La lutte pour la santé: essai de pathologie générale
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Title: La lutte pour la santé: essai de pathologie générale
Author: Charles Burlureaux
Release date: April 1, 2004 [eBook #12105]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LA LUTTE
POUR LA SANTÉ
DU MÊME AUTEUR
Considérations sur la folie paralytique Paris, J.-B. Baillière, 1874.
Article Épilepsie du Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales (1886).
Pratique de l'antisepsie dans les «maladies» contagieuses (Prix Stansky, de l'Académie de médecine). J.-B Baillière, éditeur (1892).
Traitement de la Tuberculose par la créosote (Couronné par l'Institut, Prix Bréant). 1 vol. in-8°, Rueff, éditeur, 1894.
En préparation:
Psychothérapie et Morale religieuse.
Dr. BURLUREAUX
PROFESSEUR AGRÉGÉ LIBRE DU VAL-DE-GRACE
LA LUTTE POUR LA SANTÉ
ESSAI DE PATHOLOGIE GÉNÉRALE
PARIS
1908
PRÉFACE
La «lutte pour la santé» qui fait le sujet de ce livre n'est pas celle qu'ont entreprise, et que poursuivent avec un succès toujours plus marqué, nombre de ligues et sociétés philanthropiques. Certes, personne n'admire plus que moi l'effort généreux de ces sociétés. Qu'il s'agisse de combattre la mortalité infantile, ou de répandre et de faire appliquer les règles de l'hygiène, ou encore d'enrayer l'extension de ces trois plaies sociales, la tuberculose, l'alcoolisme, et la syphilis, ce sont là des campagnes infiniment bienfaisantes; et je considère comme un honneur d'avoir pu, modestement, prendre ma part de quelques-unes d'entre elles.
Mais à côté de cette grande lutte collective, il y a une autre «lutte pour la santé», tout individuelle, qui se livre tous les jours dans la vie de chacun de nous. Celle-là est une forme de la loi universelle de la lutte pour l'existence. Sans cesse, depuis l'instant où nous naissons, notre organisme tend à maintenir ou à rétablir cet équilibre de ses forces que l'on appelle «la santé»; et sans cesse une foule d'influences, intérieures ou venues du dehors, tendent à détruire cet équilibre, éminemment instable.
Ces influences varient à l'infini, suivant l'âge, le sexe, l'hérédité, les conditions de la vie: mais toutes travaillent, en nous, à la même fin; et l'on peut dire que l'histoire entière de notre vie physique n'est que l'histoire des péripéties de la «lutte» incessante qui se déroule entre elles et la tendance naturelle de l'être à persévérer dans son être. Et si, parmi ces influences hostiles à notre santé, beaucoup ont un caractère fatal et inévitable, s'il y a malheureusement beaucoup de causes de «maladie» contre lesquelles nous sommes désarmés, il y en a aussi un très grand nombre qui peuvent être évitées, ou combattues victorieusement. Toute la médecine, en fait, ne consiste qu'à aider la nature dans sa lutte contre elles.
Mais la médecine est moins une science qu'un art. De la multiplicité des circonstances, de la diversité des esprits, il résulte que chaque médecin, quand il est parvenu à un certain point de sa carrière, s'aperçoit que l'ensemble de ses observations et de ses réflexions l'a amené à se faire une expérience propre, personnelle, des conditions générales de la «lutte pour la santé» et des moyens d'aider l'organisme à la bien conduire. C'est le fruit de mon expérience particulière que j'ai essayé de recueillir et de présenter, dans le livre que voici.
De longues années de pratique médicale m'ont donné l'occasion de voir, sous des aspects très variés, la naissance et l'évolution de la «maladie». J'ai aussi vu à l'oeuvre bien des méthodes de traitement, anciennes et nouvelles. Pénétré, dès le début, de l'importance de la tâche qui m'était confiée, je me suis efforcé de ne subir aucun parti pris d'école ni de doctrine, de ne rien rejeter ni de ne rien admettre sans l'avoir contrôlé, de borner toujours mon ambition à empêcher ou à soulager la souffrance par tous les moyens,—que l'idée de ces moyens me vînt de moi-même ou d'autrui, qu'ils fussent ou non approuvés par les autorités du moment, qu'ils appartinssent à la thérapeutique d'hier ou à celle de demain. Et maintenant, ayant parcouru déjà une grande partie de ma route, il m'a semblé que j'avais le devoir de faire profiter les autres de tout ce que mon expérience, ainsi acquise, pouvait contenir d'intéressant et d'utile pour eux.
C'est dire que ce petit livre s'adresse à tout le monde. Je n'ai pas voulu en faire une thèse scientifique, mais plutôt quelque chose comme ces Conseillers de la Santé que l'on était assuré de trouver, autrefois, au chevet du lit de nos grands-parents. Laissant aux ouvrages spéciaux l'étude des «maladies» accidentelles, de ces chocs extérieurs où notre organisme est sans cesse exposé, je m'en suis tenu aux différentes manifestations de ce que j'appellerai, d'un terme général, la «maladie», en entendant par là cette rupture de l'équilibre normal de nos forces, cette dépréciation plus ou moins complète de notre capital biologique, qui se produit, tôt ou tard, dans l'existence de chaque créature humaine, et s'exprime par une variété infinie de symptômes morbides. J'ai essayé d'indiquer les principales causes qui, aux différents âges, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, risquent de compromettre ou de détruire la santé; et surtout j'ai essayé de montrer, au fur et à mesure, par quels moyens ces causes peuvent être évitées, ou leurs mauvais effets heureusement réparés.
Plusieurs de ces moyens étonneront peut-être le lecteur, accoutumé aux complications savantes de la médecine d'aujourd'hui; et leur simplicité même lui semblera peut-être avoir quelque chose de révolutionnaire. C'est un danger que j'ai prévu, et que, certes, je n'affronte pas de gaîté de coeur. Mais il n'y a pas une ligne de mon livre qui ne dérive, à la fois, d'une expérimentation méthodique et de réflexions patiemment mûries. Si jamais l'on peut être sûr de quelque chose, en une matière aussi variable et aussi délicate, je suis sûr de l'efficacité des avertissements et des conseils qu'on trouvera ici. Puissent-ils seulement être entendus, et porter leur fruit!
Ce livre était déjà sous presse lorsque j'ai reçu l'intéressant ouvrage de mon confrère et ami le Dr. Sigaud sur Les Origines de la «maladie» (1 vol. Maloine, 1906). Je regrette de n'avoir pas pu en citer certaines pages qui s'accordent avec les idées que j'ai moi-même exprimées sur plusieurs points, et, notamment, sur le danger qu'il y a à attacher trop d'importance aux symptômes en pathologie.
LA LUTTE POUR LA SANTÉ
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
LE CAPITAL BIOLOGIQUE
L'hypothèse joue, dans les progrès do toutes les connaissances humaines, un rôle considérable; ce n'est une nouveauté pour personne, mais cette vérité nous a été récemment rappelée, et exposée avec une clarté nouvelle, par le remarquable travail de M. Poincaré, intitulé: La Science et l'Hypothèse. Il y est démontré que ni les mathématiques, ni les sciences physiques ou chimiques, ne pourraient exister si elles n'avaient pour point de départ des hypothèses. «Il y a, dit M. Poincaré, plusieurs sortes d'hypothèses: les unes sont vérifiables, et, une fois confirmées par l'expérience, deviennent des vérités fécondes; les autres, sans pouvoir nous induire en erreur, peuvent nous être utiles en fixant notre pensée; d'autres enfin (comme le postulatum d'Euclide) ne sont des hypothèses qu'en apparence, et se réduisent à des définitions et à des conventions déguisées». Plus encore que les sciences dites exactes, les études biologiques ont besoin du secours de l'hypothèse, car c'est d'elles que l'on peut surtout dire que «nous n'y savons le tout de rien.»
Sans avoir aucunement la prétention de bouleverser les sciences biologiques, mais simplement pour m'aider à fixer ma pensée, je demanderai, à mon tour, qu'on m'accorde une sorte de postulatum, qui nous aidera à nous rendre compte de la plupart des phénomènes de la biologie et de la pathologie.
Voici ce postulatum:
Je supposerai que chaque être, en naissant, reçoit un certain capital d'énergie vitale, de la valeur et de l'emploi duquel dépendront et sa santé, et sa longévité: un capital donnant des intérêts variables suivant chaque individu et suivant chaque période de la vie. J'ajouterai que ce capital peut être, à toute période de la vie, amoindri par une cause accidentelle, et que les intérêts qu'il produit sont également variables aux diverses périodes de la vie.
Or, cette hypothèse étant accordée, l'objet du présent travail sera d'étudier, d'un bout à l'autre de la vie, la meilleure manière de faire valoir ce capital, et de le défendre contre les influences qui ne cessent pas de le menacer. Ces influences sont ce qu'on appelle les «causes morbigènes», et leurs assauts sont ce qu'on appelle les «maladies».
L'homme malade est donc, dans notre hypothèse, celui qui vient de subir une de ces diminutions de son capital biologique: d'où il résulte que, avant d'étudier le malade, et les causes morbigènes, nous devons d'abord envisager le capital initial, et les causes qui en font varier la valeur.
Considéré au point de vue théorique, c'est-à-dire en négligeant les influences qui peuvent le faire accidentellement diminuer, le capital initial est comparable à la force qui lance un projectile dans l'espace. Or, les mathématiciens savent exactement quelle doit être la courbe parcourue par le projectile, du moment qu'ils connaissent la vitesse initiale et la masse. Et pareillement nous pourrions, nous aussi, prévoir la courbe que suivra la santé d'un sujet, si nous pouvions connaître exactement le capital de vie qu'il apporte en naissant. Mais le fait est que, chez les différents êtres humains, le capital initial varie dans des proportions si énormes que nous ne pouvons guère nous flatter d'en avoir une notion précise.
Pour des causes que nous chercherons à analyser, il y a des êtres chez qui le capital initial est nul: ce sont eux qui meurent en naissant, ou un ou deux jours après leur naissance, sans «maladies» ni lésions appréciables; tels certains enfants de syphilitiques, qui meurent parce qu'il n'ont pas la force de vivre.
A l'autre extrémité de l'échelle se placent les aristocrates de la santé, doués d'un capital énorme, et qu'on voit atteindre à des âges avancés sans avoir jamais été malades, sans avoir jamais pris de précautions spéciales pour conserver leur santé. Ainsi, j'ai connu, non comme médecin, mais comme ami, un général mort à quatre-vingt-douze ans, et qui n'avait jamais été arrêté par la moindre indisposition. On peut même dire qu'il est mort sans «maladie»; il a tout simplement cessé de vivre, comme le boulet, arrivé à la fin de sa course, cesse de progresser et rentre dans l'immobilité.
Entre ces deux extrêmes se trouve une variété infinie d'intermédiaires; et l'on peut dire qu'il n'y a pas deux personnes ayant le même capital biologique initial.
Cependant les différences dans le capital initial ne sont pas si grandes qu'on ne puisse, tout au moins, en déterminer les causes principales, dont l'étude se trouve être, ainsi, d'une importance majeure. Ces causes peuvent être groupées sous trois chefs:
1° Les influences héréditaires;
2° La valeur actuelle des générateurs au moment de la conception;
3° Les influences qui ont pu atteindre le produit pendant la gestation.
CHAPITRE II
HÉRÉDITÉ
L'hérédité tient une place considérable dans tous les problèmes de la vie; et, comme l'indique bien l'étymologie du mot hoerere, (être attaché), tout être vivant est relié à un long passé ancestral. Les végétaux eux-mêmes n'échappent point à cette loi: le souci des horticulteurs n'est-il pas de créer, par de savants procédés de culture et d'habiles sélections, des types capables de transmettre par hérédité certaines qualités développées? Ils y arrivent jusqu'au jour où, quand ils ont voulu trop profondément ou trop vite forcer la nature, la plante revient à son état sauvage, ou demeure stérile pour avoir été trop surmenée. Et les mêmes observations sont familières aux éleveurs qui cherchent à perfectionner les races d'animaux domestiques.
Hérédité est donc un terme de physiologie signifiant que la constitution organique, la manière d'être physique ou mentale, se transmet des parents aux enfants ou aux descendants.
L'hérédité se rencontre partout; c'est elle qui constitue les grands traits de caractère si différents de chaque race; c'est elle qui fait que les vertus, les vices, les passions, les haines, se transmettent dans le sein des familles aussi bien que la beauté, la couleur des yeux, la taille, etc. Souvent elle est directe, c'est-à-dire qu'elle provient du père ou de la mère; parfois elle saute une ou deux générations; d'autres fois, enfin, elle est indirecte: c'est le type d'un parent de la ligne collatérale qui prend la place. Mais il est rare que, dans le cours de la vie, elle ne se manifeste pas d'une manière quelconque.
Le rôle de l'hérédité a été reconnu de tout temps. Dans son langage imagé, la Bible nous dit qu'«il a encore les dents agacées, celui dont l'ancêtre de la septième génération a mangé des raisins verts.» Si cette parole était l'expression exacte de la vérité, elle serait bien décevante, car elle paralyserait tous les efforts destinés à lutter contre les tares ancestrales. Mais déjà Ezechiel avait énergiquement protesté (chap. XVIII) contre la fatalité des tares héréditaires; et la vérité est que l'influence de l'hérédité est modifiée grandement par la tendance qu'a tout être vivant à retourner à son type primitif, comme aussi par les influences du croisement, en vertu desquelles l'un des générateurs peut rectifier la tare transmise par son partenaire. Ce n'est que quand les deux générateurs ont les mêmes tares que l'hérédité sévit avec son maximum d'intensité; et alors non seulement les tares s'ajoutent, mais elles semblent se multiplier l'une par l'autre, au point de rendre l'enfant incapable de soutenir la lutte pour l'existence; ou bien, s'il vit, il n'a pas la force de transmettre la vie. Ainsi s'éteignent les familles par les «maladies» héréditaires, à moins qu'un des membres de la race déchue, revenant pour ainsi dire au type primitif, ne porte en lui une force de réaction insoupçonnée,—héritage peut-être d'un passé plus lointain,—qui lui permette de reconstituer la famille.
Telles sont les considérations générales qu'il m'a semblé utile d'indiquer, parce qu'il en pourrait sortir un grand nombre de conclusions pratiques pour qui sait réfléchir. Mais il faut à présent que j'insiste sur quelques détails plus particuliers.
D'abord, l'hérédité de la longévité.
Il est des familles où l'on meurt vieux, de père en fils. On dirait des horloges remontées pour sonner à peu près le même nombre d'heures. Il est d'autres familles où tout le monde meurt jeune, sans cependant qu'on puisse incriminer des «maladies» spéciales. Pourquoi? Force est bien de le dire, nous ne le savons pas.
Notons, en passant, combien sont erronées les théories qui attribuent à l'homme moyen une longévité moyenne, calculée d'après l'époque de la soudure des épiphyses, ou d'après la durée de la croissance: suivant les calculs de Flourens, cette moyenne devrait être de cent ans. Mais c'est là une simple vue de l'esprit, qui ne repose sur aucune observation sérieuse.
Certes, on peut établir des moyennes. C'est sur des moyennes de ce genre, et sur le calcul des probabilités, que sont basés les statuts des compagnies d'assurance. De même, il n'est pas déraisonnable de supputer la longévité probable d'un individu donné, quand on est en mesure d'apprécier son capital biologique et la façon dont il sait s'en servir. Mais dire que l'homme est bâti pour vivre cent ans, parce que, dans les espèces animales, la longévité a cinq fois la durée de la croissance, et que, chez l'homme, la durée de la croissance est de vingt ans, c'est établir une théorie sur des bases absolument fragiles.
Plus importantes encore que la plus ou moins grande longévité des parents, sont, pour nous, certaines particularités de leur état pathologique, qui retentissent d'une façon souvent très profonde sur la valeur de leurs enfants.
On sait, par exemple, les influences néfastes de l'alcoolisme héréditaire, qui non seulement restreint la natalité, mais condamne ceux qui naissent à une mort rapide.
La syphilis ne réduit pas la natalité; au contraire, elle semble la favoriser, et tout le monde connaît, en effet, de ces nombreuses familles fauchées par la syphilis héréditaire. En vain les générateurs s'obstinent à mettre au monde de nouvelles victimes: aucune ne survit, à moins qu'un traitement médical bien compris ne vienne mettre fin à cette lamentable situation 1.
Note 1: (retour) Je ne puis m'empêcher de reconnaître, dans cette polynatalité des hérédo-syphilitiques, une affirmation de ce qu'on serait tenté d'appeler la loi de protection des faibles.
N'est-il pas remarquable, en effet, que, dans la nature, les êtres sans défense luttent par leur polynatalité contre les causes de destruction auxquelles les expose leur faiblesse? Voyez dans le monde animal. Les animaux puissants, armés pour la défense ou pour la lutte, sont toujours de médiocres générateurs; l'éléphant, par exemple, ne donne naissance qu'à un nombre très restreint d'individus, la femelle porte longtemps; même remarque pour le lion. Au contraire, les animaux sans défense, se multiplient avec une rapidité qui les rend parfois redoutables: tels les lapins d'Australie. Il a suffi d'un couple importé par hasard dans cette colonie pour que ces animaux se soient multipliés au delà de toute mesure. A l'heure qu'il est, ils constituent encore un fléau pour l'agriculture. C'est que le lapin est un être faible, qui n'a de moyens ni d'attaque, ni de défense, ne sachant que fuir et se cacher. Dans l'espèce humaine, combien ne voit-on pas de ces couples admirablement bien assortis, de santé parfaite, et qui n'ont pas d'enfants? Nous ne parlons pas de ceux qui n'ont qu'un ou deux, enfants; car ici intervient un autre facteur, la restriction volontaire; mais de ces ménages exemplaires, où la venue d'un enfant serait une joie, et qui restent stériles, sans que rien dans l'état des conjoints explique cette stérilité.
Au contraire, des générateurs de médiocre valeur, au point de vue de la santé, mettent au monde de nombreux enfants, qui bien souvent constituent pour eux une richesse négative. Ces malheureux portent le beau nom de prolétaires (proles, race).
Mais que dis-je? la loi de protection des faibles s'étend à l'infini. Pourquoi naît-il plus de femmes que d'hommes? Pourquoi tel couple ne donne-t-il naissance qu'à des filles, tel autre qu'à des garçons? C'est que, dans le premier cas, la valeur biologique de la mère était sensiblement inférieure à celle du père. Quand il y a une disproportion marquée entre les deux générateurs, l'enfant qui naît a le sexe du générateur qui vaut le moins.
Quand un homme vieux et usé épouse une jeune femme pleine de vie et de santé, l'enfant qui naîtra de leur union sera presque toujours un garçon.
Dans le monde végétal, la même loi de protection des faibles s'observe pour qui sait ouvrir les yeux. Voyez les plantes sans défense: elles pullulent partout, on les trouve sous toutes les latitudes, à toutes les altitudes; au contraire, celles qui se défendent, ont ce qu'on appelle en botanique des «aires» très limitées.
Dans le monde minéral lui-même, on observe la même loi: les métaux qui se défendent sont des métaux rares, et c'est précisément parce qu'ils sont rares et incorruptibles (mais non incorrupteurs) que l'homme les a pris comme représentant la valeur du travail. L'or, par exemple, que rien n'attaque, est plus rare que les métaux qui s'oxydent facilement, tels que le fer, le cuivre.
Le diamant inaltérable, qui défie l'injure du temps, est d'une rareté qui lui donne tout son prix.
C'est de cette loi de protection des faibles, faisant contrepoids aux lois darwiniennes (sélection, adaptation aux milieux, etc.) que résulte un équilibre presque stable dans le monde des êtres créés.
La syphilis est un des principaux facteurs de dégénérescence. On commence seulement à connaître l'étendue de ses ravages. On sait aujourd'hui qu'elle se transmet aux enfants; qu'elle les fait mourir avant leur naissance, ou le jour même de leur naissance; qu'elle se traduit plus souvent encore, dans les deux premiers mois qui suivent la naissance, par des accidents contagieux; que, dans les premières années de la vie, elle entraîne la mort par méningite (méningite spéciale que l'on prend trop souvent pour une méningite tuberculeuse, et qui serait justiciable d'un énergique traitement anti-syphilitique).
On sait aussi que, dans les cas exceptionnels, la syphilis des générateurs provoque, à l'âge de huit, dix, quinze ans, des dystrophies, parfois des accidents tertiaires (épilepsie, gommes, etc.): mais ce sont là des curiosités scientifiques.
Ce qu'on ne sait pas encore, c'est dans quelle proportion la syphilis des parents diminue la valeur biologique des enfants en apparence bien nés, c'est son influence sur les produits de la deuxième et même de la troisième génération. C'est là la science de l'avenir2.
Note 2: (retour) Nous ne voulons pas insister davantage sur les méfaits de la syphilis, envisagée en tant que péril social, mais nous ne pouvons laisser passer l'occasion d'appeler l'attention du lecteur sur les efforts tentés pour faire connaître au grand public ces tristes vérités.
Il existe une Société internationale de prophylaxie sanitaire et morale contre les «maladies» vénériennes, siégeant à Bruxelles, et ayant comme filiales des sociétés françaises, allemandes, etc., qui toutes poursuivent un but commun: faire connaître les méfaits des «maladies» vénériennes, les éteindre dans la mesure du possible et par tous les moyens possibles.
La société française est certainement l'une des plus actives: sous la vigoureuse impulsion de son président, M. le professeur Fournier, elle a déjà fait beaucoup depuis cinq ans qu'elle est fondée.
Elle a étudié la syphilis dans l'armée, dans la marine, les colonies, dans les populations ouvrières; la syphilis des nourrices et des nourrissons; la syphilis et le mariage, etc. Grâce à elle, l'opinion publique commence à s'intéresser au redoutable problème, on ose envisager en face la syphilis, on ose prononcer son nom, et tout fait espérer que l'action de la Société de prophylaxie sera au moins aussi utile que celle des ligues contre l'alcoolisme et la tuberculose.
Car, en réalité, que peut-on contre l'alcoolisme? Rien tant qu'on ne modifiera pas nos lois et nos moeurs. Que peut-on contre la tuberculose? Presque rien, tant qu'on ne changera pas notre état social, tant qu'il y aura l'affreuse misère et la promiscuité. Tandis qu'on peut beaucoup contre la syphilis, «maladie» évitable s'il en fut, «maladie» essentiellement curable. Mais il faut la faire connaître dans tous les milieux, son danger provenant de l'ignorance. C'est surtout contre cette ignorance que lutte la Société française de prophylaxie sanitaire et morale à laquelle devraient être affiliés tous les gens de bien, toutes les personne soucieuses de l'avenir de la nation.
L'hérédité tuberculeuse est-elle aussi redoutable qu'on se plaisait à le dire? Non. Voilà, du moins, ce qu'affirment la science expérimentale et l'observation des jeunes animaux issus de générateurs tuberculeux. Mais, dans la pratique, il serait sage de se conduire comme si la tuberculose était héréditaire: 1° parce que les enfants de tuberculeux sont, par cela même qu'ils vivent dans un milieu contaminé, exposés à la contagion3; 2° parce que l'enfant, s'il n'hérite pas do la tuberculose, hérite incontestablement de la prédisposition à devenir tuberculeux. Il ne naît pas tuberculeux, mais il naît tuberculisable: de sorte que, au point de vue scientifique, l'appréhension qu'avaient nos pères au sujet de l'hérédité de la tuberculose était parfaitement légitime.
Note 3: (retour) Le souci de soustraire au milieu contaminé les enfants de tuberculeux a inspiré au professeur Grancher une idée géniale: c'est de prendre, dans les familles de tuberculeux, les enfants encore sains, pour les faire élever à la campagne dans des familles saines. C'est ce que réalise «l'Oeuvre de préservation de l'enfance contre la tuberculose». (Siège social, 4 rue de Lille.) C'est une oeuvre scientifique, puisque, suivant le précepte de Pasteur, elle cherche à sauver la race en sauvant la graine. C'est une oeuvre pratique; elle a fait ses preuves, et elle ne peut pas satisfaire au dixième des demandes des parents tuberculeux, qui commencent à comprendre la nécessité de se séparer de leurs enfants encore sains pour les confier à des familles de braves gens désignées par l'oeuvre, surveillés par ses médecins, et offrant toutes garanties de moralité. Cette Oeuvre, bienfaisante à plusieurs titres, est en outre économique: chaque pupille ne coûte en effet qu'un franc par jour, parce que tous les dévouements sont gratuits. Cette faible somme d'un franc, bien employée, sans aucune fuite, sert ainsi les intérêts de deux familles et sauve la vie d'un enfant.
L'hérédité du cancer est loin d'être démontrée. Tout est obscur dans la question du cancer: son étiologie, ses modes de transmission, ses variétés d'évolution; et la thérapeutique se ressent de toutes ces incertitudes, malgré les belles promesses de la sérothérapie, de la vaccination anti-cancéreuse, et de la radiothérapie.
En résumé, l'hérédité est le principal facteur de la valeur biologique des individus. Chacun, de par son hérédité, naît avec une valeur différente: l'inévitable inégalité sociale existe non seulement le jour de la naissance, mais le jour même de la conception.
C'est encore à l'hérédité qu'il faut attribuer la différente valeur des différents organes. Beaucoup naissent avec un organe plus faible que les autres, de par la tare ancestrale; et le clinicien doit tenir compte de l'existence de ces points faibles, lorsqu'il se trouve en face d'un malade quelconque.
Les organes qui subissent le plus notablement la tare héréditaire sont: le système nerveux, le coeur, et les reins.
A) Les tares nerveuses se transmettent avec une constance redoutable; et c'est à juste titre qu'on craint les alliances avec des sujets dont les parents sont entachés d'aliénation mentale, ou de nervosisme exagéré.
Il ne faut pas, cependant, pousser cette terreur de l'hérédité nerveuse à des limites excessives: car, ainsi que je l'ai dit, nous devons compter avec une sorte de tendance naturelle en vertu de laquelle l'être naissant est débarrassé de sa tare ancestrale; l'hérédité n'est jamais absolument fatale. Et nous devons prévoir aussi les atténuations que peuvent amener les croisements. Ainsi l'hérédité nerveuse du père peut très bien être atténuée par le bon équilibre nerveux de la mère, le croisement bien compris entraînant une sorte de régénération. Enfin, il est certaines «maladies» nerveuses qui ne se transmettent jamais par hérédité: telle la paralysie générale des aliénés. De ce qu'un homme est mort dans un asile, par le fait de la paralysie générale, il ne faut pas conclure que ses descendants soient menacés de folie, ou même de tares nerveuses. Le paralytique général a pris la «maladie» uniquement pour son compte, et il ne la transmet pas plus que ne transmettrait sa tare nerveuse un homme qui serait, accidentellement, empoisonné par le plomb. Tout ce qu'on peut dire du paralytique général, c'est que, neuf fois sur dix, c'est un syphilitique, et que sa descendance peut être entachée de syphilis au même titre que la descendance d'un syphilitique quelconque.
B) L'hérédité des cardiopathies est également très intéressante à étudier: elle n'est pas assez connue.
Il y a des familles dans lesquelles tous les membres succombent aux affections cardiaques. C'est donc que, là, les enfants apportent, en naissant, un point de plus faible résistance du côté du coeur. Chose curieuse: dans ces familles, la lésion cardiaque ne devient perceptible, chez ses divers membres, qu'à des âges plus ou moins avancés. Vers trente ans, l'un d'eux éprouvera de l'arythmie, suivie, six ou sept ans plus tard, de myocardite scléreuse. Un autre, tout en ayant le coeur sain à l'auscultation, succombera par le coeur, dans le cours d'une pneumonie. «La «maladie» était au poumon, et le danger au coeur» (Huchard). Un troisième membre mourra à cinquante ans, à son quatrième accès d'angine de poitrine, sans qu'aucun des trois ait jamais eu la moindre attaque de rhumatisme articulaire, ou autre affection capable de déterminer des lésions cardiaques. Enfin un quatrième aura de la tachycardie paroxystique. Et tout cela parce que la mère des quatre enfants aura eu, avant la naissance du premier, le coeur touché accidentellement par le rhumatisme; je connais même une famille où l'hérédité remonte à deux générations: presque tous les membres de cette famille sont des cardiopathes.
C) Le rôle de l'hérédité pathologique rénale mérite d'être signalé au même titre. On connaît l'albuminurie héréditaire et familiale: mais les récents travaux de MM. Castaigne et Rathery (1904) ont démontré, en outre, qu'une mère atteinte de néphrite donne naissance à des enfants dont les reins sont moins résistants aux infections et aux intoxications, ou même sont altérés au point d'entraîner la mort dès les premiers jours de la vie. De plus, chacun naît avec une prédominance de tel ou tel système organique. Chez les uns, c'est le système nerveux qui présente un développement hors de proportion avec les autres systèmes organiques; chez d'autres, c'est le système musculaire.
Ni les uns ni les autres ne sont, à proprement parler, des malades, ni même des candidats à la «maladie»; ils peuvent avoir un excellent capital biologique. Mais, pour le faire valoir, il ne faut pas commettre de fautes dans la direction à leur conseiller. Et nous retrouverons cette importante donnée quand nous parlerons des grands problèmes de l'éducation.
Est-ce encore à l'hérédité qu'il faut attribuer cette singulière prédominance d'un des côtés du corps sur l'autre que l'on observe chez la plupart des malades? En général, c'est le côté gauche qui est le plus faible; c'est lui qui est le siège des névralgies, des pneumonies, des misères variées que les malades accusent; c'est lui qui est le plus faible au dynamomètre; et tout le monde sait que la main gauche est, en général, moins habile que la main droite; le langage courant traduit cette infériorité, en faisant de «gauche» le synonyme de malhabile. Chez d'autres, au contraire, c'est le côté droit du corps qui est le siège de toutes les douleurs névralgiques, rhumatismales, sans pour cela que ces malades soient gauchers. J'avoue ne pas avoir recherché la part de l'hérédité dans cette répartition inégale de l'influx nerveux, que je ne fais que signaler en passant.
Mais ce qui résulte de tout ce que nous venons de voir, et qui doit en former pour nous la conclusion pratique, c'est que, pour difficile que soit la connaissance précise de l'hérédité d'un sujet, peut-être n'y a-t-il pas de point sur lequel l'attention du clinicien doive se porter plus soigneusement! En présence d'un malade, notre premier effort doit être de déterminer ce qu'il a pu recevoir de ses parents; et les résultats de cette première enquête doivent toujours nous être présents à l'esprit, tout dans le cours de la vie pathologique du sujet, mais surtout quand nous aurons à diriger sa santé.
CHAPITRE III
CONCEPTION
L'influence de la valeur actuelle des générateurs, au moment de la conception, est à peine soupçonnée, et le fait est qu'il serait bien difficile de la démontrer; elle doit être, cependant, considérable, et il y a tout lieu de croire que la valeur d'un individu à naître varie du tout au tout selon qu'il a été conçu dans de bonnes ou de mauvaises conditions.
Depuis longtemps, les médecins protestent contre les voyages de noces. On ne saurait trop faire campagne contre cette coutume, tout au moins antihygiénique. Considérez, en effet combien s'accumulent les conditions déplorables pour la procréation, chez deux conjoints dont le système nerveux a été mis à l'épreuve par les préoccupations prémonitoires du mariage, par la fatigue des journées consacrées à sa célébration, par les émotions inséparables de cet acte important de la vie! Et voilà ces jeunes gens qui, aussitôt après, se pressent pour un voyage lointain, qui s'exposent à des fatigues de toute sorte, à la déplorable alimentation de l'hôtel, qui s'infligent le souci de changer de résidence tous les jours, etc.! C'est dans ces conditions que, sans recueillement, à la légère, ils accomplissent l'acte qui doit donner la vie.
Dans d'autres milieux moins favorisés, l'acte conjugal s'opère à la suite de repas copieux, dans des conditions non moins déplorables.
Pour combien ne faut-il pas compter aussi l'émotion de la jeune femme, trop souvent surprise par les conditions nouvelles de l'existence qu'elle a adoptée, ou qui lui a été imposée? Comme le disait le professeur Pinard: « En plein XXe siècle, nous procréons comme les hommes des cavernes. »
Que faire à tout cela? C'est déjà quelque chose que d'appeler l'attention sur un mal dont presque personne ne soupçonne l'importance, en dehors du monde médical. Les remèdes viendront, pour ainsi dire, d'eux-mêmes, à partir du jour où l'on connaîtra le danger.
Appelons aussi l'attention sur un point délicat: sur la nécessité de faire l'éducation de la jeune fille, pour qu'elle sache ce qu'est le grand acte de la procréation.
Je vois d'ici les mères françaises frémir, et s'armer en guerre les bataillons de ceux qui confondent la pudeur avec la pudibonderie. Nul doute, cependant, qu'il y ait une réforme à opérer dans nos moeurs, à cet égard, et dans tous les milieux sociaux. Et pourquoi ne pas rappeler ce que dit la Bible, dans le livre de Tobie, chapitre VII? Le fils du vieux Tobie, sur le conseil de l'ange Raphaël, allait épouser Sara, fille de Raquel, laquelle avait vu mourir subitement ses sept premiers maris, aussitôt qu'ils s'étaient approchés d'elle; et, pour lui éviter pareil sort, l'ange donnait au jeune homme les conseils suivants: « Lorsque des personnes s'engagent tellement dans le mariage qu'elles bannissent Dieu de leur coeur et de leur esprit et qu'elles ne pensent qu'à satisfaire leur brutalité, comme les chevaux et les mulets qui sont sans raison, le démon a pouvoir sur elles. Mais pour toi, après que tu auras épousé cette fille, étant entré dans la chambre, vis avec elle en continence pendant trois jours, et ne pense à autre chose qu'à prier Dieu avec elle! La troisième nuit étant passée, tu prendras cette fille, dans la crainte du Seigneur, et dans le désir d'avoir des enfants plutôt que par un mouvement de passion, afin que vous ayez part à la bénédiction de Dieu. »
Dans le cours de la vie conjugale, on ne prend pas, pour procréer, plus de précautions qu'à l'époque des premières ardeurs; c'est également une faute dont se ressent le produit de la conception.
Il y aurait à faire tout un traité sur l'hygiène de la procréation. Ce traité, conçu dans un esprit large, libéral, scientifique, qui tiendrait compte de tous les éléments du problème, c'est-à-dire non seulement du point de vue médical, mais aussi de l'élément passionnel, répondrait à un véritable besoin.
Et un chapitre, et l'un des plus importants, devrait y être consacré au traitement préventif de la syphilis héréditaire. Combien d'hommes atteints de syphilis huit ans, dix ans avant leur mariage, ignorent les bienfaits d'un traitement spécifique, qu'ils suivraient deux ou trois mois avant de se marier, pour préserver leurs enfants de la terrible «maladie»! Combien peu de médecins pensent à instituer ce traitement préventif, alors même qu'ils savent que le générateur a eu la syphilis! Mais je ne sauvais m'étendre ici davantage sur ce sujet.
CHAPITRE IV
GESTATION
Sur les influences qui atteignent l'enfant pendant la gestation, nous n'avons aucune donnée précise à fournir. Nous n'avons pas remarqué, par exemple, qu'une mère ayant eu une grossesse pénible, voire même des vomissements incoercibles, donnât naissance à un enfant plus spécialement faible; inversement même, bien des femmes d'une santé médiocre ont des grossesses superbes. J'étonnai fort une malade, un jour, en lui disant qu'elle ne devait aller bien que pendant ses grossesses. C'est qu'elle avait de la ptose abdominale, et que la grossesse devait lui produire l'effet d'une sangle, en soutenant les organes. Mais il n'est guère vraisemblable qu'un état de santé aussi artificiel, et aussi transitoire, soit, pour le produit de la conception, un brevet de santé future.
Par contre, les «maladies» de la mère pendant la grossesse ont une influence bien connue sur la valeur de l'enfant à naître. Quand elles ne provoquent pas l'avortement, elles impriment à l'enfant une tare.
J'ai observé, à cet égard, un fait bien suggestif. Une jeune femme, au quatrième mois de sa première grossesse, avait eu une appendicite si nettement caractérisée que le confrère qui devait l'accoucher, et moi-même, avions été sur le point de provoquer l'intervention d'un chirurgien. La malade avait pu, cependant, être traitée médicalement: mais l'enfant, né à terme, a présenté dès sa naissance une intolérance intestinale véritablement anormale. Une première nourrice, choisie par l'accoucheur, lui a donné un lait qui a semblé trop fort, car l'enfant a eu, dès le deuxième jour, de la diarrhée verte et des vomissements. Dans l'espace de quatre semaines, trois autres nourrices, toujours choisies avec le plus grand soin, n'ont pas eu plus de succès: à chaque nouvelle nourrice, vomissements, fièvre ardente, diminution rapide du poids. Mais, pendant qu'on cherchait à grand prix des nourrices idéales, on était bien obligé de donner à l'enfant du simple lait de vache coupé; alors il allait mieux, la fièvre tombait, le poids augmentait très vite, la vie revenait: de telle sorte que, après ces quatre tentatives d'allaitement par le lait de femme, l'accoucheur me dit: «Mais enfin, pourquoi s'obstiner à trouver une nourrice? Cet enfant a probablement un intestin extrêmement délicat, à cause de l'appendicite de sa mère pendant la gestation; donnons-lui simplement du lait stérilisé coupé!» Et il eut raison; grâce à d'infinies précautions, à une surveillance méthodique, l'enfant put être élevé.
Il est bien clair qu'en rapportant ce fait je n'entends pas faire le panégyrique de l'allaitement artificiel: je ne le cite que pour prouver comment la «maladie» d'un organe de la mère pourrait bien avoir une répercussion sur le fonctionnement du même organe, chez l'enfant qu'elle porte en son sein.
Ce que l'on sait encore, c'est que les émotions de la mère, pendant la grossesse, peuvent avoir un retentissement sur la qualité du produit. Et de là dérive le devoir strict, pour la société, de protéger la femme enceinte. Quelques philanthropes l'ont bien compris; mais cette notion n'a pas assez pénétré dans nos moeurs, et l'on peut dire que c'est un scandale, pour une nation civilisée, de voir le peu qui est fait pour assister la femme enceinte, pour lui épargner les soucis de l'avenir prochain et les fatigues des derniers jours de la gestation.
Un mot, enfin, sur les enfants nés avant terme. S'ils naissent avant terme par le fait de la «maladie» des générateurs, de la syphilis par exemple, leur valeur biologique est sensiblement réduite, et peut même être réduite à zéro. Mais s'ils naissent avant terme accidentellement, par exemple à la suite d'une chute de leur mère, ou d'une intervention obstétricale raisonnée, leur sort est beaucoup moins compromis qu'on ne le croit dans le public non médical. Le tout est de leur assurer une température qui se rapproche de celle qu'ils avaient dans le sein maternel.
Pour ce faire, les inventeurs ont multiplié les modèles de couveuses artificielles. Ces appareils, certes, peuvent rendre des services; mais il ne faut pas oublier qu'on peut très bien s'en passer, en préservant l'enfant du froid, ce qui s'obtient: 1° en chauffant convenablement sa chambre, et en l'entourant de boules d'eau chaude; et 2° en sachant l'alimenter dès sa naissance. Ce second problème est difficile; pour le résoudre, il faut se rappeler une grande loi que nous retrouverons plusieurs fois dans le cours de cette étude, et qui consiste à proportionner la valeur nutritive de l'aliment, et le nombre de prises alimentaires, à la puissance de l'estomac. Chez l'enfant né avant terme, on donnera donc, toutes les demi-heures, une cuillerée à café de lait, coupé de 2/3 d'eau bouillie sucrée.
L'enfant va naître; quel préjudice lui cause l'accouchement au forceps? Nous ne pouvons pas nous défendre de redouter, pour notre part, la compression colossale qu'impose l'application du forceps à la masse cérébrale de l'enfant. Mais l'étude approfondie de cette question, qui aurait pourtant de quoi intéresser les neurologistes, n'a pas encore été faite, à notre connaissance du moins, d'une façon suffisante. En tout cas, on est en droit de considérer comme coupable une intervention au forceps faite pour gagner du temps, ou pour faire valoir l'importance des soins obstétricaux.
CHAPITRE V
LES INFLUENCES MORBIGÈNES ET LES SYMPTOMES MORBIDES
L'enfant est né; il vaut ce qu'il vaut. Personne ne le sait, sauf dans les cas extrêmes où il vient au monde avec des apparences tellement misérables que, dès son premier vagissement, son infériorité saute aux yeux; c'est ce qui arrive chez les hérédo-syphilitiques, et rien n'est aussi navrant que l'apparition du petit monstre aux lieu et place d'un enfant bien vivant, attendu avec une légitime impatience. Il faut avoir assisté à ce spectacle pour en comprendre la poignante horreur. Tout le monde, sauf la mère, s'accorde alors à penser qu'il vaudrait mieux que l'enfant ne fût pas né. Mais, en dehors de ces cas, il est impossible de savoir le capital de vie que l'enfant apporte avec lui; c'est son secret, qu'il gardera pendant toute la durée de son existence, mais que le médecin parviendra cependant à deviner en partie, s'il sait fouiller l'hérédité de son malade et s'inspirer des quelques principes que nous avons esquissés à grands traits dans le chapitre précédent.
L'enfant est né: toute sa vie, désormais, va être une «lutte pour la santé», une suite d'efforts, volontaires ou instinctifs, pour défendre son capital naturel de santé contre les «influences morbigènes» qui vont le guetter à chaque pas.
Ces influences morbigènes, que l'être vivant va rencontrer sur sa route, depuis le jour de sa naissance jusqu'à la fin de sa carrière, nous allons tout de suite les esquisser à grands traits.
Au début, nous avions assimilé, pour les besoins de la théorie, l'être humain à un projectile lancé dans l'espace avec une vitesse initiale déterminée; mais, tandis que le projectile parcourt une courbe mathématique, qu'on appelle une parabole, la courbe évolutive de l'être humain est une courbe irrégulière qui fléchit chaque fois qu'une influence morbigène survient, puis remonte pour osciller de nouveau, puis fléchir définitivement à partir d'un certain moment de la vie que nous appellerons le début de la période de déclin, et toujours avec des oscillations à amplitude de moins en moins considérable, jusqu'au moment où toutes les réserves se trouvent épuisées.
La mort peut encore interrompre brusquement la courbe évolutive; c'est ce qui arrive quand la brèche faite au capital est irréparable, soit à cause de l'importance de l'assaut perturbateur, soit à cause de l'insuffisance des réserves, ou bien quand ces deux influences se combinent; et le nombre de leurs combinaisons est incalculable.
La variété des causes morbigènes est elle-même infinie; mais la nature n'a qu'un nombre limité de moyens pour exprimer ses plaintes, de sorte que les causes les plus variées peuvent se traduire par les mêmes symptômes. Aussi accordons-nous relativement peu de valeur à l'étude du symptôme. Les symptômes s'associent de mille et une façons, pour constituer autant déformes morbides différentes. Que dis-je? Il n'est pas deux malades qui se ressemblent, Ce n'est que pour la facilité de l'étude que les pathologistes ont créé des cadres posologiques; mais on comprend assez que ces cadres devraient être aussi élastiques que possible. Le vrai médecin, après s'en être servi pour faire d'excellentes études, ne craindra pas, dans la pratique, d'en faire abstraction, de penser et d'agir comme si les cadres n'existaient pas. Et un moment viendra même, quand son expérience clinique sera suffisante, où il aura tout intérêt à faire table rase des notions qu'il a péniblement accumulées par un travail assidu et prolongé; tout comme l'architecte, qui, une fois la construction terminée, fait enlever les énormes échafaudages qui avaient été nécessaires à la construction de l'édifice.
Certes, l'étude approfondie des symptômes morbides est indispensable au clinicien, et l'on ne saurait apporter trop de soins à connaître, dans tous leurs détails, les divers troubles de la santé. Mais il y a un écueil: c'est que, la théorie du moindre effort s'appliquant naturellement à l'esprit humain, on a une tendance involontaire à attribuer aux symptômes une influence pathologique qu'ils n'ont pas; en d'autres termes, ce qui n'est en réalité qu'une manifestation morbide devient, trop aisément, dans l'esprit du médecin, la cause de la «maladie».
Prenons comme exemple la constipation: ce n'est en réalité qu'un symptôme, et qui peut se trouver chez une foule de malades différents. Nous ne parlons pas, bien entendu, de ceux chez qui elle est d'origine mécanique (cancer du rectum, de l'iliaque, etc.). Un mot cependant, en passant, pour dire que le médecin a le tort de ne pas assez penser à ces causes mécaniques, et de traiter par des moyens médicaux des malades dont une intervention chirurgicale aurait pu prolonger la vie ou atténuer les souffrances.
Mais chez les malades qui ne sont pas tributaires de la chirurgie, n'est-il pas vrai que la constipation est un symptôme banal, pouvant être attribué à une foule de causes? Parfois, elle est due à des lésions d'organes lointains, par un mécanisme réflexe à long circuit, suivant l'ingénieuse expression de M. Mathieu (appendicite chronique, lésions utérines, etc.). D'autres fois, et plus souvent encore, elle est due à un trouble profond du système nerveux, qui, avant l'apparition de la constipation, avait traduit son malaise par des plaintes variées. D'autres fois, elle apparaît brusquement, en même temps que l'entéro-colite sa compagne, à la suite d'un choc brutal, moral ou traumatique.
De plus, tout le monde sait qu'elle peut être due tantôt à un manque, tantôt à un excès d'exercice musculaire. Les hommes qui ont besoin de beaucoup d'exercice, s'ils n'en ont pas assez, deviennent, suivant les prédispositions héréditaires, ou des cérébraux, ou des goutteux, ou des lithiasiques, mais toujours des constipés: et leur constipation disparaît a partir du jour où l'on a trouvé le dosage précis de l'exercice qui leur convient. Inversement, les hommes qui prennent trop d'exercice deviennent dyspeptiques et constipés, et le lit est leur meilleur laxatif.
Enfin la constipation peut tenir à une erreur de régime, soit à l'abus du lait (le cas est fréquent), soit à l'usage abusif de la viande: alors le régime semi-végétarien serait indiqué, et il suffit de changer de régime pour voir disparaître la constipation.
La constipation n'est donc qu'un symptôme.
Certes, en vertu de la synergie des fonctions, des répercussions à distance, en vertu de ce principe que le système nerveux abdominal a des relations intimes avec le système nerveux central, que, d'une façon plus générale, le trouble d'un département quelconque du système nerveux retentit sur les autres départements, la constipation, bien que symptomatique, contribue dans une certaine mesure à entretenir la «maladie», ne fût-ce que par la préoccupation qu'elle cause au malade, et qui peut dégénérer quelquefois en véritable obsession. Mais ce qu'il faut se rappeler, quand on aborde le problème thérapeutique, c'est que le système nerveux est une chaîne sans fin. Or, si l'on veut bien nous accorder que la solidité d'une chaîne est égale à celle du plus faible de ses anneaux, on comprendra l'importance qu'il y a à rechercher quel est l'anneau le plus faible; en d'autres termes, quelle est la partie du système nerveux qu'il faut viser et consolider, pour guérir le constipé médical.
Il n'y a donc pas de remède contre la constipation, et, pour l'atteindre, il faut atteindre la «maladie», dont elle constitue une des manifestations les moins importantes et, disons-le tout de suite, les plus faciles à faire disparaître. Oui, dussé-je sembler paradoxal, j'affirme que la constipation est, de tous les symptômes observés chez le constipé médical, celui qui disparaît le plus vite. Prenez un malade qui souffre, depuis des années, de ces misères variées qu'on est convenu de désigner sous le nom un peu vague de neurasthénie, et parmi lesquelles la constipation joue un rôle capital; après enquête minutieuse, trouvez la formule exacte de son régime, et par régime je n'entends pas seulement le régime alimentaire, mais la réglementation minutieuse de sa vie, le dosage de son exercice et de son travail cérébral, etc.; supprimez les agents thérapeutiques qui entretiennent la «maladie» (douches froides, exercice forcé, médicaments variés, diète lactée); supprimez surtout les influences qui entretiennent le trouble nerveux de son intestin, à savoir les purgatifs, lavages à grande eau, etc.: et vous serez étonné de voir la constipation disparaître, avant même toutes les autres misères. Le malade vous dira, au bout de huit jours: «Chose curieuse, docteur, je souffre encore de la tête, de l'estomac, du dos, d'une faiblesse extrême, mais je commence à retrouver le sommeil, et surtout je vous suis bien reconnaissant parce que ma constipation, si rebelle, est presque entièrement vaincue. Je n'ai presque plus de peaux dans les selles, et je commence à reprendre confiance.» A partir de ce moment précis vous tenez le malade, il a en vous une foi aveugle, et, si vous continuez à le soigner méthodiquement, si surtout des influences étrangères ne viennent pas contrecarrer la vôtre, si le malade est assez intelligent pour s'abandonner entièrement à votre direction, vous lui rendrez, peu à peu, la santé. Il aura des rechutes inévitables: mais lui annoncer à l'avance ces rechutes, c'est consolider sa foi. Il aura aussi des rechutes, plus ou moins importantes, chaque fois qu'il s'écartera de la ligne tracée par vous: s'il commet un écart de régime, un excès d'exercice, ou s'il a une commotion morale, l'odieuse constipation reparaîtra, accompagnée d'état gastrique, de douleurs abdominales, de glaires sanguinolentes, de fièvre quelquefois; mais ce sera pour le bien du malade, si vous parvenez à lui faire toucher du doigt la cause de cette rechute, et à lui faire comprendre que cette rechute était évitable.
Si nous prenions une autre manifestation morbide quelconque, nous verrions qu'elle appartient, de même, à une foule d'affections. Le mal de tête, par exemple, ne se rencontre-t-il pas dans les cas les plus variés, n'est-il pas produit par les influences les plus diverses? Heureusement pour les malades, il n'est encore venu à l'idée de personne de trouver un remède applicable à tous les cas de mal de tête. Nous en connaîtrions un, par hasard, que nous nous garderions bien de le divulguer: car, si la médecine «du symptôme» est détestable au point de vue de l'étude nosographique, elle l'est encore plus au point de vue thérapeutique.
Mais qu'on lise une monographie quelconque sur un symptôme, ou un ensemble de symptômes (ce qu'on appelle un syndrome): on y trouve toujours en germe la pathologie tout entière. Ainsi dans mon article Epilepsie du Dictionnaire Encyclopédique, j'ai essayé de montrer combien il faut se méfier des cadres trop rigides, si l'on veut avoir une conception nette de l'épilepsie, et une thérapeutique utile des épileptiques. De même, en lisant ces jours-ci une intéressante étude du Dr Baraduc sur l'entéro-colite et son traitement à Chatel-Guyon, j'y voyais une conception qui se rapproche grandement de la mienne. Qu'on en juge par les quelques lignes que voici: «L'entéro-colite muco-membraneuse est un syndrome clinique dépendant d'un trouble fonctionnel du grand sympathique abdominal, des causes nombreuses et variées étant capables de retentir sur les plexus intestinaux et de troubler leur dynamisme. Mais aucune de ces causes n'est suffisante, à elle seule, pour produire l'entéro-colite. Il faut de toute nécessité une prédisposition spéciale du système nerveux, et plus particulièrement du sympathique abdominal, à se troubler aux chocs qu'il reçoit. Cette prédisposition nécessaire spéciale, le plus souvent héréditaire, est l'apanage des neuro-arthritiques.» Si l'auteur voulait bien avouer seulement que cette expression de «neuro-arthritiques» ne fait que dissimuler notre ignorance, nous serions tout à fait d'accord avec lui.
En résumé, si le médecin doit bien connaître dans tous leurs détails, sous tous leurs aspects, dans leurs moindres nuances, les manifestations morbides, il doit surtout chercher leur pathogénie, et ne pas s'hypnotiser sur tel ou tel symptôme. En un mot, il doit voir de haut pour voir loin, à condition toutefois de ne pas se perdre dans les nuages.
Quelquefois, tous les systèmes organiques sont troublés à la fois sous l'influence d'une cause morbigène. C'est ce qui arrive, par exemple, à la suite d'un choc traumatique violent, On voit, du jour au lendemain, le blessé devenir à la fois dyspeptique, déséquilibré abdominal, constipé avec entérite muco-membraneuse, déséquilibré cérébral; et il peut rester longtemps dans ce misérable état qu'on désigne sous le nom d'hystéro-neurasthénie traumatique.
La fièvre typhoïde, la grippe infectieuse, impressionnent également à la fois, tous les appareils de l'organisme, à des degrés divers. Tantôt la sidération peut être telle que le capital vital initial et les réserves antérieures se trouvent tout à coup épuisés: c'est la banqueroute totale, c'est la mort. D'autres fois, le capital et les réserves ne sont que profondément entamés. C'est la «maladie» grave, aggravée encore par des médications et des pratiques intempestives; à un moment donné, le capital peut être réduit à si peu de chose, que la moindre dépense suffit pour l'anéantir. Le malade est une flamme vacillante que le moindre souffle peut éteindre, mais à laquelle un savant dosage d'oxygène rendra, peu à peu, la vie.
Quand le capital est moins profondément atteint, ou quand la cause morbigène est moins importante, les troubles fonctionnels, au lieu d'être généralisés, atteignent plus spécialement tel ou tel organe: l'organe le plus faible, qu'il soit plus faible par le fait de l'hérédité ou par le fait d'une atteinte antérieure. Mais, en vertu de la synergie qui existe entre tous les organes, le trouble fonctionnel ne reste pas longtemps limité à un organe ou à un système organique. Voyez le grand neurasthénique: il est à la fois dyspeptique, entéralgique, cérébral, médullaire. Quel est l'organe qui, chez lui, a été le premier atteint? Impossible de le dire, après deux ou trois ans de «maladie». Cependant une enquête bien conduite peut permettre souvent de reconstituer son histoire pathologique, de voir par où la «maladie» a commencé, quel était le point initial. Et c'est de la connaissance de ce point faible initial que dérivera, en grande partie, la thérapeutique. Le médecin portera la plupart de ses efforts sur le point faible qu'il aura découvert, sans négliger, cependant, les perturbations secondaires attribuables à la synergie des fonctions de tout être vivant.
Il arrive même, quand l'influence morbide est peu intense, ou quand les réserves sont bonnes, que le trouble de la santé ne se traduit que par un nombre très limité de symptômes, parfois même par un seul. Ainsi il y a des migraineux qui n'ont que de la migraine, des malades qui n'ont, comme manifestation morbide que le symptôme constipation, d'autres qui n'ont que de la sciatique; mais ces cas sont exceptionnels, et, en bonne clinique, et surtout pour faire de la bonne thérapeutique, il faut, presque de parti pris, les éliminer, et chercher au delà de la manifestation monosymptomatique. Presque toujours, alors, ou trouvera que la «maladie» n'est monosymptomatique qu'en apparence.
De même que, dans une compagnie de chemins de fer, une irrégularité dans le service, minime en apparence, dénonce, si elle se renouvelle fréquemment, une mauvaise direction générale, de même, en biologie, il n'est pas d'indispositions insignifiantes, si limitées soient-elles à tel ou tel organe. L'apparition d'une douleur à l'épaule, par exemple, qui paraît une affection bien locale, est l'indice d'une perturbation plus profonde qu'on ne le croit du système nerveux central.
Nous venons de prononcer un grand mot, et c'est toute une doctrine qui est contenue dans cette affirmation; c'est que en effet c'est le système nerveux central qui à notre avis est le grand réservoir de l'énergie. C'est par lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous sommes. C'est lui qui dirige le fonctionnement de tous les organes, de sorte que quand il est perturbé, il n'engendre pas seulement, la névrose, la neurasthénie, l'hystérie, l'irritation spinale, la folie, la névropathie généralisée, etc., mais encore les troubles de circulation vaso-motrice des différents organes. En dernière analyse, il est la clef de voûte de la pathologie. Ses perturbations se traduisent par les symptômes les plus variés, au point d'égarer presque fatalement le diagnostic qu'on voudrait fonder sur eux seuls. Quelles que soient donc la forme, la gravité, l'apparence de la manifestation morbide, c'est toujours le système nerveux central qu'il faudra étudier, c'est sur lui que devra porter le grand effort thérapeutique.
Ce qu'il faut toujours voir, c'est l'ensemble du malade et surtout la cause ou la série de causes qui ont fait fléchir momentanément son système nerveux, qui ont, en d'autres termes, diminué sa valeur biologique.
Or, comme nous l'avons dit, ces causes sont multiples. Il en est qui appartiennent à tous les âges, mais d'autres qui appartiennent plus spécialement à un âge déterminé.
Pour mettre un peu d'ordre dans cette étude, c'est d'après ce plan que nous passerons en revue les principales de ces causes morbigènes. Nous les étudierons donc suivant l'âge de l'être humain: 1° depuis le jour de la naissance jusqu'au sevrage; 2° du sevrage à la puberté; 3° de la puberté à l'âge adulte; 4° pendant l'âge adulte; 5° aux différentes phases du déclin; 6° pendant la vieillesse.
Nous introduirons, en outre, des subdivisions, suivant que les influences pathogènes atteignent plus spécialement: 1° le système nerveux digestif; 2° le système nerveux musculaire; 3° le système nerveux central. Enfin, pour chaque âge de la vie, nous mentionnerons les affections accidentelles qui portent atteinte à la fois à tous les systèmes organiques: nous voulons parler des «maladies» aiguës (rougeole, scarlatine, fièvre typhoïde, etc.), des intoxications (syphilis, intoxications alimentaires, etc.), toutes affections qui, par la brutalité de leurs assauts, ont surtout attiré l'attention des gens du monde et de beaucoup de médecins, mais qui, en réalité, ne constituent que la partie la moins importante de la pathologie, surtout au point de vue thérapeutique. La suite de ce travail démontrera, j'espère, que cette formule n'est paradoxale qu'en apparence4.
Note 4: (retour) Certes, quelques-unes de ces influences morbigènes sont inévitables et la prudence la plus vigilante n'en préserve pas l'être vivant. Mais beaucoup seraient évitables: ce sont celles qui constituent le domaine de l'hygiène, de sorte que notre travail, en même temps qu'il dessinera à grands traits toute la pathologie, effleurera forcément les problèmes afférents à l'hygiène et a la thérapeutique, en d'autres termes, à la gestion du capital.
L'hygiène publique est la gestion de la fortune de la communauté, l'hygiène privée est la gestion de la fortune de chacun, constituée essentiellement par le capital initial, et par les intérêts qu'il rapporte.
CHAPITRE VI
DE LA NAISSANCE AU SEVRAGE (PUÉRICULTURE)
Ainsi donc, suivant que le capital sera fort ou faible et qu'il sera bien ou mal géré, l'être vivant sera sain ou malade, donnera ou ne donnera pas son maximum de rendement, fournira ou ne fournira pas la carrière qui lui était originairement dévolue.
Dans les premières années de la vie, la gestion du capital appartient tout entière aux parents. Bien peu savent élever leurs enfants; et s'il est des connaissances qu'on devrait répandre à profusion dans tous les milieux sociaux, ce sont celles relatives à la «puériculture», d'autant que les règles en sont simples et peu nombreuses, ainsi que le démontre le Traité de Puériculture du professeur Pinard, qui devrait être entre les mains de toutes les mères de famille.
Rien de plus simple, d'ailleurs, que cette science de la puériculture.
Surveiller le repos de l'enfant, ne pas l'exciter à tout propos et hors de propos, l'alimenter intelligemment, lui épargner toute médicamentation meurtrière, le préserver du froid et des changements brusques de température: et c'est tout.
Si seulement on savait la manière d'économiser les vies d'enfants, on pourrait le faire dans les milieux en apparence les plus défectueux; c'est ainsi qu'au Creusot, grâce aux incessants efforts de MM. Schneider, la mortalité des enfants au-dessous d'un an n'est que de 110 p. 1000, alors que, dans le canton de Vaud, renommé pour l'excellence de ses conditions hygiéniques, elle atteint 155 p. 1000. Ce magnifique résultat est dû surtout à l'élévation des salaires, qui permet aux mères de se consacrer librement à leur mission maternelle. Près de 80 p. 100 des mères allaitent leurs enfants, toutes font de la puériculture avant la naissance. (Rapport de M. le professeur Pinard, à l'Académie de médecine, 25 juillet 1905.)
Il est bien évident que le capital initial ne suffit pour entretenir la vie que pendant quelques jours; il a besoin d'être sans cesse renouvelé et augmenté, pour permettre de faire des réserves, de donner à l'individu les moyens de vivre, et, plus tard, de transmettre la vie à son tour. C'est l'aliment qui pourvoit à ce besoin incessant; et par aliment nous entendons non seulement ce qui entre dans le tube digestif, mais aussi l'air, que les anciens définissaient très justement le pabulum vitae.
Quand l'aliment pèche par sa qualité, par sa quantité, par une répartition vicieuse, la «maladie» ne tarde pas à naître; c'est là la cause essentielle de toute la pathologie infantile. Et l'on ne saurait croire, en vérité, dans quelle mesure une mauvaise alimentation du premier âge retentit sur toute la vie pathologique de l'individu. Quelques médecins le disent, le crient même, mais c'est dans le désert; la plupart le nient, ou passent indifférents à côté de cette vérité profonde. Quant aux gens du monde, ils en soupçonnent à peine l'importance.
La vérité est que, quand un enfant a été mal nourri loin de sa famille, quand il revient de nourrice avec un gros ventre, on peut affirmer que, toute sa vie, il sera un valétudinaire.
Quand, pour obéir aux injonctions d'un cénacle de gens incompétents, ou quand, poussée par son médecin, qui veut mettre à l'abri sa responsabilité, une mère consent à abandonner les doux devoirs de la maternité et à confier à une nourrice l'enfant qu'elle aurait dû allaiter, quand à cette nourrice en succèdent deux ou trois autres, sous des prétextes quelconques, on doit tout craindre pour l'avenir de l'enfant. Il sera, dans sa prime jeunesse, un être insupportable, puis un écolier de quatrième ordre, dans son adolescence un raté, incapable de payer sa dette au pays; toute sa vie, un malheureux. Ces considérations doivent être présentes à l'esprit du clinicien qui, se trouvant en face d'un malade quelconque, arrivé à un âge quelconque, doit chercher à connaître ce que vaut ce malade.
On comprend donc l'importance du problème de l'alimentation dans la première enfance. En principe, comme l'a bien dit M. Pinard, «le lait de la mère appartient à l'enfant»; et «si l'on veut faire quelque chose qui soit puissamment efficace et fructueux, il est nécessaire, il est indispensable de faire tout d'abord ce que demandait la Convention, et ce qu'ont réalisé MM. Schneider au Creusot, il faut permettre à la mère de donner ce qu'elle possède.» (Rapport du professeur Pinard à l'Académie, juillet 1905.)
Mais si la mère ne peut absolument pas nourrir, il faut recourir immédiatement à l'alimentation artificielle, soit avec le lait stérilisé du commerce,—dont l'innocuité est quotidiennement démontrée par les résultats obtenus, à la Goutte de lait de Belleville, au dispensaire très habilement dirigé par M. le Dr Variot,—soit encore avec le lait de vache bien surveillé, fraîchement et proprement trait, sucré, plus ou moins étendu d'eau, puis stérilisé dans la famille, avec des appareils Sosclet, ou mieux encore avec l'appareil «la Tutélaire».
C'est ce dernier appareil qui est utilisé à cette «Goutte de lait» de Saint-Pol-sur-Mer, qui pourrait servir de modèle à toutes les institutions du même genre, à cause de la simplicité de son organisation.
Fondée, en 1902, par M. Georges Vancauwenberghe, maire de Saint-Pol-sur-Mer, à l'aide d'un subside de trente mille francs mis à sa disposition par un autre philanthrope, cette «Goutte de lait» a déjà rendu d'importants services: elle a fait tomber la «maladie» des enfants de 0 à 1 an de 288 p. 1000 (c'était le chiffre de mortalité infantile le plus élevé de toute la France) à 51 p. 1000.
La consultation des nourrissons a lieu tous les dimanches matin, dans un local mis à la disposition de l'Oeuvre par la municipalité de Saint-Pol-sur-Mer: 120 enfants, en moyenne, sont présentés tous les dimanches.
Les mères arrivent par séries, et se réunissent dans une grande salle chauffée où elles déshabillent leurs enfants. Elles pénètrent successivement dans la salle de consultation. Chaque enfant est pesé, puis examiné par le médecin, qui compare le poids actuel à celui du dimanche précédent, l'inscrit sur la fiche individuelle du nourrisson, et fixe le régime pour la semaine qui va commencer. Toute mère reçoit, soit un important secours en nature, si l'enfant est nourri au sein,—car on fait tout ce qu'on peut pour favoriser l'allaitement maternel,—soit des biberons de lait pasteurisé, si l'enfant est à l'allaitement mixte ou artificiel.
Le lait est distribué tous les jours au local de l'Oeuvre. Chaque enfant à l'allaitement artificiel a un double jeu de biberons et de paniers, qui lui sont personnels. En venant chercher les biberons prescrits, la mère remet ceux que l'enfant a vidés la veille. Un seul homme suffit pour assurer tout le service.
Le lait est distribué gratuitement à tous les enfants indigents. Fourni à l'Oeuvre à son prix coûtant, il provient des étables du Sanatorium de Saint-Pol-sur-Mer, où aucune vache n'entre sans avoir été préalablement soumise à l'épreuve de la tuberculine.
Aussitôt reçu, il est pasteurisé suivant le procédé Coutant: c'est-à-dire que, dans le biberon même où la mère devra l'utiliser pour son enfant, le lait est porté à 75°, puis les flacons sont brusquement refroidis par immersion dans l'eau. Ce refroidissement brusque a été rendu possible par la contexture même du verre des flacons.
Le lait ainsi traité a perdu tous ses microbes pathogènes, et, à l'inverse du lait stérilisé à 110°, a conservé toutes ses propriétés digestives et nutritives.
Après la pasteurisation, les biberons restent plongés dans des bacs remplis d'eau froide, jusqu'à la livraison aux mères.
La pathologie infantile est relativement simple. Faut-il donc, comme on le propose de divers côtés, faire faire à tous les étudiants en médecine un stage dans les hôpitaux d'enfants, pour les initier aux mystères de cette pathologie? Remarquez que d'autres médecins demandent un stage spécial pour l'étude des «maladies» vénériennes et cutanées; d'autres encore un stage pour l'étude des «maladies» nerveuses, sans parler de ceux qui voudraient un stage pour les «maladies» des yeux, des organes génito-urinaires. Pourquoi pas un stage, aussi, pour celles des oreilles et du nez? et, à ce compte, combien de temps dureraient les études médicales? Tous ces stages successifs seraient excellents s'ils étaient praticables; mais ils auraient pour effet de restreindre plus que de raison le nombre des futurs médecins, et de remplacer la pléthore médicale actuelle par une anémie encore plus regrettable.
Non, ce qu'il faut apprendre à l'étudiant, c'est qu'il lui reste beaucoup à apprendre, c'est que toute sa vie de praticien ne sera pas trop longue pour savoir lire dans le grand livre de la nature. Mais il nous semble que, pour ce qui concerne en particulier la pathologie des enfants, un peu de bon sens, beaucoup de prudence, pas de médicaments, de la patience, suffisent pour faire de bonne thérapeutique infantile, quand, par ailleurs, on connaît les lois générales de la pathologie.
Sans être spécialiste pour les «maladies» d'enfants, je me rappelle avoir été appelé en consultation, en province, pour un enfant de six mois soigné par deux distingués confrères. Il avait, depuis cinq jours, une entérite aiguë avec fièvre, amaigrissement rapide. Pendant les trois quarts d'heure que dura mon enquête, je vis cet enfant passer successivement des bras de sa mère dans ceux de la nourrice sèche, puis dans ceux d'une tante affolée, le tout pour calmer les faibles cris qu'il avait encore la force de pousser. J'appris que ce manège durait depuis deux jours, que l'enfant avait pris du calomel, trois fois de grands lavages intestinaux, et qu'on l'alimentait toutes les heures, à grand'peine, avec du lait stérilisé! Je proposai simplement de mettre cet enfant dans son berceau et de l'y laisser, de lui appliquer sur le ventre un large cataplasme, de le laisser à la diète absolue pendant quatre heures puis de lui donner de l'eau panée, et de le laisser dormir si le sommeil pouvait venir. Le lendemain, la fièvre avait cessé, l'enfant avait dormi; j'autorisai alors, toutes les heures, le lait naturel, écrémé et coupé avec parties égales d'eau de riz; je conseillai de ne pas trop déranger l'enfant, de ne plus explorer son ventre. Le surlendemain, il prenait du lait écrémé pur, et j'appris qu'il avait retrouvé sa gaîté. Un sommeil prolongé mit fin à la grave alerte, et aussi à la «maladie», qui avait failli rendre Je pauvre enfant victime de soins trop empressés.
Dans d'autres cas d'entérite cholériforme, le grand secret de la thérapeutique consiste à savoir réchauffer les enfants, tout en les tenant à la diète absolue pendant six ou douze heures, puis au régime «avec restriction des liquides» pendant deux ou trois jours.
Avouons cependant que, parfois, les problèmes de pathologie infantile sont très difficiles à résoudre. J'ai parlé plus haut de cet enfant qui ne supportait aucun lait de femme, pris en n'importe quelle quantité. D'autres fois, les enfants s'empoisonnent avec le lait même de leur mère. C'est, tout simplement, parce qu'ils en prennent trop à la fois; mais il faut quelquefois chercher longtemps pour trouver cette cause si simple. On ne se figure pas le nombre d'enfants qui ont des indigestions chroniques, parce qu'ils ne sont pas rationnés, surtout quand ils sont nourris par de plantureuses mercenaires qu'on ne sait comment tonifier, dans la pensée de donner plus de forces au précieux rejeton.
Dans certains cas, même, le diagnostic des «maladies» des enfants est tellement difficile que les spécialistes se déclarent incompétents. Que d'erreurs de diagnostic commises à propos des méningites! Et comment aussi interpréter le cas suivant? Sans cause connue, un enfant d'un an, bien élevé au sein maternel, éprouve un malaise insolite, devient grognon, refuse de prendre le sein, a de la fièvre. Les jours suivants, la fièvre augmente, une pâleur inquiétante s'étend sur la face, un amaigrissement rapide préoccupe à juste titre tout l'entourage; puis, au bout de quelques jours, sans qu'on ait rien fait que de laisser l'enfant bien tranquille, l'appétit revient peu à peu, la fièvre diminue, et tout rentre dans l'ordre. Divers confrères appelés en consultation n'ont pas pu étiqueter cette «maladie», ni se prononcer sur son issue; mais, tous ayant eu le bon esprit de ne pas aggraver la situation par une médication intempestive, tout s'est terminé pour le mieux, et l'enfant a gardé son secret.
La faute de ces insuffisances et de ces erreurs de diagnostic n'est pas aux médecins, mais aux difficultés des problèmes cliniques. En les dénonçant, nous ne voulons nullement dénoncer la faillite de la science: bien au contraire, ce que nous voulons dire, c'est qu'en thérapeutique infantile il faut avant tout de la sagacité, et que, dans certains cas, il faut que le médecin sache reconnaître son incompétence.
Dans d'autres cas, d'ailleurs, la science prend une revanche éclatante, et c'est alors que le médecin est en droit de se féliciter d'avoir fait de bonnes études de pathologie générale.
Voyez, par exemple, cet enfant né à terme, et qui vient bien pendant les six premières semaines; puis voici que, tout en continuant à prendre ardemment le sein, sans avoir ni diarrhée, ni vomissements, son poids cesse d'augmenter; il diminue de 200, de 300 grammes en quelques jours. Qu'est-ce à dire? Mais c'est que l'enfant est un hérédo-syphilitique. Le traitement mercuriel, sous forme de liqueur de Van Swieten, de frictions mercurielles, ou mieux encore d'injections de sublimé à la dose de 3 à 5 milligrammes par jour, fait merveille et rétablit entièrement cet enfant.
Nous avons dit plus haut combien souvent la méningite, qu'on croit tuberculeuse, et qui survient de deux à cinq ans, est d'origine syphilitique. Déjà en 1872, quand nous faisions nos études à Montpellier, le regretté professeur Fonsagrives nous disait qu'il avait sauvé beaucoup d'enfants, atteints de méningite tuberculeuse, en leur donnant de l'iodure de potassium. C'est, sans doute, qu'il s'agissait de méningites syphilitiques. Mais pour formuler un diagnostic de méningite syphilitique, pour dépister l'hérédo-syphilis, soit par l'examen de l'enfant, soit par une enquête sur les parents, ne faut-il pas que le médecin ait beaucoup travaillé, beaucoup vu et beaucoup retenu? Son rôle n'est donc pas inutile, et si, le plus souvent, il doit se contenter de faire de l'expectation armée, il peut, dans beaucoup de cas, rendre aux enfants malades des services inappréciables.
Que dire d'un bain chaud donné, en temps utile, à un enfant atteint de pneumonie; de l'immersion alternative dans l'eau chaude et dans l'eau froide d'un enfant nouveau-né atteint de congestion pulmonaire, sinon que, dans certaines circonstances, le médecin opère ainsi de véritables résurrections?
Encore une fois, nous ne voulons ni rabaisser le rôle social du médecin, bien au contraire, ni introduire dans l'esprit des jeunes confrères un scepticisme infécond: ce que nous voulons, c'est leur dire qu'il ne faut pas se spécialiser dans l'étude de la pathologie infantile, et que, pour bien soigner un enfant, il faut savoir beaucoup, mais surtout qu'il faut souvent savoir s'abstenir.
En résumé, la pathologie de l'enfance, tout en étant compliquée, comme tout ce qui touche au problème de la vie, nous semble être relativement simple, l'enfant n'étant, pour ainsi dire, «qu'un tube digestif percé aux deux bouts».
Plus nous allons voir l'être humain avancer dans sa carrière, plus vont devenir nombreux et compliqués les problèmes de la vie. Le système nerveux ne va pas tarder à entrer en scène, les mille et une conditions défavorables qu'impose à l'homme le milieu cosmique vont imprimer à son capital biologique des dépenses qu'on ne peut certainement pas évaluer mathématiquement, mais qui se traduiront par une diminution de sa valeur. La vie ne va être de plus en plus qu'une série d'oscillations, de luttes entre la tendance à «persévérer dans l'être» et les causes de destruction de l'être vivant; bref, un état d'équilibre instable, la santé n'étant qu'un bel accident passager.
CHAPITRE VII
DU SEVRAGE A LA PUBERTÉ
Il est logique d'introduire une subdivision dans ce chapitre, et d'étudier d'abord l'enfant de deux à sept ans, d'autant que, à cette période de la vie, il n'y a pas à tenir compte de la différence des sexes.
I
Pendant cette période, la nutrition a son activité maximum, l'enfant améliore son capital, accumule les réserves; mais il faut bien savoir qu'il a aussi des dépenses colossales. Combien d'influx nerveux doit être dépensé pour faire connaissance avec le monde extérieur, pour apprendre le sens des mots, la notion des distances, etc.! On est effrayé en pensant au travail cérébral que supposent ces acquisitions.
De là ce grand principe, qu'il faut éviter à l'enfant toute fuite nerveuse inutile. Il faut presque se borner à le faire «boire, manger, dormir; manger, dormir et boire». Il faut avant tout, que l'enfant de cet âge dorme beaucoup. En aucun cas, on ne devrait le réveiller. Pour démontrer combien peu d'enfants ont leur dose optima de sommeil, prenez au hasard un enfant de cinq ans, laissez-le, un premier jour, dormir à volonté; il s'octroiera douze heures de sommeil. Le lendemain, il se réveillera après onze heures, le surlendemain et les jours suivants après dix heures. C'est donc que, au moment précis où l'expérience a commencé, il avait un arriéré de besoin de sommeil.
Quant au problème de l'alimentation, il est relativement simple, et l'expérience des mères de famille répond à la plupart des indications. L'enfant doit manger quatre fois par jour; mais, en général, il mange trop vite. Les parents devraient, pour leur usage personnel et pour le bien de leurs enfants, se rappeler qu'il existe des glandes salivaires sécrétant, chez l'homme adulte, 1 500 grammes de salive par jour, et que, si une bonne digestion commence dans la cuisine, elle se continue dans la bouche.
En réalité, cet âge de la vie est celui où il y a le moins d'influences nocives; et un peu de surveillance suffit pour que l'enfant se porte bien.
Les «maladies» accidentelles elles-mêmes évoluent, en général, d'une façon bénigne, quand elles ne sont pas troublées par une thérapeutique incendiaire. De là la faible mortalité afférente à l'âge que nous étudions, dénoncée par les tables qui servent de base aux calculs des Compagnies d'assurances sur la vie.
Quand l'enfant subit un choc accidentel quelconque, scarlatine, rougeole, angine, il se rétablit avec une rapidité contrastant avec la lenteur de la convalescence chez l'adulte, et encore bien plus chez le vieillard. Voyez, par exemple, une angine herpétique! Elle occasionne chez l'enfant de tumultueux symptômes: de la fièvre, du délire; mais, au bout de quatre jours, tout rentre dans l'ordre, et, quatre jours après, l'enfant paraît aussi bien portant qu'avant. Chez l'adulte, au contraire, le même nombre de points d'herpès sur la gorge provoque un état maladif moins tumultueux, mais qui se termine par une convalescence de quinze jours à un mois, pendant laquelle il a besoin de soins, ou tout au moins d'un repos, qui ne sont nullement nécessaires à l'enfant convalescent, doué de plus d'élasticité.
A partir de sept ans s'esquisse, chez certains enfants, une différenciation qui ira s'accusant d'année en année. Un oeil attentif va percevoir si l'enfant appartient au type musculaire ou au type cérébral. Le musculaire est cet enfant actif, aimant à jouer, turbulent, ne parvenant pas à fixer son intention pour un quart d'heure de suite, n'ayant, par conséquent, aucun goût pour l'étude telle qu'elle lui est imposée. Le cérébral est l'enfant réfléchi, n'aimant pas les jeux bruyants, et dont l'esprit est en avance notable sur celui des enfants de son âge. A chacun de ces deux enfants conviendrait une éducation différente; malheureusement, les nécessités sociales les soumettent, l'un et l'autre, à la même discipline pédagogique,—bien comprise, il faut l'avouer, pour les individus moyens. Mais si, pour ces enfants moyens, le système pédagogique actuellement en vigueur s'approche autant que possible de la perfection, il faut bien dire qu'il convient moins aux types extrêmes que nous venons de mentionner. Le petit musculaire, condamné à de longues heures d'étude, s'agite, s'inquiète, devient de plus en plus dissipé, et ne tarde pas à entrer dans la catégorie des enfants dits «paresseux». Sa santé physique peut ne pas souffrir outre mesure du régime compressif auquel il est soumis; il grandit, se porte bien en apparence; mais son cerveau est, pour ainsi dire, faussé, et ne donnera qu'un rendement inférieur. Chez le petit cérébral, au contraire, l'éducation moyenne peut amener des troubles de la santé physique: les récréations bruyantes et agitées, imposées après les repas, les longues promenades hebdomadaires, l'insuffisance du sommeil, une alimentation mal adaptée à son tube digestif, très vulnérable le plus souvent, le fatiguent à la longue; et, d'un enfant qui aurait pu donner les plus belles espérances, la pédagogie officielle fait un être malingre, nerveux, à terreurs nocturnes, en un mot un malade.
Faut-il donc préconiser l'éducation individuelle? Oui, dans les cas extrêmes et dans des circonstances exceptionnelles.
Une autre classe d'enfants chez lesquels l'éducation collective et le surmenage cérébral imposé par nos programmes amènent les plus fâcheuses conséquences, pour le présent et pour l'avenir, c'est celle des enfants que l'hérédité n'a pas préparés au travail cérébral. Tels ces fils de cultivateurs qui ont une longue hérédité terrienne, et que leur intelligence hâtive semble désigner comme particulièrement aptes aux études supérieures. Ce sont, quelquefois, de très brillants élèves; ils arrivent aux écoles supérieures: mais ils y arrivent malades, et seront malades toute leur vie.
De l'âge de sept ans à celui de la puberté, les «maladies» accidentelles sont presque inévitables, à cause de la promiscuité des enfants dans les écoles; mais elles sont, en général, de peu de gravité. Ce ne sont pas elles qui diminuent sensiblement le capital biologique individuel. Les fautes commises contre l'hygiène alimentaire sont d'une bien plus grande importance.
Combien on voit, notamment, de «maladies» aiguës qui ressemblent plus ou moins à la fièvre typhoïde, et qui sont dues à des indigestions! En général, l'hygiène alimentaire de l'enfant n'est pas assez surveillée. Les enfants mangent trop vite, comme nous l'avons dit plus haut; et, très souvent, ils mangent trop, précisément parce qu'ils mangent trop vite, la sensation de faim n'étant pas calmée par l'introduction brusque, dans l'estomac, d'une masse alimentaire mal élaborée. D'autre part, de trop nombreux parents, oubliant que ce n'est pas ce qu'on mange qui profite, mais ce qu'on assimile, se figurent qu'il faut que l'enfant mange beaucoup pour se donner des forces; et ce préjugé amène chez l'enfant des intoxications chroniques qui retentissent sur son système nerveux, sur sa croissance, jusqu'au moment où l'estomac surmené commence à protester. A partir de ce moment, le cercle vicieux est établi, et, si un régime alimentaire bien compris n'est pas institué, l'enfant devient un malade, et restera malade indéfiniment. C'est ce que M. le Dr Laumonier a très bien exposé dans un article du Correspondant médical de 1905:
Voici des enfants qui sont, en apparence, bien portants; ils mangent beaucoup, sont gros et gras, et bien que leur sommeil ne soit pas toujours aussi calme qu'il faudrait, pourtant on ne peut, à première vue, les accuser d'aucun trouble évident. Cependant, certains soirs principalement, ils se montrent tantôt plus énervés que d'habitude, tantôt plus abattus au contraire, et si, à ce moment, on prend leur température rectale, on constate 38° C, 38°5, parfois même 39° et au delà. Cet accès fébrile est d'ailleurs passager; le lendemain, il n'y paraît plus. On ne lui attribue généralement aucune importance, et les parents se gardent bien, pour si peu de chose, de faire appeler le médecin; ils ont tort, car cette fièvre digestive est le symptôme de troubles fonctionnels d'assez grande importance, et qu'il est en conséquence nécessaire de soigner dès le début.
Ces enfants, en effet, ne restent pas toujours gras et de belle apparence: peu à peu leur appétit, qui faisait l'admiration de leurs parents, fléchit; et aussitôt l'embonpoint et les belles couleurs disparaissent. Ils finissent ainsi par se transformer en enfants chétifs, maigres, pâles, ayant mauvaise haleine, présentant des alternatives de constipation et de diarrhée, souffrant parfois de douleurs stomacales vives; en un mot ce sont maintenant de véritables dyspeptiques.
Or, cette dyspepsie n'est que l'aboutissant fonctionnel extrême, pour ainsi dire, de troubles longtemps existants et dont les accès légers de fièvre digestive ont été l'un des premiers et des plus caractéristiques symptômes. Il suffit, pour s'en convaincre, de suivre avec quelque attention l'évolution progressive des phénomènes.
Très souvent, les enfants qui manifestent ces accès fébriles ont été, pendant leur première enfance, mal nourris, sinon comme qualité du lait, au moins comme quantité; en d'autres termes, leur ration a été trop copieuse. Puis, après le sevrage, ils ont été mis rapidement à la nourriture commune de la famille; ils ont mangé de tout, et trop; parfois aussi on leur a laissé prendre l'habitude de boire du vin, du café. Peu à peu, ainsi, ils sont devenus polyphages et polydipsiques.
C'est une grosse erreur de croire que l'enfant,—pas plus que l'homme, du reste—ne mange qu'à sa faim; toujours, ou presque toujours, à ce point de vue, la limite est dépassée. La quantité d'aliments ingérés est beaucoup plus une affaire d'habitude que de besoin réel, comme le prouvent manifestement les résultats du traitement imposé à ces petits malades. Quoi qu'il en soit, le fait est qu'ils mangent trop, dépassent ainsi les limites du pouvoir digestif de l'estomac, dans lequel les aliments, étant insuffisamment élaborés par les sécrétions digestives, stagnent et donnent lieu à des fermentations anormales. D'où, d'une part, l'insuffisance et l'épuisement des glandes gastriques, la dilatation et l'atonie stomacales, et, d'autre part, la production des substances toxiques qui, résorbées, entraînent l'auto-intoxication et l'élévation thermique qui en est la conséquence. Notons d'ailleurs,—et c'est là un point essentiel,—que la fièvre digestive peut se produire et se produit ordinairement avant que l'épuisement glandulaire et l'atonie ou l'ectasie gastriques soient complètement réalisés; elle coexiste plutôt à la phase de polyphagie et constitue un signe prodromique, avertissant que la limite digestive est dépassée, que l'estomac commence à se fatiguer, que l'auto-intoxication d'origine digestive est déjà manifeste.
Il est inutile d'insister ici sur les signes physiques divers de cet état, gros ventre, clapotage ou ectasie gastrique, gros foie... etc., ils sont bien connus et faciles à mettre en évidence; d'autres signes, plus incertains, dyspnée, terreurs nocturnes, manifestations cutanées, peuvent exister aussi, qui complètent la signification des premiers. Passons donc et arrivons au traitement.
La première indication est de réduire la ration alimentaire à ce qui est strictement nécessaire à l'enfant, suivant l'âge, le sexe, le poids, la taille, et de composer cette ration d'aliments faciles à digérer, fournissant le minimum de fermentation, tels que lait, oeufs, pain grillé, viande crue, purée de légumes. Sans en arriver au régime sec, qui a beaucoup d'inconvénients, on réduira cependant le plus possible la quantité de la boisson, constituée par de l'eau pure de bonne qualité ou des tisanes chaudes. Enfin, en outre des mesures hygiéniques générales, on assurera la liberté du ventre par des habitudes régulières ou à l'aide de quelques lavements tièdes, mais sans en abuser.
DE LA PUBERTÉ A L'AGE ADULTE
I.—CHEZ LA FILLE
Chez la petite fille, l'apparition des règles constitue un moment solennel dans l'existence. La plupart des mères de famille le savent, s'en inquiètent, mais ne connaissent pas les précautions à prendre. Ces précautions consistent à supprimer plus que jamais les fuites nerveuses. Ainsi, il convient alors de diminuer le travail cérébral, le travail musculaire, d'éviter à l'enfant les émotions, de la mettre à l'abri de toutes les influences qui, par action réflexe, retentissent sur son système nerveux (indigestions, coups de froid).
Pendant les premières périodes menstruelles, le repos presque absolu au lit s'imposerait, si les règles étaient douloureuses ou trop abondantes; et un repos relatif s'impose même quand elles sont correctes. Ce qu'il faut bien savoir, c'est que l'anémie qui accompagne, en général, cette période de la vie n'est justiciable ni du fer, ni du quinquina, ni de la suralimentation; ce qu'il faut pour la combattre, ce sont les précautions citées plus haut, et, par intervalles, quelques injections de cacodylate de soude, ou mieux, de cacodylate de magnésie. C'est là un des rares médicaments capables de rendre des services, à la condition formelle qu'il ne soit pris ni par l'estomac ni par l'intestin.
Une fois la menstruation établie, il ne faut pas s'inquiéter outre mesure si, pendant les premières années, les règles ne viennent pas à époques fixes, et il faut se déclarer satisfait si elles ne sont ni douloureuses, ni trop abondantes.
Plus tard, vers l'âge de dix-huit ans, il est fréquent de voir la santé des jeunes filles subir un assaut considérable, qui se traduit par de la chloro-anémie, avec état nerveux, suppression des règles, troubles dyspeptiques, constipation, etc.
Les causes en sont multiples. Chez la jeune ouvrière, c'est, le plus souvent, le surmenage physique, la vie anti-hygiénique des ateliers, l'accumulation des privations. Dans d'autre milieux, c'est le fait du surmenage intellectuel pour l'obtention des brevets. Mais, plus souvent encore, ce sont les causes morales qui portent atteinte au système nerveux. C'est une vocation contrariée, une suite continue de petits malentendus avec la famille, avec la mère en particulier. La mère, ne se décidant pas à s'apercevoir que sa fille grandit, continue à vouloir exercer sur elle une autorité despotique, contre laquelle l'enfant se cabre en vain pendant de long mois, et dont elle souffre de jour en jour davantage.
Dans d'autres cas, enfin, c'est une passion contrariée, un mariage désiré qui se trouve rendu impossible par la volonté intransigeante des parents, ou par des circonstances indépendantes de toute volonté ou même c'est un vague et obscur besoin du mariage: pour suivre, en somme, les lois de la nature, et donner satisfaction à cette sorte d'instinct de la maternité qui se rencontre chez la femme depuis son plus jeune âge, et se traduit, dans la première enfance, par le besoin de la poupée.
Quelle que soit la cause, le mal se prépare sourdement; puis, un jour, la «maladie» éclate, souvent à la suite d'une affection aiguë qui contribue à faire tomber brusquement la force de résistance du système nerveux.
Si variés que soient les symptômes par lesquels le mal se traduit, la thérapeutique doit être la même. Elle consiste à ne pas aggraver la «maladie» par une médicamentation intempestive; ce ne sont ni les pilules de fer, ni le drap mouillé, ni la douche froide qui pourront faire du bien à une jeune fille ainsi atteinte, ni même la suralimentation, malgré l'anémie évidente. Non: ce qu'il faut, c'est chercher la cause de la «maladie», et la supprimer ou l'amoindrir autant que possible.
Quand c'est le surmenage physique, le repos absolu s'impose, et la jeune malade arrive très vite à la guérison. Quand le surmenage physique n'est pas la seule cause à invoquer, rien n'est plus difficile que de doser le repos et l'exercice. Le plus souvent, le repos relatif est de rigueur. Dans d'autres cas, au contraire, chez les musculaires en particulier, un exercice modéré, et même poussé assez loin, peut produire d'excellents effets. Le médecin, appelé à se prononcer sur l'opportunité de ce moyen thérapeutique, basera son jugement sur les résultats de l'enquête qu'il fera au sujet du passé de la malade, et il aura le droit de procéder par tâtonnements. J'ajouterai que, dans les cas graves où le repos absolu s'impose d'abord, rien n'est plus difficile que de doser l'exercice dès que la malade est capable de le supporter, mais le principe est de rester en deçà de ce que la malade peut donner.
Quand la «maladie» de la jeune fille est due au milieu familial, le remède essentiel est de le lui faire quitter. Malheureusement, on attend souvent trop longtemps pour prendre ce parti radical; on attend que la vie soit devenue impossible, que la jeune fille ait perdu le sommeil, les forces, l'appétit, et soit dans un état d'excitation inquiétant. On l'isole alors dans une maison de santé ou d'hydrothérapie, où on lui impose le plus souvent, à notre avis, une séquestration trop radicale. Car la priver de toute visite, de toute correspondance, la soumettre à une discipline d'une sévérité exagérée, nous semble vraiment excessif. L'enfant se révolte, et ne tire de la cure d'isolement qu'un bénéfice relativement restreint. Elle prend sur elle pour simuler la guérison, et pour échapper à la tutelle des médecins; elle sort avec les apparences de la santé; mais elle n'est pas guérie, et, comme elle retombe dans le milieu familial hostile, la «maladie» ne tarde pas à renaître de ses cendres, jusqu'au jour où une circonstance quelconque amène enfin un changement de vie radical, qui la guérit.
Le mieux ne serait-il pas, quand c'est possible, d'éloigner l'enfant, de temps à autre, du milieu familial, dès qu'on s'aperçoit que c'est lui qui est l'ennemi, en la confiant soit à une parente intelligente, soit même à une garde bien choisie, jusqu'au moment où on trouvera à la marier, chose qu'il ne faudra faire qu'après mûre réflexion, mais qui, dans bien des cas, est le remède par excellence? Pendant les absences de la jeune fille, l'état nerveux du milieu familial lui-même se calme, ce qui rend la vie commune acceptable par intermittences. Loin de nous, cependant, l'idée de porter atteinte à l'esprit de famille en proposant pareille mesure; nous ne la considérons que comme exceptionnelle et comme un pis-aller, préférable souvent à la maison de santé, et, en définitive, moins onéreuse.
Chez les gens peu fortunés, on n'a pas la ressource de la séparation, même momentanée. Heureusement, chez eux, les contacts entre parents et enfants ne sont pas incessants. La jeune fille a toujours une certaine indépendance; elle n'est pas soumise à une tyrannie de tous les instants. En outre, son système nerveux est moins vulnérable, de sorte que l'influence néfaste du milieu familial est rarement une cause de «maladie». Nous connaissons cependant de jeunes ouvrières dont la santé a fini par sombrer, du fait du milieu dans lequel elles étaient condamnées à vivre: père alcoolique, qui les battait au retour de l'atelier, mère ou belle-mère acariâtre, frère débauché, etc. La pauvre victime résiste tant qu'elle peut, jusqu'au jour où elle quitte avec éclat la maison paternelle, à moins que, victime résignée, elle ne voie peu à peu s'effriter son capital nerveux. Elle devient ainsi une proie toute désignée pour la tuberculose, qui met fin à ses misères; souvent aussi sa déchéance se traduit par l'apparition de la folie, et l'asile d'aliénés lui ouvre ses portes.
D'autres fois, avons-nous dit, c'est une vocation contrariée qui met la jeune fille en état de «maladie». Il n'y a pas à se le dissimuler, quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur la légitimité des vocations religieuses, lorsqu'une vocation est sincère, toutes les entraves qu'on lui apportera ne serviront de rien. La jeune fille souffrira, deviendra de plus en plus malade, et force sera un jour de céder. Nous avons suivi plusieurs de ces drames intimes et ignorés, qui torturent même les familles chrétiennes; et le résultat final a toujours été le même: la jeune fille a retrouvé la santé dès qu'elle a eu gain de cause.
Exemple. Une jeune fille de vingt-deux ans luttait respectueusement, depuis trois ans, contre sa famille, pour obtenir l'autorisation d'entrer au Carmel. Elle en était arrivée à un degré avancé de «maladie», restant des huit et quinze jours sans garde-robe, malgré l'hygiène intestinale la plus soignée, ne pouvant plus lire ni supporter une conversation; elle maigrissait à vue d'oeil, et ne pouvait plus quitter son lit, tant les forces physiques étaient diminuées. Gravement préoccupé de l'issue de cette «maladie», dont je connaissais la cause, je crus remplir mon rôle de médecin en m'instituant l'avocat de la malade. Or, dès qu'elle eut obtenu l'autorisation sollicitée depuis si longtemps,—et que, par parenthèse, elle avait cessé de demander depuis un an, pour ne pas torturer sa famille,—nous vîmes la santé revenir avec une rapidité prodigieuse. Tous les organes inhibés se remirent à fonctionner, et, un mois après, la jeune fille entrait au Carmel. Quelle ne fut pas notre stupéfaction d'apprendre que, le troisième jour, elle lavait les escaliers à grande eau, pleine d'énergie et de bonne humeur!
Quelque respectueux que l'on doive être de l'autorité des parents, il faut que cette autorité sache s'effacer devant la volonté ferme, réfléchie, bien arrêtée d'une jeune fille; la justice le demande, et ajoutons que l'intérêt l'exige.
Les mêmes considérations s'appliquent au cas où une jeune fille veut, envers et contre tous, épouser le jeune homme de son choix. Certes, neuf fois sur dix, elle ferait mieux de suivre l'avis de ses parents, qui ont l'expérience de la vie. Mais l'expérience est semblable à un habit fait sur mesure, et qui ne va bien qu'à celui pour lequel il est fait. Aussi, lorsque, malgré les sages raisonnements, la jeune fille s'obstine et s'entête, estimons-nous qu'il faut lui céder après un délai raisonnable. On doit haïr la persécution, de quelque part qu'elle vienne.
Dans d'autres cas, avons-nous dit encore, la jeune fille est victime de son tempérament, qui ne trouve pas dans les joies de la famille une satisfaction suffisante: elle éprouve le besoin de se marier. C'est alors aux parents à l'aider dans son choix, car cet état d'âme peut amener la «maladie».
Mais, dans tous les cas, la jeune fille malade doit, avant de se marier, subir un traitement médical; car elle n'a pas le droit de se marier en état de «maladie». Le mariage, le plus souvent, ne la guérirait pas. Or il faut bien savoir que, au début de la vie conjugale surtout, elle n'a pas le droit d'être malade. C'est donc une raison de plus pour la soigner avant le mariage. En général, d'ailleurs, cette cure est des plus simples: la cause de la «maladie» ayant disparu, et le capital biologique n'étant pas encore gravement entamé, le rôle de la thérapeutique se réduit à peu de chose.
II.—CHEZ LE GARÇON
Chez le jeune garçon, de la puberté à l'âge adulte, les influences capables d'amener la «maladie» sont également multiples. Signalons, parmi les principales :
I. Le surmenage scolaire;
II. L'abus des sports;
III. Les déviations de l'hygiène sexuelle (habitudes solitaires et prématuration).
I. Que faut-il penser du surmenage scolaire, dont on a fait si grand bruit il y a quelques années? Les brillantes discussions de l'Académie de médecine n'ont pas empêché les programmes de se surcharger d'année en année; et ils se surchargeront encore davantage, cela est inévitable, c'est la loi même du progrès; vouloir aller contre, c'est vouloir remonter le courant. Mais, à la vérité, ce soi-disant surmenage ne nous effraie pas outre mesure, car il faut compter: 1° avec les nouvelles méthodes d'enseignement, supérieures à celles d'autrefois; 2° avec une adaptation du cerveau des générations actuelles et futures à un travail cérébral plus considérable. N'est-ce pas ce manque d'adaptation qui rend si dangereux le travail cérébral chez les «déracinés» dont nous avons dit un mot au chapitre précédent?
Est-ce à dire que tout soit pour le mieux dans le meilleur des systèmes pédagogiques? Non. Le jeune homme ne travaille pas trop, mais il travaille mal, il n'a pas le respect du temps. En outre, il ne dort pas assez, et on n'a pas assez le respect de son sommeil: du sommeil qui dompte tout, suivant la forte expression d'Homère.
Un groupe de médecins anglais vient de commencer une campagne de presse pour obtenir que l'élève des collèges anglais puisse dormir plus longtemps. Ils avaient été précédés dans cette voie par le Dr Chaillou5, directeur de l'hygiène d'un grand établissement d'instruction, qui dès 1903, a eu l'idée excellente d'installer, dans le pensionnat, ce qu'il appelle une «chambre des dormeurs». Là, les jeunes gens fatigués momentanément vont, tout simplement, se reposer suivant leurs besoins; et jamais ils n'abusent de la permission. Il est vrai de dire que ce sont de grands jeunes gens, candidats aux écoles, et que l'intelligente discipline générale de la maison est de nature à prévenir tout abus.
II. Abus des sports.—Si pour l'homme sain l'exercice est nécessaire à la santé, cet exercice, lorsqu'il est poussé à un degré excessif, devient un facteur important de «maladie».
L'exercice, quand il est méthodique, bien gradué, peut être poussé très loin sans provoquer d'accidents; c'est ainsi que, chez les professionnels des cirques, la santé se maintient excellente, comme j'ai pu m'en rendre compte par une enquête faite chez Barnum. Le médecin attaché à la troupe de Barnum jouirait d'une véritable sinécure, s'il n'avait pas à compter avec les accidents d'ordre chirurgical.
Mais, remarquons-le, les hommes du cirque sont sélectionnés, ce sont des professionnels: ils ne font pas autre chose que des tours de force; toute leur activité, physique, intellectuelle, est concentrée sur ces questions d'exercice musculaire.
Ajoutons que l'exercice est savamment gradué par des gens du métier, qui savent par expérience ce que c'est que l'entraînement; disons enfin que les gens des cirques observent une sage hygiène; ils savent que tous les écarts se payent, et ils sont, à tous égards, d'une sobriété exemplaire.
Tout autres sont les conditions dans lesquelles se trouve l'homme du monde qui fait du sport. Parfois il a une profession; c'est donc sur les loisirs qu'elle lui laisse, et souvent sur son sommeil, qu'il prend le temps de faire les exercices qui le passionnent; quand il n'a pas de profession, il est rare qu'il ait la modération exemplaire signalée plus haut, et, alors, il ne dépense pas son influx nerveux qu'en exercice physique.
Mais, dans tous les cas, le principal ennemi du sportsman, c'est le sport, c'est-à-dire l'émulation qui existe presque fatalement entre ceux qui s'occupent avec passion d'exercices physiques, et qui fait que chacun d'eux veut devancer son voisin.
Le bicycliste isolé risquerait rarement d'arriver au surmenage; ce qui le fatigue, c'est de voyager en compagnie d'autres camarades, à cause de l'excitation qui se communique des uns aux autres, et qui les porte tous à donner plus qu'ils ne peuvent. L'escrime, souvent, n'aurait pas sa raison d'être, sans le désir de l'emporter sur ses partenaires; de là le danger spécial de cet exercice. Si l'on veut bien se rappeler qu'il est pris, en général, dans un air confiné, qu'il exige une dépense considérable d'influx nerveux, une tension permanente de l'esprit, un excès de rapidité dans les mouvements, on comprendra que c'est plus un exercice cérébral qu'un exercice musculaire, et que les gens qui croient se reposer du travail cérébral en faisant de l'escrime sont bien vite détrompés. Le sage est celui qui, désirant se reposer du travail cérébral par l'exercice, s'attache aux exercices qui ne demandent pas d'attention, aux exercices automatiques dans lesquels la moelle seule intervient; marcher, ou mieux encore courir suivant les bons principes, scier du bois, tourner une roue de pompe, labourer, ramer, etc.
L'automobilisme «tient le record» parmi les exercices qui épuisent le système nerveux; nous ne parlons pas, bien entendu, des hommes qui se servent de l'automobile comme d'un moyen de locomotion, mais de ceux qui en font un moyen de distraction. Quelques-uns arrivent à une mentalité toute spéciale, à un état de folie qui n'a pas encore reçu de nom, et qu'on pourrait appeler la folie de la vitesse: quand ils sont sur leur machine, ils ne voient que le ruban de route qui se déroule devant eux, le reste de la terre a cessé d'exister. Ils ne voient point, ils n'entendent point: ce sont des mangeurs de kilomètres, ce ne sont plus des hommes. Et, chose curieuse, l'automobiliste n'a pas besoin d'émulation, il se suggestionne lui-même, et devient le propre artisan de son délire.
Mais les dangers des sports deviennent encore plus considérables quand ils sont pratiqués par des organismes en voie de formation, par des jeunes gens, par des écoliers. Or, il y a quelques années, avait soufflé un vent, venu d'Angleterre, qui avait véritablement tourné la tête à certains hommes s'occupant des problèmes de pédagogie,—ou plutôt qui avait affolé l'opinion publique, et les pédagogues subissaient le courant. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on ne parlait plus, dans les établissements scolaires, que de sports et de gymnastique. La culture intellectuelle paraissait devoir être mise au second plan. Mais on n'a pas tardé à voir qu'il y avait abus. Les excellents travaux du Dr Lagrange et du Dr Legendre, l'intervention des médecins dans la Ligue des Pères de Famille, ont mis un frein à cet engouement, qu'on ne rencontre plus que dans quelques institutions où l'on s'obstine à imiter l'éducation anglaise, sans se rappeler que nos petits Français ne sont pas des Anglo-Saxons. Je me demande d'ailleurs si les petits Anglo-Saxons eux-mêmes de l'âge de douze et treize ans se trouveraient bien de faire des courses de 4 et 5 kilomètres au pas gymnastique, sans progression et sans entraînement préalable, comme je sais qu'on en impose aux enfants dans les institutions dont je parle.
III. Déviations de l'hygiène sexuelle.—Tous les pédagogues et tous les pères de famille soucieux de l'avenir de leurs enfants sont, à juste titre, préoccupés de l'important problème de l'éducation sexuelle; mais tous sont loin de le résoudre dans le même sens. Les uns estiment qu'il ne faut rien dire aux enfants, ni même aux jeunes gens; les autres, qu'il faut au contraire aborder le redoutable problème en face, et le plus tôt possible. La vérité, comme en bien d'autres circonstances, se trouve entre ces deux extrêmes.
Il est bien certain qu'il faut que, à un moment donné, le jeune homme soit averti des dangers qu'il court en s'abandonnant à des aberrations de l'instinct génésique, ou encore à l'usage prématuré des fonctions sexuelles, et qu'il faut aussi qu'il connaisse de bonne heure le péril vénérien. Mais quels moyens employer pour l'instruire? Est-ce au père de famille que revient ce rôle éducateur? Oui, s'il a suffisamment gagné la confiance de ses enfants, et s'il se sent capable de cette mission délicate; dans d'autres cas, c'est au médecin de la famille que doit être dévolu ce soin; et, dans les pensions, lycées, institutions, c'est encore au médecin de la maison, et, dans une certaine mesure, à ceux des professeurs qui vivent le plus avec les élèves.
Convient-il de donner à ceux-ci un enseignement collectif? La tentative a été faite, récemment, dans plusieurs lycées de Paris. Il faut avouer qu'elle est ardue, mais les bons résultats ont dépassé toute attente. Cependant je suis avec M. l'abbé Fonsagrives partisan plutôt de l'enseignement individuel, compris dans un sens libéral, sous forme de causerie du professeur avec un petit nombre d'élèves.
Jusqu'au moment où il est raisonnable d'aborder devant les enfants ces délicats problèmes, le rôle de l'éducateur doit se borner à exercer autour d'eux une surveillance assidue, et à retarder le plus possible l'éclosion de l'instinct sexuel. Pour ce faire, il faut imposer à l'enfant de la fatigue physique, la pousser au maximum de la tolérance, dussent les études en souffrir momentanément. C'est de la bonne économie, sans cependant qu'on doive verser dans cet abus des sports que nous avons dénoncé plus haut. Ici se retrouve, comme dans tous les problèmes de l'hygiène, cette question de dosage, de mesure, qui comporte un nombre indéfini de solutions, d'après la variété des cas individuels.
Les dangers que court l'enfant en s'abandonnant à des aberrations de l'instinct sexuel sont moins grands que ne l'a dit Tissot, mais ils sont néanmoins considérables, et le capital nerveux de l'enfant est vite entamé par les habitudes vicieuses. De là ces formes vagues de neurasthénie avec difficulté pour le travail, timidité maladive, manque de confiance en soi, céphalée, traits tirés, yeux cernés, amaigrissement, amoindrissement de la valeur du sujet. Un médecin éclairé ne s'y trompe pas. Il doit alors trouver moyen de prendre l'enfant à part, à la fin de la consultation, et lui dire à brûle-pourpoint, en le regardant fixement: «Mon ami, je sais la cause de votre mal!» Il faut ensuite provoquer quelques aveux discrets, et la consultation doit se terminer par une promesse formelle de l'enfant de se corriger. La psychothérapie, en ce cas, vaut mieux que les médications pharmaceutiques les plus savantes: elle manque bien rarement son effet et elle peut être grandement aidée, dans certains cas, par la psychothérapie hypnotique, dont nous parlerons plus loin.
Quant au danger que fait courir la prématuration des fonctions sexuelles, c'est chose certaine que tout usage de ces fonctions devient un abus, tant que l'organisme n'a pas atteint son complet développement. L'être humain ne devrait aborder l'acte destiné à perpétuer la vie qu'à partir du moment où il est, lui-même, en pleine possession de toute sa vigueur physique. Jusqu'à ce moment, la continence n'est pas préjudiciable. La question a été étudiée à fond, et résolue dans le même sens par les moralistes et par les hygiénistes. La continence n'est presque pas pénible, elle ne le devient que si des excitations factices ont éveillé de trop bonne heure l'instinct sexuel. Elle est recommandable au point de vue moral; elle entretient, chez le jeune homme, ce sentiment qu'on ne saurait trop développer, «le respect de la femme»; et, à vrai dire, c'est elle seule qui le met sûrement à l'abri des contaminations vénériennes.
Le grand public commence à connaître le péril vénérien, et, surtout, à oser en parler. On ne saurait croire combien l'ingénieuse trouvaille de M. Brieux, qui a désigné sous le nom d'avarie la plus redoutable des «maladies» vénériennes, la syphilis, a fait faire de progrès à l'opinion publique. Le mot, d'ailleurs, méritait de faire fortune; et nous aimerions aussi voir employer le terme de «petite avarie» pour désigner la blennorragie, dont les méfaits sont plus considérables que ne le croit le public, et même que ne le croient beaucoup de médecins.
Ce que le public ignore encore, c'est l'âge auquel les jeunes gens sont le plus souvent contaminés. Ainsi que l'a démontré le Dr Ed Fournier, c'est beaucoup plus tôt qu'on ne se le figure généralement; et non seulement à Paris, mais partout, ainsi que le démontrent les statistiques de toutes les armées, qui enregistrent beaucoup plus de «maladies» vénériennes à la première année de service qu'aux années ultérieures, parce que, parmi les malades enregistrés à la première année, figurent tous ceux qui étaient contaminés avant leur entrée au régiment.
Nous ne saurions trop recommander à ce sujet la lecture et la méditation de l'excellente brochure du professeur A. Fournier: Pour nos fils quand ils auront dix-huit ans. En quelques pages s'y trouvent nettement indiquées, et sans aucune exagération, la gravité du péril vénérien, la conduite à tenir pour l'atténuer quand on est atteint, et pour l'éviter. Cette brochure est bonne à lire, elle est nécessaire et suffisante aux conférenciers qui veulent répandre la vérité.
Nous n'avons pas à insister ici sur les méfaits de la syphilis. C'est toujours une «maladie» grave, quelquefois elle est très grave, et cela dès les premiers mois qui suivent son apparition. Elle se traduit alors par les plus importants symptômes de la déchéance organique, céphalée violente, anémie aiguë, perte des forces, albuminurie, etc.; inutile de dire que, dans ce cas, elle fait subir au capital biologique un déchet énorme. Heureusement le traitement mercuriel intensif est là pour réparer, dans une certaine mesure, le désastre.
D'autres fois, la syphilis amène chez le malade de telles préoccupations morales qu'elle devient un danger imminent. L'angoisse peut même conduire au suicide. Il faut que le médecin et le père de famille connaissent cette syphilophobie, pour rasséréner la victime, dans la mesure nécessaire. Mais dans tous les cas la syphilis, cause d'amoindrissement énorme de la valeur du sujet, devra être traitée énergiquement, dès le début et pendant un temps prolongé,—au moins quatre ans,—par des traitements successifs.
Chez la jeune fille, la syphilis est également à redouter. Nombre de jeunes filles de la classe ouvrière connaissent tout ce qui est relatif aux questions vénériennes; elles n'en ignorent que le danger. C'est à leur usage que j'ai écrit naguère une petite brochure intitulée: Pour nos filles. Les services qu'elle est appelée à rendre ne sont pas comparables à ceux que rendra sa soeur aînée, l'excellente brochure du professeur Fournier; et si je la mentionne, ce n'est certes point par une enfantine vanité d'auteur: c'est que, de divers côtés, on m'a affirmé qu'il était bon de la faire connaître.
III—CAUSES MORBIGÈNES COMMUNES AUX DEUX SEXES.— «MALADIES» ACCIDENTELLES
C'est à dessein que nous plaçons ces observations à la suite de l'étude consacrée aux jeunes garçons, car les jeunes filles, entourées de soins à l'âge qui nous occupe, ont relativement peu de «maladies» accidentelles. Chez le jeune homme, au contraire, plus ou moins mal surveillé, plus ou moins surmené par un travail cérébral auquel son cerveau n'est pas encore complètement adapté, ou par le travail musculaire, pour lequel ses muscles, encore en état de développement, ne sont pas suffisamment préparés, la flore microbienne trouve un excellent terrain de culture. Nous ne pouvons pas passer en revue la pathologie de cet âge; faisons seulement remarquer que la «maladie» accidentelle ou bien tue l'individu, ou bien laisse un reliquat définitif sur un organe quelconque (endocardite du rhumatisme, etc.): mais il est très rare que, à cette période de la vie, elle amène l'amoindrissement prolongé ou définitif de la valeur du sujet. En d'autres termes, souvent, chez les jeunes gens, l'affection aiguë aboutit à une convalescence franche, sans ébranler l'organisme; à cet âge, comme dans l'enfance, l'organisme est doué d'une grande élasticité, et rebondit facilement.
Exception doit être faite pour la tuberculose; c'est, par excellence, la «maladie» de l'âge adulte. Contractée, le plus souvent, dans la plus tendre enfance, elle sommeille jusqu'au moment où les mauvaises conditions de milieu, la misère physiologique, le surmenage, mettent le terrain en état de moindre résistance. De là son maximum de fréquence de dix-huit à trente-cinq ans.
De cette conception, qui n'est pas encore classique, mais qui commence à pénétrer dans les esprits, grâce aux travaux du professeur Grancher, et à ceux de M. le médecin inspecteur Kelsch, sur la tuberculose dans l'armée, découle la véritable prophylaxie de la tuberculose. C'est en vain que l'on dépenserait beaucoup d'argent pour fonder des sanatoria; le sanatorium ne convient qu'aux riches. C'est peut-être un bon instrument de cure: sûrement ce n'est pas le meilleur, et, en tout cas «ce n'est pas le meilleur instrument de la lutte contre la tuberculose en tant que «maladie» sociale» (Grancher). Voyez, en effet, ce qu'il faudrait pour qu'un sanatorium populaire donnât un rendement social appréciable! Il faudrait: 1° à l'entrée du sanatorium, un dispensaire de dépistage pour ouvrir la porte aux seuls malades légèrement atteints; 2° pendant le séjour du malade au sanatorium, une oeuvre de secours pour sa femme et ses enfants; 3° à la sortie du sanatorium, la double ration de repos et la demi-ration de travail pendant un temps presque illimité! Le Congrès de la tuberculose de 1905 a d'ailleurs sonné le glas sur les sanatoria populaires, et les médecins de tous les pays, dans une heure de sens commun et de clarté, ont voté la même formule: «En fait de tuberculose, la préservation domine l'assistance.» Nous serons moins sévères dans notre appréciation des dispensaires: ils peuvent rendre quelques services pour l'éducation populaire; mais les véritables oeuvres de l'avenir, on ne saurait trop le répéter, sont les oeuvres de préservation, celles qui arrachent un enfant sain d'un milieu contaminé; ce sont les oeuvres d'hôpitaux marins, pour les enfants atteints de tuberculose locale et non contagieuse; ce sont les colonies de vacances, etc. Ce sont, surtout, les diverses oeuvres sociales luttant contre la misère: car la misère est le grand, le plus grand facteur de la tuberculose.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I
MATURITÉ
Voici l'homme arrivé à l'âge adulte; il est en pleine possession de tous ses moyens, son capital a été progressivement amélioré et lui rapporte de gros intérêts; il s'agit maintenant de l'utiliser, de le faire valoir, d'obtenir de lui son rendement maximum.
L'ère des ménagements est passée, il faut à tout prix que l'homme travaille et produise. On l'alimentera en conséquence: la dépense étant considérable, il faudra que l'aliment soit réparateur. Le point essentiel est de ne pas dépasser la dose des dépenses, d'utiliser le capital, mais non de l'amoindrir, de chauffer la machine, sinon à blanc, du moins à la température maxima tolérée, pour ne pas l'user trop vite, et surtout pour ne pas la faire éclater. Il faut, en somme, que l'homme produise; et, à s'écouter vivre avec trop de prudence, il ne ferait que s'empêcher de mourir. Bien plus; de même qu'un capitaliste avisé, quand il possède beaucoup de fonds disponibles, quand il a ce qu'on appelle de la «surface», n'a pas peur, de temps à autre, de risquer une somme raisonnable dans une affaire qui n'est pas de tout repos; de même l'homme bien portant, à capital solide, ne doit pas craindre, à certains moments, de se dépenser un peu plus que ne l'exigerait la sage hygiène, à la condition que l'effort ne soit ni trop excessif, ni trop prolongé, et qu'une période de repos succède à cette période de travail intensif. (De là la nécessité des vacances et du repos hebdomadaire).
Soit, dira-t-on, nous acceptons le principe, nous croyons qu'il est bon que l'homme actif, intelligent, bien portant, donne de temps à autre ce qu'on appelle un «coup de collier», quitte à réparer sa dépense excessive par un repos plus ou moins prolongé, mais quel est le critérium? à quel signe reconnaîtrez-vous que l'homme n'a pas dépassé la mesure de ses forces, et qu'il ne court pas à la banqueroute?
Le principe général est qu'il faut arriver aux confins de la fatigue, mais ne jamais atteindre la fatigue douloureuse. Quand il s'agit de travail musculaire, le critérium est relativement facile à trouver. On est averti qu'on a dépassé la mesure de ses forces par deux symptômes caractéristiques: la diminution d'appétit et la diminution de sommeil.
Cette donnée pourrait même rendre de grands services aux chefs militaires, dont l'idéal, très légitime, est de faire produire à la machine humaine son maximum de rendement, sans épuiser cependant les forces des soldats. Malheureusement, quelques-uns d'entre eux confondent l'entraînement et l'épuisement; ils arrivent à avoir des troupes qui n'ont pas de valeur réelle, tout en ayant les apparences de la force. Ces troupes, qui se sont présentées sous le plus bel aspect à des manoeuvres de quelques jours, seraient incapables d'entrer en campagne et de supporter des fatigues prolongées. Si les chefs de corps avaient eu la précaution de s'enquérir de la façon dont les soldats mangent, ou de voir, après une marche prolongée, comment ils mangent, de surveiller de temps à autre le tonneau des eaux grasses, qui recueille tous les restes des repas, ils auraient vu que le travail excessif se traduit par une baisse dans l'appétit. S'ils passaient, le soir, dans les chambrées, d'une façon inopinée, ils verraient qu'à la suite de fatigues excessives les hommes ne dorment pas bien. Et rien ne les empêcherait, d'ailleurs, de prendre parfois l'avis de leurs médecins.
Nous ne dissimulons pas la difficulté du problème, d'autant que, chez l'homme qui a subi un entraînement méthodique, la sensation de fatigue disparaît; l'homme entraîné ne connaît pas la fatigue. L'épuisement, chez lui, se traduit exclusivement par la diminution du poids, de l'appétit et du sommeil, comme aussi, dans le milieu militaire en particulier, par l'apparition des «maladies» dites accidentelles.
Et si le problème est difficile tant qu'il ne s'agit que de dépenses musculaires, il devient plus complexe encore quand il s'agit de dépenses cérébrales. Voici un commerçant obligé de brasser de grosses affaires. Il est réveillé, le matin, par le téléphone voisin de son lit; pendant toute la journée, il n'a pas un quart d'heure de tranquillité; il sent peser sur lui des responsabilités écrasantes; sa vie n'est qu'une série d'inquiétudes. Qu'à ce surmenage incessant viennent s'ajouter des chagrins de famille, etc., voici notre homme qui, tout d'un coup, tombe dans la «maladie». Le moindre prétexte suffit pour amener le déclanchement: c'est une émotion un peu violente, c'est une perte d'argent, c'est une «maladie» infectieuse plus ou moins légère, qui ouvre la brèche, et voilà la «maladie» installée!
Cet homme aurait-il pu éviter le cataclysme? A-t-il eu, depuis dix ans qu'il surmène son cerveau, un avertissement quelconque lui indiquant qu'il dépasse les limites de son élasticité, et qu'il puise à pleines mains dans un capital insuffisamment réparé chaque jour? Oui, le plus souvent! C'est, par exemple, un vertige qui est apparu, à un moment donné. Si cet homme avait tenu compte de ce qu'on pourrait appeler «un avertissement sans frais», il aurait immédiatement diminué le travail, ou même l'aurait suspendu pendant quelques jours. Mais il n'en a pas tenu compte, il a pensé que ça passerait. D'autres fois, c'est une sorte d'endolorissement de la tête, non pas passager, mais permanent, qui constitue l'avertissement, avec bourdonnements de l'oreille gauche. (Cette prédominance des bourdonnements à gauche, de la diminution de l'acuité auditive à gauche, se rencontre à toutes les phases de la «maladie».) D'autres fois encore, c'est une sorte de sensation de fatigue permanente, exagérée surtout le matin, avec diminution d'appétit, constipation, autrement dit avec les petits symptômes de la grande «maladie». Il est tout à fait exceptionnel que le krach se produise sans de tels phénomènes prémonitoires. Cela arrive, cependant, et c'est chez les natures les plus admirablement douées en apparence.
Quand le sujet est soumis à un surmenage intellectuel et musculaire à la fois, il réalise les conditions les plus parfaites pour arriver à l'épuisement rapide; aussi ne saurait-on protester trop énergiquement contre le préjugé des gens du monde, qui se figurent que l'exercice musculaire repose du travail cérébral, et que le surmené cérébral doit, pour bien se porter, faire de l'exercice, de la bicyclette, de la marche forcée, à ses moments disponibles. C'est là une erreur énorme dont la pédagogie commence à faire justice. Certes il est des hommes, admirablement doués, qui peuvent supporter une dépense considérable à la fois au point de vue musculaire et au point de vue cérébral: mais ce qu'il faut bien se rappeler, c'est que, dès que surviennent les premiers symptômes du surmenage, on doit aussitôt réduire la dépense totale, et la dépense musculaire en particulier; à ce prix seulement on aura chance d'échapper aux griffes, toujours prêtes à s'abattre sur nous, de la «maladie».
CHAPITRE II
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA «MALADIE»
Plusieurs fois déjà, dans le cours de ce travail, j'ai eu l'occasion de parler de la «maladie», sans préciser le sens exact que je donnais à ce mot. Mais le moment est venu de tenter, sinon une définition scientifique de la «maladie»,—définition aussi impossible que celles, par exemple, de la richesse, de la vertu, ou de la beauté,—tout au moins une explication sommaire de ce qu'est, à mes yeux, cette chose indéfinissable; des principaux caractères qui lui sont propres; et des traits qui la distinguent de ces manifestations pathologiques bien déterminées que l'on appelle communément les «maladies», et que j'appellerais volontiers des «accidents», par opposition à la nature plus générale, plus profonde, et infiniment plus complexe, de la «maladie».
Voici quatre personnes qui, dans une même après-midi, se présentent à ma consultation. Ce sont quatre malades: il ne faut pas être grand clerc pour l'affirmer a priori. Mais voyons ce que nous enseignera l'étude détaillée, et surtout réfléchie, de chacune de ces quatre personnes, qui paraissent se ressembler aussi peu que possible, et n'avoir l'une avec l'autre absolument rien de commun. L'une est grande et forte, l'autre petite et malingre; l'une est obèse, l'autre d'une maigreur inquiétante. Les souffrances que chacune accuse sont tout à fait différentes, de l'une à l'autre; les causes qui ont paru engendrer ces souffrances semblent opposées: chez l'une l'excès de fatigue, chez une autre l'excès d'oisiveté, etc.
Essayons à présent d'approfondir un peu notre investigation. Ah! ce n'est pas un mince travail que d'étudier un malade, de fouiller son hérédité, de le suivre depuis le jour de sa naissance, voire même de sa conception, de noter tous les incidents pathologiques de son enfance, de sa jeunesse, de son adolescence, d'apprécier son degré de santé pendant les périodes qui ont séparé ces divers incidents, de se reconnaître au milieu du luxe de détails avec lequel il décrit ses misères, en un mot de reconstituer à la fois le bilan complet de son état présent et le tableau du chemin qu'il a suivi pour y parvenir. Mais cette étude méticuleuse est nécessaire; sans elle, pas de diagnostic possible, pas de traitement rationnel; d'elle seule pourra résulter la connaissance véritable du malade, c'est-à-dire l'appréciation de ce qu'il vaut, du point précis où il en est dans son évolution. Et j'ajoute que ce n'est que lorsqu'on a étudié ainsi des centaines et des centaines de malades que l'on commence à avoir une idée nette de ce que c'est que la «maladie».
Voici donc une première malade, que je connais depuis cinq ans. C'est une femme de trente-deux ans, dont on devine dès le premier abord la vivacité d'intelligence, et avec laquelle le médecin comprend tout de suite,—à sa grande satisfaction,—qu'il va pouvoir causer utilement.
L'enquête m'apprend qu'elle a eu un capital initial excellent: un grand-père paternel mort à soixante-quinze ans, asthmatique, la grand'mère paternelle morte à quatre-vingt-quatre ans. Du côté de l'hérédité maternelle, il n'y a pas non plus de tares transmissibles: le grand-père mort à soixante-quinze ans, la grand'mère vivant encore à quatre-vingt-deux ans. Il est vrai que l'hérédité directe est peut-être un peu moins parfaite. Le père de Mme X... est mort à cinquante-deux ans, d'une affection cérébrale, après avoir toujours été très nerveux. La mère, d'autre part, un peu délicate, continue à se bien porter, à la condition de s'écouter vivre.
Ce capital initial a été bien géré pendant les premières années de la vie. Nourrie au sein, Mme X... a pu supporter sans dommage appréciable divers assauts, tels que la coqueluche, la rougeole, la varicelle. A huit ans, cependant, s'est produit un épisode plus important: une jaunisse, qui a duré un mois, et qui semble indiquer que le système digestif était, chez cette malade, le point faible. Un médecin avisé, qui l'aurait suivie de près depuis lors, n'aurait pas manqué de remarquer qu'elle était, si l'on peut dire, une candidate à la dyspepsie.
Toutefois, jusqu'à l'âge de vingt-six ans, Mme X... n'eut aucun phénomène grave, d'origine stomacale ou intestinale: mais elle avait de petits symptômes, un manque d'appétit entremêlé de fringales, de la constipation, etc... Et, malheureusement pour elle, ces petits symptômes ont passé inaperçus. L'enfant a été soumise, dans un couvent, à l'alimentation des autres pensionnaires; elle a mangé vite, par conséquent mangé mal; bref, rien n'a été fait pour mettre en bon état son système nerveux abdominal, qui, sans protestations graves, fonctionnait déjà d'une façon défectueuse.
De onze à vingt-six ans, c'était le système nerveux cérébral qui, seul, paraissait défectueux. Dès l'âge de onze ans, elle avait des tristesses vagues, des idées de mort, qui ne firent que s'accentuer.
A dix-sept ans surtout, son entourage remarquait cet état de mélancolie. D'un caractère inégal, la jeune fille ne travaillait qu'à sa guise, acceptant péniblement toute discipline.
A dix-huit ans, la mort de son père lui causa un violent chagrin; et cet assaut ébranla si fortement son système nerveux que, six semaines après, sans cause connue, sans refroidissement préalable, elle dut garder le lit pendant un mois, pour une «maladie» qualifiée «rhumatisme mono-articulaire», mais avec prédominance de symptômes nerveux graves (angoisses cardiaques, insomnies). Elle ne se remit vraiment de cette crise qu'un an après, lorsque des projets de mariage opérèrent en elle une sorte de dérivation.
Mariée à dix-neuf ans, elle ne tarda pas à retomber dans le même état nerveux, auquel se joignirent des phénomènes névralgiques (névralgie lombo-abdominale gauche), apparaissant subitement, et l'immobilisant pendant quelques heures. Puis vinrent des crises de nerfs, le plus souvent nocturnes, avec angoisses précordiales terribles, peur de toutes les «maladies», etc...
C'est dans ces conditions qu'elle devint enceinte; et, pendant la grossesse, elle se porta admirablement. Mais, aussitôt après sa délivrance, l'estomac, qui n'avait jusqu'alors traduit son malaise que par des phénomènes insignifiants, entra définitivement en scène: perte absolue d'appétit, crampes, gastralgie. Puis, l'année suivante, ce fut le tour de l'intestin: diarrhées fréquentes, incoercibles, bientôt apparition de selles noires, survenant trois à quatre fois par jour avec fortes coliques, et qui durèrent quatre mois. A la fin de cette période, l'état général était des plus mauvais, et la vie semblait vraiment compromise.
Heureusement une année passée dans l'isolement, et suivie d'une cure dans un sanatorium de Suisse, enraya relativement le mal. Lorsque je vis la malade pour la première fois, un an après son retour de Suisse, voici les principales constatations que je pus faire:
Céphalée permanente,—picotement des yeux,—sciatique gauche survenant au moment des règles,—inquiétudes vagues,—peur de mourir subitement,—trois heures à peine de sommeil dans les meilleures nuits. L'estomac et l'intestin laissaient également à désirer: appétit nul, alternatives de diarrhée et de constipation.
L'examen des organes me démontra qu'il n'y avait rien à la poitrine, mais qu'au coeur existait un souffle, au premier temps, à la base, perceptible seulement dans la position horizontale; ventre plat, peu élastique, sonorité basse et égale. La malade, qui pesait 50 kilogrammes à dix-huit ans, n'en pesait plus que 46.
Voilà donc une jeune femme qui a toutes les apparences extérieures d'une personne très souffrante, et dont la vie est empoisonnée par une série ininterrompue de misères variées. Et cependant l'histoire même de ces misères prouve qu'il n'y a point chez elle d'organe particulièrement atteint, et que le capital biologique est, au fond, moins mauvais qu'il ne paraît l'être. Mon premier soin fut de la rassurer, notamment sur l'état de son coeur, sur lequel un confrère un peu imprudent l'avait fort inquiétée. Je m'efforçai ensuite de lui refaire un estomac, par un régime sévère, puis de plus en plus large. Je dirigeai son hygiène musculaire, intellectuelle et morale. Et ainsi, après deux ans où je m'étais borné, en somme, à faciliter le retour à l'équilibre du système nerveux, Mme X... se vit délivrée de la plupart de ses maux, et ramenée enfin à une vie des plus supportables.
Qu'avait-elle donc au juste? me demandera-t-on Elle avait, sous une forme spéciale, ou plutôt sous plusieurs formes, ce que j'appelle la «maladie». Sous toutes ces misères, c'était le système nerveux qui, chez elle, fléchissait. Tout son système nerveux était malade, et chacun de ses centres, tour à tour, avait accusé le contre-coup de la dépréciation de l'ensemble. Au moment où j'ai vu la malade, le centre le plus atteint était celui qui préside aux fonctions digestives; mais, si je m'étais limité à ne soigner que celui-là, toute ma peine aurait risqué d'être perdue. Il fallait, derrière les symptômes locaux, atteindre le trouble général; il fallait dépasser les incidents pour parer à la «maladie».
Voici maintenant une autre malade, Mlle T..., chez qui les manifestations morbides n'ont certainement rien de commun avec celles que je viens de signaler chez Mme X... C'est une jeune fille qui, lorsque je l'ai vue d'abord, en janvier 1901, avait progressivement maigri, en six mois, de 50 à 41 kilogrammes, sans autre cause connaissable que certaines influences morales. Elle ne se plaignait de rien, ne se sentait pas malade; et cependant elle l'était, puisqu'elle maigrissait sans cesse, puisqu'elle avait le teint terreux et la peau rugueuse, puisque ses règles étaient supprimées depuis un an. Pas de lésions organiques, pas d'albumine, ni de sucre: mais toute l'apparence d'une grande malade.
Pourtant, après un examen plus approfondi, j'augurai bien de l'avenir, parce que le capital initial était assez bon, parce que Mlle T... n'avait pas eu de graves assauts dans son enfance, enfin parce qu'elle était jeune, et malade depuis peu de temps. Et le fait est qu'un traitement très simple, mais bien suivi (quinze heures de lit par jour, puis douze heures, 5 repas par jour, d'abord sans viande, puis avec un plat de viande à midi, et 30 injections de cacodylate de magnésie), amena un résultat extraordinaire: réapparition des règles, augmentation du poids, disparition de la rugosité cutanée, relèvement de l'appétit, etc.
C'est que cette malade, qui ne présentait aucun trouble nerveux, n'en était pas moins une «nerveuse». Toutes ses misères ne venaient, comme chez Mme X..., que d'un ébranlement du système nerveux; quand ce système se trouva modifié, par le repos, le régime et la psychothérapie, la malade guérit.
Elle revint alors dans son pays; six mois après, elle allait très bien, mangeant de tout, pesant 58 kilogrammes. Mais voici que, dix-huit mois plus tard, elle perd sa mère. De nouveau le chagrin la mine sourdement; elle redevient «malade», maigrit jusqu'à 37 kilogrammes, toujours sans accuser la moindre douleur, et sans ressentir aucune souffrance. Un jour, le 25 décembre 1903, elle est tellement épuisée qu'elle a une syncope grave, et que son entourage est convaincu qu'elle va mourir. J'avoue que moi-même, quand je la vis alors avec le Dr C..., je fus épouvanté, malgré la bonne opinion que j'avais de sa valeur biologique. C'était littéralement un squelette (34 kil.), elle n'avait plus qu'un souffle de vie.
Eh bien! elle se ressaisit encore. Que dis-je? En juin 1904, elle fit une pleuro-pneumonie. Deux mois après, dès qu'elle fut transportable, elle voulut venir à Paris, et se soumit, pendant trois mois, aux injections d'huile créosotée. En octobre 1904, elle avait définitivement retrouvé sa santé.
Comment douter que toutes les souffrances de cette jeune fille aient été surtout d'origine nerveuse? Et cependant voilà un cas où la perturbation du système nerveux central s'est traduite par des phénomènes qui n'avaient rien de ce que les neurologistes constatent d'ordinaire. Et c'est bien le système nerveux cérébral qui était en cause, chez cette malade: car ses deux grandes crises morbides n'ont absolument pas eu d'autre cause que le chagrin. Mlle T... était une névrosée sans manifestations nerveuses. Tout à fait comme Mme X..., malgré la dissemblance des symptômes, c'était une «malade», c'est-à-dire une personne dont le capital nerveux s'était trouvé entamé.
Dans l'exemple suivant, la «maladie» s'est traduite par des phénomènes cardiaques. Chaque fois qu'il y a eu chez le malade une défaillance du système nerveux, c'est le coeur qui a cessé de fonctionner normalement, à tel point que tous les médecins qui ne connaissaient pas M. Z... le traitaient infailliblement par la digitale et la caféine.
En réalité, M. Z... n'est ni un cardiaque, ni même un faux cardiaque: c'est simplement un «malade» chez qui le système nerveux qui préside aux mouvements du coeur est plus spécialement impressionnable.
Depuis l'âge de vingt et un ans, à la suite d'un rhumatisme (sans endocardite), chaque fois qu'il y a eu un assaut quelconque dans la santé du malade, le coeur a aussitôt protesté. En 1886, à la suite d'une bronchite grippale, je constatai, pour la première fois, de l'arythmie, et un souffle au 2e temps, à la base du coeur. Depuis lors, ce souffle persiste, mais avec une telle inégalité que, parfois, il est imperceptible, tandis que, d'autres fois, il est d'une netteté extrême: si bien que plusieurs médecins ont affirmé une lésion de la valvule de l'aorte.
Or, je le répète, il n'y a pas de lésions: M. Z. n'a jamais de pouls bondissant, et de nombreux tracés de pouls, pris par le Dr Lagrange, démontrent qu'il n'y a pas d'insuffisance aortique. Quand M. Z... va bien, son coeur va bien: quand il va mal, quand il se surmène, ou éprouve une émotion vive, son coeur se fâche, et traduit son malaise par les manifestations les plus variées: syncopes, arythmie, fausses angines de poitrine.
M. Z... est un de ces hommes qui sont faits pour le travail intensif: chez lui, quelle que soit l'énormité du travail, il n'y a jamais de surmenage cérébral; mais c'est un sensitif, que le surmenage émotionnel guette à tout instant. En 1898, à la suite d'émotions vives, tout son système nerveux entre en révolte: le système digestif (dyspepsie, constipation, etc.), le système nerveux central (insomnie absolue, tristesse, pâleur insolite, épuisement des forces). En même temps la glycosurie fait son apparition (10 grammes de sucre par litre). Enfin les troubles du coeur atteignent une intensité extrême et défient tous les traitements classiques (digitale, spartéine, bromures, etc.).
Désirant me voir avant de mourir, le malade me fit appeler le 28 avril 1898, et me raconta les soucis qui l'avaient accablé. Ces soucis étaient, sans aucun doute, l'unique cause de la «maladie»: une psychothérapie prolongée, et accompagnée d'un régime alimentaire très modéré, réussit parfaitement à remettre le malade sur pied. Les deux années qui suivirent furent même excellentes.
En 1901, une petite grippe suffit pour ramener le trouble cardiaque, avec même, cette fois, un pouls bi-géminé. Mais une saison à Vichy, sous la direction du Dr Lagrange, produit un très bon résultat. En 1903, ni le Dr Lagrange, ni moi, ne percevons plus le souffle coutumier.
Mais voici qu'en 1904, à la suite d'une nouvelle émotion, reparaissent l'arythmie, le souffle, la glycosurie: de nouveau, une saison à Vichy supprime tout cela.
En avril 1905, enfin, à la suite de nouvelles contrariétés, l'ébranlement du système nerveux se traduit par un lumbago, mais surtout par une anesthésie de la main et de la joue droites, qui effraie beaucoup le malade. Je le rassure encore, je le renvoie à Vichy, d'où il revient en parfait état, toujours jeune, malgré ses cinquante-deux ans, toujours avec une activité dévorante.
C'est que ce prétendu cardiaque, comme les deux malades précédents, est simplement un «malade», avec cette particularité que c'est sur le coeur que se portent de préférence, chez lui, les plus importantes manifestations de la «maladie».
Dans les trois observations que je viens de citer, c'était tel ou tel département du système nerveux qui manifestait plus spécialement les souffrances de l'être entier, et les périodes de malaise étaient séparées par des périodes de santé, tout au moins relative. Voici maintenant un cas où tous les éléments du système nerveux sont tellement excités que la «maladie» revêt les formes les plus diverses, et sans qu'il y ait eu, pour ainsi dire, un seul jour de rémission, depuis l'époque où le système nerveux a été ébranlé,—c'est-à-dire depuis l'âge de huit ans,—jusqu'à l'âge de la cessation des règles. La malade dont je vais parler a été vraiment, pendant plus de trente ans, un parfait musée pathologique. Mais, malgré mille misères qui se succédaient chez elle comme les figures d'un kaléidoscope, je n'ai jamais désespéré de sa survie, ni de sa guérison, à cause même de la mobilité et de la variété des manifestations morbides, étant donné, d'autre part, l'intégrité des organes.
La «maladie» de cette personne a commencé à huit ans, à la suite d'une fièvre typhoïde grave. Pendant cinq ans, elle ne s'est traduite que par des migraines très intenses et très fréquentes; mais dès l'apparition des règles, aux migraines se sont jointes des douleurs d'estomac et de la constipation. Vers l'âge de trente ans, le système nerveux cérébral a manifesté son trouble par des vertiges, bourdonnements d'oreilles, etc. Deux ans après, c'est le tour de la moelle: douleurs rhumatismales et névralgies erratiques. Vers l'âge de trente-trois ans, le système nerveux cardiaque donne sa note dans le concert: syncopes qui durent de dix minutes à une demi-heure, avec perte complète de connaissance.
En octobre 1889, une crise gastralgique survient, qui se prolonge pendant trois jours consécutifs. L'année suivante, c'est une douleur intercostale gauche qui immobilise la malade pendant plusieurs jours; mais, par contre, la tête est redevenue parfaitement libre, les vertiges, la céphalée, ont disparu. En 1893, apparaît une dermalgie qui occupe les deux bras. Puis voici que la fièvre survient: la malade a jusqu'à 40°, sans cause connue, à l'époque de ses règles. En 1895, se produit un état de péritonisme,—avec douleurs très vives dans l'estomac et le foie, urines acajou chargées d'urobiline,—qui semble mettre la vie en danger. Mais la malade sort de cette épreuve; et, pendant les dix mois qui suivent, elle maigrit, très heureusement, de 93 à 87 kilogrammes.
L'année suivante fut très bonne. Le sommeil revint, l'estomac rentra dans l'ordre, la malade put croire que ses misères allaient prendre fin. Mais voici que, en 1897, à la suite d'un coup de froid l'intestin à son tour se met de la partie: fausses membranes dans les selles, coliques, diarrhée et faux besoins d'exonération extrêmement pénibles. L'appendice même paraît touché: il y a une douleur très nette au point de Mac Burney. Un autre jour, en 1899, le foie se trouble: urines foncées, selles décolorées, fièvre; mais la menace ne persiste que quatre jours. En 1900, ulcère de l'estomac, vomissements noirs. La même année, je note une sorte d'inhibition du fonctionnement de la jambe droite, qui, à un moment donné, deux ou trois fois par mois, refuse tout service, au point que la malade tombe brusquement. Enfin, cette même année, se déclare un oedème des jambes, disparaissant après la marche;—c'est là un phénomène que j'ai souvent observé chez les «malades» dits arthritiques.
Cet état lamentable s'est prolongé jusqu'en 1904; la malade était, suivant son expression, un «faisceau de douleurs», mais elle avait un excellent moral, et restait sûre qu'un jour ou l'autre elle reviendrait à la santé. Or, le fait est que, depuis la fin de 1904, en même temps que disparaissaient ses règles, l'état général s'améliorait d'une façon surprenante. Aujourd'hui Mlle X..., absolument guérie, définitivement délivrée de toutes ses misères, promène joyeusement ses 105 kilogrammes et se déclare enchantée de vivre.
C'est que, même dans ses épreuves les plus douloureuses, même quand elle présentait les symptômes les plus inquiétants, cette personne n'était ni une hépatique, ni une médullaire, ni une cérébrale, ni une gastrique, ni une cardiaque, mais simplement une «malade» à manifestations cérébrales, médullaires, gastriques, intestinales, etc. Pendant les longues années où je lui ai donné des soins, toute ma thérapeutique n'a consisté qu'à essayer de dynamiser son système nerveux, et de le dynamiser tout entier, sans presque chercher à atteindre, en particulier, tel ou tel de ses centres qui semblait, provisoirement, le plus ébranlé. J'ai eu le bonheur de deviner que cette personne avait les apparences de trop de «maladies» pour en avoir la réalité; et, de fait, quand son système nerveux a retrouvé l'équilibre, la guérison de la véritable «maladie» a aussitôt amené la guérison de toutes les pseudo-affections qui n'en étaient que le contre-coup.
Le trouble du système nerveux central peut encore se traduire par les symptômes qui caractérisent, de la façon la plus formelle, des «maladies» organiques. J'ai parlé déjà, plus haut, de ce malade qui avait toutes les apparences d'une lésion du coeur, sans avoir le coeur lésé. On sait que, par ailleurs, ce qu'on appelle l'hystérie simule les «maladies» organiques les plus variées. Les hystériques peuvent présenter les symptômes de la méningite, de la grossesse, voire même des «maladies» les plus graves de la moelle épinière. Ainsi j'ai vu un jeune soldat qui offrait tous les signes de la sclérose en plaques. Après trois mois d'examen, on a fini par le réformer; or, ce n'était qu'un hystérique. Non pas que ce jeune homme ait été un simulateur: car on ne simule pas les symptômes de la sclérose en plaques!
Et quand je dis que ce n'était qu'un hystérique, j'exprime mal ma pensée. En réalité, c'était un «malade». Je l'ai suivi pendant longtemps, après son départ du régiment. Une fois réformé, il n'eut plus le moindre phénomène médullaire; mais il eut de la dyspepsie, et j'ai su que, dans son enfance, il avait eu d'autres manifestations de ce que j'appelle la «maladie». Ce n'est qu'à une phase déterminée de sa vie, quand il s'est agi pour lui de faire son service militaire, que la «maladie» s'est traduite, pendant quelques mois, par ces troubles de l'axe cérébro-spinal qu'on est convenu d'appeler hystérie.
Je pourrais multiplier les exemples: mais ceux que j'ai cités suffiront, je crois, à donner une idée de ce que j'entends, à proprement parler, par la «maladie». D'une façon générale, je veux dire que la «maladie» embrasse tout le domaine pathologique qui n'appartient pas à ce qu'on pourrait appeler les «accidents»—accidents qui vont depuis les fractures et les intoxications jusqu'à des lésions d'organes (cancer, hémorragies cérébrales, etc.), en passant par toute la série des affections à microbes, connus et inconnus.—Au-dessous de ces «accidents» s'étend une série indéfinie de troubles pouvant revêtir toutes les formes et donner même l'illusion de toutes les «maladies» organiques, mais qui, en réalité, ne sont tous que d'origine nerveuse (en donnant à ce mot toute l'extension qu'il comporte), ainsi que cela apparaît clairement pour peu que l'on considère leurs causes, leur marche et leur terminaison. Dans la «maladie» rentrent donc toutes les névroses; la folie quand elle n'est pas produite par des lésions du cerveau, l'hystérie, l'épilepsie dite idiopathique, la neurasthénie, les algies, tous les troubles fonctionnels des divers organes, tant que ces troubles fonctionnels n'ont pas amené de lésion des organes.
Les médecins voient quotidiennement la «maladie» sous une de ses formes préférées. C'est la forme gastrique, qu'on désigne vulgairement sous le nom d'«embarras gastrique», synonyme d'embarras de diagnostic. Dans cette affection, il ne faut pas croire que le système nerveux soit indemne; les malades éprouvent de la céphalée, des vertiges, souvent des bourdonnements d'oreille, un état de fatigue générale du système musculaire, de l'insomnie, de la difficulté pour lire, pour supporter une conversation; ils ne souhaitent que le repos et la tranquillité. Si on les leur accordait, si une médication perturbatrice n'intervenait pas, si on graduait sagement leur alimentation, il ne surviendrait, en général, aucune complication; et après quinze jours, un mois, ils reviendraient peu à peu à la santé6.
Note 6: (retour) La guérison, souvent, s'annonce chez eux par une crise urinaire. Les urines, qui avaient été très uraliques, quelquefois même urobilinuriques, et rares, deviennent, d'un jour à l'autre, claires et abondantes. En même temps la température tombe, pendant deux ou trois jours, au-dessous de la normale, le sommeil reparaît, l'appétit également, et tout rentre dans l'ordre.
Dans d'autres cas, la «maladie» évolue sur le mode chronique; et c'est pendant des mois et des années que l'on voit tout le système organique compromis dans son fonctionnement. Le système nerveux, l'estomac, l'intestin, laissent à désirer d'une façon à peu près égale. C'est chez ces grands malades qu'on est en droit de se demander si c'est le cerveau qui tient sous sa dépendance les troubles nerveux de l'estomac ou de l'intestin, ou si c'est l'inverse. Selon qu'on adopte telle ou telle manière de voir, on adopte telle ou telle thérapeutique exclusive: on s'acharne à remédier aux troubles du système nerveux, en négligeant les troubles digestifs, ou inversement. Dans les deux cas on a tort. Pour faire de la bonne thérapeutique, il faut à la fois soigner le cerveau, l'estomac, l'intestin, la moelle, le malade entier, en un mot, tout en recherchant, si possible, quel est le système le plus compromis et dont le fonctionnement laisse le plus à désirer.
C'est de la «maladie» ainsi comprise que je voudrais, maintenant, rechercher les causes les plus habituelles, avant d'en indiquer, dans ses grandes lignes, le mode de traitement: traitement qui doit être toujours général, puisque toujours la «maladie», même quand elle ne se traduit que par des troubles locaux, est, par son essence, d'ordre général.
Quant au traitement particulier des «maladies» accidentelles, il va sans dire que je n'aurai pas à m'en préoccuper dans ce travail.
CHAPITRE III
LES CAUSES DE LA «MALADIE»
I.—CAUSES PHYSIQUES
Je ne saurais songer à suivre l'homme à travers toutes les circonstances de sa vie qui compromettent sa valeur, soit momentanément, soit d'une façon définitive et irrémédiable. Elles varient à l'infini; l'homme heureux seul n'a pas d'histoire, et l'homme heureux est un être de raison, qui n'existe pas dans la réalité.
Mais, d'une façon générale, je puis faire remarquer que ce n'est pas le surmenage cérébral, ni le surmenage musculaire, ni même les vices d'alimentation, le défaut de confort, l'aération insuffisante, etc., qui constituent les grands facteurs de la «maladie»: c'est le surmenage émotionnel, c'est le chagrin,—l'influence psychique, en un mot.
Cependant les autres influences morbigènes méritent une mention détaillée. Je les rapporterai aux trois chefs suivants:
I. Surmenage cérébral.
II. Surmenage musculaire.
III. Alimentation défectueuse ou insuffisante.
1° Surmenage cérébral.—Le cerveau est fait pour fonctionner, comme le coeur est fait pour battre; et il est bien rare que le travail cérébral, à lui seul, si excessif qu'il puisse paraître, soit une cause de détérioration profonde, et surtout de déchéance définitive. C'est bien plutôt un élément de survie prolongée.—Voyez cet écrivain qui, à l'âge de soixante-dix-huit ans, continue à étonner le monde par les productions de son génie; il n'a jamais cessé de travailler, et il a pu faire les frais, à soixante-quinze ans, d'une pneumonie qui, à cet âge, est presque toujours fatale. Quel est donc son secret? Son secret, c'est de n'avoir aucune préoccupation étrangère à son travail; c'est d'avoir une femme qui pense pour lui à tous les détails de la vie; c'est d'avoir une excellente hygiène morale, la paix du coeur et de l'esprit.
Bien plus nombreuses sont les victimes d'un travail cérébral insuffisant, et tout le monde sait que les désoeuvrés sont bien à plaindre. Ce sont des coupables, puisqu'ils n'apportent pas à l'oeuvre sociale le contingent d'efforts et de travail qu'ils lui doivent; mais ce sont aussi des malheureux, car la «maladie» les guette. Le désoeuvré accidentel lui-même, habitué à un travail cérébral considérable, s'il est condamné trop longtemps au repos de l'esprit, sent qu'il lui manque quelque chose: il perd son bon sommeil coutumier, et a hâte de reprendre le travail cérébral, qui lui est aussi nécessaire que l'air respirable.
Quand, cependant, le travail cérébral est poussé à une limite véritablement excessive, il amène aussi ce que nous avons appelé la «maladie», c'est-à-dire la détérioration, quelquefois définitive ou prolongée pendant des années. On en voit des exemples chez les candidats aux écoles, à l'internat, à l'agrégation, etc. On serait porté à croire, a priori, que, dans ces cas, la «maladie» atteint l'organe surmené; c'est vrai quelquefois, mais pas toujours, même quand elle est de cause cérébrale, elle peut très bien revêtir les symptômes de la dyspepsie, de l'entérite, tout comme si elle avait été produite par une intoxication. Il faut toujours en revenir aux notions que nous avons développées au chapitre précédent: à la notion des points faibles, et à la variété des manifestations par lesquelles l'organisme traduit le malaise causé par une influence déterminée.
2° Surmenage musculaire.—Il n'amène qu'exceptionnellement la «maladie». Chez le surmené musculaire, quelques jours ou quelques semaines de repos suffisent pour remettre toutes les fonctions d'aplomb; et l'on ne saurait se figurer le rendement dont est capable la machine, quand, par ailleurs, il n'y a pas de fuites occasionnées par la dépense cérébrale. Ainsi nous avons vu des ouvriers italiens produire un travail musculaire véritablement colossal, tout en ayant une alimentation très restreinte (polenta, macaroni, gruyère, viande une fois par semaine, eau claire), et ce, sans le moindre préjudice pour leur santé. Ils se contentaient du salaire dit «de famine», salaire qu'on serait mal venu de proposer à nos ouvriers français.
Il est cependant incontestable que le travail musculaire, poussé à de trop grands excès, peut devenir une cause de «maladie» momentanée, et préparer le terrain à l'éclosion des affections accidentelles. Nous en avons déjà dit un mot à propos de l'entraînement dans l'armée, et des sports chez les jeunes gens.
3° Vices d'alimentation.—Ils jouent un rôle important dans la pathogénie de la «maladie», d'autant que, en dehors des cas d'intoxication aiguë, ils n'agissent qu'à la longue, traîtreusement, insidieusement. Le plus souvent, en effet, l'estomac et l'intestin ne se révoltent qu'après de longues années de protestations presque silencieuses. Mais, à partir du jour de cette révolte, la «maladie» est constituée. Les symptômes d'ordre dyspeptique y tiendront le plus souvent la première place, ce qui n'est pas fait pour surprendre, puisque c'est l'estomac qui a été, dans ces cas, le plus spécialement molesté. Cependant, dans certains cas, les troubles dyspeptiques passeront à l'arrière-plan, au point d'égarer complètement le diagnostic. Voyez cet hystéro-épileptique qui n'a, pour un examinateur superficiel, que des troubles cérébraux; il peut très bien se faire qu'il ait de l'épilepsie gastrique, qu'on fera disparaître par un bon régime. Dans ce cas, les phénomènes gastriques étaient au second plan pour le clinicien, alors que, pour le thérapeute, ils doivent être au premier plan. Si donc le clinicien veut être bon thérapeute, il doit se rappeler les grandes lois que nous avons déjà formulées: s'il traite comme cérébral un sujet dont la «maladie» a été provoquée par des troubles alimentaires, il fait fausse route; de même qu'il ferait fausse route en traitant comme dyspeptique un sujet ayant des misères gastriques, intestinales, hépatiques, mais dont l'état pathologique aurait été occasionné par du surmenage cérébral, médullaire, émotionnel.
Maintenant, essayons d'expliquer comment l'alimentation défectueuse retentit sur l'ensemble de l'organisme.
On a fait grand bruit, ces derniers temps, de l'auto-intoxication d'origine alimentaire; et beaucoup de médecins s'obstinent à ne voir dans la «maladie», quelle qu'en soit la forme, et surtout quand elle revêt la forme nerveuse, qu'une sorte d'empoisonnement de la cellule cérébrale par les toxines alimentaires.
C'est là une hypothèse assez commode, et qui rend compte d'un nombre considérable de faits: mais ce n'est, en somme, qu'une hypothèse, et ne pouvant pas être démontrée par des observations véritablement scientifiques. On pourrait tout aussi bien expliquer les phénomènes rapportés à l'auto-intoxication par l'irritation que provoque, sur le plexus solaire, un aliment défectueux, ou encore par l'irritation des extrémités nerveuses du pneumo-gastrique. On sait que ce nerf étend ses ramifications sur le coeur, l'estomac, le poumon; et on s'expliquerait ainsi les irradiations à distance provoquées par l'irritation stomacale: la dyspnée, l'asthme, les fausses cardiopathies, etc.
Quoi qu'il en soit, les vices d'alimentation peuvent incontestablement provoquer, à eux seuls, la «maladie». Mais, le plus souvent, ils s'associent à d'autres causes: aux chagrins, au surmenage, à la débauche, etc.
Les vices d'alimentation peuvent, à leur tour, se classer en quatre catégories distinctes:
I. Alimentation excessive en quantité.
II. Alimentation insuffisante en quantité.
III. Alimentation insuffisante en qualité.
IV. Abus de l'alcool.
I. Alimentation excessive.—Nous ne voulons pas nous étendre ici sur les inconvénients, vraiment assez connus, de l'alimentation excessive. Disons seulement que l'alimentation excessive empoisonne peut-être la cellule nerveuse par les toxines alimentaires, mais que sûrement elle impose aux organes chargés de l'élimination (foie, reins, peau), un travail exagéré, inutile, et par conséquent nuisible; de là, à la longue, le surmenage et les protestations de ces divers organes, se traduisant de mille et une façons (eczéma, urticaire, gravelle, etc.). Cette manière de voir donne satisfaction aux partisans de l'auto-intoxication; ou bien si l'on admet la théorie de l'irritation du pneumo-gastrique, ou du plexus solaire, on peut également comprendre comment cette irritation, presque permanente, des nerfs de l'estomac par une alimentation incendiaire, amène, par action réflexe, des troubles de coeur (palpitations, arythmie, etc.) et du poumon (asthme, dyspnée), du cerveau et de la moelle, voire même des troubles cutanés, etc. Pourquoi, d'ailleurs, ne pas adopter les deux théories à la fois? ce ne serait, en tout cas, pas déraisonnable.
Mais, dira-t-on, quelle est donc la dose optima d'aliments qui convient pour entretenir la vie et pour réparer les dépenses incessantes de l'organisme? Elle doit varier, évidemment, suivant le travail produit, et suivant les individus. Tous n'ont pas le même besoin d'alimentation, pas plus que, dans un régiment de cavalerie, tous les chevaux n'ont pas les mêmes besoins, bien qu'ils soient obligés aux mêmes dépenses musculaires. On a essayé de fixer mathématiquement ce qu'on appelle la «ration d'entretien» et la «ration de travail»; et les différents chimistes qui se sont livrés à ce calcul sont arrivés à des chiffres qui variaient du simple au quadruple: mais tous s'accordent pour démontrer qu'il faut très peu d'aliments pour subvenir à la «ration d'entretien», et même à la «ration de travail», de l'homme. La vérité est que nous mangeons, presque tous, trop, et qu'il faut que la machine humaine soit bien admirablement construite pour qu'elle résiste aux assauts quotidiens que nous lui imposons.
Comme ce problème de la ration physiologique m'a toujours intéressé, je me suis livré à une enquête sur le régime des Chartreux; et j'affirme que l'insuffisance apparente d'alimentation n'est pour rien dans leur morbidité. Ils ont beaucoup moins de jours d'indisponibilité que la plupart des autres hommes du même âge, meurent plus vieux, et s'éteignent sans «maladie». Pareillement, chez les Trappistes, le régime fort sévère n'est pas une cause de morbidité; j'ai même été étonné, à leur propos, de voir la flexibilité de l'organisme humain, et de constater qu'un homme habitué à manger comme tout le monde pouvait, d'un jour à l'autre, sans troubler sa santé, passer au régime ultra-restreint d'une Trappe.
Mais, dira-t-on, avez-vous étudié le régime restreint chez les individus qui dépensent beaucoup? Oui, je l'ai étudié dans l'armée7, et j'affirme, au nom d'une expérience de deux années, pendant lesquelles je me suis occupé de l'alimentation du soldat avec un colonel qui avait, de ce grave problème, tout le souci qu'il mérite, que, si le soldat français, le seul que je connaisse, avait la quantité et la qualité des aliments auxquels il a droit de par les règlements, et si ces aliments étaient préparés comme ils devraient et comme ils pourraient l'être dans toutes les garnisons, sa nourriture serait tout à fait suffisante. Elle n'est un peu au-dessous des besoins que pour les jeunes soldats, pendant les trois premiers mois de la nouvelle existence qui leur est imposée; aussi les officiers soucieux de la santé de leurs soldats réservent-ils pour les nouveaux arrivants les boni qu'ils ont pu réaliser sur les hommes dits «de la classe».
Tout le monde, du reste, connaît la sobriété des guides alpins, qui, non seulement, les jours d'excursion, se contentent d'une alimentation extrêmement réduite (quelques morceaux de sucre et des fruits secs), mais, en temps ordinaire, mangent très peu, pour conserver leurs forces. Les professionnels du sport, également, savent que la sobriété est la condition de leur succès.
Autre exemple: j'ai donné, pendant plusieurs années, des soins à une dame qui, avec toutes les apparences de la santé, était constamment souffrante: migraines, eczéma, urticaire, affections cutanées polymorphes, palpitations, dyspnée, insomnies, caractère inquiet, émotivité exagérée, sensation de fatigue permanente, tendance à l'obésité,—et j'en passe, pour ne pas faire le tableau complet de ce qu'on est convenu d'appeler la «grande neurasthénie». Chose curieuse, elle avait peu de phénomènes digestifs, seulement de la constipation et des hémorroïdes. Elle avait même un vigoureux appétit, bien qu'elle prît fort peu d'exercice. En vain, je m'acharnai à diminuer son alimentation: précisément à cause de cet appétit de premier ordre, elle ne voulait pas entendre parler de régime restreint. Mais voici que l'adversité s'abattit sur elle, sous la forme de la ruine absolue; elle en fut réduite à ne plus manger que des pommes de terre cuites dans le four d'un petit poêle en faïence, et des haricots; un demi-litre de lait était pour elle un grand extra. Or, à partir de ce jour, elle alla bien. Toutes ses misères disparurent successivement, en trois ou quatre mois, y compris les misères nerveuses et les migraines; et force me fut d'attribuer au seul changement de régime la surprenante modification de sa santé. Car on croira peut-être que, pressée par le besoin, elle s'est mise à marcher davantage, pour chercher du travail, ou pour se créer des relations? Non, elle savait trop bien ce qu'il faut espérer des relations quand on est dans l'extrême détresse; et je lui procurai un travail sédentaire, qui consistait à faire des adresses sur des bandes, pour un grand magasin de nouveautés. On avouera que ce n'est pas, non plus, l'intérêt palpitant de ce travail qui a pu modifier avantageusement sa mentalité. En dehors de ses douze heures de travail quotidien, elle avait des préoccupations angoissantes, qui auraient suffi pour ébranler un système nerveux moins équilibré. C'est donc bien uniquement, toute analyse faite, à la restriction du régime, et à cet élément seul, qu'elle a dû son retour à la santé. Et je pourrais, là encore, multiplier les exemples: mais aucun ne peut être plus typique que celui que je viens de relater à grands traits.
Ceci étant, j'aurai peu de choses à dire de l'alimentation insuffisante.
II. Alimentation insuffisante en quantité.—Tout le monde connaît les désastres occasionnés par les famines qui sont encore, hélas! trop fréquentes en Russie, aux Indes, en Algérie. En France, nous estimons que personne ne doit avoir une alimentation insuffisante, et que c'est une honte pour une société civilisée d'avoir un seul de ses membres manquant du nécessaire. Nous n'hésitons pas à proclamer que ce déshérité aurait, dans ce cas, le droit absolu de prendre ce qui est indispensable à sa vie, et cela sans être même tenu de le rendre si un jour la capricieuse fortune venait à lui sourire. C'est d'ailleurs la doctrine de l'Église, nettement formulée par saint Thomas, et très bien expliquée dans un livre récent (Socialisme et Christianisme) de l'abbé Sertillanges, professeur de philosophie à l'Institut catholique. Mais laissons là ces considérations d'ordre social, renonçons au délicat plaisir qu'il y aurait à errer dans les sentiers adjacents, et reprenons notre grande route! Ce qui est sûr, c'est que le problème de l'insuffisance d'alimentation n'a pas souvent à être résolu, chez les gens bien portants; notre état social n'étant pas aussi détestable que se plaisent à le dire quelques pessimistes, ou encore quelques jouisseurs, qui semblent n'avoir pour but que de semer la haine par leurs discours et par leurs écrits. En France, personne ne meurt de faim, et bien peu de gens sont menacés d'insuffisance alimentaire, étant donné le peu qu'il faut pour vivre et se bien porter.
Là où le problème de l'insuffisance alimentaire devient, pour le médecin, d'une douloureuse perplexité, c'est quand il s'agit de malades ne pouvant ou ne voulant pas manger, ne pouvant en apparence rien digérer, vomissant tout ce qu'ils prennent, arrivés au dernier degré de la consomption, n'urinant presque plus, restant des semaines entières sans aller à la garde-robe, ne dormant plus, ne pouvant plus ni lire, ni supporter une conversation, ni penser. Tous les médecins ont vu de ces grands malades sans lésions organiques, auxquels il est très difficile de faire du bien, et auxquels on fait trop facilement du mal par une intervention intempestive. Est-il admissible que la vie persiste dans ces conditions déplorables, et faut-il, oui ou non, forcer ces malades à manger?
Il est certain que, parfois, en brusquant la résistance du système nerveux, en domptant sa révolte, on arrive à des résultats remarquables. Chez de grands névropathes, on est tout étonné de voir qu'une seule application de la sonde oesophagienne suffit pour faire renaître l'appétit, et rendre à l'estomac la tolérance qu'il avait perdue depuis longtemps. Le plus bel exemple dont j'aie souvenance, à cet égard, est celui d'une jeune femme mariée à un capitaine au long cours. Dès le lendemain du mariage, il l'emmenait en voyage de noces à San Francisco, en passant par le détroit de Magellan, sur un navire à voiles. Pendant ce voyage, qui dura six mois, la jeune femme commença à éprouver divers symptômes morbides. Elle en arriva à être gravement atteinte, et on dut la faire revenir, par les voies les plus rapides, de San Francisco à Paris, où elle désirait se confier à mes soins. A son arrivée, je trouvai une véritable loque humaine, ayant toutes les apparences d'une tuberculeuse avancée; l'auscultation ne révélait cependant rien. Pendant les trois premières semaines de son séjour à Paris, elle avait une inappétence absolue, ne tolérait aucun aliment, pas même le lait coupé, et était dévorée par une fièvre qui atteignait, le soir, 44°. La température s'abaissait à 40° le matin. Bien que la chaleur de la peau fût mordicante, bien que la malade n'eût aucun intérêt à me tromper puisque c'est de son plein gré qu'elle m'avait appelé, je me refusai à croire à la possibilité d'une fièvre aussi ardente et aussi continue. Je m'attachai à vérifier et à faire vérifier avec le plus grand soin les indications thermométriques; elles étaient parfaitement exactes. C'est alors que, en désespoir de cause, voyant que ni la quinine en injections ni les lotions fraîches ne modifiaient cette température, je me décidai à recourir aux lumières du Dr Babinski, qui, après examen, me dit: «Je ne trouve pas, non plus, de tuberculose, il n'y a certainement pas d'impaludisme; nous sommes donc en présence d'une de ces hyperthermies comme on en rencontre chez les grandes hystériques. Mais le plus pressé est d'empêcher cette femme de mourir de faim, et, puisqu'elle ne peut pas manger, il faut la suralimenter par la sonde.» Ainsi fut fait; et, après cinq repas assez copieux donnés à la sonde, la malade retrouva l'appétit, la fièvre tomba, le sommeil revint. Deux mois après, elle pouvait quitter Paris, et, vingt-huit mois après, je recevais une lettre m'annonçant la naissance d'un enfant. Suivant la formule traditionnelle, la mère et l'enfant se portaient bien.
Autre exemple. Quand j'étais au Val-de-Grâce, le professeur Delorme m'invita à voir l'un de ses malades, opéré depuis dix jours, et qui, depuis, ne voulait pas manger. Il était guéri de son opération, n'avait aucune fièvre, aucune lésion organique, mais il se refusait obstinément à avaler quoi que ce fût. C'était probablement le choc opératoire qui avait produit une folie passagère. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il maigrissait à vue d'oeil. Je n'hésitai pas, alors, à lui donner du premier coup, par la sonde, avec le plus de douceur et de bienveillance possible, un repas complet; dès le même soir, il demandait à manger, et, s'étant mis à digérer, il était guéri. Huit jours après, il sortait de l'hôpital en très bon état. Nul doute encore que, chez les aliénés, il ne soit du devoir strict du médecin de prolonger l'alimentation à la sonde aussi longtemps qu'elle est nécessaire, après s'être toutefois bien enquis du fonctionnement du système digestif. Il y a là de grosses difficultés cliniques.
D'une façon générale, cependant, nous hésitons toujours à employer ce moyen brutal qu'est la sonde oesophagienne; le plus souvent, quand l'alimentation est indiquée pour une grande neurasthénique qui ne veut ou ne peut pas manger, nous la lui imposons par suggestion à l'état de veille. Mais là n'est pas encore la difficulté véritable. La vraie difficulté est de savoir à quel moment il faut alimenter. La responsabilité du médecin est, quelquefois, bien gravement engagée dans ce problème. S'il alimente à tort, soit à la sonde, ou même par suggestion ou par persuasion, il risque de donner à sa malade une indigestion formidable, avec fièvre ardente et quelquefois collapsus; il risque, en d'autres termes, d'épuiser les lueurs de vie qui soutiennent l'existence de la malade. Étant donné ce que nous avons dit du peu d'aliments qu'il faut pour entretenir la vie, et les risques à redouter d'une alimentation intempestive, nous croyons qu'il faut patienter le plus possible, et ne donner à ces malades que le régime ultra-restreint, sans se laisser émouvoir par la tyrannie de l'entourage, toujours prêt à se figurer que la malade va mourir de faim. Et puis, peu à peu, quand, par une alimentation restreinte mais bien conduite, on a été assez heureux pour vaincre l'intolérance gastrique,—et on y arrive toujours,—alors seulement on alimente plus généreusement.
Nous savons que ce n'est pas la manière de procéder habituelle de nos confrères renommés pour le traitement des grandes névroses; mais nous ne pouvons pas admettre que tous les malades, quel que soit le degré de leur «maladie», soient justiciables d'un même procédé thérapeutique, et que, après six jours de repos au lit et de régime lacté, il suffise de leur dire: «Mangez, je l'ordonne!» pour qu'ils mangent et qu'ils digèrent n'importe quoi. Ils mangeront peut-être, mais tous ne digéreront pas.
III. Alimentation insuffisante en qualité.—Si l'insuffisance alimentaire quantitative joue, dans la pathogénie de la «maladie», un rôle relativement minime, il n'en est pas de même de l'insuffisance qualitative; et la défectueuse qualité des aliments est un ennemi de tous les jours, d'autant plus dangereux qu'on ne le soupçonne point. On ne saurait croire combien les aliments les plus usuels sont frelatés. Si une chimie bienfaisante permet, par-ci par-là, de découvrir quelques fraudes, il est une chimie malfaisante qui fait tous les jours des progrès, et qui nous empoisonne sans que nous nous en doutions. Bientôt le dictionnaire des falsifications alimentaires atteindra le volume du Bottin. Mais ce n'est pas tout: les sciences physiques se mettent aussi de la partie, et, par les procédés de congélation, en particulier, on arrive à jeter sur les marchés des aliments de belle apparence, mais qui deviennent toxiques avec une rapidité surprenante. Prenons, à titre d'exemple, les poissons de mer. Je me souviens d'avoir été frappé, dans un port de mer, par la vue de gros blocs de glace que des pêcheurs emportaient avec eux. Ces blocs ne me disaient rien qui vaille; et j'appris, en effet, que ces pêcheurs partaient pour huit ou dix jours, et que, au fur et à mesure qu'ils prenaient du poisson, ils le mettaient dans la glace: de telle sorte que ce poisson congelé arrive sur nos marchés avec bel aspect, mais, passant par cinq ou six intermédiaires avant de parvenir à notre table, il y parvient à l'état d'aliment toxique.
Certains procédés de stérilisation sont également vus d'un mauvais oeil par l'hygiéniste. Pour les conserves de viande, notamment, on sait les préoccupations bien légitimes de l'autorité militaire; et le problème vient seulement d'être résolu, grâce au zèle d'une commission composée de nos plus distingués maîtres, en hygiène, en chimie, en bactériologie qui ont travaillé pendant de longs mois.
Le lait subit aussi mille et une tortures; c'est pourquoi il est si souvent un breuvage meurtrier, non seulement pour les enfants, mais même pour les adultes; et c'est quelquefois parce qu'il est falsifié, ou adultéré spontanément, qu'il est, chez les malades, d'un emploi si délicat. Remarquez que nous disons: quelquefois, car le plus souvent, si le lait n'est pas supporté par les malades, ce n'est pas parce qu'il est altéré, c'est parce qu'il est trop riche en crème, ou pris en trop grande quantité, c'est aussi sans que nous sachions pourquoi. Le simple bon sens indique alors qu'il faut soit l'écrémer, ou s'en abstenir, sans poursuivre le projet insensé de vaincre l'intolérance des malades. A cela on y arrive parfois, quand le malade est complaisant, mais le plus souvent on échoue.
Les aliments adultérés, quels qu'ils soient, poissons, mollusques, viandes, provoquent des empoisonnements dont on néglige souvent de chercher la cause. Ils revêtent parfois les apparences de la fièvre typhoïde grave, ou de la typhoïdette, et, entre ces deux extrêmes, toutes les variétés cliniques se rencontrent. D'autres fois, ils empruntent le masque du choléra ou de la cholérine. Il va de soi que le traitement consiste à attendre que l'économie soit débarrassée de ces poisons (diète absolue d'abord, puis tisanes et repos); quant à chercher à favoriser l'élimination des poisons par des purgatifs ou des vomitifs, c'est très légitime en théorie, mais, en fait, très dangereux, car on ajoute ainsi un élément de perturbation qui aggrave parfois grandement l'état morbide.
Ajoutons enfin que, le plus souvent, l'intoxication alimentaire n'occasionne qu'à la longue la perturbation du système digestif; et c'est alors qu'il est si difficile de rapporter les effets directs et éloignés de cette perturbation à leur cause véritable.
IV. Alcool.—Certes, l'alcool et toutes les boissons distillées, quelque pompeuse que soit l'étiquette de leur flacon récepteur, constituent un aliment meurtrier; et nous leur faisons grand honneur en leur conservant le nom d'aliment. C'est par déférence pour la mémoire de Duclaux, qui a excité de si vives polémiques en écrivant que l'alcool était un aliment. Les ravages produits par l'alcoolisme sont de ceux que déplorent tout hygiéniste et tout bon citoyen; aussi ne saurait-on encourager trop les ligues contre l'alcoolisme, les sociétés de tempérance, etc. Mais que peuvent tous ces petits efforts contre les vraies causes de l'alcoolisme, qui se rattache aux conditions économiques de la société? L'alcoolisme durera aussi longtemps que l'impôt sur l'alcool, qui, au dernier exercice, avait rapporté à l'État 358 392 000 francs (et dans ce chiffre ne sont pas compris les droits sur les vins, cidres, bières, etc.); aussi longtemps que la puissance électorale du marchand de vin; aussi longtemps que le malaise de l'ouvrier, poussé au cabaret par la destruction du foyer et l'insalubrité du logis...
Et l'on ne peut même s'empêcher, tout en souhaitant sincèrement le succès des généreux efforts des ligues anti-alcooliques, de conserver un reste de pitié pour les malheureux qui trouvent dans l'alcool un oubli momentané aux misères humaines. C'est souvent leur malheur, et non leur faute, s'ils tombent dans la dégradation progressive qu'on déplore à trop juste titre.
Mais autant est légitime la campagne contre les boissons distillées, autant, à notre avis, les boissons fermentées devraient trouver grâce devant la rigueur des hygiénistes; et nous pensons que la ligue anti-alcoolique française, pour ne parler que d'elle, compromet d'une façon irrémédiable le résultat qu'elle poursuit, si elle continue à proscrire les boissons fermentées. Qu'un intellectuel dyspeptique ne tolère pas une goutte de vin à ses repas, c'est chose possible, et il fera bien de s'en abstenir; mais proscrire le vin, la bière, le cidre, c'est commettre une faute contre le bon sens. Il y a quelques années, on pouvait dire qu'un litre de vin représentait 100 grammes de mauvais alcool; mais depuis la surproduction des vignes françaises, et depuis qu'on a diminué les droits d'octroi, le vin est devenu une boisson hygiénique, quand elle est prise à petite dose par des gens dont l'estomac n'est pas délabré. Certes, l'ouvrier chargé de famille ferait mieux, comme le lui conseillent les hygiénistes en chambre, de dépenser à l'achat d'aliments azotés, ou hydro-carbonés, le franc qu'il dépense à acheter du vin; mais que deviendrait la vie si elle était soumise aux tyrannies des théoriciens hygiénistes?
Pour les soldats, en particulier, il serait à souhaiter que le vin entrât dans la ration réglementaire. Presque tous apprécient énormément le vin, et rien ne leur va plus au coeur que l'attention du chef qui leur octroie aimablement un quart de litre de vin. Malheureusement, il ne faut pas songer avant longtemps à introduire l'usage régulier du vin dans l'armée, à cause de la dépense: si l'on voulait se rappeler que, chaque fois qu'on augmente d'un centime par jour la dépense du soldat français, le budget se trouve grevé d'un million par an, on mettrait fin du coup à toutes les discussions, plus ou moins intéressées, qui font perdre à nos législateurs un temps précieux.
Un esprit chagrin pourrait nous répondre que l'eau stérilisée que l'on donne aux soldats coûte plus cher que le vin, si l'on tient compte du prix d'achat des appareils stérilisateurs, du prix du combustible, et surtout de la répugnance invincible qu'ont les soldats à boire cette eau cuite, presque toujours tiède malgré les soins qu'on met à la refroidir après la stérilisation; mais nous aurions mauvaise grâce à nous associer à ces critiques. Il ne faut décourager les efforts de personne.
Je m'empresse d'ajouter que, si le vin est une boisson recommandable pour l'adulte valide, chez le malade le vin et les autres boissons fermentées sont, en général, de véritables toxiques; et c'est par la suspension du vin qu'il faut commencer le traitement de tous les dyspeptiques. Mais quand l'estomac a cessé de protester, quand il s'agit d'aider à la reconstitution du système nerveux, le vin devient un adjuvant utile; et non pas sous une forme pharmaceutique quelconque, mais sous la forme de bon vin naturel peu acide (bordeaux, vin d'Algérie, du Midi, etc.).
En résumé, les erreurs de l'alimentation sont essentiellement regrettables, comme le sont toutes les erreurs contre la véritable hygiène; elles entrent pour une bonne part dans la genèse de la «maladie»; mais elles ont été dénoncées de toutes parts, étudiées à fond, tandis que les influences qui nous restent à passer en revue agissent plus profondément encore, d'une manière plus insidieuse et plus malfaisante; et leur rôle pathogénique n'est, en général, pas apprécié à sa juste valeur. Nous voulons parler des influences morales.
II.—CAUSES MORALES
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on admet l'influence du moral sur le physique; mais, malgré les travaux de divers philosophes, les médecins en général ne connaissent pas encore assez cette influence du moral, et ne lui attribuent pas assez d'importance. En réalité, elle joue un rôle énorme, et dans presque tous les cas elle se rencontre, pour qui sait la chercher. Malheureusement, pour faire de semblables enquêtes, il faut beaucoup de temps, il faut que le médecin devienne le confident, l'ami de son malade, et qu'une regrettable suspicion de l'entourage ne l'empêche pas d'accomplir son oeuvre. Il faut, en outre, que le médecin ait des qualités de psychologue. Il doit savoir lire dans la pensée du sujet, deviner ce qu'on lui laisse entendre à mots couverts.
Chez l'adulte des deux sexes, les causes morales de «maladie» sont multiples, et peuvent être rapportées aux quatre grands chefs suivants, que nous classons par ordre d'importance effective, sans aucune prétention psychologique:
1° Pertes matérielles, pertes de fortune, pertes au jeu, etc., ambitions déçues.
2° Influences qui compromettent, par une action lente et continue, la quiétude de l'âme (passions contrariées, chagrins d'amour).
3° Inquiétudes d'origine altruiste (chagrins occasionnés par l'éloignement ou la perte d'êtres aimés).
4° Choc moral et choc traumatique.
1° Pertes matérielles.—Les pertes de fortune, les changements de situation, sont des facteurs moins importants qu'on ne se le figure d'ordinaire, relativement à l'éclosion de la «maladie». Une fois le premier choc reçu, les victimes s'adaptent assez vite aux nouvelles conditions d'existence qui leur sont faites, si elles n'ont pas, par ailleurs, à s'alarmer pour leurs enfants, et si elles sont préalablement bien portantes. On pourrait paraphraser la pensée d'Horace, en disant: Sanum et tenacem impavidum feriunt ruinae. C'est ainsi qu'on a pu définir l'homme: «Un être qui s'habitue à tout»; et c'est peut-être la meilleure définition qu'on en ait donnée.
Mais il n'en est pas moins vrai que, dans certains cas, les perturbations dans la situation sociale, les pertes d'argent, provoquent des assauts considérables,—que le médecin doit savoir deviner,— capables de produire la «maladie», et surtout de l'aggraver quand elle existe déjà à un degré quelconque. Voyez ce diabétique qui, d'un jour à l'autre, rend une quantité triple de sucre, et cherchez bien: c'est souvent parce qu'il a eu, la veille, une perte d'argent.
Les pertes au jeu sont encore plus pathogènes qu'une perte survenue accidentellement ou par imprudence; c'est que le jeu, en lui-même, a une influence morbide considérable. Le joueur, en effet, vit dans un milieu anti-hygiénique; il joue, le plus souvent, la nuit, et se prive de sommeil; en outre, son surmenage émotionnel est doublé de surmenage cérébral; bref, la funeste habitude du jeu mérite une place d'honneur parmi les causes morales pathogènes.
Les ambitions déçues ont beaucoup d'analogie avec les pertes au jeu. Ici l'enjeu, au lieu d'être une somme d'argent, est un grade, une décoration, un hochet quelconque, auquel l'intéressé attribue quelquefois une importance qui nous fait sourire, mais qui, cependant, lui tient grandement au coeur: car tout est relatif dans la vie, et l'ambition déçue après de longs efforts, après des tentatives souvent répétées, se traduit par l'apparition de la «maladie». Qui ne connaît, dans son entourage, un officier navré d'avoir à prendre sa retraite sans avoir obtenu le grade ou la distinction rêvés, et qui fait le malheur d'une famille, et son propre malheur, au point d'en perdre la santé, ou quelquefois la vie? «Vanité des vanités», disait le sage; mais c'est de cette nourriture que vivent les hommes.
2° Influences qui compromettent la quiétude de l'âme—Les unes agissent par leur continuité: ce sont les coups d'épingles incessants dans un ménage où il y a incompatibilité d'humeur, les petites querelles de famille quotidiennes, l'impossibilité de fuir un milieu où l'on ne se sent pas à l'aise. C'est le fait d'être souvent en butte aux taquineries ou aux caprices d'un chef avec lequel on ne s'entend pas, d'avoir à subir l'autorité malveillante d'un parent, d'une mère. La victime se trouve tiraillée à tout instant, retenue, d'un côté, par la notion plus ou moins forte du devoir, et, d'un autre, poussée à la révolte par les vexations, réelles ou imaginaires, qu'elle subit. Ce supplice incessant finit par «énerver»,—c'est le mot qu'on emploie journellement,—autrement dit, finit par amener la «maladie», à un degré variable: et l'une de ses formes les plus connues s'appelle le délire de la persécution, quand le trouble mental domine la scène morbide. Mais, si l'on étudie de près un «persécuté», on verra bien vite qu'il n'est pas malade que de la tête; il digère mal, il est constipé, il maigrit, il a souvent des battements de coeur, de la dyspnée, la peau sèche, etc., etc.; toutes ses fonctions sont en délire. Tout est fou chez l'aliéné, parce que l'aliéné n'est pas autre chose qu'un «grand malade».
D'autres fois, c'est une passion vive, intense, qui compromet l'équilibre de la santé. La passion amoureuse mérite, à ce titre, d'être signalée au premier rang; nous en avons dit un mot déjà, à propos de la jeune fille: mais ici nous l'étudions dans sa forme ardente, fougueuse, la forme qu'elle revêt chez l'être adulte. Alors elle met le système nerveux dans un état d'éréthisme, d'hyperesthésie, qui peut se traduire par la production de chefs-d'oeuvre, comme le second acte de Tristan et Yseult, ou comme la Nuit d'Octobre, mais qui amène souvent, chez celui qui en est victime, une perturbation générale de la santé, quand un obstacle d'ordre moral ou matériel empêche cette passion de se satisfaire. La victime perd alors le sommeil, s'agite dans le vide, est dans un état d'inquiétude mentale qui compromet les fonctions digestives; l'estomac entre en scène, le cercle vicieux s'établit; la «maladie» est constituée. Elle durera tant que durera sa cause, ou qu'une savante hygiène morale n'aura pas porté le remède efficace. Bien souvent, d'ailleurs, le temps seul est le remède; et il faut savoir attendre, sans imposer au malade une médication perturbatrice, qui aggraverait son état.
Lorsque la victime est obligée de garder pour elle son secret, sans pouvoir le communiquer à un confident, sa situation est encore plus lamentable. Souffrir en silence, c'est deux fois souffrir; de là l'importance que prend le médecin, lorsqu'il parvient à inspirer confiance à son malade et à provoquer chez lui des confidences, qui le soulagent plus que ne le feraient l'hydrothérapie ou l'électricité.
Combien de femmes sont malheureuses en ménage sans que personne s'en doute! Elles dissimulent avec un soin jaloux à leur famille, à leurs amis les plus intimes, les tortures quotidiennes. Et combien leur misère n'est-elle pas atténuée quand elles peuvent confier leur chagrin à un homme de bon conseil?
3° Inquiétudes d'origine altruiste.—Les inquiétudes relatives à la santé d'un être cher sont souvent aussi une cause de neurasthénie, et il n'est pas rare de voir les divers membres d'une famille devenir, tour à tour, malades, par le fait des préoccupations et des fatigues qu'a causées l'atteinte d'un premier membre. Une mère qui, comme je l'ai vu, passe vingt jours et vingt nuits sans quitter le chevet de son enfant atteint de fièvre typhoïde, sera une malade lorsque l'enfant sera guéri. Elle pourra peut-être devenir, à son tour, une typhoïdique; mais, même si elle ne prend pas la fièvre typhoïde, sa santé sera ébranlée pour longtemps. De même encore le fait d'avoir un enfant infirme, qu'on voit du matin au soir, empoisonne assez l'existence pour entraîner, quelquefois, la «maladie».
Dans une famille bien unie, la névrose de l'un des membres ébranle tellement le système nerveux des autres, que la nécessité de la séparation s'impose. La contagion de la névrose n'est cependant pas une «contagion» au sens propre du mot; mais, en pratique, on est souvent appelé à traiter le malade comme s'il était contagieux, dans son propre intérêt et dans celui de son entourage.
Le départ des êtres qui nous sont chers est un autre facteur important de «maladie»:—même la séparation momentanée, (femmes de marins ou de militaires partant en campagne),—sans compter que le chagrin de la séparation se double, en ce cas, d'inquiétude pour les dangers que va courir l'être aimé. On voit alors la «maladie» survenir au bout de quelque temps, revêtir une forme quelconque, avec des manifestations variant à l'infini (insomnie, gastralgie, phobies, etc.), tous symptômes traduisant le malaise du système nerveux central, qui ne s'atténuera que quand la cause disparaîtra. Et même, une fois la cause disparue, il pourra persister encore des mois et des années, parce que l'habitude morbide est prise, parce que le système nerveux a reçu le choc. La cellule continuera à vibrer de travers, comme la surface d'un lac continue à être agitée bien longtemps après la chute de la pierre qui a troublé son repos.
Quand la séparation est définitive, le mal est plus profond encore, et l'expression de «vie brisée» est absolument juste. La perte d'un être cher atteint la vie dans ses sources profondes, amoindrit, d'un seul coup, le capital biologique. Le malade traînera une existence plus ou moins lamentable, et plus ou moins prolongée; mais les moyens thérapeutiques les plus actifs ne le guériront pas. Seule une saine philosophie atténuera ses maux, et le médecin a surtout à lui offrir une bonne psychothérapie. Le temps, aussi, devient un remède avec lequel il faut compter; le rôle principal du médecin, dans les cas de ce genre, doit être d'empêcher l'organisme de s'effondrer, pour permettre au temps d'accomplir son oeuvre réparatrice.
4° Choc moral et choc traumatique.—Une émotion violente, quelle qu'en soit la cause, peut également amener la «maladie» sous une forme quelconque, et parfois lui faire revêtir immédiatement, sans transition, les formes les plus graves. Je connais un officier très distingué, et bien portant jusqu'alors, qui, étant à l'École de guerre, fit une chute de cheval sur la tête. Après deux jours de perte presque complète de connaissance, il recouvra successivement la parole, la mémoire, le mouvement, les forces; mais il était devenu un malade. Depuis douze ans, il traîne une existence pitoyable. Ce ne sont pas seulement les fonctions cérébrales qui sont atteintes, chez lui; elles sont même relativement respectées, il n'a que des vertiges, des bourdonnements de l'oreille gauche, des picotements dans les yeux, de la difficulté à lire et à causer. Au demeurant, son intelligence est restée intacte: mais toutes ses autres fonctions ont été perturbées. Il a des névralgies erratiques,—plusieurs médecins ont cru que c'était un candidat à l'ataxie locomotrice,—et surtout il a les troubles digestifs les plus variés (gastralgie, pesanteurs, gaz, ainsi que de l'entérite membraneuse avec alternative de constipation opiniâtre et d'une diarrhée qu'il est difficile d'arrêter). Les forces sont tellement réduites qu'il peut à peine faire deux ou trois kilomètres, bien qu'il ait conservé les muscles d'un homme vigoureux. Chez ce type de malade, atteint de ce qu'on appelle la «neurasthénie hystéro-traumatique», ce sont les troubles digestifs qui sont au premier plan, bien que le choc ait porté sur la tête.
De même une frayeur, sans qu'il y ait eu de trauma véritable de la boîte crânienne, suffit pour amener le choc déterminant la «maladie». J'ai vu à la Salpêtrière, autrefois, une malade qui, dès le début du siège de Paris, devint folle pour avoir vu éclater un obus à ses pieds. On comprend donc qu'une série d'émotions et de frayeurs arrive au même résultat. De là l'énorme proportion d'aliénés observée après le siège de Paris; de là, la multiplicité des cas de psychonévrose, d'aliénation mentale, signalés dans l'armée russe pendant le cours de la guerre russo-japonaise. Jamais, depuis que les hommes s'entre-tuent, le système nerveux des belligérants n'avait été soumis à d'aussi dures épreuves. Tous les facteurs morbides s'accumulaient, chez les Russes, pour produire le désarroi du système nerveux. Éloignement de la patrie, voyage prolongé en chemin de fer, alimentation insuffisante, manque de confiance dans les chefs, menace incessante de surprise, surmenage physique s'ajoutant au surmenage émotionnel; c'est plus qu'il n'en faut pour rendre malade le malheureux soldat ou officier russe, pour peu qu'il soit prédisposé par l'alcoolisme ou par l'hérédité nerveuse. Mais que faire contre un semblable état de choses? L'homme sensé ne peut que déplorer l'inanité des efforts de tous les pacifistes.
Ces «maladies», consécutives au fléau qu'on appelle la guerre, ne sont pas assez connues du monde extra-scientifique. On se figure volontiers que, quand la guerre a pris fin, tout est fini. Il n'en est rien; c'est pendant quinze et vingt ans que les néfastes effets d'une guerre se font sentir. Pendant vingt ans, nous avons eu à soigner des officiers qui avaient pris le germe de leurs «maladies» pendant la campagne de 1870, et surtout pendant la captivité.
Dans un cadre plus restreint, nous voyons tous les jours l'influence du choc chirurgical sur la genèse de la névrose. On commence à connaître les psycho-névroses consécutives aux grandes opérations: mais c'est un point sur lequel il convient d'attirer l'attention, pour modérer le zèle chirurgical des opérateurs. Ils doivent savoir que, quand l'opération est finie et bien finie, tout n'est pas terminé, et que le patient, sorti guéri de leurs mains, est quelquefois «un malade» qui restera tel pendant plusieurs années. Le choc traumatique produit par l'intervention chirurgicale suffit pour expliquer ces accidents tardifs.
J'ai, pendant longtemps, donné des soins à une dame qui, d'une très belle santé jusqu'à trente-huit ans, est devenue grande nerveuse, avec anorexie, amaigrissement, etc., immédiatement après une opération de tumeur bénigne du sein. Depuis lors, elle est sans cesse préoccupée de la récidive possible d'une tumeur du sein, et sa vie est empoisonnée par des malaises de tout genre qu'elle n'avait pas avant l'opération.
Il faut aussi savoir qu'une intervention chirurgicale, même de moindre importance encore, d'importance ultra-minime, peut mettre le système nerveux dans un état d'ébranlement durable: c'est quand elle occasionne une violente douleur. La douleur provoque une fuite nerveuse énorme. Ainsi je connais une jeune fille, de bonne santé antérieure, qui est devenue neurasthénique immédiatement après des opérations sur les dents.
Inutile de dire que, quand les interventions chirurgicales sont pratiquées sur des personnes dont le système nerveux est déjà ébranlé plus ou moins, elles deviennent une cause d'aggravation notable. La seule crainte de l'opération possible suffit pour provoquer une aggravation de la névrose. Est-il un médecin qui n'ait pas vu accourir chez lui, forçant sa porte, une cliente, affolée parce qu'elle a constaté sur elle, ou cru constater, une tumeur du sein? Et c'est bien autre chose encore quand le diagnostic est douteux, quand la malade va de chirurgien en chirurgien pour obtenir un avis ferme; jusqu'à ce qu'elle soit fixée sur son sort, elle est dans un état d'anxiété que ne connaissent peut-être pas assez les chirurgiens, et qui devrait leur dicter leur conduite non pas seulement au point de vue opératoire, mais au point de vue psychique.
Personne plus que moi n'admire les chirurgiens. Leur sang-froid, leur maîtrise d'eux-mêmes, leur habileté manuelle m'étonnent; les merveilleux résultats qu'ils obtiennent le plus souvent me font les considérer, au total, comme de vrais bienfaiteurs de l'humanité. Aussi ai-je l'espoir qu'ils ne m'en voudront pas si je me permets de faire remarquer que, à côté de beaucoup de bien, ils font un peu de mal, et un mal qu'ils pourraient ne pas faire s'ils connaissaient mieux les répercussions qu'ont, sur le système nerveux, leur intervention, et aussi les soins qu'ils donnent à leur malade après l'opération. Je voudrais ne les voir intervenir qu'en cas d'absolue nécessité, se défendre énergiquement contre les opérations qu'on pourrait appeler de complaisance:—comme celle qui a été pratiquée, contre mon avis, sur une malade qui se croyait atteinte d'appendicite chronique, et qui n'était que grande nerveuse. Cette malade avait déjà appelé, malgré moi, quatre chirurgiens qui n'avaient pas voulu opérer; un cinquième se décida à le faire, sans avoir de conviction absolue, au sujet de l'existence d'une appendicite, mais avec la persuasion que la malade, débarrassée de son obsession en même temps que de son appendice, recouvrerait la santé. Or il n'en fut rien: l'appendice était sain, et la malade, légèrement améliorée pendant un mois, par le fait du repos au lit, du régime sévère, de l'espoir qu'elle avait, et que je fus le premier à entretenir, vit bientôt son état devenir pire qu'avant l'intervention.
Je demanderai aussi à nos confrères les chirurgiens de tenir le moins possible les malades en suspens pour savoir si l'on opérera, et quel sera le jour de l'opération. Cette attente, cette perplexité, sont angoissantes au premier chef pour les personnes déjà nerveuses. Et je leur demanderai, enfin, de ne pas, si possible, faire oeuvre médicale après l'opération... Je sais bien que, dans certains cas, le chirurgien doit suralimenter et même médicamenter son opéré, au risque de lui fatiguer l'estomac, et de compromettre les résultats qu'une savante hygiène alimentaire avait difficilement obtenus, pendant les mois ou les années qui ont précédé l'intervention. Là, il y a force majeure; et, dans un cas semblable, M. Campenon me disait qu'il savait bien faire de la mauvaise besogne, mais il se comparait aux pompiers que n'arrête pas la considération de dégâts limités, quand il s'agit de sauver un immeuble. Mais, le plus souvent, l'opéré guérirait sans intervention médicale et sans champagne, sans suralimentation, sans médicaments, sans morphine, sans purgatifs, sans lavements, et, au sortir de la maison d'opérations, son système nerveux serait moins ébranlé qu'il ne l'est. Il serait plus vite remis du choc traumatique inévitable, qui, à lui seul, est un important facteur de dépréciation de la valeur biologique.
Pourquoi, par exemple, ce besoin de donner de la morphine aux malades, et à des doses effrayantes? Je sais bien qu'en général ces doses invraisemblables,—de 1 à 2 centigrammes répétés deux fois par jour,—sont tolérées, pendant les premiers jours qui suivent l'opération, parce que l'opéré a une telle sidération du système nerveux qu'il ne réagit pas au poison8. Mais combien, aussi, ont des vomissements et des symptômes d'intoxication grave? Et plus fâcheux encore est le résultat quand le malade se met à aimer l'odieux poison, et devient morphinomane,—ce qui arrive quelquefois. De grâce, réservez donc la morphine pour les cas exceptionnels de souffrance, et n'en confiez pas l'administration à une garde, si bien intentionnée et si intelligente que vous la supposiez; vos malades n'en seront que plus vite guéris!
Ou bien encore cette habitude de purger les malades, deux ou trois jours après l'opération, de leur donner des lavements, alors qu'ils auraient tant besoin de repos! La constipation n'est-elle donc pas un symptôme, une manifestation, presque inévitable, de l'ébranlement du système nerveux provoqué par le choc opératoire? Laissez le système nerveux reprendre son équilibre, et la constipation disparaîtra d'elle-même, quand l'opéré, sollicité par son appétit spontanément renaissant, recommencera à manger.
Et ne croyez pas que ce soit là de la théorie, une simple vue de l'esprit d'un rêveur qui n'a pas vu d'opérés! La démonstration a été faite pour moi, d'une façon décisive, comme dans une expérience de laboratoire. Quand j'étais au Val-de-Grâce, le professeur Delorme a bien voulu m'associer aux longues recherches qu'il a faites pour provoquer la constipation chez ses opérés. Or, de tâtonnements en tâtonnements, il en était arrivé à constiper tous les hommes ayant à subir des opérations dans les régions abdominales, inguinales et crurales; il évitait ainsi la souillure, et, par conséquent, le renouvellement des pansements. Et ce n'était pas une constipation de deux ou trois jours qu'il provoquait, mais bien de douze ou quinze jours. Chez un malade de mon service, opéré par lui pour une cure radicale d'hémorroïdes, la constipation a été entretenue pendant dix-huit jours. J'ai demandé récemment à M. Delorme s'il était toujours fidèle à cette pratique; il m'a répondu affirmativement, et il a bien voulu dresser pour moi une statistique de laquelle il résulte que, depuis le jour où il m'avait convié à assister à ses premiers essais, en 1889, il avait opéré, après constipation provoquée, tant au Val-de-Grâce qu'à l'hôpital de Vincennes, 1600 cures radicales de hernies, 50 cures radicales d'hémorroïdes, 500 varicocèles, 30 castrations, 500 opérations variées de la sphère inguino-génito-périnéo-fessière, enfin qu'il avait constipé méthodiquement 15 hommes atteints de fractures de la cuisse, pour que leurs appareils contentifs ne fussent pas souillés.
C'est une partie de ces faits que M. Delorme a brillamment exposés à la Société de Chirurgie, en 1892. Il y a présenté une série de 160 courbes thermiques, démontrant que la température n'a pas monté au-dessus de la normale, pendant toute la durée de la constipation, et que, même, elle a souvent été abaissée un peu au-dessous de la normale (90 fois sur ces 160 observations). Dans quatre cas seulement, elle a dépassé la normale, mais c'était par le fait de «maladies» accidentelles: intoxication iodoformée, rhumatisme aigu, congestion pulmonaire (deux fois). Chez 110 opérés de cures radicales, il y eut parfois des coliques, mais sans la moindre importance. Elles disparaissaient après l'émission spontanée de gaz. La langue, saburrale les premiers jours, reprenait bientôt l'aspect normal; l'appétit était conservé chez la majeure partie des constipés. Dès le troisième jour, on leur donnait à manger des potages, des oeufs, de la viande blanche, du vin, en évitant que les aliments capables de donner des déchets. Le sommeil restait bon, le caractère ne laissait voir aucune modification, la soif n'était pas excessive, et les analyses d'urines, faites par le professeur Burcker, ont démontré que l'économie ne subissait, du fait de la constipation provoquée, aucune influence néfaste. La première selle était, parfois, facile et spontanée; d'autres fois elle était pénible; c'est ainsi qu'un malade ne put aller à la garde-robe que le vingt-deuxième jour. En vain avait-on essayé sur lui les purgatifs, les lavements, depuis quatre jours; ce n'est que quand on le fit marcher qu'il parvint à aller à la selle. Les selles suivantes étaient habituellement aisées, et les fonctions de l'intestin reprenaient leur régularité. «Ma communication, ajoutait M. Delorme, pourrait avoir plus qu'un intérêt clinique, étant donnée les théories qui ont cours sur l'importance et la fréquence des intoxications intestinales. Mais je désire rester exclusivement sur le terrain de la pratique, et je conclurai en disant que, chez les hommes adultes et sains surpris par un traumatisme chirurgical qui doit guérir par première intention, la constipation, provoquée pendant huit à quinze jours, n'a pas les inconvénients qu'on lui attribue généralement.»
Je ne dirai pas par quels procédés M. Delorme est arrivé à obtenir ces constipations prolongées, si peu nuisibles aux opérés: car ce serait sortir de mon sujet; mais ce qui résulte de cette trop longue digression, c'est que la constipation de quelques jours, survenant d'elle-même et presque fatalement chez les opérés, quels qu'ils soient, ne doit pas préoccuper les chirurgiens, ni les entraîner à imposer à leurs opérés des purgations qui, fatiguant leur système nerveux abdominal, ont forcément un retentissement sur leur système nerveux central, et contribuent à en faire des malades, alors qu'au début ils n'étaient que des blessés, ou bien à aggraver leur «maladie», quand ils étaient déjà des malades avant l'opération.
Je n'ignore pas que, d'autre part, les accoucheurs affirment que la constipation est l'ennemi des femmes qui viennent d'accoucher. Je n'ose pas m'inscrire en faux contre cette opinion générale: mais peut-être serait-elle, comme tant d'autres affirmations, passible d'un procès en révision.
III.—CAUSES ACCIDENTELLES
Nous venons d'énumérer les principales causes d'ordre psychique qui amènent la déchéance, totale ou progressive, du capital vital de l'homme ou de la femme adultes. Ce sont elles qui, combinées ou non aux autres influences néfastes (surmenage cérébral, surmenage musculaire, alimentation défectueuse, etc.), provoquent le plus souvent la «maladie».
Mais, d'autres fois, comme chez l'enfant du premier âge, comme chez l'adolescent, la «maladie», chez l'adulte, est provoquée par une affection aiguë qui le frappe en pleine santé: telle la fièvre typhoïde, qui, véritable intoxication, surprend l'adulte dans le cours d'un état d'équilibre irréprochable, et qui, chose curieuse, paraît être d'autant plus grave que le sujet était plus robuste.
La fièvre typhoïde, dis-je, peut parfois provoquer la «maladie». Ainsi, je connais un homme de quarante-huit ans, qui a vu sa santé irrémédiablement ébranlée à la suite d'une fièvre typhoïde survenue à l'âge de vingt ans. Mais le cas est rare; souvent, au contraire, on observe qu'une fièvre typhoïde, survenant chez un individu malingre, lui donne une santé, pour la suite, qu'il ne se connaissait pas jusqu'alors. Est-ce parce que, jusqu'alors, il surmenait son estomac, et que la diète imposée par la fièvre typhoïde a remis l'organe en état? Est-ce parce que, jusqu'alors, il se soumettait à un exercice trop vigoureux pour ses forces, et que la fièvre typhoïde, en lui imposant le repos, a rectifié ses erreurs d'hygiène musculaire? Est-ce enfin parce que la fièvre, en brûlant ce que les anciens appelaient ses «humeurs peccantes», l'a débarrassé de ses produits d'auto-intoxication antérieurs à l'affection aiguë? A vrai dire, nous ne pouvons rien affirmer, nous ne pouvons que constater le fait. Trop heureux serait celui qui pourrait connaître les causes de tous les phénomènes de la vie!
Quant aux autres affections accidentelles: rhumatismes, pneumonies, etc., dans quelle mesure créent-elles, de toutes pièces, la «maladie»? Nous pensons qu'elles ne la créent jamais, et qu'elles ne font que l'aggraver: car, toujours la «maladie» préexistait. Pour contracter un rhumatisme, une pneumonie, une angine, il faut déjà que le système nerveux se trouve dans un état d'infériorité, soit définitif, soit momentané. La première condition pour ne pas prendre les «maladies», c'est de se bien porter.
Mais il n'en est pas moins certain que l'affection accidentelle, en intervenant, imprime à la «maladie» un essor plus ou moins vigoureux, suivant l'importance de la cause pathogène accidentelle, et aussi suivant la valeur préalable du sujet.
De toutes les affections accidentelles, celle qui est le plus remarquable, à cet égard, est la grippe. La déchéance post grippale est très fréquente, et parfois d'une longueur invraisemblable. On met des années, souvent, à se remettre d'une mauvaise grippe. Et cet ennemi est d'autant plus dangereux que, loin de créer l'immunité, il a une tendance à revenir à la charge; or, dans le cours de la «maladie», chaque atteinte de grippe fait faire un pas en arrière, et compromet les résultats péniblement acquis. La grippe est l'ennemie personnelle des sujets à capital défectueux, quelle que soit, bien entendu, la forme symptomatique de leur «maladie».
C'est aussi dans la période que nous étudions que se manifeste dangereusement la syphilis contractée à vingt ans, et insuffisamment soignée; elle se traduit, maintenant, par de l'anévrisme de l'aorte, des lésions du muscle cardiaque, de la néphrite dont personne ne soupçonne la cause, des ictus cérébraux, et toutes les manifestations de la syphilis tertiaire. Elle crée de toutes pièces l'ataxie locomotrice et la paralysie générale, ou du moins elle prédispose singulièrement le terrain à l'apparition de ces cruelles «maladies», d'évolution fatalement progressive. On commence à connaître ses méfaits, dans le monde des assurances, et à savoir que la syphilis n'est pas un brevet de longue vie! D'un travail statistique fait par le Dr Rungberg pour une Compagnie d'assurances, il résulte que l'âge moyen de la mort des syphilitiques assurés à cette Compagnie a été de quarante-trois ans et quatre mois, et que, au point de vue des causes de mort, la syphilis vient immédiatement après la tuberculose.
IV.—INFLUENCES MORBIGÈNES SPÉCIALES A LA FEMME
Toutes les considérations que nous venons d'exposer peuvent s'appliquer également à l'un et à l'autre sexe: mais la femme a, en outre, le triste privilège de pouvoir être frappée par des influences morbigènes qui n'atteignent pas le sexe masculin, et qui méritent d'être étudiées à part.
La menstruation joue, dans la vie de la femme, un rôle de premier ordre. Chez la femme très bien portante, son influence est à peine perceptible, mais chez la femme déjà malade son influence est des plus nettes; chez l'aliénée, en particulier, on observe d'une façon constante, quelques jours avant les règles, une aggravation du délire; et, chez l'aliénée qui semble guérie, on ne doit prononcer le mot de guérison que quand deux périodes menstruelles se sont passées sans accident. Nous disons à dessein deux périodes: car si, chez les grandes névrosées, les troubles menstruels sont mensuels, chez les malades moins atteintes ils nous ont semblé souvent ne survenir que tous les deux mois9.
Chez la grande neurasthénique qui a encore ses règles correctes, on peut affirmer que, douze jours avant l'apparition des règles, les misères nerveuses, abdominales, etc., s'accentuent considérablement, au grand désespoir des familles qui, ayant espéré la guérison, croient que tout est à refaire. Mais il n'en est rien: bientôt tout rentre dans l'ordre, quelquefois même pendant les règles, à partir du deuxième jour, et, le plus souvent, immédiatement après la cessation de l'écoulement. Les malades entrent alors dans ce qu'elles appellent leur «bonne semaine».
Le médecin doit connaître ce détail, et avertir les malades et leurs familles de la rechute, qui est inévitable tant que la «maladie» bat son plein. Quand les grandes malades n'ont plus leurs règles, ce qui est fréquent, c'est d'un pronostic assez important; et la réapparition des menstrues après deux, trois, ou six ans, comme j'en ai vu plusieurs cas, indique que la malade entre enfin dans la voie de l'amélioration, alors même qu'elle continue à souffrir.