La Jangada: Huit cent lieues sur l'Amazone
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME LE CRIME DE TIJUCO
À l'arrivée du juge, tout le funèbre cortège s'était arrêté.
Un immense écho avait répété après lui et répétait encore ce cri qui s'échappait de toutes les poitrines:
«Innocent! innocent!»
Puis, un silence complet s'établit.
On ne voulait pas perdre une seule des paroles qui allaient être prononcées.
Le juge Jarriquez s'était assis sur un banc de pierre, et là, pendant que Minha, Benito, Manoel, Fragoso l'entouraient, tandis que Joam Dacosta retenait Yaquita sur son coeur, il reconstituait tout d'abord le dernier paragraphe du document au moyen du nombre, et, à mesure que les mots se dégageaient nettement sous le chiffre qui substituait la véritable lettre à la lettre cryptologique, il les séparait, il les ponctuait, il lisait à haute voix.
Et voici ce qu'il lut au milieu de ce profond silence:
Le véritable auteur du vol des diamants et de
43 251343251 343251 34 325 134 32513432 51 34
Ph yjslyddqf dzxgas gz zqq ehx gkfndrxu ju gi l'assassinat des soldats qui escortaient le convoi,
32513432513 432 5134325 134 32513432513 43 251343
ocytdxvksbx hhu ypohdvy rym huhpuydkjox ph etozsl commis dans la nuit du vingt-deux janvier mil huit
251343 2513 43 2513 43 251343251 3432513 432 5134
etnpmv ffov pd pajx hy ynojyggay meqynfu qln mvly cent vingt-six, n'est donc pas Joam Dacosta, injustement
3251 34325134 3251 3432 513 4325 1343251 34325134325
fgsu zmqiztlb qgyu gsqe ubv nrcr edgruzb lrmxyuhqhpz condamné à mort; c'est moi, le misérable employé de
13432513 4 3251 3432 513 43 251343251 3432513 43
drrgcroh e pqxu fivv rpl ph onthvddqf hqsntzh hh l'administration du district diamantin; oui, moi seul,
251343251343251 34 32513432 513432513 432 513 4325
nfepmqkyuuexto gz gkyuumfv ijdqdpzjq syk rpl xhxq
qui signe de mon vrai nom, Ortega.
134 32513 43 251 3432 513 432513
rym vkloh hh oto zvdk spp suvjhd.
Cette lecture n'avait pu être achevée, sans que d'interminables hurrahs se fussent élevés dans l'air.
Quoi de plus concluant, en effet, que ce dernier paragraphe qui résumait le document tout entier, qui proclamait si absolument l'innocence du fazender d'Iquitos, qui arrachait au gibet cette victime d'une effroyable erreur judiciaire!
Joam Dacosta, entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis, ne pouvait suffire à presser les mains qui se tendaient vers lui. Quelle que fût l'énergie de son caractère, la réaction se faisait, des larmes de joie s'échappaient de ses yeux, et en même temps son coeur reconnaissant s'élevait vers cette Providence qui venait de le sauver si miraculeusement, au moment, où il allait subir la dernière expiation, vers ce Dieu qui n'avait pas voulu laisser s'accomplir ce pire des crimes, la mort d'un juste!
Oui! la justification de Joam Dacosta ne pouvait plus soulever aucun doute! Le véritable auteur de l'attentat de Tijuco avouait lui-même son crime, et il dénonçait toutes les circonstances dans lesquelles il s'était accompli! En effet, le juge Jarriquez, au moyen du nombre, venait de reconstituer toute la notice cryptogrammatique.
Or, voici ce qu'avouait Ortega.
Ce misérable était le collègue de Joam Dacosta, employé comme lui, à Tijuco, dans les bureaux du gouverneur de l'arrayal diamantin. Le jeune commis, désigné pour accompagner le convoi à Rio de Janeiro, ce fut lui. Ne reculant pas à cette horrible idée de s'enrichir par l'assassinat et le vol, il avait indiqué aux contrebandiers le jour exact où le convoi devait quitter Tijuco.
Pendant l'attaque des malfaiteurs qui attendaient le convoi au-delà de Villa-Rica, il feignit de se défendre avec les soldats de l'escorte; puis, s'étant jeté parmi les morts, il fut emporté par ses complices, et c'est ainsi que le soldat, qui survécut seul à ce massacre, put affirmer qu'Ortega avait péri dans la lutte.
Mais le vol ne devait pas profiter au criminel, et, peu de temps après, il était dépouillé à son tour par ceux qui l'avaient aidé à commettre le crime.
Resté sans ressources, ne pouvant plus rentrer à Tijuco, Ortega s'enfuit dans les provinces du nord du Brésil, vers ces districts du Haut-Amazone où se trouvait la milice des «capitaës do mato». Il fallait vivre. Ortega se fit admettre dans cette peu honorable troupe. Là, on ne demandait ni qui on était, ni d'où l'on venait. Ortega se fit donc capitaine des bois, et, pendant de longues années, il exerça ce métier de chasseur d'hommes.
Sur ces entrefaites, Torrès, l'aventurier, dépourvu de tout moyen d'existence, devint son compagnon. Ortega et lui se lièrent intimement. Mais, ainsi que l'avait dit Torrès, le remords vint peu à peu troubler la vie du misérable. Le souvenir de son crime lui fit horreur. Il savait qu'un autre avait été condamné à sa place! Il savait que cet autre, c'était son collègue Joam Dacosta! Il savait enfin que, si cet innocent avait pu échapper au dernier supplice, il ne cessait pas d'être sous le coup d'une condamnation capitale!
Or, le hasard fit que, pendant une expédition de la milice, entreprise, il y avait quelques mois, au-delà de la frontière péruvienne, Ortega arriva aux environs d'Iquitos, et que là, dans Joam Garral, qui ne le reconnut pas, il retrouva Joam Dacosta.
Ce fut alors qu'il résolut de réparer, en la mesure du possible, l'injustice dont son ancien collègue était victime. Il consigna dans un document tous les faits relatifs à l'attentat de Tijuco; mais il le fit sous la forme mystérieuse que l'on sait, son intention étant de le faire parvenir au fazender d'Iquitos avec le chiffre qui permettait de le lire.
La mort n'allait pas le laisser achever cette oeuvre de réparation. Blessé grièvement dans une rencontre avec les noirs de la Madeira, Ortega se sentit perdu. Son camarade Torrès était alors près de lui. Il crut pouvoir confier à cet ami le secret qui avait si lourdement pesé sur toute son existence. Il lui remit le document écrit tout entier de sa main, en lui faisant jurer de le faire parvenir à Joam Dacosta, dont il lui donna le nom et l'adresse, et de ses lèvres s'échappa, avec son dernier soupir, ce nombre 432513, sans lequel le document devait rester absolument indéchiffrable.
Ortega mort, on sait comment l'indigne Torrès s'acquitta de sa mission, comment il résolut d'utiliser à son profit le secret dont il était possesseur, comment il tenta d'en faire l'objet d'un odieux chantage.
Torrès devait violemment périr avant d'avoir accompli son oeuvre, et emporter son secret avec lui. Mais ce nom d'Ortega, rapporté par Fragoso, et qui était comme la signature du document, ce nom avait enfin permis de le reconstituer, grâce à la sagacité du juge Jarriquez.
Oui! c'était là la preuve matérielle tant cherchée, c'était l'incontestable témoignage de l'innocence de Joam Dacosta, rendu à la vie, rendu à l'honneur!
Les hurrahs redoublèrent lorsque le digne magistrat eut, à haute voix et pour l'édification de tous, tiré du document cette terrible histoire.
Et, dès ce moment, le juge Jarriquez, possesseur de l'indubitable preuve, d'accord avec le chef de la police, ne voulut pas que Joam Dacosta, en attendant les nouvelles instructions qui allaient être demandées à Rio de Janeiro, eût d'autre prison que sa propre demeure.
Cela ne pouvait faire difficulté, et ce fut au milieu du concours de la population de Manao que Joam Dacosta, accompagné de tous les siens, se vit porté plutôt que conduit jusqu'à la maison du magistrat comme un triomphateur.
En ce moment, l'honnête fazender d'Iquitos était bien payé de tout ce qu'il avait souffert pendant de si longues années d'exil, et, s'il en était heureux, pour sa famille plus encore que pour lui, il était non moins fier pour son pays que cette suprême injustice n'eût pas été définitivement consommée!
Et, dans tout cela, que devenait Fragoso?
Eh bien! l'aimable garçon était couvert de caresses! Benito, Manoel, Minha l'en accablaient, et Lina ne les lui épargnait pas! Il ne savait à qui entendre, et il se défendait de son mieux! Il n'en méritait pas tant! Le hasard seul avait tout fait! Lui devait-on même un remerciement, parce qu'il avait reconnu en Torrès un capitaine des bois? Non, assurément. Quant à l'idée qu'il avait eue d'aller rechercher la milice à laquelle Torrès avait appartenu, il ne semblait pas qu'elle pût améliorer la situation, et, quant à ce nom d'Ortega, il n'en connaissait même pas la valeur!
Brave Fragoso! Qu'il le voulût ou non, il n'en avait pas moins sauvé Joam Dacosta!
Mais, en cela, quelle étonnante succession d'événements divers, qui avaient tous tendu au même but: la délivrance de Fragoso, au moment où il allait mourir d'épuisement dans la forêt d'Iquitos, l'accueil hospitalier qu'il avait reçu à la fazenda, la rencontre de Torrès à la frontière brésilienne, son embarquement sur la jangada, et, enfin, cette circonstance que Fragoso l'avait déjà vu quelque part!
«Eh bien, oui! finit par s'écrier Fragoso, mais ce n'est pas à moi qu'il faut rapporter tout ce bonheur, c'est à Lina!
À moi! répondit la jeune mulâtresse.
Eh, sans doute! sans la liane, sans l'idée de la liane, est-ce que j'aurais jamais pu faire tant d'heureux!»
Si Fragoso et Lina furent fêtés, choyés par toute cette honnête famille, par les nouveaux amis que tant d'épreuves leur avaient faits à Manao, il est inutile d'y insister.
Mais le juge Jarriquez, n'avait-il pas sa part, lui aussi, dans cette réhabilitation de l'innocent? Si, malgré toute la finesse de ses talents d'analyste, il n'avait pu lire ce document, absolument indéchiffrable pour quiconque n'en possédait pas la clef, n'avait-il pas du moins reconnu sur quel système cryptographique il reposait? Sans lui, qui aurait pu, avec ce nom seul d'Ortega, reconstituer le nombre que l'auteur du crime et Torrès, morts tous les deux, étaient seuls à connaître?
Aussi les remerciements ne lui manquèrent-ils pas!
Il va sans dire que, le jour même, partait pour Rio de Janeiro un rapport détaillé sur toute cette affaire, auquel était joint le document original, avec le chiffre qui permettait de le lire. Il fallait attendre que de nouvelles instructions fussent envoyées du ministère au juge de droit, et nul doute qu'elles n'ordonnassent l'élargissement immédiat du prisonnier.
C'était quelques jours à passer encore à Manao; puis, Joam Dacosta et les siens, libres de toute contrainte, dégagés de toute inquiétude, prendraient congé de leur hôte, se rembarqueraient, et continueraient à descendre l'Amazone jusqu'au Para, où le voyage devait se terminer par la double union de Minha et de Manoel, de Lina et de Fragoso, conformément au programme arrêté avant le départ.
Quatre jours après, le 4 septembre, arrivait l'ordre de mise en liberté. Le document avait été reconnu authentique. L'écriture en était bien celle de cet Ortega, l'ancien employé du district diamantin, et il n'était pas douteux que l'aveu de son crime, avec les plus minutieux détails qu'il en donnait, n'eût été entièrement écrit de sa main.
L'innocence du condamné de Villa-Rica était enfin admise. La réhabilitation de Joam Dacosta était judiciairement reconnue.
Le jour même, le juge Jarriquez dînait avec la famille à bord de la jangada, et, le soir venu, toutes les mains pressaient les siennes. Ce furent de touchants adieux; mais ils comportaient l'engagement de se revoir à Manao, au retour, et, plus tard, à la fazenda d'Iquitos.
Le lendemain matin, 5 septembre, au lever du soleil, le signal du départ fut donné. Joam Dacosta, Yaquita, leur fille, leurs fils, tous étaient sur le pont de l'énorme train. La jangada, démarrée, commença à prendre le fil du courant, et, lorsqu'elle disparut au tournant du rio Negro, les hurrahs de toute la population, pressée sur la rive, retentissaient encore.
CHAPITRE VINGTIÈME LE BAS-AMAZONE
Que dire maintenant de cette seconde partie du voyage qui allait s'accomplir sur le cours du grand fleuve? Ce ne fut qu'une suite de jours heureux pour l'honnête famille. Joam Dacosta revivait d'une vie nouvelle, qui rayonnait sur tous les siens.
La jangada dériva plus rapidement alors sur ces eaux encore gonflées par la crue. Elle laissa sur la gauche le petit village de Don Jose de Maturi, et, sur la droite, l'embouchure de cette Madeira, qui doit son nom à la flottille d'épaves végétales, à ces trains de troncs dénudés ou verdoyants qu'elle apporte du fond de la Bolivie. Elle passa au milieu de l'archipel Caniny, dont les îlots sont de véritables caisses à palmiers, devant le hameau de Serpa, qui, successivement transporté d'une rive à l'autre, a définitivement assis sur la gauche du fleuve ses maisonnettes, dont le seuil repose sur le tapis jaune de la grève. Le village de Silves, bâti sur la gauche de l'Amazone, la bourgade de Villa-Bella, qui est le grand marché de guarana de toute la province, restèrent bientôt en arrière du long train de bois. Ainsi fut-il du village de Faro et de sa célèbre rivière de Nhamundas, sur laquelle, en 1539, Orellana prétendit avoir été attaqué par des femmes guerrières qu'on n'a jamais revues depuis cette époque, légende qui a suffi pour justifier le nom immortel du fleuve des Amazones.
Là finit la vaste province du Rio Negro. Là commence la juridiction du Para, et, ce jour même, 22 septembre, la famille, émerveillée des magnificences d'une vallée sans égale, entrait dans cette portion de l'empire brésilien, qui n'a d'autre borne à l'est que l'Atlantique.
«Que cela est magnifique! disait sans cesse la jeune fille.
—Que c'est long! murmurait Manoel.
—Que c'est beau! répétait Lina.
—Quand serons-nous donc arrivés!» murmurait Fragoso.
Le moyen de s'entendre, s'il vous plaît, en un tel désaccord de points de vue! Mais, enfin, le temps s'écoulait gaiement, et Benito, ni patient, ni impatient, lui, avait recouvré toute sa bonne humeur d'autrefois.
Bientôt la jangada se glissa entre d'interminables plantations de cacaotiers d'un vert sombre, sur lequel tranchait le jaune des chaumes ou le rouge des tuiles, qui coiffaient les buttes des exploitants des deux rives, depuis Obidos jusqu'à la bourgade de Monte-Alegre.
Puis s'ouvrit l'embouchure du rio Trombetas, baignant de ses eaux noires les maisons d'Obidos, une vraie petite ville et même une «citade», avec de larges rues bordées de jolies habitations, important entrepôt du produit des cacaotiers, qui ne se trouve plus qu'à cent quatre-vingts grands milles de Bélem.
On vit alors le confluent de Tapajoz, aux eaux d'un Vert gris, descendues du sud-ouest; puis Santarem, riche bourgade, où l'on ne compte pas moins de cinq mille habitants, Indiens pour la plupart, et dont les premières maisons reposaient sur de vastes grèves de sable blanc.
Depuis son départ de Manao, la jangada ne s'arrêtait plus en descendant le cours moins encombré de l'Amazone. Elle dérivait jour et nuit sous l'oeil vigilant de son adroit pilote. Plus de haltes, ni pour l'agrément des passagers, ni pour les besoins du commerce. On allait toujours, et le but approchait rapidement.
À partir d'Alemquer, située sur la rive gauche, un nouvel horizon se dessina aux regards. Au lieu des rideaux de forêts qui l'avaient fermé jusqu'alors, ce furent, au premier plan, des collines, dont l'oeil pouvait suivre les molles ondulations, et, en arrière, la cime indécise de véritables montagnes, se dentelant sur le fond lointain du ciel.
Ni Yaquita, ni sa fille, ni Lina, ni la vieille Cybèle n'avaient encore rien vu de pareil.
Mais, dans cette juridiction du Para, Manoel était chez lui. Il pouvait donner un nom à cette double chaîne, qui rétrécissait peu à peu la vallée du grand fleuve.
«À droite, dit-il, c'est la sierra de Paruacarta, qui s'arrondit en demi-cercle vers le sud! À gauche, c'est la sierra de Curuva, dont nous aurons bientôt dépassé les derniers contreforts!
—Alors on approche? répétait Fragoso.
—On approche!» répondait Manoel.
Et les deux fiancés se comprenaient sans doute, car un même petit hochement de tête, on ne peut plus significatif, accompagnait la demande et la réponse.
Enfin, malgré les marées qui, depuis Obidos, commençaient à se faire sentir et retardaient quelque peu la dérive de la jangada, la bourgade de Monte-Alegre fut dépassée, puis celle de Praynha de Onteiro, puis l'embouchure du Xingu, fréquentée par ces Indiens Yurumas, dont la principale industrie consiste à préparer les têtes de leurs ennemis pour les cabinets d'histoire naturelle.
Sur quelle largeur superbe se développait alors l'Amazone, et comme on pressentait déjà que ce roi des fleuves allait bientôt s'évaser comme une mer! Des herbes, hautes de huit à dix pieds, hérissaient ses plages, en les bordant d'une forêt de roseaux. Porto de Mos, Boa-Vista, Gurupa dont la prospérité est en décroissance, ne furent bientôt plus que des points laissés en arrière.
Là, le fleuve se divisait en deux bras importants qu'il tendait vers l'Atlantique: l'un courait au nord-est, l'autre s'enfonçait vers l'est, et, entre eux, se développait la grande île de Marajo. C'est toute une province que cette île. Elle ne mesure pas moins de cent quatre-vingts lieues de tour. Diversement coupée de marais et de rios, toute en savanes à l'est, toute en forêts à l'ouest, elle offre de véritables avantages pour l'élevage des bestiaux qu'elle compte par milliers.
Cet immense barrage de Marajo est l'obstacle naturel qui a forcé l'Amazone à se dédoubler avant d'aller précipiter ses torrents d'eaux à la mer. À suivre le bras supérieur, la jangada, après avoir dépassé les îles Caviana et Mexiana, aurait trouvé une embouchure large de cinquante lieues; mais elle eût aussi rencontré la barre de «prororoca», ce terrible mascaret, qui, pendant les trois jours précédant la nouvelle ou la pleine lune, n'emploie que deux minutes, au lieu de six heures, à faire marner le fleuve de douze à quinze pieds au-dessus de son étiage.
C'est donc là un véritable raz de marée, redoutable entre tous. Très heureusement, le bras inférieur, connu sous le nom de canal des Brèves, qui est le bras naturel du Para, n'est pas soumis aux éventualités de ce terrible phénomène, mais bien à des marées d'une marche plus régulière. Le pilote Araujo le connaissait parfaitement. Il s'y engagea donc, au milieu de forêts magnifiques, longeant çà et là quelques îles couvertes de gros palmiers muritis, et le temps était si beau qu'on n'avait même pas à redouter ces coups de tempête qui balayent parfois tout ce canal des Brèves.
La jangada passa, quelques jours après, devant le village de ce nom, qui bien que bâti sur des terrains inondés pendant plusieurs mois de l'année, est devenu, depuis 1845, une importante ville de cent maisons. Au milieu de cette contrée fréquentée par les Tapuyas, ces Indiens du Bas-Amazone se confondent de plus en plus avec les populations blanches, et leur race finira par s'y absorber.
Cependant la jangada descendait toujours. Ici, elle rasait, au risque de s'y accrocher, ces griffes de mangliers, dont les racines s'étendaient sur les eaux comme les pattes de gigantesques crustacés; là, le tronc lisse des palétuviers au feuillage vert pale, servait de point d'appui aux longues gaffes de l'équipe, qui la renvoyaient au fil du courant.
Puis ce fut l'embouchure du Tocantins, dont les eaux, dues aux divers rios de la province de Goyaz, se mêlent à celles de l'Amazone par une large embouchure; puis le Moju, puis la bourgade de Santa-Ana.
Tout ce panorama des deux rives se déplaçait majestueusement, sans aucun temps d'arrêt, comme si quelque ingénieux mécanisme l'eût obligé à se dérouler d'aval en amont.
Déjà de nombreuses embarcations qui descendaient le fleuve, ubas, égariteas, vigilindas, pirogues de toutes formes, petits et moyens caboteurs des parages inférieurs de l'Amazone et du littoral de l'Atlantique, faisaient cortège à la jangada, semblables aux chaloupes de quelque monstrueux vaisseau de guerre.
Enfin apparut sur la gauche Santa-Maria de Bélem do Para, la «ville», comme on dit dans le pays, avec les pittoresques rangées de ses maisons blanches à plusieurs étages, ses convents enfouis sous les palmiers, les clochers de sa cathédrale et de Nostra-Señora de Merced, la flottille de ses goélettes, bricks et trois-mâts, qui la relient commercialement avec l'ancien monde.
Le coeur des passagers de la jangada leur battait fort. Ils touchaient enfin au terme de ce voyage qu'ils avaient cru ne pouvoir plus atteindre. Lorsque l'arrestation de Joam Dacosta les retenait encore à Manao, c'est-à-dire à mi-chemin de leur itinéraire, pouvaient-ils espérer de jamais voir la capitale de cette province du Para?
Ce fut dans cette journée du 15 octobre,—quatre mois et demi après avoir quitté la fazenda d'Iquitos—, que Bélem leur apparut à un brusque tournant du fleuve.
L'arrivée de la jangada était signalée depuis plusieurs jours. Toute la ville connaissait l'histoire de Joam Dacosta. On l'attendait, cet honnête homme! On réservait le plus sympathique accueil aux siens et à lui!
Aussi des centaines d'embarcations vinrent-elles au-devant du fazender, et bientôt la jangada fut envahie par tous ceux qui voulaient fêter le retour de leur compatriote, après un si long exil. Des milliers de curieux,—il serait plus juste de dire des milliers d'amis—, se pressaient sur le village flottant, bien avant qu'il eût atteint son poste d'amarrage; mais il était assez vaste et assez solide pour porter toute une population.
Et parmi ceux qui s'empressaient ainsi, une des premières pirogues avait amené Mme Valdez. La mère de Manoel pouvait enfin presser dans ses bras la nouvelle fille que son fils lui avait choisie. Si la bonne dame n'avait pu se rendre à Iquitos, n'était-ce pas comme un morceau de la fazenda que l'Amazone lui apportait avec sa nouvelle famille?
Avant le soir, le pilote Araujo avait solidement amarré la jangada au fond d'une anse, derrière la pointe de l'arsenal. Là devait être son dernier lieu de mouillage, sa dernière halte, après huit cents lieues de dérive sur la grande artère brésilienne. Là, les carbets des Indiens, les cases des noirs, les magasins qui renfermaient une cargaison précieuse, seraient peu à peu démolis; puis, l'habitation principale, enfouie sous sa verdoyante tapisserie de feuillage et de fleurs, disparaîtrait à son tour; puis, enfin, la petite chapelle, dont la modeste cloche répondait alors aux éclatantes sonneries des églises de Bélem.
Mais, auparavant, une cérémonie allait s'accomplir sur la jangada même: le mariage de Manoel et de Minha, le mariage de Lina et de Fragoso. Au padre Passanha appartenait de célébrer cette double union, qui promettait d'être si heureuse. Ce serait dans la petite chapelle que les époux recevraient de ses mains la bénédiction nuptiale. Si, trop étroite, elle ne pouvait contenir que les seuls membres de la famille Dacosta, l'immense jangada n'était-elle pas là pour recevoir tous ceux qui voulaient assister à cette cérémonie, et si elle-même ne suffisait pas encore, tant l'affluence devait être grande, le fleuve n'offrait-il pas les gradins de son immense berge à cette foule sympathique, désireuse de fêter celui qu'une éclatante réparation venait de faire le héros du jour?
Ce fut le lendemain, 16 octobre, que les deux mariages furent célébrés en grande pompe.
Dès les dix heures du matin, par une journée magnifique, la jangada recevait la foule des assistants. Sur la rive, on pouvait voir presque toute la population de Bélem qui se pressait dans ses habits de fête. À la surface du fleuve, les embarcations, chargées de visiteurs, se tenaient en abord de l'énorme train de bois, et les eaux de l'Amazone disparaissaient littéralement sous cette flottille jusqu'à la rive gauche du fleuve.
Lorsque la cloche de la chapelle tinta son premier coup, ce fut comme un signal de joie pour les oreilles et pour les yeux. En un instant, les églises de Bélem répondirent au clocher de la jangada. Les bâtiments du port se pavoisèrent jusqu'en tête des mâts, et les couleurs brésiliennes furent saluées par les pavillons nationaux des autres pays. Les décharges de mousqueterie éclatèrent de toutes parts, et ce n'était pas sans peine que ces joyeuses détonations pouvaient rivaliser avec les violents hurrahs qui s'échappaient par milliers dans les airs!
La famille Dacosta sortit alors de l'habitation, et se dirigea à travers la foule vers la petite chapelle.
Joam Dacosta fut accueilli par des applaudissements frénétiques. Il donnait le bras à Mme Valdez. Yaquita était conduite par le gouverneur de Bélem, qui, accompagné des camarades du jeune médecin militaire, avait voulu honorer de sa présence la cérémonie du mariage. Lui, Manoel, marchait près de Minha, charmante dans sa fraîche toilette de mariée; puis venait Fragoso, tenant par la main Lina toute rayonnante; suivaient enfin Benito, la vieille Cybèle, les serviteurs de l'honnête famille, entre la double rangée du personnel de la jangada.
Le padre Passanha attendait les deux couples à l'entrée de la chapelle. La cérémonie s'accomplit simplement, et les mêmes mains qui avaient autrefois béni Joam et Yaquita, se tendirent, cette fois encore, pour donner la bénédiction nuptiale à leurs enfants.
Tant de bonheur ne devait pas être altéré par le chagrin des longues séparations.
En effet, Manoel Valdez n'allait pas tarder à donner sa démission pour rejoindre toute la famille à Iquitos, où il trouverait à exercer utilement sa profession comme médecin civil.
Naturellement, le couple Fragoso ne pouvait hésiter a suivre ceux qui étaient pour lui plutôt des amis que des maîtres.
Mme Valdez n'avait pas voulu séparer tout cet honnête petit monde; mais elle y avait mis une condition: c'était qu'on vînt souvent la voir à Bélem.
Rien ne serait plus facile. Le grand fleuve n'était-il pas là comme un lien de communication qui ne devait plus se rompre entre Iquitos et Bélem? En effet, dans quelques jours, le premier paquebot allait commencer son service régulier et rapide, et il ne mettrait qu'une semaine à remonter cette Amazone que la jangada avait mis tant de mois à descendre.
L'importante opération commerciale, bien menée par Benito, s'acheva dans les meilleures conditions, et bientôt de ce qu'avait été cette jangada,—c'est-à-dire un train de bois formé de toute une forêt d'Iquitos—, il ne resta plus rien.
Puis, un mois après, le fazender, sa femme, son fils, Manoel et
Minha Valdez, Lina et Fragoso, repartirent par l'un des paquebots
de l'Amazone pour revenir au vaste établissement d'Iquitos, dont
Benito allait prendre la direction.
Joam Dacosta y rentra la tête haute, cette fois, et ce fut toute une famille d'heureux qu'il ramena au-delà de la frontière brésilienne!
Quant à Fragoso, vingt fois par jour on l'entendait répéter:
«Hein! sans la liane!»
Et il finit même par donner ce joli nom à la jeune mulâtresse, qui le justifiait bien par sa tendresse pour ce brave garçon.
«À une lettre près, disait-il! Lina, Liane, n'est-ce pas la même chose?»
[1] 1 000 reis valent environ 3 francs de monnaie
française, et un conto de reis vaut 3 000 francs.
[2] 174 000 francs.
[3] Les mesures itinéraires au Brésil sont le petit mille,
qui vaut 2 060 mètres, et la lieue commune ou grand mille,
qui vaut 6 180 mètres.
[4] Environ 30 francs, paye qui s'élevait autrefois à 100
francs.
[5] L'affirmation de Benito, vraie à cette époque, où de
nouvelles découvertes n'avaient pas été faites encore, ne
peut plus être tenue pour exacte aujourd'hui. Le Nil et le
Missouri-Mississipi, d'après les derniers relèvements,
paraissent avoir un cours supérieur en étendue à celui de
l'Amazone.
[6] La frasque portugaise contient environ 2 litres.
[7] La contenance de la dame-jeanne varie de 15 à 25
litres.
[8] L'arrobe espagnol vaut environ 25 livres; l'arrobe
portugais vaut un peu plus, soit 32 livres.
[9] Environ 6 centimes.
[10] De nombreuses observations faites par les
voyageurs modernes sont en désaccord avec celle de
Humboldt.
[11] La pataque vaut 1 franc environ.
[12] Il a été récemment étudié pendant six cents lieues
par M. Bates, un savant géographe anglais.
[13] 7 milliards 500 millions de francs, suivant
l'estimation très exagérée sans doute de Romé de l'Isle.
[14] Le carat vaut 4 grains ou 212 milligrammes.
[15] Environ 2 500 000 francs.
[16] 300 000 francs.