui disparaissait au tournant du chemin, et la terre fraîche de la fosse!
Une question me restait à faire:
—A propos, père, quel jour donc ces bohémiens s’amusèrent-ils à fouiller ainsi sous le figuier?
—Diantre! Jean-des-figues, ce figuier t’intéresse bien, répondit le brave homme en riant de son bon rire; quel jour? je l’ai, ma foi! bien oublié!
Puis, comme si le souvenir lui revenait tout à coup:
—Eh! parbleu! il y aura deux semaines demain. C’était justement le matin où tu partis si vite, Jean-des-Figues, sans avertir personne.
XXXI
LE VERRE D’EAU
Vous avez lu Mireille et ce merveilleux dialogue d’amour qui fera le mûrier du mas des Micocoules éternellement sacré, comme le balcon du palais Montaigu, aux poëtes et aux amoureux:
—«Peut-être un coup de soleil, dit Vincent, vous a enivrée. Je sais moi une vieille au village de Baux, la vieille Taven, elle vous applique bien sur le front un verre plein d’eau, et promptement du cerveau ivre, les rayons exorcisés jaillissent dans le cristal.»
Depuis longtemps, on se le rappelle, le soleil m’avait enivré, un rayon fou me dansait dans la tête; la réponse de mon père fut le verre d’eau froide qui me guérit.
Mais au prix de quelle épouvantable crise!
Voilà donc mes pressentiments changés en certitude: Roset morte, et comment ensevelie! Je courus d’une traite à la Cigalière; et toute la nuit, pleurant Roset, au pied du figuier où les paysans me retrouvèrent à l’aurore, je sentis avec une bizarre impression de soulagement et de souffrance, le maudit rayon, le rayon de Blanquet qui s’échappait de mon front rafraîchi.
Je fus comme un enfant pendant huit jours. J’avais le délire et je disais, paraît-il, des choses si énormes, que le mariage se rompit pour de bon cette fois. Mon père tremblait en m’en apportant la nouvelle:
—Ne te désole pas, Jean-des-Figues, rien n’est perdu encore... J’irai voir M. Cabridens...
—Hélas! répondis-je, à quoi bon? Sachez, père, que l’on vient au monde avec sa part d’amour au cœur, un morceau d’or grand comme l’ongle. Le métal est le même pour tous et chacun l’emploie à sa guise. Les uns en font un anneau de mariée, les autres, un bijou capricieux pour quelque galant gorgerin. Seulement, une fois la pépite dépensée, c’est bien fini. Moi j’ai tout perdu à Paris, mademoiselle Reine ne trouverait plus rien.
Mon père ne comprit pas et me crut plus fou que jamais. C’était là, d’ailleurs, l’opinion commune.
Ah! mes chers compatriotes de Canteperdrix, monsieur, madame Cabridens, et vous mademoiselle Reine maintenant l’épouse du joli substitut à favoris clairs, me pardonnerez-vous mes scandales? C’étaient les derniers frissons de l’eau où, pareil à une tige d’acier rougi, le rayon achevait de fumer et de s’éteindre.
Puis je me retrouvai presque calme: rêves romanesques, coquetteries de libertinage, toutes les folles étincelles de mon cerveau s’étaient envolées; tandis que dans mon cœur je sentais enfin brûler, large comme la flamme d’une lampe funéraire, l’amour que j’avais toujours eu pour Roset.
Cependant, au milieu de la joie causée par ma convalescence, je remarquai que tout le monde devenait triste subitement, si par hasard je faisais quelque allusion à mon figuier ou à Roset morte.
—Chut! chut! petit, disait mon père, on te défend de parler de cela!
Ces façons me mettaient en colère. Étais-je donc un enfant, pour m’imposer silence de la sorte? Aussi pris-je la résolution de garder mes douleurs pour moi, et de ne plus parler de Roset à personne.
On me croyait guéri, ils appellent cela être guéri! mais toutes les fois que j’étais seul, quand personne ne me voyait, j’allais m’asseoir sous mon figuier et je passais ainsi, pleurant et rêvant, de longues heures.
Un soir, j’étais là au soleil couchant; on venait d’arroser le pré, et la source tombant de haut dans le réservoir sonore et vide à moitié, mêlait son bruit plus mélancolique aux mille bruits qui montent des champs; l’image réfléchie du figuier se peignait magnifiquement au fond de l’eau, sur un fond d’or nacré, comme un laque chinois, et quand je relevais les yeux, je voyais devant moi, tout au bord de l’horizon, les Alpes italiennes, qui, revêtues par le soir et le soleil de flottantes vapeurs violettes, s’alignaient dans la zone empourprée du ciel, claires, presque transparentes, et comparables à un chapelet d’améthystes enchâssées dans un bracelet d’or.
Ce spectacle me remua, et songeant à toutes mes déconvenues:
—Hélas! Jean-des-Figues, me disais-je, que de peines tu pris pour être malheureux, quand il était si simple d’attendre que par un soir pareil, sous ce ciel éclatant plus beau que tous les palais, la Richesse et la Poésie, et l’Amour dans la personne de Roset, vinssent te trouver à ton champ de la Cigalière. Mais où l’amour est-il pour moi maintenant?
A ce moment, tout au bas du champ, derrière la haie sauvage de fenouil, de fusains et de roseaux qui le sépare de la route, un grand tapage me tira de ma rêverie.
—Arri!... Arri!... Balthazar!... criait gaiement une voix de femme, et les coups de bâton tombaient dru comme grêle sur le cuir d’un vieil âne gris. L’âne secouait ses longues oreilles sous l’ondée, mais n’en avançait pas d’un pouce.
—Balthazar, Arri!
O surprise! je crus reconnaître la voix. C’était Roset ou son fantôme que je voyais, dans l’or du couchant, rosser Balthazar d’une main légère. Roset ne fit qu’un saut du dos de son âne à mon cou.
—Quoi, Roset, vous n’êtes point morte?... Je n’osais plus la tutoyer.
—Quoi! tu n’es pas marié, Jean-des-Figues?
—Et vous connaissiez donc, Roset, le chemin de la Cigalière?
—Non, Jean-des-Figues, j’allais te chercher à Canteperdrix; mais pris de je ne sais quel caprice, Balthazar a quitté la grand’route, courant à travers champs, et m’a amenée de force jusqu’ici où il s’est mis à ruer au soleil, comme tu vois, sans plus bouger de place.
—O Providence! m’écriai-je.
Roset me supplia d’abréger mes exclamations. Le cher fantôme avait grand’faim, chose positivement excusable, car j’appris que depuis trois jours, à peine rétablie, elle courait le pays sur un âne volé, fuyant son mari bohémien.
Nous avions du pain, l’eau de la source et des figues mûres à point.
Roset trouva tout excellent. Je lui dis alors mes folies, l’idée que je m’étais faite de sa mort, et la joie que j’avais de la voir d’un si bel appétit manger des figues sur sa propre tombe.
Cette idée l’égaya beaucoup:
—Mais ton substitut est aussi fou que toi!... Croit-il donc qu’il n’y ait plus de gendarmes?... Enterrée là!... C’était bon peut-être du temps du roi René...
Puis, regardant autour d’elle avec attention et prise subitement d’un fou rire:
—C’est bien ici, ma foi!... Ah! Jean-des-Figues, quelle aventure!... Je comprends maintenant que Balthazar m’ait amené tout droit... il venait en pèlerinage... Oui, c’est ici, je me reconnais, c’est bien ici que nous l’enterrâmes.
—Et qui, qui enterrâtes-vous? m’écriai-je, sentant toute ma folie me reprendre.
—Qui?... attends un peu, laisse-moi le temps de rire... Eh! parbleu, l’ami, l’inséparable de Balthazar, ils se ressemblaient comme deux vieux pauvres! un petit âne gris pas plus haut que ça...
—Blanquet?
—Précisément. Tiens, tu sais son nom? Figure-toi, Jean-des-Figues, que lorsque nous nous en allions par les chemins de traverse, le lendemain de ta visite à la caravane, Blanquet arrivé ici devant, ne voulut plus avancer. Janan s’étant mis dans une affreuse colère, l’éventra d’un coup de pied, et nous l’enterrâmes sur place pour obéir aux règlements de police.
—Brave!... brave Blanquet! fis-je en essuyant une larme, tandis que Balthazar me regardait d’un air ému; brave Blanquet, enterré là!
Mais Roset se reprenant à rire:
—Préférerais-tu que ce fût moi?
—Oh! non, Roset, car maintenant je sais que je t’aime.
—Enfin! s’écria-t-elle en mordant à même une figue. Il est bien heureux pourtant que je sois morte, sans cela, Jean-des-Figues, tu ne t’en serais jamais aperçu.
Roset avait raison: alors seulement, pour la première fois de ma vie, je compris combien je l’aimais. Et mon bonheur en vain poursuivi jusque-là, eût été le plus complet du monde, si au milieu de notre ivresse je n’avais entrevu, symbole touchant de l’instabilité de toute affection terrestre! ce bon Balthazar qui, la première émotion passée, s’était mis, sans remords, à brouter un chardon superbe poussé sur la tombe de son ami.
LE TOR D’ENTRAŸS
A FERDINAND FARRE
I
BON COURAGE, BALANDRAN!
Le soleil tombait et les rainettes avaient commencé leur chanson du soir, lorsque l’abbé Mistre et Pierre Balandran se rencontrèrent dans le chemin étroit et naturellement ferré de cailloux qui va de Canteperdrix au château d’Entrays. L’abbé Mistre était abbé, et, par occasion, marchand de biens. Balandran, cordonnier comme son père, s’était, par goût des champs, jeté dans les exploitations agricoles. L’abbé Mistre était maigre et long, Pierre Balandran gras et court. L’abbé montait au château d’Entrays, Balandran descendait à la ville. L’abbé, tout guilleret, tenait sous le bras son bréviaire, plus un rouleau de plans et d’actes qui ne le quittait jamais. Balandran, suant et rendu, pauvre Balandran! portait en travers du cou une pioche, et sur le dos un sac de pois secs. Balandran blêmit en voyant l’abbé Mistre, l’abbé Mistre eut un bon sourire:
—Bien le bonjour, monsieur l’abbé.
—Bonjour, Balandran, bonjour! Mais, sartibois! te voilà chargé; c’est ta récolte que tu portes?
—Des pois, monsieur l’abbé, tout ce que j’ai eu! répondit Balandran d’un air piteux en faisant sonner ses quinze poignées de pois secs au fond du bissac de toile grise.
Mais l’abbé Mistre ne voulut pas voir la mine affligée du pauvre homme.
—La culture, c’est le diable, monsieur l’abbé; jamais on ne saura ce que j’ai enterré d’argent dans ce malheureux coin du plan d’Entrays!
—Ça te profitera, Balandran.
—Dieu vous entende, monsieur l’abbé!... Quand vous m’avez vendu la parcelle, je croyais cependant avoir bien établi mon compte: tant pour le premier payement, quelques écus pour défricher et mettre en état, les petits bénéfices de ma boutique, ce que j’épargnerais en café, en goûters d’auberge... et, tout calculé, je me voyais déjà le maître d’un joli bastidon, avec un bout de treille et un petit champ autour, où je pourrais aller, mon carnier me battant le dos, et un col de bouteille dépassant, crapauder un peu le dimanche.
—Païen de Balandran!
—Merci, monsieur l’abbé... Seulement, s’il faut tout vous dire, j’avais eu le tort de compter sur la récolte... La récolte n’arrive guère... Nous ne savons pas, nous autres artisans, faire suer la terre comme ceux de la Coste et des bas quartiers... Et, puisque voici l’échéance du quinze... si vous vouliez...
—Déjà six heures! s’écria l’abbé en regardant à sa montre que décorait une belle clef en variolithe; déjà six heures, adieu, Balandran!
—Monsieur l’abbé!...
—Adieu, Balandran, et bon courage!
Et monsieur l’abbé, d’un pas alerte, malgré les cailloux ronds et la montée, repartit vers le château d’Entrays dont on apercevait le colombier. Balandran, lui, tourna du côté de Canteperdrix, furieux, harassé quoiqu’il ne portât pas grand’chose, et grommelant entre ses dents:—Bon courage! c’est facile à dire; le tonnerre l’enlève avec son bon courage!
II
BALANDRAN RENCONTRE UN VIEUX QUI LAVE SES GUÊTRES
Sur le chemin qui coupe en biais la tranche quasi perpendiculaire du plateau d’Entrays, à mi-hauteur, dans un fouillis de buis et de chêneaux, une grande source sort des roches. Un âne buvait à cette source, et un vieux paysan sec et tanné, que le temps avait fait couleur de terre, y lavait ses guêtres soigneusement.
—C’était donc vous, père Antiq?
—Ah! te voilà, Balandran, gros propriétaire! fit le vieux avec l’accent railleur, mais railleur sans malice, qui est la façon de parler ordinaire aux vrais paysans provençaux. Et que te disait le curé? Sans doute M. Blasy est prêt à vendre, et tu retenais le château.
—Père Antiq, père Antiq, ne vous moquez pas du pauvre monde!
—De toi, Balandran? J’aurais tort, tu es un brave homme, reprit le père Antiq en tordant ses guêtres, puis les étendant sur le bât de l’âne pour qu’elles séchassent en chemin; seulement, vois-tu, j’ai une idée... arri! bourriquet, arri! qu’il se fait tard... j’ai une idée: C’est qu’à vous autres artisans, la terre ne vaut rien, et qu’avant peu ton bastidon finira par te manger ta boutique.
—Le fait est, père Antiq, que dans ce maudit carré de terre j’ai enterré déjà force beaux écus.
—Ce n’est que demi-mal, si la terre te reste.
—Si elle me reste, père Antiq?
—Balandran! je vais te dire: Eh bien, sais-tu pour qui tu travailles? Tu travailles pour l’abbé Mistre. Tu n’es pas le seul, console-toi. Mais cela nous fait rire, nous autres paysans, quand il se promène là-haut, canne à la main, dans les parcelles. Je le regardais, hier; il ne s’est arrêté, le saint homme! ni à mon champ, ni à celui de Mayenc, ni à celui de Figuière. C’est à nous, ça! bien payé; l’abbé Mistre n’a rien à y voir. Toi, Balandran, ton affaire est autre. Tu dois, Balandran, tu dois! Le champ que tu travailles n’est pas tien. Fonds tes écus, saigne-toi et peine. Coupe les buis, abats les chênes, attaque les rochers avec la poudre, défonce le sol à six empans. Fais des fourneaux, brûle le gramen qui, la peste! toujours repousse; hardi! arrache les grosses pierres, construis-en des murs, retourne-toi les ongles; passe la terre et la repasse, rends-la fine comme sable, et que pas un caillou ne reste dans cet Ermas qui d’abord n’était qu’un caillou. Monsieur Mistre est là qui te surveille:—Courage! Balandran, courage! Encore six mois, encore un an; puis, une fois la terre peignée, la vigne plantée, je viendrai, moi l’abbé, te faire souvenir que tu dois encore. Le notaire qui t’a prêté l’argent,—car tu emprunteras, Balandran,—le notaire (un ami de l’abbé) te réclamera d’un coup toutes les créances: capital, intérêts, papier timbré, le diable et son train! Comment payer? Ruiné, perdu, tu ne le pourras. Trop heureux alors si l’abbé, qui est charitable, consent à des arrangements, fait l’appoint de ce que tu dois, et veut bien reprendre, à prix de vente, sa cigalière dont tu auras fait un jardin.
Balandran marchait tête basse, comprenant, hélas! toute la justesse des calculs sarcastiques du vieux paysan. Pourtant, arrivé au pied du rocher, devant la porte gothique de la ville, au moment de quitter le père Antiq, une espérance subite lui vint. La nuit tombante l’encourageait:
—Père Antiq, fit-il d’une voix étranglée par l’angoisse, vous avez raison, je suis un homme perdu, l’abbé ne m’épargnera point... Et tenez, dans trois jours, c’est 300 francs qu’il faut que je paye... Vous me connaissez, conseillez-moi, je trouverais des garanties...
Le père Antiq, le devinant, lui dit qu’en toute autre circonstance il aurait pu, quoique peu riche, faire cela pour le fils d’un ami: mais les amandes n’avaient pas donné, le blé se vendait pour rien; d’ailleurs, Cadet grandissant, il devenait prudent, nécessaire, de se réserver quelques écus pour le jour—et ce jour ne pouvait tarder—où le château d’Entrays mis en vente, il faudrait acquérir à l’intention de ce Cadet, gaillard comme père et mère, et qui ne savait que faire de ses bras, n’importe quoi, un coin de terre.
Cela dit, le père Antiq fit tourner l’âne et s’engagea sous la voûte noire qui conduit dans les bas quartiers.
III
LA MAISON DU RIOU EST EN JOIE
Laissons l’infortuné Balandran rêver de protêts et de saisies sur son oreiller qu’une salutaire terreur rembourre de papiers timbrés, et suivons le père Antiq s’en allant, joyeux et le dos cassé, à travers les passages sombres, les couverts et les ruelles en escalier qui constituent le quartier bas, le quartier agricole de la ville.
C’est l’heure tranquille où, tout travail fini, et quelques instants de jour clair restant encore, une fois l’âne et la chèvre rentrés, le bissac vidé, la pioche pendue, les paysans, assis au grand air devant la porte, sur les marches du petit perron, attendent la soupe que leur femme prépare et se taillent le pain avec lenteur.
—A diousias! père Antiq... Vous rentrez bien de vespres, père Antiq?
Et le père Antiq, tout en poussant son âne, répondait: Bonsoir, un tel.... bonsoir, une telle.... mais sa pensée n’en trottait pas moins.
Le père Antiq, tandis qu’il lavait ses guêtres, avait vu l’abbé Mistre monter le raidillon. Il ne lui avait rien dit, n’aimant pas les prêtres. Pourtant il avait remarqué son air particulièrement empressé, le grand rouleau de papier qu’il portait sous le bras; et, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ces choses.
—Monsieur Blasy, le propriétaire du château d’Entrays, serait-il ruiné? Et l’abbé Mistre, comme il a fait pour tant d’autres, va-t-il l’exécuter, et mettre le Tor le plus haut en parcelles?... A cette idée, le vieux paysan salivait, et songeant à ses deux sacs d’écus en réserve, aux beaux terrains qu’on morcellerait, il choisissait d’avance et ne se sentait pas d’aise.
Puis, réfléchissant, il se disait que cela était impossible. M. Blasy évidemment se trouvait dans de mauvais draps. La mise en vente de quelques terres, son intimité avec l’abbé Mistre, tout l’indiquait. De plus, maints regards échangés entre le prêtre marchand de biens et maître Chabre, le notaire, n’avaient pas échappé à cet œil aiguisé de paysan. Mais, d’autre part, le père Antiq savait bien, il le savait! que l’abbé Mistre jouait double jeu dans cette affaire; il savait (ayant surpris un mot de cela, certain soir qu’il taillait des arbres) que ce n’était pas précisément la ruine du brave Blasy qu’on cherchait. Il y avait autre chose dans le plan de l’abbé, une sacrée idée de mariage, soupçonnée du seul père Antiq, qui pouvait au dernier moment arranger tout, empêcher la vente. Le père Antiq, d’ailleurs, n’en avait jamais rien dit à personne, si ce n’est à Cadet, son fils, la nuit de Noël, après avoir bu un doigt de vin cuit.
Aussi avait-il en fin de compte l’air de méchante humeur, le père Antiq, lorsque arrivé rue du Riou, il tira le loquet de sa porte, flanquée, comme contrefort, de deux très-gros tas de fumier.
—Ho! Cadet! Cadet! cria-t-il en posant dans un coin son bissac et sa pioche. Mais Cadet ne répondit pas.
Ce Cadet-là était un gaillard de quatorze ans, fort comme à seize, et qui, depuis la mort de sa mère, gouvernait tout dans le ménage.
—Cadet trempe la soupe, il ne m’aura pas entendu, pensa le père Antiq en attachant l’âne à la crèche.
Mais soudain l’âne se mit à braire, étonné. L’âne broyait le foin à pleine mâchoire dans cette maigre crèche dont il avait si souvent, après des repas moins splendides, rongé le bois pour son dessert.
—Encore un tour de Cadet, Cadet devient fou! murmura le père Antiq; et soigneusement il enleva la pitance de sous le bec du pauvre âne décontenancé.
Un bée joyeux se fit entendre. Le père Antiq leva la tête et vit sur un amas de fagots la chèvre perchée, broutant à même les feuilles sèches, et prête à dévorer en moins d’une heure sa provision de tout l’hiver.
Le père Antiq jura et rattacha la chèvre à distance.
Mais quoi! dans la loge à cochon, loge sans toit, bâtie sous l’escalier, des bruits singuliers s’entendaient. Se haussant par-dessus le mur bas, le père Antiq vit son goret qui, plongé dans l’auge, travaillait du groin, et reniflait, et triturait goulûment les plus belles pommes de terre de la récolte.
Cette fois le père Antiq n’y tint plus; il se précipita par l’escalier tournant et noir qui s’ouvre en un coin de l’étable:
—Ah! Cadet..... Ah! tron dé Diou! criait-il.
Dans la chambre, il vit table mise, nappe blanche et service de vieux Moustier. Un feu clair brillait, et Cadet, assis sur un escabeau, d’une main tournait la broche, tandis que de l’autre il arrosait un poulet en train de roussir.
—Asseyez-vous, père, le dîner va être cuit! dit Cadet.
Mais, voyant une grande colère briller dans les yeux du vieillard, philosophiquement il ajouta:
—Père, ne vous fâchez point, c’est Estève qui paye la fête!
IV
LE ROMAN D’ESTÈVE
Estève, neveu du vieil Antiq et, dès l’enfance, orphelin de père et de mère, était peintre, quoique né de paysans. Sa vocation se déclara dès le collége: chez nous, les gens des bas quartiers, pour peu qu’ils soient aisés, envoient volontiers leurs enfants apprendre un an ou deux, sans but déterminé, quelques bribes de latin combinées avec quelques notions d’arpentage.
Sorti du collége, un dessin d’Estève, représentant je ne sais quel pauvre diable mendiant et fou, du nom de l’Amitié, avait mis tout Canteperdrix en rumeur. Le capitaine du génie, charmé, voulut employer le jeune artiste dans ses bureaux de la citadelle. Puis, s’étant pris d’affection pour lui, il décida le père Antiq. Le père Antiq déroula la grande bourse en toile, et le neveu partit étudier la peinture aux écoles d’Aix.
Logé chez un cousin aubergiste à la Bourgade, Estève ne coûtait pas davantage que s’il eût été apprenti; et le vieil Antiq, qui pour rien au monde n’aurait consenti à faire du fils de sa sœur un curé, un droits-réunis ou un poëte, le vieil Antiq, épris avant tout de travail et de réalité, l’avait vu sans trop de déplaisir entreprendre un métier, quasi manuel à son idée.
Car, tout en ayant pour les œuvres d’Estève un respect instinctif et comme une admiration vague, le rude vieillard ne distinguait guère ce qui pouvait séparer son art de l’art ingénieux du peintre-vitrier. Et tandis que le neveu, dans la bonne ville du roi René, partageait son temps entre ses travaux de jour à l’école de dessin et les traditionnelles battues au chat menées la nuit, avec cors et flambeaux, en compagnie d’étudiants, à travers les rues herbeuses; l’oncle, tout en passant son champ, tout en binant sa vigne, voyait dans un rêve, sur la grande place, une belle boutique, peinturlurée de losanges aux vives couleurs, et debout en haut d’une double échelle, Estève qui peindrait, au milieu de la stupéfaction générale, des attributs et des enseignes comme Canteperdrix n’en aurait jamais vu.
Estève avait laissé son oncle croire ce qu’il voulait, et continuait tranquillement ses peintures, à Marseille l’hiver, et, dans la belle saison, à Canteperdrix, où il s’était installé un atelier dans le grenier même de l’oncle. Les tableaux d’Estève, nets, heurtés; ses aquarelles claires: paysages méditerrannées blancs et bleus, graviers de la Durance aveuglants sous le soleil et piqués de quelques touffes d’osiers maigres et de tamaris, landes de galets rouges, torrents roulant dans les rochers gris, Estève peignait tout cela, et tout cela, ma foi! se vendait. Le cercle des Beaux-Arts poussait Estève; une compagnie maritime lui avait confié la décoration d’un paquebot. Bref, Estève gagnait sa vie, et l’oncle étonné d’abord, mais voyant que l’argent tombait, finit par prendre son parti de ce métier bizarre auquel il ne comprenait rien.
—Parfaitement! c’est moi qui paye la fête, s’écriait le peintre en remontant de la cave. Il avait des araignées au chapeau, et dans chaque main une vieille bouteille.
—Les bêtes mangent, régalons-nous! Je veux que ce soir toute la maison soit en joie.
Et pourquoi Estève voulait-il que toute la maison fût en joie, pourquoi avait-il lâché la chèvre, prodigué les pommes au cochon, le foin à l’âne, et mis l’étable sens dessus dessous?
Estève allait se marier.
—Avec qui?
—Avec mademoiselle Jeanne, la propre fille de monsieur Blasy, propriétaire du château d’Entrays.
—Tu es fou, garçon! Oui, pour sûr, la tête t’aura viré, murmurait le père Antiq, plissant avec incrédulité son petit œil clair qu’illuminait pourtant l’espérance. Epouser mademoiselle Blasy! Toi, un fils de paysan? Mais elle a refusé des percepteurs, des notaires! Puis, regarde un peu ta tournure: cette veste de velours, ces guêtres! Et le père Antiq, pour la première fois de sa vie remarquait, non sans amertume, le débraillé pittoresque de son cher neveu.
C’est qu’en effet le mariage d’Estève, se faisant, changeait bien des choses. L’abbé Mistre alors rompait avec M. Blasy, le traquait pour ses hypothèques, et le château d’Entrays se vendait.
Or voici l’histoire qu’Estève raconta. Elle est simple. Roulant la campagne avec son attirail de peintre, souvent il avait rencontré M. Blasy, marcheur intrépide et grand chasseur. On se lia. Estève fut présenté au château et vit mademoiselle Jeanne. Estève et Jeanne, naturellement, s’aimèrent. Et comme Estève, depuis trois mois, hésitait toujours à faire sa demande; comme mademoiselle Jeanne, sous un air d’apparente douceur, cachait une réelle énergie, il avait été décidé entre les deux amoureux que, pour en finir, mademoiselle Jeanne, le soir même, devait, au nom du trop timide Estève, demander sa propre main à son propre père.
—Quelle brave fille, cette mademoiselle Jeanne! disait le vieil Antiq; vive comme l’eau, et franche, et point fière! Le père fera ce qu’elle voudra. Brave homme aussi, ce M. Blasy! Un peu imaginaire, par exemple, avec ses sarcleuses, ses faucheuses, et ne s’entendant guère à la conduite des biens; mais brave homme! Ce n’est pas lui qui, comme tant d’autres beaux messieurs, passerait à côté de vous sans rien dire! Au contraire:—Eh bien! père Antiq, ça se fait-il?—Un peu dur, monsieur Blasy: la terre n’a pas son sang.—Il nous faudrait quelques gouttes de pluie.
Et le père Antiq riait et buvait, s’exaltant.
Mais Estève ne l’entendait plus. Son rêve était à Entrays. Il voyait le petit château à tournure rustique et féodale, les granges, la cour, le colombier. Il entendait dans son bassin de pierre froide, la fontaine claire chanter. Il pensait à Jeanne.
—Allons, les enfants, à la couche! dit tout à coup le vieux, en décrochant du mur le calen huileux, de forme romaine.
Éveillé subitement, Estève se mit à la fenêtre et regarda. La rue était déserte. Portes closes, point de lumières, et pour tout bruit l’appel mélancolique du crieur d’eau qui, soufflant dans une coquille marine percée par le bout, s’en allait à travers les quartiers paysans annoncer l’heure des arrosages.
V
LE CHATEAU D’ENTRAYS, LE PLAN, LE TOR.
Entrays, le tor, deux mots qu’il faudrait expliquer. Car, si les Français connaissent de leur langue ce qu’on peut en apprendre dans les livres, il en est une non moins belle que, malheureusement, ils ignorent, ou que plutôt ils ont désapprise. C’est la langue terrienne et cadastrale, celle des champs et des aïeux, laquelle, d’un mot spécial, note tous les accidents de terrain, tous les détails du sol, tous les aspects de la patrie et qui, une fois bien connue, dispenserait d’inutiles descriptions les auteurs de récits rustiques.
Charles Nodier, vers 1840, enseignait à l’Académie quelle espèce de vallée est une combe. Alpin au lieu d’être du Jura, il nous eût dit ce que signifie entrays, ce qu’est un tor, ce qu’est un plan, et pourquoi il ne faut pas confondre l’un et l’autre.
Aucun paysan ne s’y trompe: Entrays (inter aquas) est forcément une pointe de terre entre deux cours d’eau. Un plan est une plaine surélevée dominant vallées et rivières. Tel le plan d’Entrays dont nous parlons, situé à cent mètres au-dessus des limons de Buëch et des graviers blancs de la Durance. On appelle tor un plateau moindre accoté au plan comme un palier d’escalier le serait à une terrasse, et quand il y a, sur le flanc de la vallée, plusieurs de ces gigantesques paliers, ils se distinguent par la dénomination de Tor-le-plus-haut, Tor-du-milieu, et Tor-le-plus-bas.
Entrays, au-dessous de son plan, n’a que deux tors.
Sans être de grands savants, nos paysans de Canteperdrix ont peut-être trouvé l’explication géologique de ce plan d’Entrays et des deux tors qu’il domine.
Est-ce pure ingéniosité ou souvenir de quelque tradition lointaine? Mais tous les paysans de Canteperdrix vous raconteront qu’autrefois un lac immense, barré par le roc de la Baume et celui de Champ-Brancon alors soudés, et dans lequel se perdaient les deux rivières, couvrait tout le pays, par-dessus Entrays, au nord de la ville. Puis un jour, sous le poids, le barrage avait cédé. Une brèche s’était ouverte, et les eaux se précipitant, l’immense déversoir s’abaissant, le niveau du lac s’était abaissé aussi, laissant à découvert une première plaine. Des siècles plus tard, nouvelle brèche: une seconde plaine apparaissait, le Tor-le-plus-haut, cette fois; puis le Tor-le-plus-bas; jusqu’à ce que, dans une dernière convulsion, la vallée tout entière eût pris sa forme actuelle.
Et le fait est qu’il serait difficile d’expliquer par une autre hypothèse la formation de ces trois plateaux échelonnés, leurs surfaces mathématiquement horizontales et parallèles, la coupe strictement perpendiculaire de leurs flancs taillés droit comme d’immenses murs, et la quantité de galets roulés, pareils à ceux de la Durance, que l’on y rencontre partout.
De temps immémorial, la vallée et le plus bas Tor appartenaient aux paysans de Canteperdrix: champ étroit pour leurs bras, et qui, à les nourrir, suffisait à peine. Aussi regardaient-ils d’un œil d’envie le Tor-le-plus-haut et le Plan.
Avant 89, Entrays, plan et tor, était fief, avec droit de colombier et de garenne, ainsi que le témoignent encore quelques trous à lapins entre quelques maigres touffes de lavande, et une construction ayant apparence de tour, plantée en avant du château, sur la pointe extrême du promontoire, tour que l’on prendrait pour un donjon féodal, vu son site escarpé et sa mine bourrue, sans la triple ceinture de briques jaunes vivement vernissées, qui l’enserrent à mi-hauteur et furent placées là évidemment pour garantir les pigeons seigneuriaux des escalades de la fouine.
Vendu comme bien national en 94, et acheté par un riche bourgeois, le Tor d’Entrays n’avait pas changé de destin en changeant de propriétaire. Le domaine, trop vaste, restait peu ou point cultivé. Il aurait fallu des mille et des mille écus pour le mettre en état. Parfois le grand-père de M. Blasy, parfois son père y avaient songé; mais, les premiers arbres coupés, les premiers tombereaux de cailloux enlevés, ils s’étaient bien vite arrêtés devant la dépense. Les paysans de Canteperdrix soupiraient, voyant tant de bonne terre perdue.
—Ah! si c’était nôtre! disaient-ils.
Mais quelle joie quand les maîtres d’Entrays, un peu gênés, se décidaient à vendre un coin de leur bien, quand les petites affiches blanches: Étude de maitre Beinet, Vente par licitation, annonçaient la grande nouvelle. Alors, partout dans Canteperdrix, de la Coste à Bourg-Reynaud, au Riou, rue Chapusie, à la Pousterle, chacun par avance choisissait une parcelle selon son cœur, et ces soirs-là, dans les vieux quartiers, vous auriez pu voir bien des calens briller à travers les étroits carreaux passé l’heure; vous auriez pu entendre, quand tout le monde était censé endormi, les tiroirs s’ouvrir discrètement et les écus sonner sur la planche en noyer des familiales tables-fermées.
Ces mises en parcelles de gros domaines deviennent plus communes chaque jour. Les anciens tenanciers, avocats, médecins, notaires, après s’être longtemps entêtés à garder des terres qui les ruinent, ont fini par se fatiguer; et le moment n’est pas loin où tout Canteperdrix appartiendra aux paysans. Nos paysans savent cela et ne se gênent guère pour déclarer que la terre doit être à qui la travaille.
Sur la grand’place, l’été, à l’ombre des ormes; au soleil, l’hiver, le long des remparts; et, quand il pleut, dans le vestibule de la maison commune, les gens de Canteperdrix ont coutume de s’assembler, passé midi, tous les dimanches. Ils causent du temps, des récoltes. C’est là que s’adressent les propriétaires qui ont des travailleurs ruraux à louer. Grève inconsciente, mais d’autant plus terrible, et continuée depuis des siècles.
Sur un terroir en pente, rebelle à la charrue, où les bras font tout, le triomphe tôt ou tard devait rester aux bras. Il n’y a plus que les vieux et les très-vieux qui se souviennent du temps où le paysan se louait quinze sous par jour. C’était le paradis des propriétaires. On les saluait de loin et très-bas. Chaque matin, l’homme de confiance, le canier, debout devant la grande table, remplissant les fiasques de piquette aigrie, et, plongeant une fois pour chacun la cuiller de bois dans le pot plein de fromage fermenté:—Toi, Peyre, va-t’en à Toutes-Aures ensemencer les luzernes; toi, Jaume, à Pérésous, aux Aygatières...
Quinze sous par jour! Aussi, mes amis, quelle vie! Le soir, au retour des champs, quand toutes les cheminées fument, ce n’était pas une fumée bien grasse qui montait sur les bas quartiers de Canteperdrix.
Par bonheur, les paysans, de père en fils, avaient conservé chacun leur lopin de terre; et ce lopin de terre, si maigre qu’il fût, les affranchit.—«Ayant fait vivre nos vieux, lui dirent-ils, tu nous feras vivre!» Ils se renfermèrent en lui, et se mirent à l’aimer d’un grand amour.
Tout en travaillant chez les autres, c’est à sa terre que le paysan songeait. La journée finie, s’il était dans le quartier, ses bras se retrouvaient pour lui donner, à cette chère terre, quelques coups de pioche. On vit des enragés qui travaillaient ainsi, de nuit, à la lune. Le dimanche, jusqu’à midi, pas un n’y manquait. Au bout de l’année, tout le monde avait vécu; du foin dans le grenier, du vin à la cave, autour de la chambre des sacs de blé en procession, et les pièces de quinze sous des propriétaires restaient intactes. Les propriétaires pouvaient venir maintenant:—C’est vingt sous qu’il nous faut, sans quoi nous travaillons pour nous autres. Puis vingt-cinq sous, puis trente sous, puis quarante avec une bouteille de bon vin en plus.
Voilà comment les paysans s’enrichirent, comment les propriétaires se ruinèrent, et pourquoi les paysans s’achètent du bien avec l’argent des propriétaires.
VI
LES PETITS PAPIERS DE L’ABBÉ MISTRE
A six heures du matin, au petit jour, Cadet et le père Antiq étaient depuis longtemps partis, mais notre peintre dormait encore. L’infortuné Balandran cognant à la porte, l’éveilla.
—Excusez, monsieur Estève, c’était pour dire à votre oncle que mademoiselle Blasy se marie...
—Parbleu! fit l’artiste, je le sais bien.
—... Avec M. Anténor.
—Anténor! Qui ça Anténor?
—Anténor, vous savez, le neveu de l’abbé Mistre.
Et Balandran, tandis qu’Estève s’habillait, raconta comme quoi M. l’abbé, traversant la ville sur sa mule, avait partout annoncé la chose. C’était résolu, conclu, fait! Tellement que l’abbé se trouvant, à cause de ce mariage, forcé de réaliser ses fonds, le traquait, lui Balandran, et avait juré, le matin même, d’être inexorable. Mais Balandran comptait sur le père Antiq, son vieil ami, lequel, d’ailleurs, le Tor d’Entrays ne se vendant pas, n’avait plus de raisons pour refuser...
Hélas! Balandran en était encore à la moitié de son histoire, que déjà Estève avait dégringolé l’escalier, et filait à grands pas dans la rue, heurtant les groupes matinaux des paysans, et prêtant à rire aux commères, qui, sur le pas des portes, du haut des perrons, quelques-unes d’une fenêtre à l’autre, s’entretenaient de l’événement.
Estève ne voyait ni paysans ni commères, et, sorti de la ville, le portail Saint-Jaume dépassé, il ne remarqua pas davantage, quoique peintre, combien le paysage à l’aurore était beau. Le soleil pointait au-dessus des roches, et colorait d’un reflet rose les buis humides, les hièbles frissonnants, et les étendues de lavande. L’air sentait bon. Les deux rivières, comme réveillées, précipitaient leurs flots plus joyeusement. Là-haut, sur le toit du colombier d’Entrays, unique et clair, un rayon brillait.
Bien des fois, sur ses toiles, Estève avait essayé d’exprimer ces choses inexprimables. Bien des fois, n’ayant que des couleurs pour rendre la nature, et ne pouvant traduire ni ses parfums ni ses voix, il lui était arrivé, en face de pareils spectacles, de se décourager, de maudire son art. Il n’y songea point, certes, ce matin. Ce matin-là, sur la nature planait une longue et mystérieuse silhouette: la silhouette d’Anténor; et le frisson des bois, le bruit des rivières, cris d’oiseaux réveillés et battement lointain des moulins et des meules, tout, le long du chemin, semblait prendre une joie malicieuse à répéter sans cesse:—Anténor! Anténor!
Balandran n’avait pas menti; M. Anténor devait réellement épouser mademoiselle Jeanne.
La veille, tandis qu’on festoyait dans la maisonnette du père Antiq, l’abbé Mistre, s’étant invité, dînait à la table de M. Blasy. Repas maussade s’il en fut! Mademoiselle Jeanne, qui, pour sa grande demande en mariage, avait compté sur le tête-à-tête du dessert, s’impatientait et boudait. M. Blasy semblait à la gêne. L’abbé Mistre, préoccupé, demeurait rêveur entre deux plats, oubliant parfois de se verser à boire. Le café servi, mademoiselle Jeanne prétexta d’une migraine légère et se retira.
Alors l’abbé Mistre avait sorti des profondeurs de sa soutane les inévitables papiers d’affaires, puis les déposant sur la table, s’était mis, onctueux et discret, à dérouler des plans, à étaler des chiffres.
Depuis longtemps la situation était grave; mais cette fois, il n’y avait pas à dire, M. Blasy se trouvait ruiné, irrémédiablement ruiné. Deux ans auparavant, tout aurait pu s’arranger encore, à la condition que M. Blasy suivît les conseils désintéressés de l’abbé Mistre: diminuer ses dépenses, se retirer à la ville, installer à sa place un brave fermier avec sa famille de travailleurs; associer le travail des autres à son capital, se fier à leur probité pour l’égal partage des récoltes, courber en un mot sa tête de propriétaire foncier sous les fourches caudines du métayage, telle eût été la solution logique, pratique. M. Blasy n’avait pas voulu écouter. Maintenant il était trop tard.
Ce bon monsieur Blasy croyait sincèrement s’être rendu fort utile à son pays, pour quelques conseils d’agronomie transcendante jetés aux paysans railleurs, par-dessus la haie, en passant. Il regardait comme un point d’honneur, un devoir même, de tenir jusqu’au bout son rôle de gentilhomme agriculteur et chasseur. Quoi! ne plus courir le pays la carnassière au dos et le Lefaucheux sur l’épaule! ne plus faire feu de ses souliers ferrés dans les cailloux roulants des pentes? ne plus présider de comices! ne plus acclimater des poules étranges, ne plus exposer des coqs hérissés et bizarres! ne plus décacheter, au cercle, d’un doigt brusque et d’un geste imposant, le Journal des chasseurs ou bien la Revue agricole de la zone de l’olivier!
C’est à ce jeu que le bon M. Blasy, sans trop s’en douter, avait vu s’écouler sa fortune. Quelques besoins d’argent immédiatement satisfaits, grâce à l’obligeante intervention de l’abbé Mistre; de petits emprunts, puis de gros, les terres peu à peu hypothéquées, tout cela mené sans bruit, avec une discrétion ecclésiastique et notariale; et maintenant c’était la vente, Entrays dépecé bribe à bribe par la fourmilière des paysans.
Il le fallait! L’abbé Mistre n’était point riche. Ne devait-il pas compte du peu qu’il possédait aux pauvres et à son neveu? D’ailleurs, pour rendre ces petits services, plus d’une fois il avait emprunté lui-même. Les créanciers ne voulaient plus attendre...
Et l’abbé Mistre tripotait ses petits papiers, suivant les additions du doigt, calant avec le carafon de cognac et les demi-tasses, les coins de son plan toujours prêt à se recroqueviller; tandis que, perdu dans d’amères réflexions, le pauvre M. Blasy regardait machinalement, sur le mur de la salle à manger, entre une perdrix blanche et un lièvre noir,—coups de fusil rares!—le grand-duc empaillé qui ouvrait dans l’ombre ses yeux d’or.
VII
MADEMOISELLE JEANNE ACCEPTERA
Les gens qui habitent dans le voisinage d’une fontaine, accoutumés au bruit de l’eau, s’éveillent si, la nuit, elle cesse de couler. Tel M. Blasy sortit de sa rêverie, en s’apercevant que depuis quelques minutes l’abbé Mistre ne parlait plus.
L’abbé Mistre songeait, une main sur les yeux. Puis brusquement il releva la tête:
—«On pouvait s’arranger encore. N’était-il pas là, lui l’abbé Mistre? N’aimait-il pas Entrays comme son propre bien et les Blasy comme lui-même? Ce qu’il voulait, c’était sauvegarder les intérêts d’Anténor. Mais Anténor allait sur ses vingt-sept ans, et mademoiselle Jeanne était accomplie. Pourquoi ne pas s’entendre par un mariage que la Providence indiquait? Le mariage sauvait tout et permettait de tout régler en famille. L’abbé ferait abandon des sommes personnellement prêtées; il désintéresserait les autres créanciers, vendrait au besoin sa petite ferme, et se retirerait à Entrays, auprès de cet excellent M. Blasy, entre Anténor et Jeanne.»
Pour conclusion: mariage ou vente! Le père Antiq avait deviné juste; l’abbé, en cette affaire, jouait double jeu.
La mise en parcelles d’un domaine comme Entrays constituait, dans tous les cas, une spéculation fort productive; et, quoique peu révolutionnaire de sa nature, l’abbé Mistre, homme de fait avant tout, n’avait jamais hésité à compléter l’œuvre de la révolution en détaillant très-cher aux paysans les biens nationaux détenus par la bourgeoisie.
D’autre part, sa position à Canteperdrix était, en somme, équivoque. Curé sans paroisse, au plus mal avec son évêque, et n’ayant gardé du prêtre que la soutane, il vivait seul à la campagne avec son petit-neveu et sa nièce, madame Ambroise, une forte brune, jadis belle. J’oubliais monsieur Ambroise, mari de la nièce, et père putatif du jeune Anténor. Mais c’était une sorte de paysan vêtu en bourgeois, ivrogne et résigné qui buvait et ne se montrait guère.
Toutes ces choses faisaient sourire; et les dames de la ville qui allaient volontiers, une fois par hasard, comme en passant, boire le lait chez les Mistre, ne les eussent pas, certes, reçus. L’abbé, soit! par respect pour sa soutane, mais point la nièce.
En s’alliant avec la famille Blasy, si respectée, l’abbé Mistre frappait un coup décisif. Il entrait, lui et les siens, dans la haute société (les villages ont leur haute société), par la grande porte. Soutenu désormais, il poussait Anténor dans la carrière des honneurs: maire, conseiller général, que sais-je encore? Lui-même devenait une puissance et, par avance, il se figurait le jour, jour de délicieuse vengeance ecclésiastique! où son évêque, qui depuis dix ans tenait rigueur, serait obligé de compter avec l’abbé Mistre.
A mesure que l’abbé Mistre parlait, il semblait à M. Blasy qu’on lui enlevât un grand poids de sur la poitrine. Plus d’affiches blanches, plus de ventes, plus de regards railleurs, plus d’hypocrites condoléances. Toutes ses craintes se dissipaient. Il voyait le mariage se faire, Entrays restauré, Jeanne heureuse... Jeanne! Dire que par sa faute à lui, un instant Jeanne s’était trouvée ruinée, réduite au triste état des filles pauvres de province.
—Monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, que du moins Jeanne ne se doute de rien!
Et, se versant du cognac coup sur coup, il pleurait et s’injuriait:—Ah! grand enfant! Ah! vieil imbécile!
Puis une idée lui vint: idée affreuse, qui le fit pâlir.
—Mais si ma fille... si Jeanne... ne voulait pas?...
—Mademoiselle Jeanne voudra!
—C’est que, voyez-vous, je connais Jeanne, fit le bonhomme subitement dégrisé et redevenu digne. Sachant nos affaires elle se sacrifierait, se marierait contre son gré, pour me sauver de la honte. Impossible!... Ecoutez, monsieur l’abbé, Jeanne ignore tout, se croit riche; si elle accepte, bien! Il n’y aura pas dans Canteperdrix père plus heureux que moi. Sinon, vous pouvez vendre. Jeanne restera pauvre, pauvre par ma faute, mais libre... Et que l’âme de sa mère me pardonne!
—Mademoiselle Jeanne acceptera, mon cher monsieur Blasy, dit l’abbé avec un regard fin.
Depuis un moment, il entendait comme un bruit furtif vers la porte; il savait que Jeanne écoutait.