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La Jangada: Huit cent lieues sur l'Amazone

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CHAPITRE CINQUIÈME PREUVES MATÉRIELLES

Lorsque le magistrat eut repris sa place, en homme qui croyait être redevenu parfaitement maître de lui-même, il se renversa sur son fauteuil, la tête relevée, les yeux au plafond, et du ton de la plus parfaite indifférence, sans même regarder l'accusé:

«Parlez», dit-il.

Joam Dacosta se recueillit un instant, comme s'il eût hésité à rentrer dans cet ordre d'idées, et répondit en ces termes:

«Jusqu'ici, monsieur, je ne vous ai donné de mon innocence que des présomptions morales, basées sur la dignité, sur la convenance, sur l'honnêteté de ma vie tout entière. J'aurais cru que ces preuves étaient les plus dignes d'être apportées en justice…»

Le juge Jarriquez ne put retenir un mouvement d'épaules, indiquant que tel n'était pas son avis.

«Puisqu'elles ne suffisent pas, voici quelles sont les preuves matérielles que je suis peut-être en mesure de produire, reprit Joam Dacosta. Je dis «peut-être», car je ne sais pas encore quel crédit il convient de leur accorder. Aussi monsieur, n'ai-je parlé de cela ni à ma femme ni à mes enfants, ne voulant pas leur donner un espoir qui pourrait être déçu.

Au fait, répondit le juge Jarriquez.

—J'ai tout lieu de croire, monsieur, que mon arrestation, la veille de l'arrivée de la jangada à Manao, a été motivée par une dénonciation adressée au chef de police.

—Vous ne vous trompez pas, Joam Dacosta, mais je dois vous dire que cette dénonciation est anonyme.

—Peu importe, puisque je sais qu'elle n'a pu venir que d'un misérable, appelé Torrès.

—Et de quel droit, demanda le juge Jarriquez, traitez-vous ainsi ce… dénonciateur?

—Un misérable, oui, monsieur! répondit vivement Joam Dacosta. Cet homme, que j'avais hospitalièrement accueilli, n'était venu à moi que pour me proposer d'acheter son silence, pour m'offrir un marché odieux, que je n'aurai jamais le regret d'avoir repoussé, quelles que soient les conséquences de sa dénonciation!

—Toujours ce système! pensa le juge Jarriquez: «accuser les autres pour se décharger soi-même!»

Mais il n'en écouta pas moins avec une extrême attention le récit que lui fit Joam Dacosta de ses relations avec l'aventurier, jusqu'au moment où Torrès vint lui apprendre qu'il connaissait et qu'il était à même de révéler le nom du véritable auteur de l'attentat de Tijuco.

«Et quel est le nom du coupable? demanda le juge Jarriquez, ébranlé dans son indifférence.

—Je l'ignore, répondit Joam Dacosta. Torrès s'est bien gardé de me le nommer.

—Et ce coupable est vivant?…

—Il est mort.» Les doigts du juge Jarriquez tambourinèrent plus rapidement, et il ne put se retenir de répondre:

«L'homme qui pourrait apporter la preuve de l'innocence d'un accusé est toujours mort!

—Si le vrai coupable est mort, monsieur, répondit Joam Dacosta, Torrès, du moins, est vivant, et cette preuve écrite tout entière de la main de l'auteur du crime, il m'a affirmé l'avoir entre les mains! Il m'a offert de me la vendre!

—Eh! Joam Dacosta, répondit le juge Jarriquez, ce n'eût pas été trop cher que la payer de toute votre fortune!

—Si Torrès ne m'avait demandé que ma fortune, je la lui aurais abandonnée, et pas un des miens n'eût protesté! Oui, vous avez raison, monsieur, on ne peut payer trop cher le rachat de son honneur! Mais ce misérable, me sachant à sa merci, exigeait plus que ma fortune!

—Quoi donc?…

—La main de ma fille, qui devait être le prix de ce marché! J'ai refusé, il m'a dénoncé, et voilà pourquoi je suis maintenant devant vous!

—Et si Torrès ne vous eût pas dénoncé, demanda le juge Jarriquez, si Torrès ne se fût pas rencontré sur votre passage, qu'eussiez-vous fait en apprenant à votre arrivée ici la mort du juge Ribeiro? Seriez-vous venu vous livrer à la justice?…

—Sans aucune hésitation, monsieur, répondit Joam Dacosta d'une voix ferme, puisque, je vous le répète, je n'avais pas d'autre but en quittant Iquitos pour venir à Manao.»

Cela fut dit avec un tel accent de vérité, que le juge Jarriquez sentit une sorte d'émotion le pénétrer dans cet endroit du coeur où les convictions se forment; mais il ne se rendit pas encore.

Il ne faudrait pas s'en étonner. Magistrat, procédant à cet interrogatoire, il ne savait rien de ce que savent ceux qui ont suivi Torrès depuis le commencement de ce récit. Ceux-là ne peuvent douter que Torrès n'ait entre les mains la preuve matérielle de l'innocence de Joam Dacosta. Ils ont la certitude que le document existe, qu'il contient cette attestation, et peut-être seront-ils portés à penser que le juge Jarriquez fait montre d'une impitoyable incrédulité. Mais qu'ils songent à ceci: c'est que le juge Jarriquez n'est pas dans leur situation; il est habitué à ces invariables protestations des prévenus que la justice lui envoie; ce document qu'invoque Joam Dacosta, il ne lui est pas produit; il ne sait même pas s'il existe réellement, et, en fin de compte, il se trouve en présence d'un homme dont la culpabilité a pour lui force de chose jugée.

Cependant il voulut, par curiosité peut-être, pousser Joam Dacosta jusque dans ses derniers retranchements.

«Ainsi, lui dit-il, tout votre espoir repose maintenant sur la déclaration que vous a faite ce Torrès?

—Oui, monsieur, répondit Joam Dacosta, si ma vie entière ne plaide pas pour moi!

—Où pensez-vous que soit Torrès actuellement?

—Je pense qu'il doit être à Manao.

—Et vous espérez qu'il parlera, qu'il consentira à vous remettre bénévolement ce document que vous avez refusé de lui payer du prix qu'il en demandait?

—Je l'espère, monsieur, répondit Joam Dacosta. La situation, maintenant, n'est plus la même pour Torrès. Il m'a dénoncé, et par conséquent il ne peut plus conserver un espoir quelconque de reprendre son marché dans les conditions où il voulait le conclure. Mais ce document peut encore lui valoir une fortune, qui, si je suis acquitté ou condamné, lui échappera à jamais. Or, puisque son intérêt est de me vendre ce document, sans que cela puisse lui nuire en aucune façon, je pense qu'il agira suivant son intérêt.»

Le raisonnement de Joam Dacosta était sans réplique. Le juge Jarriquez le sentit bien. Il n'y fit que la seule objection possible:

«Soit, dit-il, l'intérêt de Torrès est sans aucun doute de vous vendre ce document… si ce document existe!

S'il n'existe pas, monsieur, répondit Joam Dacosta d'une voix pénétrante, je n'aurai plus qu'à m'en rapporter à la justice des hommes, en attendant la justice de Dieu!»

Sur ces paroles, le juge Jarriquez se leva, et, d'un ton moins indifférent, cette fois:

«Joam Dacosta, dit-il, en vous interrogeant ici, en vous laissant raconter les particularités de votre vie et protester de votre innocence, je suis allé plus loin que ne le voulait mon mandat. Une information a déjà été faite sur cette affaire, et vous avez comparu devant le jury de Villa-Rica, dont le verdict a été rendu à l'unanimité des voix, sans admission de circonstances atténuantes. Vous avez été condamné pour instigation et complicité dans l'assassinat des soldats et le vol des diamants de Tijuco, la peine capitale a été prononcée contre vous, et ce n'a été que par une évasion que vous avez pu échapper au supplice. Mais, que vous soyez venu vous livrer ou non à la justice, après vingt-trois ans, vous n'en avez pas moins été repris. Une dernière fois, vous reconnaissez que vous êtes bien Joam Dacosta, le condamné dans l'affaire de l'arrayal diamantin?

—Je suis Joam Dacosta.

—Vous êtes prêt à signer cette déclaration?

—Je suis prêt.»

Et d'une main qui ne tremblait pas, Joam Dacosta apposa son nom au bas du procès-verbal et du rapport que le juge Jarriquez venait de faire rédiger par son greffier.

«Le rapport, adressé au ministère de la justice va partir pour Rio de Janeiro, dit le magistrat. Plusieurs jours s'écouleront avant que nous recevions l'ordre de faire exécuter le jugement qui vous condamne. Si donc, comme vous le dites, ce Torrès possède la preuve de votre innocence, faites par vous-même, par les vôtres, faites tout au monde pour qu'il la produise en temps utile! L'ordre arrivé, aucun sursis ne serait possible, et la justice suivrait son cours!»

Joam Dacosta s'inclina. «Me sera-t-il permis de voir maintenant ma femme, mes enfants? demanda-t-il.

Dès aujourd'hui, si vous le voulez, répondit le juge Jarriquez. Vous n'êtes plus au secret, et ils seront introduits près de vous, dès qu'ils se présenteront.»

Le magistrat donna alors un coup de sonnette. Des gardes entrèrent dans le cabinet et emmenèrent Joam Dacosta.

Le juge Jarriquez le regarda partir, en secouant la tête.

«Eh! eh! cela est véritablement plus étrange que je ne l'aurais pensé!» murmura-t-il.

CHAPITRE SIXIÈME LE DERNIER COUP

Pendant que Joam Dacosta subissait cet interrogatoire, Yaquita, sur une démarche faite par Manoel, apprenait que ses enfants et elle seraient admis à voir le prisonnier, le jour même, vers quatre heures du soir.

Depuis la veille, Yaquita n'avait pas quitté sa chambre. Minha et Lina s'y tenaient près d'elle, en attendant le moment où il lui serait permis de revoir son mari. Yaquita Garral ou Yaquita Dacosta, il retrouverait en elle la femme dévouée, la vaillante compagne de toute sa vie.

Ce jour-là, vers onze heures, Benito rejoignit Manoel et Fragoso qui causaient sur l'avant de la jangada.

«Manoel, dit-il, j'ai un service à te demander.

—Lequel?

—À vous aussi, Fragoso.

—Je suis à vos ordres, monsieur Benito, répondit le barbier.

—De quoi s'agit-il? demanda Manoel, en observant son ami, dont l'attitude était celle d'un homme qui a pris une inébranlable résolution.

—Vous croyez toujours à l'innocence de mon père, n'est-ce pas? dit Benito.

—Ah! s'écria Fragoso, je croirais plutôt que c'est moi qui ai commis le crime!

—Eh bien, il faut aujourd'hui même mettre à exécution le projet que j'avais formé hier.

—Retrouver Torrès? demanda Manoel.

—Oui, et savoir de lui comment il a découvert la retraite de mon père! Il y a dans tout cela d'inexplicables choses! L'a-t-il connu autrefois? je ne puis le comprendre, puisque mon père n'a pas quitté Iquitos depuis plus de vingt ans, et que ce misérable en a trente à peine! Mais la journée ne s'achèvera pas avant que je le sache, ou malheur à Torrès!»

La résolution de Benito n'admettait aucune discussion. Aussi, ni Manoel, ni Fragoso n'eurent-ils la pensée de le détourner de son projet.

«Je vous demande donc, reprit Benito, de m'accompagner tous les deux. Nous allons partir à l'instant. Il ne faut pas attendre que Torrès ait quitté Manao. Il n'a plus à vendre son silence maintenant, et l'idée peut lui en venir. Partons!»

Tous trois débarquèrent sur la berge du rio Negro et se dirigèrent vers la ville.

Manao n'était pas si considérable qu'elle ne pût être fouillée en quelques heures. On irait de maison en maison, s'il le fallait, pour y chercher Torrès; mais mieux valait s'adresser tout d'abord aux maîtres des auberges ou des lojas, où l'aventurier avait pu se réfugier. Sans doute, l'ex-capitaine des bois n'aurait pas donné son nom, et il avait peut-être des raisons personnelles d'éviter tout rapport avec la justice. Toutefois, s'il n'avait pas quitté Manao, il était impossible qu'il échappât aux recherches des jeunes gens. En tout cas, il ne pouvait être question de s'adresser à la police, car il était très probable,—cela était effectivement, on le sait—, que sa dénonciation avait été anonyme.

Pendant une heure, Benito, Manoel et Fragoso coururent les rues principales de la ville, interrogeant les marchands dans leurs boutiques, les cabaretiers dans leurs lojas, les passants eux-mêmes, sans que personne pût reconnaître l'individu dont ils donnaient le signalement avec une extrême précision.

Torrès avait-il donc quitté Manao? Fallait-il perdre tout espoir de le rejoindre?

Manoel essayait en vain de calmer Benito dont la tête était en feu. Coûte que coûte, il lui fallait Torrès!

Le hasard allait le servir, et ce fut Fragoso qui fut enfin mis sur la véritable piste.

Dans une auberge de la rue de Dieu-le-Saint-Esprit, au signalement qu'il donna de l'aventurier, on lui répondit que l'individu en question était descendu la veille dans la loja.

«A-t-il couché dans l'auberge? demanda Fragoso.

—Oui, répondit l'aubergiste.

—Est-il là en ce moment?

—Non, il est sorti.

—Mais a-t-il réglé son compte comme un homme qui se dispose à partir?

—En aucune façon; il a quitté sa chambre depuis une heure, et il rentrera sans doute pour le souper.

—Savez-vous quel chemin il a pris en sortant?

—On l'a vu se diriger vers l'Amazone, en descendant parla basse ville, et il est probable qu'on le rencontrerait de ce côté.»

Fragoso n'avait pas à en demander davantage. Quelques instants après, il retrouvait les deux jeunes gens et leur disait: «Je suis sur la piste de Torrès.

Il est là! s'écria Benito.

—Non, il vient de sortir, et on l'a vu se diriger à travers la campagne, du côté de l'Amazone.

—Marchons!» répondit Benito. Il fallait redescendre vers le fleuve, et le plus court fut de prendre la rive gauche du rio Negro jusqu'à son embouchure.

Benito et ses compagnons eurent bientôt laissé en arrière les dernières maisons de la ville, et ils suivirent la berge, mais en faisant un détour pour ne pas passer en vue de la jangada.

La plaine était déserte à cette heure. Le regard pouvait se porter au loin, à travers cette campine, où les champs cultivés avaient remplacé les forêts d'autrefois.

Benito ne parlait pas: il n'aurait pu prononcer une parole. Manoel et Fragoso respectaient son silence. Ils allaient ainsi tous trois, ils regardaient, ils parcouraient l'espace depuis la rive du rio Negro jusqu'à la rive de l'Amazone. Trois quarts d'heure après avoir quitté Manao, ils n'avaient encore rien aperçu.

Une on deux fois, des Indiens qui travaillaient à la terre furent rencontrés; Manoel les interrogea, et l'un d'eux lui apprit enfin qu'un homme, ressemblant à celui qu'on lui désignait, venait de passer en se dirigeant vers l'angle formé par les deux cours d'eau à leur confluent.

Sans en demander davantage, Benito, par un mouvement irrésistible, se jeta en avant, et ses deux compagnons durent se hâter, afin de ne pas se laisser distancer par lui.

La rive gauche de l'Amazone apparaissait alors à moins d'un quart de mille. Une sorte de falaise s'y dessinait en cachant une partie de l'horizon, et limitait la portée du regard à un rayon de quelques centaines de pas.

Benito, précipitant sa course, disparut bientôt derrière l'une de ces tumescences sablonneuses.

«Plus vite! plus vite! dit Manoel à Fragoso. Il ne faut pas le laisser seul un instant!»

Et tous deux se jetaient dans cette direction, quand un cri se fit entendre.

Benito avait-il aperçu Torrès? Celui-ci l'avait-il vu? Benito et
Torrès s'étaient-ils déjà rejoints?

Manoel et Fragoso, cinquante pas plus loin, après avoir rapidement tourné une des pointes de la berge, voyaient deux hommes arrêtés en face l'un de l'autre.

C'était Torrès et Benito.

En un instant, Manoel et Fragoso furent à leur côté.

On aurait pu croire que dans l'état d'exaltation où se trouvait Benito, il lui aurait été impossible de se contenir, au moment où il se retrouverait en présence de l'aventurier.

Il n'en fut rien.

Dès que le jeune homme se vit devant Torrès, lorsqu'il eut la certitude que celui-ci ne pouvait plus lui échapper, un changement complet se fit dans son attitude, sa poitrine se dégonfla, il retrouva tout son sang-froid, il redevint maître de lui.

Ces deux hommes, depuis quelques instants, se regardaient sans prononcer une parole.

Ce fut Torrès, le premier, qui rompit le silence, et de ce ton d'effronterie dont il avait l'habitude:

«Ah! fit-il, monsieur Benito Garral?

Non! Benito Dacosta! répondit le jeune homme.

En effet, reprit Torrès, monsieur Benito Dacosta, accompagné de monsieur Manoel Valdez et de mon ami Fragoso!»

Sur cette qualification outrageante que lui donnait l'aventurier, Fragoso, très disposé à lui faire un mauvais parti, allait s'élancer, lorsque Benito, toujours impassible, le retint:

«Qu'est-ce qui vous prend, mon brave? s'écria Torrès en reculant de quelques pas. Eh! je crois que je ferais bien de me tenir sur mes gardes!»

Et, tout en parlant, il tira de son poncho une manchetta, cette arme offensive on défensive,—au choix—, qui ne quitte jamais un Brésilien. Puis, à demi courbé, il attendit de pied ferme.

«Je suis venu vous chercher, Torrès, dit alors Benito, qui n'avait pas bougé devant cette attitude provocatrice.

—Me chercher? répondit l'aventurier. Je ne suis pas difficile à rencontrer! Et pourquoi me cherchiez-vous?

—Afin d'apprendre de votre bouche ce que vous paraissez savoir du passé de mon père!

—Vraiment!

—Oui! j'attends que vous me disiez comment vous l'avez reconnu, pourquoi vous étiez à rôder autour de notre fazenda dans les forêts d'Iquitos, pourquoi vous l'attendiez à Tabatinga?…

—Eh bien! il me semble que rien n'est plus clair! répondit Torrès en ricanant. Je l'ai attendu pour m'embarquer sur sa jangada, et je me suis embarqué dans l'intention de lui faire une proposition très simple… qu'il a peut-être eu tort de rejeter!»

À ces mots, Manoel ne put se retenir. La figure pâle, l'oeil en feu, il marcha sur Torrès. Benito, voulant épuiser tous les moyens de conciliation, s'interposa entre l'aventurier et lui. «Contiens-toi, Manoel, dit-il. Je me contiens bien, moi!» Puis reprenant: «En effet, Torrès, je sais quelles sont les raisons qui vous ont fait prendre passage à bord de la jangada. Possesseur d'un secret qui vous a été livré sans doute, vous avez voulu faire oeuvre de chantage! Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit maintenant.

—Et de quoi?

—Je veux savoir comment vous avez pu reconnaître Joam Dacosta dans le fazender d'Iquitos!

—Comment j'ai pu le reconnaître! répondit Torrès, ce sont mes affaires, cela, et je n'éprouve pas le besoin de vous les raconter! L'important, c'est que je ne me sois pas trompé, lorsque j'ai dénoncé en lui le véritable auteur du crime de Tijuco!

—Vous me direz!… s'écria Benito, qui commençait à perdre la possession de lui-même.

—Je ne dirai rien! riposta Torrès. Ah! Joam Dacosta a repoussé mes propositions! Il a refusé de m'admettre dans sa famille! Eh bien! maintenant que son secret est connu, qu'il est arrêté, c'est moi qui refuserai d'entrer dans sa famille, la famille d'un voleur, d'un assassin, d'un condamné que le gibet attend!

—Misérable!» s'écria Benito, qui, a son tour, tira une manchetta de sa ceinture et se mit sur l'offensive. Manoel et Fragoso, par un mouvement identique, s'étaient aussi rapidement armés. «Trois contre un! dit Torrès.

Non! Un contre un! répondit Benito.

—Vraiment! J'aurais plutôt cru à un assassinat de la part du fils d'un assassin!

—Torrès! s'écria Benito, défends-toi, ou je te tue comme un chien enragé!

—Enragé, soit! répondit Torrès. Mais je mords, Benito Dacosta, et gare aux morsures!» Puis, ramenant à lui sa manchetta, il se mit en garde, prêt à s'élancer sur son adversaire.

Benito avait reculé de quelques pas.

«Torrès, dit-il, en reprenant tout le sang-froid qu'il avait un instant perdu, vous étiez l'hôte de mon père, vous l'avez menacé, vous l'avez trahi, vous l'avez dénoncé, vous avez accusé un innocent, et, avec l'aide de Dieu, je vais vous tuer!»

Le plus insolent sourire s'ébaucha sur les lèvres de Torrès. Peut-être ce misérable eut-il, en ce moment, la pensée d'empêcher tout combat entre Benito et lui, et il le pouvait. En effet, il avait compris que Joam Dacosta n'avait rien dit de ce document qui renfermait la preuve matérielle de son innocence.

Or, en révélant à Benito que lui, Torrès, possédait cette preuve, il l'eût à l'instant désarmé. Mais, outre qu'il voulait attendre au dernier moment, sans doute afin de tirer un meilleur prix de ce document, le souvenir des insultantes paroles du jeune homme, la haine qu'il portait à tous les siens, lui fit oublier même son intérêt.

D'ailleurs, très accoutumé au maniement de la manchetta, dont il avait souvent eu l'occasion de se servir, l'aventurier était robuste, souple, adroit. Donc, contre un adversaire, âgé de vingt ans à peine, qui ne pouvait avoir ni sa force ni son adresse, les chances étaient pour lui.

Aussi Manoel, dans un dernier effort, voulut-il insister pour se battre à la place de Benito.

«Non, Manoel, répondit froidement le jeune homme, c'est à moi seul de venger mon père, et, comme il faut que tout ici se passe dans les règles, tu seras mon témoin!

Benito!…

—Quant à vous, Fragoso, vous ne me refuserez pas si je vous prie de servir de témoin à cet homme?

—Soit, répondit Fragoso, quoiqu'il n'y ait aucun honneur à cela! —Moi, sans tant de cérémonies, ajouta-t-il, je l'aurais tout bonnement tué comme une bête fauve!»

L'endroit où le combat allait avoir lieu était une berge plate, qui mesurait environ quarante pas de largeur et dominait l'Amazone d'une quinzaine de pieds. Elle était coupée à pic, par conséquent très accore. À sa partie inférieure, le fleuve coulait lentement, en baignant les paquets de roseaux qui hérissaient sa base.

Il n'y avait donc que peu de marge dans le sens de la largeur de cette berge, et celui des deux adversaires qui céderait serait bien vite acculé à l'abîme.

Le signal donné par Manoel, Torrès et Benito marchèrent l'un sur l'autre. Benito se possédait alors entièrement. Défenseur d'une sainte cause, son sang-froid l'emportait, et de beaucoup, sur celui de Torrès, dont la conscience, si insensible, si endurcie qu'elle fût, devait en ce moment troubler le regard.

Lorsque tous deux se furent rejoints, le premier coup fut porté par Benito. Torrès le para. Les deux adversaires reculèrent alors; mais, presque aussitôt, ils revenaient l'un sur l'autre, ils se saisissaient de la main gauche à l'épaule… Ils ne devaient plus se lâcher.

Torrès, plus vigoureux, lança latéralement un coup de sa manchetta, que Benito ne put entièrement esquiver. Son flanc droit fut atteint, et l'étoffe de son poncho se rougit de sang. Mais il riposta vivement et blessa légèrement Torrès à la main.

Divers coups furent alors échangés sans qu'aucun fût décisif. Le regard de Benito, toujours silencieux, plongeait dans les yeux de Torrès, comme une lame qui s'enfonce jusqu'au coeur. Visiblement, le misérable commençait à se démonter. Il recula donc peu à peu, poussé par cet implacable justicier, qui était plus décidé à prendre la vie du dénonciateur de son père qu'à défendre la sienne. Frapper, c'était tout ce que voulait Benito, lorsque l'autre ne cherchait déjà plus qu'à parer ses coups.

Bientôt Torrès se vit acculé à la lisière même de la berge, en un endroit où, légèrement évidée, elle surplombait le fleuve. Il comprit le danger, il voulut reprendre l'offensive et regagner le terrain perdu… Son trouble s'accroissait, son regard livide s'éteignait sous ses paupières… Il dut enfin se courber sous le bras qui le menaçait.

«Meurs donc!» cria Benito.

Le coup fut porté en pleine poitrine, mais la pointe de la manchetta s'émoussa sur un corps dur, caché sous le poncho de Torrès.

Benito redoubla son attaque. Torrès, dont la riposte n'avait pas atteint son adversaire, se sentit perdu. Il fut encore obligé de reculer. Alors il voulut crier… crier que la vie de Joam Dacosta était attachée à la sienne!… Il n'en eut pas le temps.

Un second coup de la manchetta s'enfonça, cette fois, jusqu'au coeur de l'aventurier. Il tomba en arrière, et, le sol lui manquant soudain, il fut précipité en dehors de la berge. Une dernière fois ses mains se raccrochèrent convulsivement à une touffe de roseaux, mais elles ne purent l'y retenir… Il disparut sous les eaux du fleuve. Benito était appuyé sur l'épaule de Manoel; Fragoso lui serrait les mains. Il ne voulut même pas donner à ses compagnons le temps de panser sa blessure, qui était légère.

«À la jangada, dit-il, à la jangada! Manoel et Fragoso, sous l'empire d'une émotion profonde, le suivirent sans ajouter une parole.

Un quart d'heure après, tous trois arrivaient près de la berge à laquelle la jangada était amarrée. Benito et Manoel se précipitaient dans la chambre de Yaquita et de Minha, et ils les mettaient toutes deux au courant de ce qui venait de se passer.

«Mon fils! mon frère!»

Ces cris étaient partis à la fois.

—À la prison!… dit Benito.

—Oui!… viens!… viens!…» répondit Yaquita.

Benito, suivi de Manoel, entraîna sa mère. Tous trois débarquèrent, se dirigèrent vers Manao, et, une demi-heure plus tard, ils arrivaient devant la prison de la ville. Sur l'ordre qui avait été préalablement donné par le juge Jarriquez, on les introduisit immédiatement et ils furent conduits à la chambre occupée par le prisonnier.

La porte s'ouvrit. Joam Dacosta vit entrer sa femme, son fils et
Manoel. «Ah! Joam, mon Joam! s'écria Yaquita.

Yaquita! ma femme! mes enfants! répondit le prisonnier, qui leur ouvrit ses bras et les pressa sur son coeur.

—Mon Joam innocent!

—Innocent et vengé!… s'écria Benito.

—Vengé! Que veux-tu dire?

Torrès est mort, mon père, et mort de ma main!» Ses mains se raccrochèrent convulsivement. «Mort!… Torrès!… mort!… s'écria Joam Dacosta. Ah! mon fils!… tu m'as perdu!»

CHAPITRE SEPTIÈME RÉSOLUTIONS

Quelques heures plus tard, toute la famille, revenue à la jangada, était réunie dans la salle commune. Tous étaient là,—moins ce juste qu'un dernier coup venait de frapper!

Benito, atterré, s'accusait d'avoir perdu son père. Sans les supplications de Yaquita, de sa soeur, du padre Passanha, de Manoel, le malheureux jeune homme se serait peut-être porté, dans les premiers moments de son désespoir, à quelque extrémité sur lui-même. Mais on ne l'avait pas perdu de vue, on ne l'avait pas laissé seul. Et pourtant, quelle plus noble conduite que la sienne! N'était-ce pas une légitime vengeance qu'il avait exercée contre le dénonciateur de son père!

Ah! pourquoi Joam Dacosta n'avait-il pas tout dit avant de quitter la jangada! Pourquoi avait-il voulu se réserver de ne parler qu'au juge de cette preuve matérielle de sa non-culpabilité! Pourquoi, dans son entretien avec Manoel, après l'expulsion de Torrès, s'était-il tu sur ce document que l'aventurier prétendait avoir entre les mains! Mais, après tout, quelle foi devait-il ajouter à ce que lui avait dit Torrès? Pouvait-il être certain qu'un tel document fut en la possession de ce misérable?

Quoi qu'il en soit, la famille savait tout maintenant, et de la bouche même de Joam Dacosta. Elle savait qu'au dire de Torrès, la preuve de l'innocence du condamné de Tijuco existait réellement! que ce document avait été écrit de la main même de l'auteur de l'attentat; que ce criminel, pris de remords, au moment de mourir, l'avait remis à son compagnon Torrès, et que celui-ci, au lieu de remplir les volontés du mourant, avait fait de la remise de ce document une affaire de chantage!… Mais elle savait aussi que Torrès venait de succomber dans ce duel, que son corps s'était englouti dans les eaux de l'Amazone, et qu'il était mort, sans même avoir prononcé le nom du vrai coupable!

À moins d'un miracle, Joam Dacosta, maintenant, devait être considéré comme irrémissiblement perdu. La mort du juge Ribeiro, d'une part, la mort de Torrès de l'autre, c'était là un double coup dont il ne pourrait se relever!

Il convient de dire ici que l'opinion publique à Manao, injustement passionnée comme toujours, était toute contre le prisonnier. L'arrestation si inattendue de Joam Dacosta remettait en mémoire cet horrible attentat de Tijuco, oublié depuis vingt-trois ans. Le procès du jeune employé des mines de l'arrayal diamantin, sa condamnation à la peine capitale, son évasion, quelques heures avant le supplice, tout fut donc repris, fouillé, commenté. Un article, qui venait de paraître dans l'O Diario d'o Grand Para, le plus répandu des journaux de cette région, après avoir relaté toutes les circonstances du crime, était manifestement hostile au prisonnier. Pourquoi aurait-on cru à l'innocence de Joam Dacosta, lorsqu'on ignorait tout ce que savaient les siens,—ce qu'ils étaient seuls à savoir!

Aussi la population de Manao fut-elle instantanément surexcitée. La tourbe des Indiens et des noirs, aveuglée follement, ne tarda pas à affluer autour de la prison, en poussant des cris de mort. Dans ce pays des deux Amériques, dont l'une voit trop souvent s'appliquer les odieuses exécutions de la loi de Lynch, la foule a vite fait de se livrer à ses instincts cruels, et l'on pouvait craindre qu'en cette occasion elle ne voulût faire justice de ses propres mains!

Quelle triste nuit pour les passagers de la fazenda! Maîtres et serviteurs avaient été frappés de ce coup! Ce personnel de la fazenda, n'était-ce pas les membres d'une même famille? Tous, d'ailleurs, voulurent veiller pour la sûreté de Yaquita et des siens. Il y avait sur la rive du rio Negro une incessante allée et venue d'indigènes, évidemment surexcités par l'arrestation de Joam Dacosta, et qui sait à quels excès ces gens, à demi barbares, auraient pu se porter!

La nuit se passa, cependant, sans qu'aucune démonstration fût faite contre la jangada.

Le lendemain, 26 août, dès le lever du soleil, Manoel et Fragoso, qui n'avaient pas quitté Benito d'un instant pendant cette nuit d'angoisses, tentèrent de l'arracher à son désespoir. Après l'avoir emmené à l'écart, ils lui firent comprendre qu'il n'y avait plus un moment à perdre, qu'il fallait se décider à agir.

«Benito, dit Manoel, reprends possession de toi-même, redeviens un homme, redeviens un fils!

Mon père! s'écria Benito, je l'ai tué!…

—Non, répondit Manoel, et avec l'aide du ciel, il est possible que tout ne soit pas perdu!

—Écoutez-nous, monsieur Benito», dit Fragoso. Le jeune homme, passant la main sur ses yeux, fit un violent effort sur lui-même.

«Benito, reprit Manoel, Torrès n'a jamais rien dit qui puisse nous mettre sur la trace de son passé. Nous ne pouvons donc savoir quel est l'auteur du crime de Tijuco, ni dans quelles conditions il l'a commis. Chercher de ce côté, ce serait perdre notre temps!

Et le temps nous presse! ajouta Fragoso.

—D'ailleurs, dit Manoel, lors même que nous parviendrions à découvrir quel a été ce compagnon de Torrès, il est mort, et il ne pourrait témoigner de l'innocence de Joam Dacosta. Mais il n'en est pas moins certain que la preuve de cette innocence existe, et il n'y a pas lieu de douter de l'existence d'un document, puisque Torrès venait en faire l'objet d'un marché. Il l'a dit lui-même. Ce document, c'est un aveu entièrement écrit de la main du coupable, qui rapporte l'attentat jusque dans ses plus petits détails, et qui réhabilite notre père! Oui! cent fois oui! ce document existe!

—Mais Torrès n'existe plus, lui! s'écria Benito, et le document a péri avec ce misérable!…

—Attends et ne désespère pas encore! répondit Manoel. Tu te rappelles dans quelles conditions nous avons fait la connaissance de Torrès? C'était au milieu des forêts d'Iquitos. Il poursuivait un singe, qui lui avait volé un étui de métal, auquel il tenait singulièrement, et sa poursuite durait déjà depuis deux heures lorsque ce singe est tombé sous nos balles. Eh bien, peux-tu croire que ce soit pour les quelques pièces d'or enfermées dans cet étui que Torrès avait mis un tel acharnement à le ravoir, et ne te souviens-tu pas de l'extraordinaire satisfaction qu'il laissa paraître lorsque tu lui remis cet étui, arraché à la main du singe?

—Oui!… oui!… répondit Benito. Cet étui que j'ai tenu, que je lui ai rendu!… Peut-être renfermait-il…!

—Il y a là plus qu'une probabilité!… Il y a une certitude!… répondit Manoel.

—Et j'ajoute ceci, dit Fragoso,—car ce fait me revient maintenant à la mémoire. Pendant la visite que vous avez faite à Ega, je suis resté à bord, sur le conseil de Lina, afin de surveiller Torrès, et je l'ai vu… oui… je l'ai vu lire et relire un vieux papier tout jauni… en murmurant des mots que je ne pouvais comprendre!

—C'était le document! s'écria Benito, qui se raccrochait à cet espoir,—le seul qui lui restât! Mais, ce document, n'a-t-il pas dû le déposer en lieu sûr?

—Non, répondit Manoel, non!… Il était trop précieux pour que Torrès pût songer à s'en séparer! Il devait le porter toujours sur lui, et sans doute, dans cet étui!…

—Attends… attends… Manoel s'écria Benito. Je me souviens! Oui! je me souviens!… Pendant le duel, au premier coup que j'ai porté à Torrès en pleine poitrine, ma manchetta a rencontré sous son poncho un corps dur… comme une plaque de métal…

—C'était l'étui! s'écria Fragoso.

—Oui! répondit Manoel. Plus de doute possible! Cet étui, il était dans une poche de sa vareuse!

—Mais le cadavre de Torrès?… Nous le retrouverons!

—Mais ce papier! L'eau l'aura atteint, peut-être détruit, rendu indéchiffrable!

—Pourquoi, répondit Manoel, si cet étui de métal qui le contient était hermétiquement fermé!

—Manoel, répondit Benito, qui se raccrochait à ce dernier espoir, tu as raison! Il faut retrouver le cadavre de Torrès! Nous fouillerons toute cette partie du fleuve, si cela est nécessaire, mais nous le retrouverons!»

Le pilote Araujo fut aussitôt appelé et mis au courant de ce qu'on allait entreprendre.

«Bien! répondit Araujo. Je connais les remous et les courants au confluent du rio Negro et de l'Amazone, et nous pouvons réussir à retrouver le corps de Torrès. Prenons les deux pirogues, les deux ubas, une douzaine de nos Indiens, et embarquons.»

Le padre Passanha sortait alors de la chambre de Yaquita. Benito alla à lui et il lui apprit, en quelques mots, ce qu'ils allaient tenter pour rentrer en possession du document.

«N'en dites rien encore ni à ma mère ni à ma soeur! ajouta-t-il.
Ce dernier espoir, s'il était déçu, les tuerait!

Va, mon enfant, va, répondit le padre Passanha, et que Dieu vous assiste dans vos recherches!»

Cinq minutes après, les quatre embarcations débordaient la jangada; puis, après avoir descendu le rio Negro, elles arrivaient près de la berge de l'Amazone, sur la place même où Torrès, mortellement frappé, avait disparu dans les eaux du fleuve.

CHAPITRE HUITIÈME PREMIÈRES RECHERCHES

Les recherches devaient être opérées sans retard, et cela pour deux raisons graves:

La première,—question de vie ou de mort—, c'est que cette preuve de l'innocence de Joam Dacosta, il importait qu'elle fût produite avant qu'un ordre arrivât de Rio de Janeiro. En effet, cet ordre, l'identité du condamné étant établie, ne pouvait être qu'un ordre d'exécution.

La seconde, c'est qu'il fallait ne laisser le corps de Torrès séjourner dans l'eau que le moins de temps possible, afin de retrouver intact l'étui et ce qu'il pouvait contenir.

Araujo fit preuve, en cette conjoncture, non seulement de zèle et d'intelligence, mais aussi d'une parfaite connaissance de l'état du fleuve, à son confluent avec le rio Negro.

«Si Torrès, dit-il aux deux jeunes gens, a été tout d'abord entraîné par le courant, il faudra draguer le fleuve sur un bien long espace, car d'attendre que son corps reparaisse à la surface par l'effet de la décomposition, cela demanderait plusieurs jours.

—Nous ne le pouvons pas, répondit Manoel, et il faut qu'aujourd'hui même nous ayons réussi!

—Si, au contraire, reprit le pilote, ce corps est resté pris dans les herbes et les roseaux, au bas de la berge, nous ne serons pas une heure sans l'avoir retrouvé.

À l'oeuvre donc!» répondit Benito.

Il n'y avait pas d'autre manière d'opérer. Les embarcations s'approchèrent de la berge, et les Indiens, munis de longues gaffes, commencèrent à sonder toutes les parties du fleuve, à l'aplomb de cette rive, dont le plateau avait servi de lieu de combat.

L'endroit, d'ailleurs, avait pu être facilement reconnu. Une traînée de sang tachait le talus dans sa partie crayeuse, qui s'abaissait perpendiculairement jusqu'à la surface du fleuve. Là, de nombreuses gouttelettes, éparses sur les roseaux, indiquaient la place même où le cadavre avait disparu.

Une pointe de la rive, se dessinant à une cinquantaine de pieds en aval, retenait les eaux immobiles dans une sorte de remous, comme dans une large cuvette. Nul courant ne se propageait au pied de la grève, et les roseaux s'y maintenaient normalement dans une rigidité absolue. On pouvait donc espérer que le corps de Torrès n'avait pas été entraîné en pleine eau. D'ailleurs, au cas où le lit du fleuve aurait accusé une déclivité suffisante, tout au plus aurait-il pu glisser à quelques toises du talus, et là encore aucun fil de courant ne se faisait sentir.

Les ubas et les pirogues, se divisant la besogne, limitèrent donc le champ des recherches à l'extrême périmètre du remous, et, de la circonférence au centre, les longues gaffes de l'équipe n'en laissèrent pas un seul point inexploré.

Mais aucun sondage ne permit de retrouver le corps de l'aventurier, ni dans le fouillis des roseaux ni sur le fond du lit, dont la pente fut alors étudiée avec soin.

Deux heures après le commencement de ce travail, on fut amené à reconnaître que le corps, ayant sans doute heurté le talus, avait dû tomber obliquement, et rouler hors des limites de ce remous, où l'action du courant commençait à se faire sentir.

«Mais il n'y a pas lieu de désespérer, dit Manoel, encore moins de renoncer à nos recherches!

—Faudra-t-il donc, s'écria Benito, fouiller le fleuve dans toute sa largeur et dans toute sa longueur?

—Dans toute sa largeur, peut-être, répondit Araujo. Dans toute sa longueur, non!… heureusement!

—Et pourquoi? demanda Manoel.

—Parce que l'Amazone, à un mille en aval de son confluent avec le rio Negro, fait un coude très prononcé, en même temps que le fond de son lit remonte brusquement. Il y a donc là comme une sorte de barrage naturel, bien connu des mariniers sous le nom de barrage de Frias, que les objets flottant à sa surface peuvent seuls franchir. Mais, s'il s'agit de ceux que le courant roule entre deux eaux, il leur est impossible de dépasser le talus de cette dépression!»

C'était là, on en conviendra, une circonstance heureuse, si Araujo ne se trompait pas. Mais, en somme, on devait se fier à ce vieux pratique de l'Amazone. Depuis trente ans qu'il faisait le métier de pilote, la passe du barrage de Frias, où le courant s'accentuait en raison de son resserrement, lui avait souvent donné bien du mal. L'étroitesse du chenal, la hauteur du fond, rendaient cette passe fort difficile, et plus d'un train de bois s'y était trouvé en détresse.

Donc, Araujo avait raison de dire que, si le corps de Torrès était encore maintenu par sa pesanteur spécifique sur le fond sablonneux du lit, il ne pouvait avoir été entraîné au-delà du barrage. Il est vrai que plus tard, lorsque, par suite de l'expansion des gaz, il remonterait à la surface, nul doute qu'il ne prît alors le fil du courant et n'allât irrémédiablement se perdre, en aval, hors de la passe. Mais cet effet purement physique ne devait pas se produire avant quelques jours.

On ne pouvait s'en rapporter à un homme plus habile et connaissant mieux ces parages que le pilote Araujo. Or, puisqu'il affirmait que le corps de Torrès ne pouvait avoir été entraîné au-delà de l'étroit chenal, sur l'espace d'un mille au plus, en fouillant toute cette portion du fleuve, on devait nécessairement le retrouver.

Aucune île, d'ailleurs, aucun îlot, ne rompait en cet endroit le cours de l'Amazone. De là cette conséquence que, lorsque la base des deux berges du fleuve aurait été visitée jusqu'au barrage, ce serait dans le lit même, large de cinq cents pieds, qu'il conviendrait de procéder aux plus minutieuses investigations.

C'est ainsi que l'on opéra. Les embarcations, prenant la droite et la gauche de l'Amazone, longèrent les deux berges. Les roseaux et les herbes furent fouillés à coups de gaffe. Des moindres saillies des rives, auxquelles un corps aurait pu s'accrocher, pas un point n'échappa aux recherches d'Araujo et de ses Indiens.

Mais tout ce travail ne produisit aucun résultat, et la moitié de la journée s'était déjà écoulée, sans que l'introuvable corps eût pu être ramené à la surface du fleuve.

Une heure de repos fut accordée aux Indiens. Pendant ce temps, ils prirent quelque nourriture, puis se remirent à la besogne.

Cette fois, les quatre embarcations, dirigées chacune par le pilote, par Benito, par Fragoso, par Manoel, se partagèrent en quatre zones tout l'espace compris entre l'embouchure du rio Negro et le barrage de Frias. Il s'agissait maintenant d'explorer le lit du fleuve. Or, en de certains endroits, la manoeuvre des gaffes ne parut pas devoir être suffisante pour bien fouiller le fond lui-même. C'est pourquoi des sortes de dragues, ou plutôt de herses, faites de pierres et de ferraille, enfermées dans un solide filet, furent installées à bord, et, tandis que les embarcations étaient poussées perpendiculairement aux rives, on immergea ces râteaux qui devaient racler le fond en tous sens.

Ce fut à cette besogne difficile que Benito et ses compagnons s'employèrent jusqu'au soir. Les ubas et les pirogues, manoeuvrées à la pagaie, se promenèrent à la surface du fleuve dans tout le bassin que terminait en aval le barrage de Frias.

Il y eut bien des instants d'émotion, pendant cette période des travaux, lorsque les herses, accrochées à quelque objet du fond, faisaient résistance. On les halait alors, mais, au lieu du corps si avidement recherché, elles ne ramenaient que quelques lourdes pierres ou des paquets d'herbages qu'elles arrachaient de la couche de sable.

Cependant personne ne songeait à abandonner l'exploration entreprise. Tous s'oubliaient pour cette oeuvre de salut. Benito, Manoel, Araujo n'avaient point à exciter les Indiens ni à les encourager. Ces braves gens savaient qu'ils travaillaient pour le fazender d'Iquitos, pour l'homme qu'ils aimaient, pour le chef de cette grande famille, qui comprenait dans une même égalité les maîtres et les serviteurs!

Oui! s'il le fallait, sans songer à la fatigue, on passerait la nuit à sonder le fond de ce bassin. Ce que valait chaque minute perdue, tous ne le savaient que trop.

Et pourtant, un peu avant que le soleil eût disparu, Araujo, trouvant inutile de continuer cette opération dans l'obscurité, donna le signal de ralliement aux embarcations, et elles revinrent au confluent du rio Negro, de manière à regagner la jangada.

L'oeuvre, si minutieusement et si intelligemment qu'elle eût été conduite, n'avait pas abouti!

Manoel et Fragoso, en revenant, n'osaient causer de cet insuccès devant Benito. Ne devaient-ils pas craindre que le découragement ne le poussât à quelque acte de désespoir!

Mais ni le courage, ni le sang-froid ne devaient plus abandonner ce jeune homme. Il était résolu à aller jusqu'au bout dans cette suprême lutte pour sauver l'honneur et la vie de son père, et ce fut lui qui interpella ses compagnons en disant:

«À demain! Nous recommencerons, et dans de meilleures conditions, si cela est possible!

—Oui, répondit Manoel, tu as raison, Benito. Il y a mieux à faire! Nous ne pouvons avoir la prétention d'avoir entièrement exploré ce bassin au bas des rives et sur toute l'étendue du fond!

—Non! nous ne le pouvons pas, répondit Araujo, et je maintiens ce que j'ai dit, c'est que le corps de Torrès est là, c'est qu'il est là, parce qu'il n'a pu être entraîné, parce qu'il n'a pu passer le barrage de Frias, parce qu'il faut plusieurs jours pour qu'il remonte à la surface et puisse être emporté en aval! Oui! il y est, et que jamais dame-jeanne de tafia ne s'approche de mes lèvres si je ne le retrouve pas!»

Cette affirmation, dans la bouche du pilote, avait une grande valeur, et elle était de nature à rendre l'espoir.

Cependant Benito, qui ne voulait plus se payer de mots et préférait voir les choses telles qu'elles étaient, crut devoir répondre:

«Oui, Araujo, le corps de Torrès est encore dans ce bassin, et nous le retrouverons, si…

Si?… fit le pilote.

S'il n'est pas devenu la proie des caïmans!» Manoel et Fragoso attendaient, non sans émotion, la réponse qu'Araujo allait faire. Le pilote se tut pendant quelques instants. On sentait qu'il voulait réfléchir avant de répondre.

«Monsieur Benito, dit-il enfin, je n'ai pas l'habitude de parler à la légère. Moi aussi j'ai eu la même pensée que vous, mais écoutez bien. Pendant ces dix heures de recherches qui viennent de s'écouler, avez-vous aperçu un seul caïman dans les eaux du fleuve?

Pas un seul, répondit Fragoso.

Si vous n'en avez pas vu, reprit le pilote, c'est qu'il n'yen a pas, et s'il n'y en a pas, c'est que ces animaux n'ont aucun intérêt à s'aventurer dans des eaux blanches, quand, à un quart de mille d'ici, se trouvent de larges étendues de ces eaux noires qu'ils recherchent de préférence! Lorsque la jangada a été attaquée par quelques-uns de ces animaux, c'est qu'en cet endroit il n'y avait aucun affluent de l'Amazone où ils pussent se réfugier. Ici, c'est tout autre chose. Allez sur le rio Negro, et là, vous trouverez des caïmans par vingtaines! Si le corps de Torrès était tombé dans cet affluent, peut-être n'y aurait-il plus aucun espoir de jamais le retrouver! Mais c'est dans l'Amazone qu'il s'est perdu, et l'Amazone nous le rendra!»

Benito, soulagé de cette crainte, prit la main du pilote, il la serra et se contenta de répondre:

«À demain! mes amis.»

Dix minutes plus tard, tout le monde était à bord de la jangada.

Pendant cette journée, Yaquita avait passé quelques heures près de son mari. Mais, avant de partir, lorsqu'elle ne vit plus ni le pilote, ni Manoel, ni Benito, ni les embarcations, elle comprit à quelles sortes de recherches on allait se livrer. Toutefois elle n'en voulut rien dire à Joam Dacosta, espérant que, le lendemain, elle pourrait lui en apprendre le succès.

Mais, dès que Benito eut mis le pied sur la jangada, elle comprit que ces recherches avaient échoué. Cependant elle s'avança vers lui. «Rien? dit-elle.

Rien, répondit Benito, mais demain est à nous!» Chacun des membres de la famille se retira dans sa chambre, et il ne fut plus question de ce qui s'était passé.

Manoel voulut obliger Benito à se coucher, afin de prendre au moins une ou deux heures de repos.

«À quoi bon? répondit Benito. Est-ce que je pourrais dormir!»

CHAPITRE NEUVIÈME SECONDES RECHERCHES

Le lendemain, 27 août, avant le lever du soleil, Benito prit
Manoel à part et lui dit:

«Les recherches que nous avons faites hier ont été vaines. À recommencer aujourd'hui dans les mêmes conditions, nous ne serons peut-être pas plus heureux!

Il le faut cependant, répondit Manoel.

—Oui, reprit Benito; mais, au cas où le corps de Torrès ne sera pas retrouvé, peux-tu me dire quel temps est nécessaire pour qu'il revienne à la surface du fleuve?

—Si Torrès, répondit Manoel, était tombé vivant dans l'eau, et non à la suite d'une mort violente, il faudrait compter de cinq à six jours. Mais, comme il n'a disparu qu'après avoir été frappé mortellement, peut-être deux ou trois jours suffiront-ils à le faire reparaître?»

Cette réponse de Manoel, qui est absolument juste, demande quelque explication.

Tout être humain qui tombe à l'eau, est apte à flotter, à la condition que l'équilibre puisse s'établir entre la densité de son corps et celle de la couche liquide. Il s'agit bien entendu d'une personne qui ne sait pas nager. Dans ces conditions, si elle se laisse submerger tout entière, en ne tenant que la bouche et le nez hors de l'eau, elle flottera. Mais, le plus généralement, il n'en est pas ainsi. Le premier mouvement d'un homme qui se noie est de chercher à tenir le plus de lui-même hors de l'eau; il redresse la tête, il lève les bras, et ces parties de son corps, n'étant plus supportées par le liquide, ne perdent pas la quantité de poids qu'elles perdraient si elles étaient complètement immergées. De là, un excès de pesanteur, et, finalement, une immersion complète. En effet, l'eau pénètre, par la bouche, dans les poumons, prend la place de l'air qui les remplissait, et le corps coule par le fond.

Dans le cas, au contraire, où l'homme qui tombe à l'eau est déjà mort, il est dans des conditions très différentes et plus favorables pour flotter, puisque les mouvements dont il est parlé plus haut lui sont interdits, et s'il s'enfonce, comme le liquide n'a pas pénétré aussi abondamment dans ses poumons, puisqu'il n'a pas cherché à respirer, il est plus apte à reparaître promptement.

Manoel avait donc raison d'établir une distinction entre le cas d'un homme encore vivant et le cas d'un homme déjà mort qui tombe à l'eau. Dans le premier cas, le retour à la surface est nécessairement plus long que dans le second.

Quant à la réapparition d'un corps, après une immersion plus on moins prolongée, elle est uniquement déterminée par la décomposition qui engendre des gaz, lesquels amènent la distension de ses tissus cellulaires; son volume s'augmente sans que son poids s'accroisse, et, moins pesant alors que l'eau qu'il déplace, il remonte et se retrouve dans les conditions voulues de flottabilité.

«Ainsi, reprit Manoel, bien que les circonstances soient favorables, puisque Torrès ne vivait plus lorsqu'il est tombé dans le fleuve, à moins que la décomposition ne soit modifiée par des circonstances que l'on ne peut prévoir, il ne peut reparaître avant trois jours.

—Nous n'avons pas trois jours à nous! répondit Benito. Nous ne pouvons attendre, tu le sais! Il faut donc procéder à de nouvelles recherches, mais autrement.

—Que prétends-tu faire? demanda Manoel.

—Plonger moi-même jusqu'au fond du fleuve, répondit Benito.
Chercher de mes yeux, chercher de mes mains…

—Plonger cent fois, mille fois! s'écria Manoel. Soit! Je pense comme toi qu'il faut aujourd'hui procéder par une recherche directe, et ne plus agir en aveugle, avec des dragues ou des gaffes, qui ne travaillent que par tâtonnements! Je pense aussi que nous ne pouvons attendre même trois jours! Mais plonger, remonter, redescendre, tout cela ne donne que de courtes périodes d'exploration. Non! c'est insuffisant, ce serait inutile, et nous risquerions d'échouer une seconde fois!

—As-tu donc d'autre moyen à me proposer, Manoel? demanda Benito, qui dévorait son ami du regard.

—Écoute-moi. Il est une circonstance, pour ainsi dire providentielle, qui peut nous venir en aide!

—Parle donc! parle donc!

—Hier, en traversant Manao, j'ai vu que l'on travaillait à la réparation de l'un de ses quais, sur la rive du rio Negro. Or, ces travaux sous-marins se faisaient au moyen d'un scaphandre. Empruntons, louons, achetons à tout prix cet appareil, et il sera possible de reprendre nos recherches dans des conditions plus favorables!

—Préviens Araujo, Fragoso, nos hommes et partons! répondit immédiatement Benito.

Le pilote et le barbier furent mis au courant des résolutions prises, conformément au projet de Manoel. Il fut convenu que tous deux se rendraient avec les Indiens et les quatre embarcations au bassin de Frias, et qu'ils attendraient là les deux jeunes gens.

Manoel et Benito débarquèrent sans perdre un instant, et ils se rendirent au quai de Manao. Là, ils offrirent une telle somme à l'entrepreneur des travaux du quai, que celui-ci s'empressa de mettre son appareil à leur disposition pour toute la journée.

«Voulez-vous un de mes hommes, demanda-t-il, qui puisse vous aider?

Donnez-nous votre contremaître et quelques-uns de ses camarades pour manoeuvrer la pompe à air, répondit Manoel.

—Mais qui revêtira le scaphandre?

—Moi, répondit Benito.

—Benito, toi! s'écria Manoel.

—Je le veux!»

Il eût été inutile d'insister. Une heure après, le radeau, portant la pompe et tous les instruments nécessaires à la manoeuvre, avait dérivé jusqu'au bas de la berge où l'attendaient les embarcations.

On sait en quoi consiste cet appareil du scaphandre, qui permet de descendre sous les eaux, d'y rester un certain temps, sans que le fonctionnement des poumons soit gêné en aucune façon. Le plongeur revêt un imperméable vêtement de caoutchouc, dont les pieds sont terminés par des semelles de plomb, qui assurent la verticalité de sa position dans le milieu liquide. Au collet du vêtement, à la hauteur du cou, est adapté un collier de cuivre, sur lequel vient se visser une boule en métal, dont la paroi antérieure est formée d'une vitre. C'est dans cette boule qu'est enfermée la tête du plongeur, et elle peut s'y mouvoir à l'aise. À cette boule se rattachent deux tuyaux: l'un sert à la sortie de l'air expiré, qui est devenu impropre au jeu des poumons; l'autre est en communication avec une pompe manoeuvrée sur le radeau, qui envoie un air nouveau pour les besoins de la respiration. Lorsque le plongeur doit travailler sur place, le radeau demeure immobile au-dessus de lui; lorsque le plongeur doit aller et venir sur le fond du lit, le radeau suit ses mouvements ou il suit ceux du radeau, suivant ce qui est convenu entre lui et l'équipe.

Ces scaphandres, très perfectionnés, offrent moins de danger qu'autrefois. L'homme, plongé dans le milieu liquide, se fait assez facilement à cet excès de pression qu'il supporte. Si, dans l'espèce, une éventualité redoutable eût été à craindre, elle aurait été due à la rencontre de quelque caïman dans les profondeurs du fleuve. Mais, ainsi que l'avait fait observer Araujo, pas un de ces amphibies n'avait été signalé la veille, et l'on sait qu'ils recherchent de préférence les eaux noires des affluents de l'Amazone. D'ailleurs, au cas d'un danger quelconque, le plongeur a toujours à sa disposition le cordon d'un timbre placé sur le radeau, et au moindre tintement, on peut le haler rapidement à la surface.

Benito, toujours très calme, lorsque, sa résolution prise, il allait la mettre à exécution, revêtit le scaphandre; sa tête disparut dans la sphère métallique; sa main saisit une sorte d'épieu ferré, propre à fouiller les herbes ou les détritus accumulés dans le lit de ce bassin, et, sur un signe de lui, il fut affalé par le fond.

Les hommes du radeau, habitués à ce travail, commencèrent aussitôt à manoeuvrer la pompe à air, pendant que quatre des Indiens de la jangada, sous les ordres d'Araujo, le poussaient lentement avec leurs longues gaffes dans la direction convenue.

Les deux pirogues, montées, l'une par Fragoso, l'autre par Manoel, plus deux pagayeurs, escortaient le radeau, et elles se tenaient prêtes à se porter rapidement en avant, en arrière, si Benito, retrouvant enfin le corps de Torrès, le ramenait à la surface de l'Amazone.

CHAPITRE DIXIÈME UN COUP DE CANON

Benito était donc descendu sous cette vaste nappe qui lui dérobait encore le cadavre de l'aventurier. Ah! s'il avait eu le pouvoir de les détourner, de les vaporiser, de les tarir, ces eaux du grand fleuve, s'il avait pu mettre à sec tout ce bassin de Frias, depuis le barrage d'aval jusqu'au confluent du rio Negro, déjà, sans doute, cet étui, caché dans les vêtements de Torrès, aurait été entre ses mains! L'innocence de son père eût été reconnue! Joam Dacosta, rendu à la liberté, aurait repris avec les siens la descente du fleuve, et que de terribles épreuves eussent pu être évitées!

Benito avait pris pied sur le fond. Ses lourdes semelles faisaient craquer le gravier du lit. Il se trouvait alors par dix à quinze pieds d'eau environ, à l'aplomb de la berge, qui était très accore, à l'endroit même où Torrès avait disparu.

Là se massait un inextricable lacis de roseaux, de souches et de plantes aquatiques, et certainement, pendant les recherches de la veille, aucune des gaffes n'avait pu en fouiller tout l'entrelacement. Il était donc possible que le corps, retenu dans ces broussailles sous-marines, fût encore à la place même où il était tombé.

En cet endroit, grâce au remous produit par l'allongement d'une des pointes de la rive, le courant était absolument nul. Benito obéissait donc uniquement aux mouvements du radeau que les gaffes des Indiens déplaçaient au-dessus de sa tête.

La lumière pénétrait assez profondément alors ces eaux claires, sur lesquelles un magnifique soleil, éclatant dans un ciel sans nuages, dardait presque normalement ses rayons. Dans les conditions ordinaires de visibilité sous une couche liquide, une profondeur de vingt pieds suffit pour que la vue soit extrêmement bornée; mais ici les eaux semblaient être comme imprégnées du fluide lumineux, et Benito pouvait descendre plus bas encore, sans que les ténèbres lui dérobassent le fond du fleuve.

Le jeune homme suivit doucement la berge. Son bâton ferré en fouillait les herbes et les détritus accumulés à sa base. Des «volées» de poissons, si l'on peut s'exprimer ainsi, s'échappaient comme des bandes d'oiseaux hors d'un épais buisson. On eût dit des milliers de morceaux d'un miroir brisé, qui frétillaient à travers les eaux. En même temps, quelques centaines de crustacés couraient sur le sable jaunâtre, semblables à de grosses fourmis chassées de leur fourmilière.

Cependant, bien que Benito ne laissât pas un seul point de la rive inexploré, l'objet de ses recherches lui faisait toujours défaut. Il observa alors que la déclivité du lit était assez prononcée, et il en conclut que le corps de Torrès avait pu rouler au-delà du remous, vers le milieu du fleuve. S'il en était ainsi, peut-être s'y trouverait-il encore, puisque le courant n'avait pu le saisir à une profondeur déjà grande et qui devait sensiblement s'accroître.

Benito résolut donc de porter ses investigations de ce côté, dès qu'il aurait achevé de sonder le fouillis des herbages. C'est pourquoi il continua de s'avancer dans cette direction, que le radeau allait suivre pendant un quart d'heure, selon ce qui avait été préalablement arrêté.

Le quart d'heure écoulé, Benito n'avait rien trouvé encore. Il sentit alors le besoin de remonter à la surface, afin de se retrouver dans des conditions physiologiques où il pût reprendre de nouvelles forces. En de certains endroits, où la profondeur du fleuve s'accusait davantage, il avait dû descendre jusqu'à trente pieds environ. Il avait donc eu à supporter une pression presque équivalente à celle d'une atmosphère,—cause de fatigue physique et de trouble moral pour qui n'est pas habitué à ce genre d'exercice.

Benito tira donc le cordon du timbre, et les hommes du radeau commencèrent à le haler; mais ils opéraient lentement, mettant une minute à le relever de deux on trois pieds, afin de ne point produire dans ses organes internes les funestes effets de la décompression.

Dès que le jeune homme eut pris pied sur le radeau, la sphère métallique du scaphandre lui fut enlevée, il respira longuement et s'assit, afin de prendre un peu de repos.

Les pirogues s'étaient aussitôt rapprochées. Manoel, Fragoso,
Araujo étaient là, près de lui, attendant qu'il pût parler.

«Eh bien? demanda Manoel.

—Rien encore!… rien!

—Tu n'as aperçu aucune trace?

—Aucune.

—Veux-tu que je cherche à mon tour?

Non, Manoel, répondit Benito, j'ai commencé… je sais où je veux aller… laisse-moi faire!»

Benito expliqua alors au pilote que son intention était bien de visiter la partie inférieure de la berge jusqu'au barrage de Frias, là où le relèvement du sol avait pu arrêter le corps de Torrès, surtout si ce corps, flottant entre deux eaux, avait subi, si peu que ce fût, l'action du courant; mais, auparavant, il voulait s'écarter latéralement de la berge et explorer avec soin cette sorte de dépression, formée par la déclivité du lit, jusqu'au fond de laquelle les gaffes n'avaient pu évidemment pénétrer.

Araujo approuva ce projet et se disposa à prendre des mesures en conséquence. Manoel crut devoir alors donner quelques conseils à Benito.

«Puisque tu veux poursuivre tes recherches de ce côté, dit-il, le radeau va obliquer vers cette direction, mais sois prudent, Benito. Il s'agit d'aller plus profondément que tu ne l'as fait, peut-être à cinquante ou soixante pieds, et là, tu auras à supporter une pression de deux atmosphères. Ne t'aventure donc qu'avec une extrême lenteur, ou la présence d'esprit pourrait t'abandonner. Tu ne saurais plus où tu es, ni ce que tu es allé faire. Si ta tête se serre comme dans un étau, si tes oreilles bourdonnent avec continuité, n'hésite pas à donner le signal, et nous te remonterons à la surface. Puis, tu recommenceras, s'il le faut, mais, du moins, tu seras quelque peu habitué à te mouvoir dans ces profondes couches du fleuve.»

Benito promit à Manoel de tenir compte de ses recommandations, dont il comprenait l'importance. Il était frappé surtout de ce que la présence d'esprit pouvait lui manquer, au moment où elle lui serait peut-être le plus nécessaire.

Benito serra la main de Manoel; la sphère du scaphandre fut de nouveau vissée à son cou, puis la pompe recommença à fonctionner, et le plongeur eut bientôt disparu sous les eaux.

Le radeau s'était alors écarté d'une quarantaine de pieds de la rive gauche; mais, à mesure qu'il s'avançait vers le milieu du fleuve, comme le courant pouvait le faire dériver plus vite qu'il n'aurait fallu, les ubas s'y amarrèrent, et les pagayeurs le soutinrent contre la dérive, de manière à ne le laisser se déplacer qu'avec une extrême lenteur.

Benito fut descendu très doucement et retrouva le sol ferme. Lorsque ses semelles foulèrent le sable du lit, on put juger, à la longueur de la corde de halage, qu'il se trouvait par une profondeur de soixante-cinq à soixante-dix pieds. Il y avait donc là une excavation considérable, creusée bien au-dessous du niveau normal.

Le milieu liquide était plus obscur alors, mais la limpidité de ces eaux transparentes laissait pénétrer encore assez de lumière pour que Benito pût distinguer suffisamment les objets épars sur le fond du fleuve et se diriger avec quelque sûreté. D'ailleurs le sable, semé de mica, semblait former une sorte de réflecteur, et l'on aurait pu en compter les grains, qui miroitaient comme une poussière lumineuse.

Benito allait, regardait, sondait les moindres cavités avec son épieu. Il continuait à s'enfoncer lentement. On lui filait de la corde à la demande, et comme les tuyaux qui servaient à l'aspiration et à l'expiration de l'air n'étaient jamais raidis, le fonctionnement de la pompe s'opérait dans de bonnes conditions.

Benito s'écarta ainsi, de manière à atteindre le milieu du lit de l'Amazone, là où se trouvait la plus forte dépression.

Quelquefois une profonde obscurité s'épaississait autour de lui, et il ne pouvait plus rien voir alors, même dans un rayon très restreint. Phénomène purement passager: c'était le radeau qui, se déplaçant au-dessus de sa tête, interceptait complètement les rayons solaires et faisait la nuit à la place du jour. Mais, un instant après, la grande ombre s'était dissipée et la réflexion du sable reprenait toute sa valeur.

Benito descendait toujours. Il le sentait surtout à l'accroissement de la pression qu'imposait à son corps la masse liquide. Sa respiration était moins facile, la rétractibilité de ses organes ne s'opérait plus, à sa volonté, avec autant d'aisance que dans un milieu atmosphérique convenablement équilibré. Dans ces conditions, il se trouvait sous l'action d'effets physiologiques dont il n'avait pas l'habitude. Le bourdonnement s'accentuait dans ses oreilles; mais, comme sa pensée était toujours lucide, comme il sentait le raisonnement se faire dans son cerveau avec une netteté parfaite,—même un peu extranaturelle—, il ne voulut point donner le signal de halage et continua à descendre plus profondément.

Un instant, dans la pénombre où il se trouvait, une masse confuse attira son attention. Cela lui paraissait avoir la forme d'un corps engagé sous un paquet d'herbes aquatiques.

Une vive émotion le prit. Il s'avança dans cette direction. De son bâton il remua cette masse.

Ce n'était que le cadavre d'un énorme caïman, déjà réduit à l'état de squelette, et que le courant du rio Negro avait entraîné jusque dans le lit de l'Amazone.

Benito recula, et, en dépit des assertions du pilote, la pensée lui vint que quelque caïman vivant pourrait bien s'être engagé dans les profondes couches du bassin de Frias!…

Mais il repoussa cette idée et continua sa marche, de manière à atteindre le fond même de la dépression.

Il devait être alors parvenu à une profondeur de quatre-vingt-dix à cent pieds, et, conséquemment, il était soumis à une pression de trois atmosphères. Si donc cette cavité s'accusait encore davantage, il serait bientôt obligé d'arrêter ses recherches.

Les expériences ont démontré en effet que, dans les profondeurs inférieures à cent vingt on cent trente pieds, se trouve l'extrême limite qu'il est dangereux de franchir en excursion sous-marine: non seulement l'organisme humain ne se prête pas à fonctionner convenablement sous de telles pressions, mais les appareils ne fournissent plus l'air respirable avec une régularité suffisante.

Et cependant Benito était résolu à aller tant que la force morale et l'énergie physique ne lui feraient pas défaut. Par un inexplicable pressentiment, il se sentait attiré vers cet abîme; il lui semblait que le corps avait dû rouler jusqu'au fond de cette cavité, que peut-être Torrès, s'il était chargé d'objets pesants, tels qu'une ceinture contenant de l'argent, de l'or ou des armes, avait pu se maintenir à ces grandes profondeurs.

Tout d'un coup, dans une sombre excavation, il aperçut un cadavre! oui! un cadavre, habillé encore, étendu comme eût été un homme endormi, les bras repliés sous la tête!

Était-ce Torrès? Dans l'obscurité, très opaque alors, il était malaisé de le reconnaître; mais c'était bien un corps humain qui gisait là, à moins de dix pas, dans une immobilité absolue!

Une poignante émotion saisit Benito. Son coeur cessa de battre un instant. Il crut qu'il allait perdre connaissance. Un suprême effort de volonté le remit. Il marcha vers le cadavre.

Soudain une secousse, aussi violente qu'inattendue, fit vibrer tout son être! Une longue lanière lui cinglait le corps, et, malgré l'épais vêtement du scaphandre, il se sentit fouetté à coups redoublés.

«Un gymnote!» se dit-il.

Ce fut le seul mot qui put s'échapper de ses lèvres.

Et en effet, c'était un «puraqué», nom que les Brésiliens donnent au gymnote ou couleuvre électrique, qui venait de s'élancer sur lui.

Personne n'ignore ce que sont ces sortes d'anguilles à peau noirâtre et gluante, munies le long du dos et de la queue d'un appareil qui, composé de lames jointes par de petites lamelles verticales, est actionné par des nerfs d'une très grande puissance. Cet appareil, doué de singulières propriétés électriques, est apte à produire des commotions redoutables. De ces gymnotes, les uns ont à peine la taille d'une couleuvre, les autres mesurent jusqu'à dix pieds de longueur; d'autres, plus rares, en dépassent quinze et vingt sur une largeur de huit à dix pouces.

Les gymnotes sont assez nombreux, aussi bien dans l'Amazone que dans ses affluents, et c'était une de ces «bobines» vivantes, longue de dix pieds environ, qui, après s'être détendue comme un arc, venait de se précipiter sur le plongeur.

Benito comprit tout ce qu'il avait à craindre de l'attaque de ce redoutable animal. Son vêtement était impuissant à le protéger. Les décharges du gymnote, d'abord peu fortes, devinrent de plus en plus violentes, et il allait en être ainsi jusqu'au moment où, épuisé par la dépense du fluide, il serait réduit à l'impuissance.

Benito, ne pouvant résister à de telles commotions, était tombé à demi sur le sable. Ses membres se paralysaient peu à peu sous les effluences électriques du gymnote, qui se frottait lentement sur son corps et l'enlaçait de ses replis. Ses bras mêmes ne pouvaient plus se soulever. Bientôt son bâton lui échappa, et sa main n'eut pas la force de saisir le cordon du timbre pour donner le signal.

Benito se sentit perdu. Ni Manoel ni ses compagnons ne pouvaient imaginer quel horrible combat se livrait au-dessous d'eux entre un redoutable puraqué et le malheureux plongeur, qui ne se débattait plus qu'à peine, sans pouvoir se défendre.

Et cela, au moment où un corps—le corps de Torrès sans doute!— venait de lui apparaître!

Par un suprême instinct de conservation, Benito voulait appeler!… Sa voix expirait dans cette boîte métallique, qui ne pouvait laisser échapper aucun son!

En ce moment, le puraqué redoubla ses attaques; il lançait des décharges qui faisaient tressauter Benito sur le sable comme les tronçons d'un ver coupé, et dont les muscles se tordaient sous le fouet de l'animal.

Benito sentit la pensée l'abandonner tout à fait. Ses yeux s'obscurcirent peu à peu, ses membres se raidirent!…

Mais, avant d'avoir perdu la puissance de voir, la puissance de raisonner, un phénomène inattendu, inexplicable, étrange, se produisit devant ses regards.

Une détonation sourde venait de se propager à travers les couches liquides. Ce fut comme un coup de tonnerre, dont les roulements coururent dans les couches sous-marines, troublées par les secousses du gymnote. Benito se sentit baigné en une sorte de bruit formidable, qui trouvait un écho jusque dans les dernières profondeurs du fleuve.

Et, tout d'un coup, un cri suprême lui échappa!… C'est qu'une effrayante vision spectrale apparaissait à ses yeux.

Le corps du noyé, jusqu'alors étendu sur le sol, venait de se redresser!… Les ondulations des eaux remuaient ses bras, comme s'il les eût agités dans une vie singulière!… Des soubresauts convulsifs rendaient le mouvement à ce cadavre terrifiant!

C'était bien celui de Torrès! Un rayon de soleil avait percé jusqu'à ce corps à travers la masse liquide, et Benito reconnut la figure bouffie et verdâtre du misérable, frappé de sa main, dont le dernier soupir s'était étouffé sous ces eaux!

Et pendant que Benito ne pouvait plus imprimer un seul mouvement à ses membres paralysés, tandis que ses lourdes semelles le retenaient comme s'il eût été cloué au lit de sable, le cadavre se redressa, sa tête s'agita de haut en bas, et, se dégageant du trou dans lequel il était retenu par un fouillis d'herbes aquatiques, il s'enleva tout droit, effrayant à voir, jusque dans les hautes nappes de l'Amazone!

CHAPITRE ONZIÈME CE QUI EST DANS L'ÉTUI

Que s'était-il passé? Un phénomène purement physique, dont voici l'explication.

La canonnière de l'État Santa-Ana, à destination de Manao, qui remontait le cours de l'Amazone, venait de franchir la passe de Frias. Un peu avant d'arriver à l'embouchure du rio Negro, elle avait hissé ses couleurs et salué d'un coup de canon le pavillon brésilien. À cette détonation, un effet de vibration s'était produit à la surface des eaux, et ces vibrations, se propageant jusqu'au fond du fleuve, avaient suffi à relever le corps de Torrès, déjà allégé par un commencement de décomposition, en facilitant la distension de son système cellulaire. Le corps du noyé venait de remonter tout naturellement à la surface de l'Amazone.

Ce phénomène, bien connu, expliquait la réapparition du cadavre, mais, il faut en convenir, il y avait eu coïncidence heureuse dans cette arrivée de la _Santa-Ana__ _sur le théâtre des recherches.

À un cri de Manoel, répété par tous ses compagnons, l'une des pirogues s'était dirigée immédiatement vers le corps, pendant que l'on ramenait le plongeur au radeau.

Mais, en même temps, quelle fut l'indescriptible émotion de Manoel, lorsque Benito, halé jusqu'à la plate-forme, y fut déposé dans un état de complète inertie, et sans que la vie se trahît encore en lui par un seul mouvement extérieur.

N'était-ce pas un second cadavre que venaient de rendre là les eaux de l'Amazone?

Le plongeur fut, aussi rapidement que possible, dépouillé de son vêtement de scaphandre.

Benito avait entièrement perdu connaissance sous la violence des décharges du gymnote.

Manoel, éperdu, l'appelant, lui insufflant sa propre respiration, chercha à retrouver les battements de son coeur.

«Il bat! il bat!» s'écria-t-il.

Oui! le coeur de Benito battait encore, et, en quelques minutes, les soins de Manoel l'eurent rappelé à la vie.

«Le corps! le corps!»

Tels furent les premiers mots, les seuls qui s'échappèrent de la bouche de Benito.

«Le voilà! répondit Fragoso, en montrant la pirogue qui revenait au radeau avec le cadavre de Torrès.

—Mais toi, Benito, que t'est-il arrivé? demanda Manoel. Est-ce le manque d'air?…

—Non! dit Benito. Un puraqué qui s'est jeté sur moi!… Mais ce bruit?… cette détonation?…

—Un coup de canon! répondit Manoel. C'est un coup de canon qui a ramené le cadavre à la surface du fleuve!»

En ce moment, la pirogue venait d'accoster le radeau. Le corps de Torrès, recueilli par les Indiens, reposait au fond. Son séjour dans l'eau ne l'avait pas encore défiguré. Il était facilement reconnaissable. À cet égard, pas de doute possible.

Fragoso, agenouillé dans la pirogue, avait déjà commencé à déchirer les vêtements du noyé, qui s'en allaient en lambeaux.

En cet instant, le bras droit de Torrès, mis à nu, attira l'attention de Fragoso. En effet, sur ce bras apparaissait distinctement la cicatrice d'une ancienne blessure, qui avait dû être produite par un coup de couteau.

«Cette cicatrice! s'écria Fragoso. Mais… c'est bien cela!… Je me rappelle maintenant…

Quoi? demanda Manoel.

—Une querelle!… oui! une querelle dont j'ai été témoin dans la province de la Madeira… il y a trois ans! Comment ai-je pu l'oublier!… Ce Torrès appartenait alors à la milice des capitaines des bois! Ah! je savais bien que je l'avais déjà vu, ce misérable!

—Que nous importe à présent! s'écria Benito. L'étui! l'étui!… L'a-t-il encore?» Et Benito allait déchirer les derniers vêtements du cadavre pour les fouiller…

Manoel l'arrêta.

«Un instant, Benito», dit-il.

Puis, se retournant vers les hommes du radeau qui n'appartenaient pas au personnel de la jangada, et dont le témoignage ne pourrait être suspecté plus tard:

«Prenez acte, mes amis, leur dit-il, de tout ce que nous faisons ici, afin que vous puissiez redire devant les magistrats comment les choses se sont passées.»

Les hommes s'approchèrent de la pirogue.

Fragoso déroula alors la ceinture qui étreignait le corps de
Torrès sous le poncho déchiré, et tâtant la poche de la vareuse:

«L'étui!» s'écria-t-il.

Un cri de joie échappa à Benito. Il allait saisir l'étui pour l'ouvrir, pour vérifier ce qu'il contenait…

«Non, dit encore Manoel, que son sang-froid n'abandonnait pas. Il ne faut pas qu'il y ait de doute possible dans l'esprit des magistrats! Il convient que des témoins désintéressés puissent affirmer que cet étui se trouvait bien sur le corps de Torrès!

Tu as raison, répondit Benito.

Mon ami, reprit Manoel en s'adressant au contremaître du radeau, fouillez vous-même dans la poche de cette vareuse.»

Le contremaître obéit. Il retira un étui de métal, dont le couvercle était hermétiquement vissé et qui ne semblait pas avoir souffert de son séjour dans l'eau.

«Le papier… le papier est-il encore dedans? s'écria Benito, qui ne pouvait se contenir.

—C'est au magistrat d'ouvrir cet étui! répondit Manoel. À lui seul appartient de vérifier s'il s'y trouve un document!

—Oui… oui… tu as encore raison, Manoel! répondit Benito. À
Manao! mes amis, à Manao!»

Benito, Manoel, Fragoso et le contremaître qui tenait l'étui s'embarquèrent aussitôt dans l'une des pirogues, et ils allaient s'éloigner, lorsque Fragoso de dire:

«Et le corps de Torrès?

La pirogue s'arrêta.

En effet, les Indiens avaient déjà rejeté à l'eau le cadavre de l'aventurier, qui dérivait à la surface du fleuve.

«Torrès n'était qu'un misérable, dit Benito. Si j'ai loyalement risqué ma vie contre la sienne, Dieu l'a frappé par ma main, mais il ne faut pas que son corps reste sans sépulture!»

Ordre fut donc donné à la seconde pirogue d'aller rechercher le cadavre de Torrès, afin de le transporter sur la rive où il serait enterré.

Mais, en ce moment, une bande d'oiseaux de proie, qui planait au-dessus du fleuve, se précipita sur ce corps flottant. C'étaient de ces urubus, sortes de petits vautours, au cou pelé, aux longues pattes, noirs comme des corbeaux, appelés «gallinazos» dans l'Amérique du Sud, et qui sont d'une voracité sans pareille. Le corps, déchiqueté par leur bec, laissa fuir les gaz qui le gonflaient; sa densité s'accroissant, il s'enfonça peu à peu, et, pour la dernière fois, ce qui restait de Torrès disparut sous les eaux de l'Amazone.

Dix minutes après, la pirogue, rapidement conduite, arrivait au port de Manao. Benito et ses compagnons mirent pied à terre et s'élancèrent à travers les rues de la ville.

En quelques instants, ils étaient arrivés à la demeure du juge Jarriquez, et ils lui faisaient demander par l'un de ses serviteurs de vouloir bien les recevoir immédiatement.

Le magistrat donna ordre de les introduire dans son cabinet.

Là, Manoel fit le récit de tout ce qui s'était passé, depuis le moment où Torrès avait été mortellement frappé par Benito dans une rencontre loyale, jusqu'au moment où l'étui avait été retrouvé sur son cadavre et pris dans la poche de sa vareuse par le contremaître.

Bien que ce récit fût de nature à corroborer tout ce que lui avait dit Joam Dacosta au sujet de Torrès et du marché que celui-ci lui avait offert, le juge Jarriquez ne put retenir un sourire d'incrédulité.

«Voici l'étui, monsieur, dit Manoel. Pas un seul instant il n'a été entre nos mains, et l'homme qui vous le présente est celui-là même qui l'a trouvé sur le corps de Torrès!»

Le magistrat saisit l'étui, il l'examina avec soin, le tournant et le retournant comme il eût fait d'un objet précieux. Puis il l'agita, et quelques pièces, qui se trouvaient à l'intérieur, rendirent un son métallique.

Cet étui ne contenait-il donc pas le document tant cherché, ce papier écrit de la main du véritable auteur du crime, et que Torrès avait voulu vendre à un prix indigne à Joam Dacosta? Cette preuve matérielle de l'innocence du condamné était-elle irrémédiablement perdue?

On devine aisément à quelle violente émotion étaient en proie les spectateurs de cette scène. Benito pouvait à peine proférer une parole, il sentait son coeur prêt à se briser.

«Ouvrez donc, monsieur, ouvrez donc cet étui!» s'écria-t-il enfin d'une voix brisée.

Le juge Jarriquez commença à dévisser le couvercle; puis, quand ce couvercle eut été enlevé, il renversa l'étui d'où s'échappèrent, en roulant sur la table, quelques pièces d'or.

«Mais le papier!… le papier!…» s'écria encore une fois Benito, qui se retenait à la table pour ne pas tomber.

Le magistrat introduisit ses doigts dans l'étui, et en retira, non sans quelque difficulté, un papier jauni, plié avec soin, et que l'eau paraissait avoir respecté.

«Le document! c'est le document! s'écria Fragoso. Oui! c'est bien là le papier que j'ai vu entre les mains de Torrès!»

Le juge Jarriquez déploya ce papier, il y jeta les yeux, puis il le retourna de manière à en examiner le recto et le verso, qui étaient couverts d'une assez grosse écriture.

«Un document, en effet, dit-il. Il n'y a pas à en douter. C'est bien un document!

—Oui, répondit Benito, et ce document, c'est celui qui atteste l'innocence de mon père!

—Je n'en sais rien, répondit le juge Jarriquez, et je crains que ce ne soit peut-être difficile à savoir!

—Pourquoi?… s'écria Benito, qui devint pâle comme un mort.

—Parce que ce document est écrit dans un langage cryptologique, répondit le juge Jarriquez, et que ce langage…

—Eh bien?

—Nous n'en avons pas la clef!

CHAPITRE DOUZIÈME LE DOCUMENT

C'était là, en effet, une très grave éventualité, que ni Joam Dacosta ni les siens n'avaient pu prévoir. En effet,—ceux qui n'ont pas perdu le souvenir de la première scène de cette histoire le savent—, le document était écrit sous une forme indéchiffrable, empruntée à l'un des nombreux systèmes en usage dans la cryptologie.

Mais lequel?

C'est à le découvrir que toute l'ingéniosité dont peut faire preuve un cerveau humain allait être employée.

Avant de congédier Benito et ses compagnons, le juge Jarriquez fit faire une copie exacte du document dont il voulait garder l'original, et il remit cette copie dûment collationnée aux deux jeunes gens, afin qu'ils puissent la communiquer au prisonnier.

Puis, rendez-vous pris pour le lendemain, ceux-ci se retirèrent, et, ne voulant pas tarder d'un instant à revoir Joam Dacosta, ils se rendirent aussitôt à la prison.

Là, dans une rapide entrevue qu'ils eurent avec le prisonnier, ils lui firent connaître tout ce qui s'était passé.

Joam Dacosta prit le document, l'examina avec attention. Puis, secouant la tête, il le rendit à son fils.

«Peut-être, dit-il, y a-t-il dans cet écrit la preuve que je n'ai jamais pu produire! Mais si cette preuve m'échappe, si toute l'honnêteté de ma vie passée ne plaide pas pour moi, je n'ai plus rien à attendre de la justice des hommes, et mon sort est entre les mains de Dieu!»

Tous le sentaient bien! Si ce document demeurait indéchiffrable, la situation du condamné était au pire!

«Nous trouverons, mon père! s'écria Benito. Il n'y a pas de document de cette espèce qui puisse résister à l'examen! Ayez confiance… oui! confiance! Le ciel nous a, miraculeusement pour ainsi dire, rendu ce document qui vous justifie, et, après avoir guidé notre main pour le retrouver, il ne se refusera pas à guider notre esprit pour le lire!»

Joam Dacosta serra la main de Benito et de Manoel; puis les trois jeunes gens, très émus, se retirèrent pour retourner directement à la jangada, où Yaquita les attendait.

Là, Yaquita fut aussitôt mise au courant des nouveaux incidents qui s'étaient produits depuis la veille, la réapparition du corps de Torrès, la découverte du document et l'étrange forme sous laquelle le vrai coupable de l'attentat, le compagnon de l'aventurier, avait cru devoir l'écrire, sans doute pour qu'il ne le compromît pas, au cas où il serait tombé entre des mains étrangères.

Naturellement Lina fut également instruite de cette inattendue complication et de la découverte qu'avait faite Fragoso, que Torrès était un ancien capitaine des bois, appartenant à cette milice qui opérait aux environs des bouches de la Madeira.

«Mais dans quelles circonstances l'avez-vous donc rencontré? demanda la jeune mulâtresse.

—C'était pendant une de mes courses à travers la province des Amazones, répondit Fragoso, lorsque j'allais de village en village pour exercer mon métier.

—Et cette cicatrice?…

—Voici ce qui s'était passé: Un jour, j'arrivais à la mission des Aranas, au moment où ce Torrès, que je n'avais jamais vu, s'était pris de querelle avec un de ses camarades,—du vilain monde que tout cela!—et ladite querelle se termina par un coup de couteau, qui traversa le bras du capitaine des bois. Or, c'est moi qui fus chargé de le panser, faute de médecin, et voilà comment j'ai fait sa connaissance!

—Qu'importe, après tout, répliqua la jeune fille, que l'on sache ce qu'a été Torrès! Ce n'est pas lui l'auteur du crime, et cela n'avancera pas beaucoup les choses!

—Non, sans doute, répondit Fragoso, mais on finira bien par lire ce document, que diable! et l'innocence de Joam Dacosta éclatera alors aux yeux de tous!»

C'était aussi l'espoir de Yaquita, de Benito, de Manoel, de Minha. Aussi tous trois, enfermés dans la salle commune de l'habitation, passèrent-ils de longues heures à essayer de déchiffrer cette notice.

Mais si c'était leur espoir,—il importe d'insister sur ce point —, c'était aussi, à tout le moins, celui du juge Jarriquez.

Après avoir rédigé le rapport qui, à la suite de son interrogatoire, établissait l'identité de Joam Dacosta, le magistrat avait expédié ce rapport à la chancellerie, et il avait lieu de penser qu'il en avait fini, pour son compte, avec cette affaire. Il ne devait pas en être ainsi.

En effet, il faut dire que, depuis la découverte du document, le juge Jarriquez se trouvait tout à coup transporté dans sa spécialité. Lui, le chercheur de combinaisons numériques, le résolveur de problèmes amusants, le déchiffreur de charades, rébus, logogryphes et autres, il était évidemment là dans son véritable élément.

Or, à la pensée que ce document renfermait peut-être la justification de Joam Dacosta, il sentit se réveiller tous ses instincts d'analyste. Voilà donc qu'il avait devant les yeux un cryptogramme! Aussi ne pensa-t-il plus qu'à en chercher le sens. Il n'aurait pas fallu le connaître pour douter qu'il y travaillerait jusqu'à en perdre le manger et le boire.

Après le départ des jeunes gens, le juge Jarriquez s'était installé dans son cabinet. Sa porte, défendue à tous, lui assurait quelques heures de parfaite solitude. Ses lunettes étaient sur son nez, sa tabatière sur sa table. Il prit une bonne prise, afin de mieux développer les finesses et sagacités de son cerveau, il saisit le document, et s'absorba dans une méditation qui devait bientôt se matérialiser sous la forme du monologue. Le digne magistrat était un de ces hommes en dehors, qui pensent plus volontiers tout haut que tout bas.

«Procédons avec méthode, se dit-il. Sans méthode, pas de logique.
Sans logique, pas de succès possible.»

Puis, prenant le document, il le parcourut, sans y rien comprendre, d'un bout à l'autre.

Ce document comprenait une centaine de lignes, qui étaient divisées en six paragraphes.

«Hum! fit le juge Jarriquez, après avoir réfléchi, vouloir m'exercer sur chaque paragraphe, l'un après l'autre, ce serait perdre inutilement un temps précieux. Il faut choisir, au contraire, un seul de ces alinéas, et choisir celui qui doit présenter le plus d'intérêt. Or, lequel se trouve dans ces conditions, si ce n'est le dernier, où doit nécessairement se résumer le récit de toute l'affaire? Des noms propres peuvent me mettre sur la voie, entre autres celui de Joam Dacosta, et, s'il est quelque part dans ce document, il ne peut évidemment manquer au dernier paragraphe.»

Le raisonnement du magistrat était logique. Très certainement il avait raison de vouloir d'abord exercer toutes les ressources de son esprit de cryptologue sur le dernier paragraphe.

Le voici, ce paragraphe,—car il est nécessaire de le remettre sous les yeux du lecteur, afin de montrer comment un analyste allait employer ses facultés à la découverte de la vérité.

«Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvksbxhhuypo hdvyrymhuhpuydkjoxphetozsletnpmvffovpdpajxhyynojyggayme qynfuqlnmvlyfgsuzmqiztlbqgyugsqeubvnrcredgruzblrmxyuhqhp zdrrgcrohepqxufivvrplphonthvddqfhqsntzhhhnfepmqkyuuexktog zgkyuumfvijdqdpzjqsykrplxhxqrymvklohhhotozvdksppsuvjhd

Tout d'abord, le juge Jarriquez observa que les lignes du document n'avaient été divisées ni par mots, ni même par phrases, et que la ponctuation y manquait. Cette circonstance ne pouvait qu'en rendre la lecture beaucoup plus difficile.

«Voyons, cependant, se dit-il, si quelque assemblage de lettres semble former des mots,—j'entends de ces mots dont le nombre des consonnes par rapport aux voyelles permet la prononciation!… Et d'abord, au début, je vois le mot phy… plus loin, le mot gas… Tiens!… ujugi… Ne dirait-on pas le nom de cette ville africaine sur les bords du Tanganaika? Que vient faire cette cité dans tout cela?… Plus loin, voilà le mot ypo. Est-ce donc du grec? Ensuite, c'est rympuyjorphetozjuggaysuzgruz… Et, auparavant, redlet … Bon! voilà deux mots anglais!… Puis, ohesyk … Allons! encore une fois le mot rym… puis, le mot oto! …»

Le juge Jarriquez laissa retomber la notice, et se prit à réfléchir pendant quelques instants.

«Tous les mots que je remarque dans cette lecture sommairement faite sont bizarres! se dit-il. En vérité, rien n'indique leur provenance! Les uns ont un air grec, les autres un aspect hollandais, ceux-ci une tournure anglaise, ceux-là n'ont aucun air,—sans compter qu'il y a des séries de consonnes qui échappent à toute prononciation humaine! Décidément il ne sera pas facile d'établir la clef de ce cryptogramme!»

Les doigts du magistrat commencèrent à battre sur son bureau une sorte de diane, comme s'il eût voulu réveiller ses facultés endormies.

«Voyons donc d'abord, dit-il, combien il se trouve de lettres dans ce paragraphe.

Il compta, le crayon à la main.

«Deux cent soixante-seize! dit-il. Eh bien, il s'agit de déterminer maintenant dans quelle proportion ces diverses lettres se trouvent assemblées les unes par rapport aux autres.»

Ce compte fut un peu plus long à établir. Le juge Jarriquez avait repris le document; puis, son crayon à la main, il notait successivement chaque lettre suivant l'ordre alphabétique. Un quart d'heure après, il avait obtenu le tableau suivant:

a = 3 fois. b = 4 fois. c = 3 fois. d = 16 fois. e = 9 fois. f = 10 fois. g = 13 fois. h = 23 fois. i = 4 fois. j = 8 fois. k = 9 fois. l = 9 fois. m = 9 fois. n = 9 fois. o = 12 fois. p = 16 fois. q = 16 fois. r = 12 fois. s = 10 fois.

t =8—u =17—v =13—x =12—y =19—z =12

TOTAL…276 fois.

«Ah! ah! fit le juge Jarriquez, une première observation me frappe: c'est que, rien que dans ce paragraphe, toutes les lettres de l'alphabet ont été employées! C'est assez étrange! En effet, que l'on prenne, au hasard, dans un livre, ce qu'il faut de lignes pour contenir deux cent soixante-seize lettres, et ce sera bien rare si chacun des signes de l'alphabet y figure! Après tout, ce peut être un simple effet du hasard.»

Puis, passant à un autre ordre d'idées:

«Une question plus importante, se dit-il, c'est de voir si les voyelles sont aux consonnes dans la proportion normale.»

Le magistrat reprit son crayon, fit le décompte des voyelles et obtint le calcul suivant:

a = 3 fois. e = 9 fois. i = 4 fois. o = 12 fois. u = 17 fois. y = 19 fois.

TOTAL… 64 voyelles.

«Ainsi, dit-il, il y a dans cet alinéa, soustraction faite, soixante-quatre voyelles contre deux cent douze consonnes!

Eh bien! mais c'est la proportion normale, c'est-à-dire un cinquième environ, comme dans l'alphabet, où on compte six voyelles sur vingt-cinq lettres. Il est donc possible que ce document ait été écrit dans la langue de notre pays, mais que la signification de chaque lettre ait été seulement changée. Or, si elle a été modifiée régulièrement, si un b a toujours été représenté par un l, par exemple, un o par un v, un g par un k, un u par un r, etc., je veux perdre ma place de juge à Manao, si je n'arrive pas à lire ce document! Eh! qu'ai-je donc à faire, si ce n'est à procéder suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s'est nommé Edgard Poë!»

Le juge Jarriquez, en parlant ainsi, faisait allusion à une nouvelle du célèbre romancier américain, qui est un chef-d'oeuvre. Qui n'a pas lu le Scarabée d'or?

Dans cette nouvelle, un cryptogramme, composé à la fois de chiffres, de lettres, de signes algébriques, d'astérisques, de points et virgules, est soumis à une méthode véritablement mathématique, et il parvient à être déchiffré dans des conditions extraordinaires, que les admirateurs de cet étrange esprit ne peuvent avoir oubliées.

Il est vrai, de la lecture du document américain ne dépend que la découverte d'un trésor, tandis qu'ici il s'agissait de la vie et de l'honneur d'un homme! Cette question d'en deviner le chiffre devait donc être bien autrement intéressante.

Le magistrat, qui avait souvent lu et relu «son» Scarabée d'or, connaissait bien les procédés d'analyse minutieusement employés par Edgard Poë, et il résolut de s'en servir dans cette occasion. En les utilisant, il était certain, comme il l'avait dit, que si la valeur ou la signification de chaque lettre demeurait constante, il arriverait, dans un temps plus ou moins long, à lire le document relatif à Joam Dacosta.

«Qu'a fait Edgard Poë? se répétait-il. Avant tout, il a commencé par rechercher quel était le signe,—ici il n'y a que des lettres—, disons donc la lettre, qui est reproduite le plus souvent dans le cryptogramme. Or, je vois, en l'espèce, que c'est la lettre h, puisqu'on l'y rencontre vingt-trois fois. Rien que cette proportion énorme suffit pour faire comprendre a priori que h ne signifie pas h, mais, au contraire, que h doit représenter la lettre qui se rencontre le plus fréquemment dans notre langue, puisque je dois supposer que le document est écrit en portugais. En anglais, en français, ce serait e, sans doute; en italien ce serait i ou a; en portugais ce serai a ou o. Ainsi donc, admettons, sauf modification ultérieure, que _h _signifie a ou o

Cela fait, le juge Jarriquez, rechercha quelle était la lettre qui, après l'h, figurait le plus grand nombre de fois dans la notice. Il fut amené ainsi à former le tableau suivant:

h = 23 fois.

y =19—

u =17—

d p q =16—g v =13—o r x z =12—f s =10—e k l n p = 9—j t = 8—b i = 4—a c = 3—

«Ainsi donc, la lettre a s'y trouve trois fois seulement, s'écria le magistrat, elle qui devrait s'y rencontrer le plus souvent! Ah! voilà bien qui prouve surabondamment que sa signification a été changée! Et maintenant, après l'a ou l'o, quelles sont les lettres qui figurent le plus fréquemment dans notre langue? Cherchons.»

Et le juge Jarriquez, avec une sagacité vraiment remarquable, qui dénotait chez lui un esprit très observateur, se lança dans cette nouvelle recherche. En cela, il ne faisait qu'imiter le romancier américain, qui, par simple induction ou rapprochement, en grand analyste qu'il était, avait pu se reconstituer un alphabet, correspondant aux signes du cryptogramme, et arriver, par suite, à le lire couramment.

Ainsi fit le magistrat, et on peut affirmer qu'il ne fut point inférieur à son illustre maître. À force d'avoir «travaillé» les logogriphes, les mots carrés, les mots rectangulaires et autres énigmes, qui ne reposent que sur une disposition arbitraire des lettres, et s'être habitué, soit de tête, soit la plume à la main, à en tirer la solution, il était déjà d'une certaine force à ces jeux d'esprit.

En cette occasion, il n'eut donc pas de peine à établir l'ordre dans lequel les lettres se reproduisaient le plus souvent, voyelles d'abord, consonnes ensuite. Trois heures après avoir commencé son travail, il avait sous les yeux un alphabet qui, si son procédé était juste, devait lui donner la signification véritable des lettres employées dans le document.

Il n'y avait donc plus qu'à appliquer successivement les lettres de cet alphabet à celles de la notice.

Mais, avant de faire cette application, un peu d'émotion prit le juge Jarriquez. Il était tout entier, alors, à cette jouissance intellectuelle,—beaucoup plus grande qu'on ne le pense—, de l'homme qui, après plusieurs heures d'un travail opiniâtre, va voir apparaître le sens si impatiemment cherché d'un logogriphe.

«Essayons donc, dit-il. En vérité, je serais bien surpris si je ne tenais pas le mot de l'énigme!»

Le juge Jarriquez retira ses lunettes, il en essuya les verres, troublés par la vapeur de ses yeux, il les remit sur son nez; puis, il se courba de nouveau sur sa table.

Son alphabet spécial d'une main, son document de l'autre, il commença à écrire, sous la première ligne du paragraphe, les lettres vraies, qui, d'après lui, devaient correspondre exactement à chaque lettre cryptographique.

Après la première ligne, il en fit autant pour la deuxième, puis pour la troisième, puis pour la quatrième, et il arriva ainsi jusqu'à la fin de l'alinéa.

L'original! Il n'avait même pas voulu se permettre de voir, en écrivant, si cet assemblage de lettres faisait des mots compréhensibles. Non! pendant ce premier travail, son esprit s'était refusé à toute vérification de ce genre. Ce qu'il voulait, c'était se donner cette jouissance de lire tout d'un coup et tout d'une haleine.

Cela fait:

«Lisons!» s'écria-t-il.

Et il lut.

Quelle cacophonie, grand Dieu! Les lignes qu'il avait formées avec les lettres de son alphabet n'avaient pas plus de sens que celle du document! C'était une autre série de lettres, voilà tout, mais elles ne formaient aucun mot, elles n'avaient aucune valeur! En somme, c'était tout aussi hiéroglyphique!

«Diables de diables!» s'écria le juge Jarriquez.

CHAPITRE TREIZIÈME OÙ IL EST QUESTION DE CHIFFRES

Il était sept heures du soir. Le juge Jarriquez, toujours absorbé dans ce travail de casse-tête,—sans en être plus avancé—, avait absolument oublié l'heure du repas et l'heure du repos, lorsque l'on frappa à la porte de son cabinet.

Il était temps. Une heure de plus, et toute la substance cérébrale du dépité magistrat se serait certainement fondue sous la chaleur intense qui se dégageait de sa tête!

Sur l'ordre d'entrer, qui fut donné d'une voix impatiente, la porte s'ouvrit, et Manoel se présenta.

Le jeune médecin avait laissé ses amis, à bord de la jangada, aux prises avec cet indéchiffrable document, et il était venu revoir le juge Jarriquez. Il voulait savoir s'il avait été plus heureux dans ses recherches. Il venait lui demander s'il avait enfin découvert le système sur lequel reposait le cryptogramme.

Le magistrat ne fut pas fâché de voir arriver Manoel.

Il en était à ce degré de surexcitation du cerveau que la solitude exaspère. Quelqu'un à qui parler, voilà ce qu'il lui fallait, surtout si son interlocuteur se montrait aussi désireux que lui de pénétrer ce mystère. Manoel était donc bien son homme.

«Monsieur, lui dit en entrant Manoel, une première question.
Avez-vous mieux réussi que nous?…

Asseyez-vous d'abord, s'écria le juge Jarriquez, qui, lui, se leva et se mit à arpenter la chambre. Asseyez-vous! Si nous étions debout tous les deux, vous marcheriez dans un sens, moi de l'autre, et mon cabinet serait trop étroit pour nous contenir!»

Manoel s'assit et répéta sa question.

«Non!… je n'ai pas été plus heureux! répondit le magistrat. Je n'en sais pas davantage. Je ne peux rien vous dire, sinon que j'ai acquis une certitude!

Laquelle, monsieur, laquelle?

—C'est que le document est basé, non sur des signes conventionnels, mais sur ce qu'on appelle «chiffre» en cryptologie, ou, pour mieux dire, sur un nombre!

—Eh bien, monsieur, répondit Manoel, ne peut-on toujours arriver à lire un document de ce genre?

—Oui, dit le juge Jarriquez, oui, lorsqu'une lettre est invariablement représentée par la même lettre, quand un a, par exemple, est toujours un p, quand un p est toujours un x… sinon… non!

—Et dans ce document?…

—Dans ce document, la valeur de la lettre change suivant le chiffre, pris arbitrairement, qui la commande! Ainsi un b, qui aura été représenté par un k, deviendra plus tard un z, plus tard un m, ou un n, ou un f, ou toute autre lettre!

—Et dans ce cas?…

—Dans ce cas, j'ai le regret de vous dire que le cryptogramme est absolument indéchiffrable!

—Indéchiffrable! s'écria Manoel. Non! monsieur, nous finirons par trouver la clef de ce document, duquel dépend la vie d'un homme!»

Manoel s'était levé, en proie à une surexcitation qu'il ne pouvait maîtriser. La réponse qu'il venait de recevoir était si désespérante qu'il se refusait à l'accepter pour définitive.

Sur un geste du magistrat, cependant, il se rassit, et d'une voix plus calme:

«Et d'abord, monsieur, demanda-t-il, qui peut vous donner à penser que la loi de ce document est un chiffre, ou, comme vous le disiez, que c'est un nombre?

Écoutez-moi, jeune homme, répondit le juge Jarriquez, et vous serez bien obligé de vous rendre à l'évidence!» Le magistrat prit le document et le mit sous les yeux de Manoel, en regard du travail qu'il avait fait.

«J'ai commencé, dit-il, par traiter ce document comme je devais le faire, c'est-à-dire logiquement, en ne donnant rien au hasard, c'est-à-dire que, par l'application d'un alphabet basé sur la proportionnalité des lettres les plus usuelles de notre langue, j'ai cherché à en obtenir la lecture, en suivant les préceptes de notre immortel analyste, Edgard Poë!… Eh bien, ce qui lui avait réussi, a échoué!…

Échoué! s'écria Manoel.

—Oui, jeune homme, et j'aurais dû m'apercevoir tout d'abord que le succès, cherché de cette façon, n'était pas possible! En vérité, un plus fort que moi ne s'y serait pas trompé!

—Mais, pour Dieu! s'écria Manoel, je voudrais comprendre, et je ne puis…

—Prenez le document, reprit le juge Jarriquez, en ne vous attachant qu'à observer la disposition des lettres, et relisez-le tout entier.

Manoel obéit. «Ne voyez-vous donc rien dans l'assemblage de certaines lettres qui soit bizarre? demanda le magistrat.

—Je ne vois rien, répondit Manoel, après avoir, pour la centième fois peut-être, parcouru les lignes du document.

—Eh bien, bornez-vous à étudier le dernier paragraphe. Là, vous le comprenez, doit être le résumé de la notice tout entière.

—Vous n'y voyez rien d'anormal?

—Rien.

—Il y a, cependant, un détail qui prouve de la façon la plus absolue que le document est soumis à la loi d'un nombre.

—Et c'est?… demanda Manoel.

—C'est, ou plutôt ce sont trois h que nous voyons juxtaposés à deux places différentes!»

Ce que disait le juge Jarriquez était vrai et de nature à attirer l'attention. D'une part, les deux cent quatrième, deux cent cinquième et deux cent sixième lettres de l'alinéa, de l'autre, les deux cent cinquante-huitième, deux cent cinquante-neuvième et deux cent soixantième lettres étaient des h placés consécutivement. De là, cette particularité qui n'avait pas d'abord frappé le magistrat.

«Et cela prouve?… demanda Manoel, sans deviner quelle déduction il devait tirer de cet assemblage.

—Cela prouve tout simplement, jeune homme, que le document repose sur la loi d'un nombre! Cela démontre a priori que chaque lettre est modifiée par la vertu des chiffres de ce nombre et suivant la place qu'ils occupent!

—Et pourquoi donc?

—Parce que dans aucune langue il n'y a de mots qui comportent le triplement de la même lettre!» Manoel fut frappé de l'argument, il y réfléchit et, en somme, n'y trouva rien à répondre.

«Et si j'avais fait plus tôt cette observation, reprit le magistrat, je me serais épargné bien du mal, et un commencement de migraine qui me tient depuis le sinciput jusqu'à l'occiput!

—Mais enfin, monsieur, demanda Manoel, qui sentait lui échapper le peu d'espoir auquel il avait tenté de se rattacher encore, qu'entendez-vous par un chiffre?

—Disons un nombre!

—Un nombre, si vous le voulez.

—Le voici, et un exemple vous le fera comprendre mieux que toute explication!»

Le juge Jarriquez s'assit à la table, prit une feuille de papier, un crayon, et dit:

«Monsieur Manoel, choisissons une phrase, au hasard, la première venue, celle-ci, par exemple:

Le juge Jarriquez est doué d'un esprit très ingénieux.

«J'écris cette phrase de manière à en espacer les lettres et j'obtiens cette ligne:

L e j u g e J a r r i q u e z e s t d o u é d' u n e s p r i t t r è s i n g é n i e u x

Cela fait, le magistrat,—à qui sans doute cette phrase semblait contenir une de ces propositions qui sont hors de conteste—, regarda Manoel bien en face, en disant:

«Supposons maintenant que je prenne un nombre au hasard, afin de donner à cette succession naturelle de mots une forme cryptographique. Supposons aussi que ce nombre soit composé de trois chiffres, et que ces chiffres soient 4, 2 et 3. Je dispose ledit nombre 423 sous la ligne ci-dessus, en le répétant autant de fois qu'il sera nécessaire pour atteindre la fin de la phrase, et de manière que chaque chiffre vienne se placer sous chaque lettre. Voici ce que cela donne: _Le juge Jarriquez est doué d'un esprit très ingénieux _42 3423 423423423 423 4234 234 234234 2342 342342342

«Eh bien, monsieur Manoel, en remplaçant chaque lettre par la lettre qu'elle occupe dans l'ordre alphabétique en le descendant suivant la valeur du chiffre, j'obtiens ceci:

_l _moins 4 égale p e —2= g j —3= m u —4= z g —2= i e —3= h

et ainsi de suite.

«Si, par la valeur des chiffres qui composent le nombre en question, j'arrive à la fin de l'alphabet, sans avoir assez de lettres complémentaires à déduire, je le reprends par le commencement. C'est ce qui se passe pour la dernière lettre de mon nom, ce z, au-dessous duquel est placé le chiffre 3. Or, comme après le z, l'alphabet ne me fournit plus de lettres, je recommence à compter en reprenant par l'a, et dans ce cas:

_z _moins 3 égale c.

«Cela dit, lorsque j'ai mené jusqu'à la fin ce système cryptographique, commandé par le nombre 423,—qui a été arbitrairement choisi, ne l'oubliez pas!—la phrase que vous connaissez est alors remplacée par celle-ci:

Pg mzih ncuvktzgc iux hqyi fyr gvttly vuiu lrihrkhzz.

«Or, jeune homme, examinez bien cette phrase, n'a-t-elle pas tout à fait l'aspect de celles du document en question? Eh bien, qu'en ressort-il? C'est que la signification de la lettre étant donnée par le chiffre que le hasard place au-dessous, la lettre cryptographique qui se rapporte à la lettre vraie ne peut pas toujours être la même. Ainsi, dans cette phrase, le premier e est représenté par un g, mais le deuxième l'est par un h, le troisième par un g, le quatrième par un i; un m correspond au premier j et un n au second; des deux r de mon nom, l'un est représenté par un u, le second par un v; le t du mot est devient un x et le t du mot esprit devient un y, tandis que celui du mot très est un v. Vous voyez donc bien que si vous ne connaissez pas le nombre 423, vous n'arriverez jamais à lire ces lignes, et que, par conséquent, puisque le nombre qui fait la loi du document nous échappe, il restera indéchiffrable!»

En entendant le magistrat raisonner avec une logique si serrée,
Manoel fut accablé d'abord; mais, relevant la tête:

«Non, s'écria-t-il, non monsieur! Je ne renoncerai pas à l'espoir de découvrir ce nombre!

—On le pourrait peut-être, répondit le juge Jarriquez, si les lignes du document avaient été divisées par mots!

—Et pourquoi?

—Voici mon raisonnement, jeune homme. Il est permis d'affirmer en toute assurance, n'est-ce pas, que ce dernier paragraphe du document doit résumer tout ce qui a été écrit dans les paragraphes précédents. Donc, il est certain pour moi que le nom de Joam Dacosta s'y trouve. Eh bien, si les lignes eussent été divisées par mots, en essayant chaque mot l'un après l'autre,—j'entends les mots composés de sept lettres comme l'est le nom de Dacosta—, il n'aurait pas été impossible de reconstituer le nombre qui est la clef du document.

—Veuillez m'expliquer comment il faudrait procéder monsieur, demanda Manoel, qui voyait peut-être luire là un dernier espoir.

—Rien n'est plus simple, répondit le juge Jarriquez. Prenons, par exemple, un des mots de la phrase que je viens d'écrire,— mon nom, si vous le voulez. Il est représenté dans le cryptogramme par cette bizarre succession de lettres: ncuvktzgc. Eh bien, en disposant ces lettres sur une colonne verticale, puis, en plaçant en regard les lettres de mon nom, et en remontant de l'une à l'autre dans l'ordre alphabétique, j'aurai la formule suivante:

«Entre _n _et _j _on compte 4 lettres.—c a —2——u r —3——v r —4——k i —2——t q —3——z u —4——g e —2——c z —3—

«Or, comment est composée la colonne des chiffres produits par cette opération très simple? Vous le voyez! des chiffres 423423423, etc., c'est-à-dire du nombre 423 plusieurs fois répété.

Oui! cela est! répondit Manoel.

—Vous comprenez donc que par ce moyen, en remontant dans l'ordre alphabétique de la fausse lettre à la lettre vraie, au lieu de le descendre de la vraie à la fausse, j'ai pu arriver aisément à reconstituer le nombre, et que ce nombre cherché est effectivement 423 que j'avais choisi comme clef de mon cryptogramme!

—Eh bien! monsieur, s'écria Manoel, si, comme cela doit être, le nom de Dacosta se trouve dans ce dernier paragraphe, en prenant successivement chaque lettre de ces lignes pour la première des six lettres qui doivent composer ce nom, nous devons arriver…

—Cela serait possible, en effet, répondit le juge Jarriquez, mais à une condition cependant!

—Laquelle?

—Ce serait que le premier chiffre du nombre vînt précisément tomber sous la première lettre du mot Dacosta, et vous m'accorderez bien que cela n'est aucunement probable!

—En effet! répondit Manoel, qui, devant cette improbabilité, sentait la dernière chance lui échapper.

—Il faudrait donc s'en remettre au hasard seul, reprit le juge Jarriquez qui secoua la tête, et le hasard ne doit pas intervenir dans des recherches de ce genre!

—Mais enfin, reprit Manoel, le hasard ne pourrait-il pas nous livrer ce nombre?

—Ce nombre, s'écria le magistrat, ce nombre! Mais de combien de chiffres se compose-t-il? Est-ce de deux, de trois, de quatre, de neuf, de dix? Est-il fait de chiffres différents, ce nombre, ou de chiffres plusieurs fois répétés? Savez-vous bien, jeune homme, qu'avec les dix chiffres de la numération, en les employant tous, sans répétition aucune, on peut faire trois millions deux cent soixante-huit mille huit cents nombres différents, et que si plusieurs mêmes chiffres s'y trouvaient, ces millions de combinaisons s'accroîtraient encore? Et savez-vous qu'en n'employant qu'une seule des cinq cent vingt-cinq mille six cents minutes dont se compose l'année à essayer chacun de ces nombres, il vous faudrait plus de six ans, et que vous y mettriez plus de trois siècles, si chaque opération exigeait une heure! Non! vous demandez là l'impossible!

—L'impossible, monsieur, répondit Manoel, c'est qu'un juste soit condamné, c'est que Joam Dacosta perde la vie et l'honneur, quand vous avez entre les mains la preuve matérielle de son innocence! Voilà ce qui est impossible!

—Ah! jeune homme, s'écria le juge Jarriquez, qui vous dit, après tout, que ce Torrès n'ait pas menti, qu'il ait réellement eu entre les mains un document écrit par l'auteur du crime, que ce papier soit ce document et qu'il s'applique à Joam Dacosta?

Qui le dit!…» répéta Manoel.

Et sa tête retomba dans ses mains. En effet, rien ne prouvait d'une façon certaine que le document concernât l'affaire de l'arrayal diamantin. Rien même ne disait qu'il ne fût pas vide de tout sens, et qu'il n'eût pas été imaginé par Torrès lui-même, aussi capable de vouloir vendre une pièce fausse qu'une vraie!

«N'importe, monsieur Manoel, reprit le juge Jarriquez en se levant, n'importe! Quelle que soit l'affaire à laquelle se rattache ce document, je ne renonce pas à en découvrir le chiffre! Après tout, cela vaut bien un logogriphe ou un rébus!»

Sur ces mots, Manoel se leva, salua le magistrat, et revint à la jangada, plus désespéré au retour qu'il ne l'était au départ.

CHAPITRE QUATORZIÈME À TOUT HASARD

Cependant, un revirement complet s'était fait dans l'opinion publique au sujet du condamné Joam Dacosta. À la colère avait succédé la commisération. La population ne se portait plus à la prison de Manao pour proférer des cris de mort contre le prisonnier. Au contraire! les plus acharnés à l'accuser d'être l'auteur principal du crime de Tijuco proclamaient maintenant que ce n'était pas lui le coupable et réclamaient sa mise en liberté immédiate: ainsi vont les foules,—d'un excès à l'autre.

Ce revirement se comprenait.

En effet, les événements qui venaient de se produire pendant ces deux derniers jours, duel de Benito et de Torrès, recherche de ce cadavre réapparu dans des circonstances si extraordinaires, trouvaille du document, «indéchiffrabilité», si l'on peut s'exprimer ainsi, des lignes qu'il contenait, assurance où l'on était, où l'on voulait être, que cette notice renfermait la preuve matérielle de la non-culpabilité de Joam Dacosta, puisqu'elle émanait du vrai coupable, tout avait contribué à opérer ce changement dans l'opinion publique. Ce que l'on désirait, ce que l'on demandait impatiemment depuis quarante-huit heures, on le craignait maintenant: c'était l'arrivée des instructions qui devaient être expédiées de Rio de Janeiro.

Cela ne pouvait tarder, cependant.

En effet, Joam Dacosta avait été arrêté le 24 août et interrogé le lendemain. Le rapport du juge était parti le 26. On était au 28. Dans trois ou quatre jours au plus le ministre aurait pris une décision à l'égard du condamné, et il était trop certain que la «justice suivrait son cours!»

Oui! personne ne doutait qu'il n'en fût ainsi! Et, cependant, que la certitude de l'innocence de Joam Dacosta ressortît du document, cela ne faisait question pour personne, ni pour sa famille, ni même pour toute la mobile population de Manao, qui suivait avec passion les phases de cette dramatique affaire.

Mais, au-dehors, aux yeux d'observateurs désintéressés ou indifférents, qui n'étaient pas sous la pression des événements, quelle valeur pouvait avoir ce document, et comment affirmer même qu'il se rapportait à l'attentat de l'arrayal diamantin? Il existait, c'était incontestable. On l'avait trouvé sur le cadavre de Torrès. Rien de plus certain. On pouvait même s'assurer, en le comparant à la lettre de Torrès qui dénonçait Joam Dacosta, que ce document n'avait point été écrit de la main de l'aventurier. Et, cependant, ainsi que l'avait dit le juge Jarriquez, pourquoi ce misérable ne l'aurait-il pas fait fabriquer dans un but de chantage? Et il pouvait d'autant plus en être ainsi que Torrès ne prétendait s'en dessaisir qu'après son mariage avec la fille de Joam Dacosta, c'est-à-dire lorsqu'il ne serait plus possible de revenir sur le fait accompli.

Toutes ces thèses pouvaient donc se soutenir de part et d'autre, et l'on comprend que cette affaire devait passionner au plus haut point. En tout cas, bien certainement, la situation de Joam Dacosta était des plus compromises. Tant que le document ne serait pas déchiffré, c'était comme s'il n'existait pas, et si son secret cryptographique n'était pas miraculeusement deviné ou révélé avant trois jours, avant trois jours l'expiation suprême aurait irréparablement frappé le condamné de Tijuco.

Eh bien, ce miracle, un homme prétendait l'accomplir! Cet homme, c'était le juge Jarriquez, et maintenant il y travaillait plus encore dans l'intérêt de Joam Dacosta que pour la satisfaction de ses facultés analytiques. Oui! un revirement s'était absolument fait dans son esprit. Cet homme qui avait volontairement abandonné sa retraite d'Iquitos, qui était venu, au risque de la vie, demander sa réhabilitation à la justice brésilienne, n'y avait-il pas là une énigme morale qui en valait bien d'autres! Aussi ce document, le magistrat ne l'abandonnerait pas tant qu'il n'en aurait pas découvert le chiffre. Il s'y acharnait donc! Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. Tout son temps se passait à combiner des nombres, à forger une clef pour forcer cette serrure!

À la fin de la première journée, cette idée était arrivée dans le cerveau du juge Jarriquez à l'état d'obsession. Une colère, très peu contenue, bouillonnait en lui et s'y maintenait à l'état permanent. Toute sa maison en tremblait. Ses domestiques, noirs ou blancs, n'osaient plus l'aborder. Il était garçon, heureusement, sans quoi madame Jarriquez aurait eu quelques vilaines heures à passer. Jamais problème n'avait passionné à ce point cet original, et il était bien résolu à en poursuivre la solution, tant que sa tête n'éclaterait pas, comme une chaudière trop chauffée, sous la tension des vapeurs.

Il était parfaitement acquis maintenant à l'esprit du digne magistrat que la clef du document était un nombre, composé de deux ou plusieurs chiffres, mais que ce nombre, toute déduction semblait être impuissante à le faire connaître.

Ce fut cependant ce qu'entreprit, avec une véritable rage, le juge Jarriquez, et c'est à ce travail surhumain que, pendant cette journée du 28 août, il appliqua toutes ses facultés.

Chercher ce nombre au hasard, c'était, il l'avait dit, vouloir se perdre dans des millions de combinaisons, qui auraient absorbé plus que la vie d'un calculateur de premier ordre. Mais, si l'on ne devait aucunement compter sur le hasard, était-il donc impossible de procéder par le raisonnement? Non, sans doute, et c'est à «raisonner jusqu'à la déraison», que le juge Jarriquez se donna tout entier, après avoir vainement cherché le repos dans quelques heures de sommeil.

Qui eût pu pénétrer jusqu'à lui en ce moment, après avoir bravé les défenses formelles qui devaient protéger sa solitude, l'aurait trouvé, comme la veille, dans son cabinet de travail, devant son bureau, ayant sous les yeux le document, dont les milliers de lettres embrouillées lui semblaient voltiger autour de sa tête.

«Ah! s'écriait-il, pourquoi ce misérable qui l'a écrit, quel qu'il soit, n'a-t-il pas séparé les mots de ce paragraphe! On pourrait… on essayerait… Mais non! Et cependant, s'il est réellement question dans ce document de cette affaire d'assassinat et de vol, il n'est pas possible que certains mots ne s'y trouvent, des mots tels qu'arrayal, diamants, Tijuco, Dacosta, d'autres, que sais-je! et en les mettant en face de leurs équivalents cryptologiques, on pourrait arriver à reconstituer le nombre! Mais rien! Pas une seule séparation! Un mot, rien qu'un seul!… Un mot de deux cent soixante-seize lettres!… Ah! soit-il deux cent soixante-seize fois maudit, le gueux qui a si malencontreusement compliqué son système! Rien que pour cela, il mériterait deux cent soixante-seize mille fois la potence!»

Et un violent coup de poing, porté sur le document, vint accentuer ce peu charitable souhait.

«Mais enfin, reprit le magistrat, s'il m'est interdit d'aller chercher un de ces mots dans tout le corps du document, ne puis-je, à tout le moins, essayer de le découvrir soit au commencement soit à la fin de chaque paragraphe? Peut-être y a-t-il là une chance qu'il ne faut pas négliger?»

Et s'emportant sur cette voie de déduction, le juge Jarriquez essaya successivement si les lettres qui commençaient ou finissaient les divers alinéas du document pouvaient correspondre à celles qui formaient le mot le plus important, celui qui devait nécessairement se trouver quelque part,—le mot Dacosta.

Il n'en était rien.

En effet, pour ne parler que du dernier alinéa et des sept lettres par lesquelles il débutait, la formule fut:

P = D

h = a

y = c

j = o

s = s

l = t

y = a

Or, dès la première lettre, le juge Jarriquez fut arrêté dans ses calculs, puisque l'écart entre p et d dans l'ordre alphabétique donnait non pas un chiffre, mais deux, soit 12, et que, dans ces sortes de cryptogrammes, une lettre ne peut évidemment être modifiée que par un seul.

Il en était de même pour les sept dernières lettres du paragraphe p s u vjh b, dont la série commençait également par un p, qui ne pouvait en aucun cas représenter le d de Dacosta, puisqu'il en était séparé également par douze lettres.

Donc, ce nom ne figurait pas à cette place.

Même observation pour les mots arrayal et Tijuco, qui furent successivement essayés, et dont la construction ne correspondait pas davantage à la série des lettres cryptographiques.

Après ce travail, le juge Jarriquez, la tête brisée, se leva, arpenta son cabinet, prit l'air à la fenêtre, poussa une sorte de rugissement dont le bruit fit partir toute une volée d'oiseaux-mouches qui bourdonnaient dans le feuillage d'un mimosa, et il revint au document.

Il le prit, il le tourna et le retourna.

«Le coquin! le gueux! grommelait le juge Jarriquez. Il finira par me rendre fou! Mais, halte-là! Du calme! Ne perdons pas l'esprit! Ce n'est pas le moment!»

Puis, après avoir été se rafraîchir la tête dans une bonne ablution d'eau froide:

«Essayons autre chose, dit-il, et, puisque je ne puis déduire un nombre de l'arrangement de ces damnées lettres, voyons quel nombre a bien pu choisir l'auteur de ce document, en admettant qu'il soit aussi l'auteur du crime de Tijuco!»

C'était une autre méthode de déductions, dans laquelle le magistrat allait se jeter, et peut-être avait-il raison, car cette méthode ne manquait pas d'une certaine logique.

«Et d'abord, dit-il, essayons un millésime! Pourquoi ce malfaiteur n'aurait-il pas choisi le millésime de l'année qui a vu naître Joam Dacosta, cet innocent qu'il laissait condamner à sa place,— ne fût ce que pour ne pas oublier ce nombre si important pour lui? Or, Joam Dacosta est né en 1804. Voyons ce que donne 1804, pris comme nombre cryptologique!»

Et le juge Jarriquez, écrivant les premières lettres du paragraphe, et les surmontant du nombre 1804, qu'il répéta trois fois, obtint cette nouvelle formule:

1804 1804 1804

phyj slyd dqfd

Puis, en remontant dans l'ordre alphabétique d'autant de lettres que comportait la valeur du chiffre, il obtint la série suivante:

o.yf rdy. _cif. _ce qui ne signifiait rien! Et encore lui manquait-il trois lettres qu'il avait dû remplacer par des points, parce que les chiffres 8, 4 et 4, qui commandaient les trois lettres h, d et d, ne donnaient pas de lettres correspondantes en remontant la série alphabétique.

«Ce n'est pas encore cela! s'écria le juge Jarriquez. Essayons d'un autre nombre!»

Et il se demanda si, à défaut de ce premier millésime, l'auteur du document n'aurait pas plutôt choisi le millésime de l'année dans laquelle le crime avait été commis.

Or, c'était en 1826. Donc, procédant comme dessus, il obtint la formule:

1826 1826 1826

Phyj slyd dqfd

ce qui lui donna:

o.vd rdv. cid.

Même série insignifiante, ne présentant aucun sens, plusieurs lettres manquant toujours comme dans la formule précédente, et pour des raisons semblables.

«Damné nombre! s'écria le magistrat. Il faut encore renoncer à celui-ci! À un autre! Ce gueux aurait-il donc choisi le nombre de contos représentant le produit du vol?» Or, la valeur des diamants volés avait été estimée à la somme de huit cent trente-quatre contos[15].

La formule fut donc ainsi établie:

834 834 834 834

phy jsl ydd qfd

ce qui donna ce résultat aussi peu satisfaisant que les autres:

het bph pa. ic.

«Au diable le document et celui qui l'imagina! s'écria le juge Jarriquez en rejetant le papier, qui s'envola à l'autre bout de la chambre. Un saint y perdrait la patience et se ferait damner!»

Mais, ce moment de colère passé, le magistrat, qui ne voulait point en avoir le démenti, reprit le document. Ce qu'il avait fait pour les premières lettres des divers paragraphes, il le refit pour les dernières,—inutilement. Puis, tout ce que lui fournit son imagination surexcitée, il le tenta. Successivement furent essayés les nombres qui représentaient l'âge de Joam Dacosta, que devait bien connaître l'auteur du crime, la date de l'arrestation, la date de la condamnation prononcée par la cour d'assises de Villa-Rica, la date fixée pour l'exécution, etc., etc., jusqu'au nombre même des victimes de l'attentat de Tijuco! Rien! toujours rien!

Le juge Jarriquez était dans un état d'exaspération qui pouvait réellement faire craindre pour l'équilibre de ses facultés mentales. Il se démenait, il se débattait, il luttait comme s'il eût tenu un adversaire corps à corps! Puis tout à coup:

«Au hasard, s'écria-t-il, et que le ciel me seconde, puisque la logique est impuissante!»

Sa main saisit le cordon d'une sonnette pendue près de sa table de travail. Le timbre résonna violemment, et le magistrat s'avança jusqu'à la porte qu'il ouvrit:

«Bobo!» cria-t-il.

Quelques instants se passèrent.

Bobo, un noir affranchi qui était le domestique privilégié du juge Jarriquez, ne paraissait pas. Il était évident que Bobo n'osait pas entrer dans la chambre de son maître.

Nouveau coup de sonnette! Nouvel appel de Bobo qui, dans son intérêt, croyait devoir faire le sourd en cette occasion!

Enfin, troisième coup de sonnette, qui démonta l'appareil et brisa le cordon. Cette fois, Bobo parut.

«Que me veut mon maître? demanda Bobo en se tenant prudemment sur le seuil de la porte.

Avance, sans prononcer un seul mot!» répondit le magistrat, dont le regard enflammé fit trembler le noir. Bobo avança.

«Bobo, dit le juge Jarriquez, fais bien attention à la demande que je vais te poser, et réponds immédiatement, sans prendre même le temps de réfléchir, ou je…»

Bobo, interloqué, les yeux fixes, la bouche ouverte, assembla ses pieds dans la position du soldat sans armes et attendit.

«Y es-tu? lui demanda son maître.

J'y suis.

—Attention! Dis-moi, sans chercher, entends-tu bien, le premier nombre qui te passera par la tête!

—Soixante-seize mille deux cent vingt-trois», répondit Bobo tout d'une haleine. Bobo, sans doute, avait pensé complaire à son maître en lui répondant par un nombre aussi élevé.

Le juge Jarriquez avait couru à sa table, et, le crayon à la main, il avait établi sa formule sur le nombre indiqué par Bobo,— lequel Bobo n'était que l'interprète du hasard en cette circonstance.

On le comprend, il eût été par trop invraisemblable que ce nombre, 76223 eût été précisément celui qui servait de clef au document.

Il ne produisit donc d'autre résultat que d'amener à la bouche du juge Jarriquez un juron tellement accentué que Bobo s'empressa de détaler au plus vite.

CHAPITRE QUINZIÈME DERNIERS EFFORTS

Cependant le magistrat n'avait pas été seul à se consumer en stériles efforts. Benito, Manoel, Minha s'étaient réunis dans un travail commun pour tenter d'arracher au document ce secret, duquel dépendaient la vie et l'honneur de leur père. De son côté, Fragoso, aidé par Lina, n'avait pas voulu être en reste; mais toute leur ingéniosité n'y avait pas réussi et le nombre leur échappait toujours!

«Trouvez donc, Fragoso! lui répétait sans cesse la jeune mulâtresse, trouvez donc!

Je trouverai!» répondait Fragoso.

Et il ne trouvait pas! Il faut dire ici cependant, que Fragoso avait l'idée de mettre à exécution certain projet dont il ne voulait pas parler, même à Lina, projet qui était aussi passé dans son cerveau à l'état d'obsession: c'était d'aller à la recherche de cette milice à laquelle avait appartenu l'ex-capitaine des bois, et de découvrir quel avait pu être cet auteur du document chiffré, qui s'était avoué coupable de l'attentat de Tijuco. Or, la partie de la province des Amazones dans laquelle opérait cette milice, l'endroit même où Fragoso l'avait rencontrée quelques années auparavant, la circonscription à laquelle elle appartenait, n'étaient pas très éloignés de Manao. Il suffisait de descendre le fleuve pendant une cinquantaine de milles, vers l'embouchure de la Madeira, affluent de sa rive droite, et là, sans doute, se rencontrerait le chef de ces «capitaës do mato», qui avait compté Torrès parmi ses compagnons. En deux jours, en trois jours au plus, Fragoso pouvait s'être mis en rapport avec les anciens camarades de l'aventurier.

«Oui, sans doute, je puis faire cela, se répétait-il, mais après? Que résultera-t-il de ma démarche, en admettant qu'elle réussisse? Quand nous aurons la certitude qu'un des compagnons de Torrès est mort récemment, cela prouvera-t-il qu'il est l'auteur du crime? Cela démontrera-t-il qu'il a remis à Torrès un document dans lequel il avoue son crime et en décharge Joam Dacosta? Cela donnera-t-il en fin la clef du document? Non! Deux hommes seuls en connaissaient le chiffre! Le coupable et Torrès! Et ces deux hommes ne sont plus!»

Ainsi raisonnait Fragoso. Il était trop évident que sa démarche ne pourrait aboutir à rien. Et pourtant cette pensée, c'était plus fort que lui. Une puissance irrésistible le poussait à partir, bien qu'il ne fût pas même assuré de retrouver la milice de la Madeira! En effet, elle pouvait être en chasse, dans quelque autre partie de la province, et alors, pour la rejoindre, il faudrait plus de temps à Fragoso que celui dont il pouvait disposer! Puis, enfin, pour arriver à quoi, à quel résultat?

Il n'en est pas moins vrai que, le lendemain 29 août, avant le lever du soleil, Fragoso, sans prévenir personne, quittait furtivement la jangada, arrivait à Manao et s'embarquait sur une de ces nombreuses égariteas qui descendent journellement l'Amazone.

Et lorsqu'on ne le revit plus à bord, quand il ne reparut pas de toute cette journée, ce fut un étonnement. Personne, pas même la jeune mulâtresse, ne pouvait s'expliquer l'absence de ce serviteur si dévoué dans des circonstances aussi graves!

Quelques-uns purent même se demander, non sans quelque raison, si le pauvre garçon, désespéré d'avoir personnellement contribué, lorsqu'il le rencontra à la frontière, à attirer Torrès sur la jangada, ne s'était pas abandonné à quelque parti extrême!

Mais, si Fragoso pouvait s'adresser un pareil reproche, que devait donc se dire Benito? Une première fois, à Iquitos, il avait engagé Torrès à visiter la fazenda. Une deuxième fois, à Tabatinga, il l'avait conduit à bord de la jangada pour y prendre passage. Une troisième fois, en le provoquant, en le tuant, il avait anéanti le seul témoin dont le témoignage pût intervenir en faveur du condamné! Et alors Benito s'accusait de tout, de l'arrestation de son père, des terribles éventualités qui en seraient la conséquence!

En effet, si Torrès eût encore vécu, Benito ne pouvait-il se dire que, d'une façon ou d'une autre, par commisération ou par intérêt, l'aventurier eût fini par livrer le document?

Fragoso quittait furtivement la jangada.

À force d'argent, Torrès, que rien ne pouvait compromettre, ne se serait-il pas décidé à parler? La preuve tant cherchée n'aurait-elle pas été enfin mise sous les yeux des magistrats? Oui! sans doute!… Et le seul homme qui eût pu fournir ce témoignage, cet homme était mort de la main de Benito!

Voilà ce que le malheureux jeune homme répétait à sa mère, à Manoel, à lui-même! Voilà quelles étaient les cruelles responsabilités dont sa conscience lui imposait la charge!

Cependant, entre son mari, près duquel elle passait toutes les heures qui lui étaient accordées, et son fils en proie à un désespoir qui faisait trembler pour sa raison, la courageuse Yaquita ne perdait rien de son énergie morale.

On retrouvait en elle la vaillante fille de Magalhaës, la digne compagne du fazender d'Iquitos.

L'attitude de Joam Dacosta, d'ailleurs, était faite pour la soutenir dans cette épreuve. Cet homme de coeur, ce puritain rigide, cet austère travailleur, dont toute la vie n'avait été qu'une lutte, en était encore à montrer un instant de faiblesse.

Le coup le plus terrible qui l'eût frappé sans l'abattre avait été la mort du juge Ribeiro, dans l'esprit duquel son innocence ne laissait pas un doute. N'était-ce pas avec l'aide de son ancien défenseur qu'il avait eu l'espoir de lutter pour sa réhabilitation? L'intervention de Torrès dans toute cette affaire, il ne la regardait que comme secondaire pour lui. Et d'ailleurs ce document, il n'en connaissait pas l'existence, lorsqu'il s'était décidé à quitter Iquitos pour venir se remettre à la justice de son pays. Il n'apportait pour tout bagage que des preuves morales. Qu'une preuve matérielle se fût inopinément produite au cours de l'affaire, avant ou après son arrestation, il n'était certainement pas homme à la dédaigner; mais si, par suite de circonstances regrettables, cette preuve avait disparu, il se retrouvait dans la situation où il était en passant la frontière du Brésil, cette situation d'un homme qui venait dire: «Voilà mon passé, voilà mon présent, voilà toute une honnête existence de travail et de dévouement que je vous apporte! Vous avez rendu un premier jugement inique! Après vingt-trois ans d'exil, je viens me livrer! Me voici! Jugez-moi!»

La mort de Torrès, l'impossibilité de lire le document retrouvé sur lui, n'avaient donc pu produire sur Joam Dacosta une impression aussi vive que sur ses enfants, ses amis, ses serviteurs, sur tous ceux qui s'intéressaient à lui.

«J'ai foi dans mon innocence, répétait-il à Yaquita, comme j'ai foi en Dieu! S'il trouve que ma vie est encore utile aux miens et qu'il faille un miracle pour la sauver, il le fera, ce miracle, sinon je mourrai! Lui seul, il est le juge!»

Cependant l'émotion s'accentuait dans la ville de Manao avec le temps qui s'écoulait. Cette affaire était commentée avec une passion sans égale. Au milieu de cet entraînement de l'opinion publique que provoque tout ce qui est mystérieux, le document faisait l'unique objet des conversations. Personne, à la fin de ce quatrième jour, ne doutait plus qu'il ne renfermât la justification du condamné.

Il faut dire, d'ailleurs, que chacun avait été mis à même d'en déchiffrer l'incompréhensible contenu. En effet, le Diario d'o Grand Para l'avait reproduit en fac-similé. Des exemplaires autographiés venaient d'être répandus en grand nombre, et cela sur les instances de Manoel, qui ne voulait rien négliger de ce qui pourrait amener la pénétration de ce mystère, même le hasard, ce «nom de guerre», a-t-on dit, que prend quelquefois la Providence.

En outre, une récompense montant à la somme de cent contos[16] fut promise à quiconque découvrirait le chiffre vainement cherché, et permettrait de lire le document. C'était là une fortune. Aussi que de gens de toutes classes perdirent le boire, le manger, le sommeil, à s'acharner sur l'inintelligible cryptogramme.

Jusqu'alors, cependant, tout cela avait été inutile, et il est probable que les plus ingénieux analystes du monde y auraient vainement consumé leurs veilles.

Le public avait été avisé, d'ailleurs, que toute solution devait être adressée sans retard au juge Jarriquez, en sa maison de la rue de Dieu-le-Fils; mais, le 29 août, au soir, rien n'était encore arrivé et rien ne devait arriver sans doute!

En vérité, de tous ceux qui se livraient à l'étude de ce casse-tête, le juge Jarriquez était un des plus à plaindre. Par suite d'une association d'idées toute naturelle, lui aussi partageait maintenant l'opinion générale que le document se rapportait à l'affaire de Tijuco, qu'il avait été écrit de la main même du coupable et qu'il déchargeait Joam Dacosta. Aussi ne mettait-il que plus d'ardeur à en chercher la clef. Ce n'était plus uniquement l'art pour l'art qui le guidait, c'était un sentiment de justice, de pitié envers un homme frappé d'une injuste condamnation. S'il est vrai qu'il se fait une dépense d'un certain phosphore organique dans le travail du cerveau humain, on ne saurait dire combien le magistrat en avait dépensé de milligrammes pour échauffer les réseaux de son «sensorium», et, en fin de compte, ne rien trouver, non, rien!

Et cependant le juge Jarriquez ne songeait pas à abandonner sa tâche. S'il ne comptait plus maintenant que sur le hasard, il fallait, il voulait que ce hasard lui vînt en aide! Il cherchait à le provoquer par tous les moyens possibles et impossibles! Chez lui, c'était devenu de la frénésie, de la rage, et, ce qui est pis, de la rage impuissante!

Ce qu'il essaya de nombres différents pendant cette dernière partie de la journée,—nombres toujours pris arbitrairement—, ne saurait se concevoir! Ah! s'il avait eu le temps, il n'aurait pas hésité à se lancer dans les millions de combinaisons que les dix signes de la numération peuvent former! Il y eût consacré sa vie tout entière, au risque de devenir fou avant l'année révolue! Fou! Eh! ne l'était-il pas déjà!

Il eut alors la pensée que le document devait, peut-être, être lu à l'envers. C'est pourquoi, le retournant et l'exposant à la lumière, il le reprit de cette façon.

Rien! Les nombres déjà imaginés et qu'il essaya sous cette nouvelle forme ne donnèrent aucun résultat!

Peut-être fallait-il prendre le document à rebours, et le rétablir en allant de la dernière lettre à la première, ce que son auteur pouvait avoir combiné pour en rendre la lecture plus difficile encore!

Rien! Cette nouvelle combinaison ne fournit qu'une série de lettres complètement énigmatiques!

À huit heures du soir, le juge Jarriquez, la tête entre les mains, brisé, épuisé moralement et physiquement, n'avait plus la force de remuer, de parler, de penser, d'associer une idée à une autre!

Soudain, un bruit se fit entendre en dehors. Presque aussitôt, malgré ses ordres formels, la porte de son cabinet s'ouvrit brusquement.

Benito et Manoel étaient devant lui, Benito, effrayant à voir, Manoel le soutenant, car l'infortuné jeune homme n'avait plus la force de se soutenir lui-même.

Le magistrat s'était vivement relevé.

«Qu'y a-t-il, messieurs, que voulez-vous? demanda-t-il.

—Le chiffre!… le chiffre! … s'écria Benito, fou de douleur.
Le chiffre du document! …

—Le connaissez-vous donc? s'écria le juge Jarriquez.

—Non, monsieur, reprit Manoel. Mais vous?…

—Rien!… rien!

—Rien!» s'écria Benito. Et, au paroxysme du désespoir, tirant une arme de sa ceinture, il voulut s'en frapper la poitrine. Le magistrat et Manoel, se jetant sur lui, parvinrent, non sans peine, à le désarmer.

«Benito, dit le juge Jarriquez d'une voix qu'il voulait rendre calme, puisque votre père ne peut plus maintenant échapper à l'expiation d'un crime qui n'est pas le sien, vous avez mieux à faire qu'à vous tuer!

—Quoi donc?… s'écria Benito.

—Vous avez à tenter de lui sauver la vie!

—Et comment?…

C'est à vous de le deviner, répondit le magistrat, ce n'est pas à moi de vous le dire!

CHAPITRE SEIZIÈME DISPOSITIONS PRISES

Le lendemain, 30 août, Benito et Manoel se concertaient. Ils avaient compris la pensée que le juge n'avait pas voulu formuler en leur présence. Ils cherchaient maintenant les moyens de faire évader le condamné que menaçait le dernier supplice.

Il n'y avait pas autre chose à faire.

En effet, il n'était que trop certain que, pour les autorités de Rio de Janeiro, le document indéchiffré n'offrirait aucune valeur, qu'il serait lettre morte, que le premier jugement qui avait déclaré Joam Dacosta coupable de l'attentat de Tijuco ne serait pas réformé, et que l'ordre d'exécution arriverait inévitablement, puisque, dans l'espèce, aucune commutation de peine n'était possible.

Donc, encore une fois, Joam Dacosta ne devait pas hésiter à se soustraire par la fuite à l'arrêt qui le frappait injustement.

Entre les deux jeunes gens, il fut d'abord convenu que le secret de ce qu'ils allaient faire serait absolument gardé; que ni Yaquita, ni Minha ne seraient mises au courant de leurs tentatives. Ce serait peut-être leur donner un dernier espoir qui ne se réaliserait pas! Qui sait si, par suite de circonstances imprévues, cet essai d'évasion n'échouerait pas misérablement!

La présence de Fragoso eût été précieuse, sans doute, en cette occasion. Ce garçon, avisé et dévoué, serait venu bien utilement en aide aux deux jeunes gens; mais Fragoso n'avait pas reparu. Lina, interrogée à son sujet, n'avait pu dire ce qu'il était devenu, ni pourquoi il avait quitté la jangada, sans même l'en prévenir.

Et certainement, si Fragoso avait pu prévoir que les choses en viendraient à ce point, il n'aurait pas abandonné la famille Dacosta pour tenter une démarche qui ne paraissait pouvoir donner aucun résultat sérieux. Oui! mieux eût valu aider à l'évasion du condamné que de se mettre à la recherche des anciens compagnons de Torrès!

Mais Fragoso n'était pas là, et il fallait forcément se passer de son concours.

Benito et Manoel, dès l'aube, quittèrent donc la jangada et se dirigèrent vers Manao. Ils arrivèrent rapidement à la ville et s'enfoncèrent dans les étroites rues, encore désertes à cette heure. En quelques minutes, tous deux se trouvaient devant la prison, et ils parcouraient en tous sens ces terrains vagues, sur lesquels se dressait l'ancien couvent qui servait de maison d'arrêt.

C'était la disposition des lieux qu'il convenait d'étudier avec le plus grand soin.

Dans un angle du bâtiment s'ouvrait, à vingt-cinq pieds au-dessus du sol, la fenêtre de la cellule dans laquelle Joam Dacosta était enfermé. Cette fenêtre était défendue par une grille de fer en assez mauvais état, qu'il serait facile de desceller ou de scier, si l'on pouvait s'élever à sa hauteur. Les pierres du mur mal jointes, effritées en maints endroits, offraient de nombreuses saillies qui devaient assurer au pied un appui solide, s'il était possible de se hisser au moyen d'une corde. Or, cette corde, en la lançant adroitement, peut-être parviendrait-on à la tourner à l'un des barreaux de la grille, dégagé de son alvéole, qui formait crochet à l'extérieur. Cela fait, un ou deux barreaux étant enlevés de manière à pouvoir livrer passage à un homme, Benito et Manoel n'auraient plus qu'à s'introduire dans la chambre du prisonnier, et l'évasion s'opérerait sans grandes difficultés, au moyen de la corde attachée à l'armature de fer. Pendant la nuit que l'état du ciel devait rendre très obscure, aucune de ces manoeuvres ne serait aperçue, et Joam Dacosta, avant le jour, pourrait être en sûreté.

Durant une heure, Manoel et Benito, allant et venant, de manière à ne pas attirer l'attention, prirent leurs relèvements avec une précision extrême, tant sur la situation de la fenêtre et la disposition de l'armature que sur l'endroit qui serait le mieux choisi pour lancer la corde.

«Cela est convenu ainsi, dit alors Manoel. Mais Joam Dacosta devra-t-il être prévenu?

—Non, Manoel! Ne lui donnons pas plus que nous ne l'avons donné à ma mère le secret d'une tentative qui peut échouer!

—Nous réussirons, Benito! répondit Manoel. Cependant il faut tout prévoir, et au cas où l'attention du gardien-chef de la prison serait attirée au moment de l'évasion…

—Nous aurons tout l'or qu'il faudra pour acheter cet homme! répondit Benito.

—Bien, répondit Manoel. Mais, une fois notre père hors de la prison, il ne peut rester caché ni dans la ville ni sur la jangada. Où devra-t-il chercher refuge?»

C'était la seconde question à résoudre, question très grave, et voici comment elle le fut.

À cent pas de la prison, le terrain vague était traversé par un de ces canaux qui se déversent au-dessous de la ville dans le rio Negro. Ce canal offrait donc une voie facile pour gagner le fleuve, à la condition qu'une pirogue vînt y attendre le fugitif. Du pied de la muraille au canal, il aurait à peine cent pas à parcourir.

Benito et Manoel décidèrent donc que l'une des pirogues de la jangada déborderait vers huit heures du soir sous la conduite du pilote Araujo et de deux robustes pagayeurs. Elle remonterait le rio Negro, s'engagerait dans le canal, se glisserait à travers le terrain vague, et là, cachée sous les hautes herbes des berges, elle se tiendrait pendant toute la nuit à la disposition du prisonnier.

Mais, une fois embarqué, où conviendrait-il que Joam Dacosta cherchât refuge?

Ce fut là l'objet d'une dernière résolution qui fut prise par les deux jeunes gens, après que le pour et le contre de la question eurent été minutieusement pesés.

Retourner à Iquitos, c'était suivre une route difficile, pleine de périls. Ce serait long en tout cas, soit que le fugitif se jetât à travers la campagne, soit qu'il remontât ou descendît le cours de l'Amazone. Ni cheval, ni pirogue ne pouvaient le mettre assez rapidement hors d'atteinte. La fazenda, d'ailleurs, ne lui offrirait plus une retraite sûre. En y rentrant, il ne serait pas le fazender Joam Garral, il serait le condamné Joam Dacosta, toujours sous une menace d'extradition, et il ne devait plus songer à y reprendre sa vie d'autrefois.

S'enfuir par le rio Negro jusque dans le nord de la province, ou même en dehors des possessions brésiliennes, ce plan exigeait plus de temps que celui dont pouvait disposer Joam Dacosta, et son premier soin devait être de se soustraire à des poursuites immédiates.

Redescendre l'Amazone? Mais les postes, les villages, les villes abondaient sur les deux rives du fleuve. Le signalement du condamné serait envoyé à tous les chefs de police. Il courrait donc le risque d'être arrêté, bien avant d'avoir atteint le littoral de l'Atlantique. L'eût-il atteint, où et comment se cacher, en attendant une occasion de s'embarquer pour mettre toute une mer entre la justice et lui?

Ces divers projets examinés, Benito et Manoel reconnurent que ni les uns ni les autres n'étaient praticables. Un seul offrait quelque chance de salut.

C'était celui-ci: au sortir de la prison, s'embarquer dans la pirogue, suivre le canal jusqu'au rio Negro, descendre cet affluent sous la conduite du pilote, atteindre le confluent des deux cours d'eau, puis se laisser aller au courant de l'Amazone en longeant sa rive droite, pendant une soixantaine de milles, naviguant la nuit, faisant halte le jour, et gagner ainsi l'embouchure de la Madeira.

Ce tributaire, qui descend du versant de la Cordillère, grossi d'une centaine de sous-affluents, est une véritable voie fluviale ouverte jusqu'au coeur même de la Bolivie. Une pirogue pouvait donc s'y aventurer, sans laisser aucune trace de son passage, et se réfugier en quelque localité, bourgade on hameau, situé au-delà de la frontière brésilienne.

Là, Joam Dacosta serait relativement en sûreté; là, il pourrait, pendant plusieurs mois, s'il le fallait, attendre une occasion de rallier le littoral du Pacifique et de prendre passage sur un navire en partance dans l'un des ports de la côte. Que ce navire le conduisît dans un des États de l'Amérique du Nord, il était sauvé. Il verrait ensuite s'il lui conviendrait de réaliser toute sa fortune, de s'expatrier définitivement et d'aller chercher au-delà des mers, dans l'ancien monde, une dernière retraite pour y finir cette existence si cruellement et si injustement agitée.

Partout où il irait, sa famille le suivrait sans une hésitation, sans un regret, et, dans sa famille, il fallait comprendre Manoel, qui serait lié à lui par d'indissolubles liens. C'était là une question qui n'avait même plus à être discutée.

«Partons, dit Benito. Il faut que tout soit prêt avant la nuit, et nous n'avons pas un instant à perdre.»

Les deux jeunes gens revinrent à bord en suivant la berge du canal jusqu'au rio Negro. Ils s'assurèrent ainsi que le passage de la pirogue y serait parfaitement libre, qu'aucun obstacle barrage d'écluse on navire en réparation, ne pouvait l'arrêter. Puis, descendant la rive gauche de l'affluent, en évitant les rues déjà fréquentées de la ville, ils arrivèrent au mouillage de la jangada.

Le premier soin de Benito fut de voir sa mère. Il se sentait assez maître de lui-même pour ne rien laisser paraître des inquiétudes qui le dévoraient. Il voulait la rassurer, lui dire que tout espoir n'était pas perdu, que le mystère du document allait être éclairci, qu'en tout cas l'opinion publique était pour Joam Dacosta, et que, devant ce soulèvement qui se faisait en sa faveur, la justice accorderait tout le temps nécessaire, pour que la preuve matérielle de son innocence fût enfin produite.

«Oui! mère, oui! ajouta-t-il, avant demain, sans doute, nous n'aurons plus rien à craindre pour notre père!

Dieu t'entende! mon fils», répondit Yaquita, dont les yeux étaient si interrogateurs, que Benito put à peine en soutenir le regard.

De son côté, et comme par un commun accord, Manoel avait tenté de rassurer Minha, en lui répétant que le juge Jarriquez, convaincu de la non-culpabilité de Joam Dacosta, tenterait de le sauver par tous les moyens en son pouvoir.

«Je veux vous croire, Manoel!» avait répondu la jeune fille, qui ne put retenir ses pleurs.

Et Manoel avait brusquement quitté Minha. Des larmes allaient aussi remplir ses yeux et protester contre ces paroles d'espérance qu'il venait de faire entendre!

D'ailleurs, le moment était venu d'aller faire au prisonnier sa visite quotidienne, et Yaquita, accompagnée de sa fille, se dirigea rapidement vers Manao.

Pendant une heure, les deux jeunes gens s'entretinrent avec le pilote Araujo. Ils lui firent connaître dans tous ses détails le plan qu'ils avaient arrêté, et ils le consultèrent aussi bien au sujet de l'évasion projetée que sur les mesures qu'il conviendrait de prendre ensuite pour assurer la sécurité du fugitif.

Araujo approuva tout. Il se chargea, la nuit venue, sans exciter aucune défiance, de conduire la pirogue à travers le canal, dont il connaissait parfaitement le tracé jusqu'à l'endroit où il devait attendre l'arrivée de Joam Dacosta. Regagner ensuite l'embouchure du rio Negro n'offrirait aucune difficulté, et la pirogue passerait inaperçue au milieu des épaves qui en descendaient incessamment le cours.

Sur la question de suivre l'Amazone jusqu'au confluent de la Madeira, Araujo ne souleva, non plus, aucune objection. C'était aussi son opinion qu'on ne pouvait prendre un meilleur parti. Le cours de la Madeira lui était connu sur un espace de plus de cent milles. Au milieu de ces provinces peu fréquentées, si, par impossible, les poursuites étaient dirigées dans cette direction, on pourrait les déjouer facilement, dût-on s'enfoncer jusqu'au centre de la Bolivie, et, pour peu que Joam Dacosta persistât à vouloir s'expatrier, son embarquement s'opérerait avec moins de danger sur le littoral du Pacifique que sur celui de l'Atlantique.

L'approbation d'Araujo était bien faite pour rassurer les deux jeunes gens. Ils avaient confiance dans le bon sens pratique du pilote, et ce n'était pas sans raison. Quant au dévouement de ce brave homme, à cet égard, pas de doute possible. Il eût certainement risqué sa liberté ou sa vie pour sauver le fazender d'Iquitos.

Araujo s'occupa immédiatement, mais dans le plus grand secret, des préparatifs qui lui incombaient en cette tentative d'évasion. Une forte somme en or lui fut remise par Benito, afin de parer à toutes les éventualités pendant le voyage sur la Madeira. Il fit ensuite préparer la pirogue, en annonçant son intention d'aller à la recherche de Fragoso, qui n'avait pas reparu, et sur le sort duquel tous ses compagnons avaient lieu d'être très inquiets.

Puis, lui-même, il disposa dans l'embarcation des provisions pour plusieurs jours, et, en outre, les cordes et outils que les deux jeunes gens y devaient venir prendre, lorsqu'elle serait arrivée à l'extrémité du canal, à l'heure et à l'endroit convenus.

Ces préparatifs n'éveillèrent pas autrement l'attention du personnel de la jangada. Les deux robustes noirs que le pilote choisit pour pagayeurs ne furent même pas mis dans le secret de la tentative. Cependant on pouvait absolument compter sur eux. Lorsqu'ils apprendraient à quelle oeuvre de salut ils allaient coopérer, lorsque Joam Dacosta, libre enfin, serait confié à leurs soins, Araujo savait bien qu'ils étaient gens à tout oser, même à risquer leur vie pour sauver la vie de leur maître.

Dans l'après-midi, tout était prêt pour le départ. Il n'y avait plus qu'à attendre la nuit.

Mais, avant d'agir, Manoel voulut revoir une dernière fois le juge Jarriquez. Peut-être le magistrat aurait-il quelque chose de nouveau à lui apprendre sur le document.

Benito, lui, préféra rester Sur la jangada, afin d'y attendre le retour de sa mère et de sa soeur.

Manoel se rendit donc seul à la maison du juge Jarriquez, et il fut reçu immédiatement.

Le magistrat, dans ce cabinet qu'il ne quittait plus, était toujours en proie à la même surexcitation. Le document, froissé par ses doigts impatients, était toujours là, sur sa table, sous ses yeux.

«Monsieur, lui dit Manoel, dont la voix tremblait en formulant cette question, avez-vous reçu de Rio de Janeiro?…

—Non… répondit le juge Jarriquez, l'ordre n'est pas arrivé… mais d'un moment à l'autre!…

—Et le document?

—Rien! s'écria le juge Jarriquez. Tout ce que mon imagination a pu me suggérer… je l'ai essayé… et rien!

—Rien!

—Si, cependant! j'y ai clairement vu un mot dans ce document… un seul!…

—Et ce mot? s'écria Manoel. Monsieur… quel est ce mot?

—Fuir!»

Manoel, sans répondre, pressa la main que lui tendait le juge Jarriquez, et revint à la jangada pour y attendre le moment d'agir.

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME LA DERNIÈRE NUIT

La visite de Yaquita, accompagnée de sa fille, avait été ce qu'elle était toujours, pendant ces quelques heures que les deux époux passaient chaque jour l'un près de l'autre. En présence de ces deux êtres si tendrement aimés, le coeur de Joam Dacosta avait peine à ne pas déborder. Mais le mari, le père, se contenait. C'était lui qui relevait ces deux pauvres femmes, qui leur rendait un peu de cet espoir, dont il lui restait cependant si peu. Toutes deux arrivaient avec l'intention de ranimer le moral du prisonnier. Hélas! plus que lui, elles avaient besoin d'être soutenues; mais, en le voyant si ferme, la tête si haute au milieu de tant d'épreuves, elles se reprenaient à espérer.

Ce jour-là encore, Joam leur avait fait entendre d'encourageantes paroles. Cette indomptable énergie, il la puisait non seulement dans le sentiment de son innocence, mais aussi dans la foi en ce Dieu qui a mis une part de sa justice au coeur des hommes. Non! Joam Dacosta ne pouvait être frappé pour le crime de Tijuco!

Presque jamais, d'ailleurs, il ne parlait du document. Qu'il fût apocryphe ou non, qu'il fût de la main de Torrès ou écrit par l'auteur réel de l'attentat, qu'il contînt ou ne contînt pas la justification tant cherchée, ce n'était pas sur cette douteuse hypothèse que Joam Dacosta prétendait s'appuyer. Non! il se regardait comme le meilleur argument de sa cause, et c'était à toute sa vie de travail et d'honnêteté qu'il avait voulu donner la tâche de plaider pour lui!

Ce soir-là donc, la mère et la fille, relevées par ces viriles paroles qui les pénétraient jusqu'au plus profond de leur être, s'étaient retirées plus confiantes qu'elles ne l'avaient été depuis l'arrestation. Le prisonnier les avait une dernière fois pressées sur son coeur avec un redoublement de tendresse. Il semblait qu'il eût ce pressentiment que le dénouement de cette affaire, quel qu'il fût, était prochain.

Joam Dacosta, demeuré seul, resta longtemps immobile. Ses bras reposaient sur une petite table et soutenaient sa tête.

Que se passait-il en lui? Était-il arrivé à cette conviction que la justice humaine, après avoir failli une première fois, prononcerait enfin son acquittement?

Oui! il espérait encore! Avec le rapport du juge Jarriquez établissant son identité, il savait que ce mémoire justificatif, qu'il avait écrit avec tant de conviction, devait être à Rio de Janeiro, entre les mains du chef suprême de la justice.

On le sait, ce mémoire, c'était l'histoire de sa vie depuis son entrée dans les bureaux de l'arrayal diamantin jusqu'au moment où la jangada s'était arrêtée aux portes de Manao.

Joam Dacosta repassait alors en son esprit toute son existence. Il revivait dans son passé, depuis l'époque à laquelle, orphelin, il était arrivé à Tijuco. Là, par son zèle, il s'était élevé dans la hiérarchie des bureaux du gouverneur général, où il avait été admis bien jeune encore. L'avenir lui souriait; il devait arriver à quelque haute position!… Puis, tout à coup, cette catastrophe: le pillage du convoi de diamants, le massacre des soldats de l'escorte, les soupçons se portant sur lui, comme sur le seul employé qui eût pu divulguer le secret du départ, son arrestation, sa comparution devant le jury, sa condamnation, malgré tous les efforts de son avocat, les dernières heures écoulées dans la cellule des condamnés à mort de la prison de Villa-Rica, son évasion accomplie dans des conditions qui dénotaient un courage surhumain, sa fuite à travers les provinces du Nord, son arrivée à la frontière péruvienne, puis l'accueil qu'avait fait au fugitif, dénué de ressources et mourant de faim, l'hospitalier fazender Magalhaës!

Le prisonnier revoyait tous ces événements, qui avaient si brutalement brisé sa vie! Et alors, abstrait dans ses pensées, perdu dans ses souvenirs, il n'entendait pas un bruit particulier qui se produisait sur le mur extérieur du vieux couvent, ni les secousses d'une corde accrochée aux barreaux de sa fenêtre, ni le grincement de l'acier mordant le fer, qui eussent attiré l'attention d'un homme moins absorbé.

Non, Joam Dacosta continuait à revivre au milieu des années de sa jeunesse, après son arrivée dans la province péruvienne. Il se revoyait à la fazenda, le commis, puis l'associé du vieux Portugais, travaillant à la prospérité de l'établissement d'Iquitos.

Ah! pourquoi, dès le début, n'avait-il pas tout dit à son bienfaiteur! Celui-là n'aurait pas douté de lui! C'était la seule faute qu'il eût à se reprocher! Pourquoi n'avait-il pas avoué ni d'où il venait, ni qui il était,—surtout au moment où Magalhaës avait mis dans sa main la main de sa fille, qui n'eût jamais voulu voir en lui l'auteur de cet épouvantable crime!

En ce moment, le bruit, à l'extérieur, fut assez fort pour attirer l'attention du prisonnier.

Joam Dacosta releva un instant la tête. Ses yeux se dirigèrent vers la fenêtre, mais avec ce regard vague qui est comme inconscient, et, un instant après, son front retomba dans ses mains. Sa pensée l'avait encore ramené à Iquitos.

Là, le vieux fazender était mourant. Avant de mourir, il voulait que l'avenir de sa fille fût assuré, que son associé fût l'unique maître de cet établissement, devenu si prospère sous sa direction. Joam Dacosta devait-il parler alors?… Peut-être!… Il ne l'osa pas!… Il revit cet heureux passé près de Yaquita, la naissance de ses enfants, tout le bonheur de cette existence que troublaient seuls les souvenirs de Tijuco et les remords de n'avoir pas avoué son terrible secret!

L'enchaînement de ces faits se reproduisait ainsi dans le cerveau de Joam Dacosta avec une netteté, une vivacité surprenantes.

Il se retrouvait, maintenant, au moment où le mariage de sa fille Minha avec Manoel allait être décidé! Pouvait-il laisser s'accomplir cette union sous un faux nom, sans faire connaître à ce jeune homme les mystères de sa vie? Non!

Aussi s'était-il résolu, sur l'avis du juge Ribeiro, à venir réclamer la révision de son procès, à provoquer la réhabilitation qui lui était due. Il était parti avec tous les siens, et alors venait l'intervention de Torrès, l'odieux marché proposé par ce misérable, le refus indigné du père de livrer sa fille pour sauver son honneur et sa vie, puis la dénonciation, puis l'arrestation!…

En ce moment, la fenêtre, violemment repoussée du dehors, s'ouvrit brusquement.

Joam Dacosta se redressa; les souvenirs de son passé s'évanouirent comme une ombre.

Benito avait sauté dans la chambre, il était devant son père, et, un instant après, Manoel, franchissant la baie qui avait été dégagée de ses barreaux, apparaissait près de lui.

Joam Dacosta allait jeter un cri de surprise; Benito ne lui en laissa pas le temps.

«Mon père, dit-il, voici cette fenêtre dont la grille est brisée!… Une corde pend jusqu'au sol!… Une pirogue attend dans le canal, à cent pas d'ici!… Araujo est là pour la conduire loin de Manao, sur l'autre rive de l'Amazone, où vos traces ne pourront être retrouvées!… Mon père, il faut fuir à l'instant!… Le juge lui-même nous en a donné le conseil!

—Il le faut! ajouta Manoel.

—Fuir! moi!… Fuir une seconde fois!… Fuir encore!…

Et, les bras croisés, la tête haute, Joam Dacosta recula lentement jusqu'au fond de la chambre.

«Jamais!» dit-il d'une voix si ferme que Benito et Manoel restèrent interdits.

Les deux jeunes gens ne s'attendaient pas à cette résistance. Jamais ils n'auraient pu penser que les obstacles à cette évasion viendraient du prisonnier lui-même.

Benito s'avança vers son père, et, le regardant bien en face, il lui prit les deux mains, non pour l'entraîner, mais pour qu'il l'entendît et se laissât convaincre.

«Jamais, avez-vous dit, mon père?

Jamais.

—Mon père, dit alors Manoel,—moi aussi j'ai le droit de vous donner ce nom—, mon père, écoutez-nous! Si nous vous disons qu'il faut fuir sans perdre un seul instant, c'est que, si vous restiez, vous seriez coupable envers les autres, envers vous-même!

—Rester, reprit Benito, c'est attendre la mort, mon père! L'ordre d'exécution peut arriver d'un moment à l'autre! Si vous croyez que la justice des hommes reviendra sur un jugement inique, si vous pensez qu'elle réhabilitera celui qu'elle a condamné il y a vingt ans, vous vous trompez! Il n'y a plus d'espoir! Il faut fuir!… Fuyez!»

Par un mouvement irrésistible, Benito avait saisi son père, et il l'entraîna vers la fenêtre.

Joam Dacosta se dégagea de l'étreinte de son fils, et recula une seconde fois.

«Fuir! répondit-il, du ton d'un homme dont la résolution est inébranlable, mais c'est me déshonorer et vous déshonorer avec moi! Ce serait comme un aveu de ma culpabilité! Puisque je suis librement venu me remettre à la disposition des juges de mon pays, je dois attendre leur décision, quelle qu'elle soit, et je l'attendrai!

—Mais les présomptions sur lesquelles vous vous appuyez ne peuvent suffire, reprit Manoel, et la preuve matérielle de votre innocence nous manque jusqu'ici! Si nous vous répétons qu'il faut fuir, c'est que le juge Jarriquez lui-même nous l'a dit! Vous n'avez plus maintenant que cette chance d'échapper à la mort!

—Je mourrai donc! répondit Joam Dacosta d'une voix, calme. Je mourrai en protestant contre le jugement qui me condamne! Une première fois, quelques heures avant l'exécution, j'ai fui! Oui! j'étais jeune alors, j'avais toute une vie devant moi pour combattre l'injustice des hommes! Mais me sauver maintenant, recommencer cette misérable existence d'un coupable qui se cache sous un faux nom, dont tous les efforts sont employés à dépister les poursuites de la police; reprendre cette vie d'anxiété que j'ai menée depuis vingt-trois ans, en vous obligeant à la partager avec moi; attendre chaque jour une dénonciation qui arriverait tôt ou tard, et une demande d'extradition qui viendrait m'atteindre jusqu'en pays étranger! est-ce que ce serait vivre! Non! jamais!

—Mon père, reprit Benito, dont la tête menaçait de s'égarer devant cette obstination, vous fuirez! Je le veux!…» Et il avait saisi Joam Dacosta, et il cherchait, par force, à l'entraîner vers la fenêtre. «Non!… non!…

Vous voulez donc me rendre fou!

Mon fils, s'écria Joam Dacosta, laisse-moi!… Une fois déjà, je me suis échappé de la prison de Villa-Rica, et l'on a dû croire que je fuyais une condamnation justement méritée! Oui! on a dû le croire! Eh bien, pour l'honneur du nom que vous portez, je ne recommencerai pas!»

Benito était tombé aux genoux de son père! Il lui tendait les mains… Il le suppliait…

«Mais cet ordre, mon père, répétait-il, cet ordre peut arriver aujourd'hui… À l'instant… et il contiendra la sentence de mort!

L'ordre serait arrivé, que ma détermination ne changerait pas! Non, mon fils! Joam Dacosta coupable pourrait fuir! Joam Dacosta innocent ne fuira pas!»

La scène qui suivit ces paroles fut déchirante. Benito luttait contre son père. Manoel, éperdu, se tenait près de la fenêtre, prêt à enlever le prisonnier, lorsque la porte de la cellule s'ouvrit.

Sur le seuil apparut le chef de police, accompagné du gardien-chef de la prison et de quelques soldats.

Le chef de police comprit qu'une tentative d'évasion venait d'être faite, mais il comprit aussi à l'attitude du prisonnier que c'était lui qui n'avait pas voulu fuir! Il ne dit rien. La plus profonde pitié se peignit sur sa figure. Sans doute, lui aussi, comme le juge Jarriquez, il aurait voulu que Joam Dacosta se fût échappé de cette prison?

Il était trop tard!

Le chef de police, qui tenait un papier à la main, s'avança vers le prisonnier.

«Avant tout, lui dit Joam Dacosta, laissez-moi vous affirmer, monsieur, qu'il n'a tenu qu'à moi de fuir, mais que je ne l'ai pas voulu!»

Le chef de police baissa un instant la tête; puis d'une voix qu'il essayait en vain de raffermir: «Joam Dacosta, dit-il, l'ordre vient d'arriver à l'instant du chef suprême de la justice de Rio de Janeiro.

Ah! mon père! s'écrièrent Manoel et Benito.

Cet ordre, demanda Joam Dacosta, qui venait de croiser les bras sur sa poitrine, cet ordre porte l'exécution de la sentence?

—Oui!

—Et ce sera?…

—Pour demain!»

Benito s'était jeté sur son père. Il voulait encore une fois l'entraîner hors de cette cellule… Il fallut que des soldats vinssent arracher le prisonnier à cette dernière étreinte.

Puis, sur un signe du chef de police, Benito et Manoel furent emmenés au-dehors. Il fallait mettre un terme à cette lamentable scène, qui avait déjà trop duré.

«Monsieur, dit alors le condamné, demain matin, avant l'heure de l'exécution, pourrai-je passer quelques instants avec le padre Passanha que je vous prie de faire prévenir?

Il sera prévenu.

—Me sera-t-il permis de voir ma famille, d'embrasser une dernière fois ma femme et mes enfants?

—Vous les verrez.

—Je vous remercie, monsieur, répondit Joam Dacosta. Et maintenant, faites garder cette fenêtre! Il ne faut pas qu'on m'arrache d'ici malgré moi!»

Cela dit, le chef de police, après s'être incliné, se retira avec le gardien et les soldats. Le condamné, qui n'avait plus maintenant que quelques heures à vivre, resta seul.

CHAPITRE DIX-HUITIÈME FRAGOSO

Ainsi donc l'ordre était arrivé, et, comme le juge Jarriquez le prévoyait, c'était un ordre qui portait exécution immédiate de la sentence prononcée contre Joam Dacosta. Aucune preuve n'avait pu être produite. La justice devait avoir son cours.

C'était le lendemain même, 31 août, à neuf heures du matin, que le condamné devait périr par le gibet.

La peine de mort, au Brésil, est le plus généralement commuée, à moins qu'il s'agisse de l'appliquer aux noirs; mais, cette fois, elle allait frapper un blanc.

Telles sont les dispositions pénales en matière de crimes relatifs à l'arrayal diamantin, pour lesquels, dans un intérêt public, la loi n'a voulu admettre aucun recours en grâce.

Rien ne pouvait donc plus sauver Joam Dacosta. C'était non seulement la vie, mais l'honneur qu'il allait perdre.

Or, ce 31 août, dès le matin, un homme accourait vers Manao de toute la vitesse de son cheval, et telle avait été la rapidité de sa course, qu'à un demi-mille de la ville la courageuse bête tombait, incapable de se porter plus avant.

Le cavalier n'essaya même pas de relever sa monture. Évidemment il lui avait demandé et il avait obtenu d'elle plus que le possible, et, malgré l'état d'épuisement où il se trouvait lui-même, il s'élança dans la direction de la ville.

Cet homme venait des provinces de l'est en suivant la rive gauche du fleuve. Toutes ses économies avaient été employées à l'achat de ce cheval, qui, plus rapide que ne l'eût été une pirogue obligée de remonter le courant de l'Amazone, venait de le ramener à Manao.

C'était Fragoso.

Un homme accourait vers Manao.

Le courageux garçon avait-il donc réussi dans cette entreprise dont il n'avait parlé à personne? Avait-il retrouvé la milice à laquelle appartenait Torrès? Avait-il découvert quelque secret qui pouvait encore sauver Joam Dacosta?

Il ne savait pas au juste; mais, en tout cas, il avait une extrême hâte de communiquer au juge Jarriquez ce qu'il venait d'apprendre pendant cette courte excursion.

Voici ce qui s'était passé:

Fragoso ne s'était point trompé, lorsqu'il avait reconnu en Torrès un des capitaines de cette milice qui opérait dans les provinces riveraines de la Madeira.

Il partit donc, et, en arrivant à l'embouchure de cet affluent, il apprit que le chef de ces «capitaës do mato» se trouvait alors aux environs.

Fragoso, sans perdre une heure, se mit à sa recherche, et, non sans peine, il parvint à le rejoindre.

Aux questions que Fragoso lui posa, le chef de la milice n'hésita pas à répondre. À propos de la demande très simple qui lui fut faite, il n'avait, d'ailleurs, aucun intérêt à se taire.

Et, en effet les trois seules questions que lui adressa Fragoso furent celles-ci:

«Le capitaine des bois Torrès n'appartenait-il pas, il y a quelques mois, à votre milice?

Oui.

À cette époque, n'avait-il pas pour camarade intime un de vos compagnons qui est mort récemment?

—En effet.

—Et cet homme se nommait?…

—Ortega.»

Voilà tout ce qu'avait appris Fragoso. Ces renseignements étaient-ils de nature à modifier la situation de Joam Dacosta? Ce n'était vraiment pas supposable.

Fragoso, le comprenant bien, insista donc près du chef de la milice pour savoir s'il connaissait cet Ortega, s'il pouvait lui apprendre d'où il venait, et lui donner quelques renseignements sur son passé. Cela ne laissait pas d'avoir une véritable importance, puisque cet Ortega, au dire de Torrès, était le véritable auteur du crime de Tijuco.

Mais, malheureusement, le chef de la milice ne put donner aucun renseignement à cet égard.

Ce qui était certain, c'est que cet Ortega appartenait depuis bien des années à la milice; qu'une étroite camaraderie s'était nouée entre Torrès et lui, qu'on les voyait toujours ensemble, et que Torrès le veillait à son chevet lorsqu'il rendit le dernier soupir.

Voilà tout ce que savait à ce sujet le chef de la milice, et il ne pouvait en dire davantage.

Fragoso dut donc se contenter de ces insignifiants détails, et il repartit aussitôt.

Mais, si le dévoué garçon n'apportait pas la preuve que cet Ortega fût l'auteur du crime de Tijuco, de la démarche qu'il venait de faire il résultait du moins ceci: c'est que Torrès avait dit la vérité, lorsqu'il affirmait qu'un de ses camarades de la milice était mort, et qu'il l'avait assisté à ses derniers moments.

Quant à cette hypothèse qu'Ortega lui eût remis le document en question, elle devenait maintenant très admissible. Rien de plus probable aussi que ce document eût rapport à l'attentat, dont Ortega était réellement l'auteur, et qu'il renfermait l'aveu de sa culpabilité, accompagné de circonstances qui ne permettraient pas de la mettre en doute.

Ainsi donc, si ce document avait pu être lu, si la clef en avait été trouvée, si le chiffre sur lequel reposait son système avait été connu, nul doute que la vérité se fût enfin fait jour!

Mais ce chiffre, Fragoso ne le savait pas! Quelques présomptions de plus, la quasi-certitude que l'aventurier n'avait rien inventé, certaines circonstances tendant à prouver que le secret de cette affaire était renfermé dans le document, voilà tout ce que le brave garçon rapportait de sa visite au chef de cette milice à laquelle avait appartenu Torrès.

Et pourtant, si peu que ce fût, il avait hâte de tout conter au juge Jarriquez. Il savait qu'il n'y avait pas une heure à perdre, et voilà pourquoi, ce matin-là, vers huit heures, il arrivait, brisé de fatigue, à un demi-mille de Manao.

Cette distance qui le séparait encore de la ville, Fragoso la franchit en quelques minutes. Une sorte de pressentiment irrésistible le poussait en avant, et il en était presque arrivé à croire que le salut de Joam Dacosta se trouvait maintenant entre ses mains.

Soudain Fragoso s'arrêta, comme si ses pieds eussent irrésistiblement pris racine dans le sol.

Il se trouvait à l'entrée de la petite place, sur laquelle s'ouvrait une des portes de la ville.

Là, au milieu d'une foule déjà compacte, la dominant d'une vingtaine de pieds, se dressait le poteau du gibet, auquel pendait une corde.

Fragoso sentit ses dernières forces l'abandonner. Il tomba. Ses yeux s'étaient involontairement fermés. Il ne voulait pas voir, et ces mots s'échappèrent de ses lèvres:

«Trop tard! trop tard!…»

Mais, par un effort surhumain, il se releva. Non! il n'était pas trop tard! Le corps de Joam Dacosta ne se balançait pas au bout de cette corde!

«Le juge Jarriquez! le juge Jarriquez!» cria Fragoso.

Et, haletant, éperdu, il se jetait vers la porte de la ville, il remontait la principale rue de Manao, et tombait, à demi mort, sur le seuil de la maison du magistrat.

La porte était fermée. Fragoso eut encore la force de frapper à cette porte.

Un des serviteurs du magistrat vint ouvrir. Son maître ne voulait recevoir personne.

Malgré cette défense, Fragoso, repoussa l'homme qui lui défendait l'entrée de la maison, et d'un bond il s'élança jusqu'au cabinet du juge.

«Je reviens de la province où Torrès a fait son métier de capitaine des bois! s'écria-t-il. Monsieur le juge, Torrès a dit vrai!… Suspendez… suspendez l'exécution!

Vous avez retrouvé cette milice? Oui! Et vous me rapportez le chiffre du document?…»

Fragoso ne répondit pas.

«Alors, laissez-moi! laissez-moi!» s'écria le juge Jarriquez, qui, en proie à un véritable accès de rage, saisit le document pour l'anéantir. Fragoso lui prit les mains et l'arrêta. «La vérité est là! dit-il.

—Je le sais, répondit le juge Jarriquez; mais qu'est-ce qu'une vérité qui ne peut se faire jour!

—Elle apparaîtra!… il le faut!… il le faut!

—Encore une fois, avez-vous le chiffre?…

—Non! répondit Fragoso, mais, je vous le répète, Torrès n'a pas menti!… Un de ses compagnons avec lequel il était étroitement lié est mort, il y a quelques mois, et il n'est pas douteux que cet homme lui ait remis le document qu'il venait vendre à Joam Dacosta!

—Non! répondit le juge Jarriquez, non!… cela n'est pas douteux… pour nous, mais cela n'a pas paru certain pour ceux qui disposent de la vie du condamné!… Laissez-moi!»

Fragoso, repoussé, ne voulait pas quitter la place. À son tour, il se traînait aux pieds du magistrat. «Joam Dacosta est innocent! s'écria-t-il. Vous ne pouvez le laisser mourir! Ce n'est pas lui qui a commis le crime de Tijuco! C'est le compagnon de Torrès, l'auteur du document! C'est Ortega!…»

À ce nom, le juge Jarriquez bondit. Puis, lorsqu'une sorte de calme eut succédé dans son esprit à la tempête qui s'y déchaînait, il retira le document de sa main crispée, il l'étendit sur sa table, il s'assit, et passant la main sur ses yeux:

«Ce nom!… dit-il… Ortega!… Essayons!»

Et le voilà, procédant avec ce nouveau nom, rapporté par Fragoso, comme il avait déjà fait avec les autres noms propres vainement essayés par lui. Après l'avoir disposé au-dessus des six premières lettres du paragraphe, il obtint la formule suivante:

O r t e g a P h y j s l

«Rien! dit-il, cela ne donne rien!»

Et, en effet, l'h placée sur l'r ne pouvait s'exprimer par un chiffre, puisque dans l'ordre alphabétique, cette lettre occupe un rang antérieur à celui de la lettre r.

Le p, l'y, le j, disposés sous les lettres o, t, e, seuls se chiffraient par 1, 4, 5.

Quant à l's et à l'l placés à la fin de ce mot, l'intervalle qui les sépare du g et de l'a étant de douze lettres, impossible de les exprimer par un seul chiffre. Donc, ils ne correspondaient ni au g ni à l'a.

En ce moment, des cris terrifiants s'élevèrent dans la rue, des cris de désespoir.

Fragoso se précipita à l'une des fenêtres qu'il ouvrit, avant que le magistrat n'eût pu l'en empêcher.

La foule encombrait la rue. L'heure était venue à laquelle le condamné allait sortir de la prison, et un reflux de cette foule s'opérait dans la direction de la place où se dressait le gibet.

Le juge Jarriquez, effrayant à voir, tant son regard était fixe, dévorait les lignes du document.

«Les dernières lettres! murmura-t-il. Essayons encore les dernières lettres!»

C'était le suprême espoir.

Et alors, d'une main, dont le tremblement l'empêchait presque d'écrire, il disposa le nom d'Ortega au-dessus des six dernières lettres du paragraphe, ainsi qu'il venait de faire pour les six premières.

Un premier cri lui échappa. Il avait vu, tout d'abord, que ces six dernières lettres étaient inférieures dans l'ordre alphabétique à celles qui composaient le nom d'Ortega, et que, par conséquent, elles pourraient toutes se chiffrer et composer un nombre.

Et, en effet, lorsqu'il eut réduit la formule, en remontant de la lettre inférieure du document à la lettre supérieure du mot, il obtint:

O r t e g a 4 3 2 5 1 3 S u v j h d

Le nombre, ainsi composé, était 432513.

Mais ce nombre était-il enfin celui qui avait présidé à la formation du document? Ne serait-il pas aussi faux que ceux qui avaient été précédemment essayés?

En cet instant, les cris redoublèrent, des cris de pitié qui trahissaient la sympathique émotion de toute cette foule. Quelques minutes encore, c'était tout ce qui restait à vivre au condamné!

Fragoso, fou de douleur, s'élança hors de la chambre!… Il voulait revoir une dernière fois son bienfaiteur, qui allait mourir!… Il voulait se jeter au-devant du funèbre cortège, l'arrêter en criant: «Ne tuez pas ce juste! Ne le tuez pas!…»

Mais déjà le juge Jarriquez avait disposé le nombre obtenu au-dessus des premières lettres du paragraphe, en le répétant autant de fois qu'il était nécessaire, comme suit:

432513432513432513432513

Phyjslyddqfdzxgasgzzqqeh

Puis, reconstituant les lettres vraies en remontant dans l'ordre alphabétique, il lut:

Le véritable auteur du vol de…

Un hurlement de joie lui échappa! Ce nombre, 432513, c'était le nombre tant cherché! Le nom d'Ortega lui avait permis de le refaire! Il tenait enfin la clef du document, qui allait incontestablement démontrer l'innocence de Joam Dacosta, et, sans en lire davantage, il se précipita hors de son cabinet, puis dans la rue, criant:

«Arrêtez! Arrêtez!»

Fendre la foule qui s'ouvrit devant ses pas, courir à la prison, que le condamné quittait à ce moment, pendant que sa femme, ses enfants, s'attachaient à lui avec la violence du désespoir, ce ne fut que l'affaire d'un instant pour le juge Jarriquez.

Arrivé devant Joam Dacosta, il ne pouvait plus parler, mais sa main agitait le document, et, enfin, ce mot s'échappait de ses lèvres:

«Innocent! innocent!»

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