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La maison à vapeur: Voyage à travers l'Inde septentrionale

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—Vous n'avez vu rôder aucune figure suspecte?

—Aucune, monsieur Banks. Est-ce que vous auriez quelque motif de soupçonner…

—Nous avons été espionnés pendant notre excursion à Bénarès, répondit l'ingénieur, et je n'aime pas qu'on nous espionne!

—Cet espion, c'était…

—Un Bengali, auquel le nom du colonel Munro a donné l'éveil.

—Que peut nous vouloir cet homme?

—Je ne sais, Mac Neil. Il faudra veiller!

—On veillera,» répondit le sergent.

CHAPITRE IX
Allahabad.

Entre Bénarès et Allahabad la distance est environ de cent trente kilomètres. La route suit presque invariablement la rive droite du Gange, entre le railway et le fleuve. Storr s'était procuré du charbon en briquettes, et il en avait chargé le tender. L'éléphant avait donc sa nourriture assurée pour plusieurs jours. Bien nettoyé,—j'allais dire bien étrillé,—propre comme s'il sortait de l'atelier d'ajustage, il attendait impatiemment le moment de partir. Il ne piaffait pas, non, sans doute, mais quelques frémissements de ses roues attestaient la tension des vapeurs qui emplissaient ses poumons d'acier.

Notre train partit donc de grand matin, le 24, avec une vitesse de trois à quatre milles à l'heure.

La nuit s'était passée sans incidents, et nous n'avions pas revu le Bengali.

Mentionnons ici, une fois pour toutes, que le programme de chaque journée, comprenant heures du lever, heures du coucher, déjeuners, lunchs, dîners, sieste, s'accomplissait avec une exactitude militaire. L'existence à Steam-House s'écoulait aussi régulièrement que dans le bungalow de Calcutta. Le paysage se modifiait incessamment à nos regards, sans que notre habitation eût semblé se déplacer. Nous étions absolument faits à cette nouvelle vie, comme un passager à la vie de bord d'un transatlantique,—moins la monotonie, car nous n'étions pas toujours enfermés dans un même horizon de mer.

À onze heures, ce jour-là, apparut dans la plaine un curieux mausolée, d'architecture mongole, qui a été dressé en l'honneur de deux saints personnages de l'Islam, Kassim-Soliman, père et fils. Une demi-heure après, c'était l'importante forteresse de Chunar, dont les pittoresques remparts couronnent un imprenable roc, élevé à pic de cent cinquante pieds au-dessus du Gange.

Il ne fut pas question de faire halte pour visiter cette forteresse, une des plus importantes de la vallée du Gange, située de manière à pouvoir économiser la poudre et les boulets en cas d'attaque. En effet, toute colonne d'assaut qui chercherait à atteindre ses murailles, serait écrasée par une avalanche de rochers disposés à cet effet.

Au pied s'étend la ville qui porte son nom, et dont les coquettes habitations disparaissent sous la verdure.

À Bénarès, on l'a vu, il existe plusieurs lieux privilégiés, qui sont considérés par les Indous comme les plus sacrés du monde. À bien compter, on en trouverait des centaines de ce genre, à la surface de la péninsule. La forteresse Chunar, elle aussi, possède une de ces miraculeuses stations. Là, on vous montre une plaque de marbre, sur laquelle un dieu quelconque vient régulièrement faire sa sieste quotidienne. Il est vrai que ce dieu est invisible. Aussi n'avons-nous pas cherché à le voir.

Le soir, le Géant d'Acier faisait halte près de Mirzapore pour y passer la nuit. Si la ville n'est point dépourvue de temples, elle a des usines aussi, et un port de chargement pour le coton que produit ce territoire. Ce sera, un jour, une riche cité commerçante.

Le lendemain, 25 mai, vers deux heures après midi, nous franchissions à gué la petite rivière la Tonsa, qui, à cette époque, n'avait pas un pied d'eau. À cinq heures, était dépassé le point où se soude le grand embranchement de Bombay à Calcutta. Presque à l'endroit où la Jumna tombe dans le Gange, nous admirions le magnifique viaduc en fer, qui mouille ses seize piles, hautes de soixante pieds, dans les eaux de ce superbe affluent. Arrivés au pont de bateaux, long d'un kilomètre, qui réunit la rive droite à la rive gauche du fleuve, nous le traversions sans trop de difficultés, et, dans la soirée, nous venions camper à l'extrémité de l'un des faubourgs d'Allahabad.

La journée du 26 devait être consacrée à la visite de cette importante ville, de laquelle rayonnent les principaux chemins de fer de l'Indoustan. Elle est assise dans une admirable position, au milieu du plus riche territoire, entre les deux bras de la Jumna et du Gange.

La nature a certainement tout fait pour qu'Allahabad soit la capitale de l'Inde anglaise, le centre du gouvernement, la résidence du vice-roi. Il n'est donc pas impossible qu'elle le devienne un jour, si les cyclones jouent quelques mauvais tours à Calcutta, la métropole actuelle. Ce qui est certain, c'est que quelques bons esprits ont déjà entrevu et prévu cette éventualité. Dans ce grand corps qui s'appelle l'Inde, Allahabad est placée là où est le coeur, comme Paris est au coeur de la France. Il est vrai que Londres n'est pas au centre du Royaume-Uni, mais aussi Londres n'a-t-elle pas sur les grandes cités anglaises, Liverpool, Manchester, Birmingham, la prééminence de Paris sur toutes les autres villes de France.

«Et à partir de ce point, demandai-je à Banks, allons-nous marcher directement dans le nord?

—Oui, répondit Banks, ou du moins presque directement. Allahabad est, dans l'ouest, la limite de cette première partie de notre expédition.

—Enfin! s'écria le capitaine Hod, les grandes villes, c'est bien, mais les grandes plaines, les grandes jungles, c'est mieux! À continuer de suivre ainsi les railways, nous finirions par rouler dessus, et notre Géant d'Acier passerait à l'état de simple locomotive! Quelle déchéance!

—Rassurez-vous, Hod, répondit l'ingénieur, cela n'arrivera pas. Nous allons nous aventurer bientôt sur vos territoires de prédilection.

—Ainsi, Banks, nous irons droit à la frontière indo-chinoise, sans traverser Lucknow?

—Mon avis est d'éviter cette ville, et surtout Cawnpore, trop pleine de funestes souvenirs pour le colonel Munro.

—Vous avez raison, répliquai-je, et nous n'en passerons jamais assez loin!

—Dites-moi, Banks, demanda le capitaine Hod, pendant votre visite à Bénarès, vous n'avez rien appris sur Nana Sahib?

—Rien, répondit l'ingénieur. Il est probable que le gouverneur de Bombay aura été une fois de plus induit en erreur, et que le Nana n'a jamais reparu dans la présidence de Bombay.

—C'est probable, en effet, répondit le capitaine, sans quoi l'ancien rebelle aurait déjà fait parler de lui!

—Quoi qu'il en soit, dit Banks, j'ai hâte de quitter cette vallée du Gange, qui a été le théâtre de tant de désastres pendant l'insurrection des Cipayes, depuis Allahabad jusqu'à Cawnpore. Mais, surtout, que le nom de cette ville ne soit pas plus prononcé devant le colonel que le nom de Nana Sahib! Laissons-le maître de sa pensée.»

Le lendemain, Banks voulut encore m'accompagner pendant les quelques heures que j'allais consacrer à visiter Allahabad. Peut-être aurait-il fallu trois jours pour bien voir les trois villes qui la composent. Mais, en somme, elle est moins curieuse que Bénarès, bien qu'elle compte, elle aussi, parmi les cités saintes.

De la ville indoue, il n'y a rien à dire. C'est une agglomération de maisons basses, que séparent des rues étroites, dominées ça et là par des tamarins, qui sont magnifiques.

De la ville anglaise et des cantonnements, rien non plus. Belles avenues bien plantées, riches habitations, larges places, tous les éléments d'une ville destinée à devenir une grande capitale.

Le tout est situé dans une vaste plaine, limitée au nord et au sud par le double cours de la Jumna et du Gange. On l'appelle la «plaine des Aumônes», parce que les princes indous y sont venus de tout temps faire oeuvres de charité. D'après ce que rapporte M. Rousselet, qui cite un passage de la Vie de Hionen Thsang, «il est plus méritoire de donner en ce lieu une pièce de monnaie que cent mille ailleurs.»

Le Dieu des chrétiens, lui, ne rend qu'au centuple. C'est cent fois moins, sans doute, mais il m'inspire plus de confiance.

Un mot du fort d'Allahabad, qui est curieux à visiter. Il est construit à l'ouest de cette grande plaine des Aumônes, et profile hardiment ses hautes murailles en grès rouge, dont les projectiles peuvent, qu'on nous passe l'expression, «casser les bras» aux deux fleuves. Au milieu du fort, un palais, devenu un arsenal, autrefois résidence préférée du sultan Akbar,—dans un des coins, le Lât de Féroze-Schachs, superbe monolithe de trente-six pieds, qui supporte un lion,—non loin, un petit temple, que les Indous, auxquels on refuse l'entrée du fort, ne peuvent visiter, bien qu'il soit un des endroits les plus sacrés du monde: tels sont les principaux points de la forteresse qui attirent l'attention des touristes.

Banks m'apprit que le fort d'Allahabad avait aussi sa légende, qui rappelle la légende biblique, relative à la reconstruction du temple de Salomon, à Jérusalem.

Lorsque le sultan voulut bâtir le fort d'Allahabad, il paraît que les pierres se montrèrent fort récalcitrantes. Un mur était-il construit, il s'écroulait aussitôt. On consulta l'oracle. L'oracle répondit, comme toujours, qu'il fallait une victime volontaire pour conjurer le mauvais sort. Un Indou s'offrit en holocauste. Il fut sacrifié, et le fort s'acheva. Cet Indou se nommait Brog, et voilà pourquoi la ville est encore désignée aujourd'hui sous le double nom de Brog-Allahabad.

Banks me conduisit ensuite aux jardins de Khoursou, qui sont célèbres et méritent leur célébrité. Là, sous l'ombrage des plus beaux tamarins du monde, s'élèvent plusieurs mausolées mahométans. L'un d'eux est la dernière demeure du sultan dont ces jardins portent le nom. Sur l'un des murs en marbre blanc est incrustée la paume d'une main énorme. On nous la montra avec une complaisance qui nous avait manqué pour les empreintes sacrées de Gaya.

Il est vrai, ce n'était pas la trace du pied d'un dieu, mais celle de la main d'un simple mortel, petit neveu de Mahomet.

Pendant l'insurrection de 1857, le sang ne fut pas plus épargné à Allahabad qu'aux autres villes de la vallée du Gange. Le combat livré par l'armée royale aux révoltés, sur le champ de manoeuvres de Bénarès, provoqua le soulèvement des troupes natives, et, en particulier, la révolte du 6e régiment de l'armée du Bengale. Huit enseignes furent massacrés, tout d'abord; mais, grâce à l'attitude énergique de quelques artilleurs européens, qui appartenaient au corps des invalides de Chounar, les Cipayes finirent par déposer les armes.

Dans les cantonnements, ce fut plus sérieux. Les natifs se soulevèrent, les prisons furent ouvertes, les docks furent pillés, les habitations européennes furent incendiées. Sur ces entrefaites, le colonel Neil, après avoir rétabli l'ordre à Bénarès, arriva avec son régiment et cent fusiliers du régiment de Madras. Il reprit le pont de bateaux sur les insurgés, enleva les faubourgs de la ville dans la journée du 18 juin, dispersa les membres d'un gouvernement provisoire qu'un musulman avait installé, et redevint maître de la province.

Pendant cette courte excursion à Allahabad, Banks et moi nous observâmes avec soin si nous étions suivis comme nous l'avions été à Bénarès. Mais, cette fois, nous ne vîmes rien de suspect.

«N'importe, me dit l'ingénieur, il faut toujours se défier! J'aurais voulu passer incognito, car le nom du colonel Munro est trop connu des natifs de cette province!»

Nous étions de retour à six heures pour le dîner. Sir Edward Munro, qui avait quitté le campement pendant une heure ou deux, était de retour et nous attendait. Quant au capitaine Hod, qui était allé rendre visite à quelques-uns de ses camarades en garnison dans les cantonnements, il rentrait presque en même temps que nous.

J'observai alors et je fis observer à Banks que le colonel Munro paraissait, non pas plus triste, mais plus soucieux que d'habitude. Il me semblait surprendre dans ses regards un feu que les larmes auraient dû y avoir noyé depuis longtemps!

«Vous avez raison, me répondit Banks, il y a quelque chose! Que s'est-il donc passé?

—Si vous interrogiez Mac Neil? dis-je.

—Oui, Mac Neil saura peut-être…» Et l'ingénieur, quittant le salon, alla ouvrir la porte de la cabine du sergent. Le sergent n'était pas là. «Où est Mac Neil? demanda Banks à Goûmi, qui se disposait à nous servir à table.

—Il a quitté le campement, répondit Goûmi.

—Depuis quand?

—Depuis une heure environ, et par ordre du colonel Munro.

—Vous ne savez pas où il est allé?

—Non, monsieur Banks, et je ne saurais dire pourquoi il est parti.

—Il n'y a rien eu de nouveau ici depuis noire départ?

—Rien.» Banks revint, m'apprit l'absence du sergent pour un motif que personne ne connaissait, et répéta:

«Je ne sais ce qu'il y a, mais très certainement il y a quelque chose! Attendons.»

On se mit à table. Le plus ordinairement, le colonel Munro prenait part à la conversation pendant les repas. Il aimait à se faire raconter nos excursions. Il s'intéressait à ce que nous avions fait pendant la journée. J'avais soin de ne jamais lui parler de ce qui pouvait lui rappeler, même de loin, l'insurrection des Cipayes. Je crois qu'il s'en apercevait; mais me tenait-il compte de ma réserve? Cela, d'ailleurs, ne laissait pas d'être assez difficile, lorsqu'il s'agissait de villes, telles que Bénarès ou Allahabad, qui avaient été le théâtre de scènes insurrectionnelles.

Aujourd'hui, et pendant ce dîner, je pouvais donc craindre d'être obligé de parler d'Allahabad. Crainte vaine. Le colonel Munro n'interrogea ni Banks ni moi sur l'emploi de notre journée. Il resta muet pendant toute la durée du repas. Sa préoccupation semblait même s'accroître avec l'heure. Il regardait fréquemment vers la route qui conduit aux cantonnements, et je crois même qu'il fut plusieurs fois sur le point de se lever de table pour mieux voir dans cette direction. C'était évidemment le retour du sergent Mac Neil que sir Edward Munro attendait avec impatience.

Le dîner se passa donc assez tristement. Le capitaine Hod interrogeait Banks du regard, pour lui demander ce qu'il y avait. Or, Banks n'en savait pas plus que lui.

Lorsque le dîner fut achevé, le colonel Munro, au lieu de rester à faire la sieste, suivant son habitude, descendit le marche-pied de la vérandah, fit quelques pas sur la route, y jeta une dernière fois un long regard; puis, se retournant vers nous:

«Banks, Hod, et vous aussi, Maucler, dit-il, voudriez-vous m'accompagner jusqu'aux premières maisons des cantonnements?»

Nous quittâmes immédiatement la table, à la suite du colonel, qui marchait lentement, sans prononcer une parole.

Après avoir fait une centaine de pas, sir Edward Munro s'arrêta devant un poteau qui se dressait sur la droite de la route, et sur lequel une notice était affichée.

«Lisez,» dit-il.

C'était la notice, vieille de plus de deux mois déjà, qui mettait à prix la tête du nabab Nana Sahib, et dénonçait sa présence dans la présidence de Bombay.

Banks et Hod ne purent retenir un geste de désappointement. Jusqu'alors, aussi bien à Calcutta que pendant le cours du voyage, ils étaient parvenus à éviter que cette notice tombât sous les yeux du colonel. Un fâcheux hasard venait de déjouer leurs précautions!

«Banks, dit sir Edward Munro en saisissant la main de l'ingénieur, tu connaissais cette notice?»

Banks ne répondit pas.

«Tu savais, il y a deux mois, reprit le colonel, que la présence de Nana Sahib venait d'être signalée dans la présidence de Bombay, et tu ne m'as rien dit!»

Banks restait muet, ne sachant que répondre.

«Eh bien, oui, mon colonel, s'écria le capitaine Hod, oui, nous le savions, mais pourquoi vous le dire? Qui prouve que le fait qu'annonce cette notice soit vrai, et à quoi bon vous rappeler des souvenirs qui vous font tant de mal!

—Banks, s'écria le colonel Munro, dont la figure venait comme de se transformer, as-tu donc oublié que c'est à moi, à moi plus qu'à tout autre, qu'il appartient de faire justice de cet homme! Sache ceci: si j'ai consenti à quitter Calcutta, c'est que ce voyage devait me ramener vers le nord de l'Inde, c'est que je n'ai pas cru, un seul jour, à la mort de Nana Sahib, c'est que je n'ai jamais oublié mes devoirs de justicier! En partant avec vous, je n'ai eu qu'une idée, qu'un espoir! J'ai compté, pour me rapprocher de mon but, sur les hasards du voyage et sur l'aide de Dieu! J'ai eu raison! Dieu m'a conduit devant cette notice! Ce n'est plus au nord qu'il faut aller chercher Nana Sahib, c'est au sud! Soit! J'irai au sud!»

Nos pressentiments ne nous avaient donc pas trompés! Il n'était que trop vrai! Une arrière-pensée, mieux que cela, une idée fixe, dominait encore, dominait plus que jamais le colonel Munro. Il venait de nous la dévoiler tout entière.

«Munro, répondit Banks, si je ne t'ai parlé de rien, c'est que je ne croyais pas à la présence de Nana Sahib dans la présidence de Bombay. L'autorité, ce n'est pas douteux, a été trompée une fois de plus. En effet, cette notice est datée du 6 mars, et, depuis cette époque, rien n'est venu confirmer la nouvelle de l'apparition du nabab.»

Le colonel Munro ne répondit pas, tout d'abord, à cette observation de l'ingénieur. Il jeta encore un dernier regard sur la route. Puis:

«Mes amis, dit-il, je vais apprendre ce qu'il en est. Mac Neil est allé à Allahabad, avec une lettre pour le gouverneur. Dans un instant, je saurai si Nana Sahib a en effet sérieusement reparu dans une des provinces de l'ouest, s'il y est encore ou s'il a disparu.

—Et s'il y a été vu, si le fait est indubitable, Munro, que feras-tu? demanda Banks, qui saisit la main du colonel.

—Je partirai! répondit sir Edward Munro. J'irai partout où, au nom de la suprême justice, il est de mon devoir d'aller!

—Cela est absolument décidé, Munro?

—Oui, Banks, absolument. Vous continuerez votre voyage sans moi, mes amis… Dès ce soir, j'aurai pris le train de Bombay.

—Soit, mais tu n'iras pas seul! répondit l'ingénieur, en se retournant vers nous. Nous t'accompagnerons, Munro!

—Oui! oui! mon colonel! s'écria le capitaine Hod. Nous ne vous laisserons pas partir sans nous! Au lieu de chasser les fauves, eh bien! nous chasserons les coquins!

—Colonel Munro, ajoutai-je, vous me permettrez de me joindre au capitaine et à vos amis!

—Oui, Maucler, répondit Banks, et, dès ce soir, nous aurons tous quitté Allahabad…

—Inutile!» dit une voix grave. Nous nous retournâmes. Le sergent Mac Neil était devant nous, un journal à la main. «Lisez, mon colonel, dit-il. Voici ce que le gouverneur m'a dit de mettre sous vos yeux.»

Et sir Edward Munro lut ce qui suit:

«Le gouverneur de la présidence de Bombay porte à la connaissance du public que la notice du 6 mars dernier, concernant le nabab Dandou-Pant, doit être considérée comme n'ayant plus d'objet. Hier, Nana Sahib, attaqué dans les défilés des monts Sautpourra, où il s'était réfugié avec sa troupe, a été tué dans la lutte. Il n'y a aucun doute possible sur son identité. Il a été reconnu par des habitants de Cawnpore et de Lucknow. Un doigt lui manquait à la main gauche, et l'on sait que Nana Sahib avait fait l'amputation de l'un de ses doigts, au moment où, par de fausses obsèques, il voulut faire croire à sa mort. Le royaume de l'Inde n'a donc plus rien à craindre des manoeuvres du cruel nabab qui lui a coûté tant de sang.»

Le colonel Munro avait lu ces lignes d'une voix sourde; puis, il laissa tomber le journal.

Nous nous taisions. La mort de Nana Sahib, indiscutable cette fois, nous délivrait de toute crainte dans l'avenir.

Le colonel Munro, après quelques minutes de silence, passa sa main sur ses yeux comme pour effacer d'affreux souvenirs. Puis:

«Quand devons-nous quitter Allahabad? demanda-t-il.

—Demain, au point du jour, répondit l'ingénieur.

—Banks, reprit le colonel Munro, ne pouvons-nous nous arrêter quelques heures à Cawnpore?

—Tu veux?…

—Oui, Banks, je voudrais… je veux revoir encore une fois… une dernière fois Cawnpore!

—Nous y serons dans deux jours! répondit simplement l'ingénieur.

—Et après?… reprit le colonel Munro.

—Après?… répondit Banks, nous continuerons notre expédition vers le nord de l'Inde!

—Oui!… au nord! au nord!…» dit le colonel d'une voix qui me remua jusqu'au fond du coeur.

En vérité, il était à croire que sir Edward Munro conservait encore quelque doute sur l'issue de cette dernière lutte entre Nana Sahib et les agents de l'autorité anglaise. Avait-il raison contre ce qui semblait être l'évidence même?

L'avenir nous l'apprendra.

CHAPITRE X
Via Dolorosa.

Le royaume d'Oude était autrefois un des plus importants de la péninsule, et, aujourd'hui, c'est encore l'un des plus riches de l'Inde. Il eut des souverains, ceux-ci forts, ceux-là faibles. La faiblesse de l'un d'eux, Wajad-Ali-Schah, amena l'annexion de son royaume au domaine de la Compagnie, le 6 février 1857. On le voit, c'était quelques mois à peine avant le début de l'insurrection, et c'est précisément sur ce territoire que furent commis les plus affreux massacres, suivis des plus terribles représailles.

Deux noms de villes sont restés tristement célèbres depuis cette époque, Lucknow et Cawnpore.

Lucknow est la capitale, Cawnpore est l'une des principales cités de l'ancien royaume.

C'est à Cawnpore que voulait aller le colonel Munro, et c'est là que nous arrivâmes dans la matinée du 29 mai, après avoir suivi la rive droite du Gange, à travers une plaine plate où s'étalaient d'immenses champs d'indigotiers. Pendant deux jours, le Géant d'Acier avait marché avec une vitesse moyenne de trois lieues à l'heure, franchissant ainsi les deux cent cinquante kilomètres qui séparent Cawnpore d'Allahabad.

Nous étions alors à près de mille kilomètres de Calcutta, notre point de départ.

Cawnpore est une ville de soixante mille âmes environ. Elle occupe sur la rive droite du Gange une bande de terrain longue de cinq milles. Il s'y trouve un cantonnement militaire, dans lequel sont casernés sept mille hommes.

Le touriste chercherait en vain, dans cette cité, quelque monument digne d'attirer son attention, bien qu'elle soit de très ancienne origine et antérieure, dit-on, à l'ère chrétienne. Aucun sentiment de curiosité ne nous eût donc amenés à Cawnpore. La volonté seule de sir Edward Munro nous y avait conduits.

Dans la matinée du 30 mai, nous avions quitté notre campement.
Banks, le capitaine Hod et moi, nous suivions le colonel et le
sergent Mac Neil le long de cette voie douloureuse, dont sir
Edward Munro avait voulu refaire une dernière fois les stations.

Voici ce qu'il faut savoir, et ce que je vais dire brièvement, en rapportant le récit que Banks m'avait fait.

«Cawnpore, qui était garnie de troupes très sûres au moment de l'annexion du royaume d'Oude, ne comptait plus au début de l'insurrection que deux cent cinquante soldats de l'armée royale contre trois régiments natifs d'infanterie, les 1er, 53e et 56e, deux régiments de cavalerie et une batterie d'artillerie de l'armée du Bengale. En outre, il s'y trouvait un nombre assez considérable d'Européens, employés, fonctionnaires, négociants, etc. plus, huit cent cinquante femmes et enfants du 32e régiment de l'armée royale, qui tenait garnison à Lucknow.

«Depuis plusieurs années, le colonel Munro habitait Cawnpore. Ce fut là qu'il connut la jeune fille dont il fit sa femme.

«Mis Laurence Honlay était une jeune Anglaise charmante, intelligente, d'un caractère plein d'élévation, d'un coeur noble, d'une nature héroïque, digne d'être aimée d'un homme comme le colonel, qui l'admirait et l'adorait. Elle habitait avec sa mère un bungalow aux environs de la ville, et ce fut là, en 1855, qu'Edward Munro l'épousa.

«Deux ans après son mariage, en 1857, lorsque les premiers actes de la révolte éclatèrent à Mirât, le colonel Munro dut rejoindre son régiment, sans perdre un jour. Il fut donc obligé de laisser sa femme et sa belle-mère à Cawnpore, en leur recommandant de faire immédiatement leurs préparatifs de départ pour Calcutta. Le colonel Munro pensait que Cawnpore n'était pas sûre, hélas! et les faits n'avaient par la suite que trop justifié ses pressentiments.

«Le départ de Mrs. Honlay et de lady Munro éprouva des retards qui eurent des conséquences funestes. Les malheureuses femmes furent surprises par les événements et ne purent quitter Cawnpore.

«La division était alors commandée par le général sir Hugh Wheeler, soldat droit et loyal, qui devait être bientôt victime des astucieuses manoeuvres de Nana Sahib.

«Le nabab occupait alors, à dix milles de Cawnpore, son château de Bilhour, et, depuis longtemps, il affectait de vivre dans les meilleurs termes avec les Européens.

«Vous savez, mon cher Maucler, que les premières tentatives de l'insurrection se produisirent à Mirât et à Delhi. La nouvelle en arriva le 14 mai à Cawnpore. Ce jour même, le 1er régiment de Cipayes montrait des dispositions hostiles.

«Ce fut alors que Nana Sahib offrit au gouvernement ses bons offices. Le général Wheeler fut assez malavisé pour croire à la bonne foi de ce fourbe, dont les soldats particuliers vinrent aussitôt occuper les bâtiments de la Trésorerie.

«Le même jour, un régiment irrégulier de Cipayes, de passage à Cawnpore, massacrait ses officiers européens aux portes mêmes de la ville.

«Le danger apparut alors tel qu'il était, immense. Le général Wheeler donna ordre à tous les Européens de se réfugier dans la caserne où demeuraient les femmes et les enfants du 32e régiment de Lucknow,—caserne située au point le plus voisin de la route d'Allahabad, la seule par laquelle les secours pussent arriver.

C'est là que lady Munro et sa mère durent s'enfermer. Pendant toute la durée de cet emprisonnement, la jeune femme montra un dévouement sans bornes pour ses compagnons d'infortune. Elle les soigna de ses mains, elle les aida de sa bourse, elle les encouragea par son exemple et ses paroles, elle se montra ce qu'elle était, un grand coeur, et, comme je vous l'ai dit, une femme héroïque.

«Cependant, l'arsenal ne tarda pas à être confié à la garde des soldats de Nana Sahib.

«Le traître déploya alors le drapeau de l'insurrection, et, sur ses propres instances, le 7 juin, les Cipayes attaquèrent la caserne, qui ne comptait pas trois cents soldats valides pour la défendre.

«Ces braves se défendirent, cependant, sous le feu des assiégeants, sous la pluie de leurs projectiles, au milieu des maladies de toutes sortes, mourant de faim et de soif, sans vivres, car les approvisionnements étaient insuffisants, sans eau, car les puits furent bientôt taris.

«Cette résistance dura jusqu'au 27 juin.

«Nana Sahib proposa alors une capitulation, à laquelle le général Wheeler commit l'impardonnable faute de souscrire, malgré les adjurations de lady Munro, qui le suppliait de continuer la lutte.

«Par suite de cette capitulation, les hommes, femmes et enfants, cinq cents personnes environ,—lady Munro et sa mère étaient de ce nombre,—furent embarqués sur des bateaux qui devaient redescendre le Gange et les ramener à Allahabad.

«À peine ces bateaux sont-ils détachés de la rive, que le feu est ouvert par les Cipayes. Grêle de boulets et de mitraille! Les uns coulèrent, d'autres furent incendiés. L'une de ces embarcations parvint, cependant, à redescendre le fleuve pendant quelques milles.

«Lady Munro et sa mère étaient sur cette embarcation. Elles purent croire un instant qu'elles seraient sauvées. Mais les soldats du Nana les poursuivirent, les reprirent, les ramenèrent aux cantonnements.

«Là, on fit un choix entre les prisonniers. Tous les hommes furent immédiatement passés par les armes. Quant aux femmes et aux enfants, on les réunit aux autres enfants et femmes qui n'avaient pas été massacrés le 27 juin.

«C'était un total de deux cents victimes, auxquelles une longue agonie était réservée, et qui furent enfermées dans un bungalow, dont le nom, Bibi-Ghar, est resté tristement célèbre.

—Mais comment avez-vous connu ces horribles détails? demandai-je à Banks.

—Par un vieux sergent du 32e régiment de l'armée royale, me répondit l'ingénieur. Cet homme, échappé par miracle, fut recueilli par le rajah de Raïschwarah, l'une des provinces du royaume d'Oude, lequel le reçut, ainsi que quelques autres fugitifs, avec la plus grande humanité.

—Et lady Munro et sa mère, que devinrent-elles?

—Mon cher ami, me répondit Banks, nous n'avons plus le témoignage direct de ce qui s'est passé depuis cette date, mais il n'est que trop facile de le conjecturer. En effet, les Cipayes étaient maîtres de Cawnpore. Ils le furent jusqu'au 15 juillet, et pendant ces dix-neuf jours, dix-neuf siècles! les malheureuses victimes attendirent à chaque heure un secours qui ne devait arriver que trop tard.

«Depuis quelque temps déjà, le général Havelock, parti de Calcutta, marchait au secours de Cawnpore, et, après avoir battu les révoltés à plusieurs reprises, il y entrait le 17 juillet.

«Mais, deux jours avant, lorsque Nana Sahib apprit que les troupes royales avaient franchi la rivière de Pandou-Naddi, il résolut de signaler par d'épouvantables massacres les dernières heures de son occupation. Tout lui semblait permis vis-à-vis des envahisseurs de l'Inde!

«Quelques prisonniers, qui avaient partagé la captivité des prisonnières du Bibi-Ghar, furent amenés devant lui et égorgés sous ses yeux.

«Restait la foule des femmes et des enfants, et, dans cette foule, lady Munro et sa mère. Un peloton du 6e régiment de Cipayes reçut l'ordre de les fusiller à travers les fenêtres du Bibi-Ghar. L'exécution commença, mais, comme elle ne se faisait pas assez vite au gré du Nana, obligé de battre en retraite, ce prince sanguinaire mêla des bouchers musulmans aux soldats de sa garde… Ce fut la tuerie d'un abattoir!

«Le lendemain, morts ou vivants, enfants et femmes, étaient précipités dans un puits voisin, et, lorsque les soldats d'Havelock arrivèrent, ce puits, comblé de cadavres jusqu'à la margelle, fumait encore!

«Alors les représailles commencèrent. Un certain nombre de révoltés, complices de Nana Sahib, étaient tombés entre les mains du général Havelock. Celui-ci lança le terrible ordre du jour suivant, dont je n'oublierai jamais les termes:

«Le puits dans lequel repose la dépouille mortelle des pauvres femmes et des enfants massacrés par ordre du mécréant Nana Sahib sera comblé et couvert avec soin en forme de tombeau. Un détachement de soldats européens, commandé par un officier, remplira ce soir ce pieux devoir. La maison et les chambres où le massacre a eu lieu ne seront pas nettoyées ou blanchies par les compatriotes des victimes. Le brigadier entend que chaque goutte du sang innocent soit nettoyée ou léchée de la langue par les condamnés, avant l'exécution, proportionnellement à leur rang de caste et à la part qu'ils ont prise dans le massacre. En conséquence, après avoir entendu la lecture de la sentence de mort, tout condamné sera conduit à la maison du massacre et forcé de nettoyer une certaine partie du plancher. On prendra soin de rendre la tâche aussi révoltante que possible aux sentiments religieux du condamné, et le prévôt-maréchal n'épargnera pas la lanière, s'il en est besoin. La tâche accomplie, la sentence sera exécutée à la potence élevée près de la maison.»

«Tel fut, reprit Banks fort ému, cet ordre du jour. Il fut suivi dans toutes ses prescriptions. Mais les victimes n'étaient plus. Elles avaient été massacrées, mutilées, déchirées! Lorsque le colonel Munro, arrivé deux jours après, voulut essayer de reconnaître quelque reste de lady Munro et de sa mère, il ne retrouva rien… rien!»

Voilà ce que m'avait raconté Banks, avant notre arrivée à Cawnpore, et maintenant, c'était vers le lieu même où s'était accompli le hideux massacre que se dirigeait le colonel.

Mais, auparavant, il voulut revoir le bungalow où avait demeuré lady Munro, où elle avait passé sa jeunesse, cette demeure où il l'avait vue pour la dernière fois, le seuil sur lequel il avait reçu ses derniers embrassements.

Ce bungalow était bâti un peu en dehors des faubourgs de la ville, non loin de la ligne des cantonnements militaires. Des ruines, des pans de murs encore noircis, quelques arbres couchés à terre et desséchés, voilà tout ce qui restait de l'habitation. Le colonel n'avait pas permis que rien fût réparé. Le bungalow était tel, après six ans, que l'avait fait la main des incendiaires.

Nous passâmes une heure en ce lieu désolé. Sir Edward Munro allait silencieusement à travers ces ruines, desquelles tant de souvenirs sortaient pour lui. Sa pensée évoquait toute cette existence de bonheur que rien ne pouvait désormais lui rendre. Il revoyait la jeune fille, heureuse, dans cette maison où elle était née, où il l'avait connue, et, quelquefois, il fermait les yeux comme pour mieux la revoir!

Mais enfin, brusquement, comme s'il eût dû se faire violence à lui-même, il revint en arrière et nous entraîna au dehors.

Banks avait espéré que le colonel se bornerait peut-être à visiter ce bungalow… Mais non! Sir Edward Munro avait résolu d'épuiser jusqu'à la dernière les amertumes que lui réservait cette ville funeste! Après l'habitation de lady Munro, il voulut revoir la caserne où tant de victimes, auxquelles l'énergique femme s'était si héroïquement dévouée, avaient subi toutes les horreurs d'un siège.

Cette caserne était située dans la plaine, en dehors de la ville, et l'on bâtissait alors une église sur son emplacement, là où la population de Cawnpore avait dû chercher refuge. Pour nous y rendre, nous suivîmes une route macadamisée, ombragée par de beaux arbres.

C'est là que s'était accompli le premier acte de l'horrible tragédie. Là avaient vécu, souffert, agonisé, lady Munro et sa mère, jusqu'au moment où la capitulation remit aux mains de Nana Sahib cette troupe de victimes, déjà vouées à un épouvantable massacre, et que le traître avait promis de faire conduire saines et sauves à Allahabad.

Autour des constructions inachevées, on distinguait encore des restes de murailles en briques, vestiges de ces travaux de défense qui avaient été élevés par le général Wheeler.[5]

Le colonel Munro resta longtemps immobile et silencieux devant ces ruines. À son souvenir se présentaient plus vivement les affreuses scènes dont elles avaient été le théâtre. Après le bungalow où lady Munro avait vécu heureuse, la caserne dans laquelle elle avait souffert au delà de tout ce qu'on peut imaginer!

Il restait à visiter le Bibi-Ghar, cette demeure dont le Nana fit une prison, où se creusait ce puits au fond duquel les victimes avaient été confondues dans la mort.

Lorsque Banks vit le colonel se diriger de ce côté, il lui saisit le bras comme pour l'arrêter.

Sir Edward Munro le regarda bien en face, et, d'une voix horriblement calme:

«Marchons! dit-il.

—Munro! je t'en prie!…

—J'irai donc seul.» Il n'y avait pas à résister. Nous nous sommes alors dirigés vers le Bibi-Ghar, que précèdent des jardins bien dessinés et plantés de beaux arbres.

Là s'élève une colonnade en style gothique, de forme octogonale. Elle entoure l'endroit où se creusait le puits, dont l'orifice est maintenant fermé par un revêtement de pierres. C'est une sorte de socle, qui supporte une statue de marbre blanc, l'Ange de la Pitié, l'un des derniers ouvrages dus au ciseau de sculpteur Marochetti.

Ce fut lord Canning, gouverneur général des Indes pendant la terrible insurrection de 1857, qui fit élever ce monument expiatoire, construit sur les dessins du colonel du génie Yule, et qu'il voulut même payer de ses propres deniers.

Devant ce puits où les deux femmes, la mère et la fille, après avoir été frappées par les bouchers de Nana Sahib, avaient été précipitées, encore vivantes peut-être, sir Edward Munro ne put retenir ses larmes. Il tomba à genoux sur la pierre du monument.

Le sergent Mac Neil, près de lui, pleurait en silence.

Nous avions tous le coeur brisé, ne trouvant rien à dire pour consoler cette inconsolable douleur, espérant que sir Edward Munro épuiserait là les dernières larmes de ses yeux!

Ah! s'il eût été de ces premiers soldats de l'armée royale qui entrèrent à Cawnpore, qui pénétrèrent dans ce Bibi-Ghar, après l'effroyable massacre, il serait mort de douleur!

En effet, voici ce que rapporte un des officiers anglais,—récit qui a été recueilli par M. Rousselet:

«À peine entrés à Cawnpore, nous courûmes à la recherche des pauvres femmes que nous savions entre les mains de l'odieux Nana, mais bientôt nous apprîmes l'affreuse exécution. Torturés par une terrible soif de vengeance, et pénétrés du sentiment des épouvantables souffrances qu'avaient dû endurer les malheureuses victimes, nous sentions se réveiller en nous d'étranges et sauvages idées. Ardents et à moitié fous, nous courons vers le triste lieu du martyre. Le sang coagulé, mêlé de débris sans nom, couvrait le sol de la petite chambre où elles étaient enfermées et nous montait jusqu'aux chevilles. De longues tresses de cheveux longs et soyeux, des lambeaux de robes, de petits souliers d'enfants, des jouets, jonchaient ce sol mouillé. Les murs, barbouillés de sang, portaient les traces de l'horrible agonie. Je ramassai un petit livre de prières, dont la première page portait ces touchantes inscriptions: «27 juin, quitté les bateaux… 7 juillet, prisonniers du Nana… fatale journée.» Mais ce n'étaient point là les seules horreurs qui nous attendaient. Bien plus horrible encore était la vue du puits profond et étroit où étaient entassés les restes mutilés de ces tendres créatures!…»

Sir Edward Munro n'était pas là, aux premières heures où les soldats d'Havelock s'emparaient de la ville! Il n'arriva que deux jours après l'odieuse immolation! Et maintenant, il n'avait plus là devant les yeux que l'emplacement où s'ouvrait le funeste puits, tombeau sans nom des deux cents victimes de Nana Sahib!

Cette fois, Banks, aidé du sergent, parvint à l'entraîner de force.

Le colonel Munro ne devait jamais oublier ces deux mots que l'un des soldats d'Havelock avait tracés avec sa baïonnette sur la margelle du puits:

«Remember Cawnpore!

«Souviens-toi de Cawnpore.»

CHAPITRE XI
Le changement de mousson.

À onze heures, nous étions de retour au campement, ayant, on le comprend, la plus grande hâte de quitter Cawnpore; mais quelques réparations à faire à la pompe d'alimentation de la machine ne permettaient pas de partir avant le lendemain matin.

Il me restait donc une demi-journée. Je ne crus pas pouvoir mieux l'employer qu'à visiter Lucknow. L'intention de Banks était de ne point passer par cette ville, dans laquelle le colonel Munro se serait retrouvé sur l'un des principaux théâtres de la guerre. Il avait raison! C'étaient encore là des souvenirs trop poignants pour lui.

Donc, à midi, après avoir quitté Steam-House, je pris le petit tronçon de railway qui relie Cawnpore à Lucknow. Le parcours ne dépasse pas une vingtaine de lieues, et j'arrivai en deux heures dans cette importante capitale du royaume d'Oude, dont je ne voulais prendre qu'une vue sommaire,—ce qu'on appelle une impression.

Je reconnus, du reste, la vérité de ce que j'avais entendu dire à propos des monuments de Lucknow, bâtis sous le règne des empereurs musulmans au XVIIe siècle.

Ce fut un Français, un Lyonnais, nommé Martin, un simple soldat de l'armée de Lally-Tollendal en 1730, devenu le favori du roi, qui fut le créateur, l'ordonnateur, on pourrait dire l'architecte de ces prétendues merveilles de la capitale de l'Oude. La résidence officielle des souverains, le Kaiser-bâgh, hétéroclite assemblage de tous les styles qui pouvaient sortir de l'imagination d'un caporal, n'est qu'une oeuvre de surface. Rien au dedans, tout en dehors, mais ce dehors est à la fois indou, chinois, mauresque et… européen. Il en est de même d'un autre palais plus petit, le Farid Bâkch, qui est également l'ouvrage de Martin. Quant à l'Imâmbara, bâti au milieu de la forteresse par Kaïfiâtoulla, le premier architecte des Indes au XVIIe siècle, il est réellement superbe et produit un effet grandiose avec les mille clochetons qui hérissent ses courtines.

Je ne pouvais quitter Lucknow sans visiter le palais Constantin, qui est encore l'oeuvre personnelle du caporal français, et porte le nom de palais de la Martinière. Je voulus voir aussi le jardin voisin, le Secunder Bâgh, où furent massacrés par centaines les Cipayes qui avaient violé la tombe de l'humble soldat avant d'abandonner la ville.

Il faut ajouter que le nom de Martin n'est pas le seul nom français qui soit en honneur à Lucknow. Un ancien sous-officier de chasseurs d'Afrique, appelé Duprat, se distingua tellement par sa bravoure pendant la période insurrectionnelle, que les révoltés lui offrirent de se mettre à leur tête. Duprat refusa noblement, malgré les richesses qui lui furent promises, malgré les menaces dont on l'accabla. Il resta fidèle aux Anglais. Mais, particulièrement désigné aux coups des Cipayes qui n'avaient pu faire de lui un traître, il fut tué dans une rencontre: «Chien d'infidèle, avaient dit les révoltés, nous t'aurons malgré toi!» Ils l'eurent, mort.

Les noms de ces deux soldats français avaient donc été unis dans les mêmes représailles. Les Cipayes, qui avaient violé la tombe de l'un et creusé la tombe de l'autre, furent massacrés sans pitié.

Enfin, après avoir admiré les parcs superbes qui font à cette grande cité de cinq cent mille habitants comme une ceinture de verdure et de fleurs, après avoir parcouru à dos d'éléphant ses rues principales et son magnifique boulevard du Hazrat Gaudj, je repris le railway et revins le soir même à Cawnpore.

Le lendemain, 31 mai, dès l'aube, nous étions en route.

«Enfin, s'écria le capitaine Hod, c'en est donc fini avec les Allahabad, les Cawnpore, les Lucknow et autres villes, dont je me soucie comme d'une cartouche vide!

—Oui, c'est fini, Hod, répondit Banks, et maintenant, nous allons marcher directement vers le nord, de manière à rejoindre presque en droite ligne la base de l'Himalaya.

—Bravo! reprit le capitaine. Ce que j'appelle l'Inde par excellence, ce ne sont pas les provinces hérissées de villes ou peuplées d'Indous, c'est le pays où vivent en liberté mes amis les éléphants, les lions, les tigres, les panthères, les guépards, les ours, les buffles, les serpents! Là est la seule partie véritablement habitable de la péninsule! Vous verrez cela, Maucler, et vous n'aurez pas à regretter les merveilles de la vallée du Gange!

—Je ne regretterai rien en votre compagnie, mon cher capitaine, répondis-je.

—Cependant, dit Banks, il y a encore dans le nord-ouest d'autres villes très intéressantes, Delhi, Agra, Lahore…

—Eh! ami Banks, s'écria Hod, qui a jamais entendu parler de ces misérables bourgades!

—Misérables bourgades! répliqua Banks, non pas, Hod, mais des cités magnifiques! Soyez tranquille, mon cher ami, ajouta l'ingénieur en se retournant vers moi, nous tâcherons de vous montrer cela, sans déranger les plans de campagne du capitaine.

—À la bonne heure, Banks, répondit Hod, mais c'est d'aujourd'hui seulement que notre voyage va commencer!» Puis, d'une voix forte: «Fox?» cria-t-il.

Le brosseur accourut. «Présent! mon capitaine, dit-il.

—Fox, que les fusils, les carabines et les revolvers soient en état!

—Ils le sont.

—Visite les batteries.

—Elles sont visitées.

—Prépare les cartouches.

—Elles sont préparées.

—Tout est prêt?

—Tout est prêt.

—Que ce soit encore plus prêt, si c'est possible!

—Ce le sera.

—Le trente-huitième ne tardera pas à prendre rang sur cette liste qui fait ta gloire, Fox!

—Le trente-huitième! s'écria le brosseur, dont un rapide éclair alluma l'oeil. Je vais lui préparer une bonne petite balle explosive dont il n'aura pas lieu de se plaindre!

—Va, Fox, va!» Fox salua militairement, fit demi-tour et alla s'enfermer dans son arsenal. Voici maintenant quel est l'itinéraire de cette seconde partie de notre voyage,— itinéraire qui ne doit point être modifié, à moins d'événements impossibles à prévoir. Pendant soixante-quinze kilomètres environ, cet itinéraire remonte le cours du Gange en se dirigeant vers le nord-ouest; mais, à partir de ce point, il se redresse, court droit au nord entre un des affluents du grand fleuve et un autre affluent important de la Goutmi. Il évite ainsi un certain nombre de cours d'eau, qui se dispersent à droite et à gauche, et, par Biswah, il s'élève obliquement jusqu'aux premières ondulations des montagnes du Népaul, à travers la partie occidentale du royaume d'Oude et du Rokilkhande. Ce parcours avait été judicieusement choisi par l'ingénieur, de manière à tourner toutes difficultés. Si le charbon devenait plus difficile à trouver dans le nord de l'Indoustan, le bois ne devait jamais faire défaut. Quant à notre Géant d'Acier, il pourrait aisément circuler, sous n'importe quelle allure, le long de ces routes si bien entretenues, à travers les plus belles forêts de la péninsule indienne. Quatre-vingts kilomètres environ nous séparaient de la petite ville de Biswah. Il fut convenu que nous les franchirions avec une vitesse très modérée,—en six jours. Cela permettait de s'arrêter lorsque le site plairait, et les chasseurs de l'expédition auraient le temps d'accomplir leurs prouesses. D'ailleurs, le capitaine Hod et le brosseur Fox, auxquels Goûmi se joignait volontiers, pourraient facilement battre l'estrade, tandis que le Géant d'Acier s'en irait à pas comptés. Il ne m'était pas défendu de les accompagner dans leurs battues, bien que je fusse un chasseur peu expérimenté, et je me joignis à eux quelquefois. Je dois dire que depuis ce moment où notre voyage entra dans une nouvelle phase, le colonel Munro se tint un peu moins à l'écart. Il me parut devenir plus sociable, en dehors de la ligne des villes, au milieu des forêts et des plaines, loin de la vallée du Gange que nous venions de parcourir. Dans ces conditions, il semblait retrouver le calme de cette existence qu'il menait à Calcutta. Et cependant, pouvait-il oublier que sa maison roulante s'élevait vers ce nord de l'Inde, où l'attirait quelque fatalité irrésistible! Quoi qu'il en soit, sa conversation était plus animée pendant les repas, pendant la sieste, et souvent même, aux heures de halte, elle se prolongeait fort avant dans ces belles nuits que la saison chaude nous donnait encore. Quant à Mac Neil, depuis la visite au puits de Cawnpore, il me paraissait plus sombre que d'habitude. La vue du Bibi-Ghar avait-elle donc ravivé en lui une haine qu'il espérait encore assouvir? «Nana Sahib, me dit-il un jour, non, monsieur, non! il n'est pas possible qu'ils nous l'aient tué!» La première journée se passa sans incidents qui vaillent la peine d'être rapportés. Ni le capitaine Hod ni Fox n'eurent l'occasion de mettre en joue le moindre animal. C'était désolant, et même assez extraordinaire pour qu'on pût se demander si l'apparition du Géant d'Acier ne tenait pas à distance les terribles fauves de ces plaines. En effet, on côtoya quelques jungles, qui sont les repaires habituels des tigres et autres carnassiers de la race féline. Pas un ne se montra. Les deux chasseurs s'étaient cependant écartés d'un ou deux milles sur les flancs de notre convoi. Ils durent donc se résigner à emmener Black et Phann, pour chasser le menu gibier, dont monsieur Parazard réclamait sa fourniture quotidienne. Il n'entendait pas raison là-dessus, notre chef noir, et lorsque le brosseur lui parlait de tigres, de guépards ou autres bêtes peu comestibles, il haussait dédaigneusement les épaules en disant:

«Est-ce que cela se mange!»

Ce soir-là, nous campâmes à l'abri d'un groupe d'énormes banians. Cette nuit fut aussi tranquille que le jour avait été calme. Le silence ne fut pas même troublé par des hurlements de fauves. Notre éléphant reposait, cependant. Ses hennissements ne se faisaient plus entendre. Les feux du campement étaient éteints, et, pour satisfaire le capitaine, Banks n'avait pas même établi le courant électrique, qui changeait les yeux du Géant d'Acier en deux puissants fanaux. Mais rien!

Il en fut de même pendant les journées du 1er et du 2 juin.
C'était désespérant.

«On m'a changé mon royaume d'Oude! répétait le capitaine Hod. On l'a transporté en pleine Europe! Il n'y a pas plus de tigres ici que dans les basses terres d'Écosse!

—Il est possible, mon cher Hod, répondit le colonel Munro, que des battues aient été récemment faites sur ces territoires, et que les animaux aient émigré en masse. Mais ne vous désespérez pas, et attendez que nous soyons aux pieds des montagnes du Népaul. Vous aurez là de quoi exercer utilement vos instincts de chasseur.

—Il faut l'espérer, mon colonel, répondit Hod en secouant la tête, sans quoi nous n'aurions plus qu'à refondre nos balles pour en faire du petit plomb!»

La journée du 3 juin fut une des plus chaudes que nous eussions encore endurées. Si la route n'avait pas été ombragée par de grands arbres, je crois que nous aurions littéralement cuit dans notre demeure roulante. Le thermomètre monta à quarante-sept degrés à l'ombre, et il n'y avait pas un souffle de vent. Il était donc possible que, par une pareille température, dans cette atmosphère de feu, les carnassiers ne songeassent point à quitter leurs tanières, même pendant la nuit.

Le lendemain, 3 juin, au lever du soleil, l'horizon, pour la première fois, se montra assez brumeux dans l'ouest. Nous eûmes alors le magnifique spectacle de l'un de ces phénomènes de mirage que, dans certaines parties de l'Inde, on appelle «seekote», ou châteaux aériens, et, dans d'autres, «dessasur», ou illusion.

Ce n'était point une prétendue nappe d'eau avec ses curieux effets de réfraction, qui se développait devant nos regards, c'était toute une chaîne de collines peu élevées, chargée des plus fantastiques châteaux du monde, quelque chose comme les hauteurs d'une vallée du Rhin, avec leurs antiques repaires de burgraves. Nous nous trouvions en un instant transportés, non seulement dans la portion romane de la vieille Europe, mais à cinq ou six cents ans en arrière, en plein moyen âge.

Ce phénomène, dont la netteté était surprenante, nous donnait le sentiment d'une réalité absolue. Aussi, le Géant d'Acier, avec tout l'attirail de la machinerie moderne, marchant vers une ville du onzième siècle, me semblait-il beaucoup plus dépaysé que lorsqu'il courait, tout empanaché de vapeurs, le pays de Vishnou et de Brahma.

«Merci, dame nature! s'écria le capitaine Hod. Après tant de minarets et de coupoles, après tant de mosquées et de pagodes, voici donc quelque vieille cité de l'époque féodale, avec les merveilles romanes ou gothiques qu'elle déploie à mes yeux!

—Quel poète, ce matin, que notre ami Hod! répondit Banks. A-t-il donc, avant déjeuner, avalé quelque ballade?

—Riez, Banks, plaisantez, moquez-vous! riposta le capitaine Hod, mais regardez! Voici les objets qui s'agrandissent aux premiers plans! Voici les arbrisseaux qui deviennent des arbres, les collines qui deviennent des montagnes, les…

—Les simples chats qui deviendraient des tigres, s'il y avait des chats, n'est-ce pas, Hod?

—Ah! Banks! ce ne serait pas à dédaigner!… Bon! s'écria le capitaine, voilà mes châteaux du Rhin qui s'effondrent, la ville qui s'écroule, et nous retombons dans le réel, un simple paysage du royaume d'Oude, que les fauves ne veulent même plus habiter!»

Le soleil, débordant l'horizon de l'est, venait de modifier instantanément les jeux de la réfraction. Les burgs, comme des châteaux de cartes, s'abattaient avec la colline qui se transformait en plaine.

«Eh bien, puisque le mirage a disparu, dit Banks, et qu'avec lui s'est dissipée toute la verve poétique du capitaine Hod, voulez-vous, mes amis, savoir ce que ce phénomène présage?

—Dites, ingénieur! s'écria le capitaine.

—Un très prochain changement de temps, répondit Banks. Du reste, nous voici dans les premiers jours de juin, qui provoquent des modifications climatériques. Le renversement de la mousson va amener la saison des pluies périodiques.

—Mon cher Banks, dis-je, nous sommes clos et couverts, n'est-il pas vrai? Eh bien, vienne la pluie! Fût-elle diluvienne, elle me paraît préférable à ces chaleurs…

—Vous serez satisfait, mon cher ami, répondit Banks. Je crois que la pluie n'est pas loin, et que nous verrons bientôt monter les premiers nuages du sud-ouest!»

Banks ne se trompait pas. Vers le soir, l'horizon occidental commença à se charger de vapeurs, ce qui indiquait que la mousson, ainsi que cela arrive le plus souvent, allait s'établir pendant la nuit. C'était l'océan Indien qui nous envoyait, à travers la péninsule, ses brumes saturées d'électricité, comme autant de grosses outres du dieu Éole, qui contenaient l'ouragan et l'orage.

Quelques autres phénomènes, auxquels un Anglo-Indien n'eût pu se méprendre, s'étaient manifestés aussi pendant cette journée. Des volutes d'une poussière très ténue avaient tourbillonné sur la route pendant la marche du train. Le mouvement des roues, peu rapide d'ailleurs,—aussi bien les roues de notre moteur que celles des deux chars roulants,—auraient certainement pu soulever cette poussière, mais non pas avec une telle intensité. On eût dit un nuage de ces duvets que fait danser une machine électrique mise en mouvement. Le sol pouvait donc être comparé à un immense récepteur, dans lequel l'électricité se serait emmagasinée depuis plusieurs jours. En outre, cette poussière se teignait de reflets jaunâtres, du plus singulier effet, et dans chaque molécule brillait un petit centre lumineux. Il y avait eu des instants où tout notre appareil semblait marcher au milieu des flammes,—flammes sans chaleur, mais qui, ni par leur couleur ni par leur vivacité, ne rappelaient celles du feu Saint-Elme.

Storr nous raconta qu'il avait quelquefois vu des trains courir ainsi sur leurs rails au milieu d'une double haie de poussière lumineuse, et Banks confirma le dire du mécanicien. Pendant un quart d'heure, j'avais pu observer très exactement ce singulier phénomène à travers les hublots de la tourelle, d'où je dominais la route sur un parcours de cinq à six kilomètres. Le chemin, sans arbres, était poudreux, chauffé à blanc par les rayons verticaux du soleil. À ce moment, il me sembla que la chaleur de l'atmosphère dominait encore celle du foyer de la machine. C'était véritablement insoutenable, et, lorsque je vins respirer un air plus frais sous le battement d'ailes de la punka, j'étais à demi suffoqué.

Le soir, vers sept heures, Steam-House s'arrêta. Le lieu de halte, choisi par Banks, fut la lisière d'une forêt de magnifiques banians, qui paraissait s'étendre à l'infini dans le nord. Une assez belle route la traversait, et nous promettait pour le lendemain un trajet plus facile sous de hauts et larges dômes de verdure.

Les banians, ces géants de la flore indoue, sont de véritables grands-pères, on pourrait dire des chefs de famille végétale, qu'entourent leurs enfants et petits-enfants. Ceux-ci, s'élançant d'une racine commune, montent droit autour du tronc principal, dont ils sont complètement dégagés, et vont se perdre dans la haute ramure paternelle. Ils ont vraiment l'air d'être couvés sous cet épais feuillage, comme les poussins sous les ailes de leur mère. De là le curieux aspect que présentent ces forêts plusieurs fois séculaires. Les vieux arbres ressemblent à des piliers isolés, supportant l'immense voûte, dont les fines nervures s'appuient sur de jeunes banians, qui deviendront piliers à leur tour.

Ce soir-là, le campement fut organisé plus complètement qu'à l'ordinaire. En effet, si la journée du lendemain devait être aussi chaude que celle-ci l'avait été, Banks se proposait de prolonger la halte, quitte à voyager pendant la nuit.

Le colonel Munro ne demandait pas mieux que de passer quelques heures dans cette belle forêt, si ombreuse, si calme. Tous s'étaient rangés à son avis, les uns parce qu'ils avaient véritablement besoin de repos, les autres parce qu'il voulaient essayer de rencontrer enfin quelque animal, digne du coup de fusil d'un Anderson ou d'un Gérard. On devine quels étaient ces derniers.

«Fox, Goûmi, il n'est que sept heures! cria le capitaine Hod, Un tour dans la forêt, avant que la nuit ne soit tout à fait venue!— Nous accompagnerez-vous, Maucler?

—Mon cher Hod, dit Banks, avant que je n'eusse pu répondre, vous feriez mieux de ne pas vous éloigner du campement. Les menaces du ciel sont sérieuses. Que l'orage se déchaîne, vous aurez peut-être quelque peine à nous rejoindre. Demain, si nous restons à notre lieu de halte, vous irez…

—Demain, il fera jour, répondit le capitaine Hod, et l'heure est propice pour tenter l'aventure!

—Je le sais, Hod, mais la nuit qui se prépare n'est vraiment pas rassurante. En tout cas, si vous tenez absolument à partir, ne vous éloignez pas. Dans une heure il fera déjà très noir, et vous pourriez être fort embarrassés pour retrouver le campement.

—Soyez tranquille, Banks. Il est sept heures à peine, et je ne demande à mon colonel qu'une permission de dix heures.

—Allez donc, mon cher Hod, répondit sir Edward Munro, mais tenez compte des recommandations de Banks.

—Oui, mon colonel.» Le capitaine Hod, Fox et Goûmi, armés d'excellentes carabines de chasse, quittèrent le campement et disparurent sous les hauts banians qui bordaient la droite de la route.

J'avais été si fatigué par la chaleur, pendant cette journée, que je préférai rester à Steam-House.

Cependant, par ordre de Banks, les feux, au lieu d'être complètement éteints, furent seulement repoussés au fond du foyer, de manière à conserver une ou deux atmosphères de pression dans la chaudière. L'ingénieur voulait être, le cas échéant, prêt à tout événement.

Storr et Kâlouth s'occupèrent alors de refaire le combustible et l'eau. Un petit ruisseau, qui coulait sur la gauche de la route, leur fournit le liquide nécessaire, et les arbres voisins le bois dont ils avaient besoin pour charger le tender. Pendant ce temps, monsieur Parazard vaquait à ses occupations habituelles, et, tout en desservant les restes du dîner du jour, il méditait le menu du dîner du lendemain.

Il faisait encore assez clair. Le colonel Munro, Banks, le sergent Mac Neil et moi, nous allâmes faire la sieste sur le bord du ruisseau. Le courant de cette eau limpide rafraîchissait l'atmosphère, qui était réellement étouffante, même à cette heure. Le soleil n'était pas encore couché. Sa lumière, par opposition, teintait d'une couleur d'encre bleue la masse des vapeurs, que l'on voyait s'accumuler peu à peu au zénith, à travers les grandes déchirures du feuillage. C'étaient des nuages lourds, épais, condensés, dont aucun vent ne semblait provoquer la marche, et qui paraissaient avoir leur moteur en eux-mêmes.

Notre causerie dura jusqu'à huit heures environ. De temps en temps, Banks se levait et allait prendre une vue plus étendue de l'horizon, en s'avançant jusqu'à la lisière de la forêt qui coupait brusquement la plaine, à moins d'un quart de mille du campement. Lorsqu'il revenait, il hochait la tête d'un air peu rassuré.

La dernière fois, nous l'avions accompagné. Déjà l'obscurité commençait à se faire sous le couvert des banians. Arrivés à la lisière, je vis qu'une immense plaine s'étendait vers l'ouest jusqu'à une série de petites collines vaguement profilées, qui se confondaient déjà avec les nuages.

L'aspect du ciel était alors terrible dans son calme. Aucun souffle de vent n'agitait les hautes feuilles des arbres. Ce n'était pas le repos de la nature endormie, que les poètes ont si souvent chanté; c'était, au contraire, un sommeil pesant et maladif. Il semblait qu'il y eût comme une tension contenue de l'atmosphère. Je ne puis mieux comparer l'espace qu'à la boîte à vapeur d'une chaudière, lorsque le fluide trop comprimé est prêt à faire explosion.

L'explosion était imminente.

Les nuages orageux, en effet, étaient très élevés, ainsi que cela se produit généralement au-dessus des plaines, et ils présentaient de larges contours curvilignes, très nettement arrêtés. Ils semblaient même se gonfler, diminuer de nombre et augmenter de grandeur, tout en restant attachés à la même base. Évidemment, avant peu, ils se seraient tous fondus en une seule masse, qui accroîtrait la densité du nuage unique. Déjà les petites nuées additionnelles, subissant une sorte d'influence attractive, heurtées, repoussées, écrasées les unes contre les autres, se perdaient confusément dans l'ensemble.

Vers huit heures et demie, un éclair en zig-zag, à angles très aigus, déchira la masse sombre sur une longueur de deux mille cinq cents à trois mille mètres.

Soixante-cinq secondes après, un coup de tonnerre éclatait et prolongeait ses roulements sourds, spéciaux à la nature de ce genre d'éclairs, qui durèrent environ, quinze secondes.

«Vingt et un kilomètres, dit Banks, après avoir consulté sa montre. C'est presque la distance maximum à laquelle le tonnerre peut se faire entendre. Mais l'orage, une fois déchaîné, viendra vite, et il ne faut pas l'attendre. Rentrons, mes amis.

—Et le capitaine Hod? dit le sergent Mac Neil.

—Le tonnerre lui donne l'ordre de revenir, répondit Banks.
J'espère qu'il obéira.»

Cinq minutes après, nous étions de retour au campement, et nous prenions place sous la vérandah du salon.

CHAPITRE XII
Triples feux.

L'Inde partage avec certains territoires du Brésil,—celui de Rio-Janeiro entre autres,—le privilège d'être de tous les pays du globe le plus troublé par les orages. Si en France, on Angleterre, en Allemagne, dans cette partie moyenne de l'Europe, on n'estime pas à plus de vingt par an le nombre des jours où les éclats du tonnerre se font entendre, il convient de savoir que, dans la péninsule indienne, ce nombre s'élève annuellement au delà de cinquante.

Voilà pour la météorologie générale. Dans ce cas particulier, en raison des circonstances dans lesquelles il se produisait, nous devions attendre un orage d'une violence extrême.

Dès que nous fûmes rentrés à Steam-House, je consultai le baromètre. Une baisse de deux pouces s'était subitement faite dans la colonne mercurielle,—de vingt-neuf à vingt-sept pouces.[6]

Je le fis observer au colonel Munro.

«Je suis inquiet de l'absence du capitaine Hod et de ses compagnons, me répondit-il. L'orage est imminent, la nuit vient, les ténèbres s'accroissent. Des chasseurs s'éloignent toujours plus qu'ils ne le promettent et même plus qu'ils ne le veulent. Comment retrouveront-ils leur chemin dans cette profonde obscurité?

—Les enragés! dit Banks. Il a été impossible de leur faire entendre raison! Très certainement, ils auraient mieux fait de ne pas partir!

—Sans doute, Banks, mais ils sont partis, répondit le colonel
Munro, et il faut tout faire pour qu'ils reviennent.

—N'y a-t-il pas un moyen de signaler l'endroit où nous sommes? demandai-je à l'ingénieur.

—Si, répondit Banks, en allumant nos fanaux électriques, qui sont d'une grande puissance éclairante et se voient de très loin. Je vais établir le courant.

—Excellente idée, Banks.

—Voulez-vous que j'aille à la recherche du capitaine Hod? demanda le sergent.

—Non, mon vieux Neil, répondit le colonel Munro, tu ne le retrouverais pas et tu t'égarerais à ton tour.»

Banks se mit en mesure d'utiliser les feux dont il disposait. Les éléments de la pile furent mis en activité, le courant établi, et bientôt les deux yeux du Géant d'Acier, comme deux phares électriques, projetaient leur faisceau lumineux à travers le sombre dessous des banians. Il est certain que, dans cette nuit obscure, la portée de ces feux devait être très considérable et pouvait guider nos chasseurs.

En ce moment, une sorte d'ouragan, d'une violence extrême, se déchaîna. Il déchira la cime des arbres, obliqua vers le sol et siffla à travers les colonnettes des banians, comme s'il eût traversé les tuyaux sonores d'un buffet d'orgues.

Ce fut subit.

Une grêle de branches mortes, une averse de feuilles arrachées, cribla la route. Les toitures de Steam-House résonnèrent lamentablement sous cette projection qui produisait un roulement continu.

Il fallut nous mettre à l'abri dans le salon et fermer toutes les fenêtres. La pluie ne tombait pas encore.

«C'est une espèce de «tofan», dit Banks.

Les Indous donnent ce nom aux ouragans impétueux et soudains, qui dévastent plus particulièrement les régions montagneuses et sont fort redoutés dans le pays.

«Storr! cria Banks au mécanicien, as-tu soigneusement clos les embrasures de la tourelle?

—Oui, monsieur Banks, répondit le mécanicien. Il n'y a rien à craindre de ce côté.

—Où est Kâlouth?

—Il finit d'arrimer le combustible dans le tender.

—Demain, répondit l'ingénieur, nous n'aurons plus que la peine de ramasser le bois! Le vent se fait bûcheron, et il nous épargne de la besogne! Maintiens ta pression, Storr, et reviens te mettre à l'abri.

—À l'instant, monsieur.

—Tes bâches sont pleines, Kâlouth? demanda Banks.

—Oui, monsieur Banks, répondit le chauffeur. La réserve d'eau est maintenant complète.

—Bien! Rentre! rentre!» Le mécanicien et le chauffeur eurent bientôt pris place dans la seconde voiture. Les éclairs étaient fréquents alors, et l'explosion des nuées électriques faisait entendre un roulement sourd. Le tofan n'avait pas rafraîchi l'atmosphère. C'était un vent torride, un souffle embrasé, qui brûlait comme s'il fût sorti de la gueule d'un four.

Sir Edward Munro, Banks, Mac Neil et moi, nous ne quittions le salon que pour aller sous la vérandah. En regardant la haute ramure des banians, on la voyait se dessiner comme une fine guipure noire sur le fond ignescent du ciel. Pas d'éclair qui ne fût suivi, à quelques secondes près, des éclats du tonnerre. Un écho n'avait pas le temps de s'éteindre, qu'un nouveau coup de foudre était répercuté par lui. Aussi, une basse profonde se déroulait-elle sans discontinuer, pendant que sur cette basse se détachaient ces détonations sèches que Lucrèce a si justement comparées à l'aigre cri du papier qui se déchire.

«Comment l'orage ne les a-t-il pas ramenés encore? disait le colonel Munro.

—Peut-être, répondit le sergent, le capitaine Hod et ses compagnons auront-ils trouvé un abri dans la forêt, dans le creux de quelque arbre ou de quelque rocher, et ne nous rejoindront-ils que demain matin! Le campement sera toujours là pour les recevoir!»

Banks secoua la tête en homme qui n'est pas rassuré. Il ne semblait pas partager l'avis de Mac Neil.

En ce moment,—il était près de neuf heures,—la pluie commença à tomber avec une violence extrême. Elle était mélangée d'énormes grêlons, qui nous lapidaient et crépitaient sur la toiture sonore de Steam-House. C'était comme un roulement sec de tambours. Il eût été impossible de s'entendre parler, quand bien même les éclats du tonnerre n'auraient pas rempli l'espace. Les feuilles des banians, hachées par cette grêle, tourbillonnaient de toutes parts.

Banks, ne pouvant se faire entendre au milieu de cet assourdissant tumulte, tendit alors le bras et nous montra les grêlons qui frappaient les flancs du Géant d'Acier.

C'était à ne pas le croire! Tout scintillait au contact de ces corps durs. On eût dit que ce qui tombait des nuages était de véritables gouttes d'un métal en fusion, qui, en choquant la tôle, renvoyaient un jet lumineux. Ce phénomène indiquait à quel point l'atmosphère était saturée d'électricité. La matière fulminante la traversait incessamment, au point que tout l'espace semblait être en feu.

Banks, d'un geste, nous fit rentrer dans le salon et ferma la porte qui s'ouvrait sur la vérandah. Il y avait certainement danger à s'exposer, en plein air, au choc des effluences électriques.

Nous nous trouvions à l'intérieur, dans une obscurité que rendait plus complète la fulguration du dehors. Quel fut notre étonnement, lorsque nous vîmes que notre salive elle-même était lumineuse! Il fallait que nous fussions imprégnés du fluide ambiant à un point extraordinaire.

«Nous crachions du feu», pour employer l'expression qui a servi à caractériser ce phénomène, rarement observé, toujours effrayant. En vérité, au milieu de cette déflagration continue, feu au dedans, feu au dehors, dans le fracas de ces roulements accentués par de grands éclats de foudre, le coeur le plus ferme ne pouvait s'empêcher de battre plus rapidement.

«Et eux! dit le colonel Munro.

—Eux!… oui!… eux!» répondit Banks. C'était horriblement inquiétant. Nous ne pouvions rien faire pour venir en aide au capitaine Hod et à ses compagnons, très sérieusement menacés. En effet, s'ils avaient trouvé quelque abri, ce ne pouvait être que sous les arbres, et l'on sait, dans ces conditions, quels dangers on court pendant les orages. Au milieu de cette forêt si dense, comment auraient-ils pu se placer à cinq où six mètres de la verticale qui passe par l'extrémité des plus longues branches,— ainsi que cela est recommandé aux personnes qui se trouvent surprises dans le voisinage des arbres? Toutes ces réflexions me venaient à l'esprit, lorsqu'un coup de tonnerre, plus sec que les autres, éclata soudain. Un intervalle d'une demi-seconde à peine l'avait séparé de l'éclair. Steam-House en trembla et fut comme soulevée sur ses ressorts. Je crus que le train allait être culbuté. En même temps, une odeur forte emplit l'espace,—odeur pénétrante des vapeurs nitreuses,—et très certainement, l'eau de pluie, recueillie pendant cette tourmente, eût contenu une grande quantité d'acide nitrique. «La foudre est tombée… dit Mac Neil.

—Storr! Kâlouth! Parazard!» cria Banks. Les trois hommes accoururent dans le salon. Par bonheur, aucun n'avait été frappé. L'ingénieur repoussa alors la porte de la vérandah, et s'avança sur le balcon. «Là!… voyez!…» dit-il. Un énorme banian venait d'être foudroyé, à dix pas, à la gauche de la route. Sous l'incessante lueur électrique, on y voyait alors comme en plein jour. L'immense tronc, que ses rejetons ne pouvaient plus soutenir, était tombé en travers sur les arbres voisins. Il était nettement décortiqué dans toute sa longueur, et une longue lanière d'écorce, que la rafale agitait comme un serpent, se tordait en cinglant l'air. Il fallait que la décortication se fût opérée de bas en haut, sous l'action d'un coup de foudre ascendant d'une extrême violence.

«Un peu plus, Steam-House était foudroyée! dit l'ingénieur. Restons, cependant. C'est encore un abri plus sûr que celui des arbres!

—Restons!» répondit le colonel Munro. En ce moment, des cris se firent entendre. Étaient-ce nos compagnons qui revenaient enfin?

«C'est la voix de Parazard,» dit Storr.

En effet, le cuisinier, qui était sous la dernière vérandah, nous appelait à grands cris.

Nous allâmes aussitôt le rejoindre.

À moins de cent mètres, en arrière et sur la droite du campement, la forêt de banians était embrasée. Les plus hautes cimes des arbres disparaissaient déjà dans un rideau de flammes. L'incendie se développait avec une incroyable intensité et se dirigeait sur Steam-House plus rapidement qu'on ne l'aurait pu croire.

Le danger était imminent. Une longue sécheresse, l'élévation de la température pendant les trois mois de la saison chaude, avaient desséché arbres, arbustes, herbes. L'embrasement s'alimentait de tout ce combustible extrêmement inflammable. Ainsi que cela arrive fréquemment aux Indes, la forêt tout entière menaçait d'être dévorée.

En effet, on voyait le feu étendre son cercle d'embrasement et gagner de proche en proche. S'il atteignait le lieu du campement, en quelques minutes les deux chars seraient détruits, car leurs minces panneaux ne pouvaient les défendre du feu, comme font les épaisses parois de tôle d'un coffre-fort.

Nous restions silencieux devant ce danger. Le colonel Munro se croisait les bras. Puis: «Banks, dit-il simplement, c'est à toi de nous tirer de là!

—Oui, Munro, répondit l'ingénieur, et puisque nous n'avons aucun moyen d'éteindre cet incendie, il faut le fuir!

—À pied? m'écriai-je.

—Non, avec notre train.

—Et le capitaine Hod, et ses compagnons? dit Mac Neil.

—Nous ne pouvons rien pour eux! S'ils ne sont pas de retour avant notre départ, nous partirons quand même!

—Il ne faut pas les abandonner! dit le colonel.

—Munro, répondit Banks, lorsque le train sera en sûreté, hors des atteintes du feu, nous reviendrons et nous battrons la foret jusqu'à ce que nous les ayons retrouvés!

—Fais donc, Banks, répondit le colonel Munro, qui dut se rendre à l'avis de l'ingénieur, en réalité le seul à suivre.

—Storr, dit Banks, à ta machine! Kâlouth, à ta chaudière, et pousse les feux!—Quelle pression au manomètre?

—Deux atmosphères, répondit le mécanicien.

—Il faut que, dans dix minutes, nous en ayons quatre! Allez! mes amis, allez!» Le mécanicien et le chauffeur ne perdirent pas un instant. Bientôt des torrents de fumée noire jaillirent de la trompe de l'éléphant et se mêlèrent aux torrents de pluie, que le géant semblait braver. Aux éclairs qui embrasaient l'espace, il répondait par des tourbillons d'étincelles. Un jet de vapeur sifflait dans la cheminée, et le tirage artificiel activait la combustion du bois que Kâlouth entassait dans son fourneau. Sir Edward Munro, Banks et moi, nous étions restés sous la vérandah d'arrière, observant les progrès de l'incendie à travers la forêt. Ils étaient rapides et effrayants. Les grands arbres s'effondraient dans cet immense foyer, les branches crépitaient comme des coups de revolver, les lianes se tordaient d'un tronc à l'autre, le feu se communiquait presque immédiatement à des foyers nouveaux. En cinq minutes, l'embrasement avait gagné cinquante mètres en avant, et les flammes, échevelées, on pourrait dire bâillonnées par la rafale, s'élevaient à une telle hauteur, que les éclairs les sillonnaient en tous sens.

«Il faut que dans cinq minutes nous ayons quitté la place! dit
Banks, ou tout prendra feu!

—Il va vite, cet incendie! répondis-je.

—Nous irons plus vite que lui!

—Si Hod était là, si ses compagnons étaient de retour! dit sir
Edward Munro.

—Des coups de sifflet! des coups de sifflet! s'écria Banks. Ils les entendront peut-être!» Et, se précipitant vers la tourelle, il fit aussitôt retentir l'air de sons aigus, qui tranchaient sur les roulements profonds de la foudre, et devaient porter loin. On peut se figurer cette situation, on ne saurait la dépeindre. D'une part, nécessité de fuir au plus vite; de l'autre, obligation d'attendre ceux qui n'étaient pas de retour!

Banks était revenu sous la vérandah de l'arrière. La lisière de l'incendie se développait maintenant à moins de cinquante pieds de Steam-House. Une insoutenable chaleur se propageait, et l'air brûlant deviendrait bientôt irrespirable. De nombreuses flammèches tombaient déjà jusque sur notre train. Très heureusement, les torrentielles averses le protégeaient dans une certaine mesure, mais elles ne pourraient évidemment pas le défendre de l'attaque directe du feu.

La machine lançait toujours ses sifflets stridents. Ni Hod, ni Fox, ni Goûmi, ne reparaissaient. En ce moment, le mécanicien rejoignit Banks. «Nous sommes en pression, dit-il.

—Eh bien, en route, Storr! répondit Banks, mais pas trop vite!… Ce qu'il faut seulement pour nous tenir hors de portée de l'incendie!

—Attends, Banks, attends! dit le colonel Munro, qui ne pouvait se décider à quitter le campement.

—Encore trois minutes, Munro, répondit froidement Banks, mais pas davantage. Dans trois minutes, l'arrière du train commencera à prendre feu!»

Deux minutes s'écoulèrent. Il était maintenant impossible de rester sous la vérandah. La main même ne pouvait se poser sur les tôles brûlantes qui commençaient à se gondoler. Demeurer quelques instants de plus, c'était de la dernière imprudence!

«En route, Storr! cria Banks.

—Ah! s'écria le sergent.

—Eux!…» dis-je. Le capitaine Hod et Fox apparaissaient sur la droite de la route. Ils portaient dans leurs bras Goûmi, comme un corps inerte, et ils arrivèrent au marche-pied de l'arrière. «Mort! s'écria Banks.

—Non, frappé de la foudre, qui a brisé son fusil dans sa main, répondit le capitaine Hod, et paralysé seulement de la jambe gauche!

—Dieu soit loué! dit le colonel Munro.

—Merci, Banks! ajouta le capitaine. Sans vos coups de sifflet, nous n'aurions pu retrouver le campement!

—En route! s'écria Banks, en route!» Hod et Fox s'étaient jetés dans le train, et Goûmi, qui n'avait pas perdu l'usage de ses sens, fut déposé dans sa cabine.

«Quelle pression avons-nous? demanda Banks, qui venait de rejoindre le mécanicien.

—Près de cinq atmosphères,» répondit Storr.

—En route!» répéta Banks. Il était dix heures et demie. Banks et Storr allèrent se placer dans la tourelle. Le régulateur fut ouvert, la vapeur se précipita dans les cylindres, les premiers hennissements se firent entendre, et le train s'avança à petite vitesse, au milieu de cette triple intensité de lumière, produite par l'incendie de la forêt, les feux électriques des fanaux, les fulgurations du ciel. En quelques mots, le capitaine Hod nous raconta ce qui s'était passé pendant son excursion. Ses compagnons et lui n'avaient rencontré aucune trace d'animaux. Avec l'orage qui montait, l'obscurité se fit plus rapidement et surtout plus profondément qu'ils ne le pensaient. Ils furent donc surpris par le premier coup de tonnerre, lorsqu'ils se trouvaient déjà à plus de trois milles du campement. Alors ils voulurent revenir sur leurs pas; mais, quoi qu'ils fissent pour s'orienter, ils ne tardèrent pas à se perdre au milieu de ces groupes de banians qui se ressemblent, et sans qu'aucun sentier leur indiquât la direction à suivre. L'orage éclata bientôt avec une extrême violence. À ce moment, tous trois se trouvaient hors de portée des feux électriques. Ils ne purent donc se diriger en droite ligne vers Steam-House. La grêle et la pluie tombaient à torrents. D'abris, point, si ce n'est l'insuffisant dôme des arbres, qui ne tarda pas à être criblé. Soudain, un coup de tonnerre éclata dans un éclair intense. Goûmi tomba foudroyé près du capitaine Hod, aux pieds de Fox. Du fusil qu'il tenait à la main il ne restait plus que la crosse. Canon, batterie, sous-garde, il avait été instantanément dépouillé de tout ce qui était métal. Ses compagnons le crurent mort. Il n'en était rien, heureusement; mais sa jambe gauche, bien qu'elle n'eût pas été directement atteinte par le fluide, était paralysée. Impossible au pauvre Goûmi de faire un pas. Il fallait donc le porter. En vain demanda-t-il qu'on le laissât, quitte à venir le reprendre plus tard. Ses compagnons n'y voulurent pas consentir, et, l'un le tenant par les épaules, l'autre par les pieds, ils s'aventurèrent tant bien que mal au milieu de l'obscure forêt.

Pendant deux heures, Hod et Fox errèrent au hasard, hésitant, s'arrêtant, reprenant leur marche, sans aucun point de repère qui pût leur indiquer la direction de Steam-House.

Heureusement, enfin, les coups de sifflet, plus perceptibles que n'eussent été des coups de fusil au milieu de ce fracas des éléments, retentirent dans la rafale. C'était la voix du Géant d'Acier.

Un quart d'heure après, tous trois arrivaient au moment où le lieu de halte allait être abandonné. Il n'était que temps!

Cependant, si le train courait sur la route large et unie de la forêt, l'incendie marchait aussi vite que lui. Ce qui rendait le danger plus menaçant, c'est que le vent avait varié, ainsi qu'il fait fréquemment pendant ces météores troublants des orages. Au lieu de souffler de flanc, il soufflait maintenant de l'arrière, et, par sa violence, activait tout cet embrasement, comme un ventilateur qui sature un foyer d'oxygène. Le feu gagnait visiblement. Les branches en ignition, les flammèches ardentes pleuvaient au milieu d'un nuage de cendres chaudes, soulevées du sol, comme si quelque cratère eût vomi dans l'espace des matières éruptives. Et véritablement, on ne pouvait mieux comparer cet incendie qu'à la marche d'un fleuve de lave, se déroulant à travers la campagne et dévorant tout sur son passage.

Banks vit cela. Il ne l'eût pas vu qu'il l'aurait senti au souffle torréfiant qui passait dans l'atmosphère.

La marche fut donc hâtée, bien qu'il y eût quelque danger à le faire sur ce chemin inconnu. Mais la route, alors envahie par les eaux du ciel, était si profondément ravinée, que la machine ne put être poussée autant que l'ingénieur l'aurait voulu.

Vers onze heures et demie, nouvel éclat de tonnerre, qui fut terrible, nouveau coup de foudre! Un cri nous échappa. Nous crûmes que Banks et Storr avaient été foudroyés tous deux dans la tourelle d'où ils dirigeaient la marche du train.

Ce malheur nous avait été épargné. C'était notre éléphant qui venait d'être frappé par la décharge électrique à la pointe de l'une de ses longues oreilles pendantes.

Il n'en était résulté, heureusement, aucun dommage pour la machine, et il sembla que le Géant d'Acier voulût répondre aux coups de l'orage par ses hennissements plus précipités.

«Hurrah! cria le capitaine Hod, hurrah! Un éléphant d'os et de chair serait tombé sur le coup! Toi, tu braves la foudre, et rien ne peut t'arrêter! Hurrah! Géant d'Acier, hurrah!»

Pendant une demi-heure encore, le train maintint sa distance. Dans la crainte de heurter trop violemment quelque obstacle, Banks ne le lançait qu'à la vitesse nécessaire pour ne pas être atteint par le feu.

De la vérandah où le colonel Munro, Hod et moi avions pris place, nous voyions passer de grandes ombres, qui bondissaient dans les projections lumineuses de l'incendie et des éclairs. C'étaient enfin des fauves!

Par précaution, le capitaine Hod saisit son fusil, car il était possible que ces bêtes effarées voulussent se jeter sur le train pour y chercher un abri ou un refuge.

Et, en effet, un énorme tigre le tenta; mais, en s'élançant d'un bond prodigieux, il fut pris par le cou entre deux rejetons de banians. L'arbre principal, se courbant alors sous la tempête, tendit ses rejetons comme deux immenses cordes, qui étranglèrent l'animal.

«Pauvre bête! dit Fox.

—Ces fauves-là, répondit le capitaine Hod indigné, c'est fait pour être tué par une honnête balle de carabine! Oui! pauvre bête!»

Vraiment, c'était bien là sa mauvaise chance, au capitaine Hod! Lorsqu'il cherchait des tigres, il n'en voyait pas, et, lorsqu'il ne les cherchait plus, ils lui passaient au vol, sans qu'il pût les tirer, ou ils s'étranglaient comme une souris dans les fils d'une souricière!

À une heure du matin, le danger, si grand qu'il eût été jusque-là, redoubla encore.

Sous l'influence de ces vents affolés, qui sautaient à tous les points du compas, l'incendie avait gagné l'avant de la route, et, maintenant, nous étions absolument cernés.

Cependant, l'orage avait beaucoup diminué de violence, ainsi que cela arrive presque invariablement, lorsque ces météores passent au-dessus d'une forêt, dont les arbres soutirent et épuisent peu à peu la matière électrique. Mais si les éclairs étaient plus rares, les coups de tonnerre plus espacés, si la pluie tombait avec moins de force, le vent courait toujours à la surface du sol avec une incroyable fureur.

Coûte que coûte, il fallut presser la marche du train, au risque de le heurter contre un obstacle, ou de le précipiter dans quelque large fondrière.

C'est ce que fit Banks, mais il le fit avec un sang-froid étonnant, les yeux collés aux verres lenticulaires de la tourelle, la main sur le régulateur, qu'elle ne quittait plus.

La route semblait encore être à demi ouverte entre deux haies de feu. Donc, nécessité de passer entre ces deux haies.

Banks s'y lança résolument avec une vitesse de six à sept milles à l'heure.

Je crus que nous y resterions, surtout lorsqu'il fallut franchir un endroit très restreint de la fournaise pendant un espace de cinquante mètres. Les roues du train crièrent sur les charbons ardents qui jonchaient le sol, et une atmosphère brûlante l'enveloppa tout entier!…

Nous avions passé! Enfin, à deux heures du matin, l'extrême lisière du bois apparut dans la lueur des rares éclairs. Derrière nous se développait un vaste panorama de flammes. L'incendie ne devait s'éteindre qu'après avoir dévoré jusqu'au dernier banian de l'immense forêt. Au jour, le train s'arrêta enfin; l'orage s'était entièrement dissipé, et l'on disposa un campement provisoire. Notre éléphant, qui fut visité avec soin, avait la pointe de l'oreille droite percée de plusieurs trous, dont les rebarbes s'infléchissaient en directions inverses. Certes, sous un tel coup de foudre, tout autre animal qu'un animal d'acier fût tombé pour ne plus se relever, et l'incendie eût rapidement dévoré le train en détresse!

À six heures du matin, après un repos très sommaire, la route était reprise, et, à midi, nous venions camper aux environs de Rewah.

CHAPITRE XIII
Prouesses du capitaine Hod.

La demi-journée du 5 juin et la nuit suivante furent tranquillement passées au campement. Après tant de fatigues, accrues de tant de dangers, ce repos nous était bien dû.

Ce n'était plus le royaume d'Oude qui développait maintenant ses riches plaines devant nos pas. Steam-House courait alors à travers ce territoire, fertile encore, mais coupé de «nullahs», ou ravins, qui forme le Rohilkhande. Bareilli est la capitale de ce vaste carré de cent cinquante-cinq milles de côtes, très arrosé par les nombreux affluents ou sous-affluents de la Cogra, planté ça et là de groupes de magnifiques manguiers, semé d'épaisses jungles, qui tendent à disparaître devant la culture.

Là fut le centre de l'insurrection, après la prise de Delhi; là se fit une des campagnes de sir Colin Campbell; là, la colonne du brigadier Walpole ne fut pas heureuse à ses débuts; là périt un ami de sir Edward Munro, le colonel du 93e écossais, qui s'était distingué aux deux assauts de Lucknow dans l'affaire du 14 avril.

Étant donnée la constitution de ce territoire, aucun autre n'eût été plus favorable à la marche de notre train. Belles routes, très également nivelées, cours d'eau faciles à franchir entre les deux artères plus importantes qui descendent du nord, tout concourait à rendre facile cette partie de l'itinéraire. Il ne nous restait plus que quelques centaines de kilomètres à parcourir, avant de sentir ces premiers exhaussements du sol, qui relient la plaine aux montagnes du Népaul.

Seulement, il fallait maintenant compter très sérieusement avec la saison des pluies.

La mousson qui règne du nord-est au sud-ouest pendant les premiers mois de l'année, venait d'être renversée. La période pluvieuse est plus violente sur le littoral qu'à l'intérieur de la péninsule, et un peu plus tardive aussi. Cela tient à ce que les nuages s'épuisent avant d'atteindre le centre de l'Inde. En outre, leur direction est quelque peu modifiée par la barrière des hautes montagnes, qui forme comme une espèce de remous atmosphérique. Sur la côte de Malabar, la mousson commence au mois de mai; au milieu des provinces centrales et septentrionales, elle ne se fait sentir que quelques semaines plus tard, au mois de juin.

Or, nous étions en juin, et c'est dans ces circonstances particulières, mais prévues, que notre voyage allait désormais s'effectuer.

Je dois dire, tout d'abord, que, dès le lendemain, notre brave Goûmi, si malencontreusement désarmé par la foudre, alla mieux. Cette paralysie de sa jambe gauche ne fut que temporaire. Il n'en conserva aucune trace, mais il me sembla garder rancune au feu du ciel.

Pendant les deux journées des 6 et 7 juin, le capitaine Hod fit meilleure chasse avec l'aide de Phann et de Black. Il put tuer un couple de ces antilopes appelées «nilgaus» dans le pays. Ce sont les boeufs bleus des Indous, qu'il serait plus juste d'appeler cerfs, puisqu'ils ressemblent plus aux cerfs qu'aux congénères du dieu Apis. Il faudrait même les nommer cerfs gris-perle, et leur couleur rappelle assurément mieux la couleur du ciel orageux que celle du ciel azuré. On assure cependant que, chez quelques-unes de ces magnifiques bêtes, à petites cornes acérées et droites, à tête longue et légèrement bombée, la robe devient presque bleue,— teinte que la nature semble avoir invariablement refusée aux quadrupèdes, même au renard bleu, dont la fourrure est plutôt noire.

Ce n'étaient pas encore les carnassiers que rêvait le capitaine Hod. Cependant, le nilgau, s'il n'est pas féroce, n'en est pas moins dangereux, quand, blessé légèrement, il revient sur le chasseur. Une première balle du capitaine, une seconde de Fox, arrêtèrent net dans leur élan ces deux superbes animaux. Ils furent tués comme au vol. Aussi, pour Fox, n'était-ce que du gibier de plume!

Monsieur Parazard, lui, fut d'une tout autre opinion, et les excellents cuissots, rôtis à point, qu'il nous servit le jour même, nous rangèrent à son avis.

Le 8 juin, dès l'aube, nous quittions notre campement, qui avait été établi près d'un petit village du Rohilkhande. Nous l'avions atteint la veille au soir, après avoir franchi les quarante kilomètres qui le séparent de Rewah. Notre train n'avait donc marché qu'avec une vitesse très modérée sur un sol que les pluies continuaient à détremper. En outre, les ruisseaux commençaient à se gonfler, et plusieurs gués nous causèrent un retard de quelques heures. Mais, après tout, nous n'étions pas à un ou deux jours près. Cette région montagneuse, où nous comptions installer Steam-House pendant plusieurs mois de la saison d'été, comme au milieu d'un sanitarium, nous étions assurés de l'atteindre avant la fin de juin. Donc, nulle inquiétude à cet égard.

Pendant cette journée du 8, le capitaine Hod eut à regretter un beau coup de fusil.

Le chemin était bordé d'épaisses jungles de bambous, comme il s'en rencontre fréquemment autour de ces villages, qui semblent bâtis dans des corbeilles de fleurs. Ce n'était pas encore la jungle véritable, celle qui, au sens indou, s'applique à la plaine âpre, nue, stérile, que dominent des lignes de buissons grisâtres. Nous étions, au contraire, en pays cultivé, au milieu d'un fertile territoire, que parquetaient le plus ordinairement des rizières marécageuses.

Le Géant d'Acier s'en allait tranquillement, dirigé par la main de Storr, lançant ses jolis panaches de vapeur, que le vent éparpillait sur les bambous de la route.

Tout à coup, un animal bondit avec une agilité surprenante et se jeta sur le cou de notre éléphant.

«Un tchîta, un tchîta!» s'écria le mécanicien.

À ce cri, le capitaine Hod s'élança sur le balcon antérieur, et saisit son fusil, toujours prêt et toujours là. «Un tchîta! s'écria-t-il à son tour.

—Tirez-le donc! m'écriai-je.

—J'ai le temps!» répondit le capitaine Hod, qui se contenta de tenir l'animal en joue. Le tchîta est une sorte de léopard particulier aux Indes, moins grand que le tigre, mais presque aussi redoutable, tant il est vif, souple d'échine, robuste de membres. Le colonel Munro, Banks et moi, debout sous la vérandah, nous l'observions, attendant le coup de fusil du capitaine.

Évidemment, ce léopard avait été trompé à la vue de notre éléphant. Il s'était hardiment précipité sur lui; mais là où il croyait trouver une chair vivante, dans laquelle il pût enfoncer ses dents ou ses griffes, c'était une chair de tôle que ni ses griffes ni ses dents ne pouvaient entamer. Furieux de sa déconvenue, il se cramponnait aux longues oreilles du faux animal, et il allait l'abandonner sans doute, lorsqu'il nous aperçut.

Le capitaine Hod le tenait toujours au bout de son fusil, comme un chasseur, sûr de son coup, qui ne veut frapper la bête qu'au bon moment et au bon endroit.

Le tchîta se redressa, rugissant. Sans doute, il sentit le danger, mais il ne sembla pas vouloir le fuir. Peut-être cherchait-il le moment favorable pour s'élancer sur la vérandah.

En effet, nous le vîmes bientôt grimper à la tête de l'éléphant, embrasser de ses pattes la trompe qui servait de cheminée, puis monter presque à son orifice, d'où s'échappaient les jets de vapeur.

«Tirez donc, Hod! dis-je encore.

—J'ai le temps,» répondit le capitaine. Puis, s'adressant à moi, sans toutefois perdre de vue le léopard, qui nous regardait: «Vous n'avez jamais tué de tchîta, Maucler? me demanda-t-il.

—Jamais.

—Voulez-vous en tuer un?

—Capitaine, répondis-je, je ne veux pas vous priver de ce coup magnifique…

—Peuh! fit Hod, ce n'est pas là un coup de chasseur! Prenez un fusil, ajustez-moi cette bête-là au défaut de l'épaule! Si vous la manquez, je la rattraperai au vol!

—Soit.» Fox, qui était venu nous rejoindre, me passa une carabine double qu'il tenait à la main. Je la pris, je l'armai, j'ajustai au défaut de l'épaule le léopard toujours immobile, et je tirai. L'animal, blessé, mais légèrement, fit un bond énorme, et, passant par-dessus la tourelle du mécanicien, il vint tomber sur le premier toit de Steam-House. Le capitaine Hod, si bon chasseur qu'il fût, n'avait pas eu le temps de le saisir au passage…

«À nous, Fox, à nous!» s'écria-t-il.

Et tous deux, s'élançant hors de la vérandah, allèrent se poster dans la tourelle.

Le léopard, qui allait et venait, s'élança sur le second toit, après avoir franchi la passerelle d'un bond. Au moment où le capitaine allait faire feu, un autre bond emporta l'animal, qui se précipita sur le sol, se releva d'un vigoureux élan, et disparut dans la jungle. «Stoppe! stoppe!» cria vivement Banks au mécanicien, qui, fermant l'introduction de la vapeur, cala instantanément les roues du train tout entier avec le frein atmosphérique. Le capitaine et Fox sautèrent sur la route, et s'élancèrent dans le fourré afin d'atteindre le tchîta. Quelques minutes se passèrent. Nous écoutions, non sans une certaine impatience. Aucun coup de fusil ne se fit entendre. Les deux chasseurs revinrent les mains vides. «Disparu! envolé! s'écria le capitaine Hod, et pas même une trace de sang sur les herbes!

—C'est ma faute! dis-je au capitaine. Vous auriez mieux fait de tirer ce tchîta à ma place! Il n'aurait pas été manqué!

—Bon! vous l'avez touché, répondit Hod, j'en suis sûr, mais pas au bon endroit!

—Ce n'est pas celui-là, mon capitaine, qui fera mon trente-huitième ni votre quarante et unième! dit Fox, assez décontenancé.

—Bah! fit Hod, avec un ton d'insouciance un peu affecté, un tchîta n'est point un tigre! Sans cela, mon cher Maucler, je n'aurais pu prendre sur moi de vous céder ce coup de fusil!

—À table, mes amis, dit alors le colonel Munro. Le déjeuner nous attend et vous consolera…

—D'autant mieux, dit Mac Neil, que tout cela c'est la faute à
Fox!

—Ma faute? répondit le brosseur, très interloqué par cette observation inattendue.

—Sans doute, Fox, reprit le sergent. La carabine que tu as remise à monsieur Maucler n'était chargée qu'avec du six!» Et Mac Neil montrait la seconde cartouche qu'il venait de retirer de l'arme dont je m'étais servi. Elle ne contenait effectivement que du plomb à perdreaux. «Fox! dit le capitaine Hod.

—Mon capitaine?

—Deux jours de salle de police!

—Oui, mon capitaine!» Et Fox s'en alla dans sa cabine, résolu à ne pas reparaître devant nous avant quarante-huit heures. Il était tout honteux de son erreur et voulait cacher sa honte. Le lendemain, 9 juin, le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous allâmes battre la plaine au long de la route, pendant la demi-journée de halte que Banks venait d'accorder. Il avait plu pendant toute la matinée; mais, vers midi, le ciel s'était un peu rasséréné, et l'on pouvait compter sur une éclaircie de quelques heures. Du reste, ce n'était pas Hod, le chasseur de fauves, qui m'emmenait cette fois, c'était le chasseur de gibier. Dans l'intérêt de la table, il allait tranquillement flâner sur le bord des rizières, en compagnie de Black et de Phann. Monsieur Parazard avait fait savoir au capitaine que l'office était vide, et il attendait de Son Honneur que Son Honneur voulût bien «prendre les mesures nécessaires» pour le remplir. Le capitaine Hod se résigna, et nous partîmes, armés de simples fusils de chasse. Pendant deux heures, notre battue n'eut d'autre résultat que de faire envoler quelques perdrix ou lever quelques lièvres, mais à de telles distances, que, malgré le bon vouloir de nos chiens, il fallut renoncer à tout espoir de les atteindre. Aussi le capitaine Hod était-il de fort mauvaise humeur. D'ailleurs, au milieu de cette vaste plaine, sans jungles, sans taillis, semée de villages et de fermes, il ne pouvait compter sur la rencontre d'un carnassier quelconque, qui l'eût dédommagé du léopard manqué de la veille. Il n'était venu là qu'en qualité de pourvoyeur, et songeait à la réception que lui ferait monsieur Parazard s'il rentrait le carnier vide. Ce n'était pas notre faute, cependant. À quatre heures, nous n'avions pas eu l'occasion de tirer un seul coup de fusil. Il ventait sec, et, je l'ai dit, tout le gibier se levait hors de portée. «Mon cher ami, me dit alors le capitaine Hod, décidément, ça ne va pas! En quittant Calcutta, je vous ai promis des chasses superbes, et une mauvaise chance, une fatalité persistante, à laquelle je ne comprends rien, m'empêche de tenir ma promesse!

—Bon! mon capitaine, répondis-je, il ne faut pas désespérer. Si j'éprouve quelque regret, c'est moins pour moi que pour vous!… Nous nous rattraperons, d'ailleurs, dans les montagnes du Népaul!

—Oui, dit le capitaine Hod, là, sur ces premières rampes de l'Himalaya, les conditions seront meilleures pour opérer. Voyez-vous, Maucler, je parierais que notre train, avec tout son attirail, les mugissements de sa vapeur, et surtout son éléphant gigantesque, effraye ces damnés fauves, plus encore que ne les effrayerait un train de chemin de fer, et ce sera ainsi tant qu'il sera en marche! Au repos, il faut l'espérer, nous serons plus heureux. En vérité! ce léopard était un fou! Il fallait qu'il mourût de faim pour se jeter sur notre Géant d'Acier, et il était digne d'être tué raide d'une bonne balle de calibre! Satané Fox! je n'oublierai jamais ce qu'il a fait là!—Quelle heure est-il maintenant?

—Il est près de cinq heures!

—Cinq heures déjà, et nous n'avons pas encore pu brûler une seule cartouche!

—On ne nous attend qu'à sept heures au campement. Peut-être d'ici là!…

—Non! La chance est contre nous, s'écria le capitaine Hod, et, voyez-vous, la chance, cela fait la moitié du succès!

—La persévérance aussi, répondis-je. Eh bien, convenons, capitaine, que nous ne rentrerons pas les mains vides! Cela vous va-t-il?

—Si cela me va! s'écria Hod. Meure qui se dédit!

—Entendu.

—Voyez-vous, Maucler, je rapporterais un mulot ou un écureuil plutôt que de revenir bredouille!»

Le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous étions dans cette disposition d'esprit où tout est de bonne guerre. La chasse fut donc continuée avec un entêtement digne d'un meilleur sort; mais il semblait que les plus inoffensifs oiseaux eussent deviné nos intentions hostiles. Impossible de pouvoir en approcher un seul.

Nous allions ainsi entre les rizières, battant tantôt un côté de la route, tantôt l'autre, revenant sur nos pas, afin de ne pas trop nous éloigner du campement. Peine inutile. À six heures et demie du soir, les cartouches de nos fusils étaient encore intactes. Nous aurions pu venir là une canne à la main. Le résultat eût été le même.

Je regardais le capitaine Hod. Il marchait, les dents serrées. Sur son front, un gros pli, profondément creusé entre les deux sourcils, annonçait une rage sourde. Il marmottait entre ses lèvres pincées je ne sais quelles vaines menaces contre tout être vivant de plume ou de poil, dont il n'apparaissait pas un seul échantillon sur cette plaine. Évidemment, il en arriverait à décharger son fusil contre un objet quelconque, arbre ou rocher,— une façon cynégétique de passer sa colère. Son arme lui brûlait les doigts. Cela se voyait. Il la jetait sur son bras, il la rejetait en bandoulière, il l'épaulait, comme malgré lui.

Goûmi le regardait. «Le capitaine deviendra enragé, si cela continue! me dit-il, en secouant la tête.

—Oui, répondis-je, et je payerais bien trente shillings le plus modeste des pigeons domestiques qu'une main charitable lui lancerait à bonne portée! Ça le calmerait!»

Mais, ni pour trente shillings, ni pour le double, ni pour le triple, on n'eût pu, à cette heure, se procurer le moins coûteux et le plus vulgaire des gibiers. La campagne était déserte alors, et nous n'apercevions plus ni ferme ni village.

En vérité, je crois que si cela eût été possible, j'aurais envoyé Goûmi acheter à tout prix un volatile quelconque, fût-ce un poulet déplumé, pour le livrer en représailles aux coups de notre dépité capitaine!

La nuit approchait, cependant. Avant une heure, il ne ferait plus assez jour pour qu'il fût possible de continuer cette infructueuse expédition. Bien que nous fussions convenus de ne point reparaître au campement, la carnassière vide, nous y serions pourtant bien obligés, à moins de passer la nuit dans la plaine. Mais, sans compter que cette nuit menaçait d'être pluvieuse, le colonel Munro et Banks, ne nous voyant pas revenir, auraient été dans une inquiétude qu'il fallait leur épargner.

Le capitaine Hod, l'oeil démesurément ouvert, jetant son regard de gauche à droite et de droite à gauche avec la prestesse d'un oiseau, marchait à dix pas en avant, et dans une direction qui ne nous rapprochait pas positivement de Steam-House.

J'allais presser le pas et le rejoindre pour lui dire de renoncer enfin à lutter contre la mauvaise chance, lorsqu'un fort bruit d'ailes se fit entendre sur ma droite. Je regardai.

Une masse blanchâtre s'élevait lentement au-dessus d'un fourré.

Vivement, sans laisser au capitaine Hod le temps de se retourner, j'épaulai mon fusil, et mes deux coups partirent successivement.

Le volatile inconnu que je venais de tirer s'abattit lourdement sur le bord d'une rizière.

Phann s'élança d'un bond, s'empara du gibier que je venais d'abattre, et le rapporta au capitaine.

«Enfin! s'écria Hod, si monsieur Parazard n'est pas content, qu'il se précipite dans sa marmite, la tète la première!

—Mais, au moins, est-ce un gibier qui se mange? demandai-je.

—Certainement… à défaut d'autre! répliqua le capitaine.

—Très heureusement, personne ne vous a vu, monsieur Maucler! me dit Goûmi.

—Qu'ai-je donc fait de répréhensible?

—Eh! vous avez tué un paon, et il est défendu de tuer les paons, qui sont des oiseaux sacrés dans toute l'Inde.

—Le diable emporte les oiseaux sacrés et ceux qui les consacrent! s'écria le capitaine Hod. Celui-ci est tué, on le mangera… dévotement, si vous voulez, mais on le mangera!»

En effet, dans ce pays des brahmanes, depuis l'expédition d'Alexandre, époque à laquelle il se répandit dans la péninsule, le paon est un animal sacré entre tous. Les indous en ont fait l'emblème de la déesse Saravasti, qui préside aux naissances et aux mariages. Il est défendu de détruire ce volatile sous des peines que la loi anglaise a confirmées.

Cet échantillon des gallinacées, qui faisait la joie du capitaine Hod, était magnifique, avec ses ailes vert foncé aux reflets métalliques, que bordait un liseré d'or. Sa queue, bien fournie et finement ocellée, formait un superbe éventail de barbes soyeuses.

«En route! en route! dit le capitaine. Demain, monsieur Parazard nous fera manger du paon, quoi qu'en puissent penser tous les brahmanes de l'Inde! Si le paon n'est, en somme, qu'un poulet prétentieux, celui-ci, avec ses plumes artistement relevées, fera bon effet sur notre table!

—Enfin, vous voilà satisfait, mon capitaine?

—Satisfait… de vous, oui, mon cher ami, mais pas content de moi du tout! Ma mauvaise chance n'est pas encore passée, et il faudra bien qu'elle se passe! En route!»

Nous voilà donc, revenant sur nos pas du côté du campement, dont nous devions être éloignés de trois milles environ. Sur la route qui traçait son sinueux lacet à travers les épaisses jungles de bambous, nous marchions l'un près de l'autre, le capitaine Hod et moi. Goûmi, portant notre gibier, était à deux ou trois pas en arrière. Le soleil n'avait pas encore disparu, mais de gros nuages le voilaient, et il fallait chercher son chemin dans une demi-obscurité.

Tout à coup, un formidable rugissement éclata dans un fourré à droite. Ce rugissement me parut si redoutable, que je m'arrêtai brusquement, comme malgré moi.

Le capitaine Hod me saisit la main.

«Un tigre!» dit-il.

Puis, un juron lui échappa.

«Tonnerre des Indes! s'écria-t-il, il n'y a que du plomb à perdreaux dans nos fusils!»

Ce n'était que trop vrai, et ni Hod, ni Goûmi, ni moi, nous n'avions de cartouches à balle!

D'ailleurs, nous n'aurions pas eu le temps de recharger nos armes. Dix secondes après avoir poussé son rugissement, l'animal s'élançait hors du fourré et retombait d'un seul bond à vingt pas sur la route.

C'était un magnifique tigre, de cette espèce que les Indous appellent les mangeurs d'hommes, «men eater», féroces carnassiers, dont les victimes se comptent annuellement par centaines.

La situation était terrible.

Je regardais le tigre, je le dévorais des yeux, mon, fusil tremblant dans ma main, je l'avoue. Il mesurait neuf à dix pieds de longueur, robe couleur orange, zébrée de rayures blanches et noires. Il nous regardait aussi. Son oeil de chat flamboyait dans la demi-ombre. Sa queue balayait fébrilement le sol. Il se rasait et se ramassait comme pour s'élancer. Hod n'avait rien perdu de son sang-froid. Il tenait l'animal en joue, et murmurait avec un accent impossible à rendre: «Du six! Foudroyer un tigre avec du six! Si je ne le tire pas à bout portant, dans les yeux, nous sommes…» Le capitaine ne put achever. Le tigre s'avançait, non par bonds, mais à petits pas. Goûmi, accroupi en arrière, le visait aussi, mais son fusil ne contenait que du petit plomb. Quant au mien, il n'était même plus chargé. Je voulus prendre une cartouche dans ma cartouchière. «Pas un mouvement! me souffla le capitaine à voix basse. Le tigre bondirait, et il ne faut pas qu'il bondisse!»

Tous trois nous restions donc sans bouger.

Le tigre avançait lentement. Sa tête, qu'il balançait tout à l'heure, ne remuait plus. Ses yeux regardaient fixement, mais comme en dessous. De sa vaste mâchoire entr'ouverte, baissée au ras du sol, il semblait en aspirer les émanations.

Bientôt, la formidable bête ne fut plus qu'à dix pas du capitaine.

Hod, bien campé sur ses jambes, immobile comme une statue, concentrait toute sa vie dans son regard. L'effroyable lutte qui se préparait, dont nul de nous n'allait peut-être sortir vivant, ne lui faisait même pas battre plus rapidement le coeur!

Je crus, en ce moment, que le tigre allait enfin bondir.

Il fit cinq pas encore. J'eus besoin de toute mon énergie pour ne pas crier au capitaine Hod:

«Mais tirez donc! tirez donc!»

Non! Le capitaine l'avait dit,—et c'était évidemment le seul moyen de salut,—il voulait brûler les yeux à l'animal; mais, pour cela, il fallait ne le tirer qu'à bout portant.

Le tigre fit encore trois pas et se redressa pour s'élancer…

Une violente détonation retentit, qui fut presque aussitôt suivie d'une seconde.

Cette seconde détonation s'était produite dans le corps même de l'animal, qui, après trois ou quatre soubresauts et des rugissements de douleur, retomba inanimé sur le sol.

«Prodige! s'écria le capitaine Hod. Mon fusil était donc chargé à balle! et à balle explosible! Ah! cette fois, merci, Fox, merci!

—Est-il possible! m'écriai-je.

—Voyez!» Et, rabattant son arme, le capitaine Hod en retira la cartouche du canon de gauche. C'était une cartouche à balle. Tout s'expliquait. Le capitaine Hod avait une carabine double et un fusil double, tous les deux du même calibre. Or, en même temps que Fox, par erreur, avait chargé la carabine avec les cartouches à plomb de chasse, il avait chargé le fusil de chasse avec les cartouches à balle explosive. Et si, la veille, cette erreur avait sauvé la vie au léopard, aujourd'hui elle nous l'avait sauvée!

«Oui, répondit le capitaine Hod, et jamais je ne me suis trouvé plus près de la mort!» Une demi-heure après, nous étions de retour au campement. Hod faisait venir Fox devant lui, et racontait ce qui s'était passé.

—Mon capitaine, répondit le brosseur, cela prouve qu'au lieu de deux jours de consigne, j'en mérite quatre, puisque je me suis trompé deux fois!

—C'est mon avis, répondit le capitaine Hod; mais puisque ton erreur m'a valu le quarante et unième, c'est aussi mon avis de t'offrir cette guinée…

—Comme le mien est de la prendre,» répondit Fox, qui empocha la pièce d'or.

Tels furent les incidents qui marquèrent la première rencontre du capitaine Hod et de son quarante et unième tigre.

Le 12 juin au soir, notre train faisait halte près d'une bourgade peu importante, et, le lendemain, nous repartions pour franchir les cent cinquante kilomètres qui nous séparaient encore des montagnes du Népaul.

CHAPITRE XIV
Un contre trois.

Quelques jours encore, et nous allions enfin gravir les premières rampes de ces régions septentrionales de l'Inde, qui, d'étage en étage, de collines en collines, de montagnes en montagnes, vont atteindre les plus hautes altitudes du globe. Jusqu'alors, le sol n'avait subi qu'une dénivellation insensible, sa déclivité ne s'accusait que légèrement, et notre Géant d'Acier ne semblait même pas s'en apercevoir.

Le temps était orageux, pluvieux surtout, mais la température se maintenait à une moyenne supportable. Les chemins n'étaient pas encore mauvais et résistaient bien aux larges jantes des roues du train, si pesant qu'il fût. Lorsque quelque ornière les ravinait trop profondément, un léger coup de la main de Storr au régulateur, provoquant une poussée plus violente de l'obéissant fluide, suffisait à passer l'obstacle. La puissance ne manquait pas à notre machine, on le sait, et un quart de tour, imprimé aux valves d'introduction, ajoutait instantanément à sa force effective quelques douzaines de chevaux-vapeur.

En vérité, nous n'avions jusqu'ici qu'à nous louer aussi bien de ce genre de locomotion que du moteur que Banks avait adopté et du confort de nos maisons roulantes, toujours en quête de nouveaux horizons, qui se modifiaient incessamment à nos regards.

Ce n'était plus, en effet, cette plaine infinie qui s'étend depuis la vallée du Gange jusque sur les territoires de l'Oude et du Rohilkhande. Les sommets de l'Himalaya formaient dans le nord une gigantesque bordure, contre laquelle venaient buter les nuages chassés par le vent du sud-ouest. Il était encore impossible de bien voir le pittoresque profil d'une chaîne qui se découpait à une moyenne de huit mille mètres au-dessus du niveau de la mer; mais, aux approches de la frontière thibétaine, l'aspect du pays devenait plus sauvage, et les jungles envahissaient le sol aux dépens des champs cultivés.

Aussi la flore de cette partie du territoire indou n'était-elle plus la même. Déjà, les palmiers avaient disparu pour faire place à ces magnifiques bananiers, à ces manguiers touffus qui fournissent le meilleur fruit de l'Inde, et plus particulièrement aux groupes de bambous, dont la ramure s'épanouissait en gerbe jusqu'à cent pieds au-dessus du sol. Là, aussi, apparaissaient des magnolias, aux larges fleurs, qui chargeaient l'air de parfums pénétrants, des érables superbes, des chênes d'espèces variées, des marronniers aux fruits hérissés de pointes comme des oursins de mer, des arbres à caoutchouc, dont la sève coulait par leurs veines entr'ouvertes, des pins aux énormes feuilles de l'espèce des pendanus; puis, plus modestes de taille, plus éclatants de couleurs, des géraniums, des rhododendrons, des lauriers, disposés en plates-bandes, qui bordaient les routes.

Quelques villages avec des huttes en paille ou en bambous, deux ou trois fermes, perdues au milieu des grands arbres, se montraient encore, mais séparés déjà par un plus grand nombre de milles. La population diminuait à l'approche des hautes terres.

Sur ces vastes paysages, comme fond de cadre, il faut maintenant étendre un ciel gris et brumeux. J'ajouterai même que la pluie tombait le plus souvent en fortes averses. Pendant quatre jours, du 13 au 17 juin, nous n'eûmes peut-être pas une demi-journée d'accalmie. Donc, obligation de rester au salon de Steam-House, nécessité de tromper les longues heures comme on l'eût fait dans une habitation sédentaire, en fumant, en causant, en jouant au whist.

Pendant ce temps, les fusils chômaient, au grand déplaisir du capitaine Hod; mais deux «schlems», qu'il fit dans une seule soirée, lui rendirent sa bonne humeur habituelle.

«On peut toujours tuer un tigre, dit-il, on ne peut pas toujours faire un schlem!»

Il n'y avait rien à répondre à une proposition si juste et si nettement formulée.

Le 17 juin, le campement fut dressé près d'un séraï,—nom que portent les bungalows spécialement réservés aux voyageurs. Le temps s'était un peu éclairci, et le Géant d'Acier, qui avait rudement travaillé pendant ces quatre jours, réclamait, sinon quelque repos, du moins quelques soins. On convint donc de passer la demi-journée et la nuit suivante en cet endroit.

Le séraï, c'est le caravansérail, l'auberge publique des grandes routes de la péninsule, un quadrilatère de bâtiments peu élevés entourant une cour intérieure, et, le plus ordinairement, surmontés de quatre tourelles d'angle, ce qui lui donne un air tout à fait oriental. Là, dans ces séraïs, fonctionne un personnel spécialement affecté au service intérieur, le «bhisti», ou porteur d'eau, le cuisinier, cette providence des voyageurs qui, peu exigeants, savent se contenter d'oeufs et de poulets, et le «khansama», c'est-à-dire le fournisseur de vivres, avec lequel on peut traiter directement et assez généralement à bas prix.

Le gardien du séraï, le péon, est simplement un agent de la très honorable Compagnie, à laquelle la plupart de ces établissements appartiennent, et qui les fait inspecter par l'ingénieur en chef du district.

Une règle assez bizarre, mais rigoureusement appliquée dans ces établissements, est celle-ci: tout voyageur peut occuper le séraï pendant vingt-quatre heures; dans le cas où il veut y séjourner plus longtemps, il lui faut une permission de l'inspecteur. Faute de cette autorisation, le premier venu, Anglais ou Indou, peut exiger qu'il lui cède la place.

Il va sans dire que, dès que nous fûmes arrivés à notre lieu de halte, le Géant d'Acier produisit son effet habituel, c'est-à-dire qu'il fut très remarqué, très envié peut-être. Cependant, je dois constater que les hôtes actuels du séraï le regardèrent plutôt avec une sorte de dédain,—dédain trop affecté pour être réel.

Nous n'avions pas affaire, il est vrai, à de simples mortels, voyageant pour leur commerce ou pour leurs plaisirs. Il ne s'agissait là ni de quelque officier anglais, regagnant les cantonnements de la frontière népalaise, ni de quelque marchand indou, conduisant sa caravane vers les steppes de l'Afghanistan, au delà de Lahore ou de Peshawar.

Ce n'était rien moins que le prince Gourou Singh en personne, fils d'un rajah indépendant du Guzarate, rajah lui-même, et qui voyageait en grande pompe dans le nord de la péninsule indienne.

Ce prince occupait non seulement les trois ou quatre salles du séraï, mais encore tous les abords, qui avaient été aménagés de manière à loger les gens de sa suite.

Je n'avais pas encore vu de rajah en voyage. Aussi, dès que notre halte eut été organisée à un quart de mille environ du séraï, dans un site charmant, sur le bord d'un petit cours d'eau et à l'abri de magnifiques pendanus, j'allai, en compagnie du capitaine Hod et de Banks, visiter le campement du prince Gourou Singh.

Le fils d'un rajah qui se déplace ne se déplace pas seul, il s'en faut! S'il est des gens que je n'envie pas, ce sont bien ceux qui ne peuvent remuer une jambe ni faire un pas, sans mettre aussitôt en mouvement quelques centaines d'hommes! Mieux vaut être simple piéton, sac au dos, bâton à la main, fusil à l'épaule, que prince voyageant dans les Indes, avec tout le cérémonial que son rang lui impose.

«Ce n'est pas un homme qui va d'une ville à l'autre, me dit Banks, c'est une bourgade tout entière qui modifie ses coordonnées géographiques!

—J'aime mieux Steam-House, répondis-je, et je ne changerais pas avec ce fils de rajah!

—Et qui sait, répliqua le capitaine Hod, si ce prince ne préférerait pas notre maison roulante à tout cet encombrant attirail de campagne!

—Il n'a qu'un mot à dire, s'écria Banks, et je lui fabriquerai un palais à vapeur, pourvu qu'il y mette le prix! Mais, en attendant sa commande, voyons un peu ce campement, s'il en vaut la peine!»

La suite du prince ne comprenait pas moins de cinq cents personnes. Au dehors, sous les grands arbres de la plaine, deux cents chariots étaient disposés symétriquement comme les tentes d'un vaste camp. Pour les traîner, les uns avaient des zébus, les autres des buffles, sans compter trois magnifiques éléphants qui portaient sur leur dos des palanquins de la plus grande richesse, et une vingtaine de ces chameaux, venus des pays à l'ouest de l'Indus, qui s'attellent à la Daumont. Rien ne manquait à cette caravane, ni les musiciens qui charmaient les oreilles de Sa Hautesse, ni les bayadères qui enchantaient ses yeux, ni les faiseurs de tours qui amusaient ses loisirs. Trois cents porteurs et deux cents hallebardiers complétaient ce personnel, dont la solde eût épuisé toute autre bourse que la bourse d'un rajah indépendant de l'Inde.

Les musiciens, c'étaient des joueurs de tambourin, de cymbales, de tamtam, appartenant à cette école qui remplace les sons par les bruits; puis des râcleurs de guitares et de violons à quatre cordes, dont les instruments n'avaient jamais passé par la main de l'accordeur.

Parmi les faiseurs de tours, il y avait quelques-uns de ces «sapwallahs», ou charmeurs de serpents, qui, par leurs incantations, chassent et attirent les reptiles; des «nutuis», très habites aux exercices du sabre; des acrobates qui dansent sur la corde lâche, coiffés d'une pyramide de pots de terre et chaussés de cornes de buffles; et enfin de ces escamoteurs qui ont le talent de changer en venimeuses «cobras» de vieilles peaux de serpents, ou réciproquement, au gré du spectateur.

Quant aux bayadères, elles appartenaient à la classe de ces jolies «boundelis», si recherchées pour les «nautchs» ou soirées, dans lesquelles elles remplissent le double rôle de chanteuses et de danseuses. Très décemment vêtues, les unes de mousselines brodées d'or, les autres de jupes plissées et d'écharpes qu'elles déploient dans leurs passes, ces ballerines étaient parées de riches bijoux, bracelets précieux aux bras, bagues d'or aux doigts des pieds et des mains, grelots d'argent à la cheville. Ainsi accoutrées, elles exécutent la fameuse danse des oeufs avec une grâce et une adresse véritablement extraordinaires, et j'espérais bien qu'il me serait donné de les admirer par invitation spéciale du rajah.

Puis, un certain nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, figuraient je ne sais à quel titre dans le personnel de la caravane. Les hommes étaient drapés dans une longue bande d'étoffe, qu'on appelle «dhoti», ou vêtus de la chemise «angarkah» et de la longue robe blanche «jamah», qui leur faisait un costume très pittoresque.

Les femmes portaient le «choli», sorte de jaquette à manches courtes, et le «sari», l'équivalent du dhoti des hommes, qu'elles enroulent autour de leur taille et dont l'extrémité se rejette coquettement sur leur tête.

Ces Indous, étendus sous les arbres, en attendant l'heure du repas, fumaient des cigarettes enveloppées d'une feuille verte, ou le gargouli, destiné à l'incinération du «gurago», sorte de confiture noirâtre qui se compose de tabac, de mélasse et d'opium. D'autres mâchaient ce mélange de feuilles de bétel, de noix d'arec et de chaux éteinte, qui a certainement des propriétés digestives, très utiles sous l'ardent climat de l'Inde.

Tout ce monde, habitué au mouvement des caravanes, vivait en bon accord, et ne montrait d'animation qu'à l'heure des fêtes. On eût dit de ces figurants d'un cortège de théâtre, qui retombent dans la plus complète apathie dès qu'ils ne sont plus en scène.

Cependant, lorsque nous arrivâmes au campement, ces Indous s'empressèrent de nous adresser quelques «salams» en s'inclinant jusqu'à terre. La plupart criaient: «Sahib! sahib!» ce qui veut dire: Monsieur! monsieur! et nous leur répondions par des gestes d'amitié.

Je l'ai dit, il m'était venu à la pensée que le prince Gourou Singh voudrait peut-être donner en notre honneur une de ces fêtes dont les rajahs ne sont point avares. La grande cour du bungalow, tout indiquée pour une cérémonie de ce genre, me semblait admirablement appropriée aux danses des bayadères, aux incantations des charmeurs, aux tours des acrobates. J'aurais été ravi, je l'avoue, de pouvoir assister à ce spectacle au milieu d'un séraï, sous l'ombrage de magnifiques arbres, et avec cette mise en scène naturelle qu'eut formée le personnel de la caravane. Cela aurait mieux valu que les planches d'un étroit théâtre, avec ses murailles de toile peinte, ses bandes de fausse verdure et sa figuration restreinte.

Je communiquai ma pensée à mes compagnons, qui, tout en partageant ce désir, ne crurent pas à sa réalisation.

«Le rajah de Guzarate, me dit Banks, est un indépendant, qui s'est à peine soumis, après la révolte des Cipayes, pendant laquelle sa conduite a été au moins louche. Il n'aime point les Anglais, et son fils ne fera rien pour nous être agréable.

—Eh bien, nous nous passerons de ses nautchs!» répondit le capitaine Hod, avec un dédaigneux mouvement d'épaules.

Il devait en être ainsi, et nous ne fûmes pas même admis à visiter l'intérieur du séraï. Peut-être le prince Gourou Singh attendait-il la visite officielle du colonel, mais sir Edward Munro n'avait rien à demander à ce personnage, il n'en attendait rien, il ne se dérangea pas.

Nous revînmes donc au lieu de halte, et nous fîmes honneur à l'excellent dîner que monsieur Parazard nous servit. Je dois dire que les conserves en formaient le menu principal. Depuis plusieurs jours, la chasse nous avait été interdite pour cause de mauvais temps; mais notre cuisinier était un habile homme, et, sous sa main savante, les viandes et les légumes conservés reprirent leur fraîcheur et leur saveur naturelles.

Pendant toute la soirée, et quoi qu'eut dit Banks, un sentiment de curiosité me poussant, j'attendis une invitation qui ne vint pas. Le capitaine Hod plaisanta mes goûts pour les ballets en plein air, et me soutint même que «c'était beaucoup mieux» à l'Opéra. Je n'en voulus rien croire, mais, vu le peu d'amabilité du prince, il me fut impossible de le constater.

Le lendemain, 18 juin, tout fut disposé pour que notre départ s'effectuât au lever du jour.

À cinq heures, Kâlouth commença à chauffer. Notre éléphant, qui avait été dételé, se trouvait à une cinquantaine de pas du train, et le mécanicien s'occupait à refaire la provision d'eau.

Pendant ce temps, nous nous promenions sur les bords de la petite rivière.

Quarante minutes plus tard, la chaudière était suffisamment en pression, et Storr allait commencer sa manoeuvre en arrière, lorsqu'un groupe d'Indous s'approcha.

Ils étaient là cinq ou six, richement vêtus, robes blanches, tuniques de soie, turbans ornés de broderies d'or. Une douzaine de gardes, armés de mousquets et de sabres, les accompagnaient. L'un de ces soldats portait une couronne de feuillage vert,—ce qui indiquait la présence de quelque personnage important.

En effet, le personnage important, c'était le prince Gourou Singh en personne, un homme de trente-cinq ans environ, l'air hautain,— type assez réussi des descendants de ces rajahs légendaires, dans les traits duquel se retrouvait le caractère maharatte.

Le prince ne daigna même pas s'apercevoir de notre présence. Il fit quelques pas en avant, et s'approcha du gigantesque éléphant que la main de Storr allait mettre en marche. Puis, après l'avoir considéré, non sans un certain sentiment de curiosité, quoiqu'il n'en voulût rien laisser voir:

«Qui a fait cette machine?» demanda-t-il à Storr.

Le mécanicien montra l'ingénieur, qui nous avait rejoints et se tenait à quelques pas.

Le prince Gourou Singh s'exprimait très facilement en anglais, et, se retournant vers Banks:

«C'est vous qui avez?… dit-il du bout des lèvres.

—C'est moi qui ai! répondit Banks.

—Ne m'a-t-on pas dit que c'était une fantaisie du défunt rajah de Bouthan?» Banks fit de la tête un signe affirmatif. «À quoi bon, reprit Sa Hautesse, en haussant impoliment les épaules, à quoi bon se faire traîner par une mécanique, lorsqu'on a des éléphants de chair et d'os à son service!

—C'est que probablement, répondit Banks, cet éléphant est plus puissant que tous ceux dont le défunt rajah faisait usage.

—Oh! fit Gourou Singh, en avançant dédaigneusement la bouche, plus puissant!…

—Infiniment plus! répondit Banks.

—Pas un des vôtres, dit alors le capitaine Hod, à qui ces façons déplaisaient souverainement, pas un des vôtres ne serait capable de lui faire bouger une patte, à cet éléphant-là, s'il ne le voulait pas.

—Vous dites?… fit le prince.

—Mon ami affirme, répliqua l'ingénieur, et j'affirme après lui, que cet animal artificiel pourrait résister à la traction de dix couples de chevaux, et que vos trois éléphants, attelés ensemble, ne parviendraient pas à le faire reculer d'une semelle!

—Je n'en crois absolument rien, répondit le prince.

—Vous avez tort de n'en croire absolument rien, répondit le capitaine Hod.

—Et lorsque Votre Hautesse voudra y mettre le prix, ajouta Banks, je m'engage à lui en fournir un qui aura la force de vingt éléphants choisis parmi les meilleurs de ses écuries!

—Cela se dit, répliqua très sèchement Gourou Singh.

—Et cela se fait,» répondit Banks. Le prince commençait à s'animer. On voyait qu'il ne supportait pas facilement la contradiction. «On pourrait faire l'expérience ici même, dit-il, après un instant de réflexion.

—On le peut, répondit l'ingénieur.

—Et même, ajouta le prince Gourou Singh, faire de cette expérience l'objet d'un pari considérable,—à moins que vous ne reculiez devant la crainte de le perdre, comme reculerait votre éléphant, sans doute, s'il avait à lutter avec les miens!

—Géant d'Acier, reculer! s'écria le capitaine Hod. Qui ose prétendre que Géant d'Acier reculerait?

—Moi, répondit Gourou Singh.

—Et que parierait Votre Hautesse? demanda l'ingénieur, en se croisant les bras.

—Quatre mille roupies, répondit le prince, si vous aviez quatre mille roupies à perdre!»

Cela faisait environ dix mille francs. L'enjeu était considérable, et je vis bien que Banks, quelque confiance qu'il eût, ne se souciait guère de risquer une pareille somme.

Le capitaine Hod, lui, en eût tenu le double, si sa modeste solde le lui eût permis. «Vous refusez! dit alors Sa Hautesse, pour laquelle quatre mille roupies représentaient à peine le prix d'une fantaisie passagère. Vous craignez de risquer quatre mille roupies?

—Tenu,» dit le colonel Munro, qui venait de s'approcher et intervenait par ce seul mot, qui avait bien sa valeur. «Le colonel Munro tient quatre mille roupies? demanda le prince Gourou Singh.

—Et même dix mille, répondit sir Edward Munro, si cela convient à Votre Hautesse.

—Soit!» répondit Gourou Singh. En vérité, cela devenait intéressant. L'ingénieur avait serré la main du colonel, comme pour le remercier de ne pas l'avoir laissé en affront devant ce dédaigneux rajah, mais ses sourcils s'étaient froncés un instant, et je me demandai s'il n'avait pas trop présumé de la puissance mécanique de son appareil. Quant au capitaine Hod, il rayonnait, il se frottait les mains, et, s'avançant vers l'éléphant:

«Attention. Géant d'Acier! s'écria-t il. Il s'agit de travailler pour l'honneur de notre vieille Angleterre!»

Tous nos gens s'étaient rangés sur un des côtés de la route. Une centaine d'Indous avaient quitté le campement du séraï et accouraient pour assister à la lutte qui se préparait.

Banks nous avait quittés pour monter dans la tourelle, près de Storr, qui, par un tirage artificiel, activait le foyer en lançant un jet de vapeur à travers la trompe de Géant d'Acier.

Pendant ce temps, sur un signe du prince Gourou Singh, quelques-uns de ses serviteurs étaient allés au séraï, et ils ramenaient les trois éléphants, débarrassés de tout leur attirail de voyage. C'étaient trois magnifiques bêtes, originaires du Bengale, et d'une taille plus élevée que celle de leurs congénères de l'Inde méridionale. Ces superbes animaux, dans toute la force de l'âge, ne laissèrent pas de m'inspirer une sorte d'inquiétude.

Les «mahouts», juchés sur leur énorme cou, les dirigeaient de la main et les excitaient de la voix.

Lorsque ces éléphants passèrent devant Sa Hautesse, le plus grand des trois,—un véritable géant de l'espèce,—s'arrêta, fléchit les deux genoux, releva sa trompe, et salua le prince en courtisan bien stylé qu'il était. Puis, ses deux compagnons et lui s'approchèrent de Géant d'Acier, qu'ils semblèrent regarder avec un étonnement mêlé de quelque effroi.

De fortes chaînes de fer furent alors fixées sur le bâti du tender, aux barres d'attelage, que cachait l'arrière-train de notre éléphant.

J'avoue que le coeur me battait. Le capitaine Hod, lui, dévorait sa moustache et ne pouvait rester en place.

Quant au colonel Munro, il était aussi calme, je dirai même plus calme, que le prince Gourou Singh.

«Nous sommes prêts, dit l'ingénieur. Quand il plaira à Sa
Hautesse?…

—Il me plaît,» répondit le prince. Gourou Singh fit un signe, les mahouts poussèrent un sifflement particulier, et les trois éléphants, arc-boutant sur le sol leurs jambes puissantes, tirèrent avec un parfait ensemble. La machine commença à reculer de quelques pas.

Un cri m'échappa. Hod frappa du pied.

«Cale les roues!» dit simplement l'ingénieur, en se retournant vers le mécanicien.

Et, d'un coup rapide, qui fut suivi d'un hennissement de vapeur, le sabotage atmosphérique fut appliqué instantanément.

Le Géant d'Acier s'arrêta et ne bougea plus.

Les mahouts excitèrent les trois éléphants, qui, les muscles tendus, firent un nouvel effort. Ce fut inutile. Notre éléphant semblait être enraciné au sol. Le prince Gourou Singh se mordit les lèvres jusqu'au sang. Le capitaine Hod battit des mains. «En avant! cria Banks.

—Oui, en avant, répéta le capitaine, en avant!»

Le régulateur fut ouvert en grand, de grosses volutes de vapeur s'échappèrent coup sur coup de la trompe, les roues décalées tournèrent lentement en mordant le macadam de la route, et voilà les trois éléphants, malgré leur résistance effroyable, entraînés à reculons, en creusant dans le sol de profondes ornières.

«Go ahead! Go ahead!» hurlait le capitaine Hod.

Et, le Géant d'Acier allant toujours de l'avant, les trois énormes animaux tombèrent sur le flanc, et furent traînés pendant une vingtaine de pas, sans que notre éléphant parût même s'en apercevoir.

«Hurrah! hurrah! hurrah! criait le capitaine Hod, qui n'était plus maître de lui. On peut joindre à ses éléphants tout le séraï de Sa Hautesse! Cela ne pèsera pas plus qu'une guigne à notre Géant d'Acier!»

Le colonel Munro fit un signe de la main. Banks ferma le régulateur, et l'appareil s'arrêta.

Rien de plus piteux à voir que les trois éléphants de Sa Hautesse, la trompe affolée, les pattes en l'air, qui s'agitaient comme de gigantesques scarabées renversés sur le dos!

Quant au prince, non moins irrité que honteux, il était parti, sans même attendre la fin de l'expérience.

Les trois éléphants furent alors dételés. Ils se relevèrent, très visiblement humiliés de leur défaite. Lorsqu'ils repassèrent devant le Géant d'Acier, le plus grand, en dépit de son cornac, ne put s'empêcher de fléchir le genou et de saluer de la trompe, comme il l'avait fait devant le prince Gourou Singh.

Un quart d'heure après, un Indou, le «kâmdar» ou secrétaire de Sa Hautesse, arrivait à notre campement et remettait au colonel un sac contenant dix mille roupies, l'enjeu du pari perdu.

Le colonel Munro prit le sac, et, le rejetant avec dédain:

«Pour les gens de Sa Hautesse!» dit-il.

Puis, il se dirigea tranquillement vers Steam-House.

On ne pouvait mieux remettre à sa place le prince arrogant, qui nous avait si dédaigneusement provoqués.

Cependant, le Géant d'Acier attelé, Banks donna aussitôt le signal du départ, et, au milieu d'un énorme concours d'Indous émerveillés, notre train partit à grande vitesse.

Des cris le saluèrent à son passage, et bientôt nous avions perdu de vue, derrière un tournant de la route, le séraï du prince Gourou Singh.

Le lendemain, Steam-House commença à s'élever sur les premières rampes, qui relient le pays plat à la base de la frontière himalayenne. Ce ne fut qu'un jeu pour notre Géant d'Acier, auquel les quatre-vingts chevaux enfermés dans ses flancs avaient permis de lutter sans peine contre les trois éléphants du prince Gourou Singh. Il s'aventura donc aisément sur les routes ascendantes de cette région, sans qu'il fût nécessaire de dépasser la pression normale de la vapeur.

En vérité, c'était un spectacle curieux de voir le colosse, vomissant des gerbes d'étincelles, traîner avec des hennissements moins précipités mais plus expansifs, les deux chars qui s'élevaient sur le lacet des chemins. La jante rayée des roues striait le sol, dont le macadam grinçait en s'égrenant. Il faut bien l'avouer, notre pesant animal laissait après lui de profondes ornières et endommageait la route, déjà détrempée par les pluies torrentielles.

Quoi qu'il en soit, Steam-House s'élevait peu à peu, le panorama s'élargissait en arrière, la plaine s'abaissait, et, vers le sud, l'horizon, se déroulant sur un plus large périmètre, reculait à perte de vue.

L'effet produit était plus sensible encore, lorsque, pendant quelques heures, la route s'engageait sous les arbres d'une épaisse forêt. Quelque vaste clairière s'ouvrait-elle alors, comme une immense fenêtre sur la croupe de la montagne, le train s'arrêtait,—un instant, si quelque humide brouillard embrumait alors le paysage,—une demi-journée, si le paysage se dessinait plus nettement aux regards. Et tous quatre, accoudés sous la vérandah de l'arrière, nous venions longuement contempler le magnifique panorama qui se développait à nos yeux.

Cette ascension, coupée par des haltes plus ou moins prolongées, suivant le cas, interrompue par les campements de nuit, ne dura pas moins de sept jours, du 19 au 25 juin.

«Avec un peu de patience, disait le capitaine Hod, notre train monterait jusqu'aux dernières cimes de l'Himalaya!

—Pas tant d'ambition, mon capitaine, répondait l'ingénieur.

—Il le ferait, Banks!

—Oui, Hod, il le ferait, si la route praticable ne venait pas à lui manquer bientôt, et à la condition d'emporter du combustible, qu'il ne trouverait plus à travers les glaciers, et de l'air respirable, qui lui ferait défaut à deux mille toises de hauteur. Mais nous n'avons que faire de dépasser la zone habitable de l'Himalaya. Lorsque le Géant d'Acier aura atteint l'altitude moyenne des sanitarium, il s'arrêtera dans quelque site agréable, sur la lisière d'une forêt alpestre, au milieu d'une atmosphère rafraîchie par les courants supérieurs de l'espace. Notre ami Munro aura transporté son bungalow de Calcutta dans les montagnes du Népaul, voilà tout, et nous y séjournerons tant qu'il le voudra.»

Ce lieu de halte, où nous devions camper pendant quelques mois, fut heureusement trouvé dans la journée du 25 juin. Depuis quarante-huit heures, la route devenait de moins en moins praticable, soit qu'elle fût incomplètement établie, soit que les pluies l'eussent ravinée trop profondément. Le Géant d'Acier eut là «du tirage», comme on dit vulgairement. Il en fut quitte pour dévorer un peu plus de combustible. Quelques morceaux de bois, ajoutés au foyer de Kâlouth, suffisaient à accroître la pression de la vapeur, mais il ne fut jamais nécessaire de charger les soupapes, dont le papillon ne laissait fuir le fluide que sous une tension de sept atmosphères,—tension qui ne fut point dépassée.

Depuis quarante-huit heures, aussi, notre train s'aventurait sur un territoire à peu près désert. De bourgades ou de villages, il ne s'en rencontrait plus. À peine quelques habitations isolées, parfois une ferme, perdue dans ces grandes forêts de pins qui hérissent la croupe méridionale des contreforts. Trois ou quatre fois, de rares montagnards nous saluèrent de leurs interjections admiratives. À voir cet appareil merveilleux s'élever dans la montagne, ne devaient-ils pas croire que Brahma se passait la fantaisie de transporter toute une pagode sur quelque inaccessible hauteur de la frontière népalaise?

Enfin, dans cette journée du 25 juin, Banks nous jeta une dernière fois le mot: «Halte!» qui terminait cette première partie de notre voyage dans l'Inde septentrionale. Le train s'arrêtait au milieu d'une vaste clairière, près d'un torrent, dont l'eau limpide devait suffire à tous les besoins d'un campement de quelques mois. De là, le regard pouvait embrasser la plaine sur un périmètre de cinquante à soixante milles.

Steam-House se trouvait alors à trois cent vingt-cinq lieues de son point de départ, à deux mille mètres environ au-dessus du niveau de la mer, et au pied de ce Dwalaghiri, dont la cime se perdait à vingt-cinq mille pieds dans les airs.

CHAPITRE XV
Le pâl de Tandît.

Il faut abandonner un instant le colonel Munro, ainsi que ses compagnons, l'ingénieur Banks, le capitaine Hod, le Français Maucler, et interrompre pendant quelques pages le récit de ce voyage, dont la première partie, comprenant l'itinéraire de Calcutta à la frontière indo-chinoise, se termine à la base des montagnes du Thibet.

On se rappelle l'incident qui avait marqué le passage de Steam-House à Allahabad. Un numéro du journal de la ville, daté du 25 mai, apprenait au colonel Munro la mort de Nana Sahib. Cette nouvelle, souvent répandue, toujours démentie, était-elle vraie cette fois? Sir Edward Munro, après des détails si précis, pouvait-il douter encore, et ne devait-il pas renoncer enfin à se faire justice du révolté de 1857?

On en jugera.

Voici ce qui s'était passé depuis cette nuit du 7 au 8 mars, pendant laquelle Nana Sahib, accompagné de Balao Rao, son frère, escorté de ses plus fidèles compagnons d'armes, et suivi de l'Indou Kâlagani, avait quitté les caves d'Adjuntah.

Soixante heures plus tard, le nabab atteignait les étroits défilés des monts Sautpourra, après avoir traversé la Tapi, qui va se jeter à la côte ouest de la péninsule, près de Surate. Il se trouvait alors à cent milles d'Adjuntah, dans une partie peu fréquentée de la province, ce qui, pour le moment, lui assurait quelque sécurité.

L'endroit était bien choisi.

Les monts Sautpourra, de médiocre hauteur, commandent au sud le bassin de la Nerbudda, dont la limite septentrionale est couronnée par les monts Vindhyas. Ces deux chaînes, courant presque parallèlement l'une à l'autre, enchevêtrent leurs ramifications et ménagent, dans ce pays accidenté, des retraites difficiles à découvrir. Mais si les Vindhyas, à la hauteur du vingt-troisième degré de latitude, coupent l'Inde presque entièrement de l'ouest à l'est, en formant un des grands côtés du triangle central de la péninsule, il n'en est pas ainsi des Sautpourra, qui ne dépassent pas le soixante-quinzième degré de longitude, et viennent s'y souder au mont Kaligong.

Là, Nana Sahib se trouvait à l'entrée du pays des Gounds, redoutables tribus de ces peuplades de vieille race, imparfaitement soumises, qu'il voulait pousser à la révolte.

Un territoire de deux cents milles carrés, une population de plus de trois millions d'habitants, tel est ce pays du Goudwana, dont M. Rousselet considère les habitants comme autochtones et dans lequel les ferments de rébellion sont toujours prêts à lever. C'est là une importante portion de l'Indoustan, et, à vrai dire, elle n'est que nominalement sous la domination anglaise. Le railway de Bombay à Allahabad traverse bien cette contrée du sud-ouest au nord-est, il jette même un embranchement jusqu'au centre de la province de Nagpore, mais les tribus sont restées sauvages, réfractaires à toute idée de civilisation, impatientes du joug européen, en somme, très difficiles à réduire dans leurs montagnes,—et Nana Sahib le savait bien.

C'était donc là qu'il avait voulu tout d'abord chercher asile, afin d'échapper aux recherches de la police anglaise, en attendant l'heure de provoquer le mouvement insurrectionnel.

Si le nabab réussissait dans son entreprise, si les Gounds se levaient à sa voix et marchaient à sa suite, la révolte pourrait rapidement prendre une extension considérable.

En effet; au nord du Goudwana, c'est le Bundelkund, qui comprend toute la région montagneuse située entre le plateau supérieur des Vindhyas et l'important cours d'eau de la Jumna. Dans ce pays, couvert ou plutôt hérissé des plus belles forêts vierges de l'Indoustan, vit un peuple de Boundélas, fourbe et cruel, chez lequel tous les criminels, politiques ou autres, cherchent volontiers et trouvent facilement refuge; là, se masse une population de deux millions et demi d'habitants sur une surface de vingt-huit mille kilomètres carrés; là, les provinces sont restées barbares; là, vivent encore de ces vieux partisans, qui luttèrent contre les envahisseurs sous Tippo Sahib; là, sont nés les célèbres étrangleurs Thugs, si longtemps l'épouvante de l'Inde, fanatiques assassins, qui, sans jamais verser de sang, ont fait d'innombrables victimes; là, les bandes de Pindarris ont exercé presque impunément les plus odieux massacres; là, pullulent encore ces terribles Dacoits, secte d'empoisonneurs qui marchent sur les traces des Thugs; là, enfin, s'était déjà réfugié Nana Sahib lui-même, après avoir échappé aux troupes royales, maîtresses de Jansie; là, il avait dépisté toutes les recherches, avant d'aller demander un asile plus sûr aux inaccessibles retraites de la frontière indo-chinoise.

À l'est du Goudwana, c'est le Khondistan, ou pays des Khounds. Ainsi se nomment ces farouches sectateurs de Tado Pennor, le dieu de la terre, et de Maunck Soro, le dieu rouge des combats, ces sanglants adeptes des «mériahs», ou sacrifices humains, que les Anglais ont tant de peine à détruire, ces sauvages dignes d'être comparés aux naturels des îles les plus barbares de la Polynésie, contre lesquels, de 1840 à 1854, le major général John Campbell, les capitaines Macpherson, Macviccar et Frye, entreprirent de pénibles et longues expéditions,—fanatiques prêts à tout oser, lorsque, sous quelque prétexte religieux, une puissante main les pousserait en avant.

À l'ouest du Goudwana, c'est un pays de quinze cent mille à deux millions d'âmes, occupé par les Bhîls, puissants autrefois dans le Malwa et le Rajpoutuna, maintenant divisés en clans, répandus dans toute la région des Vindhyas, presque toujours ivres de cette eau-de-vie que leur fournit l'arbre de «mhowah», mais braves, audacieux, robustes, agiles, l'oreille toujours ouverte au «kisri», qui est leur cri de guerre et de pillage.

On le voit, Nana Sahib avait bien choisi. Dans cette région centrale de la péninsule, au lieu d'une simple insurrection militaire, il espérait, cette fois, provoquer un mouvement national, auquel prendraient part les Indous de toute caste.

Mais, avant de rien entreprendre, il convenait de se fixer dans le pays, afin d'agir efficacement sur les populations dans la mesure que les circonstances permettaient. Donc, nécessité de trouver un asile sûr, momentanément du moins, quitte à l'abandonner, s'il devenait suspect.

Tel fut le premier soin de Nana Sahib. Les Indous qui l'avaient suivi depuis Adjuntah, pouvaient aller et venir librement dans toute la présidence. Balao Rao, que ne visait pas la notice du gouverneur, aurait pu, lui aussi, jouir de la même immunité, n'eût été sa ressemblance avec son frère. Depuis sa fuite jusqu'aux frontières du Népaul, l'attention n'avait plus été attirée sur sa personne, et l'on avait tout lieu de le croire mort. Mais, pris pour Nana Sahib, il eût été arrêté,—ce qu'il fallait éviter à tout prix.

Ainsi donc, pour ces deux frères unis dans la même pensée, marchant au même but, un unique asile était nécessaire. Quant à le trouver, cela ne devait être ni long ni difficile dans ces défilés des monts Sautpourra.

Et, en effet, cet asile fut tout d'abord indiqué par un des Indous de la troupe, un Gound, qui connaissait la vallée jusque dans ses plus profondes retraites.

Sur la rive droite d'un petit affluent de la Nerbudda se trouvait un pâl abandonné, nommé le pâl de Tandit.

Le pâl, c'est moins qu'un village, à peine un hameau, une réunion de huttes, souvent même une habitation isolée. La nomade famille, qui l'occupe, est venue s'y fixer temporairement. Après avoir brûlé quelques arbres, dont les cendres vivifient le sol pour une courte saison, le Gound et les siens ont construit leur demeure. Mais, comme le pays n'est rien moins que sûr, la maison a pris l'aspect d'un fortin. Un rang de palissades l'entoure, et elle peut se défendre contre une surprise. Cachée, d'ailleurs, dans quelque épais massif, enfouie, pour ainsi dire, sous un berceau de cactus et de broussailles, il n'est pas aisé de la découvrir.

Le plus ordinairement, le pâl couronne quelque monticule, sur le revers d'une vallée étroite, entre deux contreforts escarpés, au milieu d'impénétrables futaies. Il ne semble pas que des créatures humaines aient pu y chercher refuge. De routes pour y conduire, point; de sentiers qui y donnent accès, on ne voit pas trace. Pour l'atteindre, il faut quelquefois remonter le lit raviné d'un torrent, dont l'eau efface toute empreinte. Qui le franchit ne laisse aucun vestige après lui. Dans la saison chaude, on s'y mouille jusqu'à la cheville, dans la saison froide, jusqu'aux genoux, et rien n'indique qu'un être vivant y a passé. En outre, une avalanche de roches, que la main d'un enfant suffirait à précipiter, écraserait quiconque tenterait d'arriver au pâl contre la volonté de ses habitants.

Cependant, si isolés qu'ils soient dans leurs aires inaccessibles, les Gounds peuvent rapidement communiquer de pâl à pâl. Du haut de ces croupes inégales des Sautpourra, les signaux se propagent en quelques minutes sur vingt lieues de pays. C'est un feu allumé à la cime d'une roche aiguë, c'est un arbre changé en torche gigantesque, c'est une simple fumée qui empanache le sommet d'un contrefort. On sait ce que cela signifie. L'ennemi, c'est-à-dire un détachement de soldats de l'armée royale, une escouade d'agents de la police anglaise, a pénétré dans la vallée, remonte le cours de la Nerbudda, fouille les gorges de la chaîne, en quête de quelque malfaiteur, auquel ce pays offre volontiers refuge. Le cri de guerre, si familier à l'oreille des montagnards, devient cri d'alarme. Un étranger le confondrait avec le hululement des oiseaux de nuit ou le sifflement des reptiles. Le Gound, lui, ne s'y trompe pas. Il faut veiller, on veille; il faut fuir, on fuit. Les pâls suspects sont abandonnés, brûlés même. Ces nomades se réfugient en d'autres retraites, qu'ils abandonneront encore, s'ils sont pressés de trop près, et, sur ces terrains recouverts de cendres, les agents de l'autorité ne trouvent plus que des ruines.

C'était à l'un de ces pâls,—le pâl de Tandît,—que Nana Sahib et les siens étaient venus demander refuge. Là, les avait tout d'abord conduits le fidèle Gound dévoué à la personne du nabab. Là, ils s'installèrent dans la journée du 12 mars.

Le premier soin des deux frères, dès qu'ils eurent pris possession du pâl de Tandît, fut d'en reconnaître soigneusement les abords. Ils observèrent dans quelle direction et à quelle portée le regard pouvait s'étendre. Ils se firent indiquer quelles étaient les habitations les plus rapprochées, et s'enquirent de ceux qui les occupaient. La position de cette croupe isolée, que couronnait le pâl de Tandît, au milieu d'un massif d'arbres, ils l'étudièrent, et se rendirent finalement compte de l'impossibilité d'y avoir accès, sans suivre le lit d'un torrent, le torrent de Nazzur, qu'ils venaient de remonter eux-mêmes.

Le pâl de Tandît offrait donc toutes les conditions de sécurité, d'autant mieux qu'il s'élevait au-dessus d'un souterrain, dont les secrètes issues s'ouvraient sur le flanc du contrefort, et permettaient de s'enfuir, le cas échéant.

Nana Sahib et son frère n'auraient pu trouver un plus sûr asile.

Mais il ne suffisait pas à Balao Rao de savoir ce qu'était actuellement le pâl de Tandît, il voulait apprendre ce qu'il avait été, et, pendant que le nabab visitait l'intérieur du fortin, il continua d'interroger le Gound.

«Quelques questions encore, lui dit-il. Depuis combien de temps ce pâl est-il abandonné?

—Depuis plus d'un an, répondit le Gound.

—Qui l'habitait?

—Une famille de nomades, qui n'y est restée que quelques mois.

—Pourquoi l'ont-ils quitté?

—Parce que le sol, destiné à les nourrir, ne pouvait plus leur assurer la nourriture.

—Et depuis leur départ, personne, à ta connaissance, n'y a cherché refuge?

—Personne.

—Jamais un soldat de l'armée royale, jamais un agent de la police n'a mis le pied dans l'enceinte de ce pâl?

—Jamais.

—Aucun étranger ne l'a visité?

—Aucun… répondit le Gound, si ce n'est une femme.

—Une femme? répliqua vivement Balao Rao.

—Oui, une femme, qui, depuis trois ans environ, erre dans la vallée de la Nerbudda.

—Quelle est cette femme?

—Ce qu'elle est, je l'ignore, répondit le Gound. D'où elle vient, je ne puis le dire, et, dans toute la vallée, personne n'en sait plus que moi sur son compte! Est-ce une étrangère, est-ce une Indoue, on n'a jamais pu le savoir!»

Balao Rao réfléchit un instant; puis, reprenant: «Que fait cette femme? demanda-t-il.

—Elle va, elle vient, répondit le Gound. Elle vit uniquement d'aumônes. On a pour elle, dans toute la vallée, une sorte de vénération superstitieuse. Plusieurs fois, je l'ai reçue dans mon propre pâl. Elle ne parle jamais. On pourrait croire qu'elle est muette, et je ne serais pas étonné qu'elle le fût. La nuit, on la voit se promener, tenant à la main une branche résineuse allumée. Aussi, ne la connaît-on que sous le nom de la «Flamme Errante!»

—Mais, dit Balao Rao, si cette femme connaît le pâl de Tandît, ne peut-elle y revenir pendant que nous l'occuperons, et n'avons-nous rien à craindre d'elle?

—Rien, répondit le Gound. Cette femme n'a pas sa raison. Sa tête ne lui appartient plus; ses yeux ne regardent pas ce qu'ils voient; ses oreilles n'écoutent pas ce qu'elles entendent; sa langue ne sait plus prononcer une parole! Elle est ce que serait une aveugle, une sourde, une muette, pour toutes les choses du dehors. C'est une folle, et, une folle, c'est une morte qui continue à vivre!»

Le Gound, dans ce langage particulier aux Indous des montagnes, venait de tracer le portrait d'une étrange créature, très connue dans la vallée, la «Flamme Errante» de la Nerbudda.

C'était une femme, dont la figure pâle, belle encore, vieillie et non vieille, mais privée de toute expression, n'indiquait ni l'origine, ni l'âge. On eût dit que ses yeux hagards venaient de se fermer à la vie intellectuelle sur quelque effroyable scène, qu'ils continuaient à voir «en dedans.»

À cette créature inoffensive et privée de sa raison, les montagnards avaient fait bon accueil. Les fous, pour ces Gounds, comme pour toutes les populations sauvages, sont des êtres sacrés que protège un superstitieux respect. Aussi recevait on hospitalièrement la Flamme Errante partout où elle se présentait. Aucun pâl ne lui fermait sa porte. On la nourrissait quand elle avait faim, on la couchait lorsqu'elle tombait de fatigue, sans attendre une parole de remerciement que sa bouche ne pouvait plus formuler.

Depuis combien de temps durait cette existence? D'où venait cette femme? Vers quelle époque avait-elle apparu dans le Goudwana? Il eût été difficile de le préciser. Pourquoi se promenait-elle, une flamme à la main? Était-ce pour guider ses pas? Était-ce pour éloigner les fauves? on n'eût pu le dire. Il lui arrivait de disparaître pendant des mois entiers. Que devenait-elle alors? Quittait-elle les défilés des monts Sautpourra pour les gorges des Vindhyas? S'égarait-elle au delà de la Nerbudda, jusque dans le Malwa ou le Bundelkund? Nul ne le savait. Plus d'une fois, tant son absence se prolongea, on put croire que sa triste vie avait pris fin. Mais non! On la revoyait revenir toujours la même, sans que ni la fatigue, ni la maladie, ni le dénuement, parussent avoir éprouvé sa nature, si frêle en apparence.

Balao Rao avait écouté l'Indou avec une extrême attention. Il se demandait toujours s'il n'y avait pas quelque danger dans cette circonstance que la Flamme Errante connaissait le pâl de Tandît, qu'elle y avait déjà cherché refuge, que son instinct pouvait l'y ramener.

Il revint donc sur ce point, et demanda au Gound si lui ou les siens savaient où se trouvait actuellement cette folle.

«Je l'ignore, répondit le Gound. Voilà plus de six mois que personne ne l'a revue dans la vallée. Il est donc possible qu'elle soit morte. Mais enfin, reparût-elle et revînt-elle au pâl de Tandît, il n'y aurait rien à redouter de sa présence. Ce n'est qu'une statue vivante. Elle ne vous verrait pas, elle ne vous entendrait pas, elle ne saurait pas qui vous êtes. Elle entrerait, elle s'assoirait à votre foyer, pour un jour, pour deux jours, puis elle rallumerait sa résine éteinte, vous quitterait, et recommencerait à errer de maison en maison. C'est là toute sa vie. D'ailleurs, son absence se prolonge tellement cette fois, qu'il est probable qu'elle ne reviendra jamais. Celle qui était déjà morte d'esprit doit être maintenant morte de corps!»

Balao Rao ne crut pas devoir parler de cet incident à Nana Sahib, et lui-même n'y attacha bientôt plus aucune importance.

Un mois après leur arrivée au pâl de Tandît, le retour de la
Flamme Errante n'avait pas été signalé dans la vallée de la
Nerbudda.

CHAPITRE XVI
La Flamme Errante.

Nana Sahib, pendant tout un mois, du 12 mars au 12 avril, resta caché dans le pâl. Il voulait donner aux autorités anglaises le temps de prendre le change, soit en abandonnant les recherches, soit en se lançant sur de fausses pistes.

Si, pendant le jour, les deux frères ne sortaient pas, leurs fidèles parcouraient la vallée, visitaient les villages et les hameaux, annonçaient à mots couverts la prochaine apparition d'un «redoutable moulti», moitié dieu, moitié homme, et ils préparaient les esprits à un soulèvement national.

La nuit venue, Nana Sahib et Balao Rao se hasardaient à quitter leur retraite. Ils s'aventuraient jusque sur les rives de la Nerbudda. Ils allaient de village en village, de pâl en pâl, en attendant l'heure à laquelle ils pourraient parcourir avec quelque sécurité le domaine des rajahs inféodés aux Anglais. Nana Sahib savait, d'ailleurs, que plusieurs semi-indépendants, impatients du joug étranger, se rallieraient à sa voix. Mais, en ce moment, il ne s'agissait que des populations sauvages du Goudwana.

Ces Bhîls barbares, ces Rounds nomades, ces Gounds, aussi peu civilisés que les naturels des îles du Pacifique, le Nana les trouva prêts à se lever, prêts à le suivre. Si, par prudence, il ne se fit connaître qu'à deux ou trois puissants chefs de tribu, cela suffit à lui prouver que son nom seul entraînerait plusieurs millions de ces Indous, qui sont répartis sur le plateau central de l'Indoustan.

Lorsque les deux frères étaient rentrés au pâl de Tandît, ils se rendaient mutuellement compte de ce qu'ils avaient entendu, vu, fait. Leurs compagnons les rejoignaient alors, apportant de toutes parts la nouvelle que l'esprit de révolte soufflait comme un vent d'orage dans la vallée de la Nerbudda. Les Gounds ne demandaient qu'à jeter le «kisri», le cri de guerre des montagnards, et à se précipiter sur les cantonnements militaires de la présidence.

Le moment n'était pas venu.

Il ne suffirait pas, en effet, que toute la contrée comprise entre les monts Sautpourra et les Vindhyas fût en feu. Il fallait encore que l'incendie pût gagner de proche en proche. Donc, nécessité d'entasser les éléments combustibles dans les provinces voisines de la Nerbudda, qui étaient plus directement sous l'autorité anglaise. De chacune des villes, des bourgades du Bhopal, du Malwa, du Bundelkund, et de tout ce vaste royaume de Scindia, il importait de faire un immense foyer, prêt à s'allumer. Mais Nana Sahib, avec raison, ne voulait s'en rapporter qu'à lui seul du soin de visiter les anciens partisans de l'insurrection de 1857, tous ces natifs, qui, restés fidèles à sa cause et n'ayant jamais cru à sa mort, s'attendaient à le voir reparaître de jour en jour.

Un mois après son arrivée au pâl de Tandît, Nana Sahib crut pouvoir agir en toute sécurité. Il pensa que le fait de sa réapparition dans la province avait été reconnu faux. Des affidés le tenaient au courant de tout ce que le gouverneur de la présidence de Bombay avait fait pour opérer sa capture. Il savait que, pendant les premiers jours, l'autorité s'était livrée aux recherches les plus actives, mais sans résultat. Le pêcheur d'Aurungabad, l'ancien prisonnier du Nana, était tombé sous le poignard, et nul n'avait pu soupçonner que le faquir fugitif fût le nabab Dandou-Pant, dont la tête venait d'être mise à prix. Une semaine après, les rumeurs s'apaisèrent, les aspirants à la prime de deux mille livres perdirent tout espoir, et le nom de Nana Sahib retomba dans l'oubli.

Le nabab put donc agir de sa personne, et, sans craindre d'être reconnu, recommencer sa campagne insurrectionnelle. Tantôt sous le costume d'un parsi, tantôt sous celui d'un simple raïot, un jour seul, un autre accompagné de son frère, il commença à s'éloigner du pâl de Tandît, à remonter vers le nord, de l'autre côté de la Nerbudda, et même au delà du revers septentrional des Vindhyas.

Un espion, qui eût voulu le suivre dans toutes ses démarches, l'aurait trouvé à Indore, dès le 12 avril.

Là, dans cette capitale du royaume d'Holcar, Nana Sahib, tout en conservant le plus strict incognito, se mit en communication avec la nombreuse population rurale, employée à la culture des champs de pavots. C'étaient des Rihillas, des Mékranis, des Valayalis, ardents, courageux, fanatiques, pour la plupart Cipayes déserteurs de l'armée native, qui se cachaient sous l'habit du paysan indou.

Puis, Nana Sahib passa la Betwa, affluent de la Jumna, qui court vers le nord, sur la frontière occidentale du Bundelkund, et, le 19 avril, à travers une magnifique vallée dans laquelle les dattiers et les manguiers se multiplient à profusion, il arrivait à Souari.

Là s'élèvent de curieuses constructions, d'une très haute antiquité. Ce sont des «topes», sortes de tumuli, coiffés de dômes hémisphériques, qui forment le groupe principal de Saldhara, au nord de la vallée. De ces monuments funéraires, de ces demeures des morts, dont les autels, consacrés aux rites bouddhiques, sont abrités sous des parasols de pierre, de ces tombes vides depuis tant de siècles, sortirent, à la voix de Nana Sahib, des centaines de fugitifs. Enfouis dans ces ruines pour échapper aux terribles représailles des Anglais, un mot suffit à leur faire comprendre ce que le nabab attendait de leur concours; un geste suffirait, l'heure venue, à les jeter en masse sur les envahisseurs.

Le 24 avril, Nana Sahib était à Bhilsa, le chef-lieu d'un district important du Malwa, et, dans les ruines de l'ancienne ville, il rassemblait des éléments de révolte, que ne lui eût pas fournis la nouvelle.

Le 27 avril, Nana Sahib atteignit Raygurh, près de la frontière du royaume de Pannah, et, le 30, les restes de la vieille cité de Sangor, non loin de l'endroit où le général sir Hugh Rose livra aux insurgés une sanglante bataille, qui lui donna, avec le col de Maudanpore, la clef des défilés des Vindhyas.

Là, le nabab fut rejoint par son frère, que Kâlagani accompagnait, et tous deux se firent connaître des chefs des principales tribus, dont ils étaient absolument sûrs. Dans ces conciliabules, les préliminaires d'une insurrection générale furent discutés et arrêtés. Tandis que Nana Sahib et Balao Rao opéreraient au sud, leurs alliés devaient manoeuvrer sur le revers septentrional des Vindhyas.

Avant de regagner la vallée de la Nerbudda, les deux frères voulurent encore visiter le royaume de Pannah. Ils s'aventurèrent le long de la Keyne, sous le couvert de teks géants, de bambous colosses, à l'abri de ces innombrables multipliants qui semblent destinés à envahir l'Inde entière. Là, furent enrôlés de nombreux et farouches adeptes parmi ce misérable personnel qui exploite, pour le compte du rajah, les riches mines diamantifères du territoire. Ce rajah, dit M. Rousselet, «comprenant la position que fait la domination anglaise aux princes du Bundelkund, a préféré le rôle d'un riche propriétaire foncier à celui d'un insignifiant principicule.» Riche propriétaire, il l'est en effet! La région adamantifère qu'il possède s'étend sur une longueur de trente kilomètres au nord de Pannah, et l'exploitation de ses mines de diamants, les plus estimés sur les marchés de Bénarès et d'Allahabad, emploie un grand nombre d'Indous. Mais, chez ces malheureux, soumis aux plus durs travaux, que le rajah fait décapiter dès que baisse le rendement de la mine, Nana Sahib devait trouver des milliers de partisans, prêts à se faire tuer pour l'indépendance de leur pays, et il les trouva.

À partir de ce point, les deux frères redescendirent vers la Nerbudda, afin de regagner le pâl de Tandît. Cependant, avant d'aller provoquer le soulèvement du sud, qui devait coïncider avec celui du nord, ils voulurent s'arrêter à Bhopal. C'est une importante ville musulmane, qui est restée la capitale de l'islamisme dans l'Inde, et dont la bégum demeura fidèle aux Anglais pendant toute la période insurrectionnelle.

Nana Sahib et Balao Rao, accompagnés d'une douzaine de Gounds, arrivèrent à Bhopal, le 24 mai, dernier jour de ces fêtes du Moharum, instituées pour célébrer le renouvellement de l'année musulmane. Tous deux avaient revêtu le costume des «joguis», sinistres mendiants religieux, armés de longs poignards à lame arrondie, dont ils se frappent par fanatisme, mais sans grand mal ni danger.

Les deux frères, méconnaissables sous ce déguisement, avaient suivi la procession dans les rues de la ville, au milieu des nombreux éléphants, qui portaient sur leurs dos des «tadzias», sorte de petits temples hauts de vingt pieds; ils avaient pu se mêler aux musulmans, richement vêtus de tuniques brodées d'or et coiffés de toques de mousseline; ils s'étaient confondus dans les rangs des musiciens, des soldats, des bayadères, des jeunes gens travestis en femmes,—bizarre agglomération qui donnait à cette cérémonie une tournure carnavalesque. Avec ces Indous de toutes sortes, dans lesquels ils comptaient de nombreux fidèles, ils avaient pu échanger une sorte de signe maçonnique, familier aux anciens révoltés de 1857.

Le soir venu, tout ce monde s'était porté vers le lac qui baigne le faubourg oriental de la ville.

Là, au milieu de cris assourdissants, de détonations d'armes à feu, de crépitations de pétards, à la lueur de milliers de torches, tous ces fanatiques précipitèrent les tadzias dans les eaux du lac. Les fêtes du Moharum étaient finies.

À ce moment, Nana Sahib sentit une main se poser sur son épaule.
Il se retourna. Un Bengali était à ses côtés.

Nana Sahib reconnut en cet Indou un de ses anciens compagnons d'armes de Lucknow. Il l'interrogea du regard.

Le Bengali se borna à murmurer les mots suivants, que Nana Sahib entendit sans qu'un geste eût trahi son émotion.

«Le colonel Munro a quitté Calcutta.

—Où est-il?

—Il était hier à Bénarès.

—Où va-t-il?

—À la frontière du Népaul.

—Dans quel but?

—Pour y séjourner quelques mois.

—Et ensuite?…

—Revenir à Bombay.» Un sifflement retentit. Un Indou, se glissant à travers la foule, arriva près de Nana Sahib.

C'était Kâlagani.

«Pars à l'instant, dit le nabab. Rejoins Munro qui remonte vers le nord. Attache-toi à lui. Impose-toi par quelque service rendu, et risque ta vie, s'il le faut. Ne le quitte pas avant qu'il n'ait redescendu au delà des Vindhyas, jusqu'à la vallée de la Nerbudda. Alors, mais alors seulement, viens me donner avis de sa présence.»

Kâlagani se contenta de répondre par un signe affirmatif, et disparut dans la foule. Un geste du nabab était pour lui un ordre. Dix minutes après, il avait quitté Bhopal. À ce moment, Balao Rao s'approcha de son frère. «Il est temps de partir, lui dit-il.

—Oui, répondit Nana Sahib, et il faut que nous soyons avant le jour au pâl de Tandît.

—En route.» Tous deux, suivis de leurs Gounds, remontèrent la rive septentrionale du lac jusqu'à une ferme isolée. Là, des chevaux les attendaient pour eux et leur escorte. C'étaient de ces chevaux rapides, auxquels on donne une nourriture très épicée, et qui peuvent faire cinquante milles dans une seule nuit. À huit heures, ils galopaient sur la route de Bhopal aux Vindhyas. Si le nabab voulait arriver avant l'aube au pâl do Tandît, ce n'était que par mesure de prudence. Mieux valait, en effet, que son retour dans la vallée passât inaperçu.

La petite troupe marcha donc de toute la vitesse de ses chevaux.

Nana Sahib et Balao Rao, l'un près de l'autre, ne se parlaient pas, mais la même pensée occupait leur esprit. De cette excursion au delà des Vindhyas, ils rapportèrent plus que l'espoir, la certitude que d'innombrables partisans se ralliaient à leur cause. Le plateau central de l'Inde était tout entier dans leurs mains. Les cantonnements militaires, répartis sur ce vaste territoire, ne pourraient résister aux premiers assauts des insurgés. Leur anéantissement ferait place libre à la révolte, qui ne tarderait pas à élever d'un littoral à l'autre toute une muraille d'Indous fanatisés, contre laquelle viendrait se briser l'armée royale.

Mais, en même temps, Nana Sahib songeait à cet heureux coup du sort, qui allait lui livrer Munro. Le colonel venait enfin de quitter Calcutta, où il était difficile de l'atteindre. Désormais, aucun de ses mouvements n'échapperait au nabab. Sans qu'il pût s'en douter, la main de Kâlagani le guiderait vers cette sauvage contrée des Vindhyas, et, là, nul ne pourrait le soustraire au supplice que lui réservait la haine de Nana Sahib.

Balao Rao ne savait rien encore de ce qui s'était dit entre le Bengali et son frère. Ce ne fut qu'aux abords du pâl de Tandît, pendant que les chevaux soufflaient un instant, que Nana Sahib se borna à le lui apprendre en ces termes:

«Munro a quitté Calcutta et se dirige vers Bombay.

—La route de Bombay, s'écria Balao Rao, va jusqu'au rivage de l'océan Indien!

—La route de Bombay, cette fois, répondit Nana Sahib, s'arrêtera aux Vindhyas!» Cette réponse disait tout.

Les chevaux repartirent au galop et se lancèrent à travers le massif d'arbres, qui se dressait à la lisière de la vallée de la Nerbudda.

Il était alors cinq heures du matin. Le jour commençait à se faire. Nana Sahib, Balao Rao et leurs compagnons venaient d'arriver au lit torrentueux du Nazzur, qui montait vers le pâl.

Les chevaux s'arrêtèrent en cet endroit et furent laissés à la garde de deux Gounds, chargés de les conduire au plus proche village.

Les autres suivirent les deux frères, qui gravissaient les marches tremblantes sous l'eau du torrent.

Tout était tranquille. Les premiers bruits du jour n'avaient pas encore interrompu le silence de la nuit.

Soudain, un coup de feu éclata et fut suivi de plusieurs autres.
En même temps, ces cris se faisaient entendre:

«Hurrah! hurrah! en avant!»

Un officier, précédant une cinquantaine de soldats de l'armée royale, apparut sur la crête du pâl.

«Feu! Que pas un ne s'échappe!» cria-t-il encore.

Nouvelle décharge, dirigée presque à bout portant sur le groupe de
Gounds qui entourait Nana Sahib et son frère.

Cinq ou six Indous tombèrent. Les autres, se rejetant dans le lit du Nazzur, disparurent sous les premiers arbres de la forêt.

«Nana Sahib! Nana Sahib!» crièrent les Anglais, en s'engageant dans l'étroit ravin.

Alors, un de ceux qui avaient été frappés mortellement, se redressa, la main tendue vers eux.

«Mort aux envahisseurs!» cria-t-il d'une voix terrible encore, et il retomba sans mouvement.

L'officier s'approcha du cadavre.

«Est-ce bien Nana Sahib? demanda-t-il.

—C'est lui, répondirent deux soldats du détachement, qui, pour avoir tenu garnison à Cawnpore, connaissaient parfaitement le nabab.

—Aux autres, maintenant!» cria l'officier. Et tout le détachement se jeta dans la forêt à la poursuite des Gounds. À peine avait-il disparu, qu'une ombre se glissait sur l'escarpement que couronnait le pâl. C'était la Flamme Errante, enveloppée d'un long pagne brun, que le cordon d'un langouti serrait à la ceinture. La veille au soir, cette folle avait été le guide inconscient de l'officier anglais et de ses hommes. Rentrée dans la vallée depuis la veille, elle regagnait machinalement le pâl de Tandît, vers lequel une sorte d'instinct la ramenait. Mais, cette fois, l'étrange créature, que l'on croyait muette, laissait échapper de ses lèvres un nom, rien qu'un seul, celui du massacreur de Cawnpore! «Nana Sahib! Nana Sahib!» répétait-elle, comme si l'image du nabab, par quelque inexplicable pressentiment, se fût dressée dans son souvenir.

Ce nom fit tressaillir l'officier. Il s'attacha aux pas de la folle. Celle-ci ne parut pas même le voir, ni les soldats qui la suivirent jusqu'au pâl. Était-ce donc là que s'était réfugié le nabab dont la tête était mise à prix? L'officier prit les mesures nécessaires et fit garder le lit du Nazzur, en attendant le jour. Lorsque Nana Sahib et ses Gounds s'y furent engagés, il les accueillit par une décharge, qui en jeta plusieurs à terre, et, parmi eux, le chef de l'insurrection des Cipayes.

Telle fut la rencontre que le télégraphe signala le jour même au gouverneur de la présidence de Bombay. Ce télégramme se répandit dans toute la péninsule, les journaux le reproduisirent immédiatement, et ce fut ainsi que le colonel Munro put en prendre connaissance à la date du 26 mai, dans la Gazette d'Allahabad.

Il n'y avait pas à douter cette fois de la mort de Nana Sahib. Son identité avait été constatée, et le journal pouvait dire avec raison: «Le royaume de l'Inde n'a plus rien à craindre désormais du cruel rajah qui lui a coûté tant de sang!»

Cependant, la folle, après avoir quitté le pâl, descendait le lit du Nazzur. De ses yeux hagards sortait comme la lueur d'un feu interne, qui se serait soudainement rallumé en elle, et, machinalement, ses lèvres laissaient échapper le nom du nabab.

Elle arriva ainsi à l'endroit où gisaient les cadavres, et s'arrêta devant celui qui avait été reconnu par les soldats de Lucknow. La figure contractée de ce mort semblait encore menacer. On eût dit qu'après n'avoir vécu que pour la vengeance, la haine survivait en lui.

La folle s'agenouilla, posa ses deux mains sur ce corps troué de balles, dont le sang tacha les plis de son pagne. Elle le regarda longuement, puis, se relevant et secouant la tête, elle descendit lentement le lit du Nazzur.

Mais alors, la Flamme Errante était retombée dans son indifférence habituelle, et sa bouche ne répétait plus le nom maudit de Nana Sahib.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE I
Notre sanitarium.

Les incommensurables de la création!» cette expression superbe, dont le minéralogiste Haüy s'est servi pour qualifier les Andes américaines, ne serait-elle pas plus juste, si on l'appliquait à l'ensemble de cette chaîne de l'Himalaya, que l'homme est encore impuissant à mesurer avec une précision mathématique?

Tel est le sentiment que j'éprouve à l'aspect de cette région incomparable, au milieu de laquelle le colonel Munro, le capitaine Hod, Banks et moi nous allons séjourner pendant quelques semaines.

«Non seulement ces monts sont incommensurables, nous dit l'ingénieur, mais leur cime doit être regardée comme inaccessible, puisque l'organisme humain ne peut fonctionner à de telles hauteurs, où l'air n'est plus assez dense pour suffire aux besoins de la respiration!»

Une barrière de roches primitives, granit, gneiss, micaschiste, longue de deux mille cinq cents kilomètres, qui se dresse depuis le soixante-douzième méridien jusqu'au quatre-vingt-quinzième, en couvrant deux présidences, Agra et Calcutta, deux royaumes, le Bouthan et le Népaul;—une chaîne, dont la hauteur moyenne, supérieure d'un tiers à la cime du Mont-Blanc, comprend trois zones distinctes, la première, haute de cinq mille pieds, plus tempérée que la plaine inférieure, donnant une moisson de blé pendant l'hiver, une moisson de riz pendant l'été; la deuxième, de cinq à neuf mille pieds, dont la neige fond au retour du printemps; la troisième, de neuf mille pieds à vingt-cinq mille, couverte d'épaisses glaces, qui, même en la saison chaude, défient les rayons solaires;—à travers cette grandiose tumescence du globe, onze passes, dont quelques-unes trouent la montagne à vingt mille pieds d'altitude, et qui, incessamment menacées par les avalanches, ravinées par les torrents, envahies par les glaciers, ne permettent d'aller de l'Inde au Thibet qu'au prix de difficultés extrêmes;—au-dessus de cette crête, tantôt arrondie en larges coupoles, tantôt rase comme la Table du cap de Bonne-Espérance, sept à huit pics aigus, quelques-uns volcaniques, dominant les sources de la Cogra, de la Djumna et du Gange, le Doukia et le Kinchinjunga, qui s'élèvent au delà de sept mille mètres, le Dhiodounga à huit mille, le Dawaghaliri à huit mille cinq cents, le Tchamoulari à huit mille sept cents, le mont Everest, dressant à neuf mille mètres son pic du haut duquel l'oeil d'un observateur parcourrait une périphérie égale à celle de la France entière;—un entassement de montagnes, enfin, que les Alpes sur les Alpes, les Pyrénées sur les Andes, ne dépasseraient pas dans l'échelle des hauteurs terrestres, tel est ce soulèvement colossal, dont le pied des plus hardis ascensionnistes ne foulera peut-être jamais les dernières cimes, et qui s'appelle les monts Himalaya!

Les premiers gradins de ces propylées gigantesques sont largement et fortement boisés. On y trouve encore divers représentants de cette riche famille des palmiers, qui, dans une zone supérieure, vont céder la place aux vastes forêts de chênes, de cyprès et de pins, aux opulents massifs de bambous et de plantes herbacées.

Banks, qui nous donne ces détails, nous apprend aussi que, si la ligne inférieure des neiges descend à quatre mille mètres sur le versant indou de la chaîne, elle se relève à six mille sur le versant thibétain. Cela tient à ce que les vapeurs, amenées par les vents du sud, sont arrêtées par l'énorme barrière. C'est pourquoi, sur l'autre côté, des villages ont pu s'établir jusqu'à une altitude de quinze mille pieds, au milieu de champs d'orge et de prairies magnifiques. À en croire les indigènes, il suffit d'une nuit pour qu'une moisson d'herbe tapisse ces pâturages!

Dans la zone moyenne, paons, perdrix, faisans, outardes, cailles, représentent la gent ailée. Les chèvres y abondent, les moutons y foisonnent. Sur la haute zone, on ne rencontre plus que le sanglier, le chamois, le chat sauvage, et l'aigle est seul à planer au-dessus de rares végétaux, qui ne sont plus que les humbles échantillons d'une flore arctique.

Mais ce n'était pas là de quoi tenter le capitaine Hod. Pourquoi ce Nemrod serait-il venu dans la région himalayenne, s'il ne s'était agi que de continuer son métier de chasseur au gibier domestique? Très heureusement pour lui, les grands carnassiers, dignes de son Enfield et de ses balles explosives, ne devaient pas faire défaut.

En effet, au pied des premières rampes de la chaîne, s'étend une zone inférieure, que les Indous appellent la ceinture du Tarryani. C'est une longue plaine déclive, large de sept à huit kilomètres, humide, chaude, à végétation sombre, couverte de forêts épaisses, dans lesquelles les fauves cherchent volontiers refuge. Cet Eden du chasseur qui aime les fortes émotions de la lutte, notre campement ne le dominait que de quinze cents mètres. Il était donc facile de redescendre sur ce terrain réservé, qui se gardait tout seul.

Ainsi, il était probable que le capitaine Hod visiterait les gradins inférieurs de l'Himalaya plus volontiers que les zones supérieures. Là, pourtant, même après le plus humoriste des voyageurs, Victor Jacquemont, il reste encore à faire d'importantes découvertes géographiques.

«On ne connaît donc que très imparfaitement cette énorme chaîne? demandai-je à Banks.

—Très imparfaitement, répondit l'ingénieur. L'Himalaya, c'est comme une sorte de petite planète, qui s'est collée à notre globe, et qui garde ses secrets.

—On l'a parcourue, cependant, répondis-je, on l'a fouillée autant que cela a été possible!

—Oh! les voyageurs himalayens n'ont pas manqué! répondit Banks. Les frères Gérard de Webb, les officiers Kirpatrik et Fraser, Hogdson, Herbert, Lloyd, Hooker, Cunningham, Strabing, Skinner, Johnson, Moorcroft, Thomson Griffith, Vigne, Hügel, les missionnaires Huc et Gabet, et plus récemment les frères Schlagintweit, le colonel Wangh, les lieutenants Reuillier et Montgomery, à la suite de travaux considérables, ont fait connaître dans une large mesure la disposition orographique de ce soulèvement. Néanmoins, mes amis, bien des desiderata restent à réaliser. La hauteur exacte des principaux pics a donné lieu à des rectifications sans nombre. Ainsi, autrefois, le Dwalaghiri était le roi de toute la chaîne; puis, après de nouvelles mesures, il a dû céder la place au Kintchindjinga, qui paraît être détrôné maintenant par le mont Everest. Jusqu'ici, ce dernier l'emporte sur tous ses rivaux. Cependant, au dire des Chinois, le Kouin-Lun, —auquel, il est vrai, les méthodes précises des géomètres européens n'ont pas encore été appliquées,—dépasserait quelque peu le mont Everest, et ce ne serait plus dans l'Himalaya qu'il faudrait chercher le point le plus élevé de notre globe. Mais, en réalité, ces mesures ne pourront être considérées comme mathématiques que le jour où on les aura obtenues barométriquement, et avec toutes les précautions que comporte cette détermination directe. Et comment les obtenir, sans emporter un baromètre à la pointe extrême de ces pics presque inaccessibles? Or, c'est ce qui n'a encore pu être fait.

—Cela se fera, répondit le capitaine Hod, comme se feront, un jour, les voyages au pôle sud et au pôle nord!

—Évidemment!

—Le voyage jusque dans les dernières profondeurs de l'Océan!

—Sans aucun doute!

—Le voyage au centre de la terre!

—Bravo, Hod!

—Comme tout se fera! ajoutai-je.

—Même un voyage dans chacune des planètes du monde solaire! répondit le capitaine Hod, que rien n'arrêtait plus.

—Non, capitaine, répondis-je. L'homme, simple habitant de la terre, ne saurait en franchir les bornes! Mais s'il est rivé à son écorce, il peut en pénétrer tous les secrets.

—Il le peut, il le doit! reprit Banks. Tout ce qui est dans la limite du possible doit être et sera accompli. Puis, lorsque l'homme n'aura plus rien à connaître du globe qu'il habite…

—Il disparaîtra avec le sphéroïde qui n'aura plus de mystères pour lui, répondit le capitaine Hod.

—Non pas! reprit Banks. Il en jouira en maître, alors, et il en tirera un meilleur parti. Mais, ami Hod, puisque nous sommes dans la contrée himalayenne, je vais vous indiquer à faire, entre autres, une curieuse découverte qui vous intéressera certainement.

—De quoi s'agit-il, Banks?

—Dans le récit de ses voyages, le missionnaire Huc parle d'un arbre singulier, que l'on appelle au Thibet «l'arbre aux dix mille images». Suivant la légende indoue, Tong Kabac, le réformateur de la religion bouddhiste, aurait été changé en arbre, quelque mille ans après que la même aventure fut arrivée à Philémon, à Baucis, à Daphné, ces curieux êtres végétaux de la flore mythologique. La chevelure de Tong Kabac serait devenue le feuillage de cet arbre sacré, et, sur ces feuilles, le missionnaire affirme avoir vu,— de ses yeux vu,—des caractères thibétains, distinctement formés par les traits de leurs nervures.

—Un arbre qui produit des feuilles imprimées! m'écriai-je.

—Et sur lesquelles on lit des sentences de la plus pure morale, répondit l'ingénieur.

—Cela vaut la peine d'être vérifié, dis-je en riant.

—Vérifiez-le donc, mes amis, répondit Banks. S'il existe de ces arbres dans la partie méridionale du Thibet, il doit s'en trouver aussi dans la zone supérieure, sur le versant sud de l'Himalaya. Donc, pendant vos excursions, cherchez ce… comment dirai-je?… ce «sentencier»…

—Ma foi non! répondit le capitaine Hod. Je suis ici pour chasser, et je n'ai rien à gagner au métier d'ascensionniste!

—Bon, ami Hod! reprit Banks. Un audacieux grimpeur tel que vous fera bien quelque ascension dans la chaîne?

—Jamais! s'écria le capitaine.

—Pourquoi donc?

—J'ai renoncé aux ascensions!

—Et depuis quand?…

—Depuis le jour où, après y avoir vingt fois risqué ma vie, répondit le capitaine Hod, je suis parvenu à atteindre le sommet du Vrigel, dans le royaume de Bouthan. On affirmait que jamais être humain n'avait foulé du pied la cime de ce pic! J'y mettais donc quelque amour-propre! Enfin, après mille dangers, j'arrive au faîte, et que vois-je? ces mots gravés sur une roche: «Durand, dentiste, 14, rue Caumartin, Paris!» Depuis lors, je ne grimpe plus!»…

Brave capitaine! Il faut pourtant avouer qu'en nous racontant cette déconvenue, Hod faisait une si plaisante grimace, qu'il était impossible de ne pas rire de bon coeur!

J'ai parlé plusieurs fois des «sanitariums» de la péninsule. Ces stations, situées dans la montagne, sont très fréquentées, pendant l'été, par les rentiers, les fonctionnaires, les négociants de l'Inde, que dévore l'ardente canicule de la plaine.

Au premier rang, il faut nommer Simla, située sur le trente et unième parallèle et à l'ouest du soixante-quinzième méridien. C'est un petit coin de la Suisse, avec ses torrents, ses ruisseaux, ses chalets agréablement disposés sous l'ombrage des cèdres et des pins, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Après Simla, je citerai Dorjiling, aux maisons blanches, que domine le Kinchinjinga, à cinq cents kilomètres au nord de Calcutta, et à deux mille trois cent mètres d'altitude, près du quatre-vingt-sixième degré de longitude et du vingt-septième degré de latitude,—une situation ravissante dans le plus beau pays du monde.

D'autres sanitariums se sont aussi fondés en divers points de la chaîne himalayenne.

Et maintenant, à ces stations fraîches et saines, que rend indispensables ce brûlant climat de l'Inde, il convient d'ajouter notre Steam-House. Mais celle-là nous appartient. Elle offre tout le confort des plus luxueuses habitations de la péninsule. Nous y trouverons, dans une zone heureuse, avec les exigences de la vie moderne, un calme que l'on chercherait vainement à Simla ou à Dorjiling, où les Anglo-Indiens abondent.

L'emplacement a été judicieusement choisi. La route, qui dessert la portion inférieure de la montagne, se bifurque à cette hauteur pour relier quelques bourgades éparses dans l'est et dans l'ouest. Le plus rapproché de ces villages est à cinq milles de Steam-House. Il est occupé par une race hospitalière de montagnards, éleveurs de chèvres et de moutons, cultivateurs de riches champs de blé et d'orge.

Grâce au concours de notre personnel, sous la direction de Banks, il n'a fallu que quelques heures pour organiser un campement, dans lequel nous devons séjourner pendant six ou sept semaines.

Un des contreforts, détaché de ces capricieux chaînons qui contreboutent l'énorme charpente de l'Himalaya, nous a offert un plateau doucement ondulé, long d'un mille environ sur un demi-mille de largeur. Le tapis de verdure qui le recouvre est une épaisse moquette d'une herbe courte, serrée, plucheuse, pourrait-on dire, et pointillée d'un semis de violettes. Des touffes de rhododendrons arborescents, grands comme de petits chênes, des corbeilles naturelles de camélias, y forment une centaine de houppes d'un effet charmant. La nature n'a pas eu besoin des ouvriers d'Ispahan ou de Smyrne pour fabriquer ce tapis de haute laine végétale. Quelques milliers de graines, apportées par le vent du midi sur ce terrain fécond, un peu d'eau, un peu de soleil, ont suffi à faire ce tissu moelleux et inusable.

Une douzaine de groupes d'arbres magnifiques se développent sur ce plateau. On dirait qu'ils se sont détachés, comme des irréguliers, de l'immense forêt qui hérisse les flancs du contrefort, en remontant sur les chaînons voisins, à une hauteur de six cents mètres. Cèdres, chênes, pendanus à longues feuilles, hêtres, érables, se mêlent aux bananiers, aux bambous, aux magnolias, aux caroubiers, aux figuiers du Japon. Quelques-uns de ces géants étendent leurs dernières branches à plus de cent pieds au-dessus du sol. Ils semblent avoir été disposés en cet endroit pour ombrager quelque habitation forestière. Steam-House, venue à point, a complété le paysage. Les toits arrondis de ses deux pagodes se marient heureusement à toute cette ramure variée, branches raides ou flexibles, feuilles petites et frêles comme des ailes de papillons, larges et longues comme des pagaies polynésiennes. Le train des voitures a disparu sous un massif de verdure et de fleurs. Rien ne décèle la maison mobile, et il n'y a plus là qu'une habitation sédentaire, fixée au sol, faite pour n'en plus bouger.

En arrière, un torrent, dont on peut suivre le lacet argenté jusqu'à plusieurs mille pieds de hauteur, coule à droite du tableau sur le flanc du contrefort, et se précipite dans un bassin naturel qu'ombrage un bouquet de beaux arbres.

De ce bassin, le trop-plein s'échappe en ruisseau, court à travers la prairie, et finit en une cascade bruyante, qui tombe dans un gouffre dont la profondeur échappe au regard.

Voici comment Steam-House a été disposée pour la plus grande commodité de la vie commune et le plus parfait agrément des yeux.

Si l'on se porte à la crête antérieure du plateau, on le voit dominer d'autres croupes moins importantes du soubassement de l'Himalaya, qui descendent en gigantesques gradins jusqu'à la plaine. Le recul est suffisant pour permettre au regard de l'embrasser dans tout son ensemble.

À droite, la première maison de Steam-House est placée obliquement, de telle sorte que la vue de l'horizon du sud est ménagée aussi bien au balcon de la vérandah qu'aux fenêtres latérales du salon, de la salle à manger et des cabines de gauche. De grands cèdres planent au-dessus et se découpent vigoureusement en noir sur le fond éloigné de la grande chaîne, que tapisse une neige éternelle.

À gauche, la seconde maison est adossée au flanc d'un énorme rocher de granit, doré par le soleil. Ce rocher, autant par sa forme bizarre que par sa couleur chaude, rappelle ces gigantesques «plum-puddings» de pierre, dont parle M. Russell-Killough dans le récit de son voyage à travers l'Inde méridionale. De cette habitation, réservée au sergent Mac Neil et à ses compagnons du personnel, on ne voit que le flanc. Elle est placée à vingt pas de l'habitation principale, comme une annexe de quelque pagode plus importante. À l'extrémité de l'un des toits qui la couronnent, un petit filet de fumée bleuâtre s'échappe du laboratoire culinaire de monsieur Parazard. Plus à gauche, un groupe d'arbres, à peine détachés de la forêt, remonte sur l'épaulement de l'ouest, et forme le plan latéral de ce paysage.

Au fond, entre les deux habitations, se dresse un gigantesque mastodonte. C'est notre Géant d'Acier. Il a été remisé sous un berceau de grands pendanus. Avec sa trompe relevée, on dirait qu'il en «broute» les branches supérieures. Mais il est stationnaire. Il se repose, bien qu'il n'ait nul besoin de repos. Maintenant, inébranlable gardien de Steam-House, comme un énorme animai antédiluvien, il en défend l'entrée, à l'amorce de cette route par laquelle il a remorqué tout ce hameau mobile.

Par exemple, si colossal que soit notre éléphant.—à moins de le détacher par la pensée de la chaîne qui se dresse à six mille mètres au-dessus du plateau,—il ne paraît plus rien avoir de ce géant artificiel dont la main de Banks a doté la faune indoue.

«Une mouche sur la façade d'une cathédrale!» dit le capitaine Hod, non sans un certain dépit.

Et rien n'est plus vrai. Il y a, en arrière, un bloc de granit, dans lequel on taillerait aisément mille éléphants de la grandeur du nôtre, et ce bloc n'est qu'un simple gradin, une des cent marches de cet escalier qui monte jusqu'à la crête de la chaîne et que le Dwalaghiri domine de son pic aigu.

Parfois, le ciel de ce tableau s'abaisse à l'oeil de l'observateur. Non seulement les hautes cimes, mais la crête moyenne de la chaîne, disparaissent un instant. Ce sont d'épaisses vapeurs qui courent sur la zone moyenne de l'Himalaya et embrument toute sa partie supérieure. Le paysage se rapetisse, et, alors, par un effet d'optique, on dirait que les habitations, les arbres, les croupes voisines, et le Géant d'Acier lui-même, reprennent leur grandeur réelle.

Il arrive aussi que, poussés par certains vents humides, les nuages, moins élevés encore, se déroulent au-dessous du plateau. L'oeil ne voit plus alors qu'une mer moutonnante de nuées, et le soleil provoque à leur surface d'étonnants jeux de lumière. En haut, comme en bas, l'horizon a disparu, et il semble que nous soyons transportés dans quelque région aérienne, en dehors des limites de la terre.

Mais le vent change, une brise du nord, se précipitant par les brèches de la chaîne, vient balayer tout ce brouillard, la mer de vapeurs se condense presque instantanément, la plaine remonte à l'horizon du sud, les sublimes projections de l'Himalaya se profilent à nouveau sur le fond nettoyé du ciel, le cadre du tableau retrouve sa grandeur normale, et le regard, dont rien ne limite plus la portée, saisit tous les détails d'une vue panoramique sur un horizon de soixante milles.

CHAPITRE II
Mathias Van Guitt.

Le lendemain, 26 juin, un bruit de voix bien connues me réveilla
dès l'aube. Je me levai aussitôt. Le capitaine Hod et son brosseur
Fox étaient en grande conversation dans la salle à manger de
Steam-House. Je vins aussitôt les rejoindre.

Au même instant, Banks quittait sa chambre, et le capitaine l'interpellait de sa voix sonore:

«Eh bien, ami Banks, lui dit-il, nous voilà enfin arrivés à bon port! Cette fois, c'est définitif. Il ne s'agit plus d'une halte de quelques heures, mais d'un séjour de quelques mois.

—Oui, mon cher Hod, répondit l'ingénieur, et vous pouvez organiser vos chasses tout à votre aise. Le coup de sifflet de Géant d'Acier ne vous rappellera plus au campement.

—Tu entends, Fox?

—Oui, mon capitaine, répondit le brosseur.

—Le ciel me vienne en aide! s'écria Hod, mais je ne quitterai pas le sanitarium de Steam-House avant que le cinquantième ne soit tombé sous mes coups! Le cinquantième, Fox! J'ai comme une idée que celui-là sera particulièrement difficile à décrocher!

—On le décrochera pourtant, répondit Fox.

—D'où vous vient cette idée, capitaine Hod? demandai-je.

—Oh! Maucler, c'est un pressentiment… un pressentiment de chasseur, rien de plus!

—Ainsi donc, dit Banks, dès aujourd'hui, vous allez quitter le campement et vous mettre en campagne?

—Dès aujourd'hui, répondit le capitaine Hod. Nous commencerons d'abord par reconnaître le terrain, de manière à explorer la zone inférieure, en descendant jusqu'aux forêts du Tarryani. Pourvu que les tigres n'aient pas abandonné cette résidence!

—Pouvez-vous croire?…

—Eh! ma mauvaise chance!

—Mauvaise chance!… dans l'Himalaya!… répondit l'ingénieur.
Est-ce que cela est possible!

—Enfin, nous verrons!—Vous nous accompagnerez, Maucler? demanda le capitaine Hod, en se retournant vers moi.

—Oui, certainement.

—Et vous, Banks?

—Moi aussi, répondit l'ingénieur, et je pense que Munro se joindra à vous comme je vais le faire… en amateur!

—Oh! répondit le capitaine Hod, en amateurs, soit! mais en amateurs bien armés! Il ne s'agit pas d'aller se promener la canne à la main! Voilà qui humilierait les fauves du Tarryani!

—Convenu! répondit l'ingénieur.

—Ainsi, Fox, reprit le capitaine en s'adressant à son brosseur, pas d'erreur, cette fois! Nous sommes dans le pays des tigres! Quatre carabines Enfield pour le colonel, Banks, Maucler et moi, deux fusils à balle explosive pour toi et pour Goûmi.

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