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La maison à vapeur: Voyage à travers l'Inde septentrionale

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—Soyez tranquille, mon capitaine, répondit Fox. Le gibier n'aura pas à se plaindre!»

Cette journée devait donc être consacrée à la reconnaissance de cette forêt du Tarryani qui hérisse la partie inférieure de l'Himalaya, au-dessous de notre sanitarium. Donc, vers onze heures, après le déjeuner, sir Edward Munro, Banks, Hod, Fox, Goûmi et moi, tous bien armés, nous descendions la route qui oblique vers la plaine, après avoir eu soin de laisser au campement les deux chiens, dont nous n'avions que faire dans cette expédition.

Le sergent Mac Neil était resté à Steam-House, avec Storr, Kâlouth et le cuisinier, afin d'achever les travaux d'installation. Après un voyage de deux mois, le Géant d'Acier avait besoin d'être, intérieurement et extérieurement, visité, nettoyé, mis en état. Cela constituait une besogne longue, minutieuse, délicate, qui ne laisserait pas chômer ses cornacs ordinaires, le chauffeur et le mécanicien.

À onze heures, nous avions quitté le sanitarium, et, quelques minutes après, au premier tournant de la route, Steam-House disparaissait derrière son épais rideau d'arbres.

Il ne pleuvait plus. Sous la poussée d'un vent frais du nord-est, les nuages, plus «débraillés», courant dans les hautes zones de l'atmosphère, chassaient avec vitesse. Le ciel était gris,— température convenable pour des piétons; mais, aussi, absence de ces jeux de lumière et d'ombre qui sont le charme des grands bois.

Deux mille mètres à descendre sur un chemin direct, c'eût été l'affaire de vingt-cinq à trente minutes, si la route ne se fût allongée de toutes les sinuosités par lesquelles elle rachetait la raideur des pentes. Il ne nous fallut pas moins d'une heure et demie pour atteindre la limite supérieure des forêts du Tarryani, à cinq ou six cents pieds au-dessus de la plaine. Le chemin s'était fait en belle humeur.

«Attention! dit le capitaine Hod. Nous entrons sur le domaine des tigres, des lions, des panthères, des guépards et autres animaux bienfaisants de la région himalayenne! C'est bien de détruire les fauves, mais c'est mieux de ne pas être détruit par eux! Donc, ne nous éloignons pas les uns des autres, et soyons prudents!»

Une telle recommandation dans la bouche du déterminé chasseur avait une valeur considérable. Aussi, chacun de nous en tint-il compte. Les carabines et les fusils furent chargés, les batteries visitées, les chiens mis au cran de sûreté. Nous étions prêts à tout événement.

J'ajouterai qu'il y avait à se défier non seulement des carnassiers, mais aussi des serpents, dont les plus dangereux se rencontrent dans les forêts de l'Inde. Les «belongas», les serpents verts, les serpents-fouets, et bien d'autres, sont extrêmement venimeux. Le nombre des victimes qui succombent annuellement aux morsures de ces reptiles est cinq ou six fois plus considérable que celui des animaux domestiques ou des hommes qui périssent sous la dent des fauves.

Donc, dans cette région du Tarryani, avoir l'oeil à tout, regarder où l'on pose le pied, où l'on appuie la main, prêter l'oreille aux moindres bruits qui courent sous les herbes ou se propagent à travers les buissons, ce n'est que stricte prudence.

À midi et demi, nous étions entrés sous le couvert des grands arbres groupés à la lisière de la forêt. Leur haute ramure se développait au-dessus de quelques larges allées, par lesquelles le Géant d'Acier, suivi du train qu'il traînait d'ordinaire, eût passé facilement. En effet, cette partie de la forêt était depuis longtemps aménagée pour les charrois des bois exploités par les montagnards. Cela se voyait à de certaines ornières fraîchement creusées dans la glaise molle. Ces allées principales couraient dans le sens de la chaîne, et, suivant la plus grande longueur du Tarryani, reliaient entre elles les clairières ménagées ça et là par la hache du bûcheron; mais, de chaque côté, elles ne donnaient accès qu'à d'étroites sentes, qui se perdaient sous des futaies impénétrables.

Nous suivions donc ces avenues, plutôt en géomètres qu'en chasseurs, de manière à reconnaître leur direction générale. Aucun hurlement ne troublait le silence dans la profondeur du bois. De larges empreintes, cependant, récemment laissées sur le sol, prouvaient que les carnassiers n'avaient point abandonné le Tarryani.

Soudain, au moment où nous tournions un des coudes de l'allée, rejetée sur la droite par le pied d'un contrefort, une exclamation du capitaine Hod, qui marchait en avant, nous fit arrêter.

À vingt pas, à l'angle d'une clairière, bordée de grands pendanus, s'élevait une construction, au moins singulière par sa forme. Ce n'était pas une maison: elle n'avait ni cheminée ni fenêtres. Ce n'était pas une hutte de chasseurs: elle n'avait ni meurtrières ni embrasures. On eût plutôt dit une tombe indoue, perdue au plus profond de cette forêt.

En effet, qu'on imagine une sorte de long cube, formé de troncs, juxtaposés verticalement, solidement fichés dans le sol, reliés à leur partie supérieure par un épais cordon de branchages. Pour toit, d'autres troncs transversaux, fortement emmortaisés dans le bâti supérieur. Très évidemment, le constructeur de ce réduit avait voulu lui donner une solidité à toute épreuve sur ses cinq côtés. Il mesurait environ six pieds de haut, sur douze de long et cinq de large. D'ouverture, nulle apparence, à moins qu'elle ne fût cachée, sur sa face antérieure, par un épais madrier, dont la tête arrondie dépassait quelque peu l'ensemble de la construction.

Au-dessus du toit se dressaient de longues perches flexibles, singulièrement disposées et reliées entre elles. À l'extrémité d'un levier horizontal, qui supportait cette armature, pendait un noeud coulant, ou plutôt une boucle, formée par une grosse tresse de lianes.

«Eh! qu'est cela? m'écriai-je.

—Cela, répondit Banks, après avoir bien regardé, c'est tout simplement une souricière, mais je vous laisse à penser, mes amis, quelles souris elle est destinée à prendre!

—Un piège à tigres? s'écria le capitaine Hod.

—Oui, répondit Banks, un piège à tigres, dont la porte, fermée par le madrier que retenait cette boucle de lianes, est retombée, parce que la bascule intérieure a été touchée par quelque animal.

—C'est la première fois, répondit Hod, que je vois dans une forêt de l'Inde un piège de ce genre. Une souricière, en effet! Voilà qui n'est pas digne d'un chasseur!

—Ni d'un tigre, ajouta Fox.

—Sans doute, répondit Banks, mais s'il s'agit de détruire ces féroces animaux, et non de les chasser par plaisir, le meilleur piège est celui qui en attrape le plus. Or, celui-ci me paraît ingénieusement disposé pour attirer et retenir des fauves, si méfiants et si vigoureux qu'ils soient!

—J'ajoute, dit alors le colonel Munro, que, puisque l'équilibre de la bascule qui retenait la porte du piège a été rompu, c'est que probablement quelque animal s'y est fait prendre.

—Nous le saurons bien! s'écria le capitaine Hod, et si la souris n'est pas morte!…» Le capitaine, joignant le geste aux paroles, fit sonner la batterie de sa carabine. Tous l'imitèrent et se tinrent prêts à faire feu. Évidemment, nous ne pouvions mettre en doute que cette construction ne fût un piège, du genre de ceux qui se rencontrent fréquemment dans les forêts de la Malaisie. Mais, s'il n'était pas l'oeuvre d'un Indou, il présentait toutes les conditions qui rendent très pratiques ces engins de destruction: sensibilité excessive, solidité à toute épreuve. Nos dispositions prises, le capitaine Hod, Fox et Goûmi s'approchèrent du piège dont ils voulaient d'abord faire le tour. Nul interstice entre les troncs verticaux ne leur permit de regarder à l'intérieur. Ils écoutèrent avec attention. Aucun bruit ne décelait la présence d'un être vivant dans ce cube de bois, aussi muet qu'une tombe. Le capitaine Hod et ses compagnons revinrent à la face antérieure. Ils s'assurèrent que le madrier mobile avait glissé dans deux larges rainures verticalement disposées. Il suffisait donc de le relever pour pénétrer à l'intérieur du piège.

«Pas le moindre bruit! dit le capitaine Hod, qui avait collé son oreille contre la porteras le moindre souffle! La souricière est vide!

—N'importe, soyez prudents!» répondit le colonel Munro. Et il alla s'asseoir sur un tronc d'arbre, à gauche de la clairière. Je me plaçai près de lui.

«Allons, Goûmi!» dit le capitaine Hod.

Goûmi, leste, bien découplé dans sa petite taille, agile comme un singe, souple comme un léopard, un véritable clown indou, comprit ce que voulait le capitaine. Son adresse le désignait tout naturellement pour le service qu'on attendait de lui. Il sauta d'un bond sur le toit du piège, et, en un instant, il eut atteint, à la force du poignet, une des perches qui formaient l'armature supérieure. Puis, il se glissa le long du levier jusqu'à l'anneau de lianes, et, par son poids, il le courba jusqu'à la tête du madrier qui fermait l'ouverture.

Cet anneau fut alors passé dans un épaulement ménagé à la tête du madrier. Il n'y avait plus qu'à produire un mouvement de bascule, en pesant sur l'autre extrémité du levier.

Mais alors, il fallut faire appel aux forces réunies de notre petite troupe. Le colonel Munro, Banks, Fox et moi nous allâmes donc à l'arrière du piège, afin de produire ce mouvement.

Goûmi était resté dans l'armature, pour dégager le levier, au cas où quelque obstacle l'eût empêché de fonctionner librement.

«Mes amis, nous cria le capitaine Hod, s'il est nécessaire que je me joigne à vous, j'irai, mais, si vous pouvez vous passer de moi, je préfère rester par le travers du piège. Au moins, s'il en sort un tigre, il sera salué d'une balle à son passage!

—Et celui-là comptera-t-il pour le quarante-deuxième? demandai-je au capitaine.

—Pourquoi pas? répondit Hod. S'il tombe sous mon coup de fusil, il sera du moins tombé en toute liberté!

—Ne vendons pas la peau de l'ours… répliqua l'ingénieur, avant qu'il ne soit par terre!

—Surtout quand cet ours pourrait bien être un tigre!… ajouta le colonel Munro.

—Ensemble, mes amis, cria Banks, ensemble!» Le madrier était pesant. Il glissait mal dans ses rainures. Cependant, nous parvînmes à l'ébranler. Il oscilla un instant et demeura suspendu à un pied au-dessus du sol. Le capitaine Hod, à demi courbé, sa carabine en joue, cherchait à voir si quelque énorme patte ou quelque gueule haletante ne se montrait pas à l'orifice du piège.

Rien n'apparaissait encore.

«Encore un effort, mes amis!» cria Banks.

Et grâce à Goûmi, qui vint donner quelques secousses à l'arrière du levier, le madrier commença à remonter peu à peu. Bientôt l'ouverture fut suffisante pour livrer passage, même à un animal de grande taille.

Pas d'animal, quel qu'il fût.

Mais il était possible, après tout, qu'au bruit qui se faisait autour du piège, le prisonnier se fût réfugié à la partie la plus reculée de sa prison. Peut-être même n'attendait-il que le moment favorable pour s'élancer d'un bond, renverser quiconque s'opposerait à sa fuite, et disparaître dans les profondeurs de la forêt.

C'était assez palpitant.

Je vis alors le capitaine Hod faire quelques pas en avant, le doigt sur la gâchette de sa carabine, et manoeuvrer de manière à plonger son regard jusqu'au fond du piège.

Le madrier, était entièrement relevé alors, et la lumière entrait largement par l'orifice.

En ce moment, un léger bruit de se produire à travers les parois, puis un ronflement sourd, ou plutôt un formidable bâillement que je trouvai très suspect.

Évidemment, un animal était là, qui dormait, et nous venions de le réveiller brusquement.

Le capitaine Hod s'approcha encore et braqua sa carabine sur une masse qu'il vit remuer dans la pénombre.

Soudain, un mouvement se fit à l'intérieur. Un cri de terreur retentit, qui fut aussitôt suivi de ces mots, prononcés en bon anglais:

«Ne tirez pas, pour Dieu! Ne tirez pas!»

Un homme s'élança hors du piège.

Notre étonnement fut tel, que, nos mains lâchant l'armature, le madrier retomba lourdement avec un bruit sourd devant l'orifice, qu'il boucha de nouveau.

Cependant, le personnage si inattendu qui venait d'apparaître, revenait sur le capitaine Hod, dont la carabine le visait en pleine poitrine, et d'un ton assez prétentieux, accompagné d'un geste emphatique:

«Veuillez relever votre arme, monsieur, lui dit-il. Ce n'est point à un tigre du Tarryani que vous avez affaire!»

Le capitaine Hod, après quelque hésitation, remit sa carabine dans une position moins menaçante.

«À qui avons-nous l'honneur de parler? demanda Banks, en s'avançant vers ce personnage.

—Au naturaliste Mathias Van Guitt, fournisseur ordinaire de pachydermes, tardigrades, plantigrades, proboscidiens, carnassiers et autres mammifères pour la maison Charles Rice de Londres et la maison Hagenbeck de Hambourg!»

Puis, nous désignant d'un geste circulaire: «Messieurs?…

—Le colonel Munro et ses compagnons de voyage, répondit Banks, qui nous montra de la main.

—En promenade dans les forêts de l'Himalaya! reprit le fournisseur. Charmante excursion, en vérité! À vous rendre mes devoirs, messieurs, à vous les rendre!»

Quel était cet original à qui nous avions affaire? Ne pouvait-on penser que sa cervelle s'était détraquée pendant cet emprisonnement dans le piège à tigres? Était-il fou ou avait-il son bon sens? Enfin, à quelle catégorie de bimanes appartenait cet individu?

Nous allions le savoir, et, dans la suite, nous devions mieux apprendre à connaître ce personnage singulier, qui se qualifiait de naturaliste et l'avait été en effet.

Le sieur Mathias Van Guitt, fournisseur de ménageries, était un homme à lunettes, âgé de cinquante ans. Sa face glabre, ses yeux clignotants, son nez à l'évent, le remuement perpétuel de toute sa personne, ses gestes ultra-expressifs, appropriés à chacune des phrases qui tombaient de sa large bouche, tout cela en faisait le type très connu du vieux comédien de province. Qui n'a pas rencontré de par le monde un de ces anciens acteurs, dont toute l'existence, limitée à l'horizon d'une rampe et d'un rideau de fond, s'est écoulée entre le «côté cour» et le «côté jardin» d'un théâtre de mélodrame? Parleurs infatigables, gesticulateurs gênants, poseurs infatués d'eux-mêmes, ils portent haut, en la rejetant en arrière, leur tête, trop vide dans la vieillesse pour avoir jamais été bien remplie dans l'âge mûr. Il y avait certainement du vieil acteur dans ce Mathias Van Guitt.

J'ai entendu quelquefois raconter cette plaisante anecdote, au sujet d'un pauvre diable de chanteur, qui croyait devoir souligner par un geste spécial tous les mots de son rôle.

Ainsi, dans l'opéra de Masaniello, lorsqu'il entonnait à pleine voix:

Si d'un pêcheur Napolitain…

son bras droit, tendu vers la salle, remuait fébrilement comme s'il eût tenu au bout de sa ligne le brochet que venait de ferrer son hameçon. Puis, continuant:

Le Ciel voulait faire un monarque,

tandis que l'une de ses mains se dressait droit vers le zénith pour indiquer le ciel, l'autre, traçant un cercle autour de sa tête fièrement relevée, figurait une couronne royale.

Rebelle aux arrêts du destin,

Tout son corps résistait violemment à une poussée qui tendait à le rejeter en arrière,

Il dirait en guidant sa barque…

Et alors ses deux bras, vivement ramenés de gauche à droite et de droite à gauche, comme s'il eût manoeuvré la godille, témoignaient de son adresse à diriger une embarcation.

Eh bien, ces procédés, familiers au chanteur en question, c'étaient, à peu près, ceux du fournisseur Mathias Van Guitt. Il n'employait dans son langage que des termes choisis, et devait être très gênant pour l'interlocuteur, qui ne pouvait se mettre hors du rayon de ses gestes.

Ainsi que nous l'apprîmes plus tard et de sa bouche même, Mathias Van Guitt était un ancien professeur d'histoire naturelle au Muséum de Rotterdam, auquel le professorat n'avait pas réussi. Il est certain que ce digne homme devait prêter à rire, et que si les élèves venaient en foule à sa chaire, c'était pour s'amuser, non pour apprendre. En fin de compte, les circonstances avaient fait que, las de professer sans succès la zoologie théorique, il était venu faire aux Indes de la zoologie pratique. Ce genre de commerce lui réussit mieux, et il devint le fournisseur attitré des importantes maisons de Hambourg et de Londres, auxquelles s'approvisionnent généralement les ménageries publiques et privées des deux mondes.

Et si Mathias Van Guitt se trouvait actuellement dans le Tarryani, c'est qu'une importante commande de fauves pour l'Europe l'y avait amené. En effet, son campement n'était pas à plus de deux milles de ce piège, dont nous venions de l'extraire.

Mais pourquoi le fournisseur était-il dans ce piège? C'est ce que Banks lui demanda tout d'abord, et voici ce qu'il répondit dans un langage soutenu par une grande variété de gestes.

«C'était hier. Le soleil avait déjà accompli le demi-cercle de sa rotation, diurne. La pensée me vint alors d'aller visiter l'un des pièges à tigres dressés par mes mains. Je quittai donc mon kraal, que vous voudrez bien honorer de votre visite, messieurs, et j'arrivai à cette clairière. J'étais seul, mon personnel vaquait à des travaux urgents, et je n'avais pas voulu l'en distraire. C'était une imprudence. Lorsque je fus devant ce piège, je constatai tout d'abord que la trappe, formée par le madrier mobile, était relevée. D'où je conclus, non sans quelque logique, qu'aucun fauve ne s'y était laissé prendre. Cependant, je voulus vérifier si l'appât était toujours en place, et si le bon fonctionnement de la bascule était assuré. C'est pourquoi, d'un adroit mouvement de reptation, je me glissai par l'étroite ouverture.»

La main de Mathias Van Guitt indiquait par une ondulation élégante le mouvement d'un serpent qui se faufile à travers les grandes herbes.

«Quand je fus arrivé au fond du piège, reprit le fournisseur, j'examinai le quartier de chèvre, dont les émanations devaient attirer les hôtes de cette partie de la forêt. L'appât était intact. J'allais me retirer, lorsqu'un choc involontaire de mon bras fit jouer la bascule; l'armature se détendit, la trappe retomba, et je me trouvai pris à mon propre piège, sans aucun moyen d'en pouvoir sortir.»

Ici, Mathias Van Guitt s'arrêta un instant pour mieux faire comprendre toute la gravité de sa situation.

«Cependant, messieurs, reprit-il, je ne vous cacherai pas que j'envisageai tout d'abord la chose par son côté comique. J'étais emprisonné, soit! Pas de geôlier pour m'ouvrir la porte de ma prison, d'accord! Mais je pensai bien que mes gens, ne me voyant pas reparaître au kraal, s'inquiéteraient de mon absence prolongée et se livreraient à des recherches qui tôt ou tard aboutiraient. Ce n'était qu'une affaire de temps.

Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe,

a dit un fabuliste français. Je songeai donc, et des heures s'écoulèrent sans que rien vînt modifier ma situation. Le soir venu, la faim se fit sentir. J'imaginai que ce que j'avais de mieux à faire, c'était de la tromper par le sommeil. Je pris donc mon parti en philosophe, et je m'endormis profondément. La nuit fut calme au milieu des grands silences de la forêt. Rien ne troubla mon sommeil, et peut-être dormirais-je encore, si je n'eusse été réveillé par un bruit insolite. La trappe du piège se relevait, le jour entrait à flots dans mon réduit obscur, je n'avais plus qu'à m'élancer au dehors!… Quel fut mon trouble, quand je vis l'instrument de mort dirigé vers ma poitrine! Encore un instant, j'allais être frappé! L'heure de ma délivrance aurait été la dernière de ma vie!… Mais monsieur le capitaine voulut bien reconnaître en moi une créature de son espèce… et il ne me reste qu'à vous remercier, messieurs, de m'avoir rendu à la liberté.»

Tel fut le récit du fournisseur. Il faut bien avouer que ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à maîtriser le sourire que provoquaient son ton et ses gestes.

«Ainsi, monsieur, lui demanda Banks, votre campement est établi dans cette portion du Tarryani?

—Oui, monsieur, répondit Mathias Van Guitt. Comme j'ai eu le plaisir de vous l'apprendre, mon kraal n'est pas à plus de deux milles d'ici, et si vous voulez l'honorer de votre présence, je serai heureux de vous y recevoir.

—Certainement, monsieur Van Guitt, répondit le colonel Munro, nous irons vous rendre visite!

—Nous sommes chasseurs, ajouta le capitaine Hod, et l'installation d'un kraal nous intéressera.

—Chasseurs! s'écria Mathias Van Guitt, chasseurs!» Et il ne put empêcher sa physionomie d'exprimer qu'il n'avait pour les fils de Nemrod qu'une estime fort modérée.

«Vous chassez les fauves… pour les tuer, sans doute? reprit-il en s'adressant au capitaine.

—Uniquement pour les tuer, répondit Hod.

—Et moi, uniquement pour les prendre! répliqua le fournisseur, qui eut là un beau mouvement de fierté.

—Eh bien, monsieur Van Guitt, nous ne nous ferons pas concurrence!» riposta le capitaine Hod. Le fournisseur hocha la tête. Toutefois, notre qualité de chasseur n'était pas pour le faire revenir sur son invitation. «Quand vous voudrez me suivre, messieurs!» dit-il en s'inclinant avec grâce.

Mais, en ce moment, plusieurs voix se firent entendre sous bois, et une demi-douzaine d'Indous apparurent au tournant de la grande allée, qui se développait au delà de la clairière.

«Ah! voilà mes gens,» dit Mathias Van Guitt.

Puis, s'approchant de nous et mettant un doigt sur sa bouche, en avançant quelque peu les lèvres:

«Pas un mot de mon aventure! ajouta-t-il. Il ne faut pas que le personnel du kraal sache que je me suis laissé prendre à mon piège comme un vulgaire animal! Cela pourrait affaiblir le degré de correction que je dois toujours conserver à ses yeux!»

Un signe d'acquiescement de notre part rassura le fournisseur.

«Maître, dit alors un des Indous, dont l'impassible et intelligente figure attira mon attention, maître, nous vous cherchons depuis plus d'une heure sans avoir…

—J'étais avec ces messieurs qui veulent bien m'accompagner jusqu'au kraal, répondit Van Guitt. Mais, avant de quitter la clairière, il convient de remettre ce piège en état.»

Sur l'ordre du fournisseur, les Indous procédèrent donc à la réinstallation de la trappe. Pendant ce temps, Mathias Van Guitt nous invita à visiter l'intérieur du piège. Le capitaine Hod s'y glissa à sa suite, et je le suivis. La place était un peu étroite pour le développement des gestes de notre hôte, qui opérait là comme s'il eût été dans un salon. «Mes compliments, dit le capitaine Hod, après avoir examiné l'appareil. C'est fort bien imaginé!

—N'en doutez pas, monsieur le capitaine, répondit Mathias Van Guitt. Ce genre de piège est infiniment préférable aux anciennes fosses garnies de pieux en bois durci, et aux arbres flexibles recourbés en arcs que maintient un noeud coulant. Dans le premier cas, l'animal s'éventre; dans le second, il se strangule. Cela importe peu, évidemment, lorsqu'il ne s'agit que de détruire les fauves! Mais, à moi qui vous parle, il les faut vivants, intacts, sans aucune détérioration!

—Évidemment, répondit le capitaine Hod, nous ne procédons pas de la même manière.

—La mienne est peut-être la bonne! répliqua le fournisseur. Si l'on consultait les fauves…

—Je ne les consulte pas!» répondit le capitaine. Décidément, le capitaine Hod et Mathias Van Guitt auraient quelque peine à s'entendre.

«Mais, demandai-je au fournisseur, lorsque ces animaux sont pris au piège, comment faites-vous pour les en retirer?

—Une cage roulante est amenée près de la trappe, répondit Mathias Van Guitt, les prisonniers s'y jettent d'eux-mêmes, et je n'ai plus qu'à les ramener au kraal, au pas tranquille et lent de mes buffles domestiques.»

Cette phrase était à peine achevée, que des cris se faisaient entendre au dehors. Notre premier mouvement, au capitaine Hod et à moi, fut de nous précipiter hors du piège. Que s'était-il donc passé?

Un serpent-fouet, de la plus maligne espèce, venait d'être coupé en deux par la baguette qu'un Indou tenait à la main, et cela, au moment même où le venimeux reptile s'élançait sur le colonel.

Cet Indou était celui que j'avais déjà remarqué. Son intervention rapide avait certainement sauvé sir Edward Munro d'une mort immédiate, comme il nous fut donné de le voir.

En effet, les cris que nous avions entendus étaient poussés par un des serviteurs du kraal, qui se tordait sur le sol dans les dernières contorsions de l'agonie.

Par une déplorable fatalité, la tête du serpent, coupée net, avait sauté sur sa poitrine, ses crochets s'y étaient fixés, et le malheureux, pénétré par le subtile poison, expirait en moins d'une minute, sans qu'il eût été possible de lui porter secours.

Tout d'abord atterrés par cet affreux spectacle, nous nous étions ensuite précipités vers le colonel Munro.

«Tu n'as pas été touché? demanda Banks, qui lui saisit précipitamment la main.

—Non, Banks, rassure-toi.» répondit sir Edward Munro. Puis, se relevant et allant vers l'Indou, auquel il devait la vie: «Merci, ami,» lui dit-il. L'Indou, d'un geste, fit comprendre qu'aucun remerciement ne lui était dû pour cela. «Quel est ton nom? lui demanda le colonel Munro.

—Kâlagani,» répondit l'Indou.

CHAPITRE III
Le kraal.

La mort de ce malheureux nous avait vivement impressionnés, surtout dans les conditions où elle venait de se produire. Mais la morsure du serpent-fouet, l'un des plus venimeux de la péninsule, ne pardonne pas. C'était une victime de plus à ajouter aux milliers que font annuellement dans l'Inde ces redoutables reptiles.[7]

On a dit,—plaisamment, je suppose,—qu'il n'y avait pas de serpents, autrefois, à la Martinique, et que ce sont les Anglais qui les y ont importés, lorsqu'ils ont dû rendre l'île à la France. Les Français n'ont pas eu à user de ce genre de représailles, quand ils ont abandonné leurs conquêtes de l'Inde. C'était inutile, et il faut convenir que la nature s'est montrée prodigue à cet égard.

Le corps de l'Indou, sous l'influence du venin, se décomposait rapidement. On dut procéder à son inhumation immédiate. Ses compagnons s'y employèrent, et il fut déposé dans une fosse assez profonde pour que les carnassiers ne pussent le déterrer.

Dès que cette triste cérémonie eut été achevée, Mathias Van Guitt nous invita à l'accompagner au kraal,—invitation qui fut acceptée avec empressement.

Une demi-heure nous suffit pour atteindre l'établissement du fournisseur. Cet établissement justifiait bien ce nom de «kraal», qui est plus spécialement employé par les colons du sud de l'Afrique.

C'était un grand enclos oblong, disposé au plus profond de la forêt, au milieu d'une vaste clairière. Mathias Van Guitt l'avait aménagé avec une parfaite entente des besoins du métier. Un rang de hautes palissades, percé d'une porte assez large pour livrer passage aux chariots, l'entourait sur ses quatre côtés. Au fond, au milieu, une longue case, faite de troncs d'arbres et de planches, servait d'unique habitation à tous les habitants du kraal. Six cages, divisées en plusieurs compartiments, montées sur quatre roues chacune, étaient rangées en équerre à l'extrémité gauche de l'enceinte. Aux rugissements qui s'en échappaient alors, on pouvait juger que les hôtes ne leur manquaient pas. À droite, une douzaine de buffles, que nourrissaient les gras pâturages de la montagne, étaient parqués en plein air. C'était l'attelage ordinaire de la ménagerie roulante. Six charretiers, préposés à la conduite des chariots, dix Indous, spécialement exercés à la chasse des fauves, complétaient le personnel de l'établissement.

Les charretiers étaient loués seulement pour la durée de la campagne. Leur service consistait à conduire les chariots sur les lieux de chasse, puis à les ramener à la plus prochaine station du railway. Là, ces chariots prenaient place sur des truks et pouvaient gagner rapidement, par Allahabad, soit Bombay, soit Calcutta.

Les chasseurs, Indous de race, appartenaient à cette catégorie de gens du métier qu'on appelle «chikaris». Ils ont pour emploi de rechercher les traces des animaux féroces, de les débusquer et d'en opérer la capture.

Tel était le personnel du kraal. Mathias Van Guitt et ses gens y vivaient ainsi depuis quelques mois. Ils s'y trouvaient exposés, non seulement aux attaques des animaux féroces, mais aussi aux fièvres dont le Tarryani est particulièrement infesté. L'humidité des nuits, l'évaporation des ferments pernicieux du sol, la chaleur aqueuse développée sous le couvert des arbres que les vapeurs solaires ne pénètrent qu'imparfaitement, font de la zone inférieure de l'Himalaya une contrée malsaine.

Et cependant, le fournisseur et ses Indous étaient si bien acclimatés à cette région, que la «malaria» ne les atteignait pas plus que les tigres ou autres habitués du Tarryani. Mais il ne nous eût pas été permis, à nous, de séjourner impunément dans le kraal. Cela n'entrait pas, d'ailleurs, dans le plan du capitaine Hod. À part quelques nuits passées à l'affût, nous devions vivre à Steam-House, dans cette zone supérieure, que les buées de la plaine ne peuvent atteindre.

Nous étions donc arrivés au campement de Mathias Van Guitt. La porte s'ouvrit pour nous y donner accès.

Mathias Van Guitt paraissait être très particulièrement flatté de notre visite.

«Maintenant, messieurs, nous dit-il, permettez-moi de vous faire les honneurs du kraal. Cet établissement répond à toutes les exigences de mon art. En réalité, ce n'est qu'une hutte en grand, ce que, dans la péninsule, les chasseurs appellent un «houddi».

Tout en parlant, le fournisseur nous avait ouvert les portes de la case, que ses gens et lui occupaient en commun. Rien de moins luxueux. Une première chambre pour le maître, une seconde pour les chikaris, une troisième pour les charretiers; dans chacune de ces chambres, et pour tout mobilier, un lit de camp; une quatrième salle, plus grande, servant à la fois de cuisine et de salle à manger. La demeure de Mathias Van Guitt, on le voit, n'était qu'à l'état rudimentaire et méritait justement la qualification de houddi. Un huttier dans sa hutte, rien de plus.

Après avoir visité l'habitation de «ces bimanes appartenant au premier groupe des mammifères,» nous fûmes conviés à voir de plus près la demeure des quadrupèdes.

C'était la partie intéressante de l'aménagement du kraal. Elle rappelait plutôt la disposition d'une ménagerie foraine que les installations confortables d'un jardin zoologique. Il n'y manquait, en effet, que ces toiles peintes à la détrempe, suspendues au-dessus des tréteaux, et représentant avec des couleurs violentes un dompteur en maillot rose et en frac de velours, au milieu d'une horde bondissante de ces fauves, qui, la gueule sanglante, les griffes ouvertes, se courbent sous le fouet d'un Bidel ou d'un Pezon héroïque! Il est vrai, le public n'était pas là pour envahir la loge.

À quelques pas étaient groupés les buffles domestiques. Ils occupaient, à droite, une portion latérale du kraal, dans laquelle on leur apportait quotidiennement leur ration d'herbe fraîche. Il eût été impossible de laisser ces animaux errer dans les pâturages voisins. Ainsi que le dit élégamment Mathias Van Guitt, «cette liberté de pacage, permise dans les contrées du Royaume-Uni, est incompatible avec les dangers que présentent les forêts himalayennes.»

La ménagerie proprement dite comprenait six cages, montées sur quatre roues. Chaque cage, grillagée à sa face antérieure, était divisée en trois compartiments. Des portes, ou plutôt des cloisons, mobiles de bas en haut, permettaient de repousser les animaux d'un compartiment dans l'autre pour les besoins du service. Ces cages contenaient alors sept tigres, deux lions, trois panthères et deux léopards.

Mathias Van Guitt nous apprit que son stock ne serait complété que lorsqu'il aurait encore capturé deux léopards, trois tigres et un lion. Alors, il quitterait le campement, gagnerait la station du railway la plus rapprochée, et prendrait la direction de Bombay.

Les fauves, que l'on pouvait facilement observer dans leurs cages, étaient magnifiques, mais particulièrement féroces. Ils avaient été trop récemment pris pour être déjà faits à cet état de séquestration. Cela se reconnaissait à leurs rugissements effroyables, à leurs brusques allées et venues d'une cloison à l'autre, aux violents coups de patte qu'ils allongeaient à travers les barreaux, faussés en maint endroit.

À notre arrivée devant les cages, ces violences redoublèrent encore, sans que Mathias Van Guitt parût s'en émouvoir.

«Pauvres bêtes! dit le capitaine Hod.

—Pauvres bêtes! répéta Fox.

—Croyez-vous donc qu'elles soient plus à plaindre que celles que vous tuez? demanda le fournisseur d'un ton assez sec.

—Moins à plaindre qu'à blâmer… de s'être laissé prendre!» riposta le capitaine Hod.

S'il est vrai qu'un long jeûne s'impose quelquefois aux carnassiers dans les pays tels que le continent africain, où sont rares les ruminants dont ils font leur unique nourriture, il n'en est pas de même dans toute cette zone du Tarryani. Là abondent les bisons, les buffles, les zébus, les sangliers, les antilopes, auxquels lions, tigres et panthères donnent incessamment la chasse. En outre, les chèvres, les moutons, sans parler des «raïots» qui les gardent, leur offrent une proie assurée et facile. Ils trouvent donc, dans les forêts de l'Himalaya, à satisfaire aisément leur faim. Aussi, leur férocité, qui ne désarme jamais, n'a-t-elle pas d'excuse.

C'était principalement de chair de bison et de zébu que le fournisseur nourrissait les hôtes de sa ménagerie, et aux chikaris revenait le soin de les ravitailler à de certains jours.

On aurait tort de croire que cette chasse soit sans dangers. Bien au contraire. Le tigre lui-même a beaucoup à redouter du buffle sauvage, qui est un animal terrible, lorsqu'il est blessé. Plus d'un chasseur l'a vu déraciner à coups de cornes l'arbre sur lequel il avait cherché refuge. Sans doute, on dit bien que l'oeil du ruminant est une véritable lentille grossissante, que la grandeur des objets se triple à ses yeux, que l'homme, sous cet aspect gigantesque, lui impose. On prétend aussi que la position verticale de l'être humain, en marche, est de nature à effrayer les animaux féroces, et que mieux vaut les braver debout qu'accroupi ou couché.

Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans ces observations, mais il est certain que l'homme, même quand il se redresse de toute sa taille, ne produit aucun effet sur le buffle sauvage, et si son arme vient à lui manquer, il est à peu près perdu.

Il en est ainsi du bison de l'Inde, à tête courte et carrée, aux cornes sveltes et aplaties vers leur base, au dos gibbeux,— cette contexture le rapproche de son congénère d'Amérique,—aux pattes blanches depuis le sabot jusqu'au genou, et dont la taille, mesurée de la naissance de la queue à l'extrémité du museau, compte parfois quatre mètres. Lui aussi, s'il est peut-être moins farouche, lorsqu'il paît en troupe dans les hautes herbes de la plaine, devient terrible à tout chasseur qui l'attaque imprudemment.

Tels étaient donc les ruminants plus particulièrement destinés à nourrir les carnassiers de la ménagerie Van Guitt. Aussi, afin de s'en emparer plus sûrement et presque sans danger, les chikaris cherchaient-ils de préférence à les prendre dans des trappes, d'où ils ne les retiraient que morts ou peu s'en fallait.

D'ailleurs, le fournisseur, en homme qui savait son métier, ne dispensait que très parcimonieusement la nourriture à ses hôtes. Une fois par jour, à midi, quatre à cinq livres de viande leur étaient distribuées, et rien de plus. Et même,—ce n'était certes pas pour ce motif «dominical»?—les laissait-on jeûner du samedi au lundi. Triste dimanche de diète, en vérité! Aussi, lorsque, après quarante-huit heures, arrivait la modeste pitance, c'était une rage impossible à contenir, un concert de hurlements, une redoutable agitation, des bonds formidables, qui imprimaient aux cages roulantes un mouvement de va-et-vient à faire craindre qu'elles ne se démolissent!

Oui, pauvres bêtes! serait-on tenté de répéter avec le capitaine Hod. Mais Mathias Van Guitt n'agissait pas ainsi sans raison. Cette abstinence dans la séquestration épargnait des affections cutanées à ses fauves et haussait leur prix sur les marchés de l'Europe.

Cependant, on doit aisément l'imaginer, tandis que Mathias Van Guitt nous exhibait sa collection, plutôt en naturaliste qu'en montreur de bêtes, sa bouche ne chômait pas. Au contraire. Il parlait, il contait, il racontait, et comme les carnassiers du Tarryani faisaient le principal sujet de ses redondantes périodes, cela nous intéressait dans une certaine mesure. Aussi, ne devions-nous quitter le kraal que lorsque la zoologie de l'Himalaya nous aurait livré ses derniers secrets.

«Mais, monsieur Van Guitt, dit Banks, pourriez-vous m'apprendre si les bénéfices du métier sont en rapport avec ses risques?

—Monsieur, répondit le fournisseur, ils étaient autrefois très rémunérateurs. Cependant, depuis quelques années, je suis obligé de le reconnaître, les animaux féroces sont en baisse. Vous pourriez en juger par les prix courants de la dernière cote. Notre principal marché, c'est le jardin zoologique d'Anvers. Volatiles, ophidiens, échantillons des familles simiennes et sauriennes, représentants des carnassiers des deux mondes, c'est là que j'expédie consuétudinairement…»

Le capitaine Hod s'inclina devant ce mot. «… les produits de nos aventureuses battues dans les forêts de la péninsule. Quoi qu'il en soit, le goût du public semble se modifier, et les prix de vente arriveront à être inférieurs aux prix de revient! Ainsi, dernièrement, une autruche mâle ne s'est vendue que onze cents francs, et, la femelle, huit cents seulement. Une panthère noire n'a trouvé acquéreur qu'à seize cents francs, une tigresse de Java à deux mille quatre cents, et une famille de lions,—le père, la mère, un oncle, deux lionceaux pleins d'avenir,—à sept mille francs en bloc!

—C'est vraiment pour rien! répondit Banks.

—Quant aux proboscidiens… reprit Mathias Van Guitt.

—Proboscidiens? dit le capitaine Hod.

—Nous appelons de ce nom scientifique les pachydermes auxquels la nature a confié une trompe.

—Les éléphants alors!

—Oui, les éléphants, depuis l'époque quaternaire, les mastodontes dans les périodes préhistoriques…

—Je vous remercie, répondit le capitaine Hod.

—Quant aux proboscidiens, reprit Mathias Van Guitt, il faut renoncer à en opérer la capture, si ce n'est pour récolter leurs défenses, car la consommation de l'ivoire n'a pas diminué. Mais, depuis que des auteurs dramatiques, à bout de procédés, ont imaginé de les exhiber dans leurs pièces, les imprésarios les promènent de ville en ville, et le même éléphant, courant la province avec la troupe ambulante, suffit à la curiosité de tout un pays. Aussi les éléphants sont-ils moins recherchés qu'autrefois.

—Mais, demandai-je, ne fournissez-vous donc qu'aux ménageries de l'Europe ces échantillons de la faune indoue?»

—Vous me pardonnerez, répondit Mathias Van Guitt, si à ce sujet monsieur, je me permets, sans être trop curieux, de vous poser une simple question.» Je m'inclinai en signe d'acquiescement.

«Vous êtes Français, monsieur, reprit le fournisseur. Cela se reconnaît non seulement à votre accent, mais aussi à votre type, qui est un mélange agréable de gallo-romain et de celte. Or, comme Français, vous devez n'avoir que peu de propension pour les voyages lointains, et, sans doute, vous n'avez pas fait le tour du monde?»

Ici, le geste de Mathias Van Guitt décrivit un des grands cercles de la sphère. «Je n'ai pas encore eu ce plaisir! répondis-je.

—Je vous demanderai donc, monsieur, reprit le fournisseur, non pas si vous êtes venu aux Indes, puisque vous y êtes, mais si vous connaissez à fond la péninsule indienne?

—Imparfaitement encore, répondis-je. Cependant, j'ai déjà visité Bombay, Calcutta, Bénarès, Allahabad, la vallée du Gange. J'ai vu leurs monuments, j'ai admiré…

—Eh! qu'est cela, monsieur, qu'est cela!» répondit Mathias Van Guitt, détournant la tête, tandis que sa main, fébrilement agitée, exprimait un dédain suprême. Puis, procédant par hypotypose, c'est-à-dire se livrant à une description vive et animée:

«Oui, qu'est cela, si vous n'avez pas visité les ménageries de ces puissants rajahs, qui ont conservé le culte des animaux superbes dont s'honore le territoire sacré de l'Inde! Alors, monsieur, reprenez le bâton du touriste! Allez dans le Guicowar rendre hommage au roi de Baroda! Voyez ses ménageries, qui me doivent la plupart de leurs hôtes, lions du Kattyvar, ours, panthères, tchitas, lynx, tigres! Assistez à la cérémonie du mariage de ses soixante mille pigeons, qui se célèbre, chaque année, en grande pompe! Admirez ses cinq cents «boulbouls», rossignols de la péninsule, dont on soigne l'éducation comme s'ils étaient les héritiers du trône! Contemplez ses éléphants, dont l'un, voué au métier d'exécuteur des hautes-oeuvres, a pour mission d'écraser la tête du condamné sur la pierre du supplée! Puis, transportez-vous aux établissements du rajah de Maïssour, le plus riche des souverains de l'Asie! Pénétrez dans ce palais où se comptent par centaines les rhinocéros, les éléphants, les tigres, et tous les fauves de haut rang qui appartiennent à l'aristocratie animalière de l'Inde! Et quand vous aurez vu cela, monsieur, peut-être alors ne pourrez-vous plus être accusé d'ignorance à l'endroit des merveilles de cet incomparable pays!»

Je n'avais qu'à m'incliner devant les observations de Mathias Van Guitt. Sa façon passionnée de présenter les choses ne permettait évidemment pas la discussion.

Cependant, le capitaine Hod le pressa plus directement sur la faune spéciale à cette région du Tarryani.

«Quelques renseignements, s'il vous plaît, lui demanda-t-il, à propos des carnassiers que je suis venu chercher dans cette partie de l'Inde. Bien que je ne sois qu'un chasseur, je vous le répète, je ne vous ferai pas concurrence, monsieur Van Guitt, et même, si je puis vous aider à prendre quelques-uns des tigres qui manquent encore à votre collection, je m'y emploierai volontiers. Mais, la ménagerie au complet, vous ne trouverez pas mauvais que je me livre à la destruction de ces animaux pour mon agrément personnel!»

Mathias Van Guitt prit l'attitude d'un homme résigné à subir ce qu'il désapprouve, mais ce qu'il ne saurait empêcher. Il convint, d'ailleurs, que le Tarryani renfermait un nombre considérable de bêtes malfaisantes, généralement peu demandées sur les marchés de l'Europe, et dont le sacrifice lui semblait permis.

«Tuez les sangliers, j'y consens, répondit-il. Bien que ces suilliens, de l'ordre des pachydermes, ne soient pas des carnaires…

—Des carnaires? dit le capitaine Hod.

—J'entends par là qu'ils sont herbivores; leur férocité est si profonde, qu'ils font courir les plus grands dangers aux chasseurs assez audacieux pour les attaquer!

—Et les loups?

—Les loups sont nombreux dans toute la péninsule, et très à redouter, quand ils se jettent en troupes sur quelque ferme solitaire. Ces animaux-là ressemblent quelque peu au loup fauve de Pologne, et je n'en fais pas plus de cas que des chacals ou des chiens sauvages. Je ne nie point, d'ailleurs, les ravages qu'ils commettent, mais comme ils n'ont aucune valeur marchande et sont indignes de figurer parmi les zoocrates des hautes classes, je vous les abandonne aussi, capitaine Hod.

—Et les ours? demandai-je.

—Les ours ont du bon, monsieur, répondit le fournisseur en approuvant d'un signe de tête. Si ceux de l'Inde ne sont pas recherchés aussi avidement que leurs congénères de la famille des oursins, ils possèdent néanmoins une certaine valeur commerciale qui les recommande à la bienveillante attention des connaisseurs. Le goût peut hésiter entre les deux types que nous devons aux vallées du Cachemir et aux collines du Raymahal. Mais, sauf peut-être dans la période d'hibernation, ces animaux sont presque inoffensifs, en somme, et ne peuvent tenter les instincts cynégétiques d'un véritable chasseur, tel que se présente à mes yeux le capitaine Hod.»

Le capitaine s'inclina d'un air significatif, indiquant bien qu'avec ou sans la permission de Mathias Van Guitt, il ne s'en rapporterait qu'à lui-même sur ces questions spéciales.

«D'ailleurs, ajouta le fournisseur, ces ours ne sont que des animaux botanophages…

—Botanophages? dit le capitaine.

—Oui, répondit Mathias Van Guitt, ils ne vivent i que de végétaux, et n'ont rien de commun avec les espèces féroces, dont la péninsule s'enorgueillit à juste titre.

—Comptez-vous le léopard au nombre de ces fauves? demanda le capitaine Hod.

—Sans contredit, monsieur. Ce félin est agile, audacieux, plein de courage, il grimpe aux arbres, et, par cela même, il est quelquefois plus redoutable que le tigre…

—Oh! fit le capitaine Hod.

—Monsieur, répondit Mathias Van Guitt d'un ton sec, quand un chasseur n'est plus assuré de trouver refuge dans les arbres, il est bien près d'être chassé à son tour!

—Et la panthère? demanda le capitaine Hod, qui voulut couper court à cette discussion.

—Superbe, la panthère, répondit Mathias Van Guitt, et vous pouvez voir, messieurs, que j'en ai de magnifiques spécimens! Étonnants animaux, qui, par une singulière contradiction, une antilogie, pour employer un mot moins usuel, peuvent être dressés aux luttes de la chasse! Oui, messieurs, dans le Guicowar spécialement, les rajahs exercent les panthères à ce noble exercice! On les amène dans un palanquin, la tête encapuchonnée comme un gerfaut ou un émerillon! En vérité, ce sont de véritables faucons à quatre pattes! Dès que les chasseurs sont en vue d'un troupeau d'antilopes, la panthère est déchaperonnée et s'élance sur les timides ruminants, que leurs jambes, si agiles qu'elles soient, ne peuvent dérober à ses terribles griffes! Oui, monsieur le capitaine, oui! Vous trouverez des panthères dans le Tarryani! Vous en trouverez plus que vous ne le voudrez peut-être, mais je vous préviens charitablement que celles-là ne sont pas apprivoisées!

—Je l'espère bien, répondit le capitaine Hod.

—Pas plus que les lions, d'ailleurs, ajouta le fournisseur, assez vexé de cette réponse.

—Ah! les lions! dit le capitaine Hod. Parlons un peu des lions, s'il vous plaît!

—Eh bien, monsieur, reprit Mathias Van Guitt, je regarde ces prétendus rois de l'animalité comme inférieurs à leurs congénères de l'antique Lybie. Ici les mâles ne portent pas cette crinière qui est l'apanage du lion africain et ce ne sont plus, à mon avis, que des Samsons regrettablement tondus! Ils ont d'ailleurs, presque entièrement disparu de l'Inde centrale pour se réfugier dans le Kattyawar, le désert de Theil, et dans le Tarryani. Ces félins dégénérés, vivant maintenant en ermites, en solitaires, ne peuvent se retremper à la fréquentation de leurs semblables. Aussi, je ne les place pas au premier rang dans l'échelle des quadrupèdes. En vérité, messieurs, on peut échapper au lion: au tigre, jamais!

—Ah! les tigres! s'écria le capitaine Hod.

—Oui! les tigres! répéta Fox.

—Le tigre, répondit Mathias Van Guitt en s'animant, à lui la couronne! On dit le tigre royal, non le lion royal, et c'est justice! L'Inde lui appartient tout entière et se résume en lui! N'a-t-il pas été le premier occupant du sol? N'est-ce pas son droit de considérer comme envahisseur, non seulement les représentants de la race anglo-saxonne, mais aussi les fils de la race solaire? N'est-ce pas lui qui est le véritable enfant de cette terre sainte de l'Argavarta? Aussi voit-on ces admirables fauves répandus sur toute la surface de la péninsule, et n'ont-ils pas abandonné un seul des districts de leurs ancêtres, depuis le cap Comorin jusqu'à la barrière himalayenne!»

Et le bras de Mathias Van Guitt, après avoir figuré un promontoire avancé du sud, remonta au nord pour dessiner toute une crête de montagnes.

«Dans le Sunderbund, reprit-il, ils sont chez eux! Là, ils règnent en maîtres, et malheur à qui tenterait de leur disputer ce territoire! Dans les Nilgheries, ils rôdent en masse, comme des chats sauvages,

Si parva licet componere magnis!

Vous comprendrez, dès lors, pourquoi ces félins superbes sont demandés sur tous les marchés de l'Europe et font l'orgueil des belluaires! Quelle est la grande attraction des ménageries publiques ou privées? Le tigre! Quand craignez-vous pour la vie du dompteur? Lorsque le dompteur entre dans la cage du tigre! Quel animal les rajahs payent-ils au poids de l'or pour l'ornement de leurs jardins royaux? Le tigre! Qui fait prime aux bourses animalières de Londres, d'Anvers, de Hambourg? Le tigre! Dans quelles chasses s'illustrent les chasseurs indiens, officiers de l'armée royale ou de l'armée native? Dans la chasse au tigre! Savez-vous, messieurs, quel plaisir les souverains de l'Inde indépendante offrent à leurs hôtes? On amène un tigre royal dans une cage. La cage est placée au milieu d'une vaste plaine. Le rajah, ses invités, ses officiers, ses gardes, sont armés de lances, de revolvers et de carabines, et pour la plupart montés sur de vaillants solipèdes…

—Solipèdes? dit le capitaine Hod.

—Leurs chevaux, si vous préférez ce mot un peu vulgaire. Mais déjà ces solipèdes, effrayés par le voisinage du félin, son odeur sauvage, l'éclair qui jaillit de ses yeux, se cabrent, et il faut toute l'adresse de leurs cavaliers pour les retenir. Soudain, la porte de la cage est ouverte! Le monstre s'élance, il bondit, il vole, il se jette sur les groupes épars, il immole à sa rage une hécatombe de victimes! Si quelquefois il parvient à briser le cercle de fer et de feu qui l'étreint, le plus souvent il succombe, un contre cent! Mais, au moins, sa mort est glorieuse, elle est vengée d'avance!

—Bravo! monsieur Mathias Van Guitt, s'écria le capitaine Hod, qui s'animait à son tour. Oui! cela doit être un beau spectacle! Oui! le tigre est le roi des animaux!

—Une royauté qui défie les révolutions! ajouta le fournisseur.

—Et si vous en avez pris, monsieur Van Guitt, répondit le capitaine Hod, moi j'en ai tué, et j'espère, ne pas quitter le Tarryani avant que le cinquantième ne soit tombé sous mes coups!

—Capitaine, dit le fournisseur en fronçant le sourcil, je vous ai abandonné les sangliers, les loups, les ours, les buffles! Cela ne suffit donc pas à votre rage de chasseur?»

Je vis que notre ami Hod allait «s'emballer» avec autant d'entrain que Mathias Van Guitt sur cette question palpitante.

L'un avait-il pris plus de tigres que l'autre n'en avait tué? quelle matière à discussion! Valait-il mieux les capturer que les détruire? quelle thèse à faire valoir!

Tous deux, le capitaine et le fournisseur, commençaient déjà à échanger des phrases rapides, et, pour tout dire, à parler à la fois, sans plus se comprendre.

Banks intervint.

«Les tigres, dit-il, sont les rois de la création, c'est entendu, messieurs, mais je me permettrai d'ajouter que ce sont des rois très dangereux pour leurs sujets. En 1862, si je ne me trompe, ces excellents félins ont dévoré tous les télégraphistes de la station de l'île Sangor. On cite également une tigresse qui, en trois ans, n'a pas fait moins de cent dix-huit victimes, et une autre qui, dans le même espace de temps, a détruit cent vingt-sept personnes. C'est trop, même pour des reines! Enfin, depuis le désarmement des Cipayes, dans un intervalle de trois ans, douze mille cinq cent cinquante-quatre individus ont péri sous la dent des tigres.

—Mais, monsieur, répondit Mathias Van Guitt, vous semblez oublier que ces animaux sont omophages?

—Omophages? dit le capitaine Hod.

—Oui, mangeurs de chair crue, et même les Indous prétendent que, lorsqu'ils ont goûté une fois de la chair humaine, ils n'en veulent plus d'autre!

—Eh bien, monsieur?… dit Banks.

—Eh bien, monsieur, répondit en souriant Mathias Van Guitt, ils obéissent à leur nature!… Il faut bien qu'ils mangent!»

CHAPITRE IV
Une reine du Tarryani.

Cette observation du fournisseur termina notre visite au kraal.
L'heure était venue de regagner Steam-House.

En somme, le capitaine Hod et Mathias Van Guitt ne se séparaient pas les deux meilleurs amis du monde. Si l'un voulait détruire les fauves du Tarryani, l'autre voulait les prendre, et cependant il y en avait assez pour les contenter tous les deux.

Il fut pourtant convenu que les rapports seraient fréquents entre le kraal et le sanitarium. On s'avertirait réciproquement des beaux coups à faire. Les chikaris de Mathias Van Guitt, très au courant de ce genre expédition, connaissant les détours du Tarryani, étaient à même de rendre service au capitaine Hod, en lui signalant des passes d'animaux. Le fournisseur les mit obligeamment à sa disposition, et plus spécialement Kâlagani. Cet Indou, bien que récemment entré dans le personnel du kraal, se montrait très entendu, et l'on pouvait absolument compter sur lui.

En revanche, le capitaine Hod promit d'aider, dans la limite de ses moyens, à la capture des fauves qui manquaient au stock de Mathias Van Guitt.

Avant de quitter le kraal, sir Edward Munro, qui ne comptait probablement pas y faire de fréquentes visites, remercia encore une fois Kâlagani, dont l'intervention l'avait sauvé. Il lui dit qu'il serait toujours le bienvenu à Steam-House.

L'Indou s'inclina froidement. Quelque sentiment de satisfaction qu'il éprouvât à entendre ainsi parler l'homme qui lui devait la vie, il n'en laissa rien paraître.

Nous étions rentrés pour l'heure du dîner. Mathias Van Guitt, on le pense bien, fit les frais de la conversation.

«Mille diables! quels beaux gestes il vous a, ce fournisseur! répétait le capitaine Hod. Quel choix de mots! Quel tour d'expressions! Seulement, s'il ne voit dans les fauves que des sujets d'exhibition, il se trompe!»

Les jours suivants, 27, 28 et 29 juin, la pluie tomba avec une telle violence que nos chasseurs, si enragés qu'ils fussent, ne purent quitter Steam-House. Par ce temps horrible, d'ailleurs, les traces sont impossibles à reconnaître, et les carnassiers, qui n'aiment pas plus l'eau que les chats, ne quittent pas volontiers leur gîte.

Le 30 juillet, meilleur temps, meilleure apparence du ciel. Ce jour-là, le capitaine Hod, Fox, Goûmi et moi, nous fîmes nos préparatifs pour descendre au kraal.

Pendant la matinée quelques montagnards vinrent nous rendre visite. Ils avaient entendu dire qu'une pagode miraculeuse s'était transportée dans la région de l'Himalaya, et un vif sentiment de curiosité venait de les conduire à Steam-House.

Beaux types que ceux de cette race de la frontière thibétaine, indigènes aux vertus guerrières, d'une loyauté à toute épreuve, pratiquant largement l'hospitalité, bien supérieurs, moralement et physiquement, aux Indous des plaines.

Si la prétendue pagode les émerveilla, le Géant d'Acier les impressionna jusqu'à provoquer de leur part des signes d'adoration. Il était au repos, cependant. Qu'auraient-ils donc éprouvé, ces braves gens, s'ils l'avaient vu, vomissant fumée et flamme, gravir d'un pas assuré les rudes rampes de leurs montagnes!

Le colonel Munro fit bon accueil à ces indigènes, dont quelques-uns parcourent le plus habituellement les territoires du Népaul, à la limite indo-chinoise. La conversation porta un instant sur cette partie de la frontière où Nana Sahib avait cherché refuge, après la défaite des Cipayes, lorsqu'il fut traqué sur tout le territoire de l'Inde.

Ces montagnards ne savaient, en somme, que ce que nous savions nous-mêmes. Le bruit de la mort du nabab était venu jusqu'à eux, et ils ne paraissaient pas la mettre en doute. Quant à ceux de ses compagnons qui lui avaient survécu, il n'en était plus question. Peut-être avaient-ils été chercher un asile plus sûr jusque dans les profondeurs du Thibet; mais les retrouver dans cette contrée eût été difficile.

En vérité, si le colonel Munro avait eu cette pensée, en s'élevant vers le nord de la péninsule, de tirer au clair tout ce qui touchait de près ou de loin à Nana Sahib, cette réponse était bien faite pour l'en détourner. Cependant, en écoutant ces montagnards, il resta songeur et ne prit plus part à la conversation.

Le capitaine Hod, lui, leur posa quelques questions, mais à un tout autre point de vue. Ils lui apprirent que des fauves, plus particulièrement des tigres, faisaient d'effrayants ravages dans la zone inférieure de l'Himalaya. Des fermes et même des villages entiers avaient dû être abandonnés par leurs habitants. Plusieurs troupeaux de chèvres et de moutons étaient déjà détruits, et l'on comptait aussi de nombreuses victimes parmi les indigènes. Malgré la prime considérable offerte au nom du gouvernement,—trois cents roupies par tête de tigre,—le nombre de ces félins ne semblait pas diminuer, et l'on se demandait si l'homme n'en serait pas bientôt réduit à leur céder la place.

Les montagnards ajoutèrent aussi ce renseignement: c'est que les tigres ne se confinaient pas seulement dans le Tarryani. Partout où la plaine leur offrait de hautes herbes, des jungles, des buissons dans lesquels ils pouvaient se mettre à l'affût, on les rencontrait en grand nombre.

«Malfaisantes bêtes!» dirent-ils.

Ces braves gens, et pour cause, on le voit, ne professaient pas à l'endroit des tigres les mêmes idées que le fournisseur Mathias Van Guitt et notre ami le capitaine Hod.

Les montagnards se retirèrent, enchantés de l'accueil qu'ils avaient reçu, et promirent de renouveler leur visite à Steam-House.

Après leur départ, nos préparatifs étant achevés, le capitaine Hod, nos deux compagnons et moi, bien armés, prêts à toute rencontre, nous descendîmes vers le Tarryani.

En arrivant à la clairière, où se dressait le piège dont nous avions si heureusement extrait Mathias Van Guitt, celui-ci se présenta à nos yeux, non sans quelque cérémonie.

Cinq ou six de ses gens, et, dans le nombre, Kâlagani, étaient occupés à faire passer du piège dans une cage roulante un tigre qui s'était laissé prendre pendant la nuit.

Magnifique animal, en vérité, et s'il fit envie au capitaine Hod, cela va sans dire!

«Un de moins dans le Tarryani! murmura-t-il entre deux soupirs, qui trouvèrent un écho dans la poitrine de Fox.

—Un de plus dans la ménagerie, répondit le fournisseur. Encore deux tigres, un lion, deux léopards, et je serai en mesure de faire honneur à mes engagements avant la fin de la campagne. Venez-vous avec moi au kraal, messieurs?

—Nous vous remercions, dit le capitaine Hod; mais, aujourd'hui, nous chassons pour notre compte.

—Kâlagani est à votre disposition, capitaine Hod, répondit le fournisseur. Il connaît bien la forêt et peut vous être utile.

—Nous l'acceptons volontiers pour guide.

—Maintenant, messieurs, ajouta Mathias Van Guitt, bonne chance!
Mais promettez-moi de ne pas tout massacrer!

—Nous vous en laisserons!» répondit le capitaine Hod. Et Mathias
Van Guitt, nous saluant d'un geste superbe, disparut sous les
arbres à la suite de la cage roulante. «En route, dit le capitaine
Hod, en route, mes amis. À mon quarante-deuxième!

—À mon trente-huitième! répondit Fox.

—À mon premier!» ajoutai-je. Mais le ton avec lequel je prononçai ces mots fit sourire le capitaine. Évidemment, je n'avais pas le feu sacré. Hod s'était retourné vers Kâlagani. «Tu connais bien le Tarryani? lui demanda-t-il.

—Je l'ai vingt fois parcouru, nuit et jour, dans toutes les directions, répondit l'Indou.

—As-tu entendu dire qu'un tigre ait été plus particulièrement signalé aux environs du kraal?

—Oui, mais ce tigre est une tigresse. Elle a été vue à deux milles d'ici, dans le haut de la forêt, et, depuis quelques jours, on cherche à s'en emparer. Voulez-vous que…

—Si nous voulons!» répondit le capitaine Hod, sans laisser à l'Indou le temps d'achever sa phrase. En effet, nous n'avions rien de mieux à faire qu'à suivre Kâlagani, et c'est ce qui fut fait.

Il n'est pas douteux que les fauves ne soient très nombreux dans le Tarryani, et là, comme ailleurs, il ne leur faut pas moins de deux boeufs par semaine pour leur consommation particulière! Calculez ce que cet «entretien» coûte à la péninsule entière!

Mais si les tigres y sont en grand nombre, qu'on ne s'imagine pas qu'ils courent les territoires sans nécessité. Tant que la faim ne les pousse pas, ils restent cachés dans leurs repaires, et ce serait une erreur de penser qu'on les rencontre à chaque pas. Combien de voyageurs ont parcouru les forêts ou les jungles, sans en avoir jamais vu! Aussi, lorsqu'une chasse s'organise, doit-on commencer par reconnaître les passes habituelles de ces animaux, et, surtout, découvrir le ruisseau ou la source à laquelle ils vont ordinairement se désaltérer.

Cela ne suffit même pas, et il faut encore les attirer. On le fait assez facilement, en plaçant un quartier de boeuf, attaché à un poteau, dans quelque endroit entouré d'arbres ou de rochers, qui peuvent servir d'abri aux chasseurs. C'est ainsi, du moins, que l'on procède en forêt.

En plaine, c'est autre chose, et l'éléphant devient le plus utile auxiliaire de l'homme dans ces dangereuses chasses à courre. Mais ces animaux doivent être parfaitement dressés à cette manoeuvre. Malgré tout, ils sont parfois pris de paniques, ce qui rend très périlleuse la position des chasseurs juchés sur leur dos. Il convient de dire aussi que le tigre n'hésite pas à se jeter sur l'éléphant. La lutte entre l'homme et lui se fait alors sur le dos du gigantesque pachyderme, qui s'emporte, et il est rare qu'elle ne se termine pas à l'avantage du fauve.

C'est ainsi, cependant, que s'accomplissent les grandes chasses des rajahs et des riches sportsmen de l'Inde, dignes de figurer dans les annales cynégétiques.

Mais telle n'était point la manière de procéder du capitaine Hod. C'était à pied qu'il s'en allait à la recherche des tigres, c'était à pied qu'il avait coutume de les combattre.

Cependant, nous suivions Kâlagani, qui marchait d'un bon pas. Réservé comme un Indou, il causait peu et se bornait à répondre brièvement aux questions qui lui étaient posées.

Une heure après, nous faisions halte près d'un ruisseau torrentueux, dont les berges portaient des empreintes d'animaux, fraîches encore. Au milieu d'une petite clairière se dressait un poteau, auquel pendait tout un quartier de boeuf.

L'appât n'avait pas été entièrement respecté. Il venait d'être récemment déchiqueté par la dent des chacals, ces filous de la faune indienne, toujours en quête de quelque proie, cette proie ne leur fût-elle pas destinée. Une douzaine de ces carnassiers s'enfuirent à notre approche et nous laissèrent la place libre.

«Capitaine, dit Kâlagani. c'est ici que nous allons attendre la tigresse. Vous voyez que l'endroit est favorable pour un affût.»

En effet, il était facile de se poster dans les arbres ou derrière les roches, de manière à pouvoir croiser ses feux sur le poteau isolé au milieu de la clairière.

C'est ce qui fut fait immédiatement. Goûmi et moi, nous avions pris place sur la même branche. Le capitaine Hod et Fox, tous deux perchés à la première bifurcation de deux grands chênes verts, se faisaient vis-à-vis.

Kâlagani, lui, s'était à demi caché derrière une haute roche, qu'il pouvait gravir si le danger devenait imminent.

L'animal serait ainsi pris dans un cercle de feux, dont il ne pourrait sortir. Toutes les chances étaient donc contre lui, bien qu'il fallût, pourtant, compter avec l'imprévu.

Nous n'avions plus qu'à attendre.

Les chacals, dispersés ça et là, faisaient toujours entendre leurs rauques aboiements dans les taillis voisins, mais ils n'osaient plus venir s'attaquer au quartier de boeuf.

Une heure ne s'était pas écoulée, que ces aboiements cessèrent subitement. Presque aussitôt, deux ou trois chacals bondirent hors du fourré, traversèrent la clairière et disparurent au plus épais du bois.

Un signe de Kâlagani, qui se préparait à gravir la roche, nous prévint de nous tenir sur nos gardes.

En effet, cette fuite précipitée des chacals n'avait pu être provoquée que par l'approche de quelque fauve,—la tigresse sans doute,—et il fallait se préparer à la voir paraître d'un instant à l'autre sur quelque point de la clairière.

Nos armes étaient prêtes. Les carabines du capitaine Hod et de son brosseur, déjà braquées vers l'endroit du taillis d'où s'étaient échappés les chacals, n'attendaient qu'une pression de doigt pour éclater.

Bientôt, je crus voir se produire une légère agitation des branches supérieures du fourré. Un craquement de bois sec se fit entendre au même instant. Un animal, quel qu'il fût, s'avançait, mais prudemment, sans se hâter. De ces chasseurs qui le guettaient à l'abri d'un épais feuillage, il ne pouvait évidemment rien voir. Toutefois, son instinct devait lui laisser pressentir que l'endroit n'était pas sûr pour lui. Très certainement, s'il n'eût été poussé par la faim, si le quartier de boeuf ne l'eût attiré par ses émanations, il ne se serait pas hasardé plus loin.

Il se montra, cependant, à travers les branches d'un buisson, et s'arrêta, par un sentiment de défiance.

C'était bien une tigresse, de grande taille, puissante de tête, souple de corps. Elle commença à s'avancer en se rasant, avec le mouvement ondulatoire d'un reptile.

D'un commun accord, nous la laissâmes s'approcher vers le poteau. Elle flairait la terre, elle se redressait, elle faisait le gros dos, comme un énorme chat qui ne cherche pas à bondir.

Soudain, deux coups de carabine éclatèrent.

«Quarante-deux! cria le capitaine Hod.

—Trente-huit!» cria Fox. Le capitaine et son brosseur avaient tiré en même temps, et si juste, que la tigresse, frappée d'une balle au coeur, si ce n'est de deux, roulait sur le sol.

Kâlagani s'était précipité vers l'animal. Nous avions aussitôt sauté à terre.

La tigresse ne remuait plus.

Mais à qui revenait l'honneur de l'avoir mortellement frappée? Au capitaine ou à Fox? Cela importait, comme on pense! La bête fut ouverte. Le coeur avait été traversé de deux balles. «Allons, dit le capitaine Hod, non sans quelque regret, un demi à chacun de nous!

—Un demi, mon capitaine!» répondit Fox du même ton. Et je crois que ni l'un ni l'autre n'aurait cédé la part qu'il convenait d'inscrire à son compte. Tel fut ce coup merveilleux, dont le résultat le plus net était que l'animal avait succombé sans lutte, et, conséquemment, sans danger pour les assaillants,—résultat bien rare dans les chasses de ce genre. Fox et Goûmi restèrent sur le champ de bataille, afin de dépouiller la bête de sa superbe fourrure, pendant que le capitaine Hod et moi nous revenions à Steam-House. Mon intention n'est pas de noter par le menu les incidents de nos expéditions dans le Tarryani, à moins qu'ils ne présentent quelque caractère particulier. Je me borne donc à dire, dès à présent, que le capitaine Hod et Fox n'eurent point à se plaindre. Le 10 juillet, pendant une chasse au houddi, c'est-à-dire à la hutte, une heureuse chance les favorisa encore, sans qu'ils eussent couru de réels dangers. Le houddi, d'ailleurs, est bien disposé pour l'affût des grands fauves. C'est une sorte de petit fortin crénelé, dont les murailles, percées de meurtrières, commandent les bords d'un ruisseau, auquel les animaux ont l'habitude d'aller boire. Accoutumés à voir ces constructions, ils ne peuvent se défier, et s'exposent directement aux coups de feu. Mais, là comme partout, il s'agit de les frapper mortellement d'une première balle, ou la lutte devient dangereuse, et le houddi ne met pas toujours le chasseur à l'abri des bonds formidables de ces bêtes que leur blessure rend furieuses.

Ce fut ce qui arriva précisément dans cette occasion, ainsi qu'on va le voir.

Mathias Van Guitt nous accompagnait. Peut-être espérait-il qu'un tigre, légèrement blessé, pourrait être emmené au kraal, où il se chargerait de le soigner et de le guérir.

Or, ce jour-là, notre troupe de chasseurs eut affaire à trois tigres, que la première décharge n'empêcha pas de s'élancer sur les murs du houddi. Les deux premiers, au grand chagrin du fournisseur, furent tués d'une seconde balle, lorsqu'ils franchissaient l'enceinte crénelée. Quant au troisième, il bondit jusque dans l'intérieur, l'épaule en sang, mais non mortellement touché.

«Celui-là, nous l'aurons! s'écria Mathias Van Guitt, qui s'aventurait quelque peu en parlant ainsi, nous l'aurons vivant!…»

Il n'avait pas achevé son imprudente phrase, que l'animal se précipitait sur lui, le renversait, et c'en était fait du fournisseur, si une balle du capitaine Hod n'eût frappé à la tête le tigre, qui tomba foudroyé.

Mathias Van Guitt s'était relevé lestement.

«Eh! capitaine, s'écria-t-il, au lieu de remercier notre compagnon, vous auriez bien pu attendre!…

—Attendre… quoi?… répondit le capitaine Hod… Que cet animal vous eût ouvert la poitrine d'un coup de griffe?

—Un coup de griffe n'est pas mortel!…

—Soit! répliqua tranquillement le capitaine Hod. Une autre fois, j'attendrai!» Quoi qu'il en soit, la bête, hors d'état de figurer dans la ménagerie du kraal, n'était plus bonne qu'à faire une descente de lit; mais cette heureuse expédition porta à quarante-deux pour le capitaine et à trente-huit pour son brosseur le chiffre des tigres tués par eux, sans compter la demi-tigresse qui figurait déjà à leur actif. Il ne faudrait pas croire que ces grandes chasses nous fissent oublier les petites. Monsieur Parazard ne l'eût pas permis. Antilopes, chamois, grosses outardes, qui étaient très nombreuses autour de Steam-House, perdrix, lièvres, fournissaient à notre table une grande variété de gibier. Lorsque nous allions courir le Tarryani, il était rare que Banks se joignît à nous. Si ces expéditions commençaient à m'intéresser, lui n'y mordait guère. Les zones supérieures de l'Himalaya lui offraient évidemment plus d'attrait, et il se plaisait à ces excursions, surtout lorsque le colonel Munro consentait à l'accompagner. Mais, une ou deux fois seulement, les promenades de l'ingénieur se firent dans ces conditions. Il avait pu observer que, depuis son installation au sanitarium, sir Edward Munro était redevenu soucieux. Il parlait moins, il se tenait plus à l'écart, il conférait quelquefois avec le sergent Mac Neil. Méditaient-ils donc tous deux quelque nouveau projet qu'ils voulaient cacher, même à Banks? Le 13 juillet, Mathias Van Guitt vint nous rendre visite. Moins favorisé que le capitaine Hod, il n'avait pu ajouter un nouvel hôte à sa ménagerie. Ni tigres, ni lions, ni léopards, ne paraissaient disposés à se laisser prendre. L'idée d'aller s'exhiber dans les contrées de l'extrême Occident ne les séduisait pas, sans doute. De là, un très réel dépit que le fournisseur ne cherchait pas à dissimuler.

Kâlagani et deux chikaris de son personnel accompagnaient Mathias
Van Guitt pendant cette visite.

L'installation du sanitarium, dans cette situation charmante, lui plut infiniment. Le colonel Munro le pria de rester à dîner. Il accepta avec empressement, et promit de faire honneur à notre table.

En attendant le dîner, Mathias Van Guitt voulut visiter Steam-House, dont le confort contrastait avec sa modeste installation du kraal. Les deux maisons roulantes provoquèrent de sa part quelque compliment; mais je dois avouer que le Géant d'Acier n'excita point son admiration. Un naturaliste tel que lui ne pouvait que rester insensible devant ce chef-d'oeuvre de mécanique. Comment eût-il approuvé, si remarquable qu'elle fût, la création de cette bête artificielle!

«Ne pensez pas de mal de notre éléphant, monsieur Mathias Van Guitt! lui dit Banks. C'est un puissant animal, et, s'il le fallait, il ne serait pas embarrassé de traîner, avec nos deux chars, toutes les cages de votre ménagerie roulante!

—J'ai mes buffles, répondit le fournisseur, et je préfère leur pas tranquille et sûr.

—Le Géant d'Acier ne craint ni la griffe ni la dent des tigres! s'écria le capitaine Hod.

—Sans doute, messieurs, répondit Mathias Van Guitt, mais pourquoi les fauves l'attaqueraient-ils? Ils font peu de cas d'une chair de tôle!»

En revanche, si le naturaliste ne dissimula pas son indifférence pour notre éléphant, ses Indous, et Kâlagani plus particulièrement, ne cessaient de le dévorer des yeux. On sentait que, dans leur admiration pour le gigantesque animal, il entrait une certaine dose de superstitieux respect.

Kâlagani parut même très surpris lorsque l'ingénieur répéta que le Géant d'Acier était plus puissant que tout l'attelage du kraal. Ce fut une occasion pour le capitaine Hod de raconter, non sans quelque fierté, notre aventure avec les trois «proboscidiens» du prince Gourou Singh. Un certain sourire d'incrédulité erra sur les lèvres du fournisseur, mais il n'insista pas.

Le dîner se passa dans des conditions excellentes. Mathias Van Guitt lui fit largement honneur. Il faut dire que l'office était agréablement garni des produits de nos dernières chasses, et que monsieur Parazard avait tenu à se surpasser.

La cave de Steam-House fournit aussi quelques boissons variées, que parut apprécier notre hôte, surtout deux ou trois verres de vin de France, dont l'absorption fut suivie d'un claquement de langue incomparable.

Si bien qu'après dîner, au moment de nous séparer, on put juger, à «l'incertitude de sa déambulation», que, si le vin lui montait à la tête, il lui descendait aussi dans les jambes.

La nuit venue, on se sépara les meilleurs amis du monde, et, grâce à ses compagnons de route, Mathias Van Guitt put regagner le kraal sans encombre.

Cependant, le 16 juillet, un incident faillit amener la brouille entre le fournisseur et le capitaine Hod.

Un tigre fut tué par le capitaine, au moment où il allait entrer dans un des pièges à bascule. Mais si celui-là fit son quarante-troisième, il ne fit pas le huitième du fournisseur.

Toutefois, après un échange d'explications un peu vives, les bons rapports furent repris, grâce à l'intervention du colonel Munro, et le capitaine Hod s'engagea à respecter les fauves, qui «auraient l'intention» de se faire prendre dans les pièges de Mathias Van Guitt.

Pendant les jours suivants, le temps fut détestable. Il fallut, bon gré mal gré, rester à Steam-House. Nous avions hâte que la saison des pluies touchât à sa fin,—ce qui ne pouvait tarder, puisqu'elle durait déjà depuis plus de trois mois. Si le programme de notre voyage s'exécutait dans les conditions que Banks avait établies, il ne nous restait plus que six semaines à passer au sanitarium.

Le 23 juillet, quelques montagnards de la frontière vinrent rendre une seconde fois visite au colonel Munro. Leur village, nommé Souari, n'était situé qu'à cinq milles de notre campement, presque à la limite supérieure du Tarryani.

L'un d'eux nous apprit que, depuis quelques semaines, une tigresse faisait d'effrayants ravages sur cette partie du territoire. Les troupeaux étaient décimés, et l'on parlait déjà d'abandonner Souari, devenu inhabitable. Il n'y avait plus de sécurité, ni pour les animaux domestiques, ni pour les gens. Pièges, trappes, affûts, rien n'avait eu raison de cette féroce bête, qui prenait déjà rang parmi les plus redoutables fauves dont les vieux montagnards eussent jamais entendu parler.

Ce récit, on le pense, était bien fait pour surexciter les instincts du capitaine Hod. Il offrit immédiatement aux montagnards de les accompagner au village de Souari, tout disposé à mettre son expérience de chasseur et la sûreté de son coup d'oeil au service de ces braves gens, qui, je l'imagine, comptaient un peu sur cette offre.

«Viendrez-vous, Maucler? me demanda le capitaine Hod, du ton d'un homme que ne cherche point à influencer une détermination.

—Certainement, répondis-je. Je ne veux pas manquer une expédition aussi intéressante!

—Je vous accompagnerai, cette fois, dit l'ingénieur.

—Voilà une excellente idée, Banks.

—Oui, Hod! J'ai un vif désir de vous voir à l'oeuvre.

—Est-ce que je n'en serai pas, mon capitaine? demanda Fox.

—Ah! l'intrigant! s'écria le capitaine Hod. Il ne serait pas fâché de compléter sa demi-tigresse! Oui, Fox! oui! tu en seras!» Comme il s'agissait de quitter Steam-House pour trois ou quatre jours. Banks demanda au colonel s'il lui conviendrait de nous accompagner au village de Souari.

Sir Edward Munro le remercia. Il se proposait de profiter de notre absence pour visiter la zone moyenne de l'Himalaya, au-dessus du Tarryani, avec Goûmi et le sergent Mac Neil.

Banks n'insista pas. Il fut donc décidé que nous partirions le jour même pour le kraal, afin d'emprunter à Mathias Van Guitt quelques-uns de ses chikaris, qui pouvaient nous être utiles. Une heure après, vers midi, nous étions arrivés. Le fournisseur fut mis au courant de nos projets. Il ne cacha point sa secrète satisfaction, en apprenant les exploits de cette tigresse, «bien faite, dit-il, pour rehausser dans l'esprit des connaisseurs la réputation des félins de la péninsule.» Puis, il mit à notre disposition trois de ses Indous, sans compter Kâlagani, toujours prêt à marcher au danger. Il fut seulement bien entendu avec le capitaine Hod, que si, par impossible, cette tigresse se laissait prendre vivante, elle appartiendrait de droit à la ménagerie de Mathias Van Guitt. Quelle attraction, lorsqu'une notice, appendue aux barreaux de sa cage, raconterait en chiffres éloquents les hauts faits de «l'une des reines du Tarryani, qui n'a pas dévoré moins de cent trente-huit personnes des deux sexes!»

Notre petite troupe quitta le kraal vers deux heures de l'après-midi. Avant quatre heures, après avoir remonté obliquement dans l'est, elle arrivait à Souari sans incidents.

La panique était là à son comble. Dans la matinée même, une malheureuse Indoue, inopinément surprise par la tigresse près d'un ruisseau, avait été emportée dans la forêt.

La maison de l'un des montagnards, riche fermier anglais du territoire, nous reçut hospitalièrement. Notre hôte avait eu plus que tout autre à se plaindre de l'imprenable fauve, et il eût volontiers payé sa peau de plusieurs milliers de roupies.

«Capitaine Hod, dit-il, il y a quelques années, dans les provinces du centre, une tigresse a obligé les habitants de treize villages à prendre la fuite, et deux cent cinquante milles carrés de bon sol ont dû rester en friche! Eh bien, ici, pour peu que cela continue, ce sera la province entière qu'il faudra abandonner!

—Vous avez employé tous les moyens de destruction possibles contre cette tigresse? demanda Banks.

—Tous, monsieur l'ingénieur, pièges, fosses, même les appâts préparés à la strychnine! Rien n'a réussi!

—Mon ami, dit le capitaine Hod, je n'affirme pas que nous arriverons à vous donner satisfaction, mais nous ferons de notre mieux!»

Dès que notre installation à Souari eut été achevée, une battue fut organisée le jour même. À nous, à nos gens, aux chikaris du kraal, se joignirent une vingtaine de montagnards, qui connaissaient parfaitement le territoire sur lequel il s'agissait d'opérer.

Banks, si peu chasseur qu'il fût, me parut devoir suivre notre expédition avec le plus vif intérêt.

Pendant trois jours, les 24, 25 et 26 juillet, toute cette partie de la montagne fut fouillée, sans que nos recherches eussent amené aucun résultat, si ce n'est que deux autres tigres, auxquels on ne songeait guère, tombèrent encore sous la balle du capitaine.

«Quarante-cinq!» se contenta de dire Hod, sans y ajouter autrement d'importance.

Enfin, le 27, la tigresse signala son apparition par un nouveau méfait. Un buffle, appartenant à notre hôte, disparut d'un pâturage voisin de Souari, et l'on n'en retrouva plus que les restes à un quart de mille du village. L'assassinat,—meurtre avec préméditation, eût dit un légiste,—s'était accompli un peu avant le lever du jour. L'assassin ne pouvait être loin.

Mais l'auteur principal du crime, était-ce bien cette tigresse, si inutilement recherchée jusqu'alors?

Les Indous de Souari n'en doutèrent pas.

«C'est mon oncle, ce ne peut être que lui, qui a fait le coup!» nous dit un des montagnards. Mon oncle! C'est ainsi que les Indous désignent généralement le tigre dans la plupart des territoires de la péninsule. Cela tient à ce qu'ils croient que chacun de leurs ancêtres est logé pour l'éternité dans le corps de l'un de ces membres de la famille des félins. Cette fois, ils auraient pu plus justement dire: C'est ma tante!

La décision fut aussitôt prise de se mettre en quête de l'animal, sans même attendre la nuit, puisque la nuit lui permettrait de se mieux dérober aux recherches. Il devait être repu, d'ailleurs, et n'aurait plus quitté son repaire avant deux ou trois jours.

On se mit en campagne. À partir de l'endroit où le buffle avait été saisi, des empreintes sanglantes marquaient le chemin suivi par la tigresse. Ces empreintes se dirigeaient vers un petit taillis, qui avait été battu déjà plusieurs fois, sans qu'on y pût rien découvrir. On résolut donc de cerner ce taillis, de manière à former un cercle que l'animal ne pourrait pas franchir, du moins sans être vu.

Les montagnards se dispersèrent de manière à se rabattre peu à peu vers le centre, en rétrécissant leur cercle. Le capitaine Hod, Kâlagani et moi, nous étions d'un côté, Banks et Fox de l'autre, mais en constante communication avec les gens du kraal et ceux du village. Évidemment, chaque point de cette circonférence était dangereux, puisque, sur chaque point, la tigresse pouvait essayer de la rompre.

Nul doute, d'ailleurs, que l'animal ne fût dans le taillis. En effet, les empreintes, qui y aboutissaient par un côté, ne reparaissaient pas de l'autre. Que là fût sa retraite habituelle, ce n'était pas prouvé, car on l'y avait déjà cherché sans succès; mais, en ce moment, toutes les présomptions étaient pour que ce taillis lui servît de refuge.

Il était alors huit heures du matin. Toutes les dispositions prises, nous avancions peu à peu, sans bruit, en resserrant de plus en plus le cercle d'investissement. Une demi-heure après, nous étions à la limite des premiers arbres.

Aucun incident ne s'était produit, rien ne dénonçait la présence de l'animal, et, pour mon compte, je me demandais si nous ne manoeuvrions pas en pure perte.

À ce moment, il n'était plus possible de se voir qu'à ceux qui occupaient un arc restreint de la circonférence, et il importait, cependant, de marcher avec un parfait ensemble.

Il avait donc été préalablement convenu qu'un coup de fusil serait tiré au moment où le premier de nous pénétrerait dans le bois.

Le signal fut donné par le capitaine Hod, qui était toujours en avant, et la lisière fut franchie. Je regardai l'heure à ma montre. Elle marquait alors huit heures trente-cinq.

Un quart d'heure après; le cercle s'étant resserré, on se touchait les coudes, et l'on s'arrêtait dans la partie la plus épaisse du taillis, sans avoir rien rencontré.

Le silence n'avait été troublé jusque-là que par le bruit des branches sèches qui, quelques précautions que l'on prît, s'écrasaient sous nos pieds.

En ce moment, un hurlement se fit entendre.

«La bête est là!» s'écria le capitaine Hod, en montrant l'orifice d'une caverne, creusée dans un amoncellement de rocs que couronnait un groupe de grands arbres.

Le capitaine Hod ne se trompait pas. Si ce n'était pas le repaire habituel de la tigresse, c'était là du moins qu'elle s'était réfugiée, se sentant traquée par toute une bande de chasseurs.

Hod, Banks, Fox, Kâlagani, plusieurs des gens du kraal, nous nous étions approchés de l'étroite ouverture, à laquelle venaient aboutir les empreintes sanglantes.

«Il faut pénétrer là dedans, dit le capitaine Hod.

—Manoeuvre dangereuse! fit observer Banks. Il y a risque de blessures graves pour le premier qui entrera.

—J'entrerai, cependant! dit Hod, en s'assurant que sa carabine était prête à faire feu.

—Après moi, mon capitaine! répondit Fox, qui se baissa vers l'ouverture de la caverne.

—Non, Fox, non! s'écria Hod. Ceci me regarde!

—Ah! mon capitaine! répondit doucement Fox, avec un accent de reproche, je suis en retard de sept!…» Ils en étaient à compter leurs tigres dans un pareil moment!

«Ni l'un ni l'autre vous n'entrerez là! s'écria Banks. Non! Je ne vous laisserai pas…

—Il y aurait peut-être un moyen, dit alors Kâlagani, en interrompant l'ingénieur.

—Lequel?

—Ce serait d'enfumer ce repaire, répondit l'Indou. L'animal serait forcé de déguerpir. Nous aurions moins de risques et plus de facilité pour le tuer au dehors.

—Kâlagani a raison, dit Banks. Allons, mes amis, du bois mort, des herbes sèches! Obstruez-moi convenablement cette ouverture! Le vent chassera les flammes et la fumée à l'intérieur. Il faudra bien que la bête se laisse griller ou se sauve!

—Elle se sauvera, reprit l'Indou.

—Soit! répondit le capitaine Hou. Nous serons là pour la saluer au passage!» En un instant, des broussailles, des herbes sèches, du bois mort,—et il n'en manquait pas dans ce taillis,—tout un amas de matières combustibles fut empilé devant l'entrée de la caverne. Rien n'avait bougé à l'intérieur. Rien n'apparaissait dans ce boyau sombre, qui devait être assez profond. Cependant, nos oreilles n'avaient pu nous tromper. Le hurlement était certainement parti de là. Le feu fut mis aux herbes, et le tout flamba. De ce foyer se dégageait une fumée acre et épaisse que le vent rabattit, et qui devait rendre l'air irrespirable au dedans. Un second rugissement, plus furieux que le premier, éclata alors. L'animal se sentait acculé dans son dernier retranchement, et, pour ne pas être suffoqué, il allait être contraint de s'élancer au dehors. Nous l'attendions, postés en équerre sur les faces latérales du rocher, à demi couverts par les troncs d'arbres, de manière à éviter le choc d'un premier bond. Le capitaine, lui, avait choisi une autre place, et, il faut bien en convenir, la plus périlleuse. C'était à l'entrée d'une trouée du taillis, la seule qui pût livrer passage à la tigresse, lorsqu'elle essayerait de fuir à travers le bois. Hod avait mis un genou en terre, afin de mieux assurer son coup, et sa carabine était solidement épaulée; tout son être avait l'immobilité d'un marbre. Trois minutes s'étaient écoulées à peine depuis le moment où le feu avait été mis au tas de bois, qu'un troisième hurlement, ou plutôt, cette fois, un râle de suffocation, retentit à l'orifice du repaire. Le foyer fut dispersé en un instant, et un énorme corps apparut dans les tourbillons de fumée. C'était bien la tigresse. «Feu!» cria Banks.

Dix coups de fusil éclatèrent, mais nous pûmes constater plus tard qu'aucune balle n'avait touché l'animal. Son apparition avait été trop rapide. Comment l'eût-on pu viser avec quelque justesse au milieu des volutes de vapeur qui l'enveloppaient?

Mais, après son premier bond, si la tigresse avait touché terre, ce n'avait été que pour reprendre un point d'appui et s'élancer vers le fourré par un autre bond plus allongé encore.

Le capitaine Hod attendait l'animal avec le plus grand sang-froid, et, le saisissant pour ainsi dire au vol, il lui envoya une balle qui ne l'atteignit qu'au défaut de l'épaule.

Dans la durée d'un éclair, la tigresse s'était précipitée sur notre compagnon, elle l'avait renversé, elle allait lui fracasser la tête d'un coup de ses formidables pattes…

Kâlagani bondit, un large couteau à la main.

Le cri qui nous échappa durait encore, que le courageux Indou, tombant sur le fauve, le saisissait à la gorge au moment où sa griffe droite allait s'abattre sur le crâne du capitaine.

L'animal, détourné par cette brusque attaque, renversa l'Indou d'un mouvement de hanche, et s'acharna contre lui.

Mais le capitaine Hod s'était relevé d'un bond, et, ramassant le couteau que Kâlagani avait laissé tomber, d'une main sûre il le plongea tout entier dans le coeur de la bête.

La tigresse roula à terre.

Cinq secondes au plus avaient suffi aux diverses péripéties de cette émouvante scène.

Le capitaine Hod était encore à genoux quand nous arrivâmes près de lui. Kâlagani, l'épaule ensanglantée, venait de se relever.

«Bag mahryaga! Bag mahryaga!» criaient les Indous,—ce qui signifiait: la tigresse est morte!

Oui, bien morte! Quel superbe animal! Dix pieds de longueur du museau à l'extrémité de la queue, taille à proportion, des pattes énormes, armées de longues griffes acérées, qui semblaient avoir été affûtées sur la meule de l'aiguiseur!

Tandis que nous admirions ce fauve, les Indous, très rancuniers et à bon droit, l'accablaient d'invectives. Quant à Kâlagani, il s'était approché du capitaine Hod.

«Merci, capitaine! dit-il.

—Comment! merci? s'écria Hod. Mais c'est bien moi, mon brave, qui te dois des remerciements! Sans ton aide, c'en était fait de l'un des capitaines du 1er escadron de carabiniers de l'armée royale!

—Sans vous, je serais mort! répondit froidement l'indou.

—Eh! mille diables! Ne t'es-tu pas élancé, le couteau à la main, pour poignarder cette tigresse, au moment où elle allait me fracasser le crâne!

—C'est vous qui l'avez tuée, capitaine, et cela fait votre quarante-sixième!

—Hurrah! hurrah! crièrent les Indous! Hurrah pour le capitaine
Hod!»

Et, en vérité, le capitaine avait bien le droit de porter cette tigresse à son compte, mais il paya Kâlagani d'une bonne poignée de main.

«Revenez à Steam-House, dit Banks à Kâlagani. Vous avez l'épaule déchirée d'un coup de griffe, mais nous trouverons dans la pharmacie de voyage de quoi soigner votre blessure.»

Kâlagani s'inclina en signe d'acquiescement, et tous, après avoir pris congé des montagnards de Souari, qui n'épargnèrent pas leurs remerciements, nous nous dirigeâmes vers le sanitarium.

Les chikaris nous quittèrent pour retourner au kraal. Cette fois encore, ils y revenaient les mains vides, et si Mathias Van Guitt avait compté sur cette «reine du Tarryani», il lui faudrait en faire son deuil. Il est vrai que, dans ces conditions, il eût été impossible de la prendre vivante.

Vers midi, nous étions arrivés à Steam-House. Là, incident inattendu. À notre extrême désappointement, le colonel Munro, le sergent Mac Neil et Goûmi étaient partis.

Un billet, adressé à Banks, lui disait de ne pas s'inquiéter de leur absence, que sir Edward Munro, désireux de pousser une reconnaissance jusqu'à la frontière du Népaul, voulait encore éclaircir certains doutes relatifs aux compagnons de Nana Sahib, et qu'il serait de retour avant l'époque à laquelle nous devions quitter l'Himalaya.

À la lecture de ce billet, il me sembla qu'un mouvement de contrariété, presque involontaire, échappait à Kâlagani.

Pourquoi ce mouvement? Je me trompais, sans doute.

CHAPITRE V
Attaque nocturne.

Le départ du colonel n'était pas sans nous laisser de vives inquiétudes. Il se rattachait évidemment à un passé que nous avions cru fermé à jamais. Mais que faire? Se lancer sur les traces de sir Edward Munro? Nous ignorions quelle direction il avait prise, quel point de la frontière népalaise il se proposait d'atteindre. Nous ne pouvions, d'autre part, nous dissimuler que, s'il n'avait parlé de rien à Banks, c'est parce qu'il craignait les observations de son ami, auxquelles il voulait se soustraire. Banks regretta vivement de nous avoir suivis dans cette expédition.

Il fallait donc se résigner et attendre. Le colonel Munro serait certainement de retour avant la fin d'août,—ce mois étant le dernier que nous dussions passer au sanitarium, avant de prendre, à travers le sud-ouest, la route de Bombay.

Kâlagani, bien soigné par Banks, ne resta que vingt-quatre heures à Steam-House. Sa blessure devait rapidement se cicatriser, et il nous quitta pour aller reprendre son service au kraal.

Le mois d'août commença encore par des pluies violentes,—un temps à enrhumer des grenouilles,—disait le capitaine Hod; mais, en somme, il devait être moins pluvieux que le mois de juillet, et, par conséquent, plus propice à nos excursions dans le Tarryani.

Cependant, les rapports étaient fréquents avec le kraal. Mathias Van Guitt ne laissait pas d'être peu satisfait. Il comptait, lui aussi, quitter le campement dans les premiers jours de septembre. Or, un lion, deux tigres, deux léopards, manquaient encore à sa ménagerie, et il se demandait s'il pourrait compléter sa troupe.

En revanche, à défaut des acteurs qu'il voulait engager pour le compte de ses commettants, d'autres vinrent se présenter à son agence, dont il n'avait que faire.

C'est ainsi que, dans la journée du 4 août, un bel ours se fit prendre dans l'un de ses pièges.

Nous étions précisément au kraal, lorsque ses chikaris lui amenèrent dans la cage roulante un prisonnier de grande taille, fourrure noire, griffes acérées, longues oreilles garnies de poils,—ce qui est spécial à ces représentants de la famille des oursins dans les Indes.

«Eh! qu'ai-je besoin de cet inutile tardigrade! s'écria le fournisseur, en haussant les épaules.

—Frère Ballon! frère Ballon!» répétaient les Indous. Il paraît que, si les Indous ne sont que les neveux des tigres, ils sont les frères des ours. Mais Mathias Van Guitt, nonobstant ce degré de parenté, reçut frère Ballon avec un sentiment de mauvaise humeur peu équivoque. Prendre des ours quand il lui fallait des tigres, ce n'était pas pour le contenter. Que ferait-il de cette importune bête? Il lui convenait peu de la nourrir sans espoir de rentrer dans ses frais. L'ours indien n'est que peu demandé sur les marchés de l'Europe. Il n'a pas la valeur marchande du grizzly d'Amérique ni celle de l'ours polaire. C'est pourquoi Mathias Van Guitt, bon commerçant, ne se souciait pas d'un animal encombrant, dont il ne trouverait que difficilement à se défaire!

«Le voulez-vous? demanda-t-il au capitaine Hod.

—Et que voulez-vous que j'en fasse! répondit le capitaine.

—Vous en ferez des beefsteaks, dit le fournisseur, si toutefois je puis employer cette catachrèse!

—Monsieur Van Guitt, répondit sérieusement Banks, la catachrèse est une figure permise, quand, à défaut de toute autre expression, elle rend convenablement la pensée.

—C'est aussi mon avis, répliqua le fournisseur.

—Eh bien, Hod, dit Banks, prenez-vous ou ne prenez-vous pas l'ours de monsieur Van Guitt?

—Ma foi non! répondit le capitaine Hod. Manger des beefsteaks d'ours, quand l'ours est tué, passe encore; mais tuer l'ours exprès, pour manger ses beefsteaks, cela ne me met pas en appétit!

—Alors, qu'on rende ce plantigrade à la liberté,» dit Mathias Van Guitt, en se retournant vers ses chikaris. On obéit au fournisseur. La cage fut ramenée hors du kraal. Un des Indous en ouvrit la porte.

Frère Ballon, qui semblait tout honteux de sa situation, ne se le fit pas dire deux fois. Il sortit tranquillement de la cage, fit un petit hochement de tête que l'on pouvait prendre pour un remerciement, et il détala en poussant un grognement de satisfaction.

«C'est une bonne action que vous avez faite là, dit Banks. Cela vous portera bonheur, monsieur Van Guitt!»

Banks ne savait pas dire si juste. La journée du 6 août devait récompenser le fournisseur, en lui procurant un des fauves qui manquaient à sa ménagerie.

Voici dans quelles circonstances:

Mathias Van Guitt, le capitaine Hod et moi, accompagnés de Fox, du mécanicien Storr et de Kâlagani, nous battions, depuis l'aube, un épais fourré de cactus et de lentisques, lorsque des hurlements à demi étouffes se firent entendre.

Aussitôt, nos fusils prêts à faire feu, bien groupés tous les six, de manière à nous garder contre une attaque isolée, nous nous dirigeons vers l'endroit suspect.

Cinquante pas plus loin, le fournisseur nous faisait faire halte. À la nature des rugissements, il semblait avoir reconnu ce dont il s'agissait, et, en s'adressant tout spécialement au capitaine Hod.

«Surtout pas de coup de feu inutile,» dit-il.

Puis, s'étant avancé de quelques pas, tandis que, sur un signe de lui, nous restions en arrière:

«Un lion!» s'écria-t-il.

En effet, à l'extrémité d'une forte corde, attachée à la fourche d'une solide branche d'arbre, un animal se débattait.

C'était bien un lion, un de ces lions sans crinière,—que cette particularité distingue de leurs congénères d'Afrique,—mais un véritable lion, le lion réclamé par Mathias Van Guitt.

La farouche bête, pendue par une de ses pattes de devant, que serrait le noeud coulant de la corde, donnait de terribles secousses, sans parvenir à se dégager.

Le premier mouvement du capitaine Hod, malgré la recommandation du fournisseur, fut de faire feu.

«Ne tirez pas, capitaine! s'écria Mathias Van Guitt, Je vous en conjure, ne tirez pas!

—Mais…

—Non! non! vous dis-je! Ce lion s'est pris à l'un de mes pièges et il m'appartient!» C'était un piège, en effet,—un piège-potence, à la fois très simple et très ingénieux. Une corde résistante est fixée à une branche d'arbre forte et flexible. Cette branche est recourbée vers le sol, de manière que l'extrémité inférieure de la corde, terminée par un noeud coulant, puisse être engagée dans l'entaille d'un pieu solidement fiché en terre. À ce pieu on place un appât, de telle façon que si un animal veut y toucher, il devra engager dans le noeud soit sa tête, soit l'une de ses pattes. Mais à peine l'a-t-il fait, que l'appât, si peu qu'il ait été remué, dégage la corde de l'entaille, la branche se redresse, l'animal est enlevé, et, au même moment, un lourd cylindre de bois, glissant le long de la corde, tombe sur le noeud, l'assujettit fortement et empêche qu'il puisse se desserrer sous les efforts du pendu. Ce genre de piège est fréquemment dressé dans les forêts de l'Inde, et les fauves s'y laissent prendre beaucoup plus communément qu'on ne serait tenté de le croire. Le plus souvent, il arrive que la bête est saisie par le cou, ce qui amène une strangulation presque immédiate, en même temps que sa tête est à demi fracassée par le lourd cylindre de bois. Mais le lion qui se débattait sous nos yeux n'avait été pris que par la patte. Il était donc vivant, bien vivant, et digne de figurer parmi les hôtes du fournisseur. Mathias Van Guitt, enchanté de l'aventure, dépêcha Kâlagani vers le kraal, avec ordre d'en ramener la cage roulante sous la conduite d'un charretier. Pendant ce temps, nous pûmes observer tout à l'aise l'animal, dont notre présence redoublait la fureur. Le fournisseur, lui, ne le quittait pas des yeux. Il tournait autour de l'arbre, ayant soin, d'ailleurs, de se tenir hors de portée des coups de griffe que le lion détachait à droite et à gauche. Une demi-heure après, arrivait la cage, traînée par deux buffles. On y descendait le pendu, non sans quelque peine, et nous reprenions le chemin du kraal.

«Je commençais véritablement à désespérer, nous dit Mathias Van Guitt. Les lions ne figurent pas pour un chiffre important parmi les bêtes némorales de l'Inde…

—Némorales? dit le capitaine Hod.

—Oui, les bêtes qui hantent les forêts, et je m'applaudis d'avoir pu capturer ce fauve, qui fera honneur à ma ménagerie!»

Du reste, Mathias Van Guitt, à dater de ce jour, n'eut plus à se plaindre de la malchance.

Le 11 août, deux léopards furent pris conjointement dans ce premier piège à tigres, dont nous avions extrait le fournisseur.

C'étaient deux tchitas, semblables à celui qui avait si audacieusement attaqué le Géant d'Acier dans les plaines du Rohilkhande, et dont nous n'avions pu nous emparer.

Il ne manquait plus que deux tigres pour que le stock de Mathias
Van Guitt fût complet.

Nous étions au 15 août. Le colonel Munro n'avait pas encore reparu. De nouvelles de lui, pas la moindre. Banks était inquiet plus qu'il ne le voulait paraître. Il interrogea Kâlagani, qui connaissait la frontière népalaise, sur les dangers que pouvait courir sir Edward Munro à s'aventurer sur ces territoires indépendants. L'Indou lui assura qu'il ne restait plus un seul des partisans de Nana Sahib aux confins du Thibet. Toutefois, il parut regretter que le colonel ne l'eût pas choisi pour guide. Ses services lui auraient été très utiles, dans un pays dont les moindres sentiers lui étaient connus. Mais il ne fallait pas songer maintenant à le rejoindre.

Cependant, le capitaine Hod et Fox, plus particulièrement, continuaient leurs excursions dans le Tarryani. Aidés des chikaris du kraal, ils parvinrent à tuer trois autres tigres de moyenne taille, non sans grands risques. Deux de ces fauves furent portés au compte du capitaine, le troisième au compte du brosseur.

«Quarante-huit! dit Hod, qui aurait bien voulu atteindre le chiffre rond de cinquante, avant de quitter l'Himalaya.

—Trente-neuf!» avait dit Fox, sans parler d'une redoutable panthère, qui était tombée sous ses balles.

Le 20 août, l'avant-dernier des tigres réclamés par Mathias Van Guitt se fit prendre dans une de ces fosses, auxquelles, soit instinct, soit hasard, ils avaient échappé jusqu'alors. L'animal, ainsi qu'il arrive le plus souvent, se blessa dans sa chute, mais la blessure ne présentait aucune gravité. Quelques jours de repos suffiraient à assurer sa guérison, et il n'y devait plus rien paraître, lorsque la livraison serait faite pour le compte de Hagenbeck, de Hambourg.

L'emploi de ces fosses est regardé par les connaisseurs comme une méthode barbare. Lorsqu'il ne s'agit que de détruire les animaux, il est évident que tout moyen est bon; mais, quand on tient à les prendre vivants, la mort est trop souvent la conséquence de leur chute, surtout lorsqu'ils tombent dans ces fosses, profondes de quinze à vingt pieds, qui sont destinées à la capture des éléphants. Sur dix, à peine peut-on compter en retrouver un qui n'ait quelque fracture mortelle. Aussi, même dans le Mysore, où ce système était surtout préconisé, nous dit le fournisseur, on commence à l'abandonner.

En fin de compte, il ne manquait plus qu'un tigre à la ménagerie du kraal, et Mathias Van Guitt aurait bien voulu le tenir en cage. Il avait hâte de partir pour Bombay.

Ce tigre, il ne devait pas tarder à s'en rendre maître, mais à quel prix! Cela demande à être raconté avec quelques détails, car l'animal fut chèrement,—trop chèrement,—payé.

Une expédition avait été organisée, par les soins du capitaine Hod, pour la nuit du 26 août. Les circonstances se prêtaient à ce que la chasse se fît dans des circonstances favorables, ciel dégagé de nuages, atmosphère calme, lune en décroissance. Lorsque les ténèbres sont très profondes, les fauves quittent moins volontiers leurs repaires, tandis qu'une demi-obscurité les y invite. Précisément, le ménisque,—un mot de Mathias Van Guitt qui s'applique au croissant lunaire,—le ménisque allait jeter quelques lueurs après minuit.

Le capitaine Hod et moi, Fox et Storr, qui y prenait goût, nous formions le noyau de cette expédition, à laquelle devaient se joindre le fournisseur, Kâlagani et quelques-uns de ses Indous.

Donc, le dîner achevé, après avoir pris congé de Banks, qui avait décliné l'invitation de nous accompagner, nous quittâmes Steam-House vers sept heures du soir, et, à huit, nous arrivions au kraal, sans avoir fait aucune rencontre fâcheuse.

Mathias Van Guitt achevait de souper en ce moment. Il nous reçut avec ses démonstrations ordinaires. On tint conseil, et le plan de chasse fut aussitôt arrêté.

Il s'agissait d'aller prendre l'affût sur le bord d'un torrent, au fond de l'un de ces ravins qu'on appelle «nullah», à deux milles du kraal, en un endroit qu'un couple de tigres visitait assez régulièrement pendant la nuit. Aucun appât n'y avait été préalablement placé. Au dire des Indous, c'était inutile. Une battue, récemment faite dans cette portion du Tarryani, prouvait que le besoin de se désaltérer suffisait à attirer les tigres au fond de cette nullah. On savait aussi qu'il serait facile de s'y poster avantageusement.

Nous ne devions pas quitter le kraal avant minuit. Or, il n'était encore que sept heures. Il s'agissait donc d'attendre sans trop s'ennuyer le moment du départ.

«Messieurs, nous dit Mathias Van Guitt, mon habitation est tout entière à votre disposition. Je vous engage à faire comme moi, à vous coucher. Il s'agît d'être plus que matinal, et quelques heures de sommeil ne peuvent que nous mieux préparer à la lutte— Est-ce que vous avez envie de dormir, Maucler? me demanda le capitaine Hod.

—Non, répondis-je, et j'aime mieux attendre l'heure en me promenant, que d'être forcé de me réveiller en plein sommeil.

—Comme il vous plaira, messieurs, répondit le fournisseur. Pour moi, j'éprouve déjà ce clignotement spasmodique des paupières que provoque le besoin de dormir. Vous le voyez, j'en suis déjà aux mouvements de pendiculation!»

Et Mathias Van Guitt, levant les bras, renversant la tête et le tronc en arrière par une involontaire extension des muscles abdominaux, laissa échapper quelques bâillements significatifs.

Donc, quand il eut bien «pendiculé» tout à son aise, il nous fit un dernier geste d'adieu, entra dans sa case, et, sans doute, il ne tarda pas à s'y endormir. «Et nous, qu'allons-nous faire? demandai-je.

—Promenons-nous, Maucler, me répondit le capitaine Hod, promenons-nous dans le kraal. La nuit est belle, et je serai plus dispos au départ, que si je me mettais trois ou quatre heures de sommeil sur les yeux. D'ailleurs, si le sommeil est notre meilleur ami, c'est un ami qui souvent se fait bien attendre!»

Nous voilà donc arpentant le kraal, songeant et causant tour à tour. Storr, «que son meilleur ami n'avait pas l'habitude de faire attendre», était couché au pied d'un arbre et dormait déjà. Les chikaris et les charretiers s'étaient également blottis dans leur coin, et il n'y avait plus personne qui veillât dans l'enceinte.

C'était inutile, en somme, puisque le kraal, entouré d'une solide palissade, était parfaitement clos.

Kâlagani alla s'assurer lui-même que la porte avait été soigneusement fermée; puis, cela fait, après nous avoir donné le bonsoir en passant, il regagna la demeure commune à ses compagnons et à lui.

Le capitaine Hod et moi, nous étions absolument seuls.

Non seulement les gens de Van Guitt, mais les animaux domestiques et les fauves dormaient également, ceux-ci dans leurs cages, ceux-là groupés sous les grands arbres, à l'extrémité du kraal. Silence complet au dedans comme au dehors.

Notre promenade nous amena d'abord vers la place occupée par les buffles. Ces magnifiques ruminants, doux et dociles, n'étaient pas même entravés. Habitués à reposer sous le feuillage de gigantesques érables, nous les voyions là, tranquillement étendus, les cornes enchevêtrées, les pattes repliées sous eux, et l'on entendait une lente et bruyante respiration qui sortait de ces masses énormes.

Ils ne se réveillèrent même pas à notre approche. L'un deux, seulement, redressa un instant sa grosse tête, jeta sur nous ce regard sans fixité qui est particulier aux animaux de cette espèce, puis il se confondit de nouveau dans l'ensemble.

«Voilà à quel état les réduit la domesticité, ou plutôt la domestication, dis-je au capitaine.

—Oui, me répondit Hod, et, cependant, ces buffles sont de terribles animaux, quand ils vivent à l'état sauvage. Mais, s'ils ont pour eux la force, ils n'ont pas la souplesse, et que peuvent leurs cornes contre la dent des lions ou la griffe des tigres? Décidément, l'avantage est aux fauves.»

Tout en causant, nous étions revenus vers les cages. Là, aussi, repos absolu. Tigres, lions, panthères, léopards, dormaient dans leurs compartiments séparés. Mathias Van Guitt ne les réunissait que lorsqu'ils étaient assouplis par quelques semaines de captivité, et il avait raison. Très certainement, en effet, ces féroces animaux, aux premiers jours de leur séquestration, se seraient dévorés entre eux.

Les trois lions, absolument immobiles, étaient couchés en demi-cercle comme de gros chats. On ne voyait plus leur tête, perdue dans un épais manchon de fourrure noire, et ils dormaient du sommeil du juste.

Assoupissement moins complet dans les compartiments des tigres.
Des yeux ardents flamboyaient dans l'ombre. Une grosse patte
s'allongeait de temps en temps et griffait les barreaux de fer.
C'était un sommeil de carnassiers qui rongent leur frein.

«Ils font de mauvais rêves, et je comprends cela!» dit le compatissant capitaine. Quelques remords, sans doute, agitaient aussi les trois panthères, ou, tout au moins, quelques regrets. À cette heure, libres de tout lien, elles auraient couru la forêt! Elles auraient rôdé autour des pâturages, en quête de chair vivante! Quant aux quatre léopards, nul cauchemar ne troublait leur sommeil. Ils reposaient paisiblement. Deux de ces félins, le mâle et la femelle, occupaient la même chambre à coucher, et se trouvaient aussi bien là que s'ils eussent été au fond de leur tanière. Un seul compartiment était vide encore,—celui que devait occuper le sixième et imprenable tigre, dont Mathias Van Guitt n'attendait plus que la capture pour quitter le Tarryani. Notre promenade dura une heure à peu près. Après avoir fait le tour de l'enceinte intérieure du kraal, nous revînmes prendre place au pied d'un énorme mimosa.

Un silence absolu régnait dans la forêt tout entière. Le vent, qui bruissait encore à travers le feuillage à la tombée du jour, s'était tu. Pas une feuille ne remuait aux arbres. L'espace était aussi calme à la surface du sol que dans ces hautes régions, vides d'air, où la lune promenait son disque à demi rongé.

Le capitaine Hod et moi, assis l'un près de l'autre, nous ne causions plus. Le sommeil ne nous envahissait pas, cependant. C'était plutôt cette sorte d'absorption, plus morale que physique, dont on subit l'influence pendant le repos parfait de la nature. On pense, mais on ne formule point sa pensée. On rêve, comme rêverait un homme qui ne dormirait pas, et le regard, que les paupières ne voilent pas encore, tend plutôt à se perdre dans quelque vision fantasmatique.

Cependant, une particularité étonnait le capitaine, et, parlant à voix basse ainsi qu'on le fait presque inconsciemment, lorsque tout se tait autour de soi, il me dit:

«Maucler, un pareil silence a lieu de me surprendre! Les fauves rugissent habituellement dans l'ombre, et, pendant la nuit, la forêt est bruyante. À défaut de tigres ou de panthères, ce sont les chacals, qui ne chôment jamais. Ce kraal, empli d'êtres vivants, devrait les attirer par centaines, et, pourtant nous n'entendons rien, pas un seul craquement du bois sec sur le sol, pas un seul hurlement au dehors. Si Mathias Van Guitt était éveillé, il ne serait pas moins surpris que moi, sans doute, et il trouverait quelque mot étonnant pour exprimer sa surprise!

—Votre observation est juste, mon cher Hod, répondis-je, et je ne sais à quelle cause attribuer l'absence de ces rôdeurs de nuit. Mais prenons garde à nous-mêmes, ou bien, au milieu de ce calme, nous finirions par nous endormir!

—Résistons, résistons! répondit le capitaine Hod, en se détirant les bras. L'heure approche, à laquelle il faudra partir.» Et nous nous reprîmes à causer par phrases qui traînaient, entrecoupées de longs silences. Combien de temps dura cette rêverie, je n'aurais pu le dire; mais soudain une sourde agitation se produisit, qui me tira subitement de cet état de somnolence. Le capitaine Hod, également secoué de sa torpeur, s'était levé en même temps que moi. Il n'y avait pas à en douter, cette agitation venait de se produire dans la cage des fauves.

Lions, tigres, panthères, léopards, tout à l'heure si paisibles, faisaient entendre maintenant un sourd murmure de colère. Debout dans leurs compartiments, allant et venant à petits pas, ils aspiraient fortement quelque émanation du dehors, et se dressaient en renâclant contre les barreaux de fer de leurs compartiments.

«Qu'ont-ils donc? demandai-je.

—Je ne sais, répondit le capitaine Hod, mais je crains qu'ils n'aient senti l'approche de…» Tout à coup, de formidables rugissements éclatèrent autour de l'enceinte du kraal. «Des tigres!» s'écria le capitaine Hod, en se précipitant vers la case de Mathias Van Guitt. Mais, telle avait été la violence de ces rugissements, que tout le personnel du kraal était déjà sur pied, et le fournisseur, suivi de ses gens, apparaissait sur la porte. «Une attaque!… s'écria-t-il.

—Je le crois, répondit le capitaine Hod.

—Attendez! Il faut voir!…» Et, sans prendre le temps d'achever sa phrase, Mathias Van Guitt, saisissant une échelle, la dressa contre la palissade. En un instant, il en eut atteint le dernier échelon. «Dix tigres et une douzaine de panthères! s'écria-t-il.

—Ce sera sérieux, répondit le capitaine Hod. Nous voulions aller les chasser, et ce sont eux qui nous donnent la chasse!

—Aux fusils! aux fusils!» cria le fournisseur. Et tous, obéissant à ses ordres, en vingt secondes nous étions prêts à faire feu. Ces attaques d'une bande de fauves ne sont pas rares aux Indes. Combien de fois les habitants des territoires fréquentés par les tigres, plus particulièrement ceux des Sunderbunds, n'ont-ils pas été assiégés dans leurs habitations! C'est là une redoutable éventualité, et, trop souvent, c'est aux assaillants que reste l'avantage!

Cependant, à ces rugissements du dehors s'étaient joints les hurlements du dedans. Le kraal répondait à la forêt. On ne pouvait plus s'entendre dans l'enceinte.

«Aux palissades!» s'écria Mathias Van Guitt, qui se fit comprendre par le geste plutôt que par la voix.

Et chacun de nous se précipita vers l'enceinte.

En ce moment, les buffles, en proie à l'épouvante, se démenaient pour quitter la place où ils étaient parqués. Les charretiers essayaient en vain de les y retenir.

Soudain, la porte, dont la barre était mal assujettie sans doute, s'ouvrit violemment, et une bande de fauves força l'entrée du kraal.

Cependant, Kâlagani avait fermé cette porte avec le plus grand soin, ainsi qu'il le faisait chaque soir!

«À la case! À la case!» cria Mathias Van Guitt, en s'élançant vers la maison, qui seule pouvait offrir un refuge.

Mais aurions-nous le temps d'y arriver?

Déjà deux des chikaris, atteints par les tigres, venaient de rouler à terre. Les autres, ne pouvant plus atteindre la case, fuyaient à travers le kraal, cherchant un abri quelconque.

Le fournisseur, Storr et six des Indous étaient déjà dans la maison, dont la porte fut refermée au moment où deux panthères allaient s'y précipiter.

Kâlagani, Fox et les autres, s'accrochant aux arbres, s'étaient hissés dans les premières branches.

Le capitaine Hod et moi, nous n'avions eu ni le temps ni la possibilité de rejoindre Mathias Van Guitt.

«Maucler! Maucler!» cria le capitaine Hod, dont le bras droit venait d'être déchiré par un coup de griffe.

D'un coup de sa queue, un énorme tigre m'avait jeté à terre. Je me relevais au moment où l'animal revenait sur moi, et je courus au capitaine Hod pour lui porter secours.

Un seul refuge nous restait alors: c'était le compartiment vide de la sixième cage. En un instant, Hod et moi nous nous y étions blottis, et la porte refermée nous mettait momentanément à l'abri des fauves, qui se jetèrent en hurlant sur les barreaux de fer.

Tel fut alors l'acharnement de ces bêtes furieuses, joint à la colère des tigres emprisonnés dans les compartiments voisins, que la cage, oscillant sur ses roues, fut sur le point d'être chavirée.

Mais les tigres l'abandonnèrent bientôt pour s'attaquer à quelque proie plus sûre.

Quelle scène, dont nous ne perdions aucun détail, en regardant à travers les barreaux de notre compartiment!

«C'est le monde renversé! s'écria le capitaine Hod, qui enrageait.
Eux dehors, et nous dedans!

—Et votre blessure? demandai-je.

—Ce n'est rien!» Cinq ou six coups de feu éclatèrent en ce moment. Ils partaient de la case, occupée par Mathias Van Guitt, contre laquelle s'acharnaient deux tigres et trois panthères. L'un de ces animaux tomba foudroyé d'une balle explosible, qui devait sortir de la carabine de Storr. Quant aux autres, ils s'étaient tout d'abord précipités sur le groupe des buffles, et ces malheureux ruminants allaient se trouver sans défense contre de tels adversaires. Fox, Kâlagani et les Indous, qui avaient dû jeter leurs armes pour grimper plus vite dans les arbres, ne pouvaient leur venir en aide. Cependant, le capitaine Hod, passant sa carabine à travers les barreaux de notre cage, fit feu. Bien que son bras droit, à demi paralysé par sa blessure, ne lui permît pas de tirer avec sa précision habituelle, il eut la chance d'abattre son quarante-neuvième tigre. À ce moment, les buffles, affolés, se précipitèrent en beuglant à travers l'enceinte. Vainement, ils essayèrent de faire tête aux tigres, qui, par des bonds formidables, échappaient aux coups de cornes. L'un d'eux, coiffé d'une panthère, dont les griffes lui déchiraient le garrot, arriva devant la porte du kraal et s'élança au dehors. Cinq ou six autres, serrés de plus près par les fauves, s'échappèrent à sa suite et disparurent. Quelques-uns des tigres se mirent à leur poursuite; mais ceux de ces buffles qui n'avaient pu abandonner le kraal, égorgés, éventrés, gisaient déjà sur le sol. Cependant, d'autres coups de feu éclataient à travers les fenêtres de la case. De notre côté, le capitaine Hod et moi, nous faisions de notre mieux. Un nouveau danger nous menaçait. Les animaux renfermés dans les cages, surexcités par l'acharnement de la lutte, l'odeur du sang, les hurlements de leurs congénères, se débattaient avec une indescriptible violence. Allaient-ils parvenir à briser leurs barreaux? Nous devions véritablement le craindre. En effet, une des cages à tigres fui renversée. Je crus un instant que ses parois rompues leur avaient livré passage!… Il n'en était rien, heureusement, et les prisonniers ne pouvaient même plus voir ce qui se passait au dehors, puisque c'était la face grillagée de leur cage qui posait sur le sol.

«Décidément, il y en a trop!» murmura le capitaine Hod, en rechargeant sa carabine.

À ce moment, un tigre fit un bond prodigieux, et, ses griffes aidant, il parvint à s'accrocher à la fourche d'un arbre, sur laquelle deux ou trois chikaris avaient cherche refuge.

L'un de ces malheureux, saisi à la gorge, essaya vainement de résister et fut précipité à terre.

Une panthère vint disputer au tigre ce corps déjà privé de vie, dont les os craquèrent au milieu d'une mare de sang.

«Mais feu! feu donc!» criait le capitaine Hod, comme s'il eût pu se faire entendre de Mathias Van Guitt et de ses compagnons.

Quant à nous, impossible d'intervenir maintenant! Nos cartouches étaient épuisées, et nous ne pouvions plus être que les spectateurs impuissants de cette lutte!

Mais voici que, dans le compartiment voisin du nôtre, un tigre, qui cherchait à briser ses barreaux, parvint, en donnant une secousse violente, à rompre l'équilibre de la cage. Elle oscilla un instant et se renversa presque aussitôt.

Contusionnés légèrement dans la chute, nous nous étions relevés sur les genoux. Les parois avaient résisté, mais nous ne pouvions plus rien voir de ce qui se passait au dehors.

Si l'on ne voyait pas, on entendait, du moins! Quel sabbat de hurlements dans l'enceinte du kraal! Quelle odeur de sang imprégnait l'atmosphère! Il semblait que la lutte eût pris un caractère plus violent. Que s'était-il donc passé? Les prisonniers des autres cages s'étaient-ils échappés? Attaquaient-ils la case de Mathias Van Guitt? Tigres et panthères s'élançaient-ils sur les arbres pour en arracher les Indous?

«Et ne pouvoir sortir de cette boîte!» s'écriait le capitaine Hod, en proie à une rage véritable.

Un quart d'heure environ,—un quart d'heure dont nous comptions les interminables minutes!—s'écoula dans ces conditions.

Puis, le bruit de la lutte diminua peu à peu. Les hurlements s'affaiblirent. Les bonds des tigres, qui occupaient les compartiments de notre cage, devinrent plus rares. Le massacre avait-il donc pris fin?

Soudain, j'entendis la porte du kraal qui se refermait avec fracas. Puis, Kâlagani nous appela à grands cris. À sa voix se joignait celle de Fox, répétant:

«Mon capitaine! mon capitaine!

—Par ici!» répondit Hod. Il fut entendu, et, presque aussitôt, je sentis que la cage se relevait. Un instant après, nous étions libres. «Fox! Storr! s'écria le capitaine, dont la première pensée fut pour ses compagnons.

—Présents!» répondirent le mécanicien et le brosseur. Ils n'étaient pas même blessés. Mathias Van Guitt et Kâlagani se trouvaient également sains et saufs. Deux tigres et une panthère gisaient sans vie sur le sol. Les autres avaient quitté le kraal, dont Kâlagani venait de refermer la porte. Nous étions tous en sûreté.

Aucun des fauves de la ménagerie n'était parvenu à s'échapper pendant la lutte, et, même, le fournisseur comptait un prisonnier de plus. C'était un jeune tigre, emprisonné dans la petite cage roulante, qui s'était renversée sur lui, et sous laquelle il avait été pris comme dans un piège.

Le stock de Mathias Van Guitt était donc au complet; mais que cela lui coûtait cher! Cinq de ses buffles étaient égorgés, les autres avaient pris la fuite, et trois des Indous, horriblement mutilés, nageaient dans leur sang sur le sol du kraal!

CHAPITRE VI
Le dernier adieu de Mathias Van Guitt.

Pendant le reste de la nuit, aucun incident ne se produisit, ni en dedans, ni en dehors de l'enceinte. La porte avait été solidement assujettie, cette fois. Comment avait-elle pu s'ouvrir au moment où la bande des fauves contournait la palissade? Cela ne laissait pas d'être inexplicable, puisque Kâlagani avait lui-même repoussé dans leurs mortaises les fortes traverses qui en assuraient la fermeture.

La blessure du capitaine Hod le faisait assez souffrir, bien que ce ne fût qu'une éraflure de la peau. Mais peu s'en était fallu qu'il ne perdît l'usage du bras droit.

Pour mon compte, je ne sentais plus rien du violent coup de queue qui m'avait jeté à terre.

Nous résolûmes donc de retourner à Steam-House, dès que le jour commencerait à paraître.

Quant à Mathias Van Guitt, si ce n'est le regret très réel d'avoir perdu trois de ses gens, il ne se montrait pas autrement désespéré de la situation, bien que la privation de ses buffles dût le mettre dans un certain embarras, au moment de son départ.

«Ce sont les chances du métier, nous dit-il, et j'avais comme un pressentiment qu'il m'arriverait quelque aventure de ce genre.»

Puis, il fit procéder à l'enterrement des trois Indous, dont les restes furent déposés dans un coin du kraal, et assez profondément pour que les fauves ne pussent les déterrer.

Cependant, l'aube ne tarda pas à blanchir les dessous du Tarryani, et, après force poignées de mains, nous prîmes congé de Mathias Van Guitt.

Pour nous accompagner, au moins pendant notre passage à travers la forêt, le fournisseur voulut mettre à notre disposition Kâlagani et deux de ses Indous. Son offre fut acceptée, et, à six heures, nous franchissions l'enceinte du kraal.

Aucune mauvaise rencontre ne signala notre retour. De tigres, de panthères, il n'y avait plus aucune trace. Les fauves, fortement repus, avaient sans doute regagné leur repaire, et ce n'était pas le moment d'aller les y relancer.

Quant aux buffles qui s'étaient échappés du kraal, ou bien ils étaient égorgés et gisaient sous les hautes herbes, ou bien, égarés dans les profondeurs du Tarryani, il ne fallait pas compter que leur instinct les ramenât au kraal. Ils devaient donc être considérés comme définitivement perdus pour le fournisseur.

À la lisière de la forêt, Kâlagani et les deux Indous nous quittèrent. Une heure après, Phann et Black annonçaient par leurs aboiements notre retour à Steam-House.

Je fis à Banks le récit de nos aventures. S'il nous félicita d'en avoir été quittes à si bon marché, cela va sans dire! Trop souvent, dans des attaques de ce genre, pas un des assaillis n'a pu revenir pour raconter les hauts faits des assaillants!

Quant au capitaine Hod, il dut, bon gré, mal gré, porter son bras en écharpe; mais l'ingénieur, qui était le véritable médecin de l'expédition, ne trouva rien de grave à sa blessure, et il affirma que dans quelques jours il n'y paraîtrait plus.

Au fond, le capitaine Hod était très mortifié d'avoir reçu un coup sans avoir pu le rendre. Et, cependant, il avait ajouté un tigre aux quarante-huit qui figuraient à son actif.

Le lendemain, 27 août, dans l'après-midi, les aboiements des chiens retentirent avec force, mais joyeusement.

C'étaient le colonel Munro, Mac Neil et Goûmi qui rentraient au sanitarium. Leur retour nous procura un véritable soulagement. Sir Edward Munro avait-il mené à bonne fin son expédition? nous ne le savions pas encore. Il revenait sain et sauf. Là était l'important.

Tout d'abord, Banks avait couru à lui, il lui serrait la main, il l'interrogeait du regard.

«Rien!» se contenta de répondre le colonel Munro par un simple signe de tête.

Ce mot signifiait non seulement que les recherches entreprises sur la frontière népalaise n'avaient donné aucun résultat, mais aussi que toute conversation sur ce sujet devenait inutile. Il semblait nous dire qu'il n'y avait plus lieu d'en parler.

Mac Neil et Goûmi, que Banks interrogea dans la soirée, furent plus explicites. Ils lui apprirent que le colonel Munro avait effectivement voulu revoir cette portion de l'Indoustan, où Nana Sahib s'était réfugié avant sa réapparition dans la présidence de Bombay. S'assurer de ce qu'étaient devenus les compagnons du nabab, rechercher si, de leur passage sur ce point de la frontière indo-chinoise, il ne restait plus trace, tâcher d'apprendre si, à défaut de Nana Sahib, son frère Balao Rao ne se cachait pas dans cette contrée soustraite encore à la domination anglaise, tel avait été le but de Sir Edward Munro. Or, de ses recherches, il résultait, à n'en plus douter, que les rebelles avaient quitté le pays. De leur campement, où avaient été célébrées les fausses obsèques destinées à accréditer la mort de Nana Sahib, il n'y avait plus vestige. De Balao Rao, aucune nouvelle De ses compagnons, rien qui pût permettre de se lancer sur leur piste. Le nabab tué dans les défilés des monts Sautpourra, les siens dispersés très probablement au delà des limites de la péninsule, l'oeuvre du justicier n'était plus à faire. Quitter la frontière himalayenne, continuer le voyage en revenant au sud, achever enfin notre itinéraire de Calcutta à Bombay, c'est à quoi nous devions uniquement songer.

Le départ fut donc arrêté et fixé à huit jours de là, au 3 septembre. Il convenait de laisser au capitaine Hod le temps nécessaire à la complète guérison de sa blessure. D'autre part, le colonel Munro, visiblement fatigué par cette rude excursion dans un pays difficile, avait besoin de quelques jours de repos.

Pendant ce temps, Banks commencerait à faire ses préparatifs. Remettre notre train en état pour redescendre dans la plaine et prendre la route de l'Himalaya à la présidence de Bombay, c'était là de quoi l'occuper pendant toute une semaine.

Tout d'abord, il fut convenu que l'itinéraire serait une seconde fois modifié, de manière à éviter ces grandes villes du nord-ouest, Mirat, Delhi, Agra, Gwalior, Jansie et autres, dans lesquelles la révolte de 1857 avait laissé trop de désastres. Avec les derniers rebelles de l'insurrection devait disparaître tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir au colonel Munro. Nos demeures roulantes iraient donc à travers les provinces, sans s'arrêter aux cités principales, mais le pays valait la peine d'être visité rien que pour ses beautés naturelles. L'immense royaume du Sindia, sous ce rapport, ne le cède à aucun autre. Devant notre Géant d'Acier allaient s'ouvrir les plus pittoresques routes de la péninsule.

La mousson avait pris fin avec la saison des pluies, dont la période ne se prolonge pas au delà du mois d'août. Les premiers jours de septembre promettaient une température agréable, qui devait rendre moins pénible cette seconde partie du voyage.

Pendant la deuxième semaine de notre séjour au sanitarium, Fox et Goûmi durent se faire les pourvoyeurs quotidiens de l'office. Accompagnés des deux chiens, ils parcoururent cette zone moyenne où pullulent les perdrix, les faisans, les outardes. Ces volatiles, conservés dans la glacière de Steam-House, devaient fournir un gibier excellent pour la route.

Deux ou trois fois encore, on alla rendre visite au kraal. Là, Mathias Van Guitt, lui aussi, s'occupait à préparer son départ pour Bombay, prenant ses ennuis en philosophe qui se tient au-dessus des petites ou grandes misères de l'existence.

On sait que, par la capture du dixième tigre, qui avait coûté si cher, la ménagerie était au complet. Mathias Van Guitt n'avait donc plus qu'à se préoccuper de refaire ses attelages de buffles. Pas un des ruminants qui s'étaient enfuis pendant l'attaque n'avait reparu au kraal. Toutes les probabilités étaient pour que, dispersés à travers la forêt, ils eussent péri de mort violente. Il s'agissait donc de les remplacer,—ce qui, en ces circonstances, ne laissait pas d'être difficile. Dans ce but, le fournisseur avait envoyé Kâlagani visiter les fermes et les bourgades voisines du Tarryani, et il attendait son retour avec quelque impatience.

Cette dernière semaine de notre séjour au sanitarium se passa sans incidents. La blessure du capitaine Hod se guérissait peu à peu. Peut-être même comptait-il clore sa campagne par une dernière expédition; mais il dut y renoncer sur les instances du colonel Munro. Puisqu'il n'était plus aussi sûr de son bras, pourquoi s'exposer? Si quelque fauve se rencontrait sur sa route, pendant le reste du voyage, n'aurait-il pas là une occasion toute naturelle de prendre sa revanche?

«D'ailleurs, lui fit observer Banks, vous êtes encore vivant, mon capitaine, et quarante-neuf tigres sont morts de votre main, sans compter les blessés. La balance est donc encore en votre faveur!

—Oui, quarante-neuf! répondit en soupirant le capitaine Hod, mais j'aurais bien voulu compléter la cinquantaine!» Évidemment, cela lui tenait au coeur. Le 2 septembre arriva. Nous étions à la veille du départ. Ce jour-là, dans la matinée, Goûmi vint nous annoncer la visite du fournisseur.

En effet, Mathias Van Guitt, accompagné de Kâlagani, arrivait à Steam-House. Sans doute, au moment du départ, il voulait nous faire ses adieux suivant toutes les règles.

Le colonel Munro le reçut avec cordialité. Mathias Van Guitt se lança dans une suite de périodes où se retrouvait tout l'inattendu de sa phraséologie habituelle. Mais il me sembla que ses compliments cachaient quelque arrière-pensée qu'il hésitait à formuler.

Et, précisément, Banks toucha le vif de la question, lorsqu'il demanda à Mathias Van Guitt s'il avait eu l'heureuse chance de pouvoir renouveler ses attelages.

«Non, monsieur Banks, répondit le fournisseur, Kâlagani a vainement parcouru les villages. Bien qu'il fût muni de mes pleins pouvoirs, il n'a pu se procurer un seul couple de ces utiles ruminants. Je suis donc obligé de confesser, à regret, que, pour diriger ma ménagerie vers la station la plus rapprochée, le moteur me fait absolument défaut. La dispersion de mes buffles, provoquée par la soudaine attaque de la nuit du 25 au 26 août, me met donc dans un certain embarras… Mes cages, avec leurs hôtes à quatre pattes, sont lourdes… et…

—Et comment allez-vous faire pour les conduire à la station? demanda l'ingénieur.

—Je ne sais trop, répondit Mathias Van Guitt. Je cherche… je combine… j'hésite… Cependant… l'heure du départ a sonné, et c'est le 20 septembre, c'est-à-dire dans dix-huit jours, que je dois livrer à Bombay ma commande de félins…

—Dix-huit jours! répondit Banks, mais alors vous n'avez pas une heure à perdre!

—Je le sais, monsieur l'ingénieur. Aussi n'ai-je plus qu'un moyen, un seul!…

—Lequel?

—C'est, tout en ne voulant aucunement le gêner, d'adresser au colonel une demande très indiscrète… sans doute…

—Parlez donc, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro, et si je puis vous obliger, croyez bien que je le ferai avec plaisir.»

Mathias Van Guitt s'inclina, sa main droite se porta à ses lèvres, la partie supérieure de son corps s'agita doucement, et toute son attitude fut celle d'un homme qui se sent accablé par des bontés inattendues.

En somme, le fournisseur demanda, étant donnée la puissance de traction du Géant d'Acier, s'il ne serait pas possible d'atteler ses cages roulantes à la queue de notre train, et de les remorquer jusqu'à Etawah, la plus prochaine station du railway de Delhi à Allahabad.

C'était un trajet qui ne dépassait pas trois cent cinquante kilomètres, sur une route assez facile. «Est-il possible de satisfaire monsieur Van Guitt? demanda le colonel à l'ingénieur.

—Je n'y vois aucune difficulté, répondit Banks, et le Géant d'Acier ne s'apercevra même pas de ce surcroît de charge.

—Accordé, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro. Nous conduirons votre matériel jusqu'à Etawah. Entre voisins, il faut savoir s'entr'aider, même dans l'Himalaya.

—Colonel, répondit Mathias Van Guitt, je connaissais votre bonté, et, pour être franc, comme il s'agissait de me tirer d'embarras, j'avais un peu compté sur votre obligeance!

—Vous aviez eu raison,» répondit le colonel Munro. Tout étant ainsi convenu, Mathias Van Guitt se disposa à retourner au kraal, afin de congédier une partie de son personnel, qui lui devenait inutile. Il ne comptait garder avec lui que quatre chikaris, nécessaires à l'entretien des cages. «À demain donc, dit le colonel Munro.

—À demain, messieurs, répondit Mathias Van Guitt. J'attendrai au kraal l'arrivée de votre Géant d'Acier!»

Et le fournisseur, très heureux du succès de sa visite à Steam-House, se retira, non sans avoir fait sa sortie à la manière d'un acteur qui rentre dans la coulisse selon toutes les traditions de la comédie moderne.

Kâlagani, après avoir longuement regardé le colonel Munro, dont le voyage à la frontière du Népaul paraissait l'avoir sérieusement préoccupé, suivit le fournisseur.

Nos derniers préparatifs étaient achevés. Le matériel avait été remis en place. Du sanitarium de Steam-House, il ne restait plus rien. Les deux chars roulants n'attendaient plus que notre Géant d'Acier. L'éléphant devait les descendre d'abord jusqu'à la plaine, puis aller au kraal prendre les cages et les ramener pour former le train. Cela fait, il s'en irait directement à travers les plaines du Rohilkhande.

Le lendemain, 3 septembre, à sept heures du matin, le Géant d'Acier était prêt à reprendre les fonctions qu'il avait si consciencieusement remplies jusqu'alors. Mais, à cet instant, un incident, très inattendu, se produisit au grand ébahissement de tous.

Le foyer de la chaudière, enfermée dans les flancs de l'animal, avait été chargé de combustible. Kâlouth, qui venait de l'allumer, eut alors l'idée d'ouvrir la boîte à fumée,—à la paroi de laquelle se soudent les tubes destinés à conduire les produits de la combustion à travers la chaudière,—afin de voir si rien ne gênait le tirage.

Mais, à peine eut-il ouvert les portes de cette boîte, qu'il recula précipitamment, et une vingtaine de lanières furent projetées au dehors avec un sifflement bizarre.

Banks, Storr et moi, nous regardions, sans pouvoir deviner la cause de ce phénomène.

«Eh! Kâlouth, qu'y a-t-il? demanda Banks.

—Une pluie de serpents, monsieur!» s'écria le chauffeur. En effet, ces lanières étaient des serpents, qui avaient élu domicile dans les tubes de la chaudière, pour y mieux dormir sans doute. Les premières flammes du foyer venaient de les atteindre. Quelques-uns de ces reptiles, déjà brûlés, étaient tombés sur le sol, et si Kâlouth n'eût pas ouvert la boîte à fumée, ils eussent tous été rôtis en un instant. «Comment! s'écria le capitaine Hod, qui accourut, notre Géant d'Acier a un nid de serpents dans les entrailles!» Oui, ma foi! et des plus dangereux, de ces «whip snakes», serpents-fouets, «goulabis», cobras noirs, najas à lunettes, appartenant aux plus venimeuses espèces. Et, en même temps, un superbe python-tigre, de la famille des boas, montrait sa tête pointue à l'orifice supérieur de la cheminée, c'est-à-dire à l'extrémité de la trompe de l'éléphant, qui se déroulait au milieu des premières volutes de vapeur. Les serpents, sortis vivants des tubes, s'étaient rapidement et lestement dispersés dans les broussailles, sans que nous eussions eu le temps de les détruire. Mais le python ne put déguerpir si aisément du cylindre de tôle. Aussi le capitaine Hod se hâta-t-il d'aller prendre sa carabine, et, d'une balle, il lui brisa la tête. Goûmi, grimpant alors sur le Géant d'Acier, se hissa à l'orifice supérieur de sa trompe, et, avec l'aide de Kâlouth et de Storr, il parvint à en retirer l'énorme reptile. Rien de plus magnifique que ce boa, avec sa robe d'un vert mêlé de bleu, décorée d'anneaux réguliers et qui semblait avoir été taillée dans une peau de tigre. Il ne mesurait pas moins de cinq mètres de long sur une grosseur égale à celle du bras. C'était donc un superbe échantillon de ces ophidiens de l'Inde, et il eût avantageusement figuré dans la ménagerie de Mathias Van Guitt, vu le nom de python-tigre qu'on lui donne. Cependant, je dois avouer que le capitaine Hod ne crut pas devoir le porter à son propre compte.

Cette exécution faite, Kâlouth referma la boîte à fumée, le tirage s'opéra régulièrement, le feu du foyer s'activa au passage du courant d'air, la chaudière ne tarda pas à ronfler sourdement, et, trois quarts d'heure après, le manomètre indiquait une pression suffisante de la vapeur. Il n'y avait plus qu'à partir.

Les deux chars furent attelés l'un à l'autre, et le Géant d'Acier manoeuvra de manière à venir prendre la tête du train.

Un dernier coup d'oeil fut donné à l'admirable panorama qui se déroulait dans le sud, un dernier regard à cette merveilleuse chaîne dont le profil dentelait le fond du ciel vers le nord, un dernier adieu au Dawalaghiri, qui dominait de sa cime tout ce territoire de l'Inde septentrionale, et un coup de sifflet annonça le départ.

La descente sur la route sinueuse s'opéra sans difficulté. Le serre-frein atmosphérique retenait irrésistiblement les roues sur les pentes trop raides. Une heure après, notre train s'arrêtait à la limite inférieure du Tarryani, à la lisière de la plaine.

Le Géant d'Acier fut alors détaché, et, sous la conduite de Banks, du mécanicien et du chauffeur, il s'enfonça lentement sur l'une des larges routes de la forêt.

Deux heures plus tard, ses hennissements se faisaient entendre, et il débouchait de l'épais massif, remorquant les six cages de la ménagerie.

Dès son arrivée, Mathias Van Guitt renouvela ses remerciements au colonel Munro. Les cages, précédées d'une voiture destinée au logement du fournisseur et de ses hommes, furent attelées à notre train,—un véritable convoi, composé de huit wagons.

Nouveau signal de Banks, nouveau coup de sifflet réglementaire, et le Géant d'Acier, s'ébranlant, s'avança majestueusement sur la magnifique route qui descendait vers le sud. Steam-House et les cages de Mathias Van Guitt, chargées de fauves, ne semblaient pas plus lui peser qu'une simple voiture de déménagement.

«Eh bien, qu'en pensez-vous, monsieur le fournisseur? demanda le capitaine Hod.

—Je pense, capitaine, répondit, non sans quelque raison, Mathias Van Guitt, que si cet éléphant était de chair et d'os, il serait encore plus extraordinaire!»

Cette route n'était plus celle qui nous avait amenés au pied de l'Himalaya. Elle obliquait au sud-ouest vers Philibit, petite ville qui se trouvait à cent cinquante kilomètres de notre point de départ.

Ce trajet se fit tranquillement, à une vitesse modérée, sans ennuis, sans encombre. Mathias Van Guitt prenait quotidiennement place à la table de Steam-House, où son magnifique appétit faisait toujours honneur à la cuisine de monsieur Parazard. L'entretien de l'office exigea bientôt que les pourvoyeurs habituels fussent mis à contribution, et le capitaine Hod, bien guéri,—le coup de feu à l'adresse du python l'avait prouvé,—reprit son fusil de chasseur. D'ailleurs, en même temps que les gens du personnel, il fallait songer à nourrir les hôtes de la ménagerie. Ce soin revenait aux chikaris. Ces habiles Indous, sous la direction de Kâlagani, très adroit tireur lui-même, ne laissèrent pas s'appauvrir la réserve de chair de bison et d'antilope. Ce Kâlagani était vraiment un homme à part. Bien qu'il fût peu communicatif, le colonel Munro le traitait fort amicalement, n'étant pas de ceux qui oublient un service rendu. Le 10 septembre, le train contournait Philibit, sans s'y arrêter, mais il ne put éviter un rassemblement considérable d'Indous, qui vinrent lui rendre visite. Décidément, les fauves de Mathias Van Guitt, si remarquables qu'ils fussent, ne pouvaient supporter aucune comparaison avec le Géant d'Acier. On ne les regardait même pas à travers les barreaux de leurs cages, et toutes les admirations allaient à l'éléphant mécanique.

Le train continua à descendre ces longues plaines de l'Inde septentrionale, en laissant, à quelques lieues dans l'ouest; Bareilli, l'une des principales villes du Rohilkhande. Il s'avançait, tantôt au milieu de forêts peuplées d'un monde d'oiseaux dont Mathias Van Guitt nous faisait admirer «l'éclatant pennage», tantôt en plaine, à travers ces fourrés d'acacias épineux, hauts de deux à trois mètres, nommés par les Anglais «wait-a-bit-bush». Là se rencontraient en grand nombre des sangliers, très friands de la baie jaunâtre que produisent ces arbustes. Quelques uns de ces suiliens furent tués, non sans péril, car ce sont des animaux véritablement sauvages et dangereux. En diverses occasions, le capitaine Hod et Kâlagani eurent lieu de déployer ce sang-froid et cette adresse qui en faisaient deux chasseurs hors ligne.

Entre Philibit et la station d'Etawah, le train dut franchir une portion du haut Gange, et, peu de temps après, l'un de ses importants tributaires, le Kali-Nadi.

Tout le matériel roulant de la ménagerie fut détaché, et Steam-House, transformé en appareil flottant, se transporta aisément d'une rive à l'autre à la surface du fleuve.

Il n'en fut pas de même pour le train de Mathias Van Guitt. Le bac fut mis en réquisition, et les cages durent traverser les deux cours d'eau l'une après l'autre. Si ce passage exigea un certain temps, il s'effectua, du moins, sans grandes difficultés. Le fournisseur n'en était pas à son coup d'essai, et ses gens avaient eu déjà à franchir plusieurs fleuves, lorsqu'ils se rendaient à la frontière himalayenne.

Bref, sans incidents dignes d'être relatés, à la date du 17 septembre, nous avions atteint le railway de Delhi à Allahabad, à moins de cent pas de la station d'Etawah.

C'était là que notre convoi allait se diviser en deux parties, qui n'étaient pas destinées à se rejoindre.

La première devait continuer à descendre vers le sud à travers les territoires du vaste royaume de Scindia, de manière à gagner les Vindhyas et la présidence de Bombay.

La seconde, placée sur les truks du chemin de fer, allait rejoindre Allahabad, et, de là, par le railway de Bombay, atteindre le littoral de la mer des Indes.

On s'arrêta donc, et le campement fut organisé pour la nuit. Le lendemain, dès l'aube, pendant que le fournisseur prendrait la route du sud-est, nous devions, en coupant cette route à angle droit, suivre à peu près le soixante-dix-septième méridien.

Mais, en même temps qu'il nous quittait, Mathias Van Guitt allait se séparer de la partie de son personnel qui ne lui était plus utile. À l'exception de deux Indous, nécessaires au service des cages pendant un voyage qui ne devait durer que deux ou trois jours, il n'avait besoin de personne. Arrivé au port de Bombay, où l'attendait un navire en partance pour l'Europe, le transbordement de sa marchandise se ferait par les chargeurs ordinaires du port.

De ce fait, quelques-uns de ses chikaris redevenaient libres, et en particulier Kâlagani.

On sait comment et pourquoi nous nous étions véritablement attachés à cet Indou, depuis les services qu'il avait rendus au colonel Munro et au capitaine Hod.

Lorsque Mathias Van Guitt eut congédié ses hommes, Banks crut voir que Kâlagani ne savait trop que devenir, et il lui demanda s'il lui conviendrait de nous accompagner jusqu'à Bombay.

Kâlagani, après avoir réfléchi un instant, accepta l'offre de l'ingénieur, et le colonel Munro lui témoigna la satisfaction qu'il éprouvait à lui venir en aide en cette occasion. L'Indou allait donc faire partie du personnel de Steam-House, et, par sa connaissance de toute cette partie de l'Inde, il pouvait nous être fort utile.

Le lendemain, le camp était levé. Il n'y avait plus aucun intérêt à prolonger notre halte. Le Géant d'Acier était en pression. Banks donna à Storr l'ordre de se tenir prêt.

Il ne restait plus qu'à prendre congé de notre ami le fournisseur. Ce fut très simple de notre part. De la sienne, ce fut naturellement plus théâtral.

Les remerciements de Mathias Van Guitt pour le service que venait de lui rendre le colonel Munro prirent nécessairement la forme amplicative. Il «joua» remarquablement ce dernier acte, et fut parfait dans la grande scène des adieux.

Par un mouvement des muscles de l'avant-bras, sa main droite se plaça en pronation, de telle sorte que la paume en était tournée vers la terre. Cela voulait dire qu'ici-bas, il n'oublierait jamais ce qu'il devait au colonel Munro, et que si la reconnaissance était bannie de ce monde, elle trouverait un dernier asile dans son coeur.

Puis, par un mouvement inverse, il reploya sa main en supination, c'est-à-dire qu'il en retourna la paume, en l'élevant vers le zénith. Ce qui signifiait que, même là-haut, les sentiments ne s'éteindraient pas en lui, et que toute une éternité de gratitude ne saurait acquitter les obligations qu'il avait contractées.

Le colonel Munro remercia Mathias Van Guitt comme il convenait, et, quelques minutes après, le fournisseur des maisons de Hambourg et de Londres avait disparu à nos yeux.

CHAPITRE VII
Le passage de la Betwa.

À cette date précise du 18 septembre, voici quelle était exactement notre position, calculée du point de départ, du point de halte, du point d'arrivée:

1° De Calcutta, treize cents kilomètres;

2° Du sanitarium de l'Himalaya, trois cent quatre-vingts kilomètres;

3° De Bombay, seize cents kilomètres.

À ne considérer que la distance, nous n'avions pas encore accompli la moitié de notre itinéraire; mais, en tenant compte des sept semaines que Steam-House avait passées sur la frontière himalayenne, plus de la moitié du temps qui devait être consacré à ce voyage était écoulée. Nous avions quitté Calcutta le 6 mars. Avant deux mois, si rien ne contrariait notre marche, nous pensions avoir atteint le littoral ouest de l'Indoustan.

Notre itinéraire, d'ailleurs, allait être réduit dans une certaine mesure. La résolution prise d'éviter les grandes villes compromises dans la révolte de 1857, nous obligeait à descendre plus directement au sud. À travers les magnifiques provinces du royaume de Scindia, s'ouvraient de belles routes carrossables, et le Géant d'Acier ne devait rencontrer aucun obstacle, au moins jusqu'aux montagnes du centre. Le voyage promettait donc de s'accomplir dans les meilleures conditions de facilité et de sécurité.

Ce qui devait le rendre plus aisé encore, c'était la présence de Kâlagani dans le personnel de Steam-House. Cet Indou connaissait admirablement toute cette partie de la péninsule. Banks put le constater ce jour-là. Après déjeuner, pendant que le colonel Munro et le capitaine Hod faisaient leur sieste, Banks lui demanda en quelle qualité il avait maintes fois parcouru ces provinces.

«J'étais attaché, répondit Kâlagani, à l'une de ces nombreuses caravanes de Banjaris, qui transportent à dos de boeufs des approvisionnements de céréales, soit pour le compte du gouvernement, soit pour le compte des particuliers. En cette qualité, j'ai vingt fois remonté ou descendu les territoires du centre et du nord de l'Inde.

—Ces caravanes parcourent-elles encore cette partie de la péninsule? demanda l'ingénieur.

—Oui, monsieur, répondit Kâlagani, et, à cette époque de l'année, je serais bien surpris si nous ne rencontrions pas une troupe de Banjaris en marche vers le nord.

—Eh bien, Kâlagani, reprit Banks, la parfaite connaissance que vous avez de ces territoires nous sera fort utile. Au lieu de passer par les grandes villes du royaume de Scindia, nous irons à travers les campagnes, et vous serez notre guide.

—Volontiers, monsieur,» répondit l'Indou, de ce ton froid qui lui était habituel et auquel je n'étais pas encore parvenu à m'accoutumer. Puis, il ajouta: «Voulez-vous que je vous indique d'une façon générale la direction qu'il faudra suivre?

—S'il vous plaît.» Et, ce disant, Banks étala sur la table une carte à grands points qui retraçait cette portion de l'Inde, afin de contrôler l'exactitude des renseignements de Kâlagani. «Rien n'est plus simple, reprit l'Indou. Une ligne presque droite va nous conduire du railway de Delhi au railway de Bombay, qui font leur jonction à Allahabad. De la station d'Etawah que nous venons de quitter à la frontière du Bundelkund, il n'y aura qu'un cours d'eau important à franchir, la Jumna, et de cette frontière aux monts Vindhyas, un second cours d'eau, la Betwa. Au cas même où ces deux rivières seraient débordées à la suite de la saison des pluies, le train flottant ne sera pas gêné, je pense, pour passer d'une rive à l'autre.

—Il n'y aura aucune difficulté sérieuse, répondit l'ingénieur; et, une fois arrivés aux Vindhyas?…

—Nous inclinerons un peu vers le sud-est, afin de choisir un col praticable. Là encore, aucun obstacle n'entravera notre marche. Je connais un passage dont les pentes sont modérées. C'est le col de Sirgour, que les attelages prennent de préférence.

—Partout où passent des chevaux, dis-je, notre Géant d'Acier ne peut-il passer?

—Il le peut certainement, répondit Banks; mais, au delà du col de Sirgour, le pays est très accidenté. N'y aurait-il pas lieu d'aborder les Vindhyas, en prenant direction à travers le Bhopal?

—Là, les villes sont nombreuses, répondit Kâlagani, il sera difficile de les éviter, et les Cipayes s'y sont plus particulièrement signalés dans la guerre de l'indépendance.»

Je fus un peu surpris de cette qualification, «guerre de l'indépendance», que Kâlagani donnait à la révolte de 1857. Mais il ne fallait pas oublier que c'était un Indou, non un Anglais, qui parlait. Il ne semblait pas, d'ailleurs, que Kâlagani eût pris part à la révolte, ou, du moins, il n'avait jamais rien dit qui pût le faire croire.

«Soit, reprit Banks, nous laisserons les villes du Bhopal dans l'ouest, et si vous êtes certain que le col de Sirgour nous donne accès à quelque route praticable…

—Une route que j'ai souvent parcourue, monsieur, et qui, après avoir contourné le lac Puturia, va, à quarante milles de là, aboutir au railway de Bombay à Allahabad, près de Jubbulpore.

—En effet, répondit Banks, qui suivait sur la carte les indications données par l'Indou; et à partir de ce point?…

—La grande route se dirige vers le sud-ouest et longe pour ainsi dire la voie ferrée jusqu'à Bombay.

—C'est entendu, répondit Banks. Je ne vois aucun obstacle sérieux à traverser les Vindhyas, et cet itinéraire nous convient. Aux services que vous nous avez déjà rendus, Kâlagani, vous en ajoutez un autre, que nous n'oublierons pas.»

Kâlagani s'inclina, et il allait se retirer, lorsque, se ravisant, il revint vers l'ingénieur. «Vous avez une question à me faire? dit Banks.

—Oui, monsieur, répondit l'Indou. Pourrais-je vous demander pourquoi vous tenez plus particulièrement à éviter les principales villes du Bundelkund?»

Banks me regarda. Il n'y avait aucune raison pour cacher à Kâlagani ce qui concernait sir Edward Munro, et l'Indou fut mis au courant de la situation du colonel.

Kâlagani écouta très attentivement ce que lui apprit l'ingénieur.
Puis, d'un ton qui dénotait quelque surprise:

«Le colonel Munro, dit-il, n'a plus rien à redouter de Nana Sahib, au moins dans ces provinces.

—Ni dans ces provinces ni ailleurs, répondit Banks. Pourquoi dites-vous «dans ces provinces?»

—Parce que, si le nabab a reparu, comme on l'a prétendu, il y a quelques mois, dans la présidence de Bombay, dit Kâlagani, les recherches n'ont pu faire connaître sa retraite, et il est très probable qu'il a de nouveau franchi la frontière indochinoise.»

Cette réponse semblait prouver ceci: c'est que Kâlagani ignorait ce qui s'était passé dans la région des monts Sautpourra, et que, le mois de mai dernier, Nana Sahib avait été tué par des soldats de l'armée royale au pâl de Tandît.

«Je vois, Kâlagani, dit alors Banks, que les nouvelles qui courent l'Inde ont quelque peine à arriver jusqu'aux forets de l'Himalaya!» L'Indou nous regarda fixement, sans répondre, comme un homme qui ne comprend pas. «Oui, reprit Banks, vous semblez ignorer que Nana Sahib est mort.

—Nana Sahib est mort? s'écria Kâlagani.

—Sans doute, répondit Banks, et c'est le gouvernement qui a fait connaître dans quelles circonstances il a été tué.

—Tué? dit Kâlagani, en secouant la tête. Où donc Nana Sahib aurait-il été tué?

—Au pâl de Tandît, dans les monts Sautpourra.

—Et quand?…

—Il y a près de quatre mois déjà, répondit l'ingénieur, le 25 mai dernier.» Kâlagani, dont le regard me parut singulier en ce moment, s'était croisé les bras et restait silencieux. «Avez-vous des raisons, lui demandai-je, de ne pas croire à la mort de Nana Sahib?

—Aucune, messieurs, se contenta de répondre Kâlagani. Je crois ce que vous me dites.» Un instant après, Banks et moi, nous étions seuls, et l'ingénieur ajoutait, non sans raison:

«Tous les Indous en sont là! Le chef des Cipayes révoltés est devenu légendaire. Jamais ces superstitieux ne croiront qu'il a été tué, puisqu'ils ne l'ont pas vu pendre!

—Il en est d'eux, répondis-je, comme des vieux grognards de l'Empire, qui, vingt ans après sa mort, soutenaient que Napoléon vivait toujours!»

Depuis le passage du haut Gange, que Steam-House avait effectué quinze jours auparavant, un fertile pays développait ses magnifiques routes devant le Géant d'Acier. C'était le Doâb, compris dans cet angle que forment le Gange et la Jumna, avant de se rejoindre près d'Allahabad. Plaines alluvionnaires, défrichées par les brahmanes vingt siècles avant l'ère chrétienne, procédés de culture encore très rudimentaires chez les paysans, grands travaux de canalisation dus aux ingénieurs anglais, champs de cotonniers qui prospèrent plus spécialement sur ce territoire, gémissements de la presse à coton qui fonctionne auprès de chaque village, chant des ouvriers qui la mettent en mouvement, telles sont les impressions qui me sont restées de ce Doâb, où fut autrefois fondée la primitive église.

Le voyage s'accomplissait dans les meilleures conditions. Les sites variaient, on pourrait dire, au gré de notre fantaisie. L'habitation se déplaçait, sans fatigue, pour le plaisir de nos yeux. N'était-ce donc pas là, ainsi que l'avait prétendu Banks, le dernier mot du progrès dans l'art de la locomotion? Charrettes à boeufs, voitures à chevaux ou à mules, wagons de railways, qu'êtes-vous auprès de nos maisons roulantes!

Le 19 septembre. Steam-House s'arrêtait sur la rive gauche de la Jumna. Cet important cours d'eau délimite dans la partie centrale de la péninsule le pays des Rajahs proprement dit ou Rajasthan, de l'Indoustan, qui est plus particulièrement le pays des Indous.

Une première crue commençait à élever les eaux de la Jumna. Le courant se faisait plus rapidement sentir; mais, tout en rendant notre passage un peu moins facile, il ne pouvait l'empêcher. Banks prit quelques précautions, Il fallut chercher un meilleur point d'atterrissement. On le trouva. Une demi-heure après, Steam-House remontait la berge opposée du fleuve. Aux trains des railways, il faut des ponts établis à grands frais, et l'un de ces ponts, de construction tubulaire, enjambe la Jumna près de la forteresse de Selimgarh, près de Delhi. À notre Géant d'Acier, aux deux chars qu'il remorquait, les cours d'eau offraient une voie aussi facile que les plus belles routes macadamisées de la péninsule.

Au delà de la Jumna, les territoires du Rajasthan comptent un certain nombre de ces villes que la prévoyance de l'ingénieur voulait écarter de son itinéraire. Sur la gauche, c'était Gwalior, au bord de la rivière de Sawunrika, campée sur son bloc de basalte, avec sa superbe mosquée de Musjid, son palais de Pâl, sa curieuse porte des Éléphants, sa forteresse célèbre, son Vihara de création bouddhique; vieille cité, à laquelle la ville moderne de Lashkar, bâtie à deux kilomètres plus loin, fait maintenant une sérieuse concurrence. Là, au fond de ce Gibraltar de l'Inde, la Rani de Jansi, la compagne dévouée de Nana Sahib, avait lutté héroïquement jusqu'à la dernière heure. Là, dans cette rencontre avec deux escadrons du 8e hussards de l'armée royale, elle fut tuée, on le sait, de la main même du colonel Munro, qui avait pris part à l'action avec un bataillon de son régiment. De ce jour, on le sait aussi, cette implacable haine de Nana Sahib, dont le nabab avait poursuivi la satisfaction jusqu'à son dernier soupir! Oui! mieux valait que sir Edward Munro n'allât pas raviver ses souvenirs aux portes de Gwalior!

Après Gwalior, dans l'ouest de notre nouvel itinéraire, c'était Antri, et sa vaste plaine, d'où émergent ça et là de nombreux pics, comme les îlots d'un archipel. C'était Duttiah, qui ne compte pas encore cinq siècles d'existence, dont on admire les maisons coquettes, la forteresse centrale, les temples à flèches variées, le palais abandonné de Birsing-Deo, l'arsenal de Tôpe-Kana,—le tout formant la capitale de ce royaume de Duttiah, découpé dans l'angle nord du Bundelkund, et qui s'est rangé sous la protection de l'Angleterre. Ainsi que Gwalior, Antri et Duttiah avaient été gravement touchées par le mouvement insurrectionnel de 1857.

C'était enfin Jansi, dont nous passions à moins de quarante kilomètres, à la date du 22 septembre. Cette cité forme la plus importante station militaire du Bundelkund, et l'esprit de révolte y est toujours vivace dans le bas peuple. Jansi, ville relativement moderne, fait un important commerce de mousselines indigènes et de cotonnades bleues. Il ne s'y trouve aucun monument antérieur à sa fondation, qui ne date que du XVIIe siècle. Cependant, il est intéressant de visiter sa citadelle, dont les projectiles anglais n'ont pu détruire les murailles extérieures, et sa nécropole des rajahs, d'un aspect extrêmement pittoresque. Mais là fut la principale forteresse des Cipayes révoltés de l'Inde centrale. Là, l'intrépide Rani provoqua le premier soulèvement qui devait bientôt envahir tout le Bundelkund. Là, sir Hugh Rose dut livrer un combat qui ne dura pas moins de six jours, pendant lequel il perdit quinze pour cent de son effectif. Là, malgré leur acharnement, Tantia Topi, Balao Rao, frère de Nana Sahib, la Rani enfin, bien qu'ils fussent aidés d'une garnison de douze mille Cipayes et secourus par une armée de vingt mille, durent céder à la supériorité des armes anglaises! Là, ainsi que nous l'avait raconté Mac Neil, le colonel Munro avait sauvé la vie de son sergent, en lui faisant aumône de la dernière goutte d'eau qui lui restait. Oui! Jansi, plus que n'importe quelle autre de ces cités aux funestes souvenirs, devait être écartée d'un itinéraire dont les meilleurs amis du colonel avaient choisi les étapes!

Le lendemain, 23 septembre, une rencontre, qui nous retarda pendant quelques heures, vint justifier une des observations précédemment faites par Kâlagani.

Il était onze heures du matin. Le déjeuner achevé, nous étions tous assis pour la sieste, les uns sous la vérandah, les autres dans le salon de Steam-House. Le Géant d'Acier marchait à raison de neuf à dix kilomètres à l'heure. Une magnifique route, ombragée de beaux arbres, se dessinait devant lui entre des champs de cotonniers et de céréales. Le temps était beau, le soleil vif. Un arrosage «municipal» de ce grand chemin n'eût pas été à dédaigner, il faut en convenir, et le vent soulevait une fine poussière blanche en avant de notre train.

Mais ce fut bien autre chose, lorsque, dans une portée de deux ou trois milles, l'atmosphère nous parut emplie de tels tourbillons de poussière, qu'un violent simoun n'eût pas soulevé de plus épais nuage dans le désert lybique.

«Je ne comprends pas comment peut se produire ce phénomène, dit
Banks, puisque la brise est légère.

—Kâlagani nous expliquera cela,» répondit le colonel Munro. On appela l'Indou, qui vint jusqu'à la vérandah, observa la route, et, sans hésiter: «C'est une longue caravane qui remonte vers le nord, dit-il, et, ainsi que je vous en ai prévenu, monsieur Banks, c'est très probablement une caravane de Banjaris.

—Eh bien, Kâlagani, dit Banks, vous allez sans doute retrouver là quelques-uns de vos anciens compagnons?

—C'est possible, monsieur, répondit l'Indou, puisque j'ai longtemps vécu parmi ces tribus nomades.

—Avez-vous donc l'intention de nous quitter pour vous joindre à eux? demanda le capitaine Hod.

—Nullement,» répondit Kâlagani. L'Indou ne s'était pas trompé. Une demi-heure plus tard, le Géant d'Acier, si puissant qu'il fût, était forcé de suspendre sa marche devant une muraille de ruminants.

Mais il n'y eut pas lieu de regretter ce retard. Le spectacle qui s'offrait à nos yeux valait la peine d'être observé.

Un troupeau, comptant au moins quatre à cinq mille boeufs, encombrait la route, vers le sud, sur un espace de plusieurs kilomètres. Ainsi que venait de l'annoncer Kâlagani, ce convoi de ruminants appartenait à une caravane de Banjaris.

«Les Banjaris, nous dit Banks, sont les véritables Zingaris de l'Indoustan. Peuple plutôt que tribu, sans demeure fixe, ils vivent l'été sous la tente, l'hiver sous la hutte. Ce sont les porte-faix de la péninsule, et je les ai vus à l'oeuvre pendant l'insurrection de 1857. Par une sorte de convention tacite entre les belligérants, on laissait leurs convois traverser les provinces troublées par la révolte. C'étaient, en effet, les approvisionneurs du pays, et ils nourrissaient aussi bien l'armée royale que l'armée native. S'il fallait absolument leur assigner une patrie dans l'Inde, à ces nomades, ce serait le Rapoutana, et plus spécialement peut-être le royaume de Milwar. Mais, puisqu'ils vont défiler devant nous, mon cher Maucler. je vous engage à examiner attentivement ces Banjaris.»

Notre train s'était prudemment rangé sur l'un des côtés de la grande route. Il n'aurait pu résister à cette avalanche de bêtes cornues, devant laquelle les fauves eux-mêmes n'hésitent pas à déguerpir.

Ainsi que me l'avait recommandé Banks, j'observai avec attention ce long cortège; mais, auparavant, je dois constater que Steam-House, en cette circonstance, ne parut pas produire son effet ordinaire. Le Géant d'Acier, si habitué à provoquer l'admiration générale, attira à peine l'attention de ces Banjaris, accoutumés sans doute à ne s'étonner de rien.

Hommes et femmes de cette race bohémienne étaient admirables;— ceux-là grands, vigoureux, les traits fins, le nez aquilin, les cheveux bouclés, couleur d'un bronze dans lequel le cuivre rouge dominerait l'étain, vêtus de la longue tunique et du turban, armés de la lance, du bouclier, de la rondache et de la grande épée qui se porte en sautoir;—celles-là, hautes de stature, bien proportionnées, fières comme les hommes de leur clan, le buste emprisonné dans un corselet, le bas du corps perdu sous les plis d'une large jupe, le tout enveloppé, de la tête aux pieds, dans une draperie élégante, bijoux aux oreilles, colliers au cou, bracelets aux bras, anneaux aux chevilles, en or, en ivoire, en coquillages.

Près de ces hommes, femmes, vieillards, enfants, marchaient d'un pas paisible des milliers de boeufs, sans selle ni licou, agitant les glands rouges ou faisant sonner les clochettes de leurs têtes, portant sur l'échine un double sac, qui contient le blé ou autres céréales.

C'était là une tribu tout entière, partie en caravane, sous la direction d'un chef élu, le «naik», dont le pouvoir est sans limite pendant la durée de son mandat. À lui seul de diriger le convoi, de fixer les heures de halte, de disposer les lignes de campement.

En tête marchait un taureau de grande taille, aux allures superbes, drapé d'étoffes éclatantes, agrémenté d'une grappe de sonnettes et d'ornements de coquillages. Je demandai à Banks s'il savait quelles étaient les fonctions de ce magnifique animal.

«Kâlagani pourrait nous le dire avec certitude, répondit l'ingénieur. Où donc est-il?»

Kâlagani fut appelé. Il ne parut pas. On le chercha. Il n'était plus à Steam-House.

«Il est allé sans doute renouveler connaissance avec quelqu'un de ses anciens compagnons, dit le colonel Munro, mais il nous rejoindra avant le départ.»

Rien de plus naturel. Aussi n'y avait-il pas à s'inquiéter de l'absence momentanée de l'Indou; et, cependant, à part moi, elle ne laissa pas de me préoccuper.

«Eh bien, dit alors Banks, si je ne me trompe, ce taureau, dans les caravanes de Banjaris, est le représentant de leur divinité. Par où il va, on va. Quand il s'arrête, on campe, mais j'imagine bien qu'il obéit secrètement aux injonctions du naik. Bref, c'est en lui que se résume toute la religion de ces nomades.»

Ce ne fut que deux heures après le commencement du défilé, que nous commençâmes à apercevoir la fin de cet interminable cortège. Je cherchais Kâlagani dans l'arrière-garde, lorsqu'il parut, accompagné d'un Indou qui n'appartenait pas au type banjari. Sans doute, c'était un de ces indigènes qui louent temporairement leurs services aux caravanes, ainsi que l'avait fait plusieurs fois Kâlagani. Tous deux causaient froidement, à mi-lèvres, pourrait-on dire. De qui ou de quoi parlaient-ils? Probablement du pays que venait de traverser la tribu en marche,—pays dans lequel nous allions nous engager sous la direction de notre nouveau guide.

Cet indigène, qui était resté à la queue de la caravane, s'arrêta un instant en passant devant Steam-House. Il observa avec intérêt le train précédé de son éléphant artificiel, et il me sembla qu'il regardait plus particulièrement le colonel Munro, mais il ne nous adressa pas la parole. Puis, faisant un signe d'adieu à Kâlagani, il rejoignit le cortège et eut bientôt disparu dans un nuage de poussière.

Lorsque Kâlagani fut revenu près de nous, il s'adressa au colonel
Munro sans attendre d'être interrogé:

«Un de mes anciens compagnons, qui est depuis deux mois au service de la caravane,» se contenta-t-il de dire.

Ce fut tout. Kâlagani reprit sa place dans notre train, et bientôt Steam-House courait sur la route, frappée de larges empreintes par le sabot de ces milliers de boeufs.

Le lendemain, 24 septembre, le train s'arrêtait pour passer la nuit à cinq ou six kilomètres dans l'est d'Ourtcha, sur la rive gauche de la Betwa, l'un des principaux tributaires de la Jumna.

D'Ourtcha, rien à dire ni à voir. C'est l'ancienne capitale du Bundelkund, une ville qui fut florissante dans la première moitié du dix-septième siècle. Mais les Mongols d'une part, les Maharates de l'autre, lui portèrent de terribles coups, dont elle ne se releva pas. Et, maintenant, l'une des grandes cités de l'Inde centrale n'est plus qu'une bourgade, qui abrite misérablement quelques centaines de paysans.

J'ai dit que nous étions venus camper sur les bords de la Betwa. Il est plus juste de dire que le train fit halte à une certaine distance de sa rive gauche.

En effet, cet important cours d'eau, en pleine crue, débordait alors de son lit et recouvrait largement ses berges. De là quelques difficultés, peut-être, pour effectuer notre passage. Ce serait à examiner le lendemain. La nuit était déjà trop sombre pour permettre à Banks d'aviser.

Il s'ensuit donc qu'aussitôt après la sieste du soir, chacun de nous regagna sa cabine et alla se coucher.

Jamais, à moins de circonstances particulières, nous ne faisions surveiller le campement pendant la nuit. À quoi bon? Pouvait-on enlever nos maisons roulantes? Non! Pouvait-on voler notre éléphant? Pas davantage. Il se serait défendu rien que par son propre poids. Quant à la possibilité d'une attaque de la part des quelques maraudeurs qui courent ces provinces, c'eût été bien invraisemblable. D'ailleurs, si aucun de nos gens ne montait la garde pendant la nuit, les deux chiens, Phann et Black, étaient là, qui nous auraient prévenus de toute approche suspecte.

C'est précisément ce qui arriva pendant cette nuit. Vers deux heures du matin, des aboiements nous réveillèrent. Je me levai aussitôt et trouvai mes compagnons sur pied.

«Qu'y a-t-il donc? demanda le colonel Munro.

—Les chiens aboient, répondit Banks, et, certainement, ils ne le font pas sans raison.

—Quelque panthère qui aura toussé dans les fourrés voisins! dit le capitaine Hod. Descendons, visitons la lisière du bois, et, par précaution, prenons nos fusils.»

Le sergent Mac Neil, Kâlagani, Goûmi, étaient déjà sur le front du campement, écoutant, discutant, tâchant de se rendre compte de ce qui se passait dans l'ombre. Nous les rejoignîmes.

«Eh bien, dit le capitaine Hod, n'avons-nous pas affaire à deux ou trois fauves qui seront venus boire sur la berge?

—Kâlagani ne le pense pas, répondit Mac Neil.

—Qu'y a-t-il, selon vous? demanda le colonel Munro à l'Indou, qui venait de nous rejoindre.

—Je ne sais, colonel Munro, répondit Kâlagani, mais il ne s'agit là ni de tigres, ni de panthères, ni même de chacals. Je crois entrevoir sous les arbres une masse confuse…

—Nous le saurons bien! s'écria le capitaine Hod, songeant toujours au cinquantième tigre qui lui manquait.

—Attendez, Hod, lui dit Banks. Dans le Bundelkund, il est toujours bon de se défier des coureurs de grandes routes.

—Nous sommes en nombre et bien armés! répondit le capitaine Hod.
Je veux en avoir le coeur net!

—Soit!» dit Banks. Les deux chiens aboyaient toujours, mais sans manifester aucun symptôme de cette colère qu'eut inévitablement provoquée l'approche d'animaux féroces.

«Munro, dit alors Banks, demeure au campement avec Mac Neil et les autres. Pendant ce temps, Hod, Maucler, Kâlagani et moi, nous irons en reconnaissance.

—Venez-vous?» cria le capitaine Hod, qui, en même temps, fit signe à Fox de l'accompagner. Phann et Black, déjà sous le couvert des premiers arbres, montraient le chemin. Il n'y avait qu'à les suivre.

À peine étions-nous sons bois, qu'un bruit de pas se fit entendre. Évidemment, une troupe nombreuse battait l'estrade sur la lisière de notre campement. On entrevoyait quelques ombres silencieuses, qui s'enfuyaient à travers les fourrés.

Les deux chiens, courant, aboyant, allaient et venaient à quelques pas en avant.

«Qui va là?» cria le capitaine Hod.

Pas de réponse.

«Ou ces gens-là ne veulent pas répondre, dit Banks, ou ils ne comprennent pas l'anglais.

—Eh bien, ils comprennent l'indou, répondis-je.

—Kâlagani, dit Banks, criez en indou que si l'on ne répond pas, nous faisons feu.» Kâlagani, employant l'idiome particulier aux indigènes de l'Inde centrale, donna l'ordre aux rôdeurs d'avancer.

Pas plus de réponse que la première fois.

Un coup de fusil éclata alors. L'impatient capitaine Hod venait de tirer, au jugé, sur une ombre qui se dérobait entre les arbres. Une confuse agitation suivit la détonation de la carabine. Il nous sembla que toute une troupe d'individus se dispersait à droite et à gauche. Cela fut même certain, lorsque Phann et Black, qui s'étaient lancés en avant, revinrent tranquillement, ne donnant plus aucun signe d'inquiétude. «Quels qu'ils soient, rôdeurs ou maraudeurs, dit le capitaine Hod, ces gens-là ont battu vite en retraite!

—Évidemment, répondit Banks, et nous n'avons plus qu'à revenir à
Steam-House. Mais, par précaution, on veillera jusqu'au jour.»

Quelques instants après, nous avions rejoint nos compagnons. Mac Neil, Goûmi, Fox, s'arrangèrent pour prendre à tour de rôle la garde du camp, pendant que nous regagnions nos cabines.

La nuit s'acheva sans trouble. Il y avait donc lieu de penser que, voyant Steam-House bien défendue, les visiteurs avaient renoncé à prolonger leur visite.

Le lendemain, 25 septembre, tandis que se faisaient les préparatifs du départ, le colonel Munro, le capitaine Hod, Mac Neil, Kâlagani et moi, nous voulûmes explorer une dernière fois la lisière de la forêt.

De la bande qui s'y était aventurée pendant la nuit, il ne restait aucune trace. En tout cas, nulle nécessité de s'en préoccuper.

Lorsque nous fûmes de retour, Banks prit ses dispositions pour effectuer le passage de la Betwa. Cette rivière, largement débordée, promenait ses eaux jaunâtres bien au delà de ses berges. Le courant se déplaçait avec une extrême rapidité, et il serait nécessaire que le Géant d'Acier lui fît tête, afin de ne pas être entraîné trop en aval.

L'ingénieur s'était d'abord occupé de trouver l'endroit le plus propice au débarquement. Sa longue-vue aux yeux, il essayait de découvrir le point où il conviendrait d'atteindre la rive droite. Le lit de la Betwa se développait, en cette portion de son cours sur une largeur d'un mille environ, Ce serait donc le plus long trajet nautique que le train flottant aurait eu à faire jusqu'ici.

«Mais, demandai-je, comment s'y prennent les voyageurs ou les marchands, lorsqu'ils se trouvent arrêtés devant les cours d'eau par de pareilles crues? Il me semble difficile que des bacs puissent résister à de tels courants, qui ressemblent à des rapides.

—Eh bien, répondit le capitaine Hod, rien n'est plus simple! Ils ne passent pas!

—Si, répondit Banks, ils passent, quand ils ont des éléphants à leur disposition.

—Eh quoi! des éléphants peuvent-ils donc franchir de telles distances à la nage?

—Sans doute, et voici comment on procède, répondit l'ingénieur.
Tous les bagages sont placés sur le dos de ces…

—Proboscidiens!… dit le capitaine Hod, en souvenir de son ami
Mathias Van Guitt.

—Et les mahouts les forcent d'entrer dans le courant, reprit Banks. Tout d'abord, l'animal hésite, il recule, il pousse des hennissements; mais, prenant bientôt son parti, il entre dans le fleuve, il se met à la nage et traverse bravement le cours d'eau. Quelques-uns, j'en conviens, sont parfois entraînés et disparaissent au milieu des rapides; mais c'est assez rare, lorsqu'ils sont dirigés par un guide adroit.

—Bon! dit le capitaine Hod, si nous n'avons pas «des» éléphants, nous en avons un…

—Et celui-là nous suffira, répondit Banks. N'est-il pas semblable à cet Oructor Amphibolis de l'Américain Evans, qui, dès 1804, roulait sur la terre et nageait sur les eaux?»

Chacun reprit sa place dans le train, Kâlouth à son foyer, Storr dans sa tourelle, Banks près de lui, faisant office de timonier.

Il fallait franchir une cinquantaine de pieds sur la berge inondée, avant d'atteindre les premières nappes du courant. Doucement, le Géant d'Acier s'ébranla et se mit en marche. Ses larges pattes se mouillèrent, mais il ne flottait pas encore. Le passage du terrain solide à la surface liquide ne devait se faire qu'avec précaution.

Soudain, le bruit de cette agitation qui s'était produite pendant la nuit, se propagea jusqu'à nous. Une centaine d'individus, gesticulant et grimaçant, venaient de sortir du bois. «Mille diables! C'étaient des singes!» s'écria le capitaine Hod, en riant de bon coeur. Et, en effet, toute une troupe de ces représentants de la gent simiesque s'avançait vers Steam-House en un groupe compact. «Que veulent-ils? demanda Mac Neil.

—Nous attaquer, sans doute! répondit le capitaine Hod, toujours prêt à la défense.

—Non! Il n'y a rien à craindre, dit Kâlagani, qui avait eu le temps d'observer la bande de singes.

—Mais enfin que veulent-ils? demanda une seconde fois le sergent
Mac Neil.

—Passer la rivière en notre compagnie, et rien de plus!» répondit l'Indou. Kâlagani ne se trompait pas. Nous n'avions point affaire à des gibbons aux longs bras velus, importuns et insolents, ni à des «membres de l'aristocratique famille» qui habite le palais de Bénarès. C'étaient des singes de l'espèce des Langours, les plus grands de la péninsule, souples quadrumanes, à la peau noire, à la face glabre, entourée d'un collier de favoris blancs, qui leur donne l'aspect de vieux avocats. En fait de poses bizarres et de gestes démesurés, ils en auraient remontré à Mathias Van Guitt lui-même. Leur fourrure chinchilla était grise au dos, blanche au ventre, et ils portaient la queue en trompette. Ce que j'appris alors, c'est que ces Langours sont des animaux sacrés dans toute l'Inde. Une légende dit qu'ils descendent de ces guerriers du Rama qui conquirent l'île de Ceylan. À Amber, ils occupent un palais, le Zenanah, dont ils font amicalement les honneurs aux touristes. Il est expressément défendu de les tuer, et la désobéissance à cette loi a déjà coûté la vie à plusieurs officiers anglais. Ces singes, assez doux de caractère, facilement domesticables, sont très dangereux lorsqu'on les attaque, et, s'ils ne sont que blessés, M. Louis Rousselet a pu justement dire qu'ils devenaient aussi redoutables que des hyènes ou des panthères.

Mais il n'était pas question d'attaquer ces Langours, et le capitaine Hod mit son fusil au repos.

Kâlagani avait-il donc raison de prétendre que toute cette troupe, n'osant affronter le courant de ces eaux débordées, voulait profiter de notre appareil flottant pour passer la Betwa?

C'était possible, et nous l'allions bien voir.

Le Géant d'Acier, qui avait traversé la berge, venait d'atteindre le lit de la rivière. Bientôt tout le train y flotta avec lui. Un coude de la rive produisait en cet endroit une sorte de remous d'eaux stagnantes; et, tout d'abord, Steam-House demeura à peu près immobile.

La troupe de singes s'était approchée et barbottait déjà dans la nappe peu profonde qui recouvrait le talus de la berge.

Pas de démonstrations hostiles. Mais, tout à coup, les voilà, mâles, femelles, vieux, jeunes, gambadant, sautant, se prenant par la main, et, finalement, bondissant jusque sur le train qui semblait les attendre.

En quelques secondes, il y en eut dix sur le Géant d'Acier, trente sur chacune des maisons, en tout une centaine, gais, familiers, on pourrait dire causeurs,—du moins entre eux,—et se félicitant, sans doute, d'avoir rencontré si à propos un appareil de navigation qui leur permît de continuer leur voyage.

Le Géant d'Acier entra aussitôt dans le courant, et, se tournant vers l'amont, il lui fit tête.

Banks avait pu un instant craindre que le train ne fût trop pesant avec cette surcharge de passagers. Il n'en fut rien. Ces singes s'étaient répartis d'une façon fort judicieuse. Il y en avait sur la croupe, sur la tourelle, sur le cou de l'éléphant, jusqu'à l'extrémité de sa trompe, et qui ne s'effrayaient nullement des jets de vapeur. Il y en avait sur les toits arrondis de nos pagodes, les uns accroupis, les autres debout, ceux-ci arcboutés sur leurs pattes, ceux-là pendus par la queue, même sous la vérandah des balcons, Mais Steam-House se maintenait dans sa ligne de flottaison, grâce à l'heureuse disposition de ses boîtes à air, et il n'y avait rien à redouter de cet excès de poids.

Le capitaine Hod et Fox étaient émerveillés,—le brosseur surtout. Pour un peu, il eût fait les honneurs de Steam-House à cette troupe grimaçante et sans gêne. Il parlait à ces Langours, il leur serrait la main, il les saluait du chapeau. Il aurait volontiers épuisé toutes les sucreries de l'office, si monsieur Parazard, formalisé de se trouver dans une société pareille, n'y eût mis bon ordre.

Cependant, le Géant d'Acier travaillait rudement de ses quatre pattes, qui battaient l'eau et fonctionnaient comme de larges pagaies. Tout en dérivant, il suivait la ligne oblique par laquelle nous devions gagner le point d'atterrissement.

Une demi-heure après, il l'avait atteint; mais, à peine eut-il accosté la rive, que toute la troupe de ces clowns quadrumanes sauta sur la berge et disparut avec force gambades.

«Ils auraient bien pu dire merci!» s'écria Fox, mécontent du sans-façon de ces compagnons de passage.

Un éclat de rire lui répondit. C'était tout ce que méritait l'observation du brosseur.

CHAPITRE VIII
Hod contre Banks.

La Betwa était franchie. Cent kilomètres nous séparaient déjà de la station d'Etawah.

Quatre jours s'écoulèrent sans incidents,—pas même des incidents de chasse. Les fauves étaient peu nombreux dans cette partie du royaume de Scindia.

«Décidément, répétait le capitaine Hod, non sans un certain dépit, j'arriverai à Bombay sans avoir tué mon cinquantième!»

Kâlagani nous guidait avec une merveilleuse sagacité à travers cette portion la moins peuplée du territoire dont il connaissait bien la topographie, et, le 29 septembre, le train commençait à monter le revers septentrional des Vindhyas, afin d'aller prendre passage au col de Sirgour.

Jusqu'ici notre traversée du Bundelkund s'était effectuée sans encombre. Ce pays, cependant, est l'un des plus suspects de l'Inde. Les criminels y cherchent volontiers refuge. Les coureurs de grands chemins n'y manquent pas. C'est là que les Dacoits se livrent plus particulièrement à leur double métier d'empoisonneurs et de voleurs. Il est donc prudent de se garder très sérieusement, lorsqu'on traverse ce territoire.

La partie la plus mauvaise du Bundelkund est précisément cette région montagneuse des Vindhyas, dans laquelle Steam-House allait pénétrer. Le parcours n'était pas long,—cent kilomètres au plus,—jusqu'à Jubbulpore, la station la plus rapprochée du railway de Bombay à Allahabad. Mais, de marcher aussi rapidement, aussi aisément que nous l'avions fait à travers les plaines du Scindia, il n'y fallait pas compter. Pentes assez raides, routes insuffisamment établies, sol rocailleux, tournants brusques, étroitesse de certaines portions des chemins, tout devait concourir à réduire la moyenne de notre vitesse. Banks ne pensait pas obtenir plus de quinze à vingt kilomètres dans les dix heures dont se composaient nos journées de marche. J'ajoute que, jour et nuit, on prendrait soin de surveiller l'abord des routes et des campements avec une extrême vigilance.

Kâlagani avait été le premier à nous donner ces conseils. Ce n'est pas que nous ne fussions en force et bien armés. Notre petite troupe, avec ses deux maisons et cette tourelle,—véritable casemate que le Géant d'Acier portait sur son dos,—offrait une certaine «surface de résistance», pour employer une expression à la mode. Des maraudeurs, Dacoits ou autres, fût-ce même des Thugs, —s'il en restait encore dans cette portion sauvage du Bundelkund,—eussent hésité, sans doute, à nous assaillir. Enfin, la prudence n'est jamais un mal, et mieux valait être prêts à toute éventualité.

Pendant les premières heures de cette journée, le col de Sirgour fut atteint, et le train s'y engagea sans trop de peine. Par instants, en remontant des défilés un peu ardus, il fallut forcer de vapeur; mais le Géant d'Acier, sous la main de Storr, déployait instantanément la puissance nécessaire, et, plusieurs fois, certaines rampes de douze à quinze centimètres par mètre furent franchies.

Quant aux erreurs d'itinéraire, il ne semblait pas qu'elles fussent à craindre. Kâlagani connaissait parfaitement ces sinueuses passes de la région des Vindhyas, et plus particulièrement ce col de Sirgour. Aussi n'hésitait-il jamais, même lorsque plusieurs routes venaient s'amorcer à quelque carrefour perdu dans les hautes roches, au fond de gorges resserrées au milieu de ces épaisses forêts d'arbres alpestres qui limitaient à deux ou trois centaines de pas la portée du regard. S'il nous quittait parfois, s'il allait en avant, tantôt seul, tantôt accompagné de Banks, de moi ou de tout autre de nos compagnons, c'était pour reconnaître, non la route, mais son état de viabilité.

En effet, les pluies, pendant l'humide saison qui venait à peine de finir, n'étaient pas sans avoir détérioré les chaussées, raviné le sol,—circonstances dont il convenait de tenir compte, avant de s'engager sur des chemins où le recul n'eût pas été facile.

Au simple point de vue de la locomotion, on allait donc aussi bien que possible. La pluie avait absolument cessé. Le ciel, à demi voilé par de légères brumes qui tamisaient les rayons solaires, ne contenait aucune menace de ces orages dont on redoute particulièrement la violence dans la région centrale de la péninsule. La chaleur, sans être intense, ne laissait pas de nous éprouver un peu pendant quelques heures du jour; mais, en somme, la température se tenait à un degré moyen, très supportable pour des voyageurs parfaitement clos et couverts. Le menu gibier ne manquait pas, et nos chasseurs pourvoyaient aux besoins de la table, sans s'écarter de Steam-House plus qu'il ne convenait.

Seul, le capitaine Hod,—Fox aussi, sans doute,—pouvaient regretter l'absence de ces fauves, qui abondaient dans le Tarryani. Mais devaient-ils s'attendre à rencontrer des lions, des tigres, des panthères, là où les ruminants, nécessaires à leur nourriture, faisaient défaut?

Cependant, si ces carnassiers manquaient à la faune des Vindhyas, l'occasion se présenta pour nous de faire plus amplement connaissance avec les éléphants de l'Inde,—je veux dire les éléphants sauvages, dont nous n'avions aperçu jusqu'ici que de rares échantillons.

Ce fut dans la journée du 30 septembre, vers midi, qu'un couple de ces superbes animaux fut signalé à l'avant du train. À notre approché, ils se jetèrent sur les côtés de la route, afin de laisser passer cet équipage nouveau pour eux, qui les effrayait sans doute.

Les tuer sans nécessité, par pure satisfaction de chasseur, à quoi bon? Le capitaine Hod n'y songea même pas. Il se contenta d'admirer ces magnifiques bêtes, en pleine liberté, parcourant ces gorges désertes, où ruisseaux, torrents et pâturages devaient suffire à tous leurs besoins.

«Une belle occasion, dit-il, qu'aurait là notre ami Van Guitt de nous faire un cours de zoologie pratique!»

On sait que l'Inde est, par excellence, le pays des éléphants. Ces pachydermes appartiennent tous à une même espèce, qui est un peu inférieure à celle des éléphants d'Afrique,—aussi bien ceux qui parcourent les différentes provinces de la péninsule, que ceux dont on va rechercher les traces dans la Birmanie, dans le royaume de Siam et jusque dans tous les territoires situés à l'est du golfe de Bengale.

Comment les prend-on? Le plus ordinairement, dans un «kiddah», enceinte entourée de palissades. Lorsqu'il s'agit de capturer un troupeau tout entier, les chasseurs, au nombre de trois à quatre cents, sous la conduite spéciale d'un «djamadar» ou «sergent indigène, les repoussent peu à peu dans le kiddah, les y enferment, les séparent les uns des autres avec l'aide d'éléphants domestiques, dressés ad hoc, les entravent aux pieds de derrière, et la capture est opérée.

Mais cette méthode, qui exige du temps et un certain déploiement de forces, est le plus souvent inefficace, lorsqu'on veut s'emparer des gros mâles. Ceux-là, en effet, sont des animaux plus malins, assez intelligents pour forcer le cercle des rabatteurs, et ils savent éviter leur emprisonnement dans le kiddah. Aussi, des femelles apprivoisées sont-elles chargées de suivre ces mâles pendant quelques jours. Elles portent sur leur dos leurs mahouts, enveloppés dans des couvertures de couleur sombre, et, lorsque les éléphants, qui ne se doutent de rien, se livrent tranquillement aux douceurs du sommeil, ils sont saisis, enchaînés, entraînés, sans même avoir eu le temps de se reconnaître.

Autrefois,—j'ai déjà eu occasion de le dire,—on capturait les éléphants au moyen de fosses, creusées sur leurs pistes, et profondes d'une quinzaine de pieds; mais, dans sa chute, l'animal se blessait, ou se tuait, et l'on a presque généralement renoncé à ce moyen barbare.

Enfin, le lasso est encore employé dans le Bengale et dans le Népaul. C'est une vraie chasse, avec d'intéressantes péripéties. Des éléphants, bien dressés, sont montés par trois hommes. Sur leur cou, un mahout, qui les dirige; sur leur arrière-train, un aiguillonneur, qui les stimule du maillet ou du croc; sur leur dos, l'Indou, qui est chargé de lancer le lasso, muni de son noeud coulant. Ainsi équipés, ces pachydermes poursuivent l'éléphant sauvage, pendant des heures quelquefois, au milieu des plaines, à travers les forêts, souvent pour le plus grand dommage de ceux qui les montent, et, finalement, la bête, une fois «lassée», tombe lourdement sur le sol, à la merci des chasseurs.

Avec ces diverses méthodes, il se prend annuellement dans l'Inde un grand nombre d'éléphants. Ce n'est pas une mauvaise spéculation. On vend jusqu'à sept mille francs une femelle, vingt mille un mâle, et même cinquante mille francs, lorsqu'il est pur sang.

Sont-ils donc réellement utiles, ces animaux, qu'on les paye de tels prix? Oui, et, à condition de les nourrir convenablement,— soit six à sept cents livres de fourrage vert par dix-huit heures, c'est-à-dire à peu près ce qu'ils peuvent porter en poids pour une étape moyenne, on en obtient de réels services: transport de soldats et d'approvisionnements militaires, transport de l'artillerie dans les pays montagneux ou dans les jungles inaccessibles aux chevaux, travaux de force pour le compte des particuliers qui les emploient comme bêtes de trait. Ces géants, puissants et dociles, facilement et rapidement dressables, par suite d'un instinct spécial qui les porte à l'obéissance, sont d'un emploi général dans les diverses provinces de l'Idoustan. Or, comme ils ne multiplient pas à l'état de domesticité, il faut les chasser sans cesse pour suffire aux demandes de la péninsule et de l'étranger.

Aussi les poursuit-on, les traque-t-on, les prend-on par les moyens susdits. Et cependant, malgré la consommation qui s'en fait, leur nombre ne paraît pas diminuer; il en reste en quantités considérables sur les divers territoires de l'Inde.

Et, j'ajoute, il en reste «trop», ainsi qu'on va bien le voir.

Les deux éléphants s'étaient rangés, comme je l'ai dit, de manière à laisser passer notre train; mais, après lui, ils avaient repris leur marche, un moment interrompue. Presque aussitôt, d'autres éléphants apparaissaient en arrière, et, pressant le pas, rejoignaient le couple que nous venions de dépasser. Un quart d'heure plus tard, on en pouvait compter une douzaine. Ils observaient Steam-House, ils nous suivaient, se tenant à une distance de cinquante mètres au plus. Ils ne paraissaient point désireux de nous rattraper; de nous abandonner, pas davantage. Or, cela leur était d'autant plus facile, que, sur ces rampes qui contournaient les principales croupes des Vindhyas, le Géant d'Acier ne pouvait accélérer son pas.

Un éléphant, d'ailleurs, sait se mouvoir avec une vitesse plus considérable qu'on n'est tenté de le croire,—vitesse qui, suivant M. Sanderson, très compétent en cette matière, dépasse quelquefois vingt-cinq kilomètres à l'heure. À ceux qui étaient là, rien de plus aisé, conséquemment, soit de nous atteindre, soit de nous devancer.

Mais il ne paraissait pas que ce fût leur intention,—en ce moment du moins. Se réunir en plus grand nombre, c'est ce qu'ils voulaient sans doute. En effet, à certains cris, lancés comme un appel par leur vaste gosier, répondaient des cris de retardataires qui suivaient le même chemin.

Vers une heure après-midi, une trentaine d'éléphants, massés sur la route, marchaient à notre suite. C'était maintenant toute une bande. Rien ne prouvait que leur nombre ne s'accroîtrait pas encore. Si un troupeau de ces pachydermes se compose ordinairement de trente à quarante individus, qui forment une famille de parents plus ou moins rapprochés, il n'est pas rare de rencontrer des agglomérations d'une centaine de ces animaux, et les voyageurs ne sauraient envisager sans une certaine inquiétude cette éventualité.

Le colonel Munro, Banks, Hod, le sergent, Kâlagani, moi, nous avions pris place sous la vérandah de la seconde voiture, et nous observions ce qui se passait à l'arrière.

«Leur nombre augmente encore, dit Banks, et il s'accroîtra sans doute de tous les éléphants dispersés sur le territoire!

—Cependant, fis-je observer, ils ne peuvent s'entendre au delà d'une distance assez restreinte.

—Non, répondit l'ingénieur, mais ils se sentent, et telle est la finesse de leur odorat, que des éléphants domestiques reconnaissent la présence d'éléphants sauvages, même à trois ou quatre milles.

—C'est une véritable migration, dit alors le colonel Munro. Voyez! Il y a là, derrière notre train, tout un troupeau, séparé par groupes de dix à douze éléphants, et ces groupes viennent prendre part au mouvement général. Il faudra presser notre marche, Banks.

—Le Géant d'Acier fait ce qu'il peut, Munro, répondit l'ingénieur. Nous sommes à cinq atmosphères de pression, il y a du tirage, et la route est très raide!

—Mais à quoi bon se presser? s'écria le capitaine Hod, dont ces incidents ne manquaient jamais d'exciter la bonne humeur. Laissons-les nous accompagner, ces aimables bêtes! C'est un cortège digne de notre train! Le pays était désert, il ne l'est plus, et voilà que nous marchons escortés comme des rajahs en voyage!

—Les laisser faire, répondit Banks, il le faut bien! Je ne vois pas, d'ailleurs, comment nous pourrions les empêcher de nous suivre!

—Mais que craignez-vous? demanda le capitaine Hod. Vous ne l'ignorez pas, un troupeau est toujours moins redoutable qu'un éléphant solitaire! Ces animaux-là sont excellents!… Des moutons, de grands moutons à trompe, voilà tout!

—Bon! Hod qui s'enthousiasme déjà! dit le colonel Munro. Je veux bien convenir que, si ce troupeau reste en arrière et conserve sa distance, nous n'avons rien à redouter; mais s'il lui prend fantaisie de vouloir nous dépasser sur cette étroite route, il en pourrait résulter plus d'un dommage pour Steam-House!

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