La maison à vapeur: Voyage à travers l'Inde septentrionale
—Sans compter, ajoutai-je, que lorsqu'ils se trouveront, pour la première fois, face à face avec notre Géant d'Acier, je ne sais trop quel accueil ils lui feront!
—Ils le salueront, mille diables! s'écria le capitaine Hod. Ils le salueront comme l'ont salué les éléphants du prince Gourou Singh!
—Ceux-là étaient des éléphants apprivoisés, fit observer, non sans raison, le sergent Mac Neil.
—Eh bien, riposta le capitaine Hod, ceux-ci s'apprivoiseront, ou plutôt, devant notre géant, ils seront frappés d'un étonnement qui se changera en respect!»
On voit que notre ami n'avait rien perdu de son enthousiasme pour l'éléphant artificiel, «ce chef-d'oeuvre de la création mécanique, créé par la main d'un ingénieur anglais!»
«D'ailleurs, ajouta-t-il, ces proboscidiens,—il tenait véritablement à ce mot,—ces proboscidiens sont très intelligents, ils raisonnent, ils jugent, ils comparent, ils associent leurs idées, ils font preuve d'une intelligence quasi humaine!
—Cela est contestable, répondit Banks.
—Comment, contestable! s'écria le capitaine Hod. Mais il ne faudrait pas avoir vécu aux Indes pour parler ainsi! Est-ce qu'on ne les emploie pas, ces dignes animaux, à tous les usages domestiques? Y a-t-il un serviteur à deux pieds sans plumes qui puisse les égaler? Dans la maison de son maître, l'éléphant n'est-il pas prêt à tous les bons offices? Ne savez-vous donc pas, Maucler, ce qu'en disent les auteurs qui l'ont le mieux connu? À les en croire, l'éléphant est prévenant pour ceux qu'il aime, il les décharge de leurs fardeaux, il va cueillir pour eux des fleurs ou des fruits, il quête pour la communauté comme le font les éléphants de la célèbre pagode de Willenoor, près de Pondichéry, il paye dans les bazars les cannes à sucre, les bananes ou les mangues qu'il achète pour son propre compte, il protège dans le Sunderbund les troupeaux et l'habitation de son maître contre les fauves, il pompe l'eau des citernes, il promène les enfants qu'on lui confie avec plus de soin que la meilleure des bonnes de toute l'Angleterre! Et humain, reconnaissant, car sa mémoire est prodigieuse, il n'oublie pas plus les bienfaits que les injustices! Tenez, mes amis, à ces géants de l'humanité,—oui, je dis de l'humanité,—on ne ferait pas écraser un inoffensif insecte! Un de mes amis,—ce sont là des traits qu'on ne peut oublier,—a vu placer une petite bête à bon Dieu sur une pierre, et ordonner à un éléphant domestique de l'écraser! En bien, l'excellent pachyderme levait sa patte toutes les fois qu'il passait au-dessus de la pierre, et ni ordres ni coups ne l'auraient déterminé à la poser sur l'insecte! Bien au contraire, si on lui commandait de l'apporter, il le prenait délicatement avec cette sorte de main merveilleuse qu'il a au bout de sa trompe, et il lui donnait la liberté! Direz-vous, maintenant, Banks, que l'éléphant n'est pas bon, généreux, supérieur à tous les autres animaux, même au singe, même au chien, et ne faut-il pas reconnaître que les Indous ont raison, lorsqu'ils lui accordent presque autant d'intelligence qu'à l'homme!»
Et le capitaine Hod, pour terminer sa tirade, ne trouva rien de mieux que d'ôter son chapeau pour saluer le redoutable troupeau, qui nous suivait à pas comptés. «Bien parlé, capitaine Hod! répondit le colonel Munro en souriant. Les éléphants ont en vous un chaud défenseur!
—Mais n'ai-je pas absolument raison, mon colonel? demanda le capitaine Hod.
—Il est possible que le capitaine Hod ait raison, répondit Banks, mais je crois que j'aurai raison avec Sanderson, un chasseur d'éléphants, passé maître en tout ce qui les concerne.
—Et que dit-il donc, votre Sanderson? s'écria le capitaine d'un ton assez dédaigneux.
—Il prétend que l'éléphant n'a qu'une moyenne d'intelligence très ordinaire, que les actes les plus étonnants qu'on voie ces animaux accomplir ne résultent que d'une obéissance assez servile aux ordres que leur donnent plus ou moins secrètement leurs cornacs!
—Par exemple! riposta le capitaine Hod, qui s'échauffait.
—Aussi remarque-t-il, reprit Banks, que les Indous n'ont jamais choisi l'éléphant comme un symbole d'intelligence, pour leurs sculptures ou leurs dessins sacrés, et qu'ils ont accordé la préférence au renard, au corbeau et au singe!
—Je proteste! s'écria le capitaine Hod, dont le bras, en gesticulant, prenait le mouvement ondulatoire d'une trompe.
—Protestez, mon capitaine, mais écoutez! reprit Banks. Sanderson ajoute que ce qui distingue plus particulièrement l'éléphant, c'est qu'il a au plus haut degré la bosse de l'obéissance, et cela doit faire une jolie protubérance sur son crâne! Il observe aussi que l'éléphant se laisse prendre à des pièges enfantins,—c'est le mot,—tels que les fosses recouvertes de branchages, et qu'il ne fait aucun effort pour en sortir! Il remarque qu'il se laisse traquer dans des enclos où il serait impossible de pousser d'autres animaux sauvages! Enfin, il constate que les éléphants captifs, qui parviennent à se sauver, se font reprendre avec une facilité qui n'est pas à l'honneur de leur bon sens! L'expérience ne leur apprend pas même à être prudents!
—Pauvres bêtes! riposta le capitaine Hod d'un ton comique, comme cet ingénieur vous arrange!
—J'ajoute enfin, et c'est un dernier argument en faveur de ma thèse, répondit Banks, que les éléphants résistent souvent à toutes les tentatives de domestication, faute d'une intelligence suffisante, et il est souvent bien difficile de les réduire, surtout lorsqu'ils sont jeunes, ou lorsqu'ils appartiennent au sexe faible!
—C'est une ressemblance de plus avec les êtres humains! répondit le capitaine Hod. Est-ce que les hommes ne sont pas plus faciles à mener que les enfants et les femmes?
—Mon capitaine, répondit Banks, nous sommes tous les deux trop célibataires pour être compétents en cette matière-là!
—Bien répondu!
—Pour conclure, ajouta Banks, je dis qu'il ne faut pas se fier à la bonté surfaite de l'éléphant, qu'il serait impossible de résister à une troupe de ces géants, si quelque cause les rendait furieux, et j'aimerais autant que ceux qui nous escortent en ce moment eussent affaire au nord, puisque nous allons au sud!
—D'autant plus, Banks, répondit le colonel Munro, que, pendant que vous discutez, Hod et toi, leur nombre s'accroît dans une proportion inquiétante!»
CHAPITRE IX
Cent contre un.
Sir Edward Munro ne se trompait pas. Une masse de cinquante à soixante éléphants marchait maintenant derrière notre train. Ils allaient en rangs pressés, et déjà les premiers s'étaient assez rapprochés de Steam-House,—à moins de dix mètres,—pour qu'il fût possible de les observer minutieusement.
En tête marchait alors l'un des plus grands du groupe, quoique sa taille, mesurée verticalement à l'épaule, ne dépassât certainement pas trois mètres. Ainsi que je l'ai dit, c'est une taille inférieure à celle des éléphants d'Afrique, dont quelques-uns atteignent quatre mètres. Ses défenses, également moins longues que celles de son congénère africain, n'avaient pas plus d'un mètre cinquante à la courbure extérieure, sur quarante à leur sortie du pivot osseux qui sert de base. Si l'on rencontre à l'île de Ceylan un certain nombre de ces animaux, qui sont privés de ces appendices, arme formidable dont ils se servent avec adresse, ces «mucknas»,—c'est le nom qu'on leur donne,—sont assez rares sur les territoires proprement dits de l'Indoustan.
En arrière de cet éléphant venaient plusieurs femelles, qui sont les véritables directrices de la caravane. Sans la présence de Steam-House, elles auraient formé l'avant-garde, et ce mâle fût certainement resté en arrière dans les rangs de ses compagnons. En effet, les mâles n'entendent rien à la conduite du troupeau. Ils n'ont point la charge de leurs petits; ils ne peuvent savoir quand il est nécessaire de faire halte pour les besoins de ces «bébés», ni quelles sortes de campements leur conviennent. Ce sont donc les femelles qui, moralement, portent «les défenses», dans le ménage, et dirigent les grandes migrations.
Maintenant, à la question de savoir pourquoi s'en allait ainsi toute cette troupe, si le besoin de quitter des pâturages épuisés, la nécessité de fuir la piqûre de certaines mouches très pernicieuses, ou peut-être l'envie de suivre notre singulier équipage, la poussait à travers les défilés des Vindhyas, il eût été difficile de répondre. Le pays était assez découvert, et, conformément à leur habitude, lorsqu'ils ne sont plus dans les régions boisées, ces éléphants voyageaient en plein jour. S'arrêteraient-ils, la nuit venue, comme nous serions obligés de le faire nous-mêmes? nous le verrions bien.
«Capitaine Hod, demandai-je à notre ami, voici cette arrière-garde d'éléphants qui s'augmente! Persistez-vous à ne rien craindre?…
—Peuh! fit le capitaine Hod. Pourquoi ces bêtes-là nous voudraient-elles du mal? Ce ne sont pas les tigres, n'est-ce pas, Fox?
—Pas même des panthères!» répondit le brosseur, qui naturellement s'associait aux idées de son maître. Mais, à cette réponse, je vis Kâlagani hocher la tête en signe de désapprobation. Évidemment, il ne partageait pas la parfaite quiétude des deux chasseurs.
«Vous ne paraissez pas rassuré, Kâlagani, lui dit Banks, qui le regardait au même moment.
—Ne peut-on presser un peu la marche du train? se contenta de répondre l'Indou.
—C'est assez difficile, répliqua l'ingénieur. Nous allons, cependant, essayer.»
Et Banks, quittant la vérandah de l'arrière, regagna la tourelle dans laquelle se tenait Storr. Presque aussitôt, les hennissements du Géant d'Acier devinrent plus précipités, et la vitesse du train s'accéléra.
C'était peu, car la route était dure. Mais eût-on doublé la marche du train, l'état des choses ne se fût aucunement modifié. Le troupeau d'éléphants aurait hâté son pas, voilà tout. C'est même ce qu'il fit, et la distance qui le séparait de Steam-House ne diminua pas.
Plusieurs heures se passèrent ainsi, sans modification importante. Après le dîner, nous revînmes prendre place sous la vérandah de la seconde voiture.
En ce moment, la route présentait en arrière une direction rectiligne de deux milles au moins. La portée du regard n'était donc plus limitée par de brusques tournants.
Quelle fut notre très sérieuse inquiétude, en voyant que le nombre des éléphants s'était encore accru depuis une heure! On ne pouvait en compter moins d'une centaine.
Ces animaux marchaient alors en file double ou triple, suivant la largeur du chemin, silencieusement, du même pas, pour ainsi dire, les uns la trompe relevée, les autres les défenses en l'air. C'était comme le moutonnement d'une mer, que soulèvent de grandes lames de fond. Rien ne déferlait encore, pour continuer la métaphore; mais si une tempête déchaînait cette masse mouvante, à quels dangers ne serions-nous pas exposés?
Cependant, la nuit venait peu à peu,—une nuit à laquelle allaient manquer la lumière de la lune et la lueur des étoiles. Une sorte de brume courait dans les hautes zones du ciel.
Ainsi que l'avait dit Banks, lorsque cette nuit serait profonde, on ne pourrait s'obstiner à suivre ces routes difficiles, il faudrait bien s'arrêter. L'ingénieur résolut donc de faire halte, dès qu'un large évasement de la vallée, ou quelque fond dans une gorge moins étroite, pourrait permettre au menaçant troupeau de passer sur les flancs du train et de continuer sa migration vers le sud.
Mais le ferait-il, ce troupeau, et ne camperait-il pas plutôt sur le lieu où nous camperions nous-mêmes?
C'était la grosse question.
Il fut, d'ailleurs, visible qu'avec la tombée de la nuit, les éléphants manifestaient quelque appréhension, dont nous n'avions observé aucun symptôme pendant le jour. Une sorte de mugissement, puissant mais sourd, s'échappa de leurs vastes poumons. À ce brouhaha inquiétant succéda un autre bruit d'une nature particulière.
«Quel est donc ce bruit? demanda le colonel Munro.
—C'est le son que produisent ces animaux, répondit Kâlagani, lorsque quelque ennemi se trouve en leur présence!
—Et c'est nous, ce ne peut être que nous qu'ils considèrent comme tels? demanda Banks.
—Je le crains!» répondit l'Indou. Ce bruit ressemblait alors à un tonnerre lointain. Il rappelait celui que l'on produit dans les coulisses d'un théâtre par la vibration d'une tôle suspendue. En frottant l'extrémité de leur trompe sur le sol, les éléphants chassaient d'énormes bouffées d'air, emmagasiné par une aspiration prolongée. De là cette sonorité puissante et profonde qui vous serrait le coeur comme un roulement de foudre.
Il était alors neuf heures du soir.
En cet endroit, une sorte de petite plaine, presque circulaire, large d'un demi-mille, servait de débouché à la route qui conduisait au lac Puturia, près duquel Kâlagani avait eu la pensée d'asseoir notre campement. Mais ce lac se trouvait encore à quinze kilomètres, et il fallait renoncer à l'atteindre avant la nuit.
Banks donna donc le signal d'arrêt. Le Géant d'Acier demeura stationnaire, mais on ne le détela pas. Les feux ne furent pas même repoussés au fond du foyer. Storr reçut l'ordre de se tenir toujours en pression, afin que le train restât en état de partir au premier signal. Il fallait être prêt à toute éventualité.
Le colonel Munro se retira dans sa cabine. Quant à Banks et au capitaine Hod, ils ne voulurent pas se coucher, et je préférai demeurer avec eux. Tout le personnel, d'ailleurs, était sur pied. Mais que pourrions-nous faire, s'il prenait fantaisie aux éléphants de se jeter sur Steam-House?
Pendant la première heure de veille, un sourd murmure continua à se propager autour du campement. Évidemment, ces grandes masses se déployaient sur la petite plaine. Allaient-elles donc la traverser et poursuivre leur route au sud?
«C'est possible, après tout, dit Banks.
—C'est même probable,» ajouta le capitaine Hod, dont l'optimisme ne bronchait pas. Vers onze heures environ, le bruit diminua peu à peu, et, dix minutes après, il avait totalement cessé.
La nuit, alors, était parfaitement calme. Le moindre son étranger fût arrivé jusqu'à notre oreille. On n'entendait rien, si ce n'est le sourd ronflement du Géant d'Acier dans l'ombre. On ne voyait rien, si ce n'est cette gerbe d'étincelles qui s'échappait parfois de sa trompe.
«Eh bien, dit le capitaine Hod, avais-je raison? Ils sont partis, ces braves éléphants!
—Bon voyage! répliquai-je.
—Partis! répondit Banks, en hochant la tête. C'est ce que nous allons savoir! Puis, appelant le mécanicien: «Storr, dit-il, les fanaux.
—À l'instant, monsieur Banks!» Vingt secondes après, deux faisceaux électriques jaillissaient des yeux du Géant d'Acier, et, par un mécanisme automatique, ils se promenaient à tous les points de l'horizon. Les éléphants étaient là, en grand cercle, autour de Steam-House, immobiles, comme endormis, dormant peut-être. Ces feux, qui éclairaient confusément leurs masses profondes, semblaient les animer d'une vie surnaturelle. Par une simple illusion d'optique, ceux de ces monstres sur lesquels se plaquaient de violents ménisques de lumière, prenaient alors des proportions gigantesques, dignes de rivaliser avec celles du Géant d'Acier. Frappés de ces vives projections, ils se relevaient soudain, comme s'ils eussent été touchés par un aiguillon de feu. Leur trompe pointait en avant, leurs défenses se redressaient. On eût dit qu'ils allaient s'élancer à l'assaut du train. Des grognements rauques s'échappaient de leur vaste mâchoire. Bientôt, même, cette subite fureur se communiqua à tous, et il s'éleva autour de notre campement un assourdissant concert, comme si cent clairons eussent à la fois sonné quelque retentissant appel.
«Éteins!» cria Banks.
Le courant électrique fut subitement interrompu, et le sabbat cessa presque instantanément.
«Ils sont là, campés en cercle, dit l'ingénieur et ils seront encore là au lever du jour!
—Hum!» fit le capitaine Hod, dont la confiance me parut quelque peu ébranlée. Quel parti prendre? Kâlagani fut consulté. Il ne cacha point l'inquiétude qu'il éprouvait. Pouvait-on songer à quitter le campement, au milieu de cette nuit obscure? C'était impossible. À quoi cela eût-il servi, d'ailleurs? La troupe d'éléphants nous aurait certainement suivis, et les difficultés eussent été plus grandes que pendant le jour. Il fut donc convenu que le départ ne s'effectuerait qu'à la première aube. On marcherait avec toute la prudence et toute la célérité possibles, mais sans effaroucher ce redoutable cortège. «Et si ces animaux s'entêtent à nous escorter? demandai-je.
—Nous essayerons de gagner quelque endroit où Steam-House puisse se mettre hors de leurs atteintes, répondit Banks.
—Trouverons-nous cet endroit, avant notre sortie des Vindhyas? dit le capitaine Hod.
—Il en est un, répondit l'Indou.
—Lequel? demanda Banks.
—Le lac Puturia.
—À quelle distance est-il?
—À neuf milles environ.
—Mais les éléphants nagent, répondit Banks, et mieux peut-être qu'aucun autre quadrupède! On en a vu se soutenir à la surface de l'eau pendant plus d'une demi-journée! Or, n'est-il pas à craindre qu'ils ne nous suivent sur le lac Puturia, et que la situation de Steam-House n'en soit encore plus compromise?
—Je ne vois pas d'autre moyen de se soustraire à leur attaque! dit l'Indou.
—Nous le tenterons donc!» répondit l'ingénieur. C'était, en effet, le seul parti à prendre. Peut-être les éléphants n'oseraient-ils pas s'aventurer à la nage dans ces conditions, et peut-être aussi pourrions-nous les gagner de vitesse! On attendit impatiemment le jour. Il ne tarda pas à paraître. Aucune démonstration hostile n'avait été faite pendant le reste de la nuit; mais, au lever du soleil, pas un éléphant n'avait bougé, et Steam-House était entourée de toutes parts. Il se fit alors un remuement général sur le lieu de halte. On eût dit que les éléphants obéissaient à un mot d'ordre. Ils secouèrent leur trompe, frottèrent leurs défenses contre le sol, firent leur toilette en s'aspergeant d'eau fraîche, achevèrent de brouter ça et là quelques poignées d'une herbe épaisse, dont ce pâturage était amplement fourni, et, finalement, ils se rapprochèrent de Steam-House au point qu'on aurait pu les atteindre à coups de piques à travers les fenêtres.
Banks, cependant, nous fit l'expresse recommandation de ne point les provoquer. L'important était de ne donner aucun prétexte à une agression soudaine.
Cependant, quelques-uns de ces éléphants serraient de plus près notre Géant d'Acier. Évidemment ils tenaient à reconnaître ce qu'était cet énorme animal, immobile alors. Le considéraient-ils comme un de leurs congénères? Soupçonnaient-ils qu'il y eût en lui une merveilleuse puissance? La veille, ils n'avaient point eu l'occasion de le voir à l'oeuvre, puisque leurs premiers rangs s'étaient toujours tenus à une certaine distance sur l'arrière du train.
Mais que feraient-ils, quand ils l'entendraient hennir, lorsque sa trompe lancerait des torrents de vapeur, quand ils le verraient lever et abaisser ses larges pattes articulées, se mettre en marche, traîner les deux chars roulants à sa suite?
Le colonel Munro, le capitaine Hod, Kâlagani et moi, nous avions pris place à l'avant du train. Le sergent Mac Neil et ses compagnons se tenaient à l'arrière.
Kâlouth était devant le foyer de sa chaudière, qu'il continuait à charger de combustible, bien que la pression de la vapeur eût déjà atteint cinq atmosphères.
Banks, dans la tourelle, près de Storr, appuyait sa main sur le régulateur.
Le moment de partir était venu. Sur un signe de Banks, le mécanicien pressa le levier du timbre, et un violent coup de sifflet se fit entendre.
Les éléphants dressèrent l'oreille; puis, reculant un peu, ils laissèrent la route libre sur un espace de quelques pas.
Le fluide fut introduit dans les cylindres, un jet de vapeur jaillit de la trompe, les roues de la machine, mises en mouvement, actionnèrent les pattes du Géant d'Acier, et le train s'ébranla tout d'une pièce.
Aucun de mes compagnons ne me contredira, si j'affirme qu'il y eut tout d'abord un vif mouvement de surprise chez les animaux qui se pressaient aux premiers rangs. Entre eux s'ouvrit un plus large passage, et la route parut être assez dégagée pour permettre d'imprimer à Steam-House une vitesse qui eût égalé celle d'un cheval au petit trot.
Mais, aussitôt, toute la «masse proboscidienne»,—une expression du capitaine Hod,—de se mouvoir en avant, en arrière. Les premiers groupes prirent la tête du cortège, les derniers suivirent le train. Tous paraissaient bien décidés à ne point l'abandonner.
En même temps, sur les côtés de la route, plus large en cet endroit, d'autres éléphants nous accompagnèrent, comme des cavaliers aux portières d'un carrosse. Mâles et femelles étaient mélangés. Il y en avait de toutes tailles, de tout âge, des adultes de vingt-cinq ans, des «hommes faits» de soixante, de vieux pachydermes plus que centenaires, des bébés près de leurs mères, qui, les lèvres appliquées à leurs mamelles, et non leur trompe,—comme on l'a cru quelquefois,—les tétaient en marchant. Toute cette troupe gardait un certain ordre, ne se pressait pas plus qu'il ne fallait, réglait son pas sur celui du Géant d'Acier.
«Qu'ils nous escortent ainsi jusqu'au lac, dit le colonel Munro, j'y consens…
—Oui, répondit Kâlagani, mais qu'arrivera-t-il, lorsque la route redeviendra plus étroite?» Là était le danger.
Aucun incident ne se produisit pendant les trois heures qui furent employées à franchir douze kilomètres sur les quinze que mesurait la distance du campement au lac Puturia. Deux ou trois fois seulement, quelques éléphants s'étaient portés en travers de la route, comme si leur intention eût été de la barrer; mais le Géant d'Acier, ses défenses pointées horizontalement, marcha sur eux, leur cracha sa vapeur à la face, et ils s'écartèrent pour lui livrer passage.
À dix heures du matin, quatre à cinq kilomètres restaient à faire pour atteindre le lac. Là,—on l'espérait du moins,—nous serions relativement en sûreté.
Il va sans dire que, si les démonstrations hostiles de l'énorme troupeau ne s'accentuaient pas avant notre arrivée au lac, Banks comptait laisser le Puturia dans l'ouest, sans s'y arrêter, de manière à sortir le lendemain de la région des Vindhyas. De là à la station de Jubbulpore, ce ne serait plus qu'une question de quelques heures.
J'ajouterai ici que le pays était non seulement très sauvage, mais absolument désert. Pas un village, pas une ferme,—ce que motivait l'insuffisance des pâturages,—pas une caravane, pas même un voyageur. Depuis notre entrée dans cette partie montagneuse du Bundelkund, nous n'avions rencontré âme qui vive.
Vers onze heures, la vallée que suivait Steam-House, entre deux puissants contreforts de la chaîne, commença à se resserrer. Ainsi que l'avait dit Kâlagani, la route allait redevenir très étroite jusqu'à l'endroit où elle débouchait sur le lac.
Notre situation, déjà fort inquiétante, ne pouvait donc que s'aggraver encore. En effet, si les files d'éléphants s'étaient tout simplement allongées en avant et en arrière du train, la difficulté ne se fût pas accrue. Mais ceux qui marchaient sur les flancs n'y pouvaient rester. Ils nous eussent broyés contre les parois rocheuses de la route, ou ils auraient été culbutés dans les précipices qui la bordaient en maint endroit. Par instinct, ils tentèrent donc de se placer, soit en tête, soit en queue. Il en résulta bientôt qu'il ne fut plus possible ni de reculer ni d'avancer. «Cela se complique, dit le colonel Munro.
—Oui, répondit Banks, et nous voilà dans la nécessité d'enfoncer cette masse.
—Eh bien, fonçons, enfonçons! s'écria le capitaine Hod. Que diable! Les défenses d'acier de notre géant valent bien les défenses d'ivoire de ces sottes bêtes!» Les proboscidiens n'étaient plus que de «sottes bêtes» pour le mobile et changeant capitaine! «Sans doute, répondit le sergent Mac Neil, mais nous sommes un contre cent!
—En avant, quand même! s'écria Banks, ou tout ce troupeau va nous passer dessus!»
Quelques coups de vapeur imprimèrent un mouvement plus rapide au Géant d'Acier. Ses défenses atteignirent à la croupe un des éléphants qui se trouvaient devant lui.
Cri de douleur de l'animal, auquel répondirent les clameurs furieuses de toute la troupe. Une lutte, dont on ne pouvait prévoir l'issue, était imminente.
Nous avions pris nos armes, les fusils chargés de balles coniques, les carabines chargées de balles explosibles, les revolvers garnis de leurs cartouches. Il fallait être prêt à repousser toute agression.
La première attaque vint d'un gigantesque mâle, de farouche mine, qui, les défenses en arrêt, les pattes de derrière puissamment arcboutées sur le sol, se retourna contre le Géant d'Acier.
«Un «gunesh»! s'écria Kâlagani.
—Bah! il n'a qu'une défense! répliqua le capitaine Hod, qui haussa les épaules en signe de mépris.
—Il n'en est que plus terrible!» répondit l'Indou. Kâlagani avait donné à cet éléphant le nom dont les chasseurs se servent pour désigner les mâles qui ne portent qu'une seule défense. Ce sont des animaux particulièrement révérés des Indous, surtout lorsque c'est la défense droite qui leur manque. Tel était celui-ci, et, ainsi que l'avait dit Kâlagani, il était très redoutable, comme tous ceux de son espèce. On le vit bien. Ce gunesh poussa une longue note de clairon, recourba sa trompe, dont les éléphants ne se servent jamais pour combattre, et se précipita contre notre Géant d'Acier. Sa défense frappa normalement la tôle de la poitrine, la traversa de part en part; mais, rencontrant l'épaisse armure du foyer intérieur, elle se brisa net au choc. Le train tout entier ressentit la secousse. Cependant, la force acquise l'entraîna en avant, et il repoussa le gunesh, qui, lui faisant tête, essaya vainement de résister. Mais son appel avait été entendu et compris. Toute la masse antérieure du troupeau s'arrêta et présenta un insurmontable obstacle de chair vivante. Au même moment, les groupes de l'arrière, continuant leur marche, se poussèrent violemment contre la vérandah. Comment résister à une pareille force d'écrasement? En même temps, quelques-uns de ceux que nous avions en flanc, leurs trompes levées, se cramponnaient aux montants des voitures qu'ils secouaient avec violence. Il ne fallait pas s'arrêter, ou c'en était fait du train, mais il fallait se défendre. Plus d'hésitation possible. Fusils et carabines furent braqués sur les assaillants. «Que pas un coup ne soit perdu! cria le capitaine Hod. Mes amis, visez-les à la naissance de la trompe, ou dans le creux qui est au-dessous de l'oeil. C'est souverain!» Le capitaine Hod fut obéi. Plusieurs détonations éclatèrent, qui furent suivies de hurlements de douleur. Trois ou quatre éléphants, touchés au bon endroit, étaient tombés, en arrière et latéralement,—circonstance heureuse, puisque leurs cadavres n'obstruaient pas la route. Les premiers groupes s'étaient un peu reculés, et le train put continuer sa marche.
«Rechargez et attendez!» cria le capitaine Hod.
Si ce qu'il commandait d'attendre était l'attaque du troupeau tout entier, ce ne fut pas long. Elle se fit avec une violence telle, que nous nous crûmes perdus. Un concert de furieux et rauques hurlements éclata soudain. On eût dit de ces éléphants de combat que les Indous, par un traitement particulier, amènent à cette surexcitation de la rage nommée «musth». Rien n'est plus terrible, et les plus audacieux «éléphantadors», élevés dans le Guicowar pour lutter contre ces redoutables animaux, auraient certainement reculé devant les assaillants de Steam-House. «En avant! criait Banks.
—Feu!» criait Hod.
Et, aux hennissements plus précipités de la machine, se joignaient les détonations des armes. Or, dans cette masse confuse, il devenait difficile de viser juste, ainsi que l'avait recommandé le capitaine. Chaque balle trouvait bien un morceau de chair à trouer, mais elle ne frappait pas mortellement. Aussi, les éléphants, blessés, redoublaient-ils de fureur, et, à nos coups de fusil, ils répondaient par des coups de défenses, qui éventraient les parois de Steam-House.
Cependant, aux détonations des carabines, déchargées à l'avant et à l'arrière du train, à l'éclatement des balles explosibles dans le corps des animaux, se joignaient les sifflements de la vapeur, surchauffée par le tirage artificiel. La pression montait toujours. Le Géant d'Acier entrait dans le tas, le divisait, le repoussait. En même temps, sa trompe mobile, se levant et s'abattant comme une massue formidable, frappait à coups redoublés sur la masse charnue que déchiraient ses défenses.
Et l'on avançait sur l'étroite route. Quelquefois, les roues patinaient à la surface du sol, mais elles finissaient par le remordre de leurs jantes rayées, et nous gagnions du côté du lac.
«Hurrah! criait le capitaine Hod, comme un soldat qui se jette au plus fort de la mêlée.
—Hurrah! hurrah!» répétions-nous après lui. Mais, bientôt, une trompe s'abat sur la vérandah de l'avant. Je vois le moment où le colonel Munro, enlevé par ce lasso vivant, va être précipité sous les pieds des éléphants. Et il en eût été ainsi, sans l'intervention de Kâlagani, qui trancha la trompe d'un vigoureux coup de hache. Ainsi donc, tout en prenant part à la défense commune, l'Indou ne perdait pas de vue sir Edward Munro. Dans ce dévouement à la personne du colonel, qui ne s'était jamais démenti, il semblait comprendre que c'était celui de nous qu'il fallait avant tout protéger. Ah! quelle puissance notre Géant d'Acier contenait dans ses flancs! Avec quelle sûreté il s'enfonçait dans la masse, à la manière d'un coin, dont la force de pénétration est pour ainsi dire infinie! Et, comme au même moment, les éléphants de l'arrière-garde nous poussaient de la tête, le train s'avançait sans arrêt, sinon sans secousses, et marchait même plus vite que nous n'eussions pu l'espérer.
Tout à coup, un bruit nouveau se fit entendre au milieu du vacarme général.
C'était la seconde voiture qu'un groupe d'éléphants écrasait contre les roches de la route. «Rejoignez-nous! rejoignez-nous!» cria Banks à ceux de nos compagnons qui défendaient l'arrière de Steam-House. Déjà, Goûmi, le sergent, Fox, avaient précipitamment passé de la seconde voiture dans la première. «Et Parazard? dit le capitaine Hod.
—Il ne veut pas quitter sa cuisine, répondit Fox.
—Enlevez-le! enlèves-le!» Sans doute notre chef pensait que c'était un déshonneur pour lui d'abandonner le poste qui lui avait été confié. Mais résister aux bras vigoureux de Goûmi, lorsque ces bras se mettaient à l'oeuvre, autant aurait valu prétendre échapper aux mâchoires d'une cisaille. Monsieur Parazard fut donc déposé dans la salle à manger. «Vous y êtes tous? cria Banks.
—Oui, monsieur, répondit Goûmi.
—Coupez la barre d'attelage!
—Abandonner la moitié du train!… s'écria le capitaine Hod.
—Il le faut!» répondit Banks. Et la barre coupée, la passerelle brisée à coups de hache, notre seconde voiture resta en arrière. Il était temps. Cette voiture venait d'être ébranlée, soulevée, puis chavirée, et les éléphants, se jetant sur elle, achevèrent de l'écraser de tout leur poids. Ce n'était plus qu'une ruine informe, qui maintenant obstruait la route en arrière. «Hein! fit le capitaine Hod, d'un ton qui nous eût fait rire, si la situation y eût prêté, et dire que ces animaux n'écraseraient même pas une bête à bon Dieu!» Si les éléphants, devenus féroces, traitaient la première voiture comme ils avaient traité la seconde, il n'y avait plus aucune illusion à se faire sur le sort qui nous attendait.
«Force les feux, Kâlouth!» cria l'ingénieur.
Un demi-kilomètre encore, un dernier effort, et le lac Puturia était peut-être atteint!
Ce dernier effort qu'on attendait du Géant d'Acier, le puissant animal le fit sous la main de Storr, qui ouvrit en grand le régulateur. Il fit une véritable trouée à travers ce rempart d'éléphants, dont les arrière-trains se dessinaient au-dessus de la masse comme ces énormes croupes de chevaux qu'on voit dans les tableaux de bataille de Salvator Rosa. Puis, il ne se contenta pas de les larder de ses défenses; il leur lança des fusées de vapeur brûlante, ainsi qu'il avait fait aux pèlerins du Phalgou, il leur cingla des jets d'eau bouillante!… Il était magnifique!
Le lac apparut enfin au dernier tournant de la route.
S'il pouvait résister dix minutes encore, notre train y serait relativement en sûreté.
Les éléphants, sans doute, sentirent cela,—ce qui prouvait en faveur de leur intelligence, dont le capitaine Hod avait soutenu la cause. Ils voulurent une dernière fois renverser notre voiture.
Mais les armes à feu tonnèrent de nouveau. Les balles s'abattirent comme grêle jusque sur les premiers groupes. À peine cinq ou six éléphants nous barraient-ils encore le passage. La plupart tombèrent, et les roues grincèrent sur un sol rouge de sang.
À cent pas du lac, il fallut repousser ceux de ces animaux qui formaient un dernier obstacle.
«Encore! encore!» cria Banks au mécanicien.
Le Géant d'Acier ronflait comme s'il eût renfermé un atelier de dévideuses mécaniques dans ses flancs. La vapeur fusait par les soupapes sous une pression de huit atmosphères. À les charger, si peu que ce fût, on eût fait éclater la chaudière, dont les tôles frémissaient. Ce fut inutile, heureusement. La force de Géant d'Acier était maintenant irrésistible. On eût pu croire qu'il bondissait sous les coups de piston. Ce qui restait du train le suivit, écrasant les membres des éléphants jetés à terre, au risque d'être culbuté. Si un pareil accident se fût produit, c'en était fait de tous les hôtes de Steam-House.
L'accident n'arriva pas, la berge du lac fut enfin atteinte, et le train flotta bientôt sur les eaux tranquilles.
«Dieu soit loué!» dit le colonel Munro.
Deux ou trois éléphants, aveuglés par la fureur, se précipitèrent dans le lac, et ils essayèrent de poursuivre à sa surface ceux qu'ils n'avaient pu anéantir en terre ferme.
Mais les pattes du Géant firent leur office. Le train s'éloigna peu à peu de la rive, et quelques dernières balles, convenablement ajustées, nous délivrèrent de ces «monstres marins», au moment ou leurs trompes allaient s'abattre sur la vérandah de l'arrière.
«Eh bien, mon capitaine, s'écria Banks, que pensez-vous de la douceur des éléphants de l'Inde?
—Peuh! fit le capitaine Hod, ça ne vaut pas les fauves! Mettez-moi une trentaine de tigres seulement à la place de cette centaine de pachydermes, et que je perde ma commission, si, à l'heure qu'il est, un seul de nous serait encore vivant pour raconter l'aventure!»
CHAPITRE X
Le lac Puturia.
Le lac Puturia, sur lequel Steam-House venait de trouver provisoirement refuge, est situé à quarante kilomètres environ dans l'est de Dumoh. Cette ville, chef-lieu de la province anglaise à laquelle elle a donné son nom, est en voie de prospérité, et avec ses douze mille habitants, renforcés d'une petite garnison, elle commande cette dangereuse portion du Bundelkund. Mais, au delà de ses murailles, surtout vers la partie orientale du pays, dans la plus inculte région des Vindhyas, dont le lac occupe le centre, son influence ne se fait que difficilement sentir.
Après tout, que pouvait-il, maintenant, nous arriver de pire que cette rencontre d'éléphants, dont nous nous étions tirés sains et saufs?
La situation, cependant, ne laissait pas d'être inquiétante, puisque la plus grande partie de notre matériel avait disparu. L'une des voitures composant le train de Steam-House était anéantie. Il n'y avait aucun moyen de la «renflouer», pour employer une expression de la langue maritime. Renversée sur le sol, écrasée contre les roches, de sa carcasse, sur laquelle avait inévitablement passé la masse des éléphants, il ne devait plus rester que des débris informes.
Et cependant, en même temps qu'elle servait à loger le personnel de l'expédition, cette voiture contenait, non seulement la cuisine et l'office, mais aussi la réserve de nourriture et de munitions. De celles-ci, il ne nous restait plus qu'une douzaine de cartouches, mais il n'était pas probable que nous eussions à faire usage des armes à feu avant notre arrivée à Jubbulpore.
Quant à la nourriture, c'était une autre question, et plus difficile à résoudre.
En effet, il n'y avait plus rien des provisions de l'office. En admettant que, le lendemain soir, nous eussions pu atteindre la station, encore éloignée de soixante-dix kilomètres, il faudrait se résigner à passer vingt-quatre heures sans manger.
Ma foi, on en prendrait son parti!
Dans cette circonstance, le plus désolé de tous, ce fut naturellement monsieur Parazard. La perte de son office, la destruction de son laboratoire, la dispersion de sa réserve, l'avaient frappé au coeur. Il ne cacha pas son désespoir, et, oubliant les dangers auxquels nous venions presque miraculeusement d'échapper, il ne se montra préoccupé que de la situation personnelle qui lui était faite.
Donc, au moment où, réunis dans le salon, nous allions discuter le parti qu'il convenait de prendre dans ces circonstances, monsieur Parazard, toujours solennel, apparut sur le seuil et demanda à «faire une communication de la plus haute gravité.»
«Parlez, monsieur Parazard, lui répondit le colonel Munro, en l'invitant à entrer.
—Messieurs, dit gravement notre chef noir, vous n'êtes pas sans savoir que tout le matériel qu'emportait la seconde habitation de Steam-House a été détruit dans cette catastrophe! Au cas même où il nous serait resté quelques provisions, j'aurais été fort gêné, faute de cuisine, pour vous préparer un repas, si modeste qu'il fût.
—Nous le savons, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro. Cela est regrettable, mais nous ferons comme nous pourrons, et nous jeûnerons, s'il faut jeûner.
—Cela est d'autant plus regrettable, en effet, messieurs, reprit notre chef, qu'à la vue de ces groupes d'éléphants qui nous assaillaient, et dont plus d'un est tombé sous vos balles meurtrières…
—Belle phrase, monsieur Parazard! dit le capitaine Hod. Avec quelques leçons, vous arriveriez à vous exprimer avec autant d'élégance que notre ami Mathias Van Guitt.»
Monsieur Parazard s'inclina devant ce compliment, qu'il prit très au sérieux, et, après un soupir, il continua ainsi:
«Je dis donc, messieurs, qu'une occasion unique de me signaler dans mes fonctions m'était offerte. La chair d'éléphant, quoi qu'on ait pu penser, n'est pas bonne en toutes ses parties, dont quelques-unes sont incontestablement dures et coriaces; mais il semble que l'Auteur de toutes choses ait voulu ménager, dans cette masse charnue, deux morceaux de premier choix, dignes d'être servis sur la table du vice-roi des Indes. J'ai nommé la langue de l'animal, qui est, extraordinairement savoureuse, lorsqu'elle est préparée d'après une recette dont l'application m'est exclusivement personnelle, et les pieds du pachyderme…
—Pachyderme?… Très bien, quoique proboscidien soit plus élégant, dit le capitaine Hod, en approuvant du geste.
—… Pieds, reprit monsieur Parazard, avec lesquels on fait un des meilleurs potages connus dans cet art culinaire dont je suis le représentant à Steam-House.
—Vous nous mettez l'eau à la bouche, monsieur Parazard, répondit Banks. Malheureusement d'une part, heureusement de l'autre, les éléphants ne nous ont pas suivis sur le lac, et je crains bien qu'il nous faille renoncer, pour quelque temps du moins, au potage de pied et au ragoût de langue de ce savoureux mais redoutable animal.
—Il ne serait pas possible, reprit le chef, de retourner à terre pour se procurer?…
—Cela n'est pas possible, monsieur Parazard. Si parfaites qu'eussent été vos préparations, nous ne pouvons courir ce risque.
—Eh bien, messieurs, reprit notre chef, veuillez recevoir l'expression de tous les regrets que me fait éprouver cette déplorable aventure.
—Vos regrets sont exprimés, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro, et nous vous en donnons acte. Quant au dîner et au déjeuner, ne vous en préoccupez pas avant notre arrivée à Jubbulpore.
—Il ne me reste donc qu'à me retirer,» dit monsieur Parazard, en s'inclinant, sans rien perdre de la gravité qui lui était habituelle. Nous aurions ri volontiers de l'attitude de notre chef, si nous n'eussions obéi à d'autres préoccupations.
En effet, une complication venait s'ajouter à tant d'autres. Banks nous apprit qu'en ce moment le plus regrettable n'était ni le manque de vivres, ni le manque de munitions, mais le défaut de combustible. Rien d'étonnant à cela, puisque, depuis quarante-huit heures, il n'avait pas été possible de renouveler la provision de bois nécessaire à l'alimentation de la machine. Toute la réserve était épuisée à notre arrivée au lac. Une heure de marche de plus, il eût été impossible de l'atteindre, et la première voiture de Steam-House aurait eu le même sort que la seconde.
«Maintenant, ajouta Banks, nous n'avons plus rien à brûler, la pression baisse, elle est déjà tombée à deux atmosphères, et il n'est aucun moyen de la relever!
—La situation est-elle donc aussi grave que tu semblés le croire, Banks? demanda le colonel Munro.
—S'il ne s'agissait que de revenir à la rive dont nous sommes peu éloignés encore, répondit Banks, ce serait faisable. Un quart d'heure suffirait à nous y ramener. Mais retourner là où le troupeau d'éléphants est encore réuni sans doute, ce serait trop imprudent. Non, il faut, au contraire, traverser le Puturia et chercher sur sa rive du sud un point de débarquement.
—Quelle peut être la largeur du lac en cet endroit? demanda le colonel Munro.
—Kâlagani évalue cette distance à sept ou huit milles environ. Or, dans les conditions où nous sommes, plusieurs heures seraient nécessaires pour la franchir, et, je vous le répète, avant quarante minutes, la machine ne sera plus en état de fonctionner.
—Eh bien, répondit sir Edward Munro, passons tranquillement la nuit sur le lac. Nous y sommes en sûreté. Demain, nous aviserons.»
C'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Nous avions, d'ailleurs, grand besoin de repos. Au dernier lieu de halte, entouré de ce cercle d'éléphants, personne n'avait pu dormir à Steam-House, et la nuit, comme on dit, avait été une nuit blanche.
Mais si celle-là avait été blanche, celle ci devait être noire, et plus même qu'il ne convenait.
En effet, vers sept heures, un léger brouillard commença à se lever sur le lac. On se rappelle que de fortes brumes couraient déjà dans les hautes zones du ciel pendant la nuit précédente. Ici, une modification s'était produite, due aux différences de localités. Si, au campement des éléphants, ces vapeurs s'étaient maintenues à quelques centaines de pieds au-dessus du sol, il n'en fut pas de même à la surface du Puturia, grâce à l'évaporation des eaux. Après une journée assez chaude, il y eut confusion entre les hautes et les basses couches de l'atmosphère, et tout le lac ne tarda pas à disparaître sous un brouillard, peu intense d'abord, mais qui s'épaississait d'instant en instant.
Ceci était donc, comme l'avait dit Banks, une complication dont il y avait lieu de tenir compte.
Ainsi qu'il l'avait également annoncé, vers sept heures et demie, les derniers gémissements du Géant d'Acier se firent entendre, les coups de piston devinrent moins rapides, les pattes articulées cessèrent de battre l'eau, la pression descendit au-dessous d'une atmosphère. Plus de combustible, ni aucun moyen de s'en procurer.
Le Géant d'Acier et l'unique voiture qu'il remorquait alors flottaient paisiblement sur les eaux du lac, mais ne se déplaçaient plus.
Dans ces conditions, au milieu des brumes, il eût été difficile de relever exactement notre situation. Pendant le peu de temps que la machine avait fonctionné, le train s'était dirigé vers la rive sud-est du lac, afin d'y chercher un point de débarquement. Or, comme le Puturia affecte la forme d'un ovale assez allongé, il était possible que Steam-House ne fût plus trop éloigné de l'une ou l'autre de ses rives.
Il va sans dire que les cris des éléphants, qui nous avaient poursuivis pendant une heure environ, maintenant éteints dans l'éloignement, ne se faisaient plus entendre. Nous causions donc des diverses éventualités que nous réservait cette nouvelle situation. Banks fit appeler Kâlagani, qu'il tenait à consulter. L'Indou vint aussitôt et fut invité à donner son avis.
Nous étions réunis alors dans la salle à manger, qui, recevant le jour par la claire-voie supérieure, n'avait point de fenêtres latérales. De cette façon, l'éclat des lampes allumées ne pouvait se transmettre au dehors. Précaution utile, en somme, car mieux valait que la situation de Steam-House ne pût être connue des rôdeurs qui couraient peut-être les rives du lac.
Aux questions qui lui furent posées, Kâlagani,—du moins cela me parut ainsi,—sembla tout d'abord hésiter à répondre. Il s'agissait de déterminer la position que devait occuper le train flottant sur les eaux du Puturia, et je conviens que la réponse ne laissait pas d'être embarrassante. Peut-être une faible brise de nord-ouest avait-elle agi sur la masse de Steam-House? Peut-être aussi un léger courant nous entraînait-il vers la pointe inférieure du lac.
«Voyons, Kâlagani, dit Banks, en insistant, vous connaissez parfaitement quelle est l'étendue du Puturia?
—Sans doute, monsieur, répondit l'Indou, mais il est difficile, au milieu de cette brume…
—Pouvez-vous estimer approximativement la distance à laquelle nous sommes actuellement de la rive la plus rapprochée?
—Oui, répondit l'Indou, après avoir réfléchi quelque temps.
Cette distance ne doit pas dépasser un mille et demi.
—Dans l'est? demanda Banks.
—Dans l'est.
—Ainsi donc, si nous accostions cette rive, nous serions plus près de Jubbulpore que de Dumoh?
—Assurément.
—C'est donc à Jubbulpore qu'il conviendrait de nous ravitailler, dit Banks. Or, qui sait quand et comment nous pourrons atteindre la rive! Cela peut durer un jour, deux jours, et nos provisions sont épuisées!
—Mais, dit Kâlagani, ne pourrait-on tenter, ou, au moins, l'un de nous ne pourrait-il tenter de prendre terre cette nuit même?
—Et comment?
—En gagnant la rive à la nage.
—Un mille et demi, au milieu de cet épais brouillard! répondit
Banks. Ce serait risquer sa vie…
—Ce n'est point une raison pour ne pas l'essayer,» répondit l'Indou. Je ne sais pourquoi, il me sembla encore que la voix de Kâlagani n'avait pas sa franchise habituelle.
«Tenteriez-vous de traverser le lac à la nage? demanda le colonel
Munro, qui observait attentivement l'Indou.
—Oui, colonel, et j'ai lieu de croire que j'y réussirais.
—Eh bien, mon ami, reprit Banks, vous nous rendriez là un grand service! Une fois à terre, il vous serait facile d'atteindre la station de Jubbulpore et d'en amener les secours dont nous avons besoin.
—Je suis prêt à partir!» répondit simplement Kâlagani.
J'attendais que le colonel Munro remerciât notre guide, qui s'offrait à remplir une tâche assez périlleuse, en somme; mais, après l'avoir regardé avec une attention plus soutenue encore, il appela Goûmi.
Goûmi parut aussitôt.
«Goûmi, dit sir Edward Munro, tu es un excellent nageur?
—Oui, mon colonel.
—Un mille et demi à faire, cette nuit, sur ces eaux calmes du lac, ne t'embarrasseraient pas?
—Ni un mille, ni deux.
—Eh bien, reprit le colonel Munro, voici Kâlagani qui s'offre pour gagner à la nage la rive la plus rapprochée de Jubbulpore. Or, aussi bien sur le lac que dans cette partie du Bundelkund, deux hommes intelligents et hardis, pouvant se porter assistance, ont plus de chance de réussir.—Veux-tu accompagner Kâlagani?
—À l'instant, mon colonel, répondit Goûmi.
—Je n'ai besoin de personne, répondit Kâlagani, mais si le colonel Munro y tient, j'accepte volontiers Goûmi pour compagnon.
—Allez donc, mes amis, dit Banks, et soyez aussi prudents que vous êtes courageux!»
Cela convenu, le colonel Munro, prenant Goûmi à l'écart, lui fit quelques recommandations, brièvement formulées. Cinq minutes après, les deux Indous, un paquet de vêtements sur leur tête, se laissaient glisser dans les eaux du lac. Le brouillard était très intense alors, et quelques brasses suffirent à les mettre hors de vue.
Je demandai alors au colonel Munro pourquoi il avait paru si désireux d'adjoindre un compagnon à Kâlagani. «Mes amis, répondit sir Edward Munro, les réponses de cet Indou, dont je n'avais jamais suspecté jusqu'ici la fidélité, ne m'ont pas paru être franches!
—J'ai éprouvé la même impression, dis-je.
—Pour mon compte, je n'ai rien remarqué… fit observer l'ingénieur.
—Écoute, Banks, reprit le colonel Munro. En nous offrant de se rendre à terre, Kâlagani avait une arrière-pensée.
—Laquelle?
—Je ne sais, mais s'il a demandé à débarquer, ce n'est pas pour aller chercher des secours à Jubbulpore!
—Hein!» fit le capitaine Hod. Banks regardait le colonel en fronçant les sourcils. Puis: «Munro, dit-il, jusqu'ici cet Indou s'est toujours montré très dévoué, et plus particulièrement envers toi! Aujourd'hui, tu prétends que Kâlagani nous trahit! Quelle preuve en as-tu?
—Pendant que Kâlagani parlait, répondit le colonel Munro, j'ai vu sa peau noircir, et lorsque les gens à peau cuivrée noircissent, c'est qu'ils mentent! Vingt fois, j'ai pu confondre ainsi Indous et Bengalis, et jamais je ne me suis trompé. Je répète donc que Kâlagani, malgré toutes les présomptions en sa faveur, n'a pas dit la vérité.»
Cette observation de sir Edward Munro,—je l'ai souvent constaté depuis,—était fondée.
Quand ils mentent, les Indous noircissent légèrement comme les blancs rougissent. Ce symptôme n'avait pu échapper à la perspicacité du colonel, et il fallait tenir compte de son observation.
«Mais quels seraient donc les projets de Kâlagani, demanda Banks, et pourquoi nous trahirait-il?
—C'est ce que nous saurons plus tard… répondit le colonel
Munro, trop tard peut-être!
—Trop tard, mon colonel! s'écria le capitaine Hod! Eh! nous ne sommes pas en perdition, j'imagine!
—En tout cas, Munro, reprit l'ingénieur, tu as bien fait de lui adjoindre Goûmi. Celui-là nous sera dévoué jusqu'à la mort. Adroit, intelligent, s'il soupçonne quelque danger, il saura…
—D'autant mieux, répondit le colonel Munro, qu'il est prévenu et se défiera de son compagnon.
—Bien, dit Banks. Maintenant, nous n'avons plus qu'à attendre le jour. Ce brouillard se lèvera sans doute avec le soleil, et nous verrons alors quel parti prendre!»
Attendre, en effet! Cette nuit devait donc se passer encore dans une insomnie complète.
Le brouillard s'était épaissi, mais rien ne faisait présager l'approche du mauvais temps. Et cela était heureux, car, si notre train pouvait flotter, il n'était pas fait pour «tenir la mer.» On pouvait donc espérer que toutes ces vésicules de vapeur se condenseraient au lever du jour, ce qui assurerait une belle journée pour le lendemain.
Donc, tandis que notre personnel prenait place dans la salle à manger, nous nous installâmes sur les divans du salon, causant peu, mais prêtant l'oreille à tous les bruits du dehors.
Tout à coup, vers deux heures après minuit, un concert de fauves vint troubler le silence de la nuit.
La rive était donc là, dans la direction du sud-est, mais elle devait être assez éloignée encore. Ces hurlements étaient encore très affaiblis par la distance, et cette distance, Banks ne l'évalua pas à moins d'un bon mille. Une troupe d'animaux sauvages, sans doute, était venue se désaltérer à la pointe extrême du lac.
Mais, bientôt aussi, il fut constaté que, sous l'influence d'une légère brise, le train flottant dérivait vers la rive, d'une façon lente et continue. En effet, non seulement ces cris arrivaient plus distinctement à notre oreille, mais on distinguait déjà le grave rugissement du tigre du hurlement enroué des panthères.
«Hein! ne put s'empêcher de dire le capitaine Hod, quelle occasion de tuer là son cinquantième!
—Une autre fois, mon capitaine! répondit Banks. Le jour venu, j'aime à penser qu'au moment où nous accosterons la rive, cette bande de fauves nous aura cédé la place!
—Y aurait-il quelque inconvénient, demandai-je, à mettre les fanaux électriques en activité?
—Je ne le pense pas, répondit Banks. Cette partie de la berge n'est très probablement occupée que par des animaux en train de boire. Il n'y a donc aucun inconvénient à tenter de la reconnaître.»
Et, sur l'ordre de Banks, deux faisceaux lumineux furent projetés dans la direction du sud-est. Mais la lumière électrique, impuissante à percer cette opaque brume, ne put l'éclairer que dans un court secteur en avant de Steam-House, et la rive demeura absolument invisible à nos regards.
Cependant, ces hurlements, dont l'intensité s'accroissait peu à peu, indiquaient que le train ne cessait de dériver à la surface du lac. Évidemment, les animaux, rassemblés en cet endroit, devaient être fort nombreux. À cela rien d'étonnant, puisque le lac Puturia est comme un abreuvoir naturel pour les fauves de cette partie du Bundelkund.
«Pourvu que Goûmi et Kâlagani ne soient pas tombés au milieu de la bande! dit le capitaine Hod.
—Ce ne sont pas les tigres que je crains pour Goûmi!» répondit le colonel Munro. Décidément, les soupçons n'avaient fait que grandir dans l'esprit du colonel. Pour ma part, je commençais à les partager. Et pourtant, les bons offices de Kâlagani, depuis notre arrivée dans la région de l'Himalaya, ses services incontestables, son dévouement dans ces deux circonstances où il avait risqué sa vie pour Sir Edward Munro et pour le capitaine Hod, tout témoignait en sa faveur. Mais, lorsque l'esprit se laisse entraîner au doute, la valeur des faits accomplis s'altère, leur physionomie change, on oublie le passé, on craint pour l'avenir. Cependant, quel mobile pouvait pousser cet Indou à nous trahir? Avait-il des motifs de haine personnelle contre les hôtes de Steam-House? Non, assurément! Pourquoi les aurait-il attirés dans un guet-apens? C'était inexplicable. Chacun se livrait donc à des pensées fort confuses, et l'impatience nous prenait à attendre le dénouement de cette situation. Soudain, vers quatre heures du matin, les animaux cessèrent brusquement leurs cris. Ce qui nous frappa tous, c'est qu'ils ne semblaient pas s'être éloignés peu à peu, les uns après les autres, donnant un dernier coup de gueule après une dernière lampée. Non, ce fut instantané. On eût dit qu'une circonstance fortuite venait de les troubler dans leur opération, et avait provoqué leur fuite. Évidemment, ils regagnaient leurs tanières, non en bêtes qui y rentrent, mais en bêtes qui se sauvent. Le silence avait donc succédé au bruit, sans transition. Il y avait là un effet dont la cause nous échappait encore, mais qui ne laissa pas d'accroître notre inquiétude. Par prudence, Banks donna l'ordre d'éteindre les fanaux. Si les animaux avaient fui devant quelque bande de ces coureurs de grande route qui fréquentent le Bundelkund et les Vindhyas, il fallait soigneusement cacher la situation de Steam-House. Le silence, maintenant, n'était plus même troublé par le léger clapotis des eaux. La brise venait de tomber. Si le train continuait à dériver sous l'influence d'un courant, il était impossible de le savoir. Mais le jour ne pouvait tarder à paraître, et il balayerait sans doute ces brumes, qui n'occupaient que les basses couches de l'atmosphère. Je regardai ma montre. Il était cinq heures. Sans le brouillard, l'aube eût déjà élargi le cercle de vision sur une portée de quelques milles. La rive aurait donc été en vue. Mais le voile ne se déchirait pas. Il fallait patienter encore.
Le colonel Munro, Mac Neil et moi, à l'avant du salon, Fox, Kâlouth et monsieur Parazard, à l'arrière de la salle à manger, Banks et Storr dans la tourelle, le capitaine Hod juché sur le dos du gigantesque animal, près de la trompe, comme un matelot de garde à l'avant d'un navire, nous attendions que l'un de nous criât: Terre!
Vers six heures, une petite brise se leva, à peine sensible, mais elle fraîchit bientôt. Les premiers rayons du soleil percèrent la brume, et l'horizon se découvrit à nos regards.
La rive apparut dans le sud-est. Elle formait à l'extrémité du lac une sorte d'anse aiguë, très boisée sur son arrière-plan. Les vapeurs montèrent peu à peu et laissèrent voir un fond de montagnes, dont les cimes se dégagèrent rapidement.
«Terre!» avait crié le capitaine Hod.
Le train flottant n'était pas alors à plus de deux cents mètres du fond de l'anse du Puturia, et il dérivait sous la poussée de la brise, qui soufflait du nord-ouest.
Rien sur cette rive. Ni un animal, ni un être humain. Elle semblait être absolument déserte. Pas une habitation, d'ailleurs, pas une ferme sous l'épais couvert des premiers arbres. Il semblait donc que l'on pût atterrir sans danger.
Le vent aidant, l'accostage se fit avec facilité près d'une berge plate comme une grève de sable. Mais, faute de vapeur, il n'était possible ni de la remonter, ni de se lancer sur une route qui, à consulter la direction donnée par la boussole, devait être la route de Jubbulpore.
Sans perdre un instant, nous avions suivi le capitaine Hod, qui, le premier, avait sauté sur la berge.
«Au combustible! cria Banks. Dans une heure, nous serons en pression, et en avant!»
La récolte était facile. Du bois, il y en avait partout sur le sol, et il était assez sec pour être immédiatement utilisé. Il suffisait donc d'en emplir le foyer, d'en charger le tender.
Tout le monde se mit à l'oeuvre. Kâlouth seul demeura devant sa chaudière, pendant que nous ramassions du combustible pour vingt-quatre heures. C'était plus qu'il ne fallait pour atteindre la station de Jubbulpore, où le charbon ne nous manquerait pas. Quant à la nourriture, dont le besoin se faisait sentir, eh bien! il ne serait pas interdit aux chasseurs de l'expédition d'y pourvoir en route. Monsieur Parazard emprunterait le feu de Kâlouth, et nous apaiserions notre faim tant bien que mal.
Trois quarts d'heure après, la vapeur avait atteint une pression suffisante, le Géant d'Acier se mettait en mouvement, et il prenait enfin pied sur le talus de la berge, à l'entrée de la route.
«À Jubbulpore!» cria Banks.
Mais Storr n'avait pas eu le temps de donner un demi-tour au régulateur, que des cris furieux éclataient à la lisière de la forêt. Une bande, comptant au moins cent cinquante Indous, se jetait sur Steam-House. La tourelle du Géant d'Acier, la voiture, par l'avant et l'arrière, étaient envahies, avant même que nous eussions pu nous reconnaître!
Presque aussitôt, les Indous nous entraînaient à cinquante pas du train, et nous étions mis dans l'impossibilité de fuir!
Que l'on juge de notre colère, de notre rage, devant la scène de destruction et de pillage qui suivit. Les Indous, la hache à la main, se précipitèrent à l'assaut de Steam-House. Tout fut pillé, dévasté, anéanti. Du mobilier intérieur, il ne resta bientôt plus rien! Puis, le feu acheva l'oeuvre de ruine, et, en quelques minutes, tout ce qui pouvait brûler de notre dernière voiture fut détruit par les flammes!
«Les gueux! les canailles!» s'écria le capitaine Hod, que plusieurs Indous pouvaient à peine contenir.
Mais, comme nous, il en était réduit à d'inutiles injures, que ces Indous ne semblaient même pas comprendre. Quant à échapper à ceux qui nous gardaient, il n'y fallait pas songer.
Les dernières flammes s'éteignirent, et il ne resta bientôt plus que la carcasse informe de cette pagode roulante, qui venait de traverser une moitié de la péninsule!
Les Indous s'étaient ensuite attaqués à notre Géant d'Acier. Ils auraient voulu le détruire, lui aussi! Mais là, ils furent impuissants. Ni la hache ni le feu ne pouvaient rien contre l'épaisse armature de tôle qui formait le corps de l'éléphant artificiel, ni contre la machine qu'il portait en lui. Malgré leurs efforts, il demeura intact, aux applaudissements du capitaine Hod, qui poussait des hurrahs de plaisir et de rage.
En ce moment, un homme parut. Ce devait être le chef de ces
Indous.
Toute la bande vint aussitôt se ranger devant lui.
Un autre homme l'accompagnait. Tout s'expliqua. Cet homme, c'était notre guide, c'était Kâlagani.
De Goûmi, il n'y avait pas trace. Le fidèle avait disparu, le traître était resté. Sans doute, le dévouement de notre brave serviteur lui avait coûté la vie, et nous ne devions plus le revoir! Kâlagani s'avança vers le colonel Munro, et, froidement, sans baisser les yeux, le désignant:
«Celui-ci!» dit-il.
Sur un geste, sir Edward Munro fut saisi, entraîné, et il disparut au milieu de la bande, qui remontait la route vers le sud, sans avoir pu ni nous serrer une dernière fois la main, ni nous donner un dernier adieu!
Le capitaine Hod, Banks, le sergent, Fox, tous, nous avions voulu nous dégager pour l'arracher aux mains de ces Indous!…
Cinquante bras nous avaient couchés à terre. Un mouvement de plus, nous étions égorgés.
«Pas de résistance!» dit Banks.
L'ingénieur avait raison. Nous ne pouvions rien, en ce moment, pour délivrer le colonel Munro. Mieux valait donc se réserver en vue des événements ultérieurs.
Un quart d'heure après, les Indous nous abandonnaient à leur tour, et se lançaient sur les traces de la première bande. Les suivre eût amené une catastrophe, sans profit pour le colonel Munro, et, cependant, nous allions tout tenter pour le rejoindre…
«Pas un pas de plus,» dit Banks.
On lui obéit.
En somme, c'était donc bien au colonel Munro, à lui seul, qu'en voulaient ces Indous, amenés par Kâlagani. Quelles étaient les intentions de ce traître? Il ne pouvait agir pour son propre compte, évidemment. Mais alors à qui obéissait-il?… Le nom de Nana Sahib se présenta à mon esprit!…
Ici s'arrête le manuscrit qui a été rédigé par Maucler. Le jeune Français ne devait plus rien voir des événements qui allaient précipiter le dénouement de ce drame. Mais ces événements ont été connus plus tard, et, réunis sous la forme d'un récit, ils complètent la relation de ce voyage à travers l'Inde septentrionale.
CHAPITRE XI
Face à face.
Les Thugs, de sanglante mémoire, dont l'Indoustan semble être délivré, ont laissé cependant des successeurs dignes d'eux. Ce sont les Dacoits, sortes de Thugs transformés. Les procédés d'exécution de ces malfaiteurs ont changé, le but des assassins n'est plus le même, mais le résultat est identique: c'est le meurtre prémédité, l'assassinat.
Il ne s'agit plus, sans doute, d'offrir une victime à la farouche Kâli, déesse de la mort. Si ces nouveaux fanatiques n'opèrent pas par strangulation, ils empoisonnent pour voler. Aux étrangleurs ont succédé des criminels plus pratiques, mais tout aussi redoutables.
Les Dacoits, qui forment des bandes à part sur certains territoires de la péninsule, accueillent tout ce que la justice anglo-indoue laisse passer de meurtriers à travers les mailles de son filet. Ils courent jour et nuit les grandes routes, surtout dans les régions les plus sauvages, et l'on sait que le Bundelkund offre des théâtres tout préparés pour ces scènes de violence et de pillage. Souvent même, ces bandits se réunissent en plus grand nombre pour attaquer un village isolé. La population n'a qu'une ressource alors, c'est de prendre la fuite; mais la torture, avec tous ses raffinements, attend ceux qui restent aux mains des Dacoits. Là reparaissent les traditions des chauffeurs de l'extrême Occident. À en croire M. Louis Rousselet, les «ruses de ces misérables, leurs moyens d'action, dépassent tout ce que les plus fantastiques romanciers ont jamais imaginé!»
C'était au pouvoir d'une bande de Dacoits, amenés par Kâlagani, qu'était tombé le colonel Munro. Avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, brutalement séparé de ses compagnons, il avait été entraîné sur la route de Jubbulpore.
La conduite de Kâlagani, depuis le jour où il était entré en relation avec les hôtes de Steam-House, n'avait été que celle d'un traître. C'était bien par Nana Sahib qu'il avait été dépêché. C'était bien par lui seul qu'il avait été choisi pour préparer ses vengeances.
On se souvient que, le 24 mai dernier, à Bhôpal, pendant les dernières fêtes du Moharum, auxquelles il s'était audacieusement mêlé, le nabab avait été prévenu du départ de sir Edward Munro pour les provinces septentrionales de l'Inde. Sur son ordre, Kâlagani, l'un des Indous les plus absolument dévoués à sa cause et à sa personne, avait quitté Bhôpal. Se lancer sur les traces du colonel, le retrouver, le suivre, ne plus le perdre de vue, jouer sa vie, s'il le fallait, pour se faire admettre dans l'entourage de l'implacable ennemi de Nana Sahib, telle était sa mission.
Kâlagani était parti sur l'heure, se dirigeant vers les contrées du nord. À Cawnpore, il avait pu rejoindre le train de Steam-House. Depuis ce moment, sans jamais se laisser voir, il avait guetté des occasions qui ne vinrent pas. C'est pourquoi, pendant que le colonel Munro et ses compagnons s'installaient au sanitarium de l'Himalaya, il se décidait à entrer au service de Mathias Van Guitt.
L'instinct de Kâlagani lui disait que des rapports presque quotidiens s'établiraient forcément entre le kraal et le sanitarium. C'est ce qui arriva, et, dès le premier jour, il fut assez heureux, non seulement pour se signaler à l'attention du colonel Munro, mais aussi pour acquérir des droits à sa reconnaissance.
Le plus fort était fait. On sait le reste. L'Indou vint souvent à Steam-House. Il fut mis au courant des projets ultérieurs de ses hôtes, il connut l'itinéraire que Banks se proposait de suivre. Dès lors, une seule idée domina tous ses actes: arriver à se faire accepter comme le guide de l'expédition, lorsqu'elle redescendrait vers le sud.
Pour atteindre ce but, Kâlagani ne négligea rien. Il n'hésita pas à risquer, non seulement la vie des autres, mais la sienne. Dans quelles circonstances? on ne l'a pas oublié.
En effet, la pensée lui était venue que, s'il accompagnait l'expédition, dès le début du voyage, tout en restant au service de Mathias Van Guitt, cela déjouerait tout soupçon et amènerait peut-être le colonel Munro à lui offrir ce qu'il voulait précisément obtenir.
Mais, pour en arriver là, il fallait que le fournisseur, privé de ses attelages de buffles, en fût réduit à réclamer l'aide du Géant d'Acier. De là cette attaque des fauves,—attaque inattendue, il est vrai,—mais dont Kâlagani sut profiter. Au risque de provoquer un désastre, il n'hésita pas, sans qu'on s'en aperçût, à retirer les barres qui maintenaient la porte du kraal. Les tigres, les panthères, se précipitèrent dans l'enceinte, les buffles furent dispersés ou anéantis, plusieurs Indous succombèrent, mais le plan de Kâlagani avait réussi. Mathias Van Guitt allait être forcé d'avoir recours au colonel Munro pour reprendre avec sa ménagerie roulante le chemin de Bombay.
En effet, renouveler ses attelages, dans cette région presque déserte de l'Himalaya, eût été difficile. En tout cas, ce fut Kâlagani qui se chargea de cette affaire pour le compte du fournisseur. Il va de soi qu'il n'y réussit point, et c'est ainsi que Mathias Van Guitt, marchant à la remorque du Géant d'Acier, descendit avec tout son personnel jusqu'à la station d'Etawah.
Là, le chemin de fer devait emporter le matériel de la ménagerie. Les chikaris furent donc congédiés, et Kâlagani, qui n'était plus utile, allait partager leur sort. C'est alors qu'il se montra très embarrassé de ce qu'il deviendrait. Banks y fut pris. Il se dit que cet Indou, intelligent et dévoué, connaissant parfaitement toute cette partie de l'Inde, pourrait rendre de véritables services. Il lui offrit d'être leur guide jusqu'à Bombay, et, de ce jour, le sort de l'expédition fut dans les mains de Kâlagani.
Nul ne pouvait soupçonner un traître dans cet Indou, toujours prêt à payer de sa personne.
Un instant, Kâlagani faillit se trahir. Ce fut lorsque Banks lui parla de la mort de Nana Sahib. Il ne sut retenir un geste d'incrédulité, et secoua la tête en homme qui n'y pouvait croire. Mais n'en eût-il pas été ainsi de tout Indou, pour qui le légendaire nabab était un de ces êtres surnaturels que la mort ne peut atteindre!
Kâlagani, à ce sujet, eut-il la confirmation de cette nouvelle, lorsque,—ce ne fut point un hasard,—il rencontra un de ses anciens compagnons dans la caravane des Banjaris? On l'ignore, mais il est à supposer qu'il sut exactement à quoi s'en tenir.
Quoi qu'il en soit, le traître n'abandonna pas ses odieux desseins, comme s'il eût voulu reprendre à son compte les projets du nabab.
C'est pourquoi Steam-House continua sa route à travers les défilés des Vindhyas, et, après les péripéties que l'on connaît, les voyageurs arrivèrent sur les bords du lac Puturia, auquel il fallut demander refuge.
Là, lorsque Kâlagani voulut quitter le train flottant, sous prétexte de se rendre à Jubbulpore, il se laissa deviner. Si maître de lui qu'il fût, un simple phénomène physiologique, qui ne pouvait échapper à la perspicacité du colonel, l'avait rendu suspect, et l'on sait maintenant que les soupçons de sir Edward Munro n'étaient que trop justifiés.
On le laissa partir, mais Goûmi lui fut adjoint. Tous deux se précipitèrent dans les eaux du lac, et, une heure après, ils avaient atteint la rive sud-est du Puturia.
Les voilà donc, marchant de concert, dans cette nuit obscure, l'un
soupçonnant l'autre, l'autre ne se sachant pas soupçonné.
L'avantage était alors pour Goûmi, ce second Mac Neil du colonel
Munro.
Pendant trois heures, les deux Indous allèrent ainsi sur cette grande route, qui traverse les chaînons méridionaux des Vindhyas pour aboutir à la station de Jubbulpore. Le brouillard était beaucoup moins intense dans la campagne que sur le lac. Goûmi surveillait de près son compagnon. Un solide couteau était attaché à sa ceinture. Au premier mouvement suspect, très expéditif de caractère, il se proposait de bondir sur Kâlagani et de le mettre hors d'état de nuire.
Malheureusement, le fidèle Indou n'eut pas le temps d'agir comme il l'espérait.
La nuit, sans lune, était noire. À vingt pas, on n'eût pas distingué un homme en marche.
Il arriva donc, à l'un des tournants du chemin, qu'une voix se fit brusquement entendre, appelant Kâlagani.
«Oui! Nassim!» répondit l'Indou.
Et, au même moment, un cri aigu, très bizarre, retentit sur la gauche de la route.
Ce cri, c'était le «kisri» de ces farouches tribus du Gondwana, que Goûmi connaissait bien!
Goûmi, surpris, n'avait pu rien tenter. D'ailleurs, Kâlagani mort, qu'aurait-il pu faire contre toute une bande d'Indous à laquelle ce cri devait servir de ralliement. Un pressentiment lui dit de fuir, pour essayer le prévenir ses compagnons. Oui! rester libre, d'abord, puis revenir au lac, et chercher à rejoindre à la nage le Géant d'Acier pour l'empêcher d'accoster la rive, il n'y avait pas autre chose à faire.
Goûmi n'hésita pas. Au moment où Kâlagani rejoignait ce Nassim qui lui avait répondu, il se jeta de côté et disparut dans les jungles qui bordaient la route.
Et, lorsque Kâlagani revint avec son complice, dans l'intention de se débarrasser du compagnon que lui avait imposé le colonel Munro, Goûmi n'était plus là.
Nassim était le chef d'une bande de Dacoits, dévoué à la cause de Nana Sahib. Lorsqu'il apprit la disparition de Goûmi, il lança ses hommes à travers les jungles. À tout prix, il voulait reprendre le hardi serviteur qui venait de s'échapper.
Les recherches furent inutiles. Goûmi, soit qu'il se fût perdu dans l'obscurité, soit qu'un trou quelconque lui servît de refuge, avait disparu, et il fallut renoncer à le retrouver.
Mais, en somme, que pouvaient-ils craindre, ces Dacoits, de Goûmi, livré à ses seules ressources, au milieu de cette région sauvage, à trois heures de marche déjà du lac Puturia, qu'il ne pourrait, quelle que fût sa diligence, rejoindre avant eux?
Kâlagani en prit donc son parti. Il conféra un instant avec le chef des Dacoits, qui semblait attendre ses ordres. Puis, tous, redescendant la route, se portèrent à grands pas dans la direction du lac.
Et maintenant, si cette troupe avait quitté les gorges des Vindhyas, où elle campait depuis quelque temps, c'est que Kâlagani avait pu faire connaître la prochaine arrivée du colonel Munro aux environs du lac Puturia. Par qui? Par cet Indou, qui n'était autre que Nassim et qui suivait la caravane des Banjaris. À qui? À celui dont la main dirigeait dans l'ombre toute cette machination!
En effet, ce qui s'était passé, ce qui se passait alors, c'était le résultat d'un plan bien arrêté, auquel le colonel Munro et ses compagnons ne pouvaient se soustraire. C'est pourquoi, au moment où le train accostait la pointe méridionale du lac, les Dacoits purent l'attaquer sous les ordres de Nassim et de Kâlagani.
Mais c'était au colonel Munro qu'on en voulait, à lui seul. Ses compagnons, abandonnés dans ce pays, leur dernière maison détruite, n'étaient plus à craindre. Il fut donc entraîné, et, à sept heures du matin, six milles le séparaient déjà du lac Puturia.
Que sir Edward Munro fût conduit par Kâlagani à la station de Jubbulpore, ce n'était pas admissible. Aussi se disait-il qu'il ne devait pas quitter la région des Vindhyas, et que, tombé au pouvoir de ses ennemis, il n'en sortirait peut-être jamais.
Cependant, cet homme courageux n'avait rien perdu de son sang-froid. Il allait, au milieu de ces farouches Indous, prêt à tout événement. Il affectait même de ne pas apercevoir Kâlagani. Le traître avait pris la tête de la troupe, et il en était bien le chef en effet. Quant à fuir, ce n'était pas possible. Bien qu'il ne fût pas garrotté, le colonel Munro ne voyait, ni en avant, ni en arrière, ni sur les flancs de son escorte, aucun vide qui eût pu lui livrer passage. D'ailleurs, il aurait été repris immédiatement.
Il réfléchissait donc aux conséquences de sa situation. Pouvait-il croire que la main de Nana Sahib fût dans tout ceci? Non! Pour lui, le nabab était bien mort. Mais, quelque compagnon de l'ancien chef des rebelles, Balao Rao peut être, n'avait-il pas résolu de satisfaire sa haine, en accomplissant cette vengeance, à laquelle son frère avait voué sa vie? Sir Edward Munro pressentait quelque manoeuvre de ce genre.
En même temps, il songeait au malheureux Goûmi, qui n'était pas prisonnier des Dacoits. Avait-il pu s'échapper? c'était possible. N'avait-il pas tout d'abord succombé? c'était plus probable. Pouvait-on compter sur son aide, au cas où il serait sain et sauf? c'était difficile.
En effet, si Goûmi avait cru devoir pousser jusqu'à la station de
Jubbulpore pour y chercher secours, il arriverait trop tard.
Si, au contraire, il était venu rejoindre Banks et ses compagnons à la pointe méridionale du lac, que feraient ceux-ci, presque dépourvus de munitions? Se jetteraient-ils sur la route de Jubbulpore?… Mais, avant qu'ils eussent pu l'atteindre, le prisonnier aurait déjà été entraîné dans quelque inaccessible retraite des Vindhyas!
Donc, de ce côté, il ne fallait garder aucun espoir.
Le colonel Munro envisageait froidement la situation. Il ne désespérait pas, n'étant point homme à se laisser abattre, mais il préférait voir les choses dans toute leur réalité, au lieu de s'abandonner à quelque illusion indigne d'un esprit que rien ne pouvait troubler.
Cependant, la troupe marchait avec une extrême rapidité. Évidemment, Nassim et Kâlagani voulaient arriver, avant le coucher du soleil, à quelque rendez-vous convenu, où se déciderait le sort du colonel. Si le traître était pressé, sir Edward Munro ne l'était pas moins d'en finir, quelle que fût la fin qui l'attendit.
Une seule fois, vers midi, pendant une demi-heure, Kâlagani fit faire halte. Les Dacoits étaient pourvus de vivres et mangèrent sur le bord d'un petit ruisseau.
Un peu de pain et de viande sèche fut mis à la disposition du colonel, qui ne refusa point d'y toucher. Il n'avait rien pris depuis la veille, et ne voulait pas donner à ses ennemis la joie de le voir faiblir physiquement à l'heure suprême.
À ce moment, près de seize milles avaient été franchis pendant cette marche forcée. Sur l'ordre de Kâlagani, on se remit en route, en suivant toujours la direction de Jubbulpore.
Ce ne fut que vers cinq heures du soir que la bande des Dacoits abandonna le grand chemin, pour se jeter sur la gauche. Si donc le colonel Munro avait pu conserver un semblant d'espoir, tant qu'il le suivait, il comprit alors qu'il n'était plus qu'entre les mains de Dieu.
Un quart d'heure après, Kâlagani et les siens traversaient un étroit défilé, qui formait l'extrême limite de la vallée de la Nerbudda, vers la partie la plus sauvage de Bundelkund.
L'endroit était situé à trois cent cinquante kilomètres environ du pâl de Tandit, dans l'est de ces monts Sautpourra, que l'on peut considérer comme le prolongement occidental des Vindhyas.
Là, sur un des derniers contreforts, s'élevait la vieille forteresse de Ripore, abandonnée depuis longtemps, parce qu'elle ne pouvait être ravitaillée, pour peu que les défilés de l'ouest fussent occupés par l'ennemi.
Cette forteresse dominait un des derniers saillants de la chaîne, une sorte de redan naturel, haut de cinq cents pieds, qui surplombait un large évasement de la gorge, au milieu des croupes avoisinantes. On ne pouvait y accéder que par un étroit sentier, tortueusement évidé dans le massif rocheux, sentier à peine praticable pour des piétons.
Là, sur ce plateau, se profilaient encore des courtines démantelées, quelques bastions en ruines. Au milieu de l'esplanade, fermée sur l'abîme par un parapet de pierre, se dressait un bâtiment, à demi détruit, qui servait autrefois de caserne à la petite garnison de Ripore, et dont on n'aurait pas voulu maintenant pour étable.
Sur le milieu du plateau central, un seul engin restait de tous ceux qui s'allongeaient autrefois à travers les embrasures du parapet. C'était un énorme canon, braqué vers la face antérieure de l'esplanade. Trop lourd pour être descendu, trop détérioré, d'ailleurs, pour conserver une valeur quelconque, il avait été laissé là, sur son affût, livré aux morsures de la rouille qui rongeait son enveloppe de fer.
C'était bien, par sa longueur et par sa grosseur, le digne pendant du célèbre canon de bronze de Bhilsa, qui fut fondu au temps de Jehanghir, énorme pièce, longue de six mètres, avec un calibre de quarante-quatre. On eût pu le comparer également au non moins fameux canon de Bidjapour, dont la détonation, au dire des indigènes, n'eût pas laissé debout un seul des monuments de la cité.
Telle était la forteresse de Ripore, où le prisonnier fut amené par la troupe de Kâlagani. Il était cinq heures du soir, quand il y arriva, après une journée de marche de plus de vingt-cinq milles.
En face duquel de ses ennemis le colonel Munro allait-il enfin se trouver? Il ne devait pas tarder à l'apprendre.
Un groupe d'Indous occupait alors le bâtiment en ruines, qui s'élevait au fond de l'esplanade. Ce groupe s'en détacha, tandis que la bande des Dacoits se rangeait en cercle le long du parapet.
Le colonel Munro occupait le centre de ce cercle. Les bras croisés, il attendait.
Kâlagani quitta la place qu'il occupait dans le rang, et fit quelques pas au devant du groupe.
Un Indou, simplement vêtu, marchait en tête.
Kâlagani s'arrêta devant lui et s'inclina. L'Indou lui tendit une main que Kâlagani baisa respectueusement. Un signe de tête lui témoigna qu'on était content de ses services.
Puis, l'Indou s'avança vers le prisonnier, lentement, mais l'oeil en feu, avec tous les symptômes d'une colère à peine contenue. On eût dit d'un fauve marchant sur sa proie.
Le colonel Munro le laissa approcher, sans reculer d'un pas, le regardant avec autant de fixité qu'il était regardé lui-même.
Lorsque l'Indou ne fut plus qu'à cinq pas de lui:
«Ce n'est que Balao Rao, le frère du nabab! dit le colonel, d'un ton qui indiquait le plus profond mépris.
—Regarde mieux! répondit l'Indou.
—Nana Sahib! s'écria le colonel Munro, en reculant, cette fois, malgré lui. Nana Sahib vivant!…» Oui, le nabab lui-même, l'ancien chef de la révolte des Cipayes, l'implacable ennemi de Munro! Mais qui avait donc succombé dans la rencontre au pâl de Tandît? C'était Balao Rao, son frère.
L'extraordinaire ressemblance de ces deux hommes, tous deux grêlés à la face, tous deux amputés du même doigt de la même main, avait trompé les soldats de Lucknow et de Cawnpore. Ceux-ci n'avaient pas hésité à reconnaître le nabab dans celui qui n'était que son frère, et il eût été impossible de ne pas commettre cette méprise. Ainsi, lorsque la communication, faite aux autorités, annonça la mort du nabab, Nana Sahib vivait encore: c'était Balao Rao qui n'était plus.
Cette nouvelle circonstance, Nana Sahib avait eu grand soin de l'exploiter. Une fois de plus, elle lui assurait une sécurité presque absolue. En effet, son frère ne devait pas être recherché par la police anglaise avec le même acharnement que lui, et il ne le fut pas. Non seulement les massacres de Cawnpore ne lui étaient point imputés, mais il n'avait pas sur les Indous du centre l'influence pernicieuse que possédait le nabab.
Nana Sahib, se voyant traqué de si près, avait donc résolu de faire le mort jusqu'au moment où il pourrait définitivement agir, et, renonçant temporairement à ses projets insurrectionnels, il s'était donné tout entier à sa vengeance. Jamais, d'ailleurs, les circonstances n'avaient été plus favorables. Le colonel Munro, toujours surveillé par ses agents, venait de quitter Calcutta pour un voyage qui devait le conduire à Bombay. Ne serait-il pas possible de l'amener dans la région des Vindhyas, à travers les provinces du Bundelkund? Nana Sahib le pensa, et ce fut dans ce but qu'il lui dépêcha l'intelligent Kâlagani.
Le nabab quitta alors le pâl de Tandît, qui ne lui offrait plus un abri sûr. Il s'enfonça dans la vallée de la Nerbudda, jusqu'aux dernières gorges des Vindhyas. Là s'élevait la forteresse de Ripore, qui lui parut un lieu de refuge où la police ne songerait guère à le relancer, puisqu'elle devait le croire mort.
Nana Sahib s'y installa donc avec les quelques Indous dévoués à sa personne. Il les renforça bientôt d'une bande de Dacoits, dignes de se ranger sous les ordres d'un tel chef, et il attendit.
Mais qu'attendait-il depuis quatre mois? Que Kâlagani eût rempli sa mission, et lui fit connaître la prochaine arrivée, du colonel Munro dans cette partie des Vindhyas, où il serait sous sa main.
Toutefois, une crainte s'empara de Nana Sahib. Ce fut que la nouvelle de sa mort, répandue dans toute la péninsule, n'arrivât aux oreilles de Kâlagani. Si celui-ci y ajoutait foi, n'abandonnerait-il pas son oeuvre de trahison vis-à-vis du colonel Munro?
De là, l'envoi d'un autre Indou à travers les routes du Bundelkund, ce Nassim qui, mêlé à la caravane des Banjaris, rencontra le train de Steam-House sur la route du Scindia, se mit en communication avec Kâlagani, et l'instruisit du véritable état des choses.
Cela fait, Nassim, sans perdre une heure, revint à la forteresse de Ripore, et il informa Nana Sahib de tout ce qui s'était passé depuis le jour où Kâlagani avait quitté Bhopal. Le colonel Munro et ses compagnons s'avançaient à petites journées vers les Vindhyas, Kâlagani les guidait, et c'était aux environs du lac Puturia qu'il fallait les attendre.
Tout avait donc réussi aux souhaits du nabab. Sa vengeance ne pouvait plus lui échapper.
Et, en effet, ce soir-là, le colonel Munro était seul, désarmé, en sa présence, à sa merci.
Après les premiers mots échangés, ces deux hommes se regardèrent un instant sans prononcer une seule parole.
Mais, soudain, l'image de lady Munro repassant plus vivement devant ses yeux, le colonel eut comme un afflux de sang de son coeur à sa tête. Il s'élança sur le meurtrier des prisonniers de Cawnpore!…
Nana Sahib se contenta de faire deux pas en arrière.
Trois Indous s'étaient subitement jetés sur le colonel, et ils le maîtrisèrent, non sans peine.
Cependant, sir Edward Munro avait repris possession de lui-même.
Le nabab le comprit sans doute, car, d'un geste, il écarta les
Indous.
Les deux ennemis se retrouvèrent de nouveau face à face.
«Munro, dit Nana Sahib, les tiens ont attaché à la bouche de leurs canons les cent vingt prisonniers de Peschawar, et, depuis ce jour, plus de douze cents Cipayes ont péri de cette épouvantable mort! Les tiens ont massacré sans pitié les fugitifs de Lahore, ils ont égorgé, après la prise de Delhi, trois princes et vingt-neuf membres de la famille du roi, ils ont massacré à Lucknow six mille des nôtres, et trois mille après la campagne du Pendjab! En tout, par le canon, le fusil, la potence ou le sabre, cent vingt mille officiers ou soldats natifs et deux cent mille indigènes ont payé de leur vie ce soulèvement pour l'indépendance nationale!
—À mort! à mort!» s'écrièrent les Dacoits et les Indous rangés autour de Nana Sahib. Le nabab leur imposa silence de la main, et attendit que le colonel Munro voulût lui répondre. Le colonel ne répondit pas. «Quant à toi, Munro, reprit le nabab, tu as tué de ta main la Rani de Jansi, ma fidèle compagne… et elle n'est pas encore vengée!» Pas de réponse du colonel Munro.
«Enfin, il y a quatre mois, dit Nana Sahib, mon frère Balao Rao est tombé sous les balles anglaises dirigées contre moi… et mon frère n'est pas encore vengé!
—À mort! À mort!» Ces cris éclatèrent avec plus de violence, celle fois, et toute la bande fit un mouvement pour se ruer sur le prisonnier.
«Silence! s'écria Nana Sahib. Attendez l'heure de la justice!»
Tous se turent.
«Munro, reprit le nabab, c'est un de tes ancêtres, c'est Hector Munro, qui a osé appliquer pour la première fois cet épouvantable supplice, dont les tiens ont fait un si terrible usage pendant la guerre de 1857! C'est lui qui a donné l'ordre d'attacher vivants, à la bouche de ses canons, des Indous, nos parents, nos frères…»
Nouveaux cris, nouvelles démonstrations, que Nana Sahib n'aurait pu réprimer cette fois. Aussi:
«Représailles pour représailles! ajouta-t-il. Munro, tu périras comme tant des nôtres ont péri!»
Puis, se retournant:
«Vois ce canon!»
Et le nabab montrait l'énorme pièce, longue de plus de cinq mètres, qui occupait le centre de l'esplanade.
«Tu vas être attaché, dit-il, à la bouche de ce canon! Il est chargé, et demain, au lever du soleil, sa détonation, se prolongeant jusqu'aux fonds de Vindhyas, apprendra à tous que la vengeance de Nana Sahib est enfin accomplie!»
Le colonel Munro regardait fixement le nabab avec un calme que l'annonce de son prochain supplice ne pouvait troubler.
«C'est bien, dit-il, tu fais ce que j'aurais fait, si tu étais tombé entre mes mains!»
Et, de lui-même, le colonel Munro alla se placer devant la bouche du canon, à laquelle, les mains liées derrière le dos, il fut attaché par de fortes cordes.
Et alors, pendant une longue heure, toute cette bande de Dacoits et d'Indous vint l'insulter lâchement. On eût dît des Sioux de l'Amérique du Nord autour d'un prisonnier enchaîné au poteau du supplice.
Le colonel Munro demeura impassible devant l'outrage, comme il voulait l'être devant la mort. Puis, la nuit venue, Nana Sahib, Kâlagani et Nassim se retirèrent dans la vieille caserne. Toute la bande, lasse enfin, quitta la place et rejoignit ses chefs. Sir Edward Munro resta en présence de la mort et de Dieu.
CHAPITRE XII
À la bouche d'un canon.
Le silence ne dura pas longtemps. Des provisions avaient été mises à la disposition de la bande des Dacoits. Pendant qu'ils mangeaient, on pouvait les entendre crier, vociférer, sous l'influence de cette violente liqueur d'arak, dont ils faisaient un usage immodéré.
Mais tout ce vacarme s'apaisa peu à peu. Le sommeil ne devait pas tarder à s'emparer de ces brutes, très surmenées déjà par une longue journée de fatigue.
Sir Edward Munro allait-il donc être laissé sans gardien jusqu'au moment où sonnerait l'heure de sa mort? Nana Sahib ne ferait-il pas veiller sur son prisonnier, bien que celui-ci, solidement attaché par les triples tours de corde qui lui cerclaient les bras et la poitrine, fût hors d'état de faire un mouvement?
Le colonel se le demandait, quand, vers huit heures, il vit un
Indou quitter la caserne et s'avancer sur l'esplanade.
Cet Indou avait pour consigne de rester pendant toute la nuit auprès du colonel Munro.
Tout d'abord, après avoir traversé obliquement le plateau, il vint droit au canon, afin de s'assurer que le prisonnier était toujours là. D'une main vigoureuse, il essaya les cordes, qui ne cédèrent point. Puis, sans s'adresser au colonel, mais se parlant à lui-même:
«Dix livres de bonne poudre! dit-il. Il y a longtemps que le vieux canon de Ripore n'a parlé, mais, demain, il parlera!…»
Cette réflexion amena un sourire de dédain sur le fier visage du colonel Munro. La mort n'était pas pour l'effrayer, si épouvantable qu'elle dût être.
L'indou, après avoir examiné la partie antérieure de la bouche à feu, revint un peu en arrière, caressa de sa main l'épaisse culasse, et son doigt se posa un instant sur la lumière, que la poudre de l'amorce emplissait jusqu'à l'orifice.
Puis, l'Indou resta appuyé sur le bouton de la culasse. Il semblait avoir absolument oublié que le prisonnier fût là, comme un patient au pied du gibet, attendant que la trappe se dérobe sous lui.
Indifférence ou effet de l'arak qu'il venait de boire, l'Indou chantonnait entre ses dents un vieux refrain du Goundwana. Il s'interrompait et recommençait, comme un homme auquel, sous l'influence d'une demi-ivresse, sa pensée échappe peu à peu.
Un quart d'heure plus tard, l'Indou se redressa. Sa main se promena sur la croupe du canon. Il en fit le tour, et, s'arrêtant devant le colonel Munro, il le regarda en murmurant d'incohérentes paroles. Par instinct, ses doigts saisirent une dernière fois les cordes, comme pour les serrer plus solidement; puis, hochant la tête, en homme qui est rassuré, il alla s'accouder sur le parapet, à une dizaine de pas, vers la gauche de la bouche à feu.
Pendant dix minutes encore, l'Indou demeura dans cette position, tantôt tourné vers le plateau, tantôt penché en dehors, et plongeant ses regards dans l'abîme qui se creusait au pied de la forteresse.
Il était visible qu'il faisait un dernier effort pour ne pas succomber au sommeil. Mais enfin, la fatigue l'emportant, il se laissa glisser jusqu'au sol, s'y étendit, et l'ombre du parapet le rendit absolument invisible.
La nuit, d'ailleurs, était déjà profonde. D'épais nuages, immobiles, s'allongeaient sur le ciel. L'atmosphère était aussi calme que si les molécules de l'air eussent été soudées l'une à l'autre. Les bruits de la vallée n'arrivaient pas à cette hauteur. Le silence était absolu.
Ce qu'allait être une telle nuit d'angoisses pour le colonel Munro, il convient de le dire, à l'honneur de cet homme énergique. Pas un instant, il ne songea à cette dernière seconde de sa vie, pendant laquelle les tissus de son corps, rompus violemment, ses membres effroyablement dispersés, iraient se perdre dans l'espace. Ce ne serait qu'un coup de foudre, après tout, et ce n'était pas là de quoi ébranler une nature sur laquelle jamais effroi physique ou moral n'avait eu prise. Quelques heures lui restaient encore à vivre: elles appartenaient à cette existence, qui avait été si heureuse pendant sa plus longue période. Sa vie se rouvrait tout entière avec une singulière précision. Tout son passé se représentait à son esprit.
L'image de lady Munro se dressait devant lui. Il la revoyait, il l'entendait, cette infortunée qu'il pleurait comme aux premiers jours, non plus des yeux, mais du coeur! Il la retrouvait jeune fille, au milieu de cette funeste ville de Cawnpore, dans cette habitation où il l'avait pour la première fois admirée, connue, aimée! Ces quelques années de bonheur, brusquement terminées par la plus épouvantable des catastrophes, se ravivèrent dans son esprit. Tous leurs détails, si légers qu'ils fussent, lui revinrent à la mémoire avec une telle netteté, que la réalité n'eut peut-être pas été plus «réelle»! Le milieu de la nuit était déjà passé que sir Edward Munro ne s'en était pas aperçu. Il avait vécu tout entier dans ses souvenirs, sans que rien l'en eût pu distraire, là-bas, près de sa femme adorée. En trois heures s'étaient résumés les trois ans qu'il avait vécu près d'elle! Oui! son imagination l'avait irrésistiblement enlevé de ce plateau de la forteresse de Ripore, elle l'avait arraché à la bouche de ce canon, dont le premier rayon du soleil allait, pour ainsi dire, enflammer l'amorce!
Mais alors, l'horrible dénouement du siège de Cawnpore lui apparut, l'emprisonnement de lady Munro et de sa mère dans le Bibi-Ghar, le massacre de leurs malheureuses compagnes, et enfin ce puits, tombeau de deux cents victimes, sur lequel, quatre mois auparavant, il était allé une dernière fois pleurer.
Et cet odieux Nana Sahib qui était là, à quelques pas, derrière des murs de cette caserne en ruines, l'ordonnateur des massacres, le meurtrier de lady Munro et de tant d'autres infortunées! Et c'était entre ses mains qu'il venait de tomber, lui, qui avait voulu se faire le justicier de cet assassin que la justice n'avait pu atteindre!
Sir Edward Munro, sous la poussée d'une colère aveugle, fit un effort désespéré pour rompre ses liens. Les cordes craquèrent, et les noeuds, resserrés, lui entrèrent dans les chairs. Il poussa un cri, non de douleur, mais d'impuissante rage.
À ce cri, l'Indou, étendu dans l'ombre du parapet, redressa la tête. Le sentiment de sa situation le reprit. Il se souvint qu'il était le gardien du prisonnier.
Il se releva donc, s'avança en hésitant vers le colonel Munro, lui posa la main sur l'épaule, pour s'assurer qu'il était toujours là, et, du ton d'un homme à moitié endormi:
«Demain, dit-il, au lever du soleil… Boum!»
Puis, il retourna vers le parapet, afin d'y reprendre un point d'appui. Dès qu'il l'eut touché, il se coucha sur le sol et ne tarda pas à s'assoupir complètement.
À la suite de cet inutile effort, une sorte de calme avait repris le colonel Munro. Le cours de ses pensées se modifia, sans qu'il songeât davantage au sort qui l'attendait. Par une association d'idées toute naturelle, il pensa à ses amis, à ses compagnons. Il se demanda si, eux aussi, n'étaient pas tombés entre les mains d'une autre bande de ces Dacoits qui fourmillent dans les Vindhyas, si on ne leur réservait pas un sort identique au sien, et cette pensée lui serra le coeur.
Mais, presque aussitôt, il se dit que cela ne pouvait être. En effet, si le nabab avait résolu leur mort, il les aurait réunis à lui dans le même supplice. Il eût voulut doubler ses angoisses de celles de ses amis. Non! ce n'était que sur lui, sur lui seul,— il essayait de l'espérer,—que Nana Sahib voulait assouvir sa haine!
Cependant, si déjà et par impossible, Banks, le capitaine Hod, Maucler, étaient libres, que faisaient-ils? Avaient-ils pris la route de Jubbulpore, sur laquelle le Géant d'Acier, que n'avaient pu détruire les Dacoits, pouvait les transporter rapidement? Là, les secours ne manqueraient pas! Mais à quoi bon? Comment auraient-ils su où était le colonel Munro? Nul ne connaissait cette forteresse de Ripore, ce repaire de Nana Sahib. Et, d'ailleurs, pourquoi le nom du nabab leur serait-il venu à la pensée? Nana Sahib n'était-il pas mort pour eux? N'avait-il pas succombé à l'attaque du pâl de Tandît? Non! ils ne pouvaient rien pour le prisonnier!
Du côté de Goûmi, nul espoir non plus. Kâlagani avait eu tout intérêt à se défaire de ce dévoué serviteur, et puisque Goûmi n'était pas là, c'est qu'il avait précédé son maître dans la mort!
Compter sur une chance quelconque de salut, c'eût été inutile. Le colonel Munro n'était point homme à s'illusionner. Il voyait les choses dans leur vrai, et il revint à ses premières pensées, au souvenir des jours heureux qui emplissait son coeur.
Combien d'heures s'étaient écoulées, pendant qu'il rêvait ainsi, il lui eût été difficile de l'évaluer. La nuit était toujours obscure. Rien n'apparaissait encore à la cime des montagnes de l'est, qui annonçât les premières lueurs de l'aube.
Cependant, il devait être environ quatre heures du matin, lorsque l'attention du colonel Munro fut attirée par un phénomène assez singulier. Jusqu'à ce moment, pendant ce retour sur son existence passée, il avait plutôt regardé en dedans qu'en dehors de lui. Les objets extérieurs, peu distincts au milieu de ces profondes ténèbres, n'auraient pu le distraire; mais alors, ses yeux devinrent plus fixes, et toutes les images, évoquées dans son souvenir, s'effacèrent soudain devant une sorte d'apparition, aussi inattendue qu'inexplicable.
En effet, le colonel Munro n'était plus seul sur le plateau de Ripore. Une lumière, encore indécise, venait de se montrer vers l'extrémité du sentier, à la poterne de la forteresse. Elle allait et venait, vacillante, trouble, menaçant de s'éteindre, reprenant son éclat, comme si elle eût été tenue par une main peu sûre.
Dans la situation où se trouvait le prisonnier, tout incident pouvait avoir son importance. Ses yeux ne quittèrent donc plus ce feu. Il observa qu'une sorte de vapeur fuligineuse s'en dégageait et qu'il était mobile. D'où cette conclusion qu'il ne devait pas être enfermé dans un fanal.
«Un de mes compagnons, se dit le colonel Munro… Goûmi peut-être! Mais non!… Il ne serait pas là avec une lumière qui le trahirait… Qu'est-ce donc?»
Le feu s'approchait lentement. Il glissa, d'abord, le long du mur de la vieille caserne, et sir Edward Munro put craindre qu'il ne fût aperçu de quelques-uns des Indous endormis au dedans.
Il n'en fut rien. Le feu passa sans être remarqué. Parfois, lorsque la main qui le portait s'agitait d'un mouvement fébrile, il se ravivait et brillait d'un plus vif éclat.
Bientôt le feu eut atteint le mur du parapet, et il en suivit la crête, comme une flamme de Saint-Elme dans les nuits d'orage.
Alors le colonel Munro commença à distinguer une sorte de fantôme, sans forme appréciable, une «ombre», que cette lumière éclairait vaguement. L'être quelconque, qui s'avançait ainsi, devait être recouvert d'un long pagne, sous lequel se cachaient ses bras et sa tête.
Le prisonnier ne remuait pas. Il retenait son souffle. Il craignait d'effaroucher cette apparition, de voir s'éteindre la flamme dont la clarté la guidait dans l'ombre. Il était aussi immobile que la pesante pièce de métal qui semblait le tenir dans son énorme gueule.
Cependant, le fantôme continuait à glisser le long du parapet. Ne pouvait-il arriver qu'il heurtât le corps de l'Indou endormi? Non. L'Indou était étendu à gauche du canon, et l'apparition venait par la droite, s'arrêtant parfois, puis reprenant sa marche, à petits pas.
Enfin, elle fut bientôt assez rapprochée pour que le colonel Munro pût la distinguer plus nettement.
C'était un être de moyenne taille, dont un long pagne, en effet, recouvrait tout le corps. De ce pagne sortait une main, qui tenait une branche de résine enflammée.
«Quelque fou, qui a l'habitude de visiter le campement des
Dacoits, se dit le colonel Munro, et auquel on ne prend plus
garde! Au lieu d'un feu, que n'a-t-il un poignard à la main!…
Peut-être pourrais-je?…»
Ce n'était point un fou, et, cependant, sir Edward Munro avait à peu près deviné.
C'était la folle de la vallée de la Nerbudda, l'inconsciente créature, qui, depuis quatre mois, errait à travers les Vindhyas, toujours respectée et hospitalièrement accueillie de ces Gounds superstitieux. Ni Nana Sahib, ni aucun de ses compagnons ne savaient quelle part la «Flamme Errante» avait prise à l'attaque du pâl de Tandît. Souvent ils l'avaient rencontrée dans cette partie montagneuse du Bundelkund, et ils ne s'étaient jamais inquiétés de sa présence. Plusieurs fois déjà, dans ses courses incessantes, elle avait porté ses pas jusqu'à la forteresse de Ripore, et nul n'avait songé à l'en chasser. Ce n'était que le hasard de ses pérégrinations nocturnes qui venait de l'y amener cette nuit même.
Le colonel Munro ne savait rien de ce qui concernait la folle. De la Flamme Errante, il n'avait jamais entendu parler, et pourtant, cet être inconnu qui s'approchait, qui allait le toucher, lui parler peut-être, faisait battre son coeur avec une inexplicable violence.
Peu à peu, la folle s'était rapprochée du canon. Sa résine ne jetait plus que de faibles lueurs, et elle ne semblait pas voir le prisonnier, bien qu'elle fût en face de lui, et que ses yeux fussent presque visibles à travers ce pagne, percé de trous comme la cagoule d'un pénitent.
Sir Edward Munro ne bougeait pas. Ni par un mouvement de tête, ni par un mot, il n'essayait d'attirer l'attention de cette étrange créature.
D'ailleurs, elle revint presque aussitôt sur ses pas, de manière à faire le tour de l'énorme pièce, à la surface de laquelle sa résine dessinait de petites ombres flottantes.
Comprenait-elle, l'insensée, à quoi devait servir ce canon, allongé là comme un monstre, pourquoi cet homme était attaché à cette gueule, qui allait vomir le tonnerre et l'éclair au premier rayon du jour?
Non, sans doute. La Flamme Errante était là, comme elle était partout, inconsciemment. Elle errait, cette nuit, ainsi qu'elle l'avait déjà fait bien des fois, sur le plateau de Ripore. Puis, elle le quitterait, elle redescendrait le sentier sinueux, elle regagnerait la vallée, et reporterait ses pas là où la pousserait son imagination falote.
Le colonel Munro, qui pouvait librement tourner la tête, suivait tous ses mouvements. Il la vit passer derrière la pièce. De là, elle se dirigea de manière à rejoindre le mur du parapet, afin de le suivre, sans doute, jusqu'au point où il se reliait à la poterne.
En effet, la Flamme Errante marcha ainsi, mais, s'étant arrêtée soudain, à quelques pas de l'Indou endormi, elle se retourna. Quelque lien invisible l'empêchait-il donc d'aller plus avant? Quoi qu'il en soit, un inexplicable instinct la ramena vers le colonel Munro, et elle demeura encore immobile devant lui.
Cette fois, le coeur de sir Edward Munro battit avec une telle force, qu'il eût voulu y porter ses mains pour le contenir!
La Flamme Errante s'était approchée plus près. Elle avait élevé sa résine à la hauteur du visage du prisonnier, comme si elle eût voulu le mieux voir. À travers les trous de sa cagoule, ses yeux s'allumèrent d'une flamme ardente.
Le colonel Munro, involontairement fasciné par ce feu, la dévorait du regard.
Alors, la main gauche de la folle écarta peu à peu les plis de son pagne. Bientôt son visage se montra à découvert, et, à ce moment, de sa main droite, elle agita la résine, qui jeta une lueur plus intense.
Un cri!—un cri à demi étouffé,—s'échappa de la poitrine du prisonnier.
«Laurence! Laurence!»
Il se crut fou à son tour!… Ses yeux se fermèrent un instant.
C'était lady Munro! Oui! lady Munro elle-même,—qui se dressait devant lui!
«Laurence… toi… toi!» répéta-t-il.
Lady Munro ne répondit rien. Elle ne le reconnaissait pas. Elle ne semblait même pas l'entendre.
«Laurence! Folle! folle, oui!… mais vivante!»
Sir Edward Munro n'avait pu se tromper à une prétendue ressemblance. L'image de sa jeune femme était trop profondément gravée en lui. Non! même après neuf années d'une séparation qu'il devait croire éternelle, c'était lady Munro, changée sans doute, mais belle encore, c'était lady Munro, échappée par miracle aux bourreaux de Nana Sahib, qui était devant lui!
L'infortunée, après avoir tout fait pour défendre sa mère, égorgée sous ses yeux, était tombée. Frappée, mais non mortellement, et confondue avec tant d'autres, une des dernières elle fut précipitée dans le puits de Cawnpore, sur les victimes amoncelées qui le remplissaient déjà. La nuit venue, un suprême instinct de conservation la ramena à la margelle du puits,—l'instinct seul, car la raison, à la suite de ces effroyables scènes, l'avait déjà abandonnée. Après tout ce qu'elle avait souffert depuis le commencement du siège, dans la prison du Bibi-Ghar, sur le théâtre du massacre, après avoir vu égorger sa mère, sa tête s'était perdue. Elle était folle, folle, mais vivante! ainsi que venait de le reconnaître Munro. Folle, elle s'était traînée hors du puits, elle avait rôdé aux environs, elle avait pu quitter la ville, au moment où Nana Sahib et les siens l'abandonnaient, après la sanglante exécution. Folle, elle s'était sauvée dans les ténèbres, allant devant elle, à travers la campagne. Évitant les villes, fuyant les territoires habités, ça et là recueillie par de pauvres raïots, respectée comme un être privé de raison, la pauvre folle était allée ainsi jusqu'aux monts Sautpourra, jusqu'aux Vindhyas! Et, morte pour tous, depuis neuf ans, mais l'esprit toujours frappé par le souvenir des incendies du siège, elle errait sans cesse!
Oui! c'était bien elle!
Le colonel Munro l'appela encore… Elle ne répondit pas. Que n'aurait-il pas donné pour pouvoir l'étreindre dans ses bras, l'enlever, l'emporter, recommencer près d'elle une nouvelle existence, lui rendre la raison à force de soins et d'amour!… Et il était lié à cette masse de métal, le sang coulait de ses bras par les entailles qu'y creusaient ces cordes, et rien ne pouvait l'arracher avec elle de ce lieu maudit!
Quel supplice, quelle torture, que n'avait même pu rêver la cruelle imagination de Nana Sahib! Ah! si ce monstre eût été là, s'il eût su que lady Munro était en son pouvoir, quelle horrible joie il en eût ressenti! Quel raffinement il aurait sans doute ajouté aux angoisses du prisonnier!
«Laurence! Laurence!» répétait sir Edward Munro.
Et il l'appelait à voix haute, au risque de réveiller l'Indou, endormi à quelques pas, au risque d'attirer les Dacoits, couchés dans la vieille caserne, et Nana Sahib lui-même!
Mais lady Munro, sans comprendre, continuait à le regarder de ses yeux hagards. Elle ne voyait rien, des épouvantables souffrances que subissait cet infortuné, qui la retrouvait au moment où lui-même allait mourir! Sa tête se balançait, comme si elle n'eût pas voulu répondre!
Quelques minutes s'écoulèrent ainsi; puis, sa main s'abaissa, son voile retomba sur sa figure, et elle recula d'un pas.
Le colonel Munro crut qu'elle allait s'enfuir!
«Laurence!» cria-t-il une dernière fois, comme s'il lui eût jeté un suprême adieu.
Mais non! Lady Munro ne songeait pas à quitter le plateau de Ripore, et la situation, quelque épouvantable qu'elle fût déjà, allait encore s'aggraver.
En effet, lady Munro s'arrêta. Évidemment, ce canon avait attiré son attention. Peut-être s'éveillait-il en elle quelque souvenir obscurci du siège de Cawnpore! Elle revint donc, à pas lents. Sa main, qui tenait la résine, promenait sa flamme sur le tube de métal, et il suffisait d'une étincelle, enflammant l'amorce, pour que le coup partît!
Munro allait-il donc mourir de cette main?
Cette idée, il ne put la supporter! Mieux valait périr sous les yeux de Nana Sahib et des siens!
Munro allait appeler, réveiller ses bourreaux!…
Soudain, il sentit de l'intérieur du canon une main presser ses mains, attachées derrière son dos. C'était la pression d'une main amie qui cherchait à dénouer ses liens. Bientôt, le froid d'une lame d'acier, se glissant avec précaution entre les cordes et ses poignets, l'avertit que, dans l'âme même de cette pièce énorme, se tenait, mais par quel miracle! un libérateur.
Il ne pouvait s'y tromper! On coupait les cordes qui l'attachaient!…
En une seconde, ce fut fait! Il put faire un pas en avant. Il était libre!
Si maître de lui qu'il fût, un cri allait le perdre!…
Une main s'allongea hors de la pièce… Munro la saisit, il la tira, et un homme, qui venait de se dégager par un dernier effort de l'orifice du canon, tombait à ses pieds.
C'était Goûmi!
Le fidèle serviteur, après s'être échappé, avait continué à remonter la route de Jubbulpore, au lieu de revenir au lac, vers lequel se dirigeait la troupe de Nassim. Arrivé au chemin de Ripore, il avait dû se cacher une seconde fois. Un groupe d'Indous était là, parlant du colonel Munro que les Dacoits, dirigés par Kâlagani, allaient amener à la forteresse, où Nana Sahib lui réservait la mort par le canon. Sans hésiter, Goûmi s'était glissé dans l'ombre jusqu'au sentier tournant, il avait atteint l'esplanade, en ce moment déserte. Et alors, l'idée héroïque lui était venue de s'introduire dans l'énorme engin, en véritable clown qu'il était, avec la pensée de délivrer son maître, si les circonstances s'y prêtaient, ou, s'il ne pouvait le sauver, de se confondre avec lui dans la même mort!
«Le jour va venir! dit Goûmi à voix basse. Fuyons!
—Et lady Munro?» Le colonel montrait la folle, debout, immobile.
Sa main était, en ce moment, posée sur la culasse du canon.
«Dans nos bras… maître…» répondit Goûmi, sans demander d'autre explication.
Il était trop tard!
Au moment où le colonel et Goûmi s'approchaient d'elle pour la saisir, lady Munro, voulant leur échapper, se raccrocha de la main à la pièce, sa résine s'abattit sur l'amorce, et une effroyable détonation, répercutée par les échos des Vindhyas, remplit d'un roulement de tonnerre toute la vallée de la Nerbudda.
CHAPITRE XIII
Géant d'Acier!
Au bruit de cette détonation, lady Munro était tombée évanouie dans les bras de son mari.
Sans perdre un instant, le colonel s'élança à travers l'esplanade, suivi de Goûmi. L'Indou, armé de son large couteau, eut en un instant raison du gardien ahuri que la détonation avait remis sur ses pieds. Puis, tous deux se jetèrent dans l'étroit sentier qui conduisait au chemin de Ripore.
Sir Edward Munro et Goûmi avaient à peine franchi la poterne que la troupe de Nana Sahib, brusquement réveillée, envahissait le plateau.
Il y eut là, parmi les Indous, un moment d'hésitation qui pouvait être favorable aux fugitifs.
En effet, Nana Sahib passait rarement la nuit entière dans la forteresse. La veille, après avoir fait attacher le colonel Munro à la bouche du canon, il était allé rejoindre quelques chefs de tribus du Goundwana, qu'il ne visitait jamais au grand jour. Mais c'était l'heure à laquelle il rentrait ordinairement, et il ne pouvait tarder à reparaître.
Kâlagani, Nassim, les Indous, les Dacoits, plus de cent hommes, étaient prêts à se lancer à la poursuite du prisonnier. Une pensée les retenait encore. Ce qui s'était passé, ils l'ignoraient absolument. Le cadavre de l'Indou, qui avait été préposé à la garde du colonel, ne pouvait rien leur apprendre.
Or, de toutes les probabilités, il devait résulter ceci pour eux: c'est que, par une circonstance fortuite, le feu avait été mis au canon, avant l'heure fixée pour le supplice, et que du prisonnier il ne restait plus maintenant que d'informes débris!
La fureur de Kâlagani et des autres se manifesta par un concert de malédictions. Ni Nana Sahib ni aucun d'eux n'auraient donc cette joie d'assister aux derniers moments du colonel Munro!
Mais le nabab n'était pas loin. Il avait dû entendre la détonation. Il allait revenir en toute hâte à la forteresse. Que lui répondrait-on, lorsqu'il demanderait compte du prisonnier qu'il y avait laissé?
De là, chez tous, une hésitation, qui avait donné aux fugitifs le temps de prendre quelque avance, avant d'avoir été aperçus.
Aussi, sir Edward Munro et Goûmi, pleins d'espoir, après cette miraculeuse délivrance, descendaient-ils rapidement le sinueux sentier. Lady Munro, bien qu'évanouie, ne pesait guère aux bras vigoureux du colonel. Son serviteur était là, d'ailleurs, pour lui venir en aide.
Cinq minutes après avoir passé la poterne, tous deux étaient à moitié chemin du plateau et de la vallée. Mais le jour commençait à se faire, et les premières blancheurs de l'aube pénétraient déjà jusqu'au fond de l'étroite gorge.
De violents cris éclatèrent alors au-dessus de leur tête.
Penché au-dessus du parapet, Kâlagani venait d'apercevoir vaguement la silhouette des deux hommes qui fuyaient. L'un de ces hommes ne pouvait être que le prisonnier de Nana Sahib!
«Munro! C'est Munro!» cria Kâlagani, ivre de fureur.
Et, franchissant la poterne, il se jeta à sa poursuite, suivi de toute sa bande.
«Nous avons été aperçus! dit le colonel, sans ralentir son pas.
—J'arrêterai les premiers! répondit Goûmi. Ils me tueront, mais cela vous donnera peut-être le temps de gagner la route!
—Ils nous tueront tous les deux, ou nous leur échapperons ensemble!» s'écria Munro.
Le colonel et Goûmi avaient hâté leur marche. Arrivés sur la partie inférieure du sentier, déjà moins raide, ils pouvaient courir. Il ne s'en fallait plus que d'une quarantaine de pas qu'ils eussent atteint le chemin de Ripore, qui aboutissait à la grande route, et sur lequel la fuite leur deviendrait plus facile.
Mais, plus facile aussi serait la poursuite. Chercher un refuge, c'était inutile. Tous deux auraient été bientôt découverts. Donc, nécessité de distancer les Indous, et, en outre, de sortir avant eux du dernier défilé des Vindhyas.
La résolution du colonel Munro fut aussitôt prise. Il ne retomberait pas vivant aux mains de Nana Sahib. Celle qui venait de lui être rendue, il la frapperait du poignard de Goûmi, plutôt que de la livrer au nabab, et de ce poignard il se frapperait ensuite!
Tous deux avaient alors une avance de près de cinq minutes. Au moment où les premiers Indous franchissaient la poterne, le colonel Munro et Goûmi entrevoyaient déjà le chemin auquel se reliait le sentier, et la grande route n'était qu'à un quart de mille.
«Hardi, maître! disait Goûmi, prêt à faire au colonel un rempart de son corps. Avant cinq minutes, nous serons sur la route de Jubbulpore!
—Dieu fasse que nous y trouvions du secours!» murmura le colonel Munro. Les clameurs des Indous devenaient de plus en plus distinctes. Au moment où les fugitifs débouchaient sur le chemin, deux hommes, qui marchaient rapidement, arrivaient au bas du sentier. Il faisait assez jour alors pour que l'on pût se reconnaître, et deux noms, comme deux cris de haine, se répondirent à la fois: «Munro!
—Nana Sahib!» Le nabab, au bruit de la détonation, était accouru et remontait en toute hâte à la forteresse. Il ne pouvait comprendre pourquoi ses ordres avaient été exécutés avant l'heure. Un Indou l'accompagnait, mais, avant que cet Indou n'eût pu faire ni un pas ni même un geste, il tombait aux pieds de Goûmi, mortellement frappé de ce couteau qui avait coupé les liens du colonel. «À moi! cria Nana Sahib, appelant toute la troupe qui descendait le sentier.
—Oui, à toi!» répondit Goûmi. Et, plus prompt que l'éclair, il se jeta sur le nabab. Son intention avait été,—du moins s'il ne parvenait pas à le tuer du premier coup,—de lutter du moins avec lui, de manière à donner au colonel Munro le temps de gagner la route; mais la main de fer du nabab avait arrêté la sienne, et son couteau venait de lui échapper.
Furieux de se sentir désarmé, Goûmi saisit alors son adversaire à la ceinture, et, le serrant sur sa poitrine, il l'emporta dans ses bras vigoureux, décidé à se précipiter avec lui dans le premier abîme qu'il rencontrerait.
Cependant, Kâlagani et ses compagnons, se rapprochant, allaient atteindre l'extrémité inférieure du sentier, et alors plus d'espérance de pouvoir leur échapper!
«Encore un effort! répéta Goûmi. Je tiendrai bon pendant quelques minutes, en me faisant un bouclier de leur nabab! Fuyez, maître, fuyez sans moi!»
Mais trois minutes à peine séparaient maintenant les fugitifs de ceux qui les poursuivaient, et le nabab appelait Kâlagani d'une voix étouffée.
Tout à coup, à vingt pas en avant, des cris retentirent.
«Munro! Munro!»
Banks était là, sur le chemin de Ripore, avec le capitaine Hod, Maucler, le sergent Mac Neil, Fox, Parazard, et, à cent pas d'eux, sur la grande route, le Géant d'Acier, lançant des tourbillons de fumée, les attendait avec Storr et Kâlouth!
Après la destruction de la dernière maison de Steam-House, l'ingénieur et ses compagnons n'avaient plus qu'un parti à prendre: utiliser comme véhicule l'éléphant que la bande des Dacoits n'avait pu détruire. Donc, juchés sur le Géant d'Acier, ils avaient aussitôt quitté le lac Puturia et remonté la route de Jubbulpore. Mais, au moment où ils passaient devant le chemin qui menait à la forteresse, une formidable détonation avait retenti au-dessus de leurs têtes, et ils s'étaient arrêtés.
Un pressentiment, un instinct, si l'on veut, les avait poussés à se lancer sur ce chemin. Qu'espéraient-ils? Ils n'auraient pu le dire.
Toujours est-il que, quelques minutes après, le colonel était devant eux, qui leur criait:
«Sauvez lady Munro!
—Et tenez bon Nana Sahib, le vrai!» s'écria Goûmi. Il avait, dans un dernier effort de furie, jeté à terre le nabab, à demi suffoqué, dont se saisirent le capitaine Hod, Mac Neil et Fox. Puis, sans demander aucune explication, Banks et les siens rejoignirent le Géant d'Acier sur la route. Par ordre du colonel, qui voulait le livrer à la justice anglaise, Nana Sahib fut attaché sur le cou de l'éléphant. Quant à lady Munro, on la déposa dans la tourelle, et son mari prit place à ses côtés. Tout à sa femme, qui commençait à reprendre ses sens, il épiait en elle quelque lueur de raison. L'ingénieur et ses compagnons s'étaient hissés rapidement sur le dos du Géant d'Acier.
«À toute vitesse!» cria Banks.
Il faisait jour alors. Un premier groupe d'Indous apparaissait déjà à une centaine de pas en arrière. À tout prix il fallait atteindre, avant eux, le poste avancé du cantonnement militaire de Jubbulpore, qui commande le dernier défilé des Vindhyas.
Le Géant d'Acier avait abondamment eau, combustible, tout ce qui était nécessaire pour le maintenir en pression et lui donner son maximum de vitesse. Mais, sur cette route aux tournants brusques, il ne pouvait se lancer en aveugle.
Les cris des Indous redoublaient alors, et toute la troupe gagnait visiblement sur lui.
«Il faudra se défendre, dit le sergent Mac Neil.
—Nous nous défendrons!» répondit le capitaine Hod. Il restait encore une douzaine de coups à tirer. Donc, nécessité de ne pas perdre une seule balle, car les Indous étaient armés, et il importait de les tenir à distance. Le capitaine Hod et Fox, leur carabine à la main, se postèrent sur la croupe de l'éléphant, un peu en arrière de la tourelle. Goûmi, en avant, le fusil à l'épaule, se tenait de manière à pouvoir tirer obliquement. Mac Neil, près de Nana Sahib, un revolver d'une main, un poignard de l'autre, était prêt à le frapper, si les Indous arrivaient jusqu'à lui. Kâlouth et Parazard, devant le foyer, le chargeaient de combustible. Banks et Storr dirigeaient la marche du Géant d'Acier. La poursuite durait déjà depuis dix minutes. Deux cents pas, au plus, séparaient les Indous, Banks et les siens. Si ceux-là allaient plus vite, l'éléphant artificiel pouvait aller plus longtemps qu'eux. Toute la tactique consistait donc à les empêcher de gagner de l'avant.
En ce moment, une dizaine de coups de feu éclatèrent.
Les balles passèrent en sifflant au-dessus du Géant d'Acier, sauf une, qui le frappa à l'extrémité de sa trompe.
«Ne tirez pas! Il ne faut tirer qu'à coup sûr! cria le capitaine
Hod. Ménageons nos balles! Ils sont encore trop loin!»
Banks, voyant alors devant lui un mille de route qui se développait presque en ligne droite, ouvrit largement le régulateur, et le Géant d'Acier, accroissant sa vitesse, laissa la bande de plusieurs centaines de pas en arrière.
«Hurrah! hurrah pour notre Géant! s'écria le capitaine Hod, qui ne pouvait se contenir! Ah! les canailles! Ils ne l'auront pas!»
Mais, à l'extrémité de cette partie rectiligne de la route, une sorte de défilé montant et sinueux, dernier col du revers méridional des Vindhyas, allait nécessairement retarder la marche de Banks et de ses compagnons. Kâlagani et les autres, le sachant bien, n'abandonnèrent pas leur poursuite.
Le Géant d'Acier eut rapidement atteint cet étranglement du chemin, qui se glissait entre deux hauts talus rocheux.
Il fallut alors ralentir la vitesse et ne plus avancer qu'avec une extrême précaution. Par suite de ce retard, les Indous regagnèrent tout le terrain perdu. S'ils n'avaient plus l'espoir de sauver Nana Sahib, qui était à la merci d'un coup de poignard, du moins ils vengeraient sa mort.
Bientôt, de nouvelles détonations éclatèrent, mais sans atteindre aucun de ceux qu'emportait le Géant d'Acier.
«Cela va devenir sérieux! dit le capitaine Hod, en épaulant sa carabine. Attention!»
Goûmi et lui firent feu, simultanément. Deux des Indous les plus rapprochés, frappés en pleine poitrine, tombèrent sur le sol. «Deux de moins! dit Goûmi, en rechargeant son arme.
—Deux pour cent! s'écria le capitaine Hod. Ce n'est pas assez!
Il faut leur prendre plus cher que cela!»
Et les carabines du capitaine et de Goûmi, auxquelles se joignit le fusil de Fox, atteignirent mortellement trois autres Indous.
Mais, à s'avancer à travers ce sinueux défilé, on n'allait pas vite. En même temps qu'elle se rétrécissait, la route, on le sait, offrait une rampe très prononcée. Pourtant, encore un demi-mille, et la dernière rampe des Vindhyas serait franchie, et le Géant d'Acier déboucherait à cent pas d'un poste, presque en vue de la station de Jubbulpore!
Les Indous n'étaient pas gens à reculer devant le feu du capitaine Hod et de ses compagnons. Leur vie ne comptait plus quand il s'agissait de sauver ou de venger Nana Sahib! Dix, vingt d'entre eux tomberaient sous les balles, mais quatre-vingts seraient encore là pour se jeter sur le Géant d'Acier et avoir raison de la petite troupe, à laquelle il servait de citadelle roulante! Aussi redoublèrent-ils d'efforts afin de rejoindre ceux qu'ils poursuivaient.
Kâlagani n'ignorait pas, d'ailleurs, que le capitaine Hod et les siens devaient en être à leurs dernières cartouches, et que bientôt fusils et carabines ne seraient plus que des armes inutiles entre leurs mains.
En effet, les fugitifs avaient épuisé la moitié des munitions qui leur restaient, et ils allaient être dans l'impossibilité de se défendre.
Cependant, quatre coups de feu retentirent encore, et quatre
Indous tombèrent.
Il ne restait plus au capitaine Hod et à Fox que deux coups à tirer.
À ce moment, Kâlagani, qui s'était ménagé jusque-là, se porta en avant plus que la prudence ne le voulait.
«Ah! toi! je te tiens!» s'écria le capitaine Hod, en le visant avec le plus grand calme.
La balle ne quitta la carabine du capitaine que pour aller frapper le traître au milieu du front. Ses mains s'agitèrent un instant, il tourna sur lui-même et tomba.
À cet instant, l'extrémité sud du défilé apparut. Le Géant d'Acier fit un suprême effort. Une dernière fois, la carabine de Fox se fit entendre. Un dernier Indou roula à terre.
Mais les Indous s'aperçurent presque aussitôt que le feu avait cessé, et ils se lancèrent à l'assaut de l'éléphant, dont ils n'étaient plus qu'à cinquante pas.
«À terre! à terre!» cria Banks.
Oui! En l'état des choses, mieux valait abandonner le Géant d'Acier, et courir vers le poste qui n'était plus éloigné.
Le colonel Munro, emportant sa femme dans ses bras, prit pied sur la route.
Le capitaine Hod, Maucler, le sergent et les autres avaient immédiatement sauté à terre.
Seul, Banks était resté dans la tourelle.
«Et ce gueux!» s'écria le capitaine Hod, en montrant Nana Sahib, attaché au cou de l'éléphant.
—Laisse-moi faire, mon capitaine!» répondit Banks d'un ton singulier. Puis, donnant un dernier tour au régulateur, il descendit à son tour. Tous s'enfuirent alors, le poignard à la main, prêts à vendre chèrement leur vie. Cependant, sous la poussée de la vapeur, le Géant d'Acier, bien qu'abandonné à lui-même, continuait à remonter la rampe; mais, n'étant plus dirigé, il vint buter contre le talus gauche du chemin, comme un bélier qui veut faire tête, et, s'arrêtant brusquement, il barra presque entièrement la roule.
Banks et les siens en étaient déjà à une trentaine de pas, lorsque les Indous se jetèrent en masse sur le Géant d'Acier, afin de délivrer Nana Sahib.
Soudain, un fracas épouvantable, égal aux plus violents coups de tonnerre, secoua les couches d'air avec une indescriptible violence.
Banks, avant de quitter la tourelle, avait lourdement chargé les soupapes de l'appareil. La vapeur atteignit donc une tension extrême, et, lorsque le Géant d'Acier buta contre la paroi de roc, cette vapeur, ne trouvant plus d'issue par les cylindres, fit éclater la chaudière, dont les débris se dispersèrent en toutes directions.
«Pauvre Géant! s'écria le capitaine Hod, mort pour nous sauver!»
CHAPITRE XIV
Le cinquantième tigre du capitaine Hod.
Le colonel Munro, ses amis, ses compagnons, n'avaient plus rien à craindre, ni du nabab, ni des Indous, qui s'étaient attachés à sa fortune, ni de ces Dacoits, dont il avait formé une redoutable bande dans cette partie du Bundelkund.
Au bruit de l'explosion, les soldats du poste de Jubbulpore étaient sortis en nombre imposant. Ce qui restait des compagnons de Nana Sahib, se trouvant sans chef, avait aussitôt pris la fuite.
Le colonel Munro se fit reconnaître. Une demi-heure après, tous arrivaient à la station, où ils trouvèrent abondamment ce qui leur manquait, et particulièrement les vivres, dont ils avaient le plus pressant besoin.
Lady Munro fut logée dans un confortable hôtel, en attendant le moment de la conduire à Bombay. Là, sir Edward Munro espérait rendre la vie de l'âme à celle qui ne vivait plus que de la vie du corps, et qui serait toujours morte pour lui, tant qu'elle n'aurait pas recouvré la raison!
À vrai dire, aucun de ses amis ne se résignait à désespérer de la prochaine guérison de lady Munro. Tous attendaient avec confiance un événement qui seul pouvait profondément modifier l'existence du colonel.
Il fut convenu que, dès le lendemain, on partirait pour Bombay. Le premier train ramènerait tous les hôtes de Steam-House vers la capitale de l'Inde occidentale. Cette fois, ce serait la vulgaire locomotive qui les emporterait à toute vitesse, et non plus l'infatigable Géant d'Acier, dont il ne restait maintenant que des débris informes.
Mais ni le capitaine Hod, son fanatique admirateur, ni Banks, son créateur ingénieux, ni aucun des membres de l'expédition, ne devaient jamais oublier ce «fidèle animal», auquel ils avaient fini par accorder une vie réelle. Longtemps le bruit de l'explosion qui l'avait anéanti retentirait dans leur souvenir. Aussi ne s'étonnera-t-on pas qu'avant de quitter Jubbulpore, Banks, le capitaine Hod, Maucler, Fox, Goûmi, eussent voulu retourner sur le théâtre de la catastrophe.
Il n'y avait évidemment plus rien à craindre de la bande des Dacoits. Toutefois, par surcroît de précaution, lorsque l'ingénieur et ses compagnons arrivèrent au poste des Vindhyas, un détachement de soldats se joignit à eux, et vers onze heures, ils atteignaient l'entrée du défilé.
Tout d'abord, ils trouvèrent, épars sur le sol, cinq ou six cadavres mutilés. C'étaient ceux des assaillants, qui s'étaient jetés sur le Géant d'Acier, afin de dégager Nana Sahib.
Mais c'était tout. Du reste de la bande, il n'y avait plus trace. Au lieu de retourner à leur repaire de Ripore, maintenant connu, les derniers fidèles de Nana Sahib avaient dû se disperser dans la vallée de la Nerbudda.
Quant au Géant d'Acier, il était entièrement détruit par l'explosion de la chaudière. L'une de ses larges pattes avait été rejetée à une grande distance. Une partie de sa trompe, lancée contre le talus, s'y était enfoncée et ressortait comme un bras gigantesque. Partout des tôles gondolées, des écrous, des boulons, des grilles, des débris de cylindre, des articulations de bielles. Au moment de l'explosion, lorsque les soupapes chargées ne pouvaient plus lui offrir d'issue, la tension de la vapeur avait du être effroyable et dépasser peut-être vingt atmosphères.
Et maintenant, de l'éléphant artificiel dont les hôtes de Steam-House se montraient si fiers, de ce colosse qui provoquait la superstitieuse admiration des Indous, du chef-d'oeuvre mécanique de l'ingénieur Banks, de ce rêve réalisé du fantaisiste rajah de Bouthan, il ne restait plus rien qu'une carcasse méconnaissable et sans valeur!
«Pauvre bête! ne put s'empêcher de s'écrier le capitaine Hod, devant le cadavre de son cher Géant d'Acier.
—On pourra en fabriquer un autre… un autre, qui sera plus puissant encore! dit Banks.
—Sans doute, répondit le capitaine, en laissant échapper un gros soupir, mais ce ne sera plus lui!»
Pendant qu'ils se livraient à ces investigations, l'ingénieur et ses compagnons eurent la pensée de rechercher s'ils ne trouveraient pas quelques restes de Nana Sahib. À défaut de la figure du nabab, facile à reconnaître, celle de ses mains à laquelle il manquait un doigt leur eût suffi pour constater l'identité. Ils auraient bien voulu avoir cette preuve incontestable de la mort de celui qu'on ne pouvait plus confondre avec Balao Rao, son frère.
Mais aucun des débris sanglants, qui jonchaient le sol, ne semblait avoir appartenu à celui qui fut Nana Sahib. Ses fanatiques avaient-ils emporté jusqu'au dernier vestige de ses reliques? Cela était plus que probable.
Il devait néanmoins en résulter ceci: c'est que, puisqu'il n'y avait aucune preuve certaine de la mort de Nana Sahib, la légende allait reprendre ses droits; c'est que, dans l'esprit des populations de l'Inde centrale, l'insaisissable nabab passerait toujours pour vivant, en attendant que l'on fit un dieu immortel de l'ancien chef des Cipayes.
Mais, pour Banks et les siens, il n'était pas admissible que Nana
Sahib eût pu survivre à l'explosion.
Ils revinrent à la station, non sans que le capitaine Hod eût ramassé un morceau d'une des défenses du Géant d'Acier,— précieux débris, dont il voulait faire un souvenir.
Le lendemain, 4 octobre, tous quittaient Jubbulpore dans un wagon mis à la disposition du colonel Munro et de son personnel. Vingt-quatre heures plus tard, ils franchissaient les Ghâtes occidentales, ces Andes indoues, qui se développent sur une longueur de trois cent soixante lieues, au milieu d'épaisses forêts de banians, de sycomores, de teks, entremêlés de palmiers, de cocotiers, d'areks, de poivriers, de sandals, de bambous. Quelques heures après, le railway les déposait à l'île de Bombay, qui, avec les îles Salcette, Éléphanta et autres, forme une magnifique rade et porte à son extrémité sud-est la capitale de la Présidence.
Le colonel Munro ne devait pas rester dans cette grande ville, où se coudoient des Arabes, des Persans, des Banyans, des Abyssiniens, des Parsis ou Guèbres, des Scindes, des Européens de toutes nationalités, et même,—paraît-il,—des Indous.
Les médecins, consultés sur l'état de lady Munro, recommandèrent de la conduire dans une villa des environs, où le calme, joint à leurs soins de tous les jours, au dévouement incessant de son mari, ne pouvait manquer de produire un salutaire effet.
Un mois se passa. Pas un des compagnons du colonel, pas un de ses serviteurs n'avait songé à le quitter. Le jour, qui n'était pas éloigné, où l'on pourrait entrevoir la guérison de la jeune femme, ils voulaient tous être là.
Ils eurent enfin cette joie. Peu à peu lady Munro revint à la raison. Ce charmant esprit se reprit à penser. De ce qu'avait été la Flamme Errante, il ne resta plus rien, pas même le souvenir.
«Laurence! Laurence!» s'était écrié le colonel, et lady Munro, le reconnaissant enfin était tombée dans ses bras.
Une semaine plus tard, les hôtes de Steam-House étaient réunis dans le bungalow de Calcutta. Là allait recommencer une existence bien différente de celle qui avait empli jusqu'alors la riche habitation. Banks y devait passer les loisirs que ses travaux lui laisseraient, le capitaine Hod les congés dont il pourrait disposer. Quant à Mac Neil et Goûmi, ils étaient de la maison et ne devaient jamais se séparer du colonel Munro.
À cette époque, Maucler fut obligé de quitter Calcutta pour revenir en Europe. Il le fit en même temps que le capitaine Hod, dont le congé était expiré et que le dévoué Fox allait suivre aux cantonnements militaires de Madras.
«Adieu! capitaine, lui dit le colonel Munro. Je suis heureux de penser que vous n'avez rien à regretter de votre voyage à travers l'Inde septentrionale, si ce n'est peut-être de n'avoir pas tué votre cinquantième tigre.
—Mais il est tué, mon colonel.
—Comment! Il est tué?
—Sans doute, répondit le capitaine Hod avec un geste superbe. Quarante-neuf tigres et… Kâlagani… cela ne fait-il pas mes cinquante?»
FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE
[1] Une femme non titrée, qui épouse un baronnet ou un chevalier, prend le titre de lady devant le nom de son mari. Mais cette qualification de lady ne peut précéder le nom de baptême, car, dans ce cas, elle est uniquement réservée aux filles de pairs. [2] Nom des porteurs de palanquins dans l'Inde. [3] Environ 8 kilomètres. [4] Deux millions de francs. [5] Depuis cette époque, l'église commémorative a été achevée. Sur les tablettes de marbre, des inscriptions rappellent la mémoire des ingénieurs du chemin de fer East-Indian qui moururent de maladie ou de leurs blessures pendant la grande insurrection de 1857, la mémoire des officiers, sergents et soldats du 34e régiment de l'armée royale tués au combat du 17 novembre devant Cawnpore, du capitaine Stuart Beatson, des officiers, hommes et femmes, du 32e régiment, morts pendant les sièges de Lucknow et de Cawnpore ou pendant l'insurrection, la mémoire enfin des martyrs du Bibi-Ghar, massacrés en juillet 1857. [6] Environ sept cent trente millimètres. [7] En 1877, 1677 êtres humains ont péri par la morsure des serpents. Les primes payées par le gouvernement pour la destruction de ces reptiles indiquent qu'en cette même année on en a tué 127,295.