La Jangada: Huit cent lieues sur l'Amazone
CHAPITRE DOUZIÈME FRAGOSO À L'OUVRAGE
«Braza», braise, est un mot que l'on trouve dans la langue espagnole dès le XIIe siècle. Il a servi à faire le mot «brazil» pour désigner certains bois qui fournissent une teinture rouge. De là le nom de Brésil donné à cette vaste étendue de l'Amérique du Sud que traverse la ligne équinoxiale, et dans laquelle ce bois se rencontre fréquemment. Il fut, d'ailleurs, et de très bonne heure, l'objet d'un commerce considérable avec les Normands. Bien qu'il s'appelle «ibirapitunga» au lieu de production, ce nom de «brazil» lui est resté, et il est devenu celui de ce pays, qui apparaît comme une immense braise, enflammée sous les rayons d'un soleil tropical.
Les Portugais l'occupèrent tout d'abord. Dès le commencement du XVIe siècle, prise de possession en fut faite par le pilote Alvarez Cabral. Si, plus tard, la France, la Hollande, s'y établirent partiellement, il est resté portugais, et possède toutes les qualités qui distinguent ce vaillant petit peuple. C'est maintenant l'un des plus grands États de l'Amérique méridionale, ayant à sa tête l'intelligent et artiste roi don Pedro.
«Quel est ton droit dans la tribu? demandait Montaigne à un Indien qu'il rencontrait au Havre.
C'est le droit de marcher le premier à la guerre!» répondit simplement l'Indien.
La guerre, on le sait, fut pendant longtemps le plus sûr et le plus rapide véhicule de la civilisation. Aussi, les Brésiliens firent-ils ce que faisait cet Indien: ils luttèrent, ils défendirent leur conquête, ils l'étendirent, et c'est au premier rang qu'on les voit marcher dans la voie de la civilisation.
Ce fut en 1824, seize ans après la fondation de l'empire Luso-Brésilien, que le Brésil proclama son indépendance par la voix de don Juan, que les armées françaises avaient chassé du Portugal.
Restait à régler la question de frontières entre le nouvel empire et le Pérou, son voisin.
La chose n'était pas facile.
Si le Brésil voulait s'étendre jusqu'au Rio-Napo, dans l'ouest, le Pérou, lui, prétendait s'élargir jusqu'au lac d'Ega, c'est-à-dire huit degrés plus à l'ouest.
Mais, entre temps, le Brésil dut intervenir pour empêcher l'enlèvement des Indiens de l'Amazone, enlèvement qui se faisait au profit des Missions hispano-brésiliennes. Il ne trouva pas de meilleur moyen pour enrayer cette sorte de traite que de fortifier l'île de la Ronde, un peu au-dessus de Tabatinga, et d'y établir un poste.
Ce fut une solution, et, depuis cette époque, la frontière des deux pays passe par le milieu de cette île.
Au-dessus, le fleuve est péruvien et se nomme Marafion, ainsi qu'il a été dit.
Au-dessous, il est brésilien et prend le nom de rivière des
Amazones.
Ce fut le 25 juin, au soir, que la jangada vint s'arrêter devant Tabatinga, la première ville brésilienne, située sur la rive gauche, à la naissance du rio dont elle porte le nom, et qui dépend de la paroisse de Saint-Paul, établie en aval sur la rive droite.
Joam Garral avait résolu de passer là trente-six heures, afin de donner quelque repos à son personnel. Le départ ne devait donc s'effectuer que le 27, dans la matinée.
Cette fois, Yaquita et ses enfants, moins menacés peut-être qu'à Iquitos de servir de pâture aux moustiques indigènes, avaient manifesté l'intention de descendre à terre et de visiter la bourgade.
On estime actuellement à quatre cents habitants, presque tous Indiens, la population de Tabatinga, en y comprenant, sans doute, ces nomades qui errent plutôt qu'ils ne se fixent sur les bords de l'Amazone et de ses petits affluents.
Le poste de l'île de la Ronde a été abandonné depuis quelques années et transporté à Tabatinga même. On peut donc dire que c'est une ville de garnison; mais, en somme, la garnison n'est composée que de neuf soldats, presque tous Indiens, et d'un sergent, qui est le véritable commandant de la place.
Une berge, haute d'une trentaine de pieds, dans laquelle sont taillées les marches d'un escalier peu solide, forme en cet endroit la courtine de l'esplanade qui porte le petit fortin. La demeure du commandant comprend deux chaumières disposées en équerre, et les soldats occupent un bâtiment oblong, élevé à cent pas de là au pied d'un grand arbre.
Cet ensemble de cabanes ressemblerait parfaitement à tous les villages ou hameaux, qui sont disséminés sur les rives du fleuve, si un mât de pavillon, empanaché des couleurs brésiliennes, ne s'élevait au-dessus d'une guérite, toujours veuve de sa sentinelle, et si quatre petits pierriers de bronze n'étaient là pour canonner au besoin toute embarcation qui n'avancerait pas à l'ordre.
Quant au village proprement dit, il est situé en contrebas, au-delà du plateau. Un chemin, qui n'est qu'un ravin ombragé de ficus et de miritis, y conduit en quelques minutes. Là, sur une falaise de limon à demi crevassée, s'élèvent une douzaine de maisons recouvertes de feuilles de palmier «boiassu», disposées autour d'une place centrale.
Tout cela n'est pas fort curieux, mais les environs de Tabatinga sont charmants, surtout à l'embouchure du Javary, qui est assez largement évasée pour contenir l'archipel des îles Aramasa. En cet endroit se groupent de beaux arbres, et, parmi eux, grand nombre de ces palmiers dont les souples fibres, employées à la fabrication des hamacs et des filets de pêche, font l'objet d'un certain commerce. En somme, ce lieu est un des plus pittoresques du Haut-Amazone.
Tabatinga, d'ailleurs, est destinée à devenir, avant peu, une station assez importante, et elle prendra, sans doute, un rapide développement. Là, en effet, devront s'arrêter les vapeurs brésiliens qui remonteront le fleuve, et les vapeurs péruviens qui le descendront. Là se fera l'échange des cargaisons et des passagers. Il n'en faudrait pas tant à un village anglais ou américain pour devenir, en quelques années, le centre d'un mouvement commercial des plus considérables.
Le fleuve est très beau en cette partie de son cours. Bien évidemment, l'effet des marées ordinaires ne se fait pas sentir à Tabatinga, qui est située à plus de six cents lieues de l'Atlantique. Mais il n'en est pas ainsi de la «pororoca», cette espèce de mascaret, qui, pendant trois jours, dans les grands flux de syzygies, gonfle les eaux de l'Amazone et les repousse avec une vitesse de dix-sept kilomètres à l'heure. On prétend, en effet, que ce raz de marée se propage jusqu'à la frontière brésilienne.
Le lendemain, 26 juin, avant le déjeuner, la famille Garral se prépara à débarquer, afin de visiter la ville.
Si Joam, Benito et Manoel avaient déjà mis le pied dans plus d'une cité de l'empire brésilien, il n'en était pas ainsi de Yaquita et de sa fille. Ce serait donc pour elles comme une prise de possession.
On conçoit donc que Yaquita et Minha dussent attacher quelque prix à cette visite.
Si, d'autre part, Fragoso, en sa qualité de barbier nomade, avait déjà couru les diverses provinces de l'Amérique centrale, Lina, elle, pas plus que sa jeune maîtresse, n'avait encore foulé le sol brésilien.
Mais, avant de quitter la jangada, Fragoso était venu trouver Joam
Garral, et il avait eu avec lui la conversation que voici:
«Monsieur Garral, lui dit-il, depuis le jour où vous m'avez reçu à la fazenda d'Iquitos, logé, vêtu, nourri, en un mot accueilli si hospitalièrement, je vous dois…
—Vous ne me devez absolument rien, mon ami, répondit Joam
Garral. Donc, n'insistez pas…
—Oh! rassurez-vous, s'écria Fragoso, je ne suis point en mesure de m'acquitter envers vous! J'ajoute que vous m'avez pris à bord de la jangada et procuré le moyen de descendre le fleuve. Mais nous voici maintenant sur la terre du Brésil, que, suivant toute probabilité, je ne devais plus revoir! Sans cette liane…
—C'est à Lina, à Lina seule, qu'il faut reporter votre reconnaissance, dit Joam Garral.
—Je le sais, répondit Fragoso, et jamais je n'oublierai ce que je lui dois, pas plus qu'à vous.
—On dirait, Fragoso, reprit Joam, que vous venez me faire vos adieux! Votre intention est-elle donc de rester à Tabatinga?
—En aucune façon, monsieur Garral, puisque vous m'avez permis de vous accompagner jusqu'à Bélem, où je pourrai, je l'espère du moins, reprendre mon ancien métier.
—Eh bien, alors, si telle est votre intention, que venez-vous me demander, mon ami?
—Je viens vous demander si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je l'exerce en route, ce métier. Il ne faut pas que ma main se rouille, et, d'ailleurs, quelques poignées de reis ne feraient pas mal au fond de ma poche, surtout si je les avais gagnés. Vous le savez, monsieur Garral, un barbier, qui est en même temps un peu coiffeur, je n'ose dire un peu médecin par respect pour monsieur Manoel, trouve toujours quelques clients dans ces villages du Haut-Amazone.
—Surtout parmi les Brésiliens, répondit Joam Garral, car pour les indigènes…
—Je vous demande pardon, répondit Fragoso, parmi les indigènes surtout! Ah! pas de barbe à faire, puisque la nature s'est montrée très avare de cette parure envers eux, mais toujours quelque chevelure à accommoder suivant la dernière mode! Ils aiment cela, ces sauvages, hommes on femmes! Je ne serai pas installé depuis dix minutes sur la place de Tabatinga, mon bilboquet à la main,— c'est le bilboquet qui les attire d'abord, et j'en joue fort agréablement—, qu'un cercle d'Indiens et d'Indiennes se sera formé autour de moi. On se dispute mes faveurs! Je resterais un mois ici, que toute la tribu des Ticunas se serait fait coiffer de mes mains! On ne tarderait pas à savoir que le «fer qui frise»,— c'est ainsi qu'ils me désignent—, est de retour dans les murs de Tabatinga! J'y ai passé déjà à deux reprises, et mes ciseaux et mon peigne ont fait merveille! Ah! par exemple, il n'y faudrait pas revenir trop souvent, sur le même marché! Mesdames les Indiennes ne se font pas coiffer tous les jours, comme nos élégantes des cités brésiliennes! Non! Quand c'est fait, en voilà pour un an, et, pendant un an, elles emploient tous leurs soins à ne pas compromettre l'édifice que j'ai élevé, avec quelque talent, j'ose le dire! Or, il y a bientôt un an que je ne suis venu à Tabatinga. Je vais donc trouver tous mes monuments en ruine, et, si cela ne vous contrarie pas, monsieur Garral, je voudrais me rendre une seconde fois digne de la réputation que j'ai acquise dans ce pays. Question de reis avant tout, et non d'amour-propre, croyez-le bien!
—Faites donc, mon ami, répondit Joam Garral en souriant, mais faites vite! Nous ne devons rester qu'un jour à Tabatinga, et nous en repartirons demain dès l'aube.
—Je ne perdrai pas une minute, répondit Fragoso. Le temps de prendre les ustensiles de ma profession, et je débarque!
—Allez! Fragoso, répondit Joam Garral. Puissent les reis pleuvoir dans votre poche!
Oui, et c'est là une bienfaisante pluie qui n'a jamais tombé à verse sur votre dévoué serviteur!»
Cela dit, Fragoso s'en alla rapidement.
Un instant après, la famille, moins Joam Garral, prit terre. La jangada avait pu s'approcher assez près de la berge pour que le débarquement se fît sans peine. Un escalier en assez mauvais état, taillé dans la falaise, permit aux visiteurs d'arriver à la crête du plateau.
Yaquita et les siens furent reçus par le commandant du fort, un pauvre diable, qui connaissait cependant les lois de l'hospitalité, et leur offrit de déjeuner dans son habitation. Çà et là allaient et venaient les quelques soldats du poste, tandis que, sur le seuil de la caserne, apparaissaient, avec leurs femmes, qui sont de sang ticuna, quelques enfants, assez médiocres produits de ce mélange de race.
Au lieu d'accepter le déjeuner du sergent, Yaquita offrit au contraire au commandant et à sa femme de venir partager le sien à bord de la jangada.
Le commandant ne se le fit pas dire deux fois, et rendez-vous fut pris pour onze heures.
En attendant, Yaquita, sa fille et la jeune mulâtresse, accompagnées de Manoel, allèrent se promener aux environs du poste, laissant Benito se mettre en règle avec le commandant pour l'acquittement des droits de passage, car ce sergent était à la fois chef de la douane et chef militaire.
Puis, cela fait, Benito, lui, suivant son habitude, devait aller chasser dans les futaies voisines. Cette fois, Manoel s'était refusé à le suivre.
Cependant, Fragoso, de son côté, avait quitté la jangada; mais, au lieu de monter au poste, il se dirigea vers le village, en prenant à travers le ravin qui s'ouvrait sur la droite, au niveau de la berge. Il comptait plus, avec raison, sur la clientèle indigène de Tabatinga que sur celle de la garnison. Sans doute, les femmes des soldats n'auraient pas mieux demandé que de se remettre en ses habiles mains; mais les maris ne se souciaient guère de dépenser quelques reis pour satisfaire les fantaisies de leurs coquettes moitiés.
Chez les indigènes, il en devait être tout autrement. Époux et épouses, le joyeux barbier le savait bien, lui feraient le meilleur accueil.
Voilà donc Fragoso en route, remontant le chemin ombragé de beaux ficus, et arrivant au quartier central de Tabatinga.
Dès son arrivée sur la place, le célèbre coiffeur fut signalé, reconnu, entouré.
Fragoso n'avait ni grosse caisse, ni tambour, ni cornet à piston, pour attirer les clients, pas même de voiture à cuivres brillants, à lanternes resplendissantes, à panneaux ornés de glaces, ni de parasol gigantesque, ni rien qui pût provoquer l'empressement du public, ainsi que cela se fait dans les foires! Non! mais Fragoso avait son bilboquet, et, comme ce bilboquet jouait entre ses doigts! Avec quelle adresse il recevait la tête de tortue, qui servait de boule, sur la pointe effilée du manche! Avec quelle grâce il faisait décrire à cette boule cette courbe savante, dont les mathématiciens n'ont peut-être pas encore calculé la valeur, eux qui ont déterminé, cependant, la fameuse courbe «du chien qui suit son maître!»
Tous les indigènes étaient là, hommes, femmes, vieillards, enfants, dans leur costume un peu primitif, regardant de tous leurs yeux, écoutant de toutes leurs oreilles. L'aimable opérateur, moitié en portugais, moitié en langue ticuna, leur débitait son boniment habituel sur le ton de la plus joyeuse humeur.
Ce qu'il leur disait, c'était ce que disent tous ces charlatans qui mettent leurs services à la disposition du public, qu'ils soient Figaros espagnols ou perruquiers français. Au fond, même aplomb, même connaissance des faiblesses humaines, même genre de plaisanteries ressassées, même dextérité amusante, et de la part de ces indigènes, même ébahissement, même curiosité, même crédulité que chez les badauds du monde civilisé.
Il s'ensuivit donc que, dix minutes plus tard, le public était allumé et se pressait près de Fragoso installé dans une «loja» de la place, sorte de boutique servant de cabaret.
Cette loja appartenait à un Brésilien domicilié à Tabatinga. Là, pour quelques vatems, qui sont les sols du pays et valent vingt reis[9], les indigènes peuvent se procurer les boissons du cru, et en particulier l'assaï. C'est une liqueur moitié solide, moitié liquide, faite avec les fruits d'un palmier, et elle se boit dans un «couï», ou demi-calebasse, dont on fait un usage général en ce bassin de l'Amazone.
Et alors, hommes et femmes,—ceux-là avec non moins d'empressement que celles-ci—, de prendre place sur l'escabeau du barbier. Les ciseaux de Fragoso allaient chômer sans doute, puisqu'il n'était pas question de tailler ces opulentes chevelures, presque toutes remarquables par leur finesse et leur qualité; mais quel emploi il allait être appelé à faire du peigne et des fers, qui chauffaient dans un coin sur un brasero!
Et les encouragements de l'artiste à la foule!
«Voyez, voyez, disait-il, comme cela tiendra, mes amis, si vous ne vous couchez pas dessus! Et voilà pour un an, et ces modes-là sont les plus nouvelles de Bélem ou de Rio-de-Janeiro! Les filles d'honneur de la reine ne sont pas plus savamment accommodées, et vous remarquerez que je n'épargne pas la pommade!»
Non! il ne l'épargnait pas! Ce n'était, il est vrai, qu'un peu de graisse, à laquelle il mêlait le suc de quelques fleurs, mais cela emplâtrait comme du ciment.
Aussi aurait-on pu donner le nom d'édifices capillaires à ces monuments élevés par la main de Fragoso, et qui comportaient tous les genres d'architecture! Boucles, anneaux, frisons, catogans, cadenettes, crêpures, rouleaux, tire-bouchons, papillotes, tout y trouvait sa place. Rien de faux, par exemple, ni tours, ni chignons, ni postiches. Ces chevelures indigènes, ce n'étaient point des taillis affaiblis par les coupes, amaigris par les chutes, mais plutôt des forêts dans toutes leur virginité native! Fragoso, cependant, ne dédaignait pas d'y ajouter quelques fleurs naturelles, deux ou trois longues arêtes de poisson, de fines parures d'os ou de cuivre, que lui apportaient les élégantes de l'endroit. À coup sûr, les merveilleuses du Directoire auraient envié l'ordonnance de ces coiffures de haute fantaisie, à triple et quadruple étage, et le grand Léonard lui-même se fût incliné devant son rival d'outremer!
Et alors les vatems, les poignées de reis,—seule monnaie contre laquelle les indigènes de l'Amazone échangent leurs marchandises—, de pleuvoir dans la poche de Fragoso, qui les encaissait avec une évidente satisfaction. Mais, très certainement, le soir se ferait avant qu'il eût pu satisfaire aux demandes d'une clientèle incessamment renouvelée. Ce n'était pas seulement la population de Tabatinga qui se pressait à la porte de la loja. La nouvelle de l'arrivée de Fragoso n'avait pas tardé à se répandre. De ces indigènes, il en venait de tous les côtés: Ticunas de la rive gauche du fleuve, Mayorunas de la rive droite, aussi bien ceux qui habitaient sur les bords du Cajuru que ceux qui résidaient dans les villages du Javary.
Aussi, une longue queue d'impatients se dessinait-elle sur la place centrale. Les heureux et les heureuses, au sortir des mains de Fragoso, allant fièrement d'une maison à l'autre, se pavanaient sans trop oser remuer, comme de grands enfants qu'ils étaient.
Il arriva donc que, lorsque midi sonna, le très occupé coiffeur n'avait pas encore eu le temps de revenir déjeuner à bord, aussi dut-il se contenter d'un peu d'assaï, de farine de manioc et d'oeufs de tortue qu'il avalait rapidement entre deux coups de fer.
Mais aussi, bonne récolte pour le cabaretier, car toutes ces opérations ne s'accomplissaient pas sans grande absorption de liqueurs tirées des caves de la loja. En vérité, c'était un événement pour la ville de Tabatinga que ce passage du célèbre Fragoso, coiffeur ordinaire et extraordinaire des tribus du Haut-Amazone!
CHAPITRE TREIZIÈME TORRÈS
À cinq heures du soir, Fragoso était encore là, n'en pouvant plus, et il se demandait s'il ne serait pas obligé de passer la nuit pour satisfaire la foule des expectants.
En ce moment, un étranger arriva sur la place, et, voyant toute cette réunion d'indigènes, il s'avança vers l'auberge.
Pendant quelques instants, cet étranger regarda Fragoso attentivement avec une certaine circonspection. Sans doute, l'examen le satisfit, car il entra dans la loja.
C'était un homme âgé de trente-cinq ans environ. Il portait un assez élégant costume de voyage, qui faisait valoir les agréments de sa personne. Mais sa forte barbe noire, que les ciseaux n'avaient pas dû tailler depuis longtemps, et ses cheveux, un peu longs, réclamaient impérieusement les bons offices d'un coiffeur.
«Bonjour, l'ami, bonjour!» dit-il en frappant légèrement l'épaule de Fragoso.
Fragoso se retourna lorsqu'il entendit ces quelques mots prononcés en pur brésilien, et non plus l'idiome mélangé des indigènes.
«Un compatriote? demanda-t-il, sans cesser de tortiller la boucle rebelle d'une tête mayorunasse.
Oui, répondit l'étranger, un compatriote, qui aurait besoin de vos services.
Comment donc! mais à l'instant, dit Fragoso. Dès que je vais avoir «terminé madame»!
Et ce fut fait en deux coups de fer.
Bien que le dernier venu n'eût pas droit à la place vacante, cependant il s'assit sur l'escabeau, sans que cela amenât aucune réclamation de la part des indigènes, dont le tour était ainsi reculé.
Fragoso laissa les fers pour les ciseaux du coiffeur, et, selon l'habitude de ses collègues:
«Que désire monsieur? demanda-t-il.
Faire tailler ma barbe et mes cheveux, répondit l'étranger.
À vos souhaits!» dit Fragoso en introduisant le peigne dans l'épaisse chevelure de son client.
Et aussitôt les ciseaux de faire leur office.
«Et vous venez de loin? demanda Fragoso, qui ne pouvait opérer sans grande abondance de paroles.
Je viens des environs d'Iquitos.
—Tiens, c'est comme moi! s'écria Fragoso. J'ai descendu l'Amazone d'Iquitos à Tabatinga! Et peut-on vous demander votre nom?
—Sans inconvénient, répondit l'étranger. Je me nomme Torrès.»
Lorsque les cheveux de son client eurent été coupés «à la dernière mode», Fragoso commença à tailler sa barbe; mais, à ce moment, comme il le regardait bien en face, il s'arrêta, reprit son opération, puis, enfin:
«Eh! monsieur Torrès, dit-il, est-ce que?… Je crois vous reconnaître!… Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà vus quelque part?
—Je ne pense pas! répondit vivement Torrès.
—Je me trompe alors!» répondit Fragoso.
Et il se mit en mesure d'achever sa besogne. Un instant après, Torrès reprit la conversation, que cette demande de Fragoso avait interrompue. «Comment êtes-vous venu d'Iquitos? dit-il.
—D'Iquitos à Tabatinga?
—Oui.
—À bord d'un train de bois, sur lequel m'a donné passage un digne fazender, qui descend l'Amazone avec toute sa famille.
—Ah! vraiment, l'ami! répondit Torrès. C'est une chance, cela, et si votre fazender voulait me prendre…
—Vous avez donc, vous aussi, l'intention de descendre le fleuve?
—Précisément.
—Jusqu'au Para?
—Non, jusqu'à Manao seulement, où j'ai affaire.
—Eh bien, mon hôte est un homme obligeant, et je pense qu'il vous rendrait volontiers ce service.
—Vous le pensez?
—Je dirais même que j'en suis sûr.
—Et comment s'appelle-t-il donc ce fazender? demanda nonchalamment Torrès.
Joam Garral», répondit Fragoso.
Et, en ce moment, il murmurait à part lui: «J'ai certainement vu cette figure-là quelque part!» Torrès n'était pas homme à laisser tomber une conversation qui semblait l'intéresser, et pour cause. «Ainsi, dit-il, vous pensez que Joam Garral consentirait à me donner passage?
—Je vous répète que je n'en doute pas, répondit Fragoso. Ce qu'il a fait pour un pauvre diable comme moi, il ne refusera pas de le faire pour vous, un compatriote!
—Est-ce qu'il est seul à bord de cette jangada?
—Non, répliqua Fragoso. Je viens de vous dire qu'il voyage avec toute sa famille,—une famille de braves gens, je vous l'assure —, et il est accompagné d'une équipe d'Indiens et de noirs, qui font partie du personnel de la fazenda.
—Il est riche, ce fazender?
—Certainement, répondit Fragoso, très riche. Rien que les bois flottés qui forment la jangada et la cargaison qu'elle porte constituent toute une fortune!
—Ainsi donc, Joam Garral vient de passer la frontière brésilienne avec toute sa famille? reprit Torrès.
—Oui, répondit Fragoso, sa femme, son fils, sa fille et le fiancé de mademoiselle Minha.
—Ah! il a une fille? dit Torrès.
—Une charmante fille.
—Et elle va se marier?…
—Oui, avec un brave jeune homme, répondit Fragoso, un médecin militaire en garnison à Bélem, et qui l'épousera, dès que nous serons arrivés au terme du voyage.
—Bon! dit en souriant Torrès, c'est alors ce qu'on pourrait appeler un voyage de fiançailles!
—Un voyage de fiançailles, de plaisir et d'affaires! répondit Fragoso. Madame Yaquita et sa fille n'ont jamais mis le pied sur le territoire brésilien, et, quant à Joam Garral, c'est la première fois qu'il franchit la frontière, depuis qu'il est entré à la ferme du Vieux Magalhaës.
—Je suppose aussi, demanda Torrès, que la famille est accompagnée de quelques serviteurs?
—Certainement, répondit Fragoso; la vieille Cybèle, depuis cinquante ans dans la ferme, et une jolie mulâtresse, mademoiselle Lina, qui est plutôt la compagne que la suivante de sa jeune maîtresse. Ah! quelle aimable nature! quel coeur et quels yeux! Et des idées à elle sur toutes choses, en particulier sur les lianes…»
Fragoso, lancé sur cette voie, n'aurait pu s'arrêter sans doute, et Lina allait être l'objet de ses déclarations enthousiastes, si Torrès n'eût quitté l'escabeau pour faire place à un autre client.
«Que vous dois-je? demanda-t-il au barbier.
—Rien, répondit Fragoso. Entre compatriotes qui se rencontrent sur la frontière, il ne peut être question de cela!
—Cependant, répondit Torrès, je voudrais…
—Eh bien, nous règlerons plus tard, à bord de la jangada.
—Mais je ne sais, répondit Torrès, si j'oserai demander à Joam
Garral de me permettre…
—N'hésitez pas! s'écria Fragoso. Je lui en parlerai, si vous l'aimez mieux, et il se trouvera très heureux de pouvoir vous être utile en cette circonstance.»
En ce moment, Manoel et Benito, qui étaient venus à la ville, après leur dîner, se montrèrent à la porte de la loja, désireux de voir Fragoso dans l'exercice de ses fonctions.
Torrès s'était retourné vers eux, et tout à coup: «Eh! voilà deux jeunes gens que je connais ou plutôt que je reconnais! s'écria-t-il.
Vous les reconnaissez? demanda Fragoso, assez surpris.
—Oui, sans doute! Il y a un mois, dans la forêt d'Iquitos, ils m'ont tiré d'un assez grand embarras!
—Mais ce sont précisément Benito Garral et Manoel Valdez.
—Je le sais! Ils m'ont dit leurs noms, mais je ne m'attendais pas à les retrouver ici!» Torrès, s'avançant alors vers les deux jeunes gens, qui le regardaient sans le reconnaître: «Vous ne me remettez pas, messieurs? leur demanda-t-il.
—Attendez donc, répondit Benito. Monsieur Torrès, si j'ai bonne mémoire, c'est vous qui, dans la forêt d'Iquitos, aviez quelques difficultés avec un guariba?…
—Moi-même, messieurs! répondit Torrès. Depuis six semaines, j'ai continué à descendre l'Amazone, et je viens de passer la frontière en même temps que vous!
—Enchanté de vous revoir, dit Benito; mais vous n'avez point oublié que je vous avais proposé de venir à la fazenda de mon père?
—Je ne l'ai point oublié, répondit Torrès.
—Et vous auriez bien fait d'accepter mon offre, monsieur! Cela vous eût permis d'attendre notre départ en vous reposant de vos fatigues, puis de descendre avec nous jusqu'à la frontière! Autant de journées de marche d'épargnées!
—En effet, répondit Torrès.
—Notre compatriote ne s'arrête pas à la frontière, dit alors
Fragoso. Il va jusqu'à Manao.
—Eh bien, répondit Benito, si vous voulez venir à bord de la jangada, vous y serez bien reçu, et je suis sûr que mon père se fera un devoir de vous y donner passage.
—Volontiers! répondit Torrès, et vous me permettrez de vous remercier d'avance!»
Manoel n'avait point pris part à la conversation. Il laissait l'obligeant Benito faire ses offres de service, et il observait attentivement Torrès, dont la figure ne lui revenait guère. Il y avait, en effet, un manque absolu de franchise dans les yeux de cet homme, dont le regard fuyait sans cesse, comme s'il eût craint de se fixer; mais Manoel garda cette impression pour lui, ne voulant pas nuire à un compatriote qu'il s'agissait d'obliger.
«Messieurs, dit Torrès, si vous le voulez, je suis prêt à vous suivre jusqu'au port.
Venez!» répondit Benito.
Un quart d'heure après, Torrès était à bord de la jangada. Benito le présentait à Joam Garral, en lui faisant connaître les circonstances dans lesquelles ils s'étaient déjà vus, et il lui demandait passage pour Torrès jusqu'à Manao.
«Je suis heureux, monsieur, de pouvoir vous rendre ce service, répondit Joam Garral.
—Je vous remercie, dit Torrès, qui, au moment de tendre la main à son hôte, se retint comme malgré lui.
—Nous partons demain matin, dès l'aube, ajouta Joam Garral. Vous pouvez donc vous installer à bord…
—Oh! mon installation ne sera pas longue! répondit Torrès. Ma personne et rien de plus.
—Vous êtes chez vous», dit Joam Garral. Le soir même, Torrès prenait possession d'une cabine près de celle du barbier.
À huit heures seulement, celui-ci, de retour à la jangada, faisait à la jeune mulâtresse le récit de ses exploits, et lui répétait, non sans quelque amour-propre, que la renommée de l'illustre Fragoso venait de s'accroître encore dans le bassin du Haut-Amazone.
CHAPITRE QUATORZIÈME EN DESCENDANT ENCORE
Le lendemain matin, 27 juin, dès l'aube, les amarres étaient larguées, et la jangada continuait à dériver au courant du fleuve.
Un personnage de plus était à bord. En réalité, d'où venait ce Torrès? On ne le savait pas au juste. Où allait-il? À Manao, avait-il dit. Torrès s'était d'ailleurs gardé de rien laisser soupçonner de sa vie passée, ni de la profession qu'il exerçait encore deux mois auparavant, et personne ne pouvait se douter que la jangada eût donné asile à un ancien capitaine des bois. Joam Garral n'avait pas voulu gâter par des questions trop pressantes le service qu'il allait lui rendre.
En le prenant à bord, le fazender avait obéi à un sentiment d'humanité. Au milieu de ces vastes déserts amazoniens, à cette époque surtout où des bateaux à vapeur ne sillonnaient pas encore le cours du fleuve, il était très difficile de trouver des moyens de transport sûrs et rapides. Les embarcations ne donnaient pas un service régulier, et, la plupart du temps, le voyageur en était réduit à cheminer à travers les forêts. Ainsi avait fait et aurait dû continuer de faire Torrès, et c'était pour lui une chance inespérée que d'avoir pu prendre passage à bord de la jangada.
Depuis que Benito avait raconté dans quelles conditions il avait rencontré Torrès, la présentation était faite, et celui-ci pouvait se considérer comme un passager à bord d'un transatlantique, qui était libre de prendre part à la vie commune si cela lui convenait, libre de se tenir à l'écart pour peu qu'il fût d'humeur insociable.
Il fut visible, du moins pendant les premiers jours, que Torrès ne cherchait pas à pénétrer dans l'intimité de la famille Garral. Il se tenait sur une grande réserve, répondant lorsqu'on lui adressait la parole, mais ne provoquant aucune réponse.
S'il paraissait, de préférence, plus expansif avec quelqu'un, c'était avec Fragoso. Ne devait-il pas à ce joyeux compagnon cette idée de prendre passage sur la jangada? Quelquefois il le questionnait sur la situation de la famille Garral à Iquitos, sur les sentiments de la jeune fille pour Manoel Valdez, et encore ne le faisait-il qu'avec une certaine discrétion. Le plus souvent, lorsqu'il ne se promenait pas seul à l'avant de la jangada, il restait dans sa cabine.
Quant aux déjeuners et aux dîners, il les partageait avec Joam Garral et les siens, mais il ne prenait que peu de part à la conversation, et il se retirait dès que le repas était terminé.
Pendant la matinée, la jangada fit route à travers le pittoresque groupe d'îles que contient le vaste estuaire du Javary. Ce tributaire important de l'Amazone promène, dans la direction du sud-ouest, un cours qui, de sa source à son embouchure, ne paraît enrayé par aucun îlot ni par aucun rapide. Cette embouchure mesure environ trois mille pieds de largeur, et s'ouvre à quelques milles au-dessus de l'emplacement qu'occupait autrefois la ville du même nom, dont les Espagnols et les Portugais se disputèrent longtemps la propriété.
Jusqu'au 30 juin matin, il n'y eut rien de particulier à signaler dans le voyage. Parfois, on rencontrait quelques embarcations, qui se glissaient le long des rives, attachées les unes aux autres, de telle sorte qu'un seul indigène suffisait à les conduire toutes. «Navigar de bubina», ainsi disent les gens du pays pour désigner ce genre de navigation, c'est-à-dire naviguer de confiance.
Bientôt furent dépassés l'île Araria, l'archipel des îles Calderon, l'île Capiatu, et bien d'autres, dont les noms ne sont pas encore arrivés à la connaissance des géographes. Le 30 juin, le pilote signalait sur la droite du fleuve le petit village de Jurupari-Tapera, où se fit une halte de deux ou trois heures.
Manoel et Benito allèrent chasser dans les environs et rapportèrent quelques gibiers à plume, qui furent bien reçus à l'office. En même temps, les deux jeunes gens avaient opéré la capture d'un animal dont un naturaliste eût fait plus de cas que n'en fit la cuisinière de la jangada.
C'était un quadrupède de couleur foncée, qui ressemblait quelque peu à un grand terre-neuve.
«Un fourmilier tamanoir! s'écria Benito, en le jetant sur le pont de la jangada.
—Et un magnifique spécimen, qui ne déparerait pas la collection d'un muséum! ajouta Manoel.
—Avez-vous eu quelque peine à vous emparer de ce curieux animal? demanda Minha.
—Mais oui, petite soeur, répondit Benito, et tu n'étais pas là pour demander sa grâce! Ah! ils ont la vie dure, ces chiens-là, et il n'a pas fallu moins de trois balles pour coucher celui-ci sur le flanc!»
Ce tamanoir était superbe, avec sa longue queue, mélangée de crins grisâtres; ce museau en pointe qu'il plonge dans les fourmilières, dont les insectes font sa principale nourriture; ses longues pattes maigres, armées d'ongles aigus, longs de cinq pouces et qui peuvent se refermer comme les doigts d'une main. Mais quelle main, que cette main de tamanoir! Quand elle tient quelque chose, il faut la couper pour lui faire lâcher prise. C'est à ce point que le voyageur Émile Carrey a justement pu dire que «le tigre lui-même périt dans cette étreinte».
Le 2 juillet, dans la matinée, la jangada arrivait au pied de San-Pablo-d'Olivença, après s'être glissée au milieu de nombreuses îles, qui, en toutes saisons, sont couvertes de verdure, ombragées d'arbres magnifiques, et dont les principales avaient nom Jurupari, Rita, Maracanatena et Cururu-Sapo. Plusieurs fois aussi, elle avait dû longer les ouvertures de quelques iguarapès ou petits affluents aux eaux noires.
La coloration de ces eaux est un phénomène assez curieux, et il appartient en propre à un certain nombre de tributaires de l'Amazone, quelle que soit leur importance. Manoel fit remarquer combien cette nuance était chargée en couleur, puisqu'on la distinguait très nettement à la surface des eaux blanchâtres du fleuve.
«On a tenté d'expliquer cette coloration de diverses manières, dit-il, et je ne crois pas que les plus savants soient arrivés à le faire d'une manière satisfaisante.
—Ces eaux sont véritablement noires avec un magnifique reflet d'or, répondit la jeune fille, en montrant une légère nappe mordorée qui affleurait la jangada.
—Oui, répondit Manoel, et déjà Humboldt avait observé comme vous, ma chère Minha, ce reflet si curieux. Mais, en regardant plus attentivement, on voit que c'est plutôt la couleur de sépia qui domine dans toute cette coloration.
—Bon! s'écria Benito, encore un phénomène sur lequel les savants ne sont pas d'accord!
—Peut-être pourrait-on, à ce sujet, demander leur avis aux caïmans, aux dauphins et aux lamantins, fit observer Fragoso, car ce sont certainement les eaux noires qu'ils choisissent de préférence pour s'y ébattre.
—Il est certain qu'elles attirent plus particulièrement ces animaux, répondit Manoel. Mais pourquoi? On serait fort embarrassé de le dire! En effet, cette coloration est-elle due à ce que ces eaux contiennent en dissolution de l'hydrogène carboné, ou bien à ce qu'elles coulent sur des lits de tourbe, à travers des couches de houille et d'anthracite; ou ne doit-on pas l'attribuer à l'énorme quantité de plantes minuscules qu'elles charrient? Il n'y a rien de certain à cet égard[10]. En tout cas, excellentes à boire, d'une fraîcheur très enviable sous ce climat, elles sont sans arrière-goût et d'une parfaite innocuité. Prenez un peu de cette eau, ma chère Minha, buvez-en, vous le pouvez sans inconvénient.»
L'eau était limpide et fraîche en effet. Elle aurait pu avantageusement remplacer les eaux de table si employées en Europe. On en recueillit quelques frasques pour l'usage de l'office.
Il a été dit qu'à la date du 2 juillet, dès le matin, la jangada était arrivée à San-Pablo-d'Olivença, où se fabriquent par milliers de ces longs chapelets dont les grains sont formés des écales du «coco de piassaba». C'est là l'objet d'un commerce très suivi. Peut-être paraîtra-t-il singulier que les anciens dominateurs du pays, les Tupinambas, les Tupiniquis, en soient arrivés à faire leur principale occupation de confectionner ces objets du culte catholique. Mais, après tout, pourquoi pas? Ces Indiens ne sont plus les Indiens d'autrefois. Au lieu d'être vêtus du costume national, avec fronteau de plumes d'aras, arc et sarbacanes, n'ont-ils pas adopté le vêtement américain, le pantalon blanc, le puncho de coton tissé par leurs femmes, qui sont devenues très habiles dans cette fabrication?
San-Pablo-d'Olivença, ville assez importante, ne compte pas moins de deux mille habitants, empruntés à toutes les tribus voisines. Maintenant la capitale du Haut-Amazone, elle débuta par n'être qu'une simple Mission, fondée par des carmes portugais, vers 1692, et reprise par des missionnaires jésuites.
Dans le principe, c'était le pays des Omaguas, dont le nom signifiait «têtes plates». Ce nom leur venait de la barbare coutume qu'avaient les mères indigènes de presser entre deux planchettes la tête de leurs nouveau-nés, de manière à leur façonner un crâne oblong, qui était fort à la mode. Mais, comme toutes les modes, celle-ci a changé; les têtes ont repris leur forme naturelle, et on ne retrouverait plus trace de l'ancienne déformation dans le crâne de ces fabricants de chapelets.
Toute la famille, à l'exception de Joam Garral, descendit à terre. Torrès, lui aussi, préféra rester à bord, et ne manifesta aucun désir de visiter San-Pablo-d'olivença, qu'il ne paraissait pas connaître, cependant.
Décidément, si cet aventurier était taciturne, il faut avouer qu'il n'était pas curieux.
Benito put faire aisément des échanges, de manière à compléter la cargaison de la jangada. Sa famille et lui reçurent un excellent accueil des principales autorités de la ville, le commandant de place et le chef des douanes, que leurs fonctions n'empêchaient aucunement de se livrer au commerce. Ils confièrent même au jeune négociant divers produits du pays, destinés à être vendus pour leur compte, soit à Manao, soit à Bélem.
La ville se composait d'une soixantaine de maisons, disposées sur un plateau qui couronnait la berge du fleuve en cet endroit. Quelques-unes de ces chaumières étaient couvertes en tuiles, ce qui est assez rare dans ces contrées; mais, en revanche, la modeste église, dédiée à saint Pierre et saint Paul, ne s'abritait que sous un toit de paille, qui eût plutôt convenu à l'étable de Bethléem qu'à un édifice consacré au culte dans un des pays les plus catholiques du monde.
Le commandant, son lieutenant et le chef de police acceptèrent de dîner à la table de la famille, et ils furent reçus par Joam Garral avec les égards dus à leur rang.
Pendant le dîner, Torrès se montra plus causeur que d'habitude. Il raconta quelques-unes de ses excursions à l'intérieur du Brésil, en homme qui paraissait connaître le pays.
Mais, tout en parlant de ses voyages, Torrès ne négligea pas de demander au commandant s'il connaissait Manao, si son collègue s'y trouvait en ce moment, si le juge de droit, le premier magistrat de la province, avait l'habitude de s'absenter à cette époque de la saison chaude. Il semblait qu'en faisant cette série de questions, Torrès regardait en dessous Joam Garral. Ce fut même assez indiqué pour que Benito l'observât, non sans quelque étonnement et fit cette remarque, que son père écoutait tout particulièrement les questions assez singulières que posait Torrès.
Le commandant de San-Pablo-d'Olivença assura l'aventurier que les autorités n'étaient point absentes de Manao en ce moment, et il chargea même Joam Garral de leur présenter ses compliments. Selon toute probabilité, la jangada arriverait devant cette ville dans sept semaines au plus tard, du 20 au 25 août.
Les hôtes du fazender prirent congé de la famille Garral vers le soir, et, le lendemain matin, 3 juillet, la jangada recommençait à descendre le cours du fleuve.
À midi, on laissait sur la gauche l'embouchure du Yacurupa. Ce tributaire n'est, à proprement parler, qu'un véritable canal, puisqu'il déverse ses eaux dans l'Iça, qui est lui-même un affluent de gauche de l'Amazone. Phénomène particulier, le fleuve, en de certains endroits, alimente lui-même ses propres affluents.
Vers trois heures après midi, la jangada dépassa l'embouchure du Jandiatuba, qui apporte du sud-ouest ses magnifiques eaux noires, et les jette dans la grande artère par une bouche de quatre cents mètres, après avoir arrosé les territoires des Indiens Culinos.
Nombre d'îles furent longées, Pimaticaira, Caturia, Chico, Motachina; les unes habitées, les autres désertes, mais toutes couvertes d'une végétation superbe, qui forme comme une guirlande ininterrompue de verdure d'un bout de l'Amazone à l'autre.
CHAPITRE QUINZIÈME EN DESCENDANT TOUJOURS
On était au soir du 5 juillet. L'atmosphère, alourdie depuis la veille, promettait quelques prochains orages. De grandes chauves-souris de couleur roussâtre rasaient à larges coups d'ailes le courant de l'Amazone. Parmi elles on distinguait de ces «perros voladors», d'un brun sombre, clairs au ventre, pour lesquelles Minha et surtout la jeune mulâtresse éprouvaient une répulsion instinctive. C'étaient là, en effet, de ces horribles vampires qui sucent le sang des bestiaux, et s'attaquent même à l'homme qui s'est imprudemment endormi dans les campines.
«Oh! les vilaines bêtes! s'écria Lina, en se cachant les yeux.
Elles me font horreur!
—Et elles sont, en outre, fort redoutables, ajouta la jeune fille. N'est-il pas vrai, Manoel?
—Très redoutables, en effet, répondit le jeune homme. Ces vampires ont un instinct particulier qui les porte à vous saigner aux endroits où le sang peut le plus facilement couler, et principalement derrière l'oreille. Pendant l'opération, ils continuent à battre de l'aile et provoquent ainsi une agréable fraîcheur, qui rend le sommeil du dormeur plus profond. On cite des gens, soumis inconsciemment à cette hémorragie de plusieurs heures, qui ne se sont plus réveillés!
—Ne continuez pas à raconter de pareilles histoires, Manoel, dit
Yaquita, ou bien ni Minha ni Lina n'oseront dormir cette nuit!
—Ne craignez rien, répondit Manoel. S'il le faut, nous veillerons sur leur sommeil!
—Silence! dit Benito.
—Qu'y a-t-il donc? demanda Manoel.
—N'entendez-vous pas un bruit singulier de ce côté? reprit
Benito en montrant la rive droite.
—En effet, répondit Yaquita.
—D'où provient ce bruit? demanda la jeune fille. On dirait des galets qui roulent sur la plage des îles!
—Bon! je sais ce que c'est! répondit Benito. Demain, au lever du jour, il y aura régal pour ceux qui aiment les oeufs de tortue et les petites tortues fraîches!»
Il n'y avait pas à s'y tromper. Ce bruit était produit par d'innombrables chéloniens de toutes tailles que l'opération de la ponte attirait sur les îles.
C'est dans le sable des grèves que ces amphibies viennent choisir l'endroit convenable pour y déposer leurs oeufs.
L'opération, commencée avec le soleil couchant, serait finie avec l'aube.
À ce moment déjà, la tortue-chef avait quitté le lit du fleuve pour y reconnaître un emplacement favorable. Les autres, réunies par milliers, s'occupaient à creuser avec leurs pattes antérieures une tranchée longue de six cents pieds, large de douze, profonde de six; après y avoir enterré leurs oeufs, il ne leur resterait plus qu'à les recouvrir d'une couche de sable, qu'elles battraient avec leurs carapaces, de manière à le tasser.
C'est une grande affaire pour les Indiens riverains de l'Amazone et de ses affluents que cette opération de la ponte. Ils guettent l'arrivée des chéloniens, ils procèdent à l'extraction des oeufs au son du tambour, et, de la récolte divisée en trois parts, une appartient aux veilleurs, l'autre aux Indiens, la troisième à l'État, représenté par des capitaines de plage, qui font, en même temps que la police, le recouvrement des droits. À de certaines grèves, que la décroissance des eaux laisse à découvert et qui ont le privilège d'attirer le plus grand nombre de tortues, on a donné le nom de «plages royales». Lorsque la récolte est achevée, c'est fête pour les Indiens, qui se livrent aux jeux, à la danse, aux libations,—fête aussi pour les caïmans du fleuve, qui font ripaille des restes de ces amphibies.
Tortues ou oeufs de tortue sont donc l'objet d'un commerce extrêmement considérable dans tout le bassin de l'Amazone. Il est de ces chéloniens que l'on «vire», c'est-à-dire que l'on retourne sur le dos, quand ils reviennent de la ponte, et que l'on conserve vivants, soit qu'on les garde dans des parcs palissadés comme les parcs à poissons, soit qu'on les attache à des pieux par une corde assez longue pour leur permettre d'aller ou de venir sur la terre ou sous l'eau. De cette façon, on peut toujours avoir de la chair fraîche de ces animaux.
On procède autrement avec les petites tortues qui viennent d'éclore. Nul besoin de les parquer ni de les attacher. Leur écaille est molle encore, leur chair extrêmement tendre, et on les mange absolument comme des huîtres, après les avoir fait cuire. Sous cette forme, il s'en consomme des quantités considérables.
Cependant, ce n'est pas là l'usage le plus général que l'on fasse des oeufs des chéloniens dans les provinces de l'Amazone et du Para. La fabrication de la «manteigna de tartaruga», c'est-à-dire du beurre de tortue, qui peut être comparé aux meilleurs produits de la Normandie ou de la Bretagne, ne consomme pas moins, chaque année, de deux cent cinquante à trois cents millions d'oeufs. Mais les tortues sont innombrables dans les cours d'eau de ce bassin, et c'est par quantités incalculables qu'elles déposent leurs oeufs sous le sable des grèves.
Toutefois, par suite de la consommation qu'en font non seulement les indigènes, mais aussi les échassiers de la côte, les urubus de l'air, les caïmans du fleuve, leur nombre s'est assez amoindri pour que chaque petite tortue se paye actuellement d'une pataque[11] brésilienne.
Le lendemain, dès l'aube, Benito, Fragoso et quelques Indiens prirent une des pirogues et se rendirent à la grève d'une des grandes îles longées pendant la nuit. Il n'était pas nécessaire que la jangada fît halte. On saurait bien la rejoindre.
Sur la plage se voyaient de petites tumescences, qui indiquaient la place où, cette nuit même, chaque paquet d'oeufs avait été déposé dans la tranchée, par groupes de cent soixante à cent quatre-vingt-dix. Ceux-là, il n'était pas question de les extraire. Mais, une première ponte ayant été faite deux mois auparavant, les oeufs avaient éclos sous l'action de la chaleur emmagasinée dans les sables, et déjà quelques milliers de petites tortues couraient sur la grève.
Les chasseurs firent donc bonne chasse. La pirogue fut remplie de ces intéressants amphibies, qui arrivèrent juste à point pour l'heure du déjeuner. Le butin fut partagé entre les passagers et le personnel de la jangada, et s'il en restait le soir, il n'en restait plus guère.
Le 7 juillet au matin, on était devant San-José-de-Matura, bourg situé près d'un petit rio empli de longues herbes, et sur les bords duquel la légende prétend que les Indiens à queue ont existé.
Le 8 juillet, dans la matinée, on aperçut le village de San-Antonio, deux ou trois maisonnettes perdues dans les arbres, puis l'embouchure de l'Iça ou Putumayo, qui mesure neuf cents mètres de largeur.
Le Putumayo est l'un des plus importants tributaires de l'Amazone. En cet endroit, au XVIe siècle, des Missions anglaises furent d'abord fondées par les Espagnols, puis détruites par les Portugais, et, à l'heure présente, il n'en reste plus trace. Ce qu'on y retrouve encore, ce sont des représentants de diverses tribus d'Indiens, qui sont aisément reconnaissables à la diversité de leurs tatouages.
L'Iça est un cours d'eau qu'envoient vers l'est les montagnes de Pasto, au nord-est de Quito, à travers les plus belles forêts de cacaoyers sauvages. Navigable sur un parcours de cent quarante lieues pour les bateaux à vapeur qui ne tient pas plus de six pieds, il doit être un jour l'un des principaux chemins fluviaux dans l'ouest de l'Amérique.
Cependant, le mauvais temps était venu. Il ne procédait pas par des pluies continuelles; mais de fréquents orages troublaient déjà l'atmosphère. Ces météores ne pouvaient aucunement gêner la marche de la jangada, qui ne donnait pas prise au vent; sa grande longueur la rendait même insensible à la houle de l'Amazone; mais, pendant ces averses torrentielles, nécessité pour la famille Garral de rentrer dans l'habitation. Il fallait bien occuper ces heures de loisir. On causait alors, on se communiquait ses observations, et les langues ne chômaient pas.
Ce fut dans ces conditions que Torrès commença peu à peu à prendre une part plus active à la conversation. Les particularités de ses divers voyages dans tout le nord du Brésil lui fournissaient de nombreux sujets d'entretien. Cet homme avait certainement beaucoup vu; mais ses observations étaient celles d'un sceptique, et, le plus souvent, il blessait les honnêtes gens qui l'écoutaient. Il faut dire aussi qu'il se montrait plus empressé auprès de Minha. Seulement, ces assiduités, bien qu'elles déplussent à Manoel, n'étaient pas assez marquées pour que le jeune homme crût devoir intervenir encore. D'ailleurs la jeune fille éprouvait pour Torrès une instinctive répulsion, qu'elle ne cherchait pas à cacher.
Le 9 juillet, l'embouchure du Tunantins apparut sur la rive gauche du fleuve, formant un estuaire de quatre cents pieds, par lequel cet affluent déversait ses eaux noires, venues de l'ouest-nord-ouest, après avoir arrosé les territoires des Indiens Cacenas.
En cet endroit, le cours de l'Amazone se montrait sous un aspect véritablement grandiose, mais son lit était plus que jamais encombré d'îles et d'îlots. Il fallut toute l'adresse du pilote pour se diriger au travers de cet archipel, allant d'une rive à l'autre, évitant les hauts-fonds, fuyant les remous, maintenant son imperturbable direction.
Peut-être aurait-il pu prendre l'Ahuaty-Parana, sorte de canal naturel, qui se détache du fleuve un peu au-dessous de l'embouchure du Tunantins et permet de rentrer dans le cours d'eau principal, cent-vingt milles plus loin, par le rio Japura; mais, si la portion la plus large de ce «furo» mesure cent cinquante pieds, la plus étroite n'en compte que soixante, et la jangada aurait eu quelque peine à passer.
Bref, après avoir touché, le 13 juillet, à l'île Capuro, après avoir dépassé la bouche du Jutahy, qui, venu de l'est-sud-ouest, jette ses eaux noires par une ouverture de quinze cents pieds, après avoir admiré des légions de jolis singes couleur blanc de soufre, à face rouge cinabre, qui sont d'insatiables amateurs de ces noisettes que produisent les palmiers auxquels le fleuve doit son nom, les voyageurs arrivèrent, le 18 juillet, devant la petite ville de Fonteboa.
En cet endroit, la jangada fit une halte de douze heures, qui donna quelque repos à l'équipe.
Fonteboa, comme la plupart de ces villages-missions de l'Amazone, n'a point échappé à cette capricieuse loi qui les transporte, pendant une longue période, d'un endroit à un autre. Il est probable, cependant, que ce hameau en a fini avec cette existence nomade et qu'il est définitivement sédentaire. Tant mieux pour lui, car il est charmant à voir avec sa trentaine de maisons, couvertes de feuillage, et son église dédiée à Notre-Dame de Guadalupe, Vierge Noire du Mexique. Fonteboa compte un millier d'habitants, fournis par les Indiens des deux rives, qui élèvent de nombreux bestiaux dans les opulentes campines des environs. À cela ne se borne pas leur occupation: ce sont aussi d'intrépides chasseurs, ou, si on l'aime mieux, d'intrépides pêcheurs de lamantins.
Aussi, le soir même de leur arrivée, les jeunes gens purent-ils assister à une très intéressante expédition de ce genre.
Deux de ces cétacés herbivores venaient d'être signalés dans les eaux noires du rio Cayaratu, qui se jette à Fonteboa. On voyait six points bruns se mouvoir à leur surface. C'étaient les deux museaux pointus et les quatre ailerons des lamantins.
Des pêcheurs peu expérimentés auraient pris tout d'abord ces points mouvants pour des épaves en dérive, mais les indigènes de Fonteboa ne pouvaient s'y tromper. Bientôt, d'ailleurs, des souffles bruyants indiquèrent que des animaux à évents chassaient avec force l'air devenu impropre aux besoins de leur respiration.
Deux ubas, portant chacune trois pêcheurs, se détachèrent du rivage et s'approchèrent des lamantins, qui prirent aussitôt la fuite. Les points noirs tracèrent d'abord un long sillage à la surface de l'eau, puis ils disparurent à la fois.
Les pêcheurs continuèrent à s'avancer prudemment. L'un d'eux, armé d'un harpon très primitif,—un long clou au bout d'un bâton—, se tenait debout sur la pirogue, pendant que les deux autres pagayaient sans bruit. Ils attendaient que la nécessité de respirer ramenât les lamantins à leur portée. Dix minutes au plus, et ces animaux reparaîtraient certainement dans un cercle plus ou moins restreint.
En effet, ce temps s'était à peu près écoulé, lorsque les points noirs émergèrent à peu de distance, et deux jets d'air mélangé de vapeurs s'élancèrent bruyamment.
Les ubas s'approchèrent; les harpons furent lancés en même temps; l'un manqua son but, mais l'autre frappa l'un des cétacés à la hauteur de sa vertèbre caudale.
Il n'en fallut pas plus pour étourdir l'animal, qui est peu apte à se défendre quand il a été touché par le fer d'un harpon. La corde le ramena à petits coups près de l'uba, et il fut remorqué jusqu'à la grève, au pied du village.
Ce n'était qu'un lamantin de petite taille, car il mesurait à peine trois pieds de longueur. On les a tant poursuivis, ces pauvres cétacés, qu'ils commencent à devenir assez rares dans les eaux de l'Amazone et de ses affluents, et on leur laisse si peu le temps de grandir, que les géants de l'espèce ne dépassent pas sept pieds maintenant. Que sont-ils auprès de ces lamantins de douze et quinze pieds, qui abondent encore dans les fleuves et les lacs de l'Afrique!
Mais il serait bien difficile d'empêcher cette destruction. En effet, la chair du lamantin est excellente, même supérieure à celle du porc, et l'huile que fournit son lard, épais de trois pouces, est un produit d'une véritable valeur. Cette chair, lorsqu'elle est boucanée, se conserve longtemps et donne une alimentation saine. Si l'on ajoute à cela que l'animal est d'une capture relativement facile, on ne s'étonnera pas que son espèce tende à sa complète destruction.
Aujourd'hui, un lamantin adulte, qui «rendait» deux pots d'huile pesant cent quatre-vingts livres, n'en donne plus que quatre arrobes espagnols, équivalant à un quintal.
Le 19 juillet, au soleil levant, la jangada quittait Fonteboa et se laissait aller entre les deux rives du fleuve, absolument désertes, le long des îles ombragées de forêts de cacaoyers du plus grand effet. Le ciel était toujours lourdement chargé de gros cumulus électriques, qui faisaient pressentir de nouveaux orages.
Le rio Jurua, venu du sud-est, se dégagea bientôt des berges de gauche. À le remonter, une embarcation pourrait s'enfoncer jusqu'au Pérou, sans rencontrer d'insurmontables obstacles, à travers ses eaux blanches, que nourrissent un grand nombre de sous-affluents.
«C'est peut-être sur ces territoires, dit Manoel, qu'il conviendrait de rechercher les descendants de ces femmes guerrières, qui ont tant émerveillé Orellana. Mais il faut dire que, à l'exemple de leurs devancières, elles ne forment point de tribus à part. Ce sont tout simplement des épouses qui accompagnent leurs époux au combat, et celles-ci, parmi les Juruas, ont une grande réputation de vaillance.»
La jangada continuait à descendre; mais quel dédale l'Amazone présentait alors! Le rio Japura, dont l'embouchure allait s'ouvrir quatre-vingts milles plus loin, et qui est un de ses plus grands affluents, courait presque parallèlement au fleuve.
Entre eux, c'étaient des canaux, des iguarapès, des lagunes, des lacs temporaires, un inextricable lacis, qui rend bien difficile l'hydrographie de cette contrée.
Mais, si Araujo n'avait pas de carte pour se guider, son expérience le servait plus sûrement, et c'était merveille de le voir se débrouiller dans ce chaos, sans jamais s'égarer hors du grand fleuve.
En somme, il fit si bien que, le 25 juillet, dans l'après-midi, après avoir passé devant le village de Parani-Tapera, la jangada put mouiller à l'entrée du lac d'Ega ou Teffé, dans lequel il était inutile de s'engager, puisqu'il aurait fallu en sortir pour reprendre la route de l'Amazone.
Mais la ville d'Ega est assez importante. Elle méritait qu'on fît halte pour la visiter. Il fut donc convenu que la jangada séjournerait en cet endroit jusqu'au 27 juillet, et que, le lendemain 28, la grande pirogue transporterait toute la famille à Ega.
Cela donnerait un repos qui était bien dû au laborieux équipage du train de bois.
La nuit se passa sur les amarrages, près d'une côte assez élevée, et rien n'en troubla la tranquillité. Quelques éclairs de chaleur enflammèrent l'horizon, mais ils venaient d'un orage lointain, qui n'éclata pas à l'entrée du lac.
CHAPITRE SEIZIÈME EGA
Le 20 juillet, à six heures du matin, Yaquita, Minha, Lina et les deux jeunes gens se préparaient à quitter la jangada.
Joam Garral, qui n'avait pas manifesté l'intention de descendre à terre, se décida, cette fois, sur les instances de sa femme et de sa fille, à abandonner son absorbant travail quotidien pour les accompagner pendant leur excursion.
Torrès, lui, ne s'était pas montré soucieux d'aller visiter Ega, à la grande satisfaction de Manoel, qui avait pris cet homme en aversion et n'attendait que l'occasion de le lui prouver.
Quant à Fragoso, il ne pouvait avoir, pour aller à Ega, les mêmes raisons d'intérêt qui l'avaient conduit à Tabatinga, bourgade de peu d'importance auprès de cette petite ville.
Ega, au contraire, est un chef-lieu de quinze cents habitants, où résident toutes les autorités que comporte l'administration d'une cité aussi considérable,—considérable pour le pays—, c'est-à-dire commandant militaire, chef de police, juge de paix, juge de droit, instituteur primaire, milice sous les ordres d'officiers de tout rang.
Or, lorsque tant de fonctionnaires, leurs femmes, leurs enfants, habitent une ville, on peut supposer que les barbiers-coiffeurs n'y font pas défaut. C'était le cas, et Fragoso n'y eût pas fait ses frais.
Sans doute, l'aimable garçon, bien qu'il n'eût point affaire à Ega, comptait cependant être de la partie, puisque Lina accompagnait sa jeune maîtresse; mais, au moment de quitter la jangada, il se résigna à rester, sur la demande même de Lina.
«Monsieur Fragoso? lui dit-elle, après l'avoir pris à l'écart.
Mademoiselle Lina? répondit Fragoso.
—Je ne crois pas que votre ami Torrès ait l'intention de nous accompagner à Ega.
—En effet, il doit rester à bord, mademoiselle Lina, mais je vous serai obligé de ne point l'appeler mon ami!
—C'est pourtant vous qui l'avez engagé à nous demander passage, avant qu'il en eût manifesté l'intention.
—Oui, et ce jour-là, s'il faut vous dire toute ma pensée, je crains d'avoir fait une sottise!
—Eh bien, s'il faut vous dire toute la mienne, cet homme ne me plaît guère, monsieur Fragoso.
—Il ne me plaît pas davantage, mademoiselle Lina, et j'ai toujours comme une idée de l'avoir déjà vu quelque part. Mais le trop vague souvenir qu'il m'a laissé n'est précis que sur un point: c'est que l'impression était loin d'être bonne!
—En quel endroit, à quelle époque auriez-vous rencontré ce Torrès? Vous ne pouvez donc pas vous le rappeler? Il serait peut-être utile de savoir ce qu'il est, et surtout ce qu'il a été!
—Non… Je cherche… Y a-t-il longtemps? Dans quel pays, dans quelles circonstances?… Je ne retrouve pas!
—Monsieur Fragoso?
—Mademoiselle Lina!
—Vous devriez demeurer à bord, afin de surveiller Torrès pendant notre absence!
—Quoi! s'écria Fragoso, ne pas vous accompagner à Ega et rester tout une journée sans vous voir!
—Je vous le demande!
—C'est un ordre?…
—C'est une prière! Je resterai.
—Monsieur Fragoso?
—Mademoiselle Lina?
—Je vous remercie!
—Remerciez-moi en me donnant une bonne poignée demain, répondit
Fragoso. Ça vaut bien cela!»
Lina tendit la main à ce brave garçon, qui la retint quelques instants, en regardant le charmant visage de la jeune fille. Et voilà pourquoi Fragoso ne prit pas place dans la pirogue, et se fit, sans en avoir l'air, le surveillant de Torrès. Celui-ci s'apercevait-il de ces sentiments de répulsion qu'il inspirait à tous? Peut-être; mais, sans doute aussi, il avait ses raisons pour n'en pas tenir compte.
Une distance de quatre lieues séparait le lieu de mouillage de la ville d'Ega. Huit lieues, aller et retour, dans une pirogue contenant six personnes, plus deux nègres pour pagayer, c'était un trajet qui eût exigé quelques heures, sans parler de la fatigue occasionnée par cette haute température, bien que le ciel fût voilé de légers nuages.
Mais, très heureusement, une jolie brise soufflait du nord-ouest, c'est-à-dire que, si elle tenait de ce côté, elle serait favorable pour naviguer sur le lac Teffé. On pouvait aller à Ega et en revenir rapidement, sans même courir des bordées.
La voile latine fut donc hissée au mât de la pirogue. Benito prit la barre, et l'on déborda, après qu'un dernier geste de Lina eut recommandé à Fragoso de faire bonne garde.
Il suffisait de suivre le littoral sud du lac pour atteindre Ega. Deux heures après, la pirogue arrivait au port de cette ancienne Mission, autrefois fondée par les carmélites, qui devint une ville en 1759, et que le général Gama fit définitivement rentrer sous la domination brésilienne. Les passagers débarquèrent sur une grève plate, près de laquelle venaient se ranger, non seulement les embarcations du pays, mais aussi quelques-unes de ces petites goélettes, qui vont faire le cabotage sur le littoral de l'Atlantique.
Ce fut d'abord un sujet d'étonnement pour les deux jeunes filles, lorsqu'elles entrèrent dans Ega.
«Ah! la grande ville! s'écria Minha.
—Que de maisons! que de monde! répliquait Lina, dont les yeux s'agrandissaient encore pour mieux voir.
—Je le crois bien, répondit Benito en riant, plus de quinze cents habitants, au moins deux cents maisons, dont quelques-unes ont un étage, et deux ou trois rues, de véritables rues, qui les séparent!
—Mon cher Manoel, dit Minha, défendez-nous contre mon frère! Il se moque de nous, parce qu'il a déjà visité de plus belles villes dans la province des Amazones et du Para!
—Eh bien, il se moquera aussi de sa mère, ajouta Yaquita, parce que j'avoue que je n'avais jamais rien vu de pareil!
—Alors, prenez garde, ma mère et ma soeur, reprit Benito, car vous allez tomber en extase, quand vous serez à Manao, et vous vous évanouirez, lorsque vous arriverez à Bélem!
—Ne crains rien! répondit en souriant Manoel. Ces dames auront été peu à peu préparées à ces grandes admirations, en visitant les premières cités du Haut-Amazone.
—Comment, vous aussi, Manoel, dit Minha, vous parlez comme mon frère? Vous vous moquez?…
—Non, Minha! je vous jure…
—Laissons rire ces messieurs, répondit Lina, et regardons bien, ma chère maîtresse, car cela est très beau!»
Très beau! Une agglomération de maisons, bâties en terre ou blanchies à la chaux, et pour la plupart, couvertes de chaume ou de feuilles de palmiers, quelques-unes, il est vrai, construites en pierres ou en bois, avec des vérandas, des portes et des volets peints d'un vert cru au milieu d'un petit verger plein d'orangers en fleur. Mais il y avait deux on trois bâtiments civils, une caserne et une église, dédiée à sainte Thérèse, qui était une cathédrale près de la modeste chapelle d'Iquitos.
Puis, en se retournant vers le lac, on saisissait du regard un joli panorama encadré dans une bordure de cocotiers et d'assaïs, qui se terminait aux premières eaux de la nappe liquide, et au-delà, à trois lieues de l'autre côté, le pittoresque village de Nogueira montrait ses quelques maisonnettes perdues dans le massif des vieux oliviers de sa grève.
Mais, pour ces deux jeunes filles, il y eut une autre cause d'émerveillement,—émerveillement tout féminin, d'ailleurs: ce furent les modes des élégantes Egiennes, non pas l'habillement assez primitif encore des indigènes du beau sexe, Omaas ou Muras converties, mais le costume des vraies Brésiliennes! Oui, les femmes, les filles des fonctionnaires on des principaux négociants de la ville portaient prétentieusement des toilettes parisiennes, passablement arriérées, et cela, à cinq cents lieues de Para, qui est lui-même à plusieurs milliers de milles de Paris.
«Mais voyez donc, regardez donc, maîtresse, ces belles dames dans leurs belles robes!
Lina en deviendra folle! s'écria Benito.
—Ces toilettes, si elles étaient bien portées, répondit Minha, ne seraient peut-être pas aussi ridicules!
—Ma chère Minha, dit Manoel, avec votre simple robe de cotonnade, votre chapeau de paille, croyez bien que vous êtes mieux habillée que toutes ces Brésiliennes, coiffées de toques et drapées de jupes à volants, qui ne sont ni de leur pays ni de leur race!
—Si je vous plais ainsi, répondit la jeune fille, je n'ai rien à envier à personne!»
Mais, enfin, on était venu pour voir. On se promena donc dans les rues, qui comptaient plus d'échoppes que de magasins; on flâna sur la place, rendez-vous des élégants et des élégantes, qui étouffaient sous leurs vêtements européens; on déjeuna même dans un hôtel,—c'était à peine une auberge—, dont la cuisine fit sensiblement regretter l'excellent ordinaire de la jangada.
Après le dîner, dans lequel figura uniquement de la chair de tortue, diversement accommodée, la famille Garral vint une dernière fois admirer les bords du lac, que le soleil couchant dorait de ses rayons; puis, elle regagna la pirogue, un peu désillusionnée, peut-être, sur les magnificences d'une ville qu'une heure eût suffi à visiter, un peu fatiguée aussi de sa promenade à travers ces rues échauffées, qui ne valaient pas les sentiers ombreux d'Iquitos. Il n'était pas jusqu'à la curieuse Lina elle-même, dont l'enthousiasme n'eût quelque peu baissé.
Chacun reprit sa place dans la pirogue. Le vent s'était maintenu au nord-ouest et fraîchissait avec le soir. La voile fut hissée. On refit la route du matin sur ce lac alimenté par le rio Teffé aux eaux noires, qui, suivant les Indiens, serait navigable vers le sud-ouest pendant quarante jours de marche. À huit heures du soir, la pirogue avait rallié le lieu du mouillage et accostait la jangada.
Dès que Lina put prendre Fragoso à l'écart:
«Avez-vous vu quelque chose de suspect, monsieur Fragoso? lui demanda-t-elle.
—Rien, mademoiselle Lina, répondit Fragoso. Torrès n'a guère quitté sa cabine où il a lu et écrit.
—Il n'est pas entré dans la maison, dans la salle à manger, comme je le craignais?
—Non, tout le temps qu'il a été hors de sa cabine, il s'est promené sur l'avant de la jangada.
—Et que faisait-il?
—Il tenait à la main un vieux papier qu'il semblait consulter avec attention, et marmottait je ne sais quels mots incompréhensibles!
—Tout cela n'est peut-être pas aussi indifférent que vous le croyez, monsieur Fragoso! Ces lectures, ces écritures, ces vieux papiers, cela peut avoir son intérêt! Ce n'est ni un professeur, ni un homme de loi, ce liseur et cet écrivain!
—Vous avez bien raison!
—Veillons encore, monsieur Fragoso.
—Veillons toujours, mademoiselle Lina», répondit Fragoso. Le lendemain, 27 juillet, dès le lever du jour, Benito donnait au pilote le signal du départ.
À travers l'entre-deux des îles qui émergent de la baie d'Arenapo, l'embouchure du Japura, large de six mille six cents pieds, fut un instant visible. Ce grand affluent se déverse par huit bouches dans l'Amazone, comme s'il se jetait dans quelque océan ou quelque golfe. Mais ses eaux venaient de loin, et c'étaient les montagnes de la république de l'Équateur qui les envoyaient dans un cours que des chutes n'arrêtent qu'à deux cent dix lieues de son confluent.
Toute cette journée fut employée à descendre jusqu'à l'île Yapura, après laquelle le fleuve, moins encombré, rendit la dérive plus facile. Le courant, peu rapide en somme, permettait d'ailleurs d'éviter assez facilement ces îlots, et il n'y eut jamais ni choc ni échouage.
Le lendemain, la jangada côtoya de vastes grèves, formées de hautes dunes très accidentées, qui servent de barrage à des pâturages immenses, dans lesquels on pourrait élever et nourrir les bestiaux de toute l'Europe. Ces grèves sont regardées comme les plus riches en tortues qui soient dans le bassin du Haut-Amazone.
Le 29 juillet au soir, on s'amarra solidement à l'île de Catua, afin d'y passer la nuit, qui menaçait d'être très sombre. Sur cette île, tant que le soleil demeura au-dessus de l'horizon, apparut une troupe d'Indiens Muras, reste de cette ancienne et puissante tribu, qui, entre le Teffé et le Madeira, occupait autrefois plus de cent lieues riveraines du fleuve.
Ces indigènes, allant et venant, observèrent le train flottant, maintenant immobile. Ils étaient là une centaine armés de sarbacanes formées d'un roseau spécial à ces parages, et que renforce extérieurement un étui fait avec la tige d'un palmier nain dont on a enlevé la moelle.
Joam Garral laissa un instant le travail qui lui prenait tout son temps, pour recommander de bien veiller et de ne point provoquer ces indigènes. En effet, la partie n'eût pas été égale. Les Muras ont une remarquable adresse pour lancer jusqu'à une distance de trois cents pas, avec leurs sarbacanes, des flèches qui font d'incurables blessures. C'est que ces flèches, tirées d'une feuille du palmier «coucourite», empennées de coton, longues de neuf à dix pouces, pointues comme une aiguille, sont empoisonnées avec le «curare».
Le curare ou «wourah», cette liqueur «qui tue tout bas», disent les Indiens, est préparée avec le suc d'une sorte d'euphorbiacée et le jus d'une strychnos bulbeuse, sans compter la pâte de fourmis venimeuses et les crochets de serpents, venimeux aussi, qu'on y mélange.
«C'est vraiment là un terrible poison, dit Manoel. Il attaque directement dans le système nerveux ceux des nerfs par lesquels se font les mouvements soumis à la volonté. Mais le coeur n'est pas atteint, et il ne cesse de battre jusqu'à l'extinction des fonctions vitales. Et pourtant, contre cet empoisonnement, qui commence par l'engourdissement des membres, on ne connaît pas d'antidote!»
Très heureusement, ces Muras ne firent pas de démonstrations hostiles, bien qu'ils aient pour les blancs une haine prononcée. Ils n'ont plus, il est vrai, la valeur de leurs ancêtres.
À la nuit tombante, une flûte à cinq trous fit entendre derrière les arbres de l'île quelques chants en mode mineur. Une autre flûte lui répondit. Cet échange de phrases musicales dura pendant deux ou trois minutes, et les Muras disparurent.
Fragoso, dans un moment de bonne humeur, avait tenté de leur répondre par une chanson de sa façon; mais Lina s'était trouvée là fort à propos pour lui mettre la main sur la bouche et l'empêcher de montrer ses petits talents de chanteur, qu'il prodiguait volontiers.
Le 2 août, à trois heures du soir, la jangada arrivait, à vingt lieues de là, à l'entrée de ce lac Apoara, qui alimente de ses eaux noires le rio du même nom, et deux jours après, vers cinq heures, elle s'arrêtait à l'entrée du lac Coary.
Ce lac est un des plus grands qui soient en communication avec l'Amazone, et il sert de réservoir à différents rios. Cinq ou six affluents s'y jettent, s'y emmagasinent, s'y mélangent, et un étroit furo les déverse dans la principale artère.
Après avoir entrevu les hauteurs du hameau de Tahua-Miri, monté sur ses pilotis, comme sur des échasses, pour se garder contre l'inondation des crues qui envahissent souvent ces basses grèves, la jangada s'amarra, afin de passer la nuit.
La halte se fit en vue du village de Coary, une douzaine de maisons assez délabrées, bâties au milieu d'épais massifs d'orangers et de calebassiers. Rien de plus changeant que l'aspect de ce hameau, suivant que, par suite de l'élévation ou de l'abaissement des eaux, le lac présente une vaste étendue liquide, ou se réduit à un étroit canal, qui n'a même plus assez de profondeur pour communiquer avec l'Amazone.
Le lendemain matin, 5 août, on repartit dès l'aube, on passa devant le canal de Yucura, qui appartient à ce système si enchevêtré des lacs et des furos du rio Zapura, et, le 6 août au matin, on arriva à l'entrée du lac de Miana.
Aucun incident nouveau ne s'était produit dans la vie du bord, qui s'accomplissait avec une régularité presque méthodique.
Fragoso, toujours poussé par Lina, ne cessait de surveiller Torrès. Plusieurs fois, il essaya de le faire parler sur sa vie passée; mais l'aventurier éludait toute conversation à ce sujet, et finit même par se tenir dans une extrême réserve avec le barbier.
Quant à ses rapports avec la famille Garral, ils étaient toujours les mêmes. S'il parlait peu à Joam, il s'adressait plus volontiers à Yaquita et à sa fille, sans paraître remarquer l'évidente froideur qui l'accueillait. Toutes deux se disaient, d'ailleurs, qu'après l'arrivée de la jangada à Manao, Torrès les quitterait et qu'on n'entendrait plus parler de lui. En cela, Yaquita suivait les conseils du padre Passanha, qui l'exhortait à prendre patience; mais le bon père avait un peu plus de mal avec Manoel, très disposé à remettre sérieusement à sa place l'intrus, malencontreusement embarqué sur la jangada.
Le seul fait qui se passa dans cette soirée fut celui-ci:
Une pirogue, qui descendait le fleuve, accosta la jangada, après une invitation qui lui fut adressée par Joam Garral.
«Tu vas à Manao? demanda-t-il à l'Indien, qui montait et dirigeait la pirogue.
—Oui, répondit l'Indien.
—Tu y seras?…
—Dans huit jours.
Alors tu y arriveras bien avant nous. Veux-tu te charger de remettre une lettre à son adresse?
—Volontiers.
—Prends donc cette lettre, mon ami, et porte-la à Manao.»
L'Indien prit la lettre que lui présentait Joam Garral, et une poignée de reis fut le prix de la commission qu'il s'engageait à faire.
Aucun des membres de la famille, alors retirés dans l'habitation, n'eut connaissance de ce fait. Seul, Torrès en fut témoin. Il entendit même les quelques mots échangés entre Joam Garral et l'Indien, et, à sa physionomie qui se rembrunit, il était facile de voir que l'envoi de cette lettre ne laissait pas que de le surprendre.
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME UNE ATTAQUE
Cependant, si Manoel ne disait rien, pour ne pas provoquer quelque scène violente à bord, le lendemain, il eut la pensée de s'expliquer avec Benito au sujet de Torrès.
«Benito, lui dit-il, après l'avoir emmené à l'avant de la jangada, j'ai à te parler.»
Benito, si souriant d'ordinaire, s'arrêta en regardant Manoel, et tout son visage s'assombrit.
«Je sais pourquoi, dit-il. Il s'agit de Torrès?
—Oui, Benito!
—Eh bien, moi aussi, j'ai à te parler de lui, Manoel.
—Tu as donc remarqué ses assiduités près de Minha! dit Manoel en pâlissant.
—Ah! ce n'est pas un sentiment de jalousie qui t'anime contre un pareil homme? dit vivement Benito.
—Non, certes! répondit Manoel. Dieu me garde de faire une telle injure à la jeune fille qui va devenir ma femme! Non, Benito! Elle a cet aventurier en horreur! Ce n'est donc de rien de pareil qu'il s'agit, mais il me répugne de voir cet aventurier s'imposer continuellement par sa présence, par son insistance, à ta mère et à ta soeur, et chercher à s'introduire dans l'intimité de ta famille, qui est déjà la mienne!
—Manoel, répondit gravement Benito, je partage ta répulsion pour ce douteux personnage, et, si je n'avais consulté que mon sentiment, j'aurais déjà chassé Torrès de la jangada! Mais je n'ai pas osé!
—Tu n'as pas osé? répliqua Manoel, en saisissant la main de son ami. Tu n'as pas osé!…
—Écoute-moi, Manoel, reprit Benito. Tu as bien observé Torrès, n'est-ce pas? Tu as remarqué son empressement près de ma soeur! Rien de plus vrai! Mais, pendant que tu voyais cela, tu ne voyais pas que cet homme inquiétant ne perd mon père des yeux ni de loin ni de près, et qu'il semble avoir comme une arrière-pensée haineuse en le regardant avec une obstination inexplicable!
—Que dis-tu là, Benito? Aurais-tu des raisons de penser que
Torrès en veut à Joam Garral?
—Aucune… Je ne pense rien! répondit Benito. Ce n'est qu'un pressentiment! Mais observe bien Torrès, étudie avec soin sa physionomie, et tu verras quel mauvais sourire il a, lorsque mon père vient à passer à la portée de son regard!
—Eh bien, s'écria Manoel, s'il en est ainsi, Benito, raison de plus pour le chasser!
—Raison de plus… ou raison de moins … répondit le jeune homme. Manoel… je crains… Quoi? … Je ne sais… Mais obliger mon père à congédier Torrès… cela peut être imprudent! Je te le répète… j'ai peur, sans qu'aucun fait positif me permette de m'expliquer à moi-même cette peur!»
Une sorte de frémissement de colère agitait Benito pendant qu'il parlait ainsi. «Alors, dit Manoel, tu crois qu'il faut attendre?
—Oui… attendre, avant de prendre un parti, mais surtout, nous tenir sur nos gardes!
—Après tout, répondit Manoel, dans une vingtaine de jours, nous serons arrivés à Manao. C'est là que doit s'arrêter Torrès. C'est donc là qu'il nous quittera, et nous serons pour toujours débarrassés de sa présence! Jusque-là, ayons l'oeil sur lui!
—Tu me comprends, Manoel, répondit Benito.
—Je te comprends, mon ami, mon frère! reprit Manoel, bien que je ne partage pas, bien que je ne puisse partager toutes tes craintes! Quel lien pourrait-il exister entre ton père et cet aventurier? Évidemment ton père ne l'a jamais vu!
—Je ne dis pas que mon père connaisse Torrès, répondit Benito, mais oui!… il me semble que Torrès connaît mon père!… Que faisait-il, cet homme, aux environs de la fazenda, lorsque nous l'avons rencontré dans la forêt d'Iquitos? Pourquoi a-t-il refusé dès lors l'hospitalité que nous lui offrions, pour s'arranger ensuite de façon à devenir presque forcément notre compagnon de voyage? Nous arrivons à Tabatinga et il s'y trouve comme s'il nous attendait! Le hasard est-il pour tout dans ces rencontres, ou serait-ce la suite d'un plan préconçu? Devant le regard à la fois fuyant et obstiné de Torrès, tout cela me revient à l'esprit!… Je ne sais… je me perds dans ces choses inexplicables! Ah! pourquoi ai-je eu cette idée de lui offrir de s'embarquer sur notre jangada!
—Calme-toi, Benito… je t'en prie!
—Manoel! s'écria Benito, qui semblait ne pouvoir plus se contenir, crois-tu donc que, s'il ne s'agissait que de moi, cet homme, qui ne nous inspire que répulsion et dégoût, j'aurais hésité à le jeter par-dessus bord! Mais, si, en effet, c'est de mon père qu'il s'agit, je crains, en cédant à mes impressions, d'aller contre mon but! Quelque chose me dit qu'avec cet être tortueux, il peut y avoir péril à agir avant qu'un fait nous en ait donné le droit… le droit et le devoir!… En somme, sur la jangada, nous l'avons sous la main, et, en faisant tous deux bonne garde autour de mon père, nous ne pouvons pas manquer, si sûr que soit son jeu, de le forcer à se démasquer, à se trahir! Donc, attendons encore!»
L'arrivée de Torrès sur l'avant de la jangada interrompit la conversation des deux jeunes gens. Torrès les regarda en dessous, mais il ne leur adressa pas la parole.
Benito ne se trompait pas, lorsqu'il disait que les yeux de l'aventurier étaient attachés à la personne de Joam Garral, toutes les fois qu'il ne se sentait pas observé.
Non! il ne se trompait pas, lorsqu'il affirmait que la figure de
Torrès devenait sinistre en regardant son père!
Par quel mystérieux lien, de ces deux hommes, l'un, la noblesse même, pouvait-il,—sans le savoir, cela était clair—, être lié à l'autre?
La situation étant donnée, il était certes difficile que Torrès, maintenant surveillé tout à la fois par les deux jeunes gens, par Fragoso et Lina, pût faire un mouvement qui ne serait pas sur-le-champ réprimé. Peut-être le comprit-il. En tout cas, il ne le laissa pas voir et ne changea rien à sa manière d'être.
Satisfaits de s'être expliqués, Manoel et Benito se promirent de le garder à vue, sans rien faire qui pût mettre son attention en éveil.
Pendant les jours suivants, la jangada dépassa l'entrée des furos Camara, Aru, Yuripari, de la rive droite, dont les eaux, au lieu de se déverser dans l'Amazone, vont, au sud, alimenter le rio des Purus et reviennent par lui au grand fleuve. Le 10 août, à cinq heures du soir, on faisait escale à l'île des Cocos.
Là se trouvait un établissement de séringuaire. Ce nom est celui du fabricant de caoutchouc, tiré du «seringueira», arbre dont le nom scientifique est «siphonia elastica».
On dit que, par négligence ou mauvaise exploitation, le nombre de ces arbres diminue dans le bassin de l'Amazone; mais les forêts de seringueiras soit encore très considérables sur les bords du Madeira, du Purus et autres affluents du fleuve.
Ils étaient là une vingtaine d'Indiens, récoltant et manipulant le caoutchouc, opération qui se fait plus spécialement pendant les mois de mai, juin et juillet.
Après avoir reconnu que les arbres, bien préparés par les crues du fleuve qui avaient inondé leurs tiges à une hauteur de quatre pieds environ, se trouvaient dans de bonnes conditions pour la récolte, les Indiens s'étaient mis à la besogne.
Incisions faites dans l'aubier des seringueiras, ils avaient attaché au-dessous de la plaie de petits pots que vingt-quatre heures devaient suffire à remplir d'un suc laiteux, qu'on peut aussi récolter au moyen d'un bambou creux et d'un récipient placé au pied de l'arbre.
Ce suc recueilli, afin d'empêcher l'isolement de ses particules résineuses, les Indiens le soumettent à une fumigation sur un feu de noix de palmier assaï. En étalant le suc sur une pelle de bois qu'on agite dans la fumée, on produit presque instantanément sa coagulation; il revêt une teinte grise jaunâtre et se solidifie. Les couches qui se forment successivement sont alors détachées de la pelle; on les expose au soleil, elles se durcissent encore et prennent la couleur brune que l'on connaît. À cet instant, la fabrication est achevée.
Benito, trouvant l'occasion excellente, acheta à ces Indiens toute la quantité de caoutchouc emmagasinée dans leurs cabanes, qui sont élevées sur pilotis. Le prix qu'il leur en donna était suffisamment rémunérateur, et ils se montrèrent fort satisfaits.
Quatre jours plus tard, le 14 août, la jangada passait devant les bouches du Purus.
C'est encore un des grands tributaires de droite de l'Amazone, et il paraît offrir plus de cinq cents lieues de cours navigable, même à de forts bâtiments. Il s'enfonce dans le sud-ouest et mesure près de quatre mille pieds à son embouchure. Après avoir coulé sous l'ombrage des ficus, des tahuaris, des palmiers «nipas», des cécropias, c'est véritablement par cinq bras qu'il se jette dans l'Amazone[12].
En cet endroit, le pilote Araujo pouvait manoeuvrer avec une grande aisance. Le cours du fleuve était moins obstrué d'îles, et, en outre, sa largeur, d'une rive à l'autre, pouvait être estimée à deux lieues au moins.
Aussi le courant entraînait-il plus uniformément la jangada, qui, le 18 août, s'arrêtait devant le village de Pesquero, pour y passer la nuit.
Le soleil était déjà très bas sur l'horizon, et, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes, il allait tomber presque perpendiculairement, comme un énorme bolide. La nuit devait succéder au jour presque sans crépuscule, comme ces nuits de théâtre que l'on fait en baissant brusquement la rampe.
Joam Garral et sa femme, Lina et la vieille Cybèle étaient devant l'habitation.
Torrès, après avoir un instant tourné autour de Joam Garral, comme s'il voulait lui parler en particulier, gêné peut-être par l'arrivée du padre Passanha qui venait souhaiter le bonsoir à la famille, était enfin rentré dans sa cabine.
Les Indiens et les noirs, étendus le long du bord, se tenaient à leur poste de manoeuvre. Araujo, assis à l'avant, étudiait le courant, dont le fil s'allongeait dans une direction rectiligne.
Manoel et Benito, l'oeil ouvert, mais causant et fumant d'un air indifférent, se promenaient sur la partie centrale de la jangada en attendant l'heure du repos.
Tout à coup, Manoel arrêta Benito de la main et lui dit:
«Quelle singulière odeur? Est-ce que je me trompe? Ne sens-tu pas?… On dirait vraiment…
On dirait une odeur de musc échauffé! répondit Benito. Il doit y avoir des caïmans endormis sur la grève voisine!
—Eh bien! la nature a sagement fait en permettant qu'ils se trahissent ainsi!
—Oui, dit Benito, cela est heureux, car ce sont des animaux assez redoutables.»
Le plus souvent, à la tombée du jour, ces sauriens aiment à s'étendre sur les plages, où ils s'installent plus commodément pour passer la nuit. Là, blottis à l'orifice de trous dans lesquels ils sont entrés à reculons, ils dorment la bouche ouverte et la mâchoire supérieure dressée verticalement, à moins qu'ils n'attendent ou ne guettent une proie. Se précipiter pour l'atteindre, soit en nageant sous les eaux avec leur queue pour tout moteur, soit en courant sur les grèves avec une rapidité que l'homme ne peut égaler, ce n'est qu'un jeu pour ces amphibies.
C'est là, sur ces vastes grèves, que les caïmans naissent, vivent et meurent, non sans avoir donné des exemples d'une extraordinaire longévité. Non seulement les vieux, les centenaires, se reconnaissent à la mousse verdâtre qui tapisse leur carapace et aux verrues dont elle est semée, mais aussi à leur férocité naturelle qui s'accroît avec l'âge. Ainsi que l'avait dit Benito, ces animaux peuvent être redoutables, et il convient de se mettre en garde contre leurs attaques.
Tout à coup, ces cris se font entendre vers l'avant:
«Caïmans! caïmans!»
Manoel et Benito se redressent et regardent.
Trois gros sauriens, longs de quinze à vingt pieds, étaient parvenus à se hisser sur la plate-forme de la jangada. «Aux fusils! aux fusils! cria Benito, en faisant signe aux Indiens et aux noirs de revenir en arrière.
À la maison! répondit Manoel. C'est plus pressé!
Et, en effet, comme il ne fallait pas essayer de lutter directement, le mieux était de se mettre à l'abri tout d'abord.
Ce fut fait en un instant. La famille Garral s'était réfugiée dans la maison, où les deux jeunes gens la rejoignirent. Les Indiens et les noirs avaient regagné leurs carbets et leurs cases.
Au moment de refermer la porte de la maison:
«Et Minha? dit Manoel.
Elle n'est pas là! répondit Lina, qui venait de courir à la chambre de sa maîtresse.
—Grand Dieu! Où est-elle?» s'écria sa mère.
Et tous d'appeler à la fois: «Minha! Minha!» Pas de réponse. «Elle est donc à l'avant de la jangada? dit Benito.
—Minha!» cria Manoel.
Les deux jeunes gens, Fragoso, Joam Garral, ne songeant plus au danger, se jetèrent hors de la maison, des fusils à la main.
À peine étaient-ils au dehors, que deux des caïmans, faisant demi-tour, couraient sur eux.
Une chevrotine dans la tête, près de l'oeil, tirée par Benito, arrêta l'un de ces monstres, qui, mortellement frappé, se débattit avec de violentes convulsions et retomba sur le flanc.
Mais déjà le second était là, il se jetait en avant, et il n'y avait plus moyen de l'éviter.
En effet, l'énorme caïman s'était précipité à la rencontre de Joam Garral, et, après l'avoir renversé d'un coup de queue, il revenait sur lui, les mâchoires ouvertes.
À ce moment, Torrès, s'élançant hors de sa cabine, une hache à la main, en porta un si heureux coup, que le tranchant entra dans la mâchoire du caïman et y resta enfoncé, sans qu'il pût s'en défaire. Aveuglé par le sang, l'animal se lança de côté, et, volontairement ou non, il retomba et se perdit dans le fleuve.
«Minha! Minha!» criait toujours Manoel, éperdu, qui avait gagné l'avant de la jangada.
Tout à coup, la jeune fille apparut. Elle s'était d'abord réfugiée dans la cabane d'Araujo; mais cette cabane venait d'être renversée par la poussée puissante du troisième caïman, et maintenant Minha fuyait vers l'arrière, poursuivie par ce monstre, qui n'était pas à six pieds d'elle.
Minha tomba.
Une deuxième balle, ajustée par Benito, ne put arrêter le caïman! Elle ne frappa que la carapace de l'animal, dont les écailles volèrent en éclats, sans avoir été pénétrée.
Manoel s'élança vers la jeune fille pour la relever, l'emporter, l'arracher à la mort!… Un coup de queue, lancé latéralement par l'animal, le renversa à son tour.
Minha, évanouie, était perdue, et déjà la bouche du caïman s'ouvrait pour la broyer!…
Ce fut alors que Fragoso, bondissant sur l'animal, lui plongea un couteau jusqu'au fond de la gorge, au risque d'avoir le bras coupé par les deux mâchoires, si elles se refermaient brusquement.
Fragoso put retirer son bras à temps; mais il ne put éviter le choc du caïman, et il fut entraîné dans le fleuve, dont les eaux devinrent rouges sur un large espace.
«Fragoso! Fragoso!» avait crié Lina, qui venait de s'agenouiller sur le bord de la jangada.
Un instant après, Fragoso reparaissait à la surface de l'Amazone… Il était sain et sauf.
Mais, au péril de sa vie, il avait sauvé la jeune fille, qui revenait à elle, et comme, de toutes ces mains que lui tendaient Manoel, Yaquita, Minha, Lina, Fragoso ne savait à laquelle répondre, il finit par presser celle de la jeune mulâtresse.
Cependant, si Fragoso avait sauvé Minha, c'était certainement à l'intervention de Torrès que Joam Garral devait son salut.
Ce n'était donc pas à la vie du fazender qu'il en voulait, cet aventurier. Devant ce fait évident, il fallait bien l'admettre.
Manoel interpella tout bas Benito.
«C'est vrai» répondit Benito embarrassé, tu as raison, et, dans ce sens, c'est un cruel souci de moins! Et cependant, Manoel, mes soupçons subsistent toujours! On peut être le pire ennemi d'un homme, tout en ne voulant pas sa mort!»
Cependant Joam Garral s'était approché de Torrès. «Merci, Torrès», dit-il en lui tendant la main.
L'aventurier fit quelques pas en arrière sans rien répondre.
«Torrès, reprit Joam Garral, je regrette que vous arriviez au terme de votre voyage, et que nous devions nous séparer dans quelques jours! Je vous dois…
Joam Garral, répondit Torrès, vous ne me devez rien! Votre vie m'était précieuse entre toutes! Mais, si vous le permettez… j'ai réfléchi… au lieu de m'arrêter à Manao, je descendrai jusqu'à Bélem.—Voulez-vous m'y conduire?»
Joam Garral répondit par un signe affirmatif.
En entendant cette demande, Benito, dans un mouvement irréfléchi, fut sur le point d'intervenir; mais Manoel l'arrêta, et le jeune homme se contint, non sans un violent effort.
CHAPITRE DIX-HUITIÈME LE DÎNER D'ARRIVÉE
Le lendemain, après une nuit qui avait à peine suffi à calmer tant d'émotions, on se démarra de cette plage aux caïmans et l'on repartit. Avant cinq jours, si rien ne contrariait sa marche, la jangada devait avoir touché au port de Manao.
La jeune fille était maintenant tout à fait remise de sa frayeur; ses yeux et son sourire remerciaient à la fois tous ceux qui avaient risqué leur vie pour elle.
Quant à Lina, il semblait qu'elle fût plus reconnaissante envers le courageux Fragoso que si c'eût été elle qu'il eût sauvée!
«Je vous revaudrai cela tôt ou tard, monsieur Fragoso! dit-elle en lui souriant.
—Et comment, mademoiselle Lina?
—Oh! vous le savez bien!
Alors, si je le sais, que ce soit tôt et non tard!» répondit l'aimable garçon.
Et, de ce jour, il fut bien entendu que la charmante Lina était la fiancée de Fragoso, que leur mariage s'accomplirait en même temps que celui de Minha et de Manoel, et que le nouveau couple resterait à Bélem près des jeunes mariés.
«Voilà qui est bien, répétait sans cesse Fragoso, mais je n'aurais jamais cru que le Para fût si loin!»
Quant à Manoel et à Benito, ils avaient eu une longue conversation au sujet de ce qui s'était passé. Il ne pouvait plus être question d'obtenir de Joam Garral le congédiement de son sauveur.
«Votre vie m'était précieuse entre toutes», avait dit Torrès.
Cette réponse, à la fois hyperbolique et énigmatique, qui était échappée à l'aventurier, Benito l'avait entendue et retenue.
Provisoirement, les deux jeunes gens ne pouvaient donc rien. Plus que jamais, ils en étaient réduits à attendre,—à attendre non plus quatre ou cinq jours, mais sept ou huit semaines encore, c'est-à-dire tout le temps qu'il faudrait à la jangada pour descendre jusqu'à Bélem.
«Il y a dans tout cela je ne sais quel mystère que je ne puis comprendre! dit Benito.
Oui, mais nous sommes rassurés sur un point, répondit Manoel. Il est bien certain, Benito, que Torrès n'en veut pas à la vie de ton père. Pour le surplus, nous veillerons encore!»
Du reste, il sembla qu'à partir de ce jour Torrès voulût se montrer plus réservé. Il ne chercha aucunement à s'imposer à la famille et fut même moins assidu près de Minha. Il se fit donc une détente dans cette situation, dont tous, sauf Joam Garral peut-être, sentaient la gravité.
Le soir du même jour, on laissa sur la droite du fleuve l'île Baroso, formée par un furo de ce nom, et le lac Manaoari, qui est alimenté par une série confuse de petits tributaires.
La nuit se passa sans incidents, mais Joam Garral avait recommandé de veiller avec grand soin.
Le lendemain, 20 août, le pilote, qui tenait à suivre d'assez près la rive droite à cause des capricieux remous de gauche, s'engagea entre la berge et les îles.
Au-delà de cette berge, le territoire était semé de lacs grands et petits, tels que le Calderon, le Huarandeina, et quelques autres lagons à eaux noires. Ce système hydrographique marquait l'approche du rio Negro, le plus remarquable de tous les affluents de l'Amazone. En réalité, c'était encore le nom de Solimoës que portait le grand fleuve; mais, après l'embouchure du rio Negro, il allait prendre celui qui l'a rendu célèbre entre tous les cours d'eau du monde.
Pendant cette journée, la jangada eut à naviguer dans des conditions fort curieuses.
Le bras, suivi par le pilote entre l'île Calderon et la terre, était fort étroit, bien qu'il parût assez large. Cela tenait à ce qu'une grande partie de l'île, peu élevée au-dessus du niveau moyen, était encore recouverte par les hautes eaux de la crue.
De chaque côté étaient massées des forêts d'arbres géants, dont les cimes s'étageaient à cinquante pieds au-dessus du sol, et, se rejoignant d'une rive à l'autre, formaient un immense berceau.
Sur la gauche, rien de plus pittoresque que cette forêt inondée, qui semblait avoir été plantée au milieu d'un lac. Les fûts des arbres sortaient d'une eau tranquille et pure, dans laquelle tout l'entrelacement de leurs rameaux se réfléchissait avec une incomparable pureté. Ils eussent été dressés au-dessus d'une immense glace, comme ces arbustes en miniature de certains surtouts de table que leur réflexion n'eût pas été plus parfaite. La différence entre l'image et la réalité n'aurait pu être établie. Doubles de grandeur, terminés en haut comme en bas par un vaste parasol de verdure, ils semblaient former deux hémisphères, dont la jangada paraissait suivre un des grands cercles à l'intérieur.
Il avait fallu, en effet, laisser le train de bois s'aventurer sous ces arceaux auxquels se brisait le léger courant du fleuve. Impossible de reculer. De là, obligation de manoeuvrer avec une extrême précision pour éviter les chocs de droite et de gauche.
En cela se montra toute l'habileté du pilote Araujo, qui fut d'ailleurs parfaitement secondé par son équipe. Les arbres de la forêt fournissaient de solides points d'appui aux longues gaffes, et la direction fut maintenue. Le moindre heurt, qui aurait pu faire venir la jangada en travers, eût provoqué un démolissement complet de l'énorme charpente, et causé la perte, sinon du personnel, du moins de la cargaison qu'elle portait.
«En vérité, c'est fort beau, dit Minha, et il nous serait fort agréable de toujours voyager de la sorte, sur cette eau si paisible, à l'abri des rayons du soleil!
—Ce serait à la fois agréable et dangereux, chère Minha, répondit Manoel. Dans une pirogue, il n'y aurait sans doute rien à craindre en naviguant ainsi; mais, sur un long train de bois, mieux vaut le cours libre et dégagé d'un fleuve.
—Avant deux heures, nous aurons entièrement traversé cette forêt, dit le pilote.
—Regardons bien alors! s'écria Lina. Toutes ces belles choses passent si vite! Ah! chère maîtresse, voyez-vous ces bandes de singes qui s'ébattent dans les hautes branches des arbres, et les oiseaux qui se mirent dans cette eau pure!
—Et les fleurs qui s'entrouvrent à la surface, répondit Minha, et que le courant berce comme une brise!
—Et ces longues lianes, qui sont capricieusement tendues d'un arbre à l'autre! ajouta la jeune mulâtresse.
—Et pas de Fragoso au bout! dit le fiancé de Lina. C'était pourtant une belle fleur que vous avez cueillie là dans la forêt d'Iquitos!
—Voyez-vous cette fleur unique au monde! répondit Lina en se moquant. Ah! maîtresse, regardez ces magnifiques plantes!»
Et Lina montrait des nympheas aux feuilles colossales, dont les fleurs portaient des boutons gros comme des noix de coco. Puis c'étaient, à l'endroit où se dessinaient les rives immergées, des paquets de ces roseaux «mucumus» à larges feuilles, dont les tiges élastiques peuvent s'écarter pour donner passage à une pirogue et se referment derrière elle. Il y avait là de quoi tenter un chasseur, car tout un monde d'oiseaux aquatiques voletait entre ces hautes touffes agitées par le courant.
Des ibis, posés dans une attitude épigraphique, sur quelque vieux tronc à demi renversé; des hérons gris, immobiles au bout d'une patte; de graves flamants, qui ressemblaient de loin à des ombrelles roses déployées dans le feuillage, et bien d'autres phénicoptères de toutes couleurs animaient ce marais provisoire.
Mais aussi, à fleur d'eau, se glissaient de longues et rapides couleuvres, peut-être quelques-uns de ces redoutables gymnotes, dont les décharges électriques, répétées coup sur coup, paralysent l'homme ou l'animal le plus robuste et finissent par le tuer.
Il fallait y prendre garde, et plus encore, peut-être, à ces serpents «sucurijus», qui, lovés au stipe de quelque arbre, se déroulent, se détendent, saisissent leur proie, l'étreignent sous leurs anneaux assez puissants pour broyer un boeuf. N'a-t-on pas rencontré dans les forêts amazoniennes de ces reptiles longs de trente à trente-cinq pieds, et même, au dire de M. Carrey, n'en existe-t-il pas dont la longueur atteint quarante-sept pieds et qui sont aussi gros qu'une barrique!
En vérité, un de ces sucurijus, lancé à la surface de la jangada, eût été aussi redoutable qu'un caïman!
Très heureusement, les passagers n'eurent à lutter ni contre les gymnotes ni contre les serpents, et le passage à travers la forêt inondée, qui dura deux heures environ, s'acheva sans accidents.
Trois jours s'écoulèrent. On approchait de Manao.
Vingt-quatre heures encore, et la jangada serait à l'embouchure du rio Negro, devant cette capitale de la province des Amazones.
En effet, le 23 août, à cinq heures du soir, elle s'arrêtait à la pointe septentrionale de l'île Muras, sur la rive droite du fleuve. Il n'y avait plus qu'à le traverser obliquement, Sur une distance de quelques milles, pour arriver au port. Mais le pilote Araujo ne voulut pas, avec raison, se hasarder ce jour-là, la nuit approchant. Les trois milles qui restaient à parcourir exigeraient trois heures de navigation, et, pour couper le cours du fleuve, il importait avant tout d'y voir clair.
Ce soir-là, le dîner, qui devait être le dernier de cette première partie du voyage, ne fut pas servi sans quelque cérémonie. La moitié du cours de l'Amazone franchi dans ces conditions, cela valait bien la peine que l'on fît un joyeux repas. Il fut convenu que l'on boirait «à la santé du fleuve des Amazones» quelques verres de cette généreuse liqueur que distillent les coteaux de Porto ou de Setubal.
En outre, ce serait comme le dîner de fiançailles de Fragoso et de la charmante Lina. Celui de Manoel et de Minha avait eu lieu à la fazenda d'Iquitos, quelques semaines auparavant. Après le jeune maître et la jeune maîtresse, c'était le tour de ce fidèle couple, auquel les attachaient tant de liens de reconnaissance!
Aussi, au milieu de cette honnête famille, Lina, qui devait rester au service de sa maîtresse, Fragoso, qui allait entrer au service de Manoel Valdez, s'assirent-ils à la table commune, et même à la place d'honneur, qui leur fut réservée.
Torrès assistait naturellement à ce dîner, digne de l'office et de la cuisine de la jangada.
L'aventurier, assis en face de Joam Garral, toujours taciturne, écouta ce qui se disait beaucoup plus qu'il ne prit part à la conversation. Benito, sans en avoir l'air, l'observait attentivement. Les regards de Torrès, constamment attachés sur son père, avaient un éclat singulier. On eût dit ceux d'un fauve, cherchant à fasciner sa proie, avant de se jeter sur elle.
Manoel, lui, causait le plus souvent avec la jeune fille.
Entre temps, ses yeux se portaient aussi sur Torrès; mais, en somme, mieux que Benito, il avait pris son parti d'une situation qui, si elle ne finissait pas à Manao, finirait certainement à Bélem.
Le dîner fut assez gai. Lina l'anima de sa bonne humeur, Fragoso de ses joyeuses reparties. Le padre Passanha regardait gaiement tout ce petit monde qu'il chérissait, et ces deux jeunes couples que sa main devait bientôt bénir dans les eaux du Para.
«Mangez bien, padre, dit Benito, qui finit par se mêler à la conversation générale, faites honneur à ce repas de fiançailles! Il vous faudra des forces pour célébrer tant de mariages à la fois!
—Eh! mon cher enfant, répondit le padre Passanha, trouve-nous une belle et honnête jeune fille qui veuille de toi, et tu verras si je ne suffirai pas à vous marier encore tous deux!
—Bien répondu! padre, s'écria Manoel. Buvons au prochain mariage de Benito!
—Nous lui chercherons à Bélem une jeune et belle fiancée, dit
Minha, et il faudra bien qu'il fasse comme tout le monde!
—Au mariage de monsieur Benito! dit Fragoso, qui aurait voulu que le monde entier convolât avec lui.
—Ils ont raison, mon fils, dit Yaquita. Moi aussi, je bois à ton mariage, et puisses-tu être heureux comme le seront Minha et Manoel, comme je l'ai été près de ton père!
—Comme vous le serez toujours, il faut l'espérer, dit alors Torrès en buvant un verre de Porto, sans avoir fait raison à personne. Chacun ici a son bonheur dans sa main!
On n'aurait pu dire pourquoi, mais ce souhait, venant de l'aventurier, fit une impression fâcheuse. Manoel sentit cela, et, voulant réagir contre ce sentiment:
«Voyons, padre, pendant que nous y sommes, est-ce qu'il n'y aurait pas encore quelques couples à fiancer sur la jangada?
—Je ne pense pas, répondit le padre Passanha… à moins que
Torrès… Vous n'êtes pas marié, je crois?
—Non, je suis et j'ai toujours été garçon!» Benito et Manoel crurent voir qu'en parlant ainsi, le regard de Torrès allait chercher celui de la jeune fille.
«Et qui vous empêcherait de vous marier? reprit le padre Passanha. À Bélem, vous pourriez trouver une femme dont l'âge serait en rapport avec le vôtre, et il vous serait peut-être possible de vous fixer dans la ville. Cela vaudrait mieux que cette vie errante dont vous n'avez pas tiré jusqu'ici grand avantage!
—Vous avez raison, padre, répondit Torrès. Je ne dis pas non! D'ailleurs, l'exemple est contagieux. À voir tous ces jeunes fiancés, cela met en appétit de mariage! Mais je suis absolument étranger à la ville de Bélem, et, à moins de circonstances particulières, cela peut rendre mon établissement plus difficile!
—D'où êtes-vous donc? demanda Fragoso, qui avait toujours cette arrière-pensée d'avoir déjà rencontré Torrès quelque part.
—De la province de Minas Geraës.
—Et vous êtes né?…
—Dans la capitale même de l'arrayal diamantin, à Tijuco.»
Qui eût regardé Joam Garral, en ce moment, aurait été épouvanté de la fixité de son regard, qui se croisait avec celui de Torrès.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME HISTOIRE ANCIENNE
Mais la conversation allait continuer avec Fragoso, qui reprit presque aussitôt en ces termes:
«Comment! vous êtes de Tijuco, de la capitale même du district des diamants?
—Oui! dit Torrès. Est-ce que vous-même, vous êtes originaire de cette province?
—Non! je suis des provinces du littoral de l'Atlantique, dans le nord du Brésil, répondit Fragoso.
Vous ne connaissez pas ce pays des diamants, monsieur Manoel? demanda Torrès.»
Un signe négatif du jeune homme fut toute sa réponse.
«Et vous, monsieur Benito, reprit Torrès en s'adressant au jeune Garral, qu'il voulait évidemment engager dans cette conversation, vous n'avez jamais eu la curiosité d'aller visiter l'arrayal diamantin?
Jamais, répondit sèchement Benito.
—Ah! j'aurais aimé à voir ce pays! s'écria Fragoso, qui, inconsciemment, faisait le jeu de Torrès. Il me semble que j'eusse fini par y trouver quelque diamant de grande valeur!
—Et qu'en auriez-vous fait de ce diamant de grande valeur,
Fragoso? demanda Lina.
—Je l'aurais vendu!
—Alors vous seriez riche maintenant?
—Très riche!
—Eh bien, si vous aviez été riche, il y a trois mois seulement, vous n'auriez jamais eu l'idée de… cette liane?
—Et si je ne l'avais pas eue, s'écria Fragoso, il ne serait pas venu une charmante petite femme qui… Allons, décidément, Dieu fait bien ce qu'il fait!
—Vous le voyez, Fragoso, répondit Minha, puisqu'il vous marie avec ma petite Lina! Diamant pour diamant, vous ne perdrez pas au change!
—Comment donc, mademoiselle Minha, s'écria galamment Fragoso, mais j'y gagne!» Torrès, sans doute, ne voulait pas laisser tomber ce sujet de conversation, car il reprit la parole:
«En vérité, dit-il, il y a eu à Tijuco des fortunes subites, qui ont dû faire tourner bien des têtes! N'avez-vous pas entendu parler de ce fameux diamant d'Abaete, dont la valeur a été estimée à plus de deux millions de cantos de reis[13]. Eh bien, ce sont les mines du Brésil qui l'ont produit, ce caillou qui pesait une once! Et ce sont trois condamnés,—oui! trois condamnés à un exil perpétuel—, qui le trouvèrent par hasard dans la rivière d'Abaete, à quatre-vingt-dix lieues du Serro do Frio!
Du coup, leur fortune fut faite? demanda Fragoso.
—Eh non! répondit Torrès. Le diamant fut remis au gouverneur général des mines. La valeur de la pierre ayant été reconnue, le roi Jean VI de Portugal la fit percer, et il la portait à son cou dans les grandes cérémonies. Quant aux condamnés, ils obtinrent leur grâce, mais ce fut tout, et de plus habiles auraient tiré de là de bonnes rentes!
—Vous sans doute? dit très sèchement Benito.
—Oui… moi!… Pourquoi pas? répondit Torrès. Est-ce que vous avez jamais visité le district diamantin? ajouta-t-il, en s'adressant à Joam Garral, cette fois.
Jamais, répondit Joam en regardant Torrès.
—Cela est regrettable, reprit celui-ci, et vous devriez faire un jour ce voyage. C'est fort curieux, je vous assure! Le district des diamants est une enclave dans le vaste empire du Brésil, quelque chose comme un parc de douze lieues de circonférence, et qui, par la nature du sol, sa végétation, ses terrains sablonneux enfermés dans un cirque de montagnes, est très différent de la province environnante. Mais, comme je vous l'ai dit, c'est l'endroit le plus riche du monde, puisque, de 1807 à 1817, la production annuelle a été de dix-huit mille carats[14] environ. Ah! il y avait de beaux coups à faire, non seulement pour les grimpeurs qui cherchaient la pierre précieuse jusque sur la cime des montagnes, mais aussi pour les contrebandiers qui la passaient en fraude! Maintenant, l'exploitation est moins aisée, et les deux mille noirs, employés au travail des mines par le gouvernement, sont obligés de détourner des cours d'eau pour en extraire le sable diamantin. Autrefois, c'était plus commode!
—En effet, répondit Fragoso, le bon temps est passé!
—Mais ce qui est resté facile, c'est de se procurer le diamant à la façon des malfaiteurs, je veux dire par le vol. Et tenez, vers 1826,—j'avais huit ans alors—, il se passa à Tijuco même un drame terrible, qui montre que les criminels ne reculent devant rien, quand ils veulent gagner toute une fortune par un coup d'audace! Mais cela ne vous intéresse pas sans doute…
—Au contraire, Torrès, continuez, répondit Joam Garral d'une voix singulièrement calme.
—Soit, reprit Torrès. Il s'agissait, cette fois, de voler des diamants, et une poignée de ces jolis cailloux-là dans la main, c'est un million, quelquefois deux!»
Et Torrès, dont la figure exprimait les plus vils sentiments de cupidité, fit, presque inconsciemment, le geste d'ouvrir et de fermer la main.
«Voici comment cela se passa, reprit-il. À Tijuco, l'habitude est d'expédier en une seule fois les diamants recueillis dans l'année. On les divise en deux lots, suivant leur grosseur, après les avoir séparés au moyen de douze tamis percés de trous différents. Ces lots sont enfermés dans des sacs et envoyés à Rio de Janeiro. Mais, comme ils ont une valeur de plusieurs millions, vous pensez qu'ils sont bien accompagnés. Un employé, choisi par l'intendant, quatre soldats à cheval du régiment de la province et dix hommes à pied forment le convoi. Ils se rendent d'abord à Villa-Rica, où le général commandant appose son cachet sur les sacs, et le convoi reprend sa route vers Rio de Janeiro. J'ajoute que, pour plus de précaution, le départ est toujours tenu secret. Or, en 1826, un jeune employé, nommé Dacosta, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, qui, depuis quelques années, travaillait à Tijuco dans les bureaux du gouverneur général, combina le coup suivant. Il s'entendit avec une troupe de contrebandiers et leur apprit le jour du départ du convoi. Des mesures furent prises par ces malfaiteurs, qui étaient nombreux et bien armés. Au-delà de Villa-Rica, pendant la nuit du 22 janvier, la bande tomba à l'improviste sur les soldats qui escortaient les diamants. Ceux-ci se défendirent courageusement; mais ils furent massacrés, à l'exception d'un seul, qui, bien que grièvement blessé, put s'échapper et rapporta la nouvelle de cet horrible attentat. L'employé qui les accompagnait n'avait pas été plus épargné que les soldats de l'escorte. Tombé sous les coups des malfaiteurs, il avait été entraîné et jeté sans doute dans quelque précipice, car son corps ne fut jamais retrouvé.
Et ce Dacosta? demanda Joam Garral.
—Eh bien, son crime ne lui profita pas. Par suite de différentes circonstances, les soupçons ne tardèrent pas à se porter sur lui. Il fut accusé d'avoir mené toute cette affaire. En vain prétendit-il qu'il était innocent. Grâce à sa situation, il était en mesure de connaître le jour où le départ du convoi devait s'effectuer. Lui seul avait pu prévenir la bande de malfaiteurs. Il fut accusé, arrêté, jugé, condamné à mort. Or, une pareille condamnation entraînait l'exécution dans les vingt-quatre heures.
—Ce malheureux fut-il exécuté? demanda Fragoso.
—Non, répondit Torrès. On l'avait enfermé dans la prison de Villa-Rica, et, pendant la nuit, quelques heures seulement avant l'exécution, soit qu'il eût agi seul, soit qu'il eût été aidé par plusieurs de ses complices, il parvint à s'échapper.
—Depuis, on n'a plus jamais entendu parler de cet homme? demanda
Joam Garral.
—Jamais! répondit Torrès. Il aura quitté le Brésil, et maintenant, sans doute, il mène joyeuse vie en pays lointain, avec le produit du vol qu'il aura su réaliser.
—Puisse-t-il avoir vécu misérablement, au contraire! répondit
Joam Garral.
—Et puisse Dieu lui avoir donné le remords de son crime!» ajouta le padre Passanha.
À ce moment, les convives s'étaient levés de table, et, le dîner achevé, tous sortirent pour aller respirer l'air du soir. Le soleil s'abaissait sur l'horizon, mais une heure devait s'écouler encore, avant que la nuit ne fût faite.
«Ces histoires-là ne sont pas gaies, dit Fragoso, et notre dîner de fiançailles avait mieux commencé!
—Mais c'est votre faute, monsieur Fragoso, répondit Lina.
—Comment, ma faute?
—Oui! c'est vous qui avez continué à parler de ce district et de ces diamants, dont nous n'avons que faire!
—C'est ma foi vrai! répondit Fragoso, mais je ne pensais pas que cela finirait de cette façon!
—Vous êtes donc le premier coupable!
—Et le premier puni, mademoiselle Lina, puisque je ne vous ai pas entendue rire au dessert!»
Toute la famille se dirigeait alors vers l'avant de la jangada. Manoel et Benito marchaient l'un près de l'autre, sans se parler. Yaquita et sa fille les suivaient, silencieuses aussi, et tous ressentaient une inexplicable impression de tristesse, comme s'ils eussent pressenti quelque grave éventualité.
Torrès se tenait auprès de Joam Garral, qui, la tête inclinée, semblait profondément abîmé dans ses réflexions, et, à ce moment, lui mettant la main sur l'épaule:
«Joam Garral, lui dit-il, pourrais-je avoir avec vous un quart d'heure d'entretien?» Joam Garral regarda Torrès. «Ici? répondit-il.
Non! en particulier!
Venez donc!» Tous deux retournèrent vers la maison, y rentrèrent, et la porte se referma sur eux.
Il serait difficile de dépeindre ce que chacun éprouva, lorsque Joam Garral et Torrès eurent quitté la place. Que pouvait-il y avoir de commun entre cet aventurier et l'honnête fazender d'Iquitos? Il y avait comme la menace d'un épouvantable malheur suspendu sur toute cette famille, et personne n'osait s'interroger.
«Manoel, dit Benito, en saisissant le bras de son ami qu'il entraîna, quoi qu'il arrive, cet homme débarquera demain à Manao!
Oui!… il le faut!… répondit Manoel.
Et si par lui… oui! par lui, quelque malheur arrive à mon père… je le tuerai!»
CHAPITRE VINGTIÈME ENTRE CES DEUX HOMMES
Depuis un instant, seuls dans cette chambre où personne ne pouvait ni les entendre ni les voir, Joam Garral et Torrès se regardaient, sans prononcer un seul mot. L'aventurier hésitait-il donc à parler? Comprenait-il que Joam Garral ne répondrait que par un silence dédaigneux aux demandes qui lui seraient faites?
Oui, sans doute! Aussi, Torrès n'interrogea-t-il pas. Au début de cette conversation, il fut affirmatif, il prit le rôle d'un accusateur.
«Joam, dit-il, vous ne vous appelez pas Garral, vous vous appelez
Dacosta.»
À ce nom criminel que lui donnait Torrès, Joam Garral ne put retenir un léger frémissement, mais il ne répondit rien.
«Vous êtes Joam Dacosta, reprit Torrès, employé, il y a vingt-trois ans, dans les bureaux du gouverneur général de Tijuco, et c'est vous qui avez été condamné dans cette affaire de vol et d'assassinat!»
Nulle réponse de Joam Garral, dont le calme étrange avait lieu de surprendre l'aventurier. Celui-ci se trompait-il donc en accusant son hôte? Non! puisque Joam Garral ne bondissait pas devant ces terribles accusations. Sans doute, il se demandait où en voulait venir Torrès.
«Joam Dacosta, reprit celui-ci, je le répète, c'est vous qui avez été poursuivi dans l'affaire des diamants, convaincu du crime, condamné à mort, et c'est vous qui vous êtes échappé de la prison de Villa-Rica, quelques heures avant l'exécution! Répondrez-vous?»
Un assez long silence suivit cette demande directe que venait de faire Torrès. Joam Garral, toujours calme, était allé s'asseoir. Son coude reposait sur une petite table, et il regardait fixement son accusateur, sans baisser la tête.
«Répondrez-vous? reprit Torrès.
—Quelle réponse attendez-vous de moi? dit simplement Joam
Garral.
—Une réponse, répliqua lentement Torrès, qui m'empêche d'aller trouver le chef de police de Manao, et de lui dire: Un homme est là, dont l'identité sera facile à établir, qui sera reconnu, même après vingt-trois années d'absence, et cet homme, c'est l'instigateur du vol des diamants de Tijuco, c'est le complice des assassins des soldats de l'escorte, c'est le condamné qui s'est soustrait au supplice, c'est Joam Garral, dont le vrai nom est Joam Dacosta.
—Ainsi, dit Joam Garral, je n'aurais rien à craindre de vous,
Torrès, si je vous faisais la réponse que vous attendez?
—Rien, car alors, ni vous ni moi, nous n'aurions intérêt à parler de cette affaire.
Ni vous, ni moi? répondit Joam Garral. Ce n'est donc pas avec de l'argent que je dois acheter votre silence?
—Non, quelle que soit la somme que vous m'offriez!
—Que voulez-vous donc alors?
Joam Garral, répondit Torrès, voici quelle est ma proposition. Ne vous hâtez pas d'y répondre par un refus formel, et rappelez-vous que vous êtes en mon pouvoir.
Quelle est cette proposition?» demanda Joam Garral.
Torrès se recueillit un instant. L'attitude de ce coupable, dont il tenait la vie, était bien faite pour le surprendre. Il s'attendait à quelque débat violent, à des supplications, à des larmes… Il avait devant lui un homme convaincu des plus grands crimes, et cet homme ne bronchait pas. Enfin, se croisant les bras:
«Vous avez une fille, dit-il. Cette fille me plaît, et je veux l'épouser.»
Sans doute, Joam Garral s'attendait à tout de la part d'un tel homme, et cette demande ne lui fit rien perdre de son calme.
«Ainsi, dit-il, l'honorable Torrès veut entrer dans la famille d'un assassin et d'un voleur?
—Je suis seul juge de ce qu'il me convient de faire, répondit
Torrès. Je veux être le gendre de Joam Garral, et je le serai.
—Vous n'ignorez pourtant pas, Torrès, que ma fille va épouser
Manoel Valdez?
—Vous vous dégagerez vis-à-vis de Manoel Valdez.
—Et si ma fille refuse?
—Vous lui direz tout, et, je la connais, elle consentira, répondit impudemment Torrès.
—Tout?
—Tout, s'il le faut. Entre ses propres sentiments et l'honneur de sa famille, la vie de son père, elle n'hésitera pas!
—Vous êtes un bien grand misérable, Torrès! dit tranquillement
Joam Garral, que son sang-froid n'abandonnait pas.
—Un misérable et un assassin sont faits pour s'entendre!» À ces mots, Joam Garral se leva, et, allant à l'aventurier qu'il regarda bien en face:
«Torrès, dit-il, si vous demandez à entrer dans la famille de Joam Dacosta, c'est que vous savez que Joam Dacosta est innocent du crime pour lequel il a été condamné!
—Vraiment!
—Et j'ajoute, reprit Joam Garral, c'est que vous avez la preuve de son innocence, et que, cette innocence, vous vous réservez de la proclamer le jour où vous aurez épousé sa fille!
—Jouons franc jeu, Joam Garral, répondit Torrès en baissant la voix, et, quand vous m'aurez entendu, nous verrons si vous oserez me refuser votre fille!
—Je vous écoute, Torrès.
—Eh bien, oui, dit l'aventurier en retenant à demi ses paroles, comme s'il eût eu regret de les laisser s'échapper de ses lèvres, oui, vous êtes innocent! Je le sais, car je connais le véritable coupable, et je suis en mesure de prouver votre innocence!
—Et le misérable qui a commis le crime?…
—Il est mort.
—Mort! s'écria Joam Garral, que ce mot fit pâlir malgré lui, comme s'il lui eût enlevé tout pouvoir de jamais se réhabiliter.
—Mort, répondit Torrès; mais cet homme, que j'ai connu longtemps après le crime, et sans que je susse qu'il fût criminel, avait écrit tout au long, de sa main, le récit de cette affaire des diamants, afin d'en conserver jusqu'aux moindres détails. Sentant sa fin approcher, il fut pris de remords. Il savait où s'était réfugié Joam Dacosta, sous quel nom l'innocent s'était refait une vie nouvelle. Il savait qu'il était riche, au milieu d'une famille heureuse, mais il savait aussi qu'il devait lui manquer le bonheur! Eh bien, ce bonheur, il voulut le lui rendre avec l'honorabilité à laquelle il avait droit!… Mais la mort venait… il me chargea, moi, son compagnon, de faire ce qu'il ne pourrait plus faire!… Il me remit les preuves de l'innocence de Dacosta, afin de les lui faire parvenir, et mourut.
—Le nom de cet homme! s'écria Joam Garral, d'un ton qu'il ne put maîtriser.
—Vous le saurez, quand je serai de votre famille!
—Et cet écrit?…»
Joam Garral fut sur le point de se jeter sur Torrès, pour le fouiller, pour lui arracher cette preuve de son innocence.
«Cet écrit, il est en lieu sûr, répondit Torrès, et vous ne l'aurez qu'après que votre fille sera devenue ma femme. Maintenant, me la refusez-vous encore?
—Oui, répondit Joam Garral. Mais, en échange de cet écrit, la moitié de ma fortune est à vous!
—La moitié de votre fortune! s'écria Torrès! Je l'accepte, à la condition que Minha me l'apportera en mariage!
—Et c'est ainsi que vous respectez les volontés d'un mourant, d'un criminel que le remords a touché, et qui vous a chargé de réparer, autant qu'il était en lui, le mal qu'il a fait!
—C'est ainsi.
—Encore une fois, Torrès, s'écria Joam Garral, vous êtes un grand misérable!
—Soit.
—Et, comme je ne suis pas un criminel, moi, nous ne sommes pas faits pour nous entendre!
—Ainsi, vous refusez?…
—Je refuse!
—C'est votre perte, alors, Joam Garral. Tout vous accuse dans l'instruction déjà faite! Vous êtes condamné à mort, et, vous le savez, dans les condamnations pour crimes de ce genre, le gouvernement s'est interdit jusqu'au droit de commuer les peines. Dénoncé, vous êtes pris! Pris, vous êtes exécuté… et je vous dénonce!»
Si maître qu'il fût de lui, Joam Garral ne pouvait plus se contenir. Il allait s'élancer sur Torrès…
Un geste de ce coquin fit tomber sa colère.
«Prenez garde, dit Torrès. Votre femme ne sait pas qu'elle est la femme de Joam Dacosta, vos enfants ne savent pas qu'ils sont les enfants de Joam Dacosta, et vous allez le leur apprendre!»
Joam Garral s'arrêta. Il reprit tout son empire sur lui-même, et ses traits recouvrèrent leur calme habituel.
«Cette discussion a trop duré, dit-il en marchant vers la porte, et je sais ce qu'il me reste à faire!
Prenez garde, Joam Garral!» dit une dernière fois Torrès, qui ne pouvait croire que son ignoble procédé de chantage eût échoué.
Joam Garral ne lui répondit pas. Il repoussa la porte qui s'ouvrait sous la véranda, il fit signe à Torrès de le suivre, et tous deux s'avancèrent vers le centre de la jangada, où la famille était réunie.
Benito, Manoel, tous, sous l'impression d'une anxiété profonde, s'étaient levés. Ils pouvaient voir que le geste de Torrès était encore menaçant, et que le feu de la colère brillait dans ses yeux.
Par un extraordinaire contraste, Joam Garral était maître de lui, presque souriant. Tous deux s'arrêtèrent devant Yaquita et les siens. Personne n'osait leur adresser la parole. Ce fut Torrès qui, d'une voix sourde et avec son impudence habituelle, rompit ce pénible silence. «Une dernière fois, Joam Garral, dit-il, je vous demande une dernière réponse!
Ma réponse, la voici.»
Et s'adressant à sa femme: «Yaquita, dit-il, des circonstances particulières m'obligent à modifier ce que nous avions décidé antérieurement pour le mariage de Minha et de Manoel.
Enfin!» s'écria Torrès. Joam Garral, sans lui répondre, laissa tomber sur l'aventurier un regard du plus profond dédain.
Mais, à ces paroles, Manoel avait senti son coeur battre à se rompre. La jeune fille s'était levée, toute pâle, comme si elle eût cherché un appui du côté de sa mère. Yaquita lui ouvrait ses bras pour la protéger, pour la défendre!
«Mon père! s'écria Benito, qui avait été se placer entre Joam
Garral et Torrès, que voulez-vous dire?
—Je veux dire, répondit Joam Garral en élevant la voix qu'attendre notre arrivée au Para pour marier Minha et Manoel, c'est trop attendre! Le mariage se fera ici même, dès demain, sur la jangada, par les soins du padre Passanha, si, après une conversation que je vais avoir avec Manoel, il lui convient comme à moi de ne pas différer davantage!
—Ah! mon père, mon père!… s'écria le jeune homme.
—Attends encore pour m'appeler ainsi, Manoel répondit Joam Garral, d'un ton d'indicible souffrance. En ce moment, Torrès, qui s'était croisé les bras, promenait sur toute la famille un regard d'une insolence sans égale.
«Ainsi, c'est votre dernier mot, dit-il en étendant la main vers
Joam Garral.
—Non, ce n'est pas mon dernier mot.
—Quel est-il donc?
Le voici, Torrès! Je suis maître ici! Vous allez, s'il vous plaît, et même s'il ne vous plaît pas, quitter la jangada à l'instant même!
Oui, à l'instant, s'écria Benito, on je le jette par-dessus le bord!»
Torrès haussa les épaules.
«Pas de menaces, dit-il, elles sont inutiles! À moi aussi il me convient de débarquer et sans retard. Mais vous vous souviendrez de moi, Joam Garral! Nous ne serons pas longtemps sans nous revoir!
—S'il ne dépend que de moi, répondit Joam Garral, nous nous reverrons et plus tôt peut-être que vous ne l'auriez voulu! Je serai demain chez le juge de droit Ribeiro, le premier magistrat de la province, que j'ai prévenu de mon arrivée à Manao. Si vous l'osez, venez m'y retrouver!
—Chez le juge Ribeiro!… répondit Torrès, évidemment décontenancé.
Chez le juge Ribeiro», répondit Joam Garral.
Montrant alors la pirogue à Torrès, avec un geste de suprême mépris, Joam Garral chargea quatre de ses gens de le débarquer sans retard sur le point le plus rapproché de l'île.
Le misérable, enfin, disparut.
La famille, frémissante encore, respectait le silence de son chef.
Mais Fragoso, ne se rendant compte qu'à demi de la gravité de la
situation et emporté par son brio ordinaire, s'était approché de
Joam Garral.
«Si le mariage de mademoiselle Minha et de monsieur Manoel se fait dès demain, sur la jangada…
Le vôtre s'y fera en même temps, mon ami, répondit avec douceur Joam Garral.» Et, faisant un signe à Manoel, il se retira dans sa chambre avec lui.
L'entretien de Joam Garral et de Manoel durait depuis une demi-heure, qui avait paru un siècle à la famille, lorsque la porte de l'habitation se rouvrit enfin.
Manoel en sortit seul.
Ses regards brillaient d'une généreuse résolution.
Allant à Yaquita, il lui dit: «Ma mère!» à Minha, il dit: «Ma femme», à Benito, il dit: «Mon frère», et se tournant vers Lina et Fragoso, il dit à tous: «À demain!»
Il savait tout ce qui s'était passé entre Joam Garral et Torrès. Il savait que, comptant sur l'appui du juge Ribeiro par suite d'une correspondance qu'il avait eue avec lui depuis une année, sans en parler aux siens, Joam Garral était enfin parvenu à l'éclairer et à le convaincre de son innocence. Il savait que Joam Garral avait résolument entrepris ce voyage dans le seul but de faire réviser l'odieux procès dont il avait été victime, et de ne pas laisser peser sur son gendre et sur sa fille le poids de la terrible situation qu'il avait pu et dû accepter trop longtemps pour lui-même!
Oui, Manoel savait tout cela, mais il savait aussi que Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, était innocent, que son malheur même venait de le lui rendre plus cher et plus sacré!
Ce qu'il ne savait pas, c'était que la preuve matérielle de l'innocence du fazender existait, et que cette preuve était entre les mains de Torrès. Joam Garral avait voulu réserver pour le juge l'usage de cette preuve, qui devait l'innocenter, si l'aventurier avait dit vrai.
Manoel se borna donc à annoncer qu'il allait se rendre chez le padre Passanha, afin de le prier de tout préparer pour les deux mariages.
Le lendemain, le 24 août, une heure à peine avant celle où la cérémonie allait s'accomplir, une grande pirogue, qui s'était détachée de la rive gauche du fleuve, accostait la jangada.
Une douzaine de pagayeurs l'avaient rapidement amenée de Manao, et, avec quelques agents, elle portait le chef de police, qui se fit connaître et monta à bord.
À ce moment, Joam Garral et les siens, déjà parés pour la fête, sortaient de l'habitation.
«Joam Garral! demanda le chef de police.
Me voici, répondit Joam Garral.
Joam Garral, répondit le chef de police, vous avez été aussi Joam Dacosta! Ces deux noms ont été portés par un même homme! Je vous arrête.»
À ces mots, Yaquita et Minha, frappées de stupeur, s'étaient arrêtées, sans pouvoir faire un mouvement. «Mon père, un assassin!» s'écria Benito, qui allait s'élancer vers Joam Garral. D'un geste, son père lui imposa silence.
«Je ne me permettrai qu'une seule question, dit Joam Garral d'une voix ferme, en s'adressant au chef de police. Le mandat en vertu duquel vous m'arrêtez, a-t-il été lancé contre moi par le juge de droit de Manao, par le juge Ribeiro?
—Non, répondit le chef de police, il m'a été remis, avec ordre de l'exécuter sur-le-champ, par son remplaçant. Le juge Ribeiro, frappé d'apoplexie hier dans la soirée, est mort cette nuit même à deux heures, sans avoir repris connaissance.
—Mort! s'écria Joam Garral, un instant atterré par cette nouvelle, mort!… mort!» Mais bientôt, relevant la tête, il s'adressa à sa femme et à ses enfants:
«Le juge Ribeiro, dit-il, savait seul que j'étais innocent, mes bien-aimés! La mort de ce juge peut m'être fatale, mais ce n'est pas une raison pour moi de désespérer!»
Et se tournant vers Manoel:
«À la grâce de Dieu, lui dit-il. Il s'agit de voir, maintenant, si la vérité peut redescendre du ciel sur la terre!»
Le chef de police avait fait un signe à ses agents, qui s'avançaient pour s'emparer de Joam Garral.
«Mais parlez donc, mon père! s'écria Benito, fou de désespoir. Dites un mot, et nous aurons raison, fût-ce par la force, de l'horrible méprise dont vous êtes victime!
—Il n'y a pas ici de méprise, mon fils, répondit Joam Garral. Joam Dacosta et Joam Garral ne font qu'un. Je suis, en effet, Joam Dacosta! Je suis l'honnête homme qu'une erreur judiciaire a condamné injustement à mort, il y a vingt-trois ans, à la place du vrai coupable. De ma complète innocence, mes enfants, une fois pour toutes, j'en jure devant Dieu, sur vos têtes et sur celle de votre mère!
—Toute communication entre vous et les vôtres vous est interdite, dit alors le chef de police. Vous êtes mon prisonnier, Joam Garral, et j'exécuterai mon mandat dans toute sa rigueur.»
Joam Garral, contenant du geste ses enfants et ses serviteurs consternés:
«Laissez faire la justice des hommes, dit-il, en attendant la justice de Dieu!»
Et, la tête haute, il s'embarqua dans la pirogue.
Il semblait, en vérité, que de tous les assistants, Joam Garral fût le seul que cet effroyable coup de foudre, tombé si inopinément sur sa tête, n'eût pas écrasé!
DEUXIÈME ÉPISODE
CHAPITRE PREMIER MANAO
La ville de Manao est exactement située par 3°8'4'' de latitude australe et 67°27' de longitude à l'ouest du méridien de Paris. Quatre cent vingt lieues kilométriques la séparent de Bélem, et dix kilomètres, seulement, de l'embouchure du rio Negro.
Manao n'est pas bâtie au bord du fleuve des Amazones. C'est sur la rive gauche du rio Negro,—le plus important, le plus remarquable des tributaires de la grande artère brésilienne—, que s'élève cette capitale de la province, dominant la campine environnante du pittoresque ensemble de ses maisons privées et de ses édifices publics.
Le rio Negro, découvert, en 1645, par l'Espagnol Favella, prend sa source au flanc des montagnes situées, dans le nord-ouest, entre le Brésil et la Nouvelle-Grenade, au mur même de la province de Popayan, et il est mis en communication avec l'Orénoque, c'est-à-dire avec les Guyanes, par deux de ses affluents, le Pimichim et le Cassiquaire.
Après un superbe cours de dix-sept cents kilomètres, le rio Negro vient, par une embouchure de onze cents toises, épancher ses eaux noires dans l'Amazone, mais sans qu'elles s'y confondent sur un espace de plusieurs milles, tant leur déversion est active et puissante. En cet endroit, les pointes de ses deux rives s'évasent et forment, une vaste baie, profonde de quinze lieues, qui s'étend jusqu'aux îles Anavilhanas.
C'est là, dans l'une de ces étroites indentations, que se creuse le port de Manao. De nombreuses embarcations s'y rencontrent, les unes mouillées au courant du fleuve, attendant un vent favorable, les autres en réparation dans les nombreux iguarapés ou canaux qui sillonnent capricieusement la ville et lui dorment un aspect quelque peu hollandais.
Avec l'escale des bateaux à vapeur, qui ne va pas tarder à s'établir près de la jonction des deux fleuves, le commerce de Manao doit sensiblement s'accroître. En effet, bois de construction et d'ébénisterie, cacao, caoutchouc, café, salsepareille, canne à sucre, indigo, noix de muscade, poisson salé, beurre de tortue, ces divers objets trouvent là de nombreux cours d'eau pour les transporter en toutes directions: le rio Negro au nord et à l'ouest, la Madeira au sud et à l'ouest, l'Amazone, enfin, qui se déroule vers l'est jusqu'au littoral de l'Atlantique. La situation de cette ville est donc heureuse entre toutes et doit contribuer puissamment à sa prospérité.
Manao,—ou Manaos—, se nommait autrefois Moura, puis s'est appelée Barra de Rio-Negro. De 1757 à 1804, elle fit seulement partie de la capitainerie qui portait le nom du grand affluent dont elle occupait l'embouchure. Mais, depuis 1826, devenue la capitale de cette vaste province des Amazones, elle a emprunté son nouveau nom à une tribu de ces Indiens qui habitaient jadis les territoires du Centre-Amérique.
Plusieurs fois des voyageurs, mal informés, ont confondu cette ville avec la fameuse Manoa, sorte de cité fantastique, élevée, disait-on, près du lac légendaire de Parima, qui paraît n'être que le Branco supérieur, c'est-à-dire un simple affluent du rio Negro. Là était cet empire de l'El Dorado, dont chaque matin, s'il faut en croire les fables du pays, le souverain se faisait couvrir de poudre d'or, tant ce précieux métal, que l'on ramassait à la pelle, abondait sur ces terrains privilégiés. Mais, vérification faite, il a fallu en rabattre, et toute cette prétendue richesse aurifère se réduit à la présence de nombreuses micacées sans valeur, qui avaient trompé les avides regards des chercheurs d'or.
En somme, Manao n'a rien des splendeurs fabuleuses de cette mythologique capitale de l'El Dorado. Ce n'est qu'une ville de cinq mille habitants environ, parmi lesquels on compte au moins trois mille employés. De là, un certain nombre de bâtiments civils à l'usage de ces fonctionnaires: chambre législative, palais de la présidence, trésorerie générale, hôtel des postes, douane, sans compter un collège qui fut fondé en 1848, et un hôpital qui venait d'être créé en 1851. Qu'on y ajoute un cimetière, occupant le versant oriental de la colline où fut élevée, en 1669, contre les pirates de l'Amazone, une forteresse maintenant détruite, et l'on saura à quoi s'en tenir sur l'importance des établissements civils de la cité.
Quant aux édifices religieux, il serait difficile d'en nommer plus de deux: la petite église de la Conception et la chapelle de Notre-Dame des Remèdes, bâtie presque en rase campagne sur une tumescence qui domine Manao.
C'est peu pour une ville d'origine espagnole. À ces deux monuments il convient d'ajouter encore un couvent de Carmélites, incendié en 1850, et dont il ne reste plus que des ruines.
La population de Manao ne s'élève qu'au chiffre qui a été indiqué plus haut, et, en dehors des fonctionnaires, employés et soldats, elle se compose plus particulièrement de négociants portugais et d'Indiens appartenant aux diverses tribus du Rio-Negro.
Trois rues principales, assez irrégulières, desservent la ville; elles portent des noms significatifs dans le pays et qui ont bien leur couleur: c'est la rue Dieu-le-Père, la rue Dieu-le-Fils et la rue Dieu-le-Saint-Esprit. En outre, vers le couchant s'allonge une magnifique avenue d'orangers centenaires, que respectèrent religieusement les architectes qui, de l'ancienne cité, firent la cité nouvelle.
Autour de ces rues principales s'entrecroisent un réseau de ruelles non pavées, coupées successivement par quatre canaux que desservent des passerelles en bois. En de certains endroits, ces iguarapés promènent leurs eaux sombres au milieu de grands terrains vagues, semés d'herbes folles et de fleurs aux couleurs éclatantes: ce sont autant de squares naturels, ombragés d'arbres magnifiques, parmi lesquels domine le «sumaumeira», ce gigantesque végétal habillé d'une écorce blanche, et dont le large dôme s'arrondit en parasol au-dessus d'une noueuse ramure.
Quant aux diverses habitations privées, il faut les chercher parmi quelques centaines de maisons assez rudimentaires, les unes couvertes de tuiles, les autres coiffées des feuilles juxtaposées du palmier, avec la saillie de leurs miradors et l'avant-corps de leurs boutiques, qui sont pour la plupart tenues par des négociants portugais.
Et quelle espèce de gens voit-on sortir aux heures de la promenade, aussi bien de ces édifices publics que de ces habitations particulières? Des hommes de haute mine, avec redingote noire, chapeau de soie, souliers vernis, gants de couleur fraîche, diamants au noeud de leur cravate; des femmes en grandes et tapageuses toilettes, robes à falbalas, chapeaux à la dernière mode; des Indiens, enfin, qui, eux aussi, sont en train de s'européaniser, de manière à détruire tout ce qui pouvait rester de couleur locale dans cette partie moyenne du bassin de l'Amazone.
Telle est Manao, qu'il fallait sommairement faire connaître au lecteur pour les besoins de cette histoire. Là, le voyage de la jangada, si tragiquement interrompu, venait de se trouver coupé au milieu du long parcours qu'elle devait accomplir; là allaient se dérouler, en peu de temps, les péripéties de cette mystérieuse affaire.
CHAPITRE DEUXIÈME LES PREMIERS INSTANTS
À peine la pirogue qui emmenait Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta,—il convient de lui restituer ce nom—, avait-elle disparu, que Benito s'était avancé vers Manoel.
«Que sais-tu? lui demanda-t-il.
—Je sais que ton père est innocent! Oui! Innocent! répéta Manoel, et qu'une condamnation capitale l'a frappé, il y a vingt-trois ans, pour un crime qu'il n'avait pas commis!
—Il t'a tout dit, Manoel?
—Tout, Benito! répondit le jeune homme. L'honnête fazender ne voulait pas que rien de son passé fût caché à celui qui allait devenir son second fils, en épousant sa fille!
—Et la preuve de son innocence, mon père peut-il enfin la produire au grand jour?
—Cette preuve, Benito, elle est toute dans ces vingt-trois ans d'une vie honorable et honorée, toute dans cette démarche de Joam Dacosta, qui venait dire à la justice: «Me voici! Je ne veux plus de cette fausse existence! Je ne veux plus me cacher sous un nom qui n'est pas mon vrai nom! Vous avez condamné un innocent! Réhabilitez-le!»
—Et mon père… lorsqu'il te parlait ainsi… tu n'as pas un instant hésité à le croire? s'écria Benito.
Pas un instant, frère!» répondit Manoel.
Les mains des deux jeunes gens se confondirent dans une même et cordiale étreinte.
Puis Benito allant au padre Passanha:
«Padre, lui dit-il, emmenez ma mère et ma soeur dans leurs chambres! Ne les quittez pas de toute la journée! Personne ici ne doute de l'innocence de mon père, personne… vous le savez! Demain, ma mère et moi nous irons trouver le chef de police. On ne nous refusera pas l'autorisation d'entrer dans la prison. Non! ce serait trop cruel! Nous reverrons mon père, et nous déciderons quelles démarches il faut faire pour arriver à obtenir sa réhabilitation!»
Yaquita était presque inerte; mais cette vaillante femme, d'abord terrassée par ce coup soudain, allait bientôt se relever. Yaquita Dacosta serait ce qu'avait été Yaquita Garral. Elle ne doutait pas de l'innocence de son mari. Il ne lui venait même pas à la pensée que Joam Dacosta fût blâmable de l'avoir épousée sous ce nom qui n'était pas le sien. Elle ne pensait qu'à toute cette vie de bonheur que lui avait faite cet honnête homme, injustement frappé! Oui! le lendemain elle serait à la porte de sa prison, et elle ne la quitterait pas qu'elle ne lui eût été ouverte!
Le padre Passanha l'emmena avec sa fille, qui ne pouvait retenir ses larmes, et tous trois s'enfermèrent dans l'habitation.
Les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls.
«Et maintenant, dit Benito, il faut, Manoel, que je sache tout ce que t'a dit mon père.
—Je n'ai rien à te cacher, Benito.
—Qu'était venu faire Torrès à bord de la jangada?
—Vendre à Joam Dacosta le secret de son passé.
—Ainsi, quand nous avons rencontré Torrès dans les forêts d'Iquitos, son dessein était déjà formé d'entrer en relation avec mon père?
—Ce n'est pas douteux, répondit Manoel. Le misérable se dirigeait alors vers la fazenda dans la pensée de se livrer à une ignoble opération de chantage, préparée de longue main.
—Et lorsque nous lui avons appris, dit Benito, que mon père et toute sa famille se préparaient à repasser la frontière, il a brusquement changé son plan de conduite?…
—Oui, Benito, parce que Joam Dacosta, une fois sur le territoire brésilien, devait être plus à sa merci qu'au-delà de la frontière péruvienne. Voilà pourquoi nous avons retrouvé Torrès à Tabatinga, où il attendait, où il épiait notre arrivée.
—Et moi qui lui ai offert de s'embarquer sur la jangada! s'écria
Benito avec un mouvement de désespoir.
—Frère, lui dit Manoel, ne te reproche rien! Torrès nous aurait rejoints tôt ou tard! Il n'était pas homme à abandonner une pareille piste! S'il nous eût manqués à Tabatinga, nous l'aurions retrouvé à Manao!
—Oui! Manoel, tu as raison! Mais il ne s'agit plus du passé, maintenant… il s'agit du présent!… Pas de récriminations inutiles! Voyons!…
Et, en parlant ainsi, Benito, passant sa main sur son front, cherchait à ressaisir tous les détails de cette triste affaire.
«Voyons, demanda-t-il, comment Torrès a-t-il pu apprendre que mon père avait été condamné, il y a vingt-trois ans, pour cet abominable crime de Tijuco?
—Je l'ignore, répondit Manoel, et tout me porte à croire que ton père l'ignore aussi.
—Et, cependant, Torrès avait connaissance de ce nom de Garral sous lequel se cachait Joam Dacosta?
—Évidemment.
—Et il savait que c'était au Pérou, à Iquitos, que, depuis tant d'années, s'était réfugié mon père?
—Il le savait, répondit Manoel. Mais comment l'avait-il su, je ne puis le comprendre!
—Une dernière question, dit Benito.—Quelle proposition Torrès a-t-il faite à mon père pendant ce court entretien qui a précédé son expulsion?
—Il l'a menacé de dénoncer Joam Garral comme étant Joam Dacosta, si celui-ci refusait de lui acheter son silence.
—Et à quel prix?…
—Au prix de la main de sa fille! répondit Manoel sans hésiter, mais pâle de colère.
—Le misérable aurait osé!… s'écria Benito.
—À cette infâme demande, Benito, tu as vu quelle réponse ton père a faite!
—Oui, Manoel, oui!… la réponse d'un honnête homme indigné! Il a chassé Torrès! Mais il ne suffit pas qu'il l'ait chassé! Non! cela ne me suffit pas! C'est sur la dénonciation de Torrès qu'on est venu arrêter mon père, n'est-il pas vrai?
—Oui! sur sa dénonciation!
—Eh bien, s'écria Benito, dont le bras menaçant se dirigea vers la rive gauche du fleuve, il faut que je retrouve Torrès! Il faut que je sache comment il est devenu maître de ce secret!… Il faut qu'il me dise s'il le tient du véritable auteur du crime! Il parlera!… ou s'il refuse de parler… je sais ce qu'il me restera à faire!
—Ce qu'il restera à faire… à moi comme à toi! ajouta plus froidement, mais non moins résolument Manoel.
—Non… Manoel… non!… à moi seul!
—Nous sommes frères, Benito, répondit Manoel, et c'est là une vengeance qui nous appartient à tous deux!» Benito ne répliqua pas. À ce sujet, évidemment, son parti était irrévocablement pris. En ce moment, le pilote Araujo, qui venait d'observer l'état du fleuve, s'approcha des deux jeunes gens. «Avez-vous décidé, demanda-t-il, si la jangada doit rester au mouillage de l'île Muras ou gagner le port de Manao?» C'était une question à résoudre avant la nuit, et elle devait être examinée de près.
En effet, la nouvelle de l'arrestation de Joam Dacosta avait dû déjà se répandre dans la ville. Qu'elle fût de nature à exciter la curiosité de la population de Manao, cela n'était pas douteux. Mais ne pouvait-elle provoquer plus que de la curiosité contre le condamné, contre l'auteur principal de ce crime de Tijuco, qui avait eu autrefois un si immense retentissement? Ne pouvait-on craindre quelque mouvement populaire à propos de cet attentat, qui n'avait pas même été expié? Devant cette hypothèse, ne valait-il pas mieux laisser la jangada amarrée près de Muras, sur la rive droite du fleuve, à quelques milles de Manao?
Le pour et le contre de la question furent pesés.
«Non! s'écria Benito. Rester ici, ce serait paraître abandonner mon père et douter de son innocence! ce serait sembler craindre de faire cause commune avec lui! Il faut aller à Manao et sans retard!
Tu as raison, Benito, répondit Manoel. Partons!»
Araujo, approuvant de la tête, prit ses mesures pour quitter l'île. La manoeuvre demandait quelque soin. Il s'agissait de prendre obliquement le courant de l'Amazone doublé par celui du rio Negro, et de se diriger vers l'embouchure de cet affluent, qui s'ouvrait à douze milles au-dessous sur la rive gauche.
Les amarres, détachées de l'île, furent larguées. La jangada, rejetée dans le lit du fleuve, commença à dériver diagonalement. Araujo, profitant habilement des courbures du courant brisé par les pointes des berges, put lancer l'immense appareil dans la direction voulue, en s'aidant des longues gaffes de son équipe.
Deux heures après, la jangada se trouvait sur l'autre bord de l'Amazone, un peu au-dessus de l'embouchure du rio Negro, et ce fut le courant qui se chargea de la conduire à la rive inférieure de la vaste baie ouverte dans la rive gauche de l'affluent.
Enfin, à cinq heures du soir, la jangada était fortement amarrée le long de cette rive, non pas dans le port même de Manao, qu'elle n'aurait pu atteindre, sans avoir à refouler un courant assez rapide, mais à moins d'un petit mille au-dessous.
Le train de bois reposait alors sur les eaux noires du rio Negro, près d'une assez haute berge, hérissée de cécropias à bourgeons mordorés, et palissadée de ces roseaux à tiges raides, nommés «froxas», dont les Indiens font des armes offensives.
Quelques citadins erraient sur cette berge. C'était, à n'en pas douter, un sentiment de curiosité qui les amenait jusqu'au mouillage de la jangada. La nouvelle de l'arrestation de Joam Dacosta n'avait pas tardé à se répandre; mais la curiosité de ces Manaens n'alla pas jusqu'à l'indiscrétion, et ils se tinrent sur la réserve.
L'intention de Benito était de descendre à terre, dès le soir même. Manoel l'en dissuada.
«Attends à demain, lui dit-il. La nuit va venir, et il ne faut pas que nous quittions la jangada!
Soit! à demain!» répondit Benito.
En ce moment, Yaquita, suivie de sa fille et du padre Passanha, sortait de l'habitation. Si Minha était encore en larmes, le visage de sa mère était sec, toute sa personne se montrait énergique et résolue. On sentait que la femme était prête à tout, à faire son devoir comme à user de son droit.
Yaquita s'avança lentement vers Manoel: «Manoel, dit-elle, écoutez ce que j'ai à vous dire, car je vais vous parler comme ma conscience m'ordonne de le faire.
Je vous écoute!» répondit Manoel.
Yaquita le regarda bien en face. «Hier, dit-elle, après l'entretien que vous avez eu avec Joam Dacosta, mon mari, vous êtes venu à moi et vous m'avez appelée: ma mère! Vous avez pris la main de Minha, et vous lui avez dit: ma femme! Vous saviez tout alors, et le passé de Joam Dacosta vous était révélé!
—Oui, répondit Manoel, et que Dieu me punisse si, de ma part, il y a eu une hésitation!…
—Soit, Manoel, reprit Yaquita, mais à ce moment Joam Dacosta n'était pas encore arrêté. Maintenant la situation n'est plus la même. Quelque innocent qu'il soit, mon mari est aux mains de la justice; son passé est dévoilé publiquement; Minha est la fille d'un condamné à la peine capitale…
—Minha Dacosta ou Minha Garral, que m'importe! s'écria Manoel, qui ne put se contenir plus longtemps.
—Manoel!» murmura la jeune fille. Et elle serait certainement tombée, si les bras de Lina n'eussent été là pour la soutenir.
«Ma mère, si vous ne voulez pas la tuer, dit Manoel, appelez-moi votre fils!
—Mon fils! mon enfant!» Ce fut tout ce que put répondre Yaquita, et ces larmes, qu'elle refoulait avec tant de peine, jaillirent de ses yeux.
Tous rentrèrent dans l'habitation. Mais cette longue nuit, pas une heure de sommeil ne devait l'accourcir pour cette honnête famille, si cruellement éprouvée!
CHAPITRE TROISIÈME UN RETOUR SUR LE PASSÉ
C'était une fatalité, cette mort du juge Ribeiro, sur lequel Joam
Dacosta avait la certitude de pouvoir compter absolument!
Avant d'être juge de droit à Manao, c'est-à-dire le premier magistrat de la province, Ribeiro avait connu Joam Dacosta, à l'époque où le jeune employé fut poursuivi pour le crime de l'arrayal diamantin. Ribeiro était alors avocat à Villa-Rica. Ce fut lui qui se chargea de défendre l'accusé devant les assises. Il prit cette cause à coeur, il la fit sienne. De l'examen des pièces du dossier, des détails de l'information, il acquit, non pas une simple conviction d'office, mais la certitude que son client était incriminé à tort, qu'il n'avait pris à aucun degré une part quelconque dans l'assassinat des soldats de l'escorte et le vol des diamants, que l'instruction avait fait fausse route,—en un mot, que Joam Dacosta était innocent.
Et pourtant, cette conviction, l'avocat Ribeiro, quels que fussent son talent et son zèle, ne parvint pas à la faire passer dans l'esprit du jury. Sur qui pouvait-il détourner la présomption du crime? Si ce n'était pas Joam Dacosta, placé dans toutes les conditions voulues pour informer les malfaiteurs de ce départ secret du convoi, qui était-ce? L'employé, qui accompagnait l'escorte, avait succombé avec la plupart des soldats, et les soupçons ne pouvaient se porter sur lui. Tout concourait donc à faire de Joam Dacosta l'unique et véritable auteur du crime.
Ribeiro le défendit avec une chaleur extrême! Il y mit tout son coeur!… Il ne réussit pas à le sauver. Le verdict du jury fut affirmatif sur toutes les questions. Joam Dacosta, convaincu de meurtre avec l'aggravation de la préméditation, n'obtint même pas le bénéfice des circonstances atténuantes et s'entendit condamner à mort.
Aucun espoir ne pouvait rester à l'accusé. Aucune commutation de peine n'était possible, puisqu'il s'agissait d'un crime relatif à l'arrayal diamantin. Le condamné était perdu… Mais, pendant la nuit qui précéda l'exécution, lorsque le gibet était déjà dressé, Joam Dacosta parvint à s'enfuir de la prison de Villa-Rica… On sait le reste.
Vingt ans plus tard, l'avocat Ribeiro était nommé juge de droit à Manao. Au fond de sa retraite, le fazender d'Iquitos apprit ce changement et vit là une heureuse circonstance, qui pouvait amener la révision de son procès avec quelques chances de réussite. Il savait que les anciennes convictions de l'avocat à son sujet devaient se retrouver intactes dans l'esprit du juge. Il résolut donc de tout tenter pour arriver à la réhabilitation. Sans la nomination de Ribeiro aux fonctions de magistrat suprême dans la province des Amazones, peut-être eût-il hésité, car il n'avait aucune nouvelle preuve matérielle de son innocence à produire. Peut-être, quoique cet honnête homme souffrît terriblement d'en être réduit à se cacher dans l'exil d'Iquitos, peut-être eût-il demandé au temps d'éteindre plus encore les souvenirs de cette horrible affaire, mais une circonstance le mit en demeure d'agir sans plus tarder.
En effet, bien avant que Yaquita ne lui en eût parlé, Joam Dacosta avait reconnu que Manoel aimait sa fille. Cette union du jeune médecin militaire et de la jeune fille lui convenait sous tous les rapports. Il était évident qu'une demande en mariage se ferait un jour ou l'autre, et Joam ne voulut pas être pris au dépourvu.
Mais alors cette pensée qu'il lui faudrait marier sa fille sous un nom qui ne lui appartenait pas, que Manoel Valdez, croyant entrer dans la famille Garral, entrerait dans la famille Dacosta, dont le chef n'était qu'un fugitif toujours sous le coup d'une condamnation capitale, cette pensée lui fut intolérable. Non! ce mariage ne se ferait pas dans ces conditions où s'était accompli le sien propre! Non! jamais!
On se rappelle ce qui s'était passé à cette époque. Quatre ans après que le jeune commis, déjà l'associé de Magalhaës, fut arrivé à la fazenda d'Iquitos, le vieux Portugais avait été rapporté à la ferme mortellement blessé. Quelques jours seulement lui restaient à vivre. Il s'effraya à la pensée que sa fille allait rester seule, sans appui; mais, sachant que Joam et Yaquita s'aimaient, il voulut que leur union se fît sans retard.
Joam refusa d'abord. Il offrit de rester le protecteur, le serviteur de Yaquita, sans devenir son mari… Les insistances de Magalhaës mourant furent telles que toute résistance devint impossible. Yaquita mit sa main dans la main de Joam, et Joam ne la retira pas.
Oui! c'était là un fait grave! Oui! Joam Dacosta aurait dû ou tout avouer ou fuir à jamais cette maison dans laquelle il avait été si hospitalièrement reçu, cet établissement dont il faisait la prospérité! Oui! tout dire plutôt que de donner à la fille de son bienfaiteur un nom qui n'était pas le sien, le nom d'un condamné à mort pour crime d'assassinat, si innocent qu'il fût devant Dieu!
Mais les circonstances pressaient, le vieux fazender allait mourir, ses mains se tendirent vers les jeunes gens!… Joam Dacosta se tut, le mariage s'accomplit, et toute la vie du jeune fermier fut consacrée au bonheur de celle qui était devenue sa femme.
«Le jour où je lui avouerai tout, répétait Joam, Yaquita me pardonnera! Elle ne doutera pas de moi un instant! Mais si j'ai dû la tromper, je ne tromperai pas l'honnête homme qui voudra entrer dans notre famille en épousant Minha! Non! plutôt me livrer et en finir avec cette existence!»
Cent fois, sans doute, Joam Dacosta eut la pensée de dire à sa femme ce qu'avait été son passé! Oui! l'aveu était sur ses lèvres, surtout lorsqu'elle le priait de la conduire au Brésil, de faire descendre à sa fille et à elle ce beau fleuve des Amazones! Il connaissait assez Yaquita pour être sûr qu'elle ne sentirait pas s'amoindrir en elle l'affection qu'elle avait pour lui!… Le courage lui manqua!
Qui ne le comprendrait, en présence de tout ce bonheur de famille qui s'épanouissait autour de lui, qui était son oeuvre et qu'il allait peut-être briser sans retour!
Telle fut sa vie pendant de longues années, telle fut la source sans cesse renaissante de ces effroyables souffrances dont il garda le secret, telle fut enfin la vie de cet homme, qui n'avait pas un acte à cacher, et qu'une suprême injustice obligeait à se cacher lui-même!
Mais enfin le jour où il ne dut plus douter de l'amour de Manoel pour Minha, où il put calculer qu'une année ne s'écoulerait pas sans qu'il fût dans la nécessité de donner son consentement à ce mariage, il n'hésita plus et se mit en mesure d'agir à bref délai.
Une lettre de lui, adressée au juge Ribeiro, apprit en même temps à ce magistrat le secret de l'existence de Joam Dacosta, le nom sous lequel il se cachait, l'endroit où il vivait avec sa famille, et, en même temps, son intention formelle de venir se livrer à la justice de son pays et de poursuivre la révision d'un procès d'où sortirait pour lui ou la réhabilitation ou l'exécution de l'unique jugement rendu à Villa-Rica.
Quels furent les sentiments qui éclatèrent dans le coeur de l'honnête magistrat? On le devine aisément. Ce n'était plus à l'avocat que s'adressait l'accusé, c'était au juge suprême de la province qu'un condamné faisait appel. Joam Dacosta se livrait entièrement à lui et ne lui demandait même pas le secret.
Le juge Ribeiro, tout d'abord troublé par cette révélation inattendue, se remit bientôt et pesa scrupuleusement les devoirs que lui imposait sa situation. C'était à lui qu'incombait la charge de poursuivre les criminels, et voilà qu'un criminel venait se remettre entre ses mains. Ce criminel, il est vrai, il l'avait défendu; il ne doutait pas qu'il eût été injustement condamné; sa joie avait été grande de le voir échapper par la fuite au dernier supplice; au besoin même, il eût provoqué, il eût facilité son évasion!… Mais ce que l'avocat eût fait autrefois, le magistrat pouvait-il le faire aujourd'hui?
«Eh bien, oui! se dit le juge, ma conscience m'ordonne de ne pas abandonner ce juste! La démarche qu'il fait aujourd'hui est une nouvelle preuve de sa non-culpabilité, une preuve morale, puisqu'il ne peut en apporter d'autres, mais peut-être la plus convaincante de toutes! Non! je ne l'abandonnerai pas!»
À partir de ce jour, une secrète correspondance s'établit entre le magistrat et Joam Dacosta. Ribeiro engagea tout d'abord son client à ne pas se compromettre par un acte imprudent. Il voulait reprendre l'affaire, revoir le dossier, réviser l'information. Il fallait savoir si rien de nouveau ne s'était produit dans l'arrayal diamantin, touchant cette cause si grave. De ces complices du crime, un de ces contrebandiers qui avaient attaqué le convoi, n'en était-il pas qui avaient été arrêtés depuis l'attentat? Des aveux, des demi-aveux ne s'étaient-ils pas produits? Joam Dacosta, lui, en était toujours et n'en était qu'à protester de son innocence! Mais cela ne suffisait pas, et le juge Ribeiro voulait trouver dans les éléments mêmes de l'affaire à qui en incombait réellement la criminalité.
Joam Dacosta devait donc être prudent. Il promit de l'être. Mais ce fut une consolation immense, dans toutes ses épreuves, de retrouver chez son ancien avocat, devenu juge suprême, cette entière conviction qu'il n'était pas coupable. Oui! Joam Dacosta, malgré sa condamnation, était une victime, un martyr, un honnête homme, à qui la société devait une éclatante réparation! Et, lorsque le magistrat connut le passé du fazender d'Iquitos depuis sa condamnation, la situation actuelle de sa famille, toute cette vie de dévouement, de travail, employée sans relâche à assurer le bonheur des siens, il fut, non pas plus convaincu mais plus touché, et il se jura de tout faire pour arriver à la réhabilitation du condamné de Tijuco.
Pendant six mois, il y eut échange de correspondance entre ces deux hommes.
Un jour, enfin, les circonstances pressant, Joam Dacosta écrivit au juge Ribeiro:
«Dans deux mois, je serai près de vous, à la disposition du premier magistrat de la province!
Venez donc!» répondit Ribeiro.
La jangada était prête alors à descendre le fleuve. Joam Dacosta s'y embarqua avec tous les siens, femmes, enfants, serviteurs. Pendant le voyage, au grand étonnement de sa femme et de son fils, on le sait, il ne débarqua que rarement. Le plus souvent, il restait enfermé dans sa chambre, écrivant, travaillant, non à des comptes de commerce, mais, sans en rien dire, à cette sorte de mémoire qu'il appelait: «Histoire de ma vie», et qui devait servir à la révision de son procès.
Huit jours avant sa nouvelle arrestation, faite sur la dénonciation de Torrès, qui allait devancer et peut-être anéantir ses projets, il confiait à un Indien de l'Amazone une lettre par laquelle il prévenait le juge Ribeiro de sa prochaine arrivée.
Cette lettre partit, elle fut remise à son adresse, et le magistrat n'attendait plus que Joam Dacosta pour entamer cette grave affaire qu'il avait espoir de mener à bien.
Dans la nuit qui précéda l'arrivée de la jangada à Manao, une attaque d'apoplexie frappa le juge Ribeiro. Mais la dénonciation de Torrès, dont l'oeuvre de chantage venait d'échouer devant la noble indignation de sa victime, avait été suivie d'effet. Dacosta était arrêté au milieu des siens, et son vieil avocat n'était plus là pour le défendre!
Oui! en vérité, c'était là un terrible coup! Quoi qu'il en soit, le sort en était jeté; il n'y avait plus à reculer.
Joam Dacosta se redressa donc sous ce coup qui le frappait si inopinément. Ce n'était plus son honneur seulement qui était en jeu, c'était l'honneur de tous les siens!
CHAPITRE QUATRIÈME PREUVES MORALES
Le mandat d'arrestation décerné contre Joam Dacosta, dit Joam
Garral, avait été lancé par le suppléant du juge Ribeiro, qui
devait remplir les fonctions de ce magistrat dans la province des
Amazones jusqu'à la nomination de son successeur.
Ce suppléant se nommait Vicente Jarriquez. C'était un petit bonhomme fort bourru, que quarante ans d'exercice et de procédure criminelle n'avaient pas contribué à rendre très bienveillant pour les accusés. Il avait instruit tant d'affaires de ce genre, jugé et condamné tant de malfaiteurs, que l'innocence d'un prévenu, quel qu'il fût, lui semblait a priori inadmissible. Certainement, il ne jugeait pas contre sa conscience, mais sa conscience, fortement cuirassée, ne se laissait pas facilement entamer par les incidents de l'interrogatoire ou les arguments de la défense. Comme beaucoup de présidents d'assises, il réagissait volontiers contre l'indulgence du jury, et quand, après avoir été passé au crible des enquêtes, informations, instructions, un accusé arrivait devant lui, toutes les présomptions étaient, à ses yeux, pour que cet accusé fût dix fois coupable.
Ce n'était point un méchant homme, cependant, ce Jarriquez. Nerveux, remuant, loquace, fin, subtil, il était curieux à observer avec sa grosse tête sur son petit corps, sa chevelure ébouriffée, que n'eût pas déparée la perruque à mortier des anciens temps, ses yeux percés à la vrille, dont le regard avait une étonnante acuité, son nez proéminent, avec lequel il aurait certainement gesticulé pour peu qu'il eût été mobile, ses oreilles écartées afin de mieux saisir tout ce qui se disait même hors de la portée ordinaire d'un appareil auditif, ses doigts tapotant sans cesse sur la table du tribunal, comme ceux d'un pianiste qui s'exerce à la muette, son buste trop long pour ses jambes trop courtes, et ses pieds qu'il croisait et décroisait incessamment lorsqu'il trônait sur son fauteuil de magistrat.
Dans la vie privée, le juge Jarriquez, célibataire endurci, ne quittait ses livres de droit criminel que pour la table qu'il ne dédaignait pas, le whist qu'il appréciait fort, les échecs où il était passé maître, et surtout les jeux de casse-tête chinois, énigmes, charades, rébus, anagrammes, logogriphes et autres, dont, comme plus d'un magistrat européen,—vrais sphynx par goût comme par profession—, il faisait son passe-temps principal.
C'était un original, on le voit, et l'on voit aussi combien Joam Dacosta allait perdre à la mort du juge Ribeiro, puisque sa cause venait devant ce peu commode magistrat. Dans l'espèce, d'ailleurs, la tâche de Jarriquez était très simplifiée. Il n'avait point à faire office d'enquêteur ou d'instructeur, non plus qu'à diriger des débats, à provoquer un verdict, à faire application d'articles du Code pénal, ni enfin à prononcer un condamnation. Malheureusement pour le fazender d'Iquitos, tant de formalités n'étaient plus nécessaires. Joam Dacosta avait été arrêté, jugé, condamné, il y avait vingt-trois ans, pour le crime de Tijuco, la prescription n'avait pas encore couvert sa condamnation, aucune demande en commutation de peine ne pouvait être introduite, aucun pourvoi en grâce ne pouvait être accueilli. Il ne s'agissait donc, en somme, que d'établir son identité, et, sur l'ordre d'exécution qui arriverait de Rio de Janeiro, la justice n'aurait plus qu'à suivre son cours.
Mais, sans doute, Joam Dacosta protesterait de son innocence, il dirait avoir été condamné injustement. Le devoir du magistrat, quelque opinion qu'il eût à cet égard, serait de l'écouter. Toute la question serait de savoir quelles preuves le condamné pourrait donner de ses assertions. Et s'il n'avait pu les apporter lors de sa comparution devant ses premiers juges, était-il maintenant en mesure de les produire?
Là devait être tout l'intérêt de l'interrogatoire.
Il faut bien l'avouer cependant, le fait d'un contumax heureux et en sûreté à l'étranger, quittant tout, bénévolement, pour affronter la justice que son passé devait lui avoir appris à redouter, c'était là un cas curieux, rare, qui devait intéresser même un magistrat blasé sur toutes les péripéties d'un débat judiciaire. Était-ce de la part du condamné de Tijuco, fatigué de la vie, effrontée sottise ou élan d'une conscience qui veut à tout prix avoir raison d'une iniquité? Le problème était étrange, on en conviendra.
Le lendemain de l'arrestation de Joam Dacosta, le juge Jarriquez se transporta donc à la prison de la rue de Dieu-le-Fils, où le prisonnier avait été enfermé.
Cette prison était un ancien couvent de missionnaires, élevé sur le bord de l'un des principaux iguarapés de la ville. Aux détenus volontaires d'autrefois avaient succédé dans cet édifice, peu approprié à sa nouvelle destination, les prisonniers malgré eux d'aujourd'hui. La chambre occupée par Joam Dacosta, n'était donc point une de ces tristes cellules que comporte le système pénitentiaire moderne. Une ancienne chambre de moine, avec une fenêtre, sans abat-jour, mais grillée, s'ouvrant sur un terrain vague, un banc dans un coin, une sorte de grabat dans l'autre, quelques ustensiles grossiers, rien de plus.
Ce fut de cette chambre que, ce jour-là 25 août, Joam Dacosta fut extrait vers onze heures du matin, et amené au cabinet des interrogatoires, disposé dans l'ancienne salle commune du couvent.
Le juge Jarriquez était là, devant son bureau, juché sur sa haute chaise, le dos tourné à la fenêtre, afin que sa figure demeurât dans l'ombre, tandis que celle du prévenu resterait en pleine lumière. Son greffier avait pris place à un bout de la table, la plume à l'oreille, avec l'indifférence qui caractérise ces gens de justice, prêt à consigner les demandes et les réponses.
Joam Dacosta fut introduit dans le cabinet, et, sur un signe du magistrat, les gardes qui l'avaient amené se retirèrent.
Le juge Jarriquez regarda longuement l'accusé. Celui-ci s'était incliné devant lui et gardait une attitude convenable, ni impudente, ni humble, attendant avec dignité que des demandes lui fussent posées pour y répondre.
«Votre nom? dit le juge Jarriquez.
—Joam Dacosta.
—Votre âge?
—Cinquante-deux ans.
—Vous demeuriez?…
—Au Pérou, au village d'Iquitos.
—Sous quel nom?
—Sous le nom de Garral, qui est celui de ma mère.
—Et pourquoi portiez-vous ce nom?
Parce que, pendant vingt-trois ans, j'ai voulu me dérober aux poursuites de la justice brésilienne.»
Les réponses étaient si précises, elles semblaient si bien indiquer que Joam Dacosta était résolu à tout avouer de son passé et de son présent, que le juge Jarriquez, peu habitué à ces procédés, redressa son nez plus verticalement que d'habitude.
«Et pourquoi, reprit-il, la justice brésilienne pouvait-elle exercer des poursuites contre vous?
Parce que j'avais été condamné à la peine capitale, en 1826, dans l'affaire des diamants de Tijuco.
—Vous avouez donc que vous êtes Joam Dacosta?…
—Je suis Joam Dacosta.»
Tout cela était répondu avec un grand calme, le plus simplement du monde. Aussi les petits yeux du juge Jarriquez, se dérobant sous leur paupière, semblaient-ils dire: «Voilà une affaire qui ira toute seule!»
Seulement, le moment arrivait où allait être posée l'invariable question qui amenait l'invariable réponse des accusés de toute catégorie, protestant de leur innocence.
Les doigts du juge Jarriquez commencèrent à battre un léger trille sur la table. «Joam Dacosta, demanda-t-il, que faites-vous à Iquitos?
—Je suis fazender, et je m'occupe de diriger un établissement agricole qui est considérable.
—Il est en voie de prospérité?
—De très grande prospérité.
—Et depuis quand avez-vous quitté votre fazenda?
—Depuis neuf semaines environ.
—Pourquoi?
—À cela, monsieur, répondit Joam Dacosta, j'ai donné un prétexte, mais en réalité j'avais un motif.
—Quel a été le prétexte?
—Le soin de conduire au Para tout un train de bois flotté et une cargaison des divers produits de l'Amazone.
—Ah! fit le juge Jarriquez, et quel a été le véritable motif de votre départ?» Et en posant cette question il se disait: «Nous allons donc enfin entrer dans la voie des négations et des mensonges!»
«Le véritable motif, répondit d'une voix ferme Joam Dacosta, était la résolution que j'avais prise de venir me livrer à la justice de mon pays!
—Vous livrer! s'écria le juge, en se relevant sur son fauteuil.
Vous livrer… de vous-même?…
—De moi-même!
—Et pourquoi?
—Parce que j'en avais assez, parce que j'en avais trop de cette existence mensongère, de cette obligation de vivre sous un faux nom; de cette impossibilité de pouvoir restituer à ma femme, à mes enfants celui qui leur appartient; enfin, monsieur, parce que…
—Parce que?…
—Je suis innocent! «Voilà ce que j'attendais!» se dit à part lui le juge Jarriquez.
Et tandis que ses doigts battaient une marche un peu plus accentuée, il fit un signe de tête à Joam Dacosta, qui signifiait clairement: «Allez! racontez votre histoire! Je la connais, mais je ne veux pas vous empêcher de la narrer à votre aise!»
Joam Dacosta, qui ne se méprit pas à cette peu encourageante disposition d'esprit du magistrat, ne voulut pas s'en apercevoir. Il fit donc l'histoire de sa vie tout entière, il parla sobrement, sans se départir du calme qu'il s'était imposé, sans omettre aucune des circonstances qui avaient précédé ou suivi sa condamnation. Il n'insista pas autrement sur cette existence honorée et honorable qu'il avait menée depuis son évasion, ni sur ses devoirs de chef de famille, d'époux et de père, qu'il avait si dignement remplis. Il ne souligna qu'une seule circonstance,— celle qui l'avait conduit à Manao pour poursuivre la révision de son procès, provoquer sa réhabilitation, et cela sans que rien l'y obligeât.
Le juge Jarriquez, naturellement prévenu contre tout accusé, ne l'interrompit pas. Il se bornait à fermer ou à ouvrir successivement les yeux, comme un homme qui entend raconter la même histoire pour la centième fois; et, lorsque Joam Dacosta déposa sur la table le mémoire qu'il avait rédigé, il ne fit pas un mouvement pour le prendre.
«Vous avez fini? dit-il.
Oui, monsieur.
—Et vous persistez à soutenir que vous n'avez quitté Iquitos que pour venir réclamer la révision de votre jugement?
—Je n'ai pas eu d'autre motif.
—Et qui le prouve? Qui prouve que sans la dénonciation qui a amené votre arrestation, vous vous seriez livré?
—Ce mémoire d'abord, répondit Joam Dacosta.
—Ce mémoire était entre vos mains, et rien n'atteste que, si vous n'aviez pas été arrêté, vous en auriez fait l'usage que vous dites.
—Il y a, du moins, monsieur, une pièce qui n'est plus entre mes mains, et dont l'authenticité ne peut être mise en doute.
—Laquelle?
—La lettre que j'ai écrite à votre prédécesseur, le juge
Ribeiro, lettre qui le prévenait de ma prochaine arrivée.
—Ah! vous aviez écrit?…
—Oui, et cette lettre, qui doit être arrivée à son adresse, ne peut tarder à vous être remise!
—Vraiment! répondit le juge Jarriquez d'un ton quelque peu incrédule. Vous aviez écrit au juge Ribeiro?…
—Avant d'être juge de droit de cette province, répondit Joam Dacosta, le juge Ribeiro était avocat à Villa-Rica. C'est lui qui m'a défendu au procès criminel de Tijuco. Il ne doutait pas de la bonté de ma cause. Il a tout fait pour me sauver. Vingt ans plus tard, lorsqu'il est devenu le chef de la justice à Manao, je lui ai fait savoir qui j'étais, où j'étais, ce que je voulais entreprendre. Sa conviction à mon égard n'avait pas changé, et c'est sur son conseil que j'ai quitté la fazenda pour venir, en personne, poursuivre ma réhabilitation. Mais la mort l'a frappé inopinément, et peut-être suis-je perdu, si dans le juge Jarriquez je ne retrouve pas le juge Ribeiro!»
Le magistrat, directement interpellé, fut sur le point de bondir, au mépris de toutes les habitudes de la magistrature assise; mais il parvint à se contenir et se borna à murmurer ces mots:
«Très fort, en vérité, très fort!»
Le juge Jarriquez avait évidemment des calus au coeur, et il était à l'abri de toute surprise.
En ce moment, un garde entra dans le cabinet et remit un pli cacheté à l'adresse du magistrat.
Celui-ci rompit le cachet et tira une lettre de l'enveloppe. Il l'ouvrit, il la lut, non sans une certaine contraction de sourcils, et dit:
«Je n'ai aucun motif, Joam Dacosta, pour vous cacher que voici la lettre dont vous parliez, adressée par vous au juge Ribeiro, et qui m'est communiquée. Il n'y a donc plus aucune raison de douter de ce que vous avez dit à ce sujet.
—Pas plus à ce sujet, répondit Joam Dacosta, qu'au sujet de toutes les circonstances de ma vie que je viens de vous faire connaître, et dont il n'est pas permis de douter!
—Eh! Joam Dacosta, répondit vivement le juge Jarriquez, vous protestez de votre innocence; mais tous les accusés en font autant! Après tout, vous ne produisez que des présomptions morales! Avez-vous maintenant une preuve matérielle?
Peut-être, monsieur», répondit Joam Dacosta.
Sur cette parole, le juge Jarriquez quitta son siège. Ce fut plus fort que lui, et il lui fallut deux ou trois tours de chambre pour se remettre.