La Maison de l'Ogre
The Project Gutenberg eBook of La Maison de l'Ogre
Title: La Maison de l'Ogre
Author: Alphonse Karr
Release date: September 29, 2011 [eBook #37569]
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
LA MAISON DE L'OGRE
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALPHONSE KARR
Format grand in-18
| A BAS LES MASQUES! | 1 | vol. |
| A L'ENCRE VERTE | 1 | — |
| AGATHE ET CÉCILE | 1 | — |
| L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX | 1 | — |
| AU SOLEIL | 1 | — |
| LES BÊTES A BON DIEU | 1 | — |
| BOURDONNEMENTS | 1 | — |
| LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET | 1 | — |
| LE CHEMIN LE PLUS COURT | 1 | — |
| CLOTILDE | 1 | — |
| CLOVIS GOSSELIN | 1 | — |
| CONTES ET NOUVELLES | 1 | — |
| LE CREDO DU JARDINIER | 1 | — |
| DANS LA LUNE | 1 | — |
| LES DENTS DU DRAGON | 1 | — |
| DE LOIN ET DE PRÈS | 1 | — |
| DIEU ET DIABLE | 1 | — |
| ENCORE LES FEMMES | 1 | — |
| EN FUMANT | 1 | — |
| L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR | 1 | — |
| FA DIÈZE | 1 | — |
| LA FAMILLE ALLAIN | 1 | — |
| LES FEMMES | 1 | — |
| FEU BRESSIER | 1 | — |
| LES FLEURS | 1 | — |
| LES GAIETÉS ROMAINES | 1 | — |
| GENEVIÈVE | 1 | — |
| GRAINS DE BON SENS | 1 | — |
| LES GUÊPES | 6 | — |
| HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN | 1 | — |
| HORTENSE | 1 | — |
| LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN | 1 | — |
| LE LIVRE DE BORD | 1 | — |
| LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS | 1 | — |
| LA MAISON CLOSE | 1 | — |
| MENUS PROPOS | 1 | — |
| MIDI A QUATORZE HEURES | 1 | — |
| NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER | 1 | — |
| ON DEMANDE UN TYRAN | 1 | — |
| LA PÊCHE EN EAU DOUCE | 1 | — |
| ET EN EAU SALÉE | 1 | — |
| PENDANT LA PLUIE | 1 | — |
| LA PÉNÊLOPE NORMANDE | 1 | — |
| PLUS ÇA CHANGE | 1 | — |
| .. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE | 1 | — |
| LES POINTS SUR LES I | 1 | — |
| LE POT AUX ROSES | 1 | — |
| POUR NE PAS ÊTRE TREIZE | 1 | — |
| PROMENADES AU BORD DE LA MER | 1 | — |
| PROMENADES HORS DE MON JARDIN | 1 | — |
| LA PROMENADE DES ANGLAIS | 1 | — |
| LA QUEUE D'OR | 1 | — |
| RAOUL | 1 | — |
| ROSES ET CHARDONS | 1 | — |
| ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES | 1 | — |
| LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE | 1 | — |
| LA SOUPE AU CAILLOU | 1 | — |
| SOUS LES ORANGERS | 1 | — |
| SOUS LES POMMIERS | 1 | — |
| SOUS LES TILLEULS | 1 | — |
| SUR LA PLAGE | 1 | — |
| TROIS CENTS PAGES | 1 | — |
| UNE HEURE TROP TARD | 1 | — |
| UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS | 1 | — |
| VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN | 1 | — |
Tours.—Imp. E. Mazereau.
LA
MAISON DE L'OGRE
PAR
ALPHONSE KARR
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1890
Droits de reproduction et de traduction réservés.
LA MAISON DE L'OGRE
Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet de pins, de tamarix que j'ai plantés il y a vingt ans, et qui sont devenus de grands arbres, se cache une sorte de cabane, de tonnelle, couverte, en guise de chaume, par des branches de notre grande bruyère blanche si parfumée; elle est ouverte du côté qui fait face à la mer, et comme fortifiée de ce côté par des yuccas et des agaves sous lesquels s'étend une pelouse de cette grande ficoïde dont les fleurs, semblables à la reine-marguerite et plus larges qu'elle, sont, selon la variété, ou d'un jaune brillant sur un feuillage d'un vert gai, ou d'un rouge amaranthe, sur un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque le vent vient du large, on y est fort exposé au poudrin, et même quelque lame vient baigner le pied de la cabane. A quelques pas au-dessous, nos bateaux, le plus souvent, sont mouillés dans un petit abri de rochers ou tirés plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise ou menaçante.
J'étais blotti dans cette cabane un des jours où la flotte cuirassée et les torpilleurs sont venus faire une petite guerre dans la baie de Saint-Raphaël.
Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des monstres énormes, sont loin d'avoir le charme et la grâce des bateaux de pêche qui seuls d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent calme ou ridée par une douce brise—semblables avec leurs voiles blanches à de grands cygnes glissant sur l'eau.—Les gigantesques vaisseaux cuirassés rompent les dimensions et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, les collines et les montagnes qui la bornent à l'ouest et au nord-ouest semblent moins élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge ne paraissent plus que comme deux gros cailloux.
Sur le sable, au pied du talus sur lequel repose la cabane, deux jeunes hommes étaient couchés et devisaient ensemble:—l'un que je connais de vue était un jeune professeur aspirant aux hauts grades universitaires, l'autre était un marin qui était venu en congé de convalescence se «refaire» dans sa famille à Saint-Raphaël.
—Que c'est donc beau! disait le marin,—en désignant les vaisseaux à son compagnon,—voici l'Indomptable,—voici la Dévastation,—voici le Courbet et voici le mien, le Richelieu, sur lequel, après demain, j'irai remonter à Toulon. Est-ce assez beau, assez chic ces grands cuirassés!
—Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si je te dis que, pour les yeux, pour la beauté, pour la magnificence, je préfère de beaucoup ces anciens vaisseaux à voiles, dont on voit encore les modèles à l'arsenal de Toulon et des autres ports de mer.
—Peut-on dire! s'écria le marin indigné; préférer ces beaux fichus bateaux à voiles à nos cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles d'acier;—mais, en comparaison, c'étaient des joujous, tes bateaux à voiles.
—Ah! dit le professeur, je respecte tes cuirassés, mais il faut avouer que ce n'est pas joli; au lieu de ces monstres, qui semblent peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant spectacle ce serait que de voir glisser sur l'eau le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla au-devant d'Antoine!—Ah! si tu lisais Plutarque!
—Plutarque? je ne connais pas.—J'ai quitté l'école où nous étions ensemble pour m'embarquer, je savais mon alphabet—et je dois l'avoir un peu oublié.
—Eh bien, dit le professeur, voici ce que dit Plutarque de la belle reine d'Égypte et de son navire:
«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une nef dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au son et à la cadence d'une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres tels instruments dont on jouait dedans; quant à sa personne, elle était couchée sous un pavillon d'or tissu, vestue et accoudée toute en la sorte qu'on peint ordinairement Vénus;—ses femmes et ses demoiselles semblablement estaient habillées en néréides.»
—Eh bien,—reprit le marin,—tout ça, c'est des bêtises;—on ne me fera jamais accroire que des «rames d'argent» soient bonnes à quelque chose et vaillent nos bons avirons de frêne. Mais, vous autres savants, vous vivez de préférence dans le passé, sans vous préoccuper du progrès; le progrès vous réveille, vous gêne et vous ennuie; mais, moi, je suis pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, allons déjeuner.—Mais ton Plutarque ni toi vous n'êtes ni marins ni malins.
Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai pensif.
D'abord je rappelai à ma mémoire le passage de Plutarque que venait de citer le jeune professeur, d'après la traduction d'Amyot,—et je retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours frappé par une observation intelligente sur l'influence des femmes.
«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, de force or et argent, elle ne portait rien avec elle, en quoi elle eut tant de fiance comme en soi-même et aux charmes et enchantements de sa beauté, en l'âge où les femmes sont en la fleur épanouie de leur beauté et en la vigueur de leur entendement.»
Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité qui permet à l'amant d'avoir à soi seul la vie tout entière de la femme aimée et la possession avare et exclusive de sa beauté et des mystères de son beau corps;—mais, quant à l'esprit, au cœur et à l'âme, il est des richesses qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai toujours préféré une femme de vingt-cinq à trente ans à une jeune fille, cependant avec un désir de temps en temps de l'étrangler pour avoir été à un autre et ne pas m'avoir attendu.
Puis je revins aux dernières paroles du marin: «le Progrès.»
Ce n'est que depuis quelque temps qu'on semble convenu de prendre le mot progrès dans le sens absolu de perfectionnement.
Étymologiquement «progrès» veut dire: marche en avant.
De même qu'on dit progrès dans le bien, dans la vertu, on dit progrès dans le mal et dans le vice;—on dit: les progrès de la maladie, les progrès de l'incendie, les progrès de l'inondation.
«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des progrès étonnants.»
Il est une école de philosophie qui professe que Dieu n'a fait qu'ébaucher le monde et qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner; l'humanité, dit cette école, est perfectible, et va incessamment du moins bien au mieux, de l'ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation.
C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé l'âge d'or dans le passé; il est dans l'avenir. Cette théorie est toujours soutenue par certains inventeurs de religions, certains fauteurs de révolutions qui offrent de nous conduire à ce but en s'en faisant les prêtres ou les guides—plus ou moins rétribués.
D'autres vous diront, au contraire, que le monde, en sortant des mains de Dieu, avait toute la perfection qu'il peut avoir et que c'est l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les sociétés humaines sont-elles en marche incessante vers leur perfectionnement, vers leur bonheur?
—Nous marchons, nous allons en avant, du moins en apparence;—mais est-il bien certain que nous marchions—quand nous marchons—que nous fassions nos pas, c'est-à-dire nos progrès précisément dans la direction qui mène au perfectionnement et au bonheur?
Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses frères dans la forêt, s'efforce de retrouver la maison; quand les oiseaux ont mangé le pain qu'il avait émietté et semé sur le chemin pour le reconnaître; lorsque, après avoir hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au but, chaque pas, chaque «progrès» l'en éloigne davantage; il voit une lumière, il se dirige sur la lumière et arrive... à
LA MAISON DE L'OGRE!
Il me revient, en ce moment, à l'esprit, Louis Blanc, dont la taille était exiguë jusqu'à l'invraisemblance. Un jour, du temps des Guêpes, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne (à Paris); il était accompagné de ce farceur de Caussidière, qui était un géant. Ce charmant Gérard de Nerval qui se tenait debout devant une de mes fenêtres et qui jouait sur la vitre, avec les ongles, un air arabe,—s'écria en les voyant tous deux traverser la cour: «Tiens! l'Ogre et le Petit Poucet!»
En 1848,—Louis Blanc, lors de la nomination par acclamation du Gouvernement provisoire, avait été élu secrétaire avec Albert «ouvrier»; il avait tout doucement, sur les affiches, supprimé le trait, le filet—qui séparait les secrétaires des autres membres; puis, ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé l'intervalle, et lui et Albert «ouvrier» s'étaient trouvés membres du Gouvernement comme les autres.
Comme il était fort effacé par l'éloquence et la bravoure de Lamartine, autant que par la taille du poète, par la faconde et la popularité de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à part:—il proposa à ses collègues d'instituer un
Ministère—du «progrès»,
dont il serait naturellement le ministre. Cette proposition n'étant pas acceptée, il se donna à lui-même des fonctions équivalentes: il ouvrit au Luxembourg une sorte de club qu'il présidait:—c'étaient des conférences sur le «progrès.»
Il se fit facilement un auditoire très nombreux de quinze cents ou deux mille ouvriers,—leur parla de leurs misères, de leurs droits,—nullement de leurs défauts et de leurs devoirs.—Beaucoup de droits étaient de son invention, entre autres, celui de l'égalité des salaires entre tous les ouvriers,—les ouvriers laborieux et habiles formant, au détriment des fainéants et des malhabiles, une aristocratie qui devait disparaître avec les autres.
Toujours au nom du progrès, il parla de «l'infâme capital»,—des bourgeois,—et, un jour qu'il sortait de la conférence et qu'il montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe qu'il avait confisquée à son usage,—il fut un peu embarrassé de voir qu'un certain nombre de ses auditeurs l'attendaient à la porte pour lui faire honneur et l'acclamer.—Cette voiture, ces chevaux, ces laquais, ne sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite son aplomb—et s'écria: «Mes amis, vous voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien, dans la voie du progrès où nous marchons aujourd'hui, il viendra un jour où vous en aurez tous de semblables.»
Vous rappelez-vous où on arriva en marchant dans cette voie du «progrès?»
«A la maison de l'ogre»,
aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, puis au despotisme du second Empire.
Il y aura cent ans dans quelques mois que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», la France est en révolutions, à travers des guerres civiles, des massacres, des misères et des crimes horribles;—et on ne s'aperçoit pas que l'on tourne bêtement en rond, de la monarchie à l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, dont elle est la souche naturelle; puis combien de pas, de «progrès», avons-nous faits qui nous aient rapprochés du «perfectionnement» et du bonheur de l'humanité?
Moins bêtes étaient les bœufs de Memphis employés à faire tourner le manège d'une noria, machine hydraulique très commune en Italie et en Provence.—On ne leur faisait faire que cent tours;—ils ne manquaient pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième.
J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus malin.—Les puits d'où on tire l'eau, au moyen de chapelets de godets, ne sont pas inépuisables; quand les godets remontent vides, on arrête, on dételle les bêtes et on laisse l'eau revenir dans le puits.—Tous les animaux, chevaux, ânes ou mulets, qu'on emploie à ce travail, sentent très bien, au poids diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent d'eux-mêmes.—Ce mulet annonçait la chose par le cri—moitié hennissement, moitié braiment, auquel il a droit;—on allait donc, à ce signal, le dételer et le remettre à l'écurie; mais je m'inquiétais depuis quelque temps de voir l'eau moins abondante et le puits si promptement à sec.—Je finis par découvrir que le mulet avait remarqué que, lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, on venait le dételer, et il avait jugé absurde d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau et qu'il fût fatigué pour donner le signal du repos.
C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», le peuple attelé à une noria, les yeux couverts d'une œillère comme les chevaux qui font le même métier, croit marcher et ne fait que tourner,—en faisant monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels il se laisse si sottement atteler.
J'ai lu, dans le très intéressant voyage que fit Tournefort dans le Levant, vers 1715,—une anecdote qui me semble venir à propos pour représenter, par une autre image, ce que c'est, jusqu'ici, que la marche du prétendu «progrès».
Tout le monde sait, au degré où on sait beaucoup d'autres choses, que, lors du déluge, l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet du mont Ararat.—En Arménie, jamais mortel n'a pu parvenir au sommet neigeux de l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore et subsistera toujours. Un religieux du monastère, appelé des Trois-Églises, qui est au pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; il s'y prépara par une année entière de jeûnes, de macérations et de prières, puis il se mit en route.—Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait gravir la montagne. Le soir venu, il se coucha sur l'herbe,—dormit, et, le lendemain matin, se remit en route; à la fin du jour, il s'arrêta comme la veille, fit ses prières, se coucha et s'endormit.—Mais, le lendemain matin, quel fut son étonnement de se trouver précisément au point d'où il était parti la veille.
Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; il marchait tout le jour, s'endormait le soir, et se réveillait toujours au point où il s'était endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un mois, un ange lui apparut dans la nuit:
—Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres davantage; l'Éternel a décidé qu'aucun mortel ne parviendrait au sommet de l'Ararat et ne verrait l'arche.—Cependant, tes austérités et tes prières t'ont mérité une récompense.—Voici un morceau de l'arche que je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, qui fut plus tard évoque de Ninive, crut d'abord avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui la planche que l'ange avait apportée, et l'emporta à son couvent, où cette précieuse relique a toujours, depuis, reçu les hommages et le culte qui lui sont dus.
C'est sous prétexte de «progrès», de marche en avant vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé et entraîné un peuple, autrefois spirituel, à retourner à 1789, d'où l'on descend par une pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine permanente, aux mitraillades, aux noyades, aux assignats, à la ruine, à la Commune, parodie ridicule, triste et sanglante de la Terreur, à la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, puis à un despotisme nécessaire, fatal, sortant de l'anarchie comme de sa souche naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains s'empresseront de se faire les serviteurs dévoués.
Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et au «progrès» dont notre jeune marin est si fier.
Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est «officiellement» de quinze à seize millions;—mais, comme il faut quatre, cinq, six ans et quelquefois plus longtemps pour le construire, pendant cette construction, de nouveaux «progrès», de nouveaux systèmes, de nouvelles inventions, de nouvelles modes même ou de nouveaux engouements ont amené des changements dans les plans, dans les devis, partant des dépenses plus fortes, si bien qu'il est de notoriété qu'un grand cuirassé de premier rang revient à vingt millions, si ce n'est plus.
Une fois construit, vivant et en exercice, le monstre mange pour cinq à six mille francs de charbon par jour.
Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; un de ces canons—de cent dix tonnes, par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs,—tandis que, bien près de nous, en 1856,—le canon du plus fort calibre se payait deux mille huit cents francs.—Quel progrès!
Ce n'est pas encore tout:—les canons ne sont pas des monstres moins voraces que le bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la poudre, de la poudre de coton, à la mélinite, à la roburite, etc., aux nouveaux boulets, etc., chaque coup de canon coûte quatre mille six cent soixante-quinze francs,—tandis qu'en 1856,—quels rapides progrès!—on satisfaisait un canon avec quatorze francs,—et ce n'est qu'un commencement. Combien d'esprits, de savants, d'inventeurs s'évertuent sans cesse à trouver de nouveaux «progrès.»
Par mon âge, par mes idées, par certains dégoûts, je ne suis pas de ce temps-ci:—j'y suis, pour ainsi dire, étranger;—je suis moins loin des anciens que de mes contemporains, et je vis beaucoup avec les anciens;—ils avaient certes leurs défauts, mais ils ne reste d'eux que ce qu'ils avaient de meilleur:—leurs livres—et c'est une bonne, saine et agréable société.
Je copie Florus:
«Lors de la première guerre punique, soixante jours après qu'on eut porté la hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se trouva sur les ancres;—on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais que les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé les arbres en navires.—Près des îles de Lipari, cette flotte improvisée coula à fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»
Tite-Live rapporte que, dans la guerre contre le roi Hiéron, deux cent vingt navires furent mis à la mer en quarante-cinq jours, depuis qu'on eut donné le premier coup de cognée.
Que coûtaient ces navires?—Rien; les soldats les construisaient eux-mêmes.—Le vent et les bras des hommes se chargeaient de la locomotion.
—Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous nous parlez là de jolis sabots! des canots de sauvages!
Canots de sauvages et sabots,—je le veux bien, mais il n'en est pas moins vrai que ces canots de sauvages et ces sabots des Romains valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car leurs ennemis, les Carthaginois, n'avaient que des sabots semblables,—de même qu'aujourd'hui vos adversaires possibles ont des vaisseaux cuirassés pareils aux vôtres.
Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables progrès dans l'art de travailler les métaux, progrès dans la chimie, progrès dans l'électricité,—science tout à fait nouvelle,—mais nul progrès, tant s'en faut, vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité», les seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.
Il n'y a même pas progrès dans l'art de s'entre-tuer: car, avec les sabots en question, les Romains et les Carthaginois réussissaient à s'enfoncer mutuellement des choses pointues dans le corps, à se briser les bras, les jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce qu'on peut désirer sous ce rapport. Peut-être même les combats sur mer de ce temps-là étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme navigateurs, inférieurs aux Carthaginois, avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient sur les vaisseaux ennemis et les accrochaient à leurs vaisseaux, de façon que les deux tillacs ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage et on se battait corps à corps (cominus), comme sur terre. Or, dans ces combats corps à corps, tous les coups portent, et il doit y avoir au moins la moitié des combattants tués ou blessés, résultat bien supérieur à celui qu'on peut obtenir en se battant de loin (eminus), même avec les engins les plus perfectionnés.
Le progrès consiste donc dans l'énormité des dépenses ruineuses que s'imposent réciproquement les peuples ou plutôt leurs soi-disant bergers, qu'il serait, en ce cas, plus justes d'appeler leurs bouchers.
Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, de la mode qui pouvaient changer pendant le temps qu'on met à construire un vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont élevées contre eux,—quelques personnes très compétentes semblent regretter les navires légers et rapides.
Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et lourds bâtiments d'abord en faveur:
«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur science nautique, durent s'enfuir sur ceux de leurs vaisseaux que nous n'avions pas coulés.»
Mais, plus tard, en racontant la bataille d'Actium,—où Marc-Antoine fut vaincu par Octave,—voici comment il parle des gros vaisseaux:
«Nous n'avions pas moins de quatre cents vaisseaux, et les ennemis n'en avaient pas plus de deux cents;—mais la grandeur de ces vaisseaux compensait l'infériorité du nombre.
»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs étages et semblaient des citadelles ou même des villes flottantes. La mer gémissait sous leur poids et le vent ne suffisait qu'avec peine à les faire mouvoir.
»Les navires d'Octave, légers et exécutant facilement toutes manœuvres, attaquaient, évitaient, se retiraient avec rapidité; ils se réunissaient plusieurs contre une seule de ces énormes masses et les accablaient de traits et de feux lancés de près.»
Il était réservé à l'Italie de fournir un argument aux détracteurs des vaisseaux cuirassés.
Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est montré naguère si désireux d'être empereur que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi fils qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout et à toutes les cours, comme une femme qui a une robe neuve et veut la montrer.
Philippe de Commines a dit: «Les accointances des rois ne valent rien pour les peuples».
«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient fort de cet avis.—Le roi auquel ils laissaient un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en sortait». On ne voit pas bien quel avantage les rois en tirent eux-mêmes.—On a dit: «Au contraire des statues qui grandissent à mesure qu'on en approche, les hommes se rapetissent vus de trop près.»Cette maxime s'applique surtout aux rois, dont la grandeur doit beaucoup à l'imagination.—De deux souverains dont l'un fait une visite à l'autre, il y en a toujours un qui est plus ou moins humilié de son infériorité et désireux de la faire cesser.
Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne a été visiter et le pape et le roi d'Italie—et, assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni l'autre.
Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter envers la France, à laquelle elle doit d'exister, en se montrant ingrate comme un débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée et dirait: «Je ne dois rien;»—l'Italie—qui croit se grandir en se faisant vassale de l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour éblouir l'empereur.—Elle lui a fait passer en revue des troupes qui n'ont pas échappé à la critique des officiers prussiens—et a montré sa flotte—avec orgueil.
L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue—ici à moi le latin, selon le précepte de Boileau, quoique les mots dont je veux me servir et que je ne traduirai pas, soient des mots autorisés, comme on dit aujourd'hui et que non-seulement Plaute, mais aussi Pline et Cicéron, les aient écrits—et Victor Hugo a dit bien pis;—l'Italie qui s'évertue à crepitare altius quam habet clunes—a voulu avoir et possède en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui existe;—mais—dans l'exhibition qui a été faite à l'empereur d'Allemagne, ce vaisseau n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et a fait un fiasco complet.
Il en est de même de la guerre sur terre.—Pompée «le Grand», qui n'avait ni fusils ni canons, put faire inscrire dans le temple de Minerve qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois mille hommes. Ça, c'est le nombre des adversaires; car il ne donne pas le compte des soldats de son armée tués sous son commandement.
Vous me direz que Napoléon—non moins «le Grand», a fait tuer cinq millions de Français, et on peut supposer un nombre au moins égal d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d'Italiens, d'Espagnols, d'Égyptiens, etc.
Les armes à feu seraient donc un «progrès»; mais on pouvait se contenter de ce que tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres «grands hommes» au moyen des anciens engins de guerre—épées, haches, lances, javelots, etc.
De ce temps-ci, la recherche des armes à longue portée a été due en grande partie à la rancune, à la haine, à la défiance que le règne de Napoléon avait éveillé dans la mémoire des autres peuples,—et c'est surtout contre la furia francese et la charge à la baïonnette qu'on s'est efforcé de combattre de loin.
Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les nouveaux canons, la nouvelle poudre, les nouveaux boulets, on tue plus de monde qu'autrefois;—mais les conditions de la bravoure militaire sont changées.
La victoire, autrefois, était au plus fort, au plus adroit, au plus brave.
Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la bravoure, mais ce n'est pas la même bravoure qu'autrefois.—On tue des hommes si éloignés qu'on ne les voit pas et qu'ils ne vous voient pas, et on est tué par eux.
La bravoure doit se faire de résignation et de fatalisme, c'est un apprentissage que les Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout de suite:—car la nation française est la gent porte-épée;—Nullum bellum sine milite gallo, disait César; mais vrai,—il n'y a plus de plaisir à être héros.—A quoi servent aujourd'hui la grande taille, le regard terrible, la voix formidable,—les armes brillantes?
Ecoutez Homère:
«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient la flamme autour de lui».
Et Virgile:
«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit des éclairs.—Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres, etc.»
Que sont devenus, dans nos vieilles histoires de chevalerie, ces hommes aux armures, aux panaches de couleur éclatante? A quoi serviraient aujourd'hui la Durandale, la fameuse épée de Roland,—la Joyeuse, l'épée de Charlemagne, avec laquelle il tua de sa main mille Sarrasins dans une seule bataille,—la Flamberge de Brodisart,—la Balisarde de Renaud,—la Courtène d'Ogier, l'Escalibor d'Artus, qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un écuyer, pour que personne ne la possédât après lui?
Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit éclipse dernièrement,—lorsque les uns le disaient à Saint-Pétersbourg, les autres à Ville-d'Avray,—les autres à Paris,—on a dit qu'il était allé pour rechercher l'Escalibor du roi Artus.—Mais ce n'était pas vrai, et aucune, d'ailleurs, de ces épées triomphantes, grâce au «progrès», ne pourrait plus servir à rien.
Pas plus que la fameuse épée à deux mains de Godefroy de Bouillon, épée que l'on voit, dit-on, encore à Jérusalem,—épée avec laquelle d'un seul coup, il fendait et coupait en deux,—de la tête au bas des reins, un Sarrazin comme une pomme.
Et les écus, et les armoiries, et les devises?—A quoi bon aujourd'hui? Le chevalier Brandelis avait peint sur son écu—à fond d'azur, une épée dont la poignée était d'or—avec ces mots: Je pare, je brille, je frappe.
Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, portait pour armes, sur fond de sable (noir), un coq d'argent, et sa devise était: Plumes et ongles!
Le roi Pharamond portait un lion d'azur à trois fleurs de lis d'or et ces mots: Que de beaux fruits de ces fleurs doivent naître!
Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», Ulysse et Ajax ne se disputeraient plus les armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.
J'ai publié, il y a longtemps, un Dialogue des morts qui m'avait été révélé en songe—il y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,—mais la place me manque.
Au moment où une grande guerre éclate, Mercure, par l'ordre de Jupiter, descend aux enfers, appelle les héros et demande quels sont ceux qui veulent remonter sur la terre et reprendre leur métier.—Tous refusent en haussant les épaules et en ricanant.
Où est le temps où Homère disait:
«Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le casque, l'homme contre l'homme; on voyait alors à qui on avait affaire.
»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous avec nos épées si courtes dont nous étions fiers contre des ennemis invisibles!»
«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les Étrusques de franchir un pont, mais je ne pourrais empêcher une bombe venant d'un point que je ne verrais pas, de passer par-dessus.»
«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, comme à la bataille de Sempach, ouvrir un chemin à mes compagnons à travers les phalanges autrichiennes—en m'enfonçant dans la poitrine une brassée de piques des ennemis—les ennemis aujourd'hui seraient à une demi-lieue.»
«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de jeter mon bâton de commandement au milieu d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le maréchal de Saxe, inviter, comme nous fîmes à Fontenoy—Messieurs les Anglais à tirer les premiers?—Aujourd'hui, notre voix se perdrait dans l'espace, et nous ne pourrions pas voir si nos adversaires sont des Anglais.»
«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne saurais pas commander et conduire une armée de plus de 30,000 hommes.—Cependant, en ce temps-là, nous faisions de grandes choses avec de petites armées.»
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de science, d'art militaire,—ce sont des invasions de sauterelles.
«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient qu'un seul mot—Hostis—pour dire ennemis et étrangers.»
Il faut en revenir là.—Aujourd'hui, dans cette Europe qui prétend être au plus haut point de la civilisation, un peuple doit se tenir sur ses gardes, croire possible que, sans raison, sans motif,—un peuple voisin se précipite sur lui comme un oiseau de proie ou un brigand.
Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, aussi féroce, aussi sauvage qu'autrefois;—il n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup plus bête.—Autrefois, le vainqueur dépouillait entièrement le vaincu et emmenait les hommes, les femmes, les enfants en esclavage. Aujourd'hui, on doit se contenter d'une certaine partie des dépouilles—et s'en retourner chez soi.—Or, le vainqueur n'a pas fait ses frais.—Avec nos cinq milliards, l'Allemagne n'en est pas moins ruinée, surtout par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige à se tenir sur un pied de guerre qui absorbe toutes ses ressources et au delà.
Il faut donc avouer que, si les canons Krupp, les fusils Gras, les poudres nouvelles sont un «progrès», une marche en avant,—ce ne sont point des pas sur le chemin du perfectionnement et du bonheur de l'humanité.
C'est au nom du «progrès» que tant de villes en France veulent s'élargir et demandent des autorisations qu'on ne leur refuse jamais, de faire des emprunts qui obèrent le présent et engagent l'avenir.
Toutes veulent avoir de grandes rues, le gaz, la lumière électrique, des théâtres, des casinos, à «l'instar» de la capitale—grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf;—ce qu'on appelle par habitude et plutôt par antiphrase «le gouvernement» les provoque à bâtir des monuments pour des écoles laïques; puis vient un jour où les villes et les communes n'ont plus d'argent pour des besoins impérieux.—En attendant, la vie y est plus chère, plus difficile, les mœurs plus relâchées.
«Les maisons, dans la ville, disait Henri IV, se bâtissent avec les débris des chaumières.»
Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, dont les habitants n'aspirent qu'à quitter les champs et la terre, pour venir habiter la ville, s'y livrer à des métiers moins rudes, plus rétribués et surtout à des amusements plus ou moins malsains.—Les garçons, ouvriers ou domestiques, les filles servantes en attendant pis.—Par suite de quoi, un tiers des terres si riches de ce beau pays de France, si favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;—et l'on va bêtement et criminellement dépenser des centaines de millions et des milliers d'hommes pour conquérir des colonies, quand il y aurait une si belle colonie à faire en France: mettre le pays en état de culture et de production.
C'est au nom du «progrès» qu'on couvre la France d'écoles laïques où l'on enseigne principalement l'indiscipline, l'irréligion, les ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de se jeter dans des professions dites libérales, et depuis longtemps encombrées.—«Il ne faut pas, dit Richelieu dans son testament, profaner les lettres à toutes sortes d'esprits; vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus propres à faire naître les difficultés qu'à les résoudre.»—Depuis soixante ans, la moitié des jeunes hommes se faisaient médecins, l'autre moitié avocats.—Comme il y en avait beaucoup plus que la société n'en pouvait nourrir, on a augmenté graduellement les difficultés de l'admission, mais absurdement et sottement on a placé ces difficultés,—ces obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin de la carrière au lieu de les mettre au commencement et de ne pas laisser s'y engager les concurrents trop nombreux.—De là des intelligences surmenées, des générations exténuées, anémiques, malheureuses, désabusées trop tard;—de là cette foule de déclassés qui se jettent dans la politique au grand détriment du pays.—Une nouvelle carrière s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;—mais comptons combien s'y sont déjà jetés et combien sont en route.
Quant aux filles, le «progrès» consiste à les faire savantes; on ne tient aucun compte de ce que disait un ancien des enfants, et qui doit s'entendre aussi bien des filles que des garçons: «Que doit-on enseigner aux enfants? Ce qu'ils auront à faire étant hommes, étant femmes.»—On tend à ne faire qu'un sexe; on a vendu longtemps, on vend encore un peu, à l'usage des femmes, une «poudre épilatoire» pour faire disparaître le duvet trop prononcé des bras, des joues et de la lèvre supérieure.—Si le «progrès» continue, nous verrons bientôt annoncer une pommade pour faire pousser la barbe au menton des femmes.
En attendant, pour les provoquer à cette instruction pour le moins inutile, on leur fait des promesses qu'on ne peut pas tenir.
Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, 1885, il a été délivré à des jeunes filles soixante-dix mille brevets élémentaires et sept mille trois cent cinquante brevets supérieurs;—un peu plus de soixante-dix-sept mille institutrices.
Un inspecteur primaire du Dauphiné disait dernièrement aux maîtres d'école: «La carrière de l'instruction est encombrée; pour une place, il y a cinquante individus. Prévenez vos élèves, et qu'ils portent ailleurs leurs ambitions.»
Cette observation peut s'appliquer à toutes les carrières pour lesquelles on quitte l'agriculture et le métier de son père,—les postes, les télégraphes, les contributions, les douanes,—les écoles militaires et maritimes;—tout est encombré.
De là tant de désappointements, de désespoirs, d'ouvriers sans ouvrage de toutes les classes;—de là aussi les tribuns de brasserie, les hommes d'État de café, les politiques de cabaret;—de là, comme je le disais dernièrement,—les trottoirs devenus trop étroits pour les filles qui n'ont que cet équivalent de la politique qu'ont les garçons.
Le philosophe Momentus s'était efforcé de scruter et de dévoiler les secrets des mystères religieux et d'en «désabuser» les femmes.
Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent en songe—et lui dirent qu'il les avait offensées;—étonné de les voir vêtues du costume des courtisanes et debout sur le seuil d'un lieu de prostitution, il leur demanda la cause de cet avilissement. «Ne t'en prends qu'à toi, lui dirent-elles en courroux:—tu nous a arrachées avec violence de l'asile que s'était ménagé notre pudeur.»
Comme «progrès», nous avons les chemins de fer; où est le temps où Tournefort écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait quitté à Paris: «Ne nous arrêtant pas, nous sommes arrivés à Lyon en sept jours.»
Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on peut dire relativement au commerce, à l'industrie, etc.
Mais j'applique à bien des choses ce que Pascal disait des individus:
«La plupart de nos malheurs viennent de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
S'il est un peuple qui aurait pu se passer des autres et rester paisiblement chez lui, c'est le peuple français. «Toutes les nations voisines, disait le roi de Pologne Stanislas Leczynski,—doivent devenir tributaires du peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est encouragé et soutenu dans son travail.»
Placé au milieu de l'Europe, d'une part, dominant sur l'océan par la longue étendue et les détours de ses côtes, sur les mers des Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre, tenant à la Méditerranée—vis-à-vis de l'Algérie, qui est à lui, l'Espagne à sa droite, l'Italie à sa gauche,—quelle situation si la France savait en profiter!—un sol presque partout excellent et fertile.
Le Français, cultivateur laborieux et guerrier intrépide à l'occasion, devait être le plus heureux et le plus respecté des peuples—le commerce restant, comme il l'a été toujours, une source accessoire de bénéfices—ayant plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter.
«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir une riche province?—Cultivez les terres incultes.»
Aujourd'hui, un tiers du sol de la France, et pour la plupart des terres excellentes, reste en friche.
La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière et gymnase de soldats, et un sol riche et d'une étendue immense, qui est bien loin d'être exploité et d'être mis en rapport; et, pendant ce temps, des hommes d'État de café, des hommes politiques de taverne, commettent le crime aussi bête que punissable de dépenser des centaines de millions et des centaines de mille de soldats et de marins pour s'emparer du Tonkin, climat meurtrier, où les usurpateurs sont sans cesse entourés d'ennemis acharnés et implacables, avec aucune chance de soumission réelle et de paix.
«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son livre De re rustica, des travaux de la terre,—lorsqu'ils voulaient louer un bon citoyen, lui donnaient le titre de bon agriculteur;—cette expression était pour eux la dernière limite de la louange.
«C'est parmi les agriculteurs que naissent les meilleurs citoyens et les soldats les plus courageux; que les bénéfices sont honorables, assurés, et nullement odieux.—Ceux qui se vouent à l'agriculture n'ourdissent point de mauvais projets (Minime sunt mali cogitantes).»
Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le transport facile et rapide des denrées peut donner plus de richesses avec plus de risques;—mais donne-t-il plus de bonheur?—Ce «progrès» est-il un pas en avant vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité?
J'ai consulté les vieillards d'un petit port de pêche, devant lequel passe un chemin de fer seulement depuis quelques années.
Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?—Pas plus riches et moins heureux.—Il entre beaucoup plus d'argent chez nous, mais ce n'est pas, tant s'en faut, pour tout le monde.—C'est pour quelques mareyeurs et pour quelques marchands qui nous exploitent. Avant le chemin de fer, notre pêche et notre gibier, qui étaient abondants, ne pouvaient se consommer et se vendre que dans un très petit rayon;—il se vendait très bon marché, mais nous en mangions tant que nous voulions, et on en donnait aux plus pauvres. Aujourd'hui,—ça se vend cher à une grande distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons au dehors;—nous le vendons, il est vrai, plus cher chez nous, mais nous n'en mangeons plus et nous ne pouvons plus en donner.
Il vient ici des étrangers passer une saison. Comme ce sont des gens riches, on leur fait tout payer plus cher,—et ces prix, une fois établis, nous devons les subir comme les étrangers et les riches.—De plus, il s'est ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes gens dépensent leur argent et leur santé.—Nos femmes et nos filles ne veulent plus ramender, raccommoder nos filets;—les plus modestes se font couturières, beaucoup se font institutrices;—beaucoup profitent des chemins de fer pour aller se faire servantes en quelque grande ville;—aucunes ne veulent plus s'habiller comme leurs mères,—elles se déguisent en dames et en demoiselles.
Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en faut, et nous sommes surtout moins heureux, et quelques-uns moins honnêtes.
Avant les chemins de fer, le Parisien sortait peu de sa ville;—parfois, le dimanche, à une campagne voisine, à Romainville au temps des lilas;—à Saint-Cloud, lors de la fête annuelle; à Saint-Denis, pour manger une friture en famille, etc.
On vivait et on mourait dans le quartier où on était né.
On avait pour voisins un ou deux amis, camarades d'enfance et d'école;—on s'était toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on s'arrangeait pour loger dans la même rue ou, du moins, dans le même quartier.—On n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas réussi, de se faire croire plus riche qu'on n'était, le vieil ami savait votre situation et vos affaires comme vous saviez les siennes; on s'était mutuellement, avec le temps, rendu de petits et quelquefois de grands services; on mangeait parfois ensemble sans cérémonie, sans apparat.—Si l'un avait tué un lièvre, si l'autre avait pêché un bon poisson ou reçu un pâté, on appelait la famille amie,—on régalait ses amis, on ne s'évertuait pas à les «épater», comme on dit aujourd'hui.
On épousait une fille qu'on avait connue, qu'on connaissait depuis l'enfance,—dont on savait toute la vie,—le caractère, la famille.
Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut être admiré et envié;—on a des connaissances, des relations;—on ment sur sa fortune, sur sa famille, sur sa situation; pour cela, il ne faut voir que des gens qui vous connaissent peu et depuis peu de temps. D'ailleurs,—en quelques heures de chemin de fer, on se débarrasse d'antécédents fâcheux, d'un nom au moins compromis;—on va aux bains de mer, aux stations d'hiver, où on est comte ou pour le moins baron.
Les mariages se font au hasard entre gens qui ne se connaissent pas—et qui sont souvent fort surpris et fort désappointés quand la connaissance tardive se fait.
Est-ce dans le commerce, dans l'industrie qu'est le «progrès», dans le sens que j'y attache et qui seul est désirable?
On ne veut plus fonder un établissement qui, après de longues années laborieuses, vous permettrait de vous retirer avec une petite aisance en laissant à vos enfants—l'établissement ou le métier que vous avez fondé ou exercé, en leur laissant en même temps, pour arriver d'un pas plus sûr et par un chemin moins rude, votre expérience, votre réputation, vos relations, votre clientèle.
Non, aujourd'hui,—il faut être riche tout de suite; on fait des coups—ou une fortune presque subite et une faillite qui ruine les autres.
Du reste, la vie est devenue si chère, si difficile, que le métier correct ne nourrit plus une famille. Il faut se jeter dans les affaires aléatoires, hardies, douteuses.—«Les affaires, a-t-on dit, c'est l'argent des autres.»—On a tant de besoins qu'on ne peut plus se contenter de son pain; on ne dîne qu'en interceptant ou escroquant le dîner des autres.
Rien n'est plus que jeu;—la police, naïvement, découvre et saisit de temps en temps quelque pauvre tripot,—mais elle ne va ni chez le président Grévy, ni chez les ministres, ni chez les députés.—Tout ce monde-là joue;—les plus malins ne mettent pas au jeu et trichent.
En même temps que toutes les villes veulent s'élargir à l'«instar» de Paris—Paris lui-même s'élargit tous les jours.—Paris, que Pierre le Grand trouvait déjà être une tête trop grosse pour le corps, et une ville trop grande au point de vue de la tranquillité du gouvernement et de la discipline.—Paris que la royauté de nos anciens rois s'efforça à plusieurs reprises de borner dans son extension. Le premier édit à ce sujet est de novembre 1552, sous Henri II. On donna cinq raisons de cette interdiction de continuer à bâtir;—un autre édit de Louis XIII (janvier 1638) donna six raisons;—mais la cinquième de l'édit de 1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont identiques,—je ne citerai que le second: «Ce peuple trop nombreux donne lieu aux dérèglements de tous genres, rend la police difficile et expose à des vols de jour et de nuit;—une des raisons est la difficulté de se débarrasser des immondices.
Depuis ce temps, Paris a toujours été en «progrès». La Seine, qui était le principal attrait pour la limpidité et la douceur des eaux, qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul et bientôt empereur,—est devenue un égout infect;—les poissons y meurent empoisonnés.—Paris, traversé par ce grand fleuve, manque d'eau, les dépenses énormes qu'on fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche, si limpide de la Seine, cause des fièvres typhoïdes et pernicieuses;—quant aux immondices, on achève d'empoisonner la rivière, et on infecte quelques environs de la ville.
Ces questions de l'eau et des immondices viennent tout doucement frapper les villes induites à s'élargir—au nom du «progrès».
Il est une science très belle, très intéressante et qui, avec sa langue très bien faite, est en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce «progrès» je ne puis l'accepter comme un pas vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité.
La chimie surtout nous donne de faux vin, de faux sucre, de fausse farine. Il n'y a plus aucune denrée qui soit pure et réelle. La margarine faite de vieilles graisses, de vieux os ramassés au coin des bornes,—on ajoute même de vieilles bottes,—a remplacé le beurre. Toutes ces sophistications, quand elles n'empoisonnent pas tout de suite, détruisent les estomacs,—provoquent des maladies autrefois inconnues et abrègent une existence douloureuse et misérable.
Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité» que ce qu'on a fait de la justice en France?
Un ancien a dit: «Le plus grand malheur pour une société, c'est la force sans justice et la justice sans force».
Pour satisfaire à des camaraderies de taverne, pour payer les complaisances électorales, pour prévenir de justes reproches des complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature. Il faut entendre «épurer» dans le sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper les branches et les feuilles, enlever la crème; pour «épurer», on a destitué les «purs» et on les a remplacés par des complices et des complaisants.
Est-ce «un progrès» de voir la justice au moins suspecte? N'est-ce pas tout ce qu'il y a de plus funeste pour une société?
Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné de théories absurdes—par suite desquelles la peine de mort est réservée aux innocentes victimes, écartée de la tête de leurs assassins. Je vous défie d'imaginer un forfait avec les circonstances les plus atroces qui soit nécessairement puni de la peine capitale: c'est encore pour les assassins un jeu de hasard.
Un «progrès», c'est de payer les députés. Avons-nous obtenu une qualité supérieure, tout le monde est d'accord que c'est le contraire qui est arrivé.
Du temps qu'on ne payait pas les députés, jamais un député n'a volé le portefeuille d'un collègue comme cela vient d'avoir lieu.
Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume de leur état, de beaux gars, pantalon et veste de velours, allaient à Belleville dîner joyeusement avec leur femme et leurs enfants.—Aujourd'hui, ils vont encore à Belleville,—mais seuls, la femme et les enfants restent à la maison, le plus souvent à la charge du bureau de bienfaisance;—car les maris, les pères, dépensent toute leur paye au cabaret et aux clubs à écouter et à débagouler des théories absurdes et criminelles.
La presse:—Le journaliste tient de l'avocat et du médecin et du pharmacien.
Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont plus dangereuses que celles qu'ordonnent et préparent les médecins et les apothicaires. Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune condition sanitaire? Pourquoi n'est-on pas, après examen, n'est-on pas reçu journaliste, comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire.
Autre «progrès»: le suffrage universel—la plus grosse, la plus formidable, la plus mortelle des bêtises; le plus ridicule, le plus mortel des mensonges.
Par le suffrage universel—«deux cailloux valent mieux qu'un diamant, deux crottins valent mieux qu'une rose».
Cicéron (De la République) dit: Servius Tullius eut grand soin—ce qu'on ne doit jamais négliger dans une constitution de république, de ne pas laisser la puissance au nombre.—Ne plurimum valeant plurimi.
Finira-t-on par s'en apercevoir—ce qu'on appelle aujourd'hui «le progrès». Chaque pas—et les pas sont grands—nous approche de «la maison de l'ogre»—et heureusement pour le Petit Poucet et ses frères, ce n'est, au contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait chaussé ses bottes de sept lieues.
Ah! que Jéhovah avait donc raison quand, au Paradis, il défendait à Adam et Ève de manger les fruits de l'arbre de la science!
«Progrès»—la musique sans mélodie? Une perdrix aux choux où il n'y aurait que des choux.
«Progrès»—des vers richement et puérilement rimés—bouts-rimés remplis au hasard—semblables à des habits couverts de paillettes et de clinquant,—tristement accrochés, pendus, vides et flasques chez un fripier, loueur de costumes pour le carnaval.
Je dois cependant reconnaître et signaler un vrai «progrès». C'est la machine à coudre.
Et j'ai appris avec joie que l'invention en est due à un Français, à un tailleur de Tarare (près Lyon), nommé Thimonnier.—En 1830 ou 1831, il travaillait avec la machine qu'il avait inventée, machine qui, m'assure-t-on, se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au Musée des arts industriels;—maintenant, qu'il y a plus qu'assez de rues Gambetta,—les Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est déjà fait, au moins une ruelle à la mémoire de Thimonnier!—j'aimerais mieux une statue de Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur des massacres de Septembre, qu'on vient d'élever à Paris.
Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de Constantine aura jugé un monstre.
Dissimulant plus que probablement par des mensonges un crime plus horrible encore que celui qu'il avoue!—Voici ce que raconte Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée et mère de deux enfants, et généralement estimée, il l'avait rendue sensible à son amour;—désespérés de ne pouvoir être unis, ils avaient décidé de mourir ensemble.—D'une main ferme, il avait fracassé la tête de madame Grille;—puis il s'était fait à lui-même deux légères blessures, deux simulacres, deux mensonges de blessures, et s'en était contenté ayant encore deux balles dans son pistolet. Aujourd'hui, parfaitement guéri, il vient devant la justice essayer de sauver sa misérable vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier de l'ordre des avocats.—Et la défense va consister à s'efforcer de flétrir sa victime. Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je dirais aux jurés:
Cet homme est un lâche assassin!—si vous admettez, par impossible, le récit qu'il vous fait comme étant la vérité et toute la vérité, il mériterait encore et déjà la mort par cela seul qu'il est vivant.
Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;—mais l'aimer! il se vante. S'il l'eût aimée—il n'eût pas laissé son corps nu à découvert après la mort.
A MONSIEUR ERNEST LEGOUVÉ
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
J'ai trois raisons d'adresser cette causerie à Ernest Legouvé.—Il est académicien, et mes chrysanthèmes sont en fleurs.
Ces deux raisons seront expliquées un peu plus loin.
Camarades de collège, nous sommes devenus et restés amis, quoique «physiquement» séparés à peu près toujours, de son côté, par le bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer sa vie à Paris dans la maison où il est né et où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi à des instincts, à des goûts, à des besoins impérieux de vivre aux champs, aux bois, sur les rives et sur les plages.—Je n'ai jamais eu l'occasion ni le plaisir de lui être bon à quelque chose, et, moi, je lui ai attribué, au moins pour une grande part, un honneur que m'a fait l'Académie, il y a, je crois, une dizaine d'années.
Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un livre qu'il a publié en 1887.—Soixante ans de souvenirs—et qui auraient lu par hasard celui que j'avais publié quelques années auparavant—le Livre du bord—auraient pu remarquer le contraste de la destinée de ces deux camarades, à peu près, je crois, du même âge et sortant en même temps du collège pour entrer dans la vie.
On pourrait se représenter—au moment où la porte du collège s'ouvrait pour tous les deux—l'un montant dans une gondole pavoisée, mouillée d'avance à la porte et descendant doucement et sans secousses entre des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent des amis et des succès de tous genres; l'autre gravissant à pied une montagne escarpée, couverte de ronces et d'épines, ne sachant pas précisément où il allait, mais décidé à monter.
Et, cependant, si le premier se félicite de sa vie, le second ne se plaint pas de celle qui lui était destinée.
Il avait reçu des bonnes fées qui avaient présidé à sa naissance un don plus précieux que la lance d'Argail—et que les trois œufs donnés à la princesse de l'Oiseau bleu.
Il était né poète—et vrai poète.
Je n'entends pas par là faiseur de vers, aligneur de syllabes et chercheur de consonances,—quoiqu'il eût fait passablement de vers aussi bons pour le moins que ceux de beaucoup d'autres et entre autres dix mille vers au moins pour une jeune fille, jeune homme alors lui-même, à laquelle il n'a jamais osé en montrer un seul,—ignorant alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien les femmes sont sensibles à ce langage, et combien ont été mises à mal par des vers de treize pieds avec des rimes insuffisantes ou douteuses et vides de toute pensée.
J'entends par poète qu'il était doué de deux ou trois sens exquis perfectionnés par l'étude et la contemplation de la nature, peut-être aussi aux dépens des autres sens moins développés et moins exercés,—grâce auxquels il voyait, il entendait, il respirait dans les champs, dans les bois, au bord des rivières et des ruisseaux, sur les plages de la mer, des magnificences, des harmonies, des parfums et des ivresses inconnus aux autres humains;—presque semblable à cet homme d'un conte de fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.—Il jouissait tant de la vue et de l'odeur de l'aubépine, qu'il n'avait jamais consenti à appeler avec les savants cratægus oxyacantha, qu'il en aimait même les épines.—Il avait tout d'abord deviné ou senti qu'une violette est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste et a, de plus que l'améthyste, le parfum et la vie.—Il se sentait appelé par préférence et invité aux fêtes perpétuelles que donne la nature;—il ressemblait à ce saint dont je me reproche d'avoir oublié le nom et qui disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les hêtres et les bouleaux; je ne sais rien que ce qu'ils m'ont appris, et cependant je sais beaucoup de choses!» et à cet autre, saint François d'Assise, qui comprenait le langage des oiseaux et causait avec eux. Il ne considérait comme beau et grand que ce qui était en réalité beau et grand,—ne se laissant influencer ni par les engouements ni par la mode. Il savait que la nature ne produit par siècle que quelques douzaines d'hommes de bon sens, de grand cœur, de grand esprit, qu'il lui faut distribuer et éparpiller dans le monde entier,—si bien qu'on n'a que peu de chance de les rencontrer,—au milieu des esprits faux ou faussés des fats, des sots, des mauvais, des vulgaires,—et à ceux-là il ne se résignait pas.—S'il mettait au nombre des grands et vrais plaisirs une conversation intelligente à cœur ouvert, à esprit déboutonné, il ne supportait pas l'échange de phrases vides, apprises par cœur, les mots soufflés et creux, les «potins», les bavardages. Il avait réuni sur trois planches les génies et les grands esprits de tous les temps et de tous les pays,—toujours prêts à lui tenir bonne et saine compagnie.—Il n'avait nulle envie de paraître, et nulle envie surtout de paraître riche,—ce qui est déjà presque une fortune; au point de vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris le plus impérieux peut-être, avoir de quoi donner.
Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni dignité; il ne s'était pas mis sur l'échelle, gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque échelon en en faisant tomber un autre;—il s'était tapi seul, isolé en son coin;—il n'avait jamais voulu être rien dans rien, il n'était même pas gendelettre.—Il s'était maintenu fidèle à ses deux devises, à ses deux cachets: Αυτοτατος [Autotatos] (toujours et tout à fait moi-même), et «Je ne crains que ceux que j'aime»! aimant peu de gens, mais les aimant beaucoup et sincèrement;—heureux d'aimer ses enfants et ses petits-enfants, sans en exiger, ni peut-être en espérer de retour;—considérant que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,—et ne leur demandant que de les voir heureux, en s'efforçant d'être pour quelque chose dans ce bonheur,—comme un cerisier, qui semble si satisfait de voir les oiseaux et les enfants manger ses cerises, qu'il n'hésite pas à refleurir à la saison suivante et à produire de nouvelles cerises qu'il leur a fait espérer et comme promises. Il n'était donc pas à plaindre et ne se plaignait pas.
Mais revenons à mon académicien et à mes chrysanthèmes.
Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le grand plaisir de te voir ici, chez moi, dans cette humble et pauvre masure si richement revêtue de rosiers, de jasmins et de passiflores,—je te montrerais mes chrysanthèmes en leurs grands épanouissements; tu en verrais de toutes les couleurs:—blanc, rose, violet, amarante, cramoisi, jaune, orange, lilas et panaché de ces diverses couleurs,—et exhalant cette odeur particulière que j'appellerai odeur d'automne; puis, comme tu serais honteux de lire dans votre Dictionnaire, dont tu es solidaire et responsable pour ta part:
Je copie:
«Chrysanthème.—Substantif masculin, plante que l'on cultive dans les jardins à cause de ses belles fleurs JAUNES.»
C'est l'étymologie qui vous a égarés— χρυσος [chrysos] et ανθος [anthos]—fleur d'or;—mais alors comment ce respect de l'étymologie vous a-t-il permis de faire de ce nom un substantif masculin?
Quand vous dites:
Un chrysanthème,
Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends:
Un fleur d'or.
Pendant que nous sommes au jardin,—permets-moi une autre observation, toujours à propos de votre Dictionnaire.
Regarde cette fleur tardive épanouie sur une plante paresseuse,—car c'est l'été qu'elle se montre d'ordinaire.
... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne,
Les filles vont chercher au sein des blés jaunis.
Pourquoi les appelez-vous bluets? tout en disant:
«Sorte de centaurée qu'on appelle bluet à cause de sa couleur bleue.»
Le bleuet—la fleur bleue par excellence! qui vous empêche alors d'appeler la rose roé? le rouge-gorge, ruge ou roge-gorge?
N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les étincelles bleues devenir des bluettes, que, pour mon compte, je m'obstine à appeler bleuettes.
Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons pas de votre Dictionnaire?
Pourquoi appelez-vous charcutier le marchand de chair cuite? Pourquoi vous êtes-vous laissé imposer cette mauvaise prononciation populaire?
Pourquoi ne pas dire simplement chaircuitier? ou alors pourquoi ne dirait-on pas bucher au lieu de boucher, épcier au lieu d'épicier, chabonier au lieu de charbonnier, frutier au lieu de fruitier? Il y a, je le sais, des marchandes de pommes qui prononcent comme cela, mais elles ne sont pas de l'Académie.
Je n'ai aucune objection à faire contre le mot myrte—comme vous l'écrivez,—et, si j'ai l'habitude de l'écrire MYRTHE, c'est simplement que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié, l'ayant lu dans de vieux livres, et notamment dans une histoire de chevalerie, où un chevalier de la table ronde se présente vêtu entièrement de vert, et sur son écu, de la même couleur, on lisait:
«Le verd est la couleur du myrthe et du laurier.»
Je demanderai seulement pourquoi le nom de cette couleur, qu'on écrivait autrefois avec un d final, s'est écrit depuis et s'écrit aujourd'hui par un t; ce qui ne va guère bien avec ses dérivés verdure et verdoyant.
Pourquoi a-t-on cessé d'écrire primtemps (premier temps) pour écrire printemps? sans compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui écrivent printems.
Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot enfant, d'ajouter un s comme signe du pluriel;—quel avantage trouve-t-on à supprimer le t et à écrire enfans?
Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on pas, en pratiquant un retranchement semblable, des abricos—des almanas,—et le pluriel de soleil serait soleis.
Au mot un, dans votre Dictionnaire, vous indiquez, avec raison, qu'on ajoute l'article devant un quand on l'oppose à l'autre—l'un et l'autre;—mais vous ne dites pas que c'est seulement dans ce cas—et quand il ne s'agit que de deux. Si bien qu'on prend aujourd'hui—surtout dans les journaux—cet article précédant un comme s'il était simplement euphonique;—on dit: «De trois voleurs, l'un s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,» tandis qu'on ne devrait dire l'un que s'il y avait seulement deux voleurs;—l'un ne devrait se dire que par opposition à l'autre. C'est l'alter des Latins, qui ne se dit également qu'en parlant de deux.
Et si on peut dire les uns et les autres, c'est lorsque vous désignez une quantité quelconque,—mais divisée en deux parties dont chacune devient une unité,—ce que vous négligez de dire.
Etc., etc., etc...
Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,—c'est que je m'inquiète de voir notre belle langue française menacée.
Saint François de Sales,—que j'ai choisi pour mon patron dans le ciel et dont j'aurais été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet homme si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent, si charitable, si humain, a dit à Philotée: «Défiez-vous de ces petites blandices et muguetteries qu'on appelle innocentes et qui ne le sont pas longtemps.»
De même il ne faut pas permettre qu'on prenne avec la langue française même de petites libertés, et ce soin vous incombe surtout à vous autres les académiciens,—vestales chargées d'entretenir et de défendre le feu sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante la vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce qu'en s'endormant.
Longtemps—et peut-être encore un peu—la langue française a été la seconde langue de tous les peuples, comme la France était leur seconde patrie;—la pauvre France, tombée au pouvoir des incapables, des avides, des fous et des coquins, est en train de ne plus être bientôt une patrie, même pour nous.
Défendez au moins la langue contre l'invasion des barbares, et, si vous craignez de n'élever contre les attaques des Tartares qu'une impuissante muraille de porcelaine qui serait brisée comme une tasse,—vous aurez au moins retardé le désastre en disant, comme disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée contre Napoléon, qui avait bien vu le défaut de leur cuirasse et les attaquait si dangereusement pour eux par le blocus continental:
«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs, si l'Angleterre doit périr, il vaut mieux que ce soit ce soir que ce matin.»
La danger qui menace la langue française—se compose de plusieurs dangers:—la tribune politique, où les avocats, en majorité, ont apporté la faconde creuse sans mesure et sans responsabilité du palais;—les clubs, les réunions publiques, les conférences, où s'en donnent à cœur joie les Démosthènes du ruisseau,—des ouvriers qui ont adopté la profession «d'ouvriers sans ouvrage», récitent des articles de journaux que ces journaux reproduisent et que d'autres orateurs récitent à leur tour;—à la Chambre des députés, chaque incident chaque «question» amène ses deux ou trois petits barbarismes—les journaux eux-mêmes nécessairement improvisés—ce qui est leur moindre défaut.
Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le papier blanc, ces innombrables phalanges d'écrivains ou mieux d'écriveurs, la plupart illettrés encombrant le rez-de-chaussée des journaux et se hissant par l'influence des journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour ceux qui se sentent incapables d'intéresser, s'efforçant d'étonner—«d'épater», comme on dit aujourd'hui,—la critique hostile ou complaisante ou payée, engouement ou dénigrement;—les lecteurs dupes des réclames de deux francs à dix francs la ligne qui vendent les journaux aux libraires, lesquels annoncent la trente-septième, la soixante-treizième édition des livres qu'ils publient souvent en faisant payer le papier, l'impression et les annonces aux auteurs.
Ajoutons la mode d'emprunter à la langue anglaise une foule de mots non seulement pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage, tous les exercices,—mais encore pour les jeux et pour «le monde» une assemblée, etc., select—high life—lunch—five o'clock.
Tout conspire contre notre belle langue française, que presque seuls parlent aujourd'hui correctement et noblement les étrangers qui l'ont apprise par la lecture des écrivains du siècle dit de Louis XIV—et du dix-huitième siècle.
Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas mensuellement des cahiers de critique sérieuse, de bonne foi, où elle lutterait peut-être avec autorité contre le mauvais goût et la décadence.
Après avoir dit les dangers, je crois devoir aussi réduire les craintes à leur proportion réelle.
La phalange naturaliste, intransigeante, documentaire d'aujourd'hui, n'est qu'une imitation avec grossissement, comme disent les photographes, de la phalange romantique de 1830.
Il y avait alors dans cette armée une quinzaine d'hommes de talent—dont huit ou dix sont restés et resteront—le reste a disparu.
Où sont Petrus Borel, le licanthrope, et Bouchardy, au cœur de salpêtre?
Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des documentaires, naturalistes, etc.,—dont trois, disons quatre pour être gracieux, survivront à la mode.
Avec cette différence cependant que—vu le grossissement—la foule, la tourbe à la suite des romantiques se composait de fous, et que celle à la suite des documentaires se compose d'enragés.
Nous venons d'en voir une triste et odieuse preuve dans un procès récent dont j'ai déjà dit quelques mots et dont je vais reparler tout à l'heure.
Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains, quelques-uns joignent à un véritable talent—la manière de s'en servir, de le mettre en valeur.—Quelquefois même ce don complète ou remplace même le talent à un certain degré.
Décidés à arriver, ne se contentant pas du rêve démodé de la «postérité», ils se font une petite armée qu'ils payent de promesses magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est pour enfoncer les portes, pour préparer le festin auquel tous auront part;—pour une armée en campagne, il faut un drapeau et une devise.
Saint-simonisme—romantisme, naturalisme, etc.,—il en est de même pour la politique, démocratie, intransigeance, irréconciliabilité—possibilisme, anarchie, etc.
Je compare les uns et les autres à des aéronautes qui ont besoin d'aides pour s'élever,—ceux-ci cousent le ballon et fabriquent la nacelle,—d'autres, et c'est le plus grand nombre, s'essoufflent à le gonfler. Ah! comme vous soufflez bien! quel génie! c'est vous qui faites tout!—encore un peu de courage et nous allons monter pour le moins à la lune. La nacelle est un peu petite, mais l'aéronaute dit en confidence à chacun de ses ouvriers qu'il compte n'emmener que le choix, les meilleurs, et qu'il est naturellement un des choisis;—tous se cramponnent aux cordes qui retiennent le ballon, et, tout à coup, l'aéronaute monte dans la nacelle, s'installe, et, tout à coup, crie: Je vais vous préparer les logements Lâchez tout!
On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant ses aides stupéfaits, ahuris, essoufflés avec les bouts des cordes dans les mains.
Il est une question assez difficile à résoudre: Est-ce la société qui agit sur la littérature? Est-ce la littérature qui agit sur la société?—Je crois que l'influence est mutuelle et réciproque—et qu'il n'y a pas plus de mauvais goût et de décadence à écrire certains volumes, qu'il n'y en a à les lire.—Encore un souvenir du collège; te rappelles-tu une certaine lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire se corrompt,—l'enflure devient à la mode, inflata oratio viget;—il y a un vieux proverbe grec qui dit: «On a toujours parlé comme on a vécu, talis oratio qualis vita.—L'esprit dégoûté des choses ordinaires, affecte de s'exprimer d'une nouvelle façon; il va chercher des mots hors d'usage, il en invente ou change le sens de ceux usités ou en emprunte à une langue inconnue. Partout où vous verrez prendre goût à un langage corrompu, soyez certain que les mœurs y suivent une mauvaise pente—a recto descivisse.» Ainsi parle Sénèque.
Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a fortement tonné contre la littérature contemporaine; le ministère public,—autre avocat, en vue peut-être de se rendre les journaux favorables et de leur subtiliser, extorquer un «bon article», a pris la défense de cette littérature, du «grand Balzac» et de ses «continuateurs».
Ah! oui,—Balzac! parlons-en de Balzac.
On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de son vivant, pendant la lutte qui l'a tué si jeune et en plein talent, on le discutait, on le contestait, on le niait, on le vilipendait.
Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint à son gargotier de trouver un soulier d'enfant dans la soupe.
Balzac,—les livres de Balzac, ce n'était pas que ce fût sale,—mais «ils tenaient de la place», une place que chacun de ses impuissants détracteurs pensait pouvoir occuper, si Balzac ne l'eût usurpée.
Balzac!
J'ai été le seul alors à dire et à imprimer:
«L'Académie de notre temps veut avoir aussi son Molière à ne pas nommer.»
Deux procès simultanés ont excité singulièrement des intérêts différents.
Prado était un voleur, un assassin, un scélérat de profession;—il était accusé d'avoir assassiné une fille publique pour lui voler ses diamants;—il le niait avec une invincible obstination, beaucoup d'adresse, de sang-froid, je dirai presque de talent,—malgré beaucoup de faits, on peut dire de preuves à l'appui de l'accusation.—Pour mon compte, je crois qu'il a assassiné Marie Aguettant; mais je ne sais si j'aurais osé le condamner à mort—faute d'une de ces preuves auxquelles l'accusé n'a plus rien à répondre et qui lui arrachent soit un aveu, soit un silence équivalent à un aveu.
Si je le crois coupable,—ce n'est pas sur les preuves avancées par l'accusation, quelque graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est sur sa défense même si habile, si adroite, si troublante; c'est une plaidoirie d'un avocat très fort, et si son avocat avait assassiné Marie Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur—peut-être l'accusé eût été acquitté ou eût obtenu des circonstances atténuantes.—Mais cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas un cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent.
—Prado a été condamné à mort, quoique son avocat dît, dans son plaidoyer—qu'il ne croyait guère à la légitimité de la peine de mort prononcée par la loi et la société.
L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un monstre et un lâche.
Il a assassiné une honnête femme, mère de famille. Il prétend, contre toute vraisemblance, que lui et elle voulaient mourir ensemble; il l'avait tuée d'une main ferme, de deux coups de pistolet—et qu'ensuite lui-même, avec quatre balles restées dans le pistolet et vingt-deux balles dans la poche, il s'était contenté d'une blessure ridicule, laissant sur un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la ceinture. Non seulement il avouait le crime,—mais il s'en vantait comme d'une action admirable, sublime.—Il a fait venir de Paris le bâtonnier de l'ordre des avocats,—chargé de déshonorer sa victime, et qui s'en est acquitté de son mieux.
Un gamin de lettres est venu à l'audience le glorifier, sans que le président ait fait jeter le gamin à la porte du prétoire.
Le ministère public n'a pas osé requérir la peine de mort, dans la crainte de venir en aide à une vieille rengaine, à une vieille rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense: «L'accusé aime mieux la mort que le bagne.» L'avocat général n'a pas osé parce qu'il courait le risque, en demandant la mort de ce monstre, de provoquer un acquittement. Dans ce crime, que toutes les circonstances rendaient plus horrible, le jury a trouvé des circonstances atténuantes, et M. Chambige en est quitte pour sept ans de travaux forcés.
Le lendemain de la condamnation, ses amis «littéraires» ont voulu avoir leur part dans la notoriété, dans la gloire de M. Chambige, et un d'eux a vu une occasion de célébrité et de bénéfices, en faisant annoncer dans les journaux un livre dédié au condamné!—espérant que ça se vendrait bien et aurait trente-sept éditions comme tant d'autres.
Comment le ministère public eût-il dû risquer un acquittement qui n'eût guère été plus scandaleux que la peine dérisoire—dont ce lâche, que son avocat avait dit «préférer la mort au bagne,»—se donne bien de garde d'appeler et se trouve satisfait!—comment l'avocat général n'a-t-il pas dit:
«Chambige, je requiers contre vous la peine de mort.—Soyez heureux que la loi et la justice vous débarrassent d'une vie désormais honteuse et misérable, d'une vie que, en admettant la fable dont vous avez accru votre crime, vous deviez à la morte, et que vous avez tenté par tous les moyens de lui escroquer.»
Cet avocat n'osait pas demander la peine capitale dans la crainte d'un acquittement pour un crime monstrueux commis par un homme ne méritant aucune pitié.
Cet autre avocat,—également ministère public, demandant et obtenant la mort de l'accusé, mais disant qu'il n'est pas certain que la société ait le droit de tuer—me font voir—une fois de plus—qu'il est des absurdités, des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il faut tuer plusieurs fois.
Aux mêmes insanités, je ne puis faire que les mêmes réponses;—mais je commencerai par dire:
A soutenir l'abolition de la peine de mort, on peut se laisser entraîner sans une conviction bien entière, parce que cette plaidoirie est féconde en phrases brillantes, faciles et toutes faites,—parce qu'elle a un air généreux, libéral, humain.
Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait peut-être mieux ne pas avoir, et dont la popularité et le succès sont beaucoup moins certains, il faut être bien complètement, bien résolument de cet avis.
Il est curieux de remarquer que les plus ardents adversaires de la peine de mort sont des gens qui, en même temps, s'efforcent de réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville, Carrier, Marat, etc., etc., puis d'excuser d'abord et d'expliquer ensuite et de glorifier la Terreur, la guillotine permanente, les mitraillades de Lyon, les noyades de Nantes, la Commune, etc.
Les adversaires de la peine de mort se fondent sur deux arguments que voici:
1o «L'échafaud est inutile;—l'échafaud n'effraye pas les assassins.»
Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme n'a pas été arrêté par crainte de l'échafaud; mais, si un homme, dix hommes ont subi cette crainte salutaire, iront-ils vous dire: «Mon bon monsieur, j'étais tourmenté d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner un homme riche qu'on ne pouvait dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant l'idée de la guillotine.»
Admettons un moment que la peine de mort n'empêche pas l'assassinat, vous supprimez la peine de mort; mais que faites-vous des assassins? Vous leur infligez les travaux forcés.—Mais, si la crainte de la plus forte peine a été inefficace, pensez-vous que la crainte d'une peine moindre serait plus puissante?
Non; alors supprimons les travaux forcés.
De même pour l'emprisonnement—et nous descendrons toujours jusqu'à ce que nous ayons une peine homéopathique à la trois centième relative.
Mais heureusement que votre raisonnement ne vaut rien; car il conduirait à ce raisonnement terrible:
La peine de mort est impuissante; il faut donc ne pas diminuer la peine, mais l'augmenter jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;—alors il faut recourir aux supplices, à la torture, aux membres rompus, à l'écartellement: est-ce là ce que vous voulez?—C'est cependant ce que vous demandez—en disant la peine de mort inefficace, c'est-à-dire insuffisante.
Dans le crime, comme dans toutes les autres circonstances, l'homme, à son insu parfois, fait un calcul des peines et des plaisirs;—on ne veut pas payer trop cher:—tel jouera un an de sa liberté contre la chance de s'approprier cent francs, qui reculera s'il ne peut prendre que dix sous en encourant la même peine, ou s'il doit jouer deux ans contre la capture de cent francs.
Il y a des voleurs qui ne volent jamais la nuit, quoiqu'ils aient moins chance d'être pris qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop mettre au jeu.
Ces assassins sont une bande à part,—devenue plus nombreuse depuis qu'ils ne jouent plus contre l'échafaud, mais seulement contre certaines chances aléatoires de l'échafaud—depuis qu'on rend des points aux assassins.
2o Argument.
«La société n'a pas le droit de tuer un homme, elle ferait dans ce cas ce qu'elle reproche au criminel d'avoir fait.»
Il y a cependant une certaine nuance sur laquelle j'appelle votre attention.—La société tue un homme parce qu'il en a tué un—et aussi pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et aussi pour faire savoir à ceux qui seraient tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi pour rassurer la société justement alarmée.
La société tue un homme parce qu'il en a tué un autre, l'assassin a tué un homme parce qu'il avait une montre.
L'homme attaqué par un assassin a-t-il le droit de le tuer pour se défendre?
C'est ce droit de se défendre que l'individu transmet à la société, et le transmet diminué de tout ce que la passion, la peur, la colère pourraient y ajouter d'arbitraire et d'excessif.
Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante à protéger ses membres contre l'assassinat, elle rend à chaque individu la délégation qu'il lui a faite,—chacun rentre en possession de sa défense personnelle;—de là nécessairement, la vendetta, la loi de Lynch, le revolver et le tomahawk.
Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant que l'assassin et le calomniateur de sa femme n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?—Ce n'est certes pas moi qui l'aurait blâmé.
Vous trouvez que tuer un homme est horrible,—moi aussi.
Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est encore fort triste.
C'est mon avis.
Que la guillotine est un objet hideux.
Je le pense comme vous.
Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même sont ignobles et répugnants.
Rien n'est plus clair.
Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus personne, qu'on brûlât la guillotine.
Nul au monde ne le désire plus sincèrement et plus vivement que moi.
En un mot qu'on supprimât la peine de mort.
Je vous défie d'y applaudir plus que moi.
Supprimons donc la peine de mort, mais que messieurs les assassins commencent.
La peine de mort, grâce aux phrases dues à la sympathie qu'il est de mode d'afficher pour les scélérats,—grâce aux faiblesses et à la sottise des jurés, n'existe déjà plus que très exceptionnellement pour quelques assassins, empoisonneurs, incendiaires, parricides, etc.;—mais elle subsiste et elle subsistera pour ceux qui laissent voir des chaînes de montre, pour ceux qui passeront pour avoir de vieux louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre fille qui refuse d'épouser un mauvais sujet auquel elle aura inspiré une fantaisie.
La peine de mort n'existera plus pour les criminels, elle sera réservée exclusivement aux innocents.
KLMPRSK
Un jour le Bon Dieu s'éveillant.
Fut pour nous assez bienveillant.
La mode, qui exerce un despotisme si invincible est en même temps si mobile, que, si elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte, elle ne doit pas décourager ceux qu'elle néglige et semble dédaigner, et qui peuvent avoir leur tour demain; elle est si changeante, qu'elle a fini par s'ennuyer d'elle-même, se trouve vieillie, ne se croit plus elle-même à la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui appeler le «chic».
Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher les lecteurs, à rappeler ces deux vers de Béranger, si admiré, si loué pendant un temps, et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une égale injustice et une semblable exagération. Mais cette épigraphe convenait si bien à la petite histoire que je vais raconter, elle m'est si bien venue d'elle-même sous la plume, que je me suis risqué et résigné.
On aimerait à se représenter l'Être suprême invisible et senti dans tout, sans qu'on osât lui donner une forme et une figure, aimant, protégeant, réglant d'un égal et paternel amour son œuvre tout entière, tout ce qu'il a créé,—tout ce que nous voyons et tout ce qui est au delà de ce que nous voyons, les mondes infinis et un grain de poussière—les soleils et les lucioles—les mers et la goutte de rosée—l'homme et les insectes microscopiques, rien n'étant grand ni petit aux regards de cette souveraine et divine intelligence.
Malheureusement, la Bible, que nous sommes obligés de croire, nous le montre autrement.—Pendant plusieurs siècles, selon les saintes écritures, Dieu s'est presque exclusivement consacré au petit peuple hébreux qu'il a appelé «son peuple» par préférence et excellence, et dont il a été le Dieu particulier et confisqué, lui sacrifiant le grand peuple Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans cette terre qu'il lui avait «promise», et où il l'avait conduit sans se décourager, quoiqu'il dit lui-même à Moïse: «Décidément, ce peuple a la tête trop dure» (Duræ cervicis; Exode, XXXII, 9. Ce qui est répété dans le Deutéronome, IX, 13.)—Il alla jusqu'à lui envoyer son fils, par une préférence extraordinaire, et, je dirai même, difficile à comprendre—et, ce fils, ils le crucifièrent.
Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah moins jeune, et guéri à jamais d'un pareil engouement et remonté chez lui, à cette hauteur d'où sont égales les montagnes et les taupinières, les chênes et les brins d'herbe, les éléphants et les fourmis.
Lorsque je trouvai par hasard en flânant sur les quais de Paris un vieux petit volume recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea à penser autrement.
Oh! les bonnes flâneries sur les quais de Paris, à fouiller sur les parapets les boîtes des bouquinistes!
A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai quitté Paris, c'est la seule chose que j'aie jamais regrettée—de cette ville, que Victor Hugo a appelée la «ville lumière», prenant naïvement pour une lumière la lueur rouge de l'incendie.
Voici ce que raconte ce bouquin:
«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde, un des moindres du nombre infini que j'ai créés, me donne plus de soucis que tous les autres.—J'avais de mon mieux, et assez bien je puis le dire sans vanité, organisé les choses, pour que la courte existence des habitants de la terre fût très supportable et même assez heureuse; mais tous leurs efforts tendent à déranger l'ordre que j'ai établi, à inventer des maladies du corps et de l'esprit, à se créer des ambitions absurdes, des désirs irréalisables, des chagrins et des maux de tous genres, tant les uns contre les autres, que chacun contre soi-même, et je n'entends monter que des plaintes, des récriminations contre le sort, contre la vie, contre moi-même.
»Je veux faire encore un essai;—mais, par le Styx, ce sera le dernier!—Je vais tenter de rendre un peuple heureux et de lui donner tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et même un peu au delà.»
Il prit un peuple, le plaça dans une contrée située de la façon la plus avantageuse, entre des mers—un climat tempéré, un sol fertile; puis il doua les femmes non seulement d'une beauté suffisante, mais encore d'une grâce particulière et d'un charme spécial;—il doua les hommes de bravoure et d'un certain esprit qui n'est pas précisément «la raison ornée et armée», mais d'une autre espèce plus pratique, plus agréable, peut-être plus capable de distraire et d'amuser:—il leur donna surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de l'esprit, ce soleil qui colore la vie de teintes si riantes, qui rend les maux légers; il leur donna le rire, le seul avantage bien constaté que l'homme ait sur le singe.
Il leur expliqua que la monarchie est l'image du gouvernement paternel et fait d'un peuple une famille, puis il leur choisit lui-même une succession de rois aimant tendrement le peuple.
Mais de ces rois ils assassinèrent le premier, ils décapitèrent le second et forcèrent le troisième à s'en aller, après avoir échappé six fois aux couteaux et aux pistolets, aux cris de «Vive la liberté!»
«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment de trop haut goût et de trop difficile digestion et assimilation pour vos faibles estomacs. Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en pouvez supporter; vous n'êtes pas des esclaves aspirant à briser leurs chaînes, vous êtes des domestiques capricieux aimant à changer de maîtres.—Eh bien, je vais vous satisfaire,—je vais vous mettre en République;—vous aurez alors quelques douzaines de maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous les dimanches.
«Puis je ne m'occupe plus de vous—débrouillez-vous. Je vous défends même d'écrire sur vos pièces de cent sous que je vous protège particulièrement, parce que désormais cela ne sera plus vrai.»
A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être ne l'osa-t-il pas.
Et il fit comme il l'avait dit.
Et ce peuple se mit à ne plus labourer la terre si fertile qui lui avait été donnée.
Tout le monde voulut être médecin, avocat, notaire, homme politique, ministre, président de la République. La gaieté disparut; il ne crut plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat, à tel ou tel général, à tel ou tel déclassé, à tel ou tel fruit sec.
Il nomma pour le gouverner des hommes dont il exigea des promesses impossibles à réaliser,—qui ne seraient pas restés trois jours au pouvoir s'ils avaient tenté de tenir leur parole, et qui, ne la tenant pas, étaient renversés au bout de huit jours. Ce peuple, qui avait été longtemps un objet d'envie et de respect, devint un objet de pitié et de dérision;—au drapeau blanc, il substitua le drapeau tricolore, puis le drapeau rouge, puis le drapeau noir;—il déclara la république une et indivisible, et se partagea en cent hordes ou meutes sous différents noms, si bien que leur vrai drapeau, celui qui eût convenu à cette situation, eût été la culotte d'Arlequin.
On gaspilla, on vola, on assassina; on fit, sinon des vertus, du moins des titres de gloire et de popularité, de tout ce qui autrefois déshonorait.
Au milieu de la foule, il se trouva par hasard un homme un peu bizarre, ami du vrai, du juste, du grand et du beau,—spectateur désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant rien être dans rien;—il n'était guère écouté et choquait beaucoup de gens par les vérités qu'il émettait de temps en temps;—on ne disait jamais de lui: «Il a raison, aujourd'hui»;—mais on a dû souvent dire: «Comme il avait raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son faible, sa marotte, sa manie était de chercher patiemment des vérités;—puis, quand il en avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer, de la «décaper», de la nettoyer, de la fourbir, de la frotter, de la faire luire, en la réduisant à la plus simple, plus intelligible et plus brève expression.
Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes, de leur donner la volée comme à un essaim de libellules échappées de leurs chrysalides.
Non seulement on ne lui en savait aucun gré, mais beaucoup s'en ennuyèrent, s'en offensèrent et lui voulaient du mal;—il s'en affligeait quelque peu, parce que cette indifférence ou cette malveillance l'empêchaient de faire le bien qu'il aurait voulu faire,—et il ressemblait à cet autre homme qui avait gagé de vendre sur un pont des louis d'or à trois sous la pièce, et auquel on n'en acheta pas un; ce qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme cette malveillance allait jusqu'à la haine, il imagina de mettre à l'avenir ce qu'il avait à dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas compromis comme le sien, et permettrait peut-être de voir accepter et adopter quelques-unes des vérités qu'il croyait utiles.
Il pensa un moment à prendre pour gérant responsable le grand philosophe Koung-fou-Tsé que les jésuites ont appelé Confucius—mais on était habitué à ne pas prendre les Chinois au sérieux, la Chine n'était pas à la mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé de ce grand homme avec admiration; ce qui aurait fait soupçonner l'expédient.
Un jour qu'il avait amassé un certain nombre d'aphorismes, d'axiomes plus hardis encore que de coutume, il jugea que, pour échapper à l'indignation et au mépris, il était temps de mettre son idée à exécution.
En effet.
C'était un chapelet assez dangereux.
Par exemple.
Deux et deux font quatre.
La prétendue république n'est pas un but, c'est une échelle.
La partie est toujours moins grande que le tout.
On attaque les abus non pour les détruire, mais pour s'en emparer et en jouir.
Le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite.
Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la veuve et de l'orphelin»;—mais la veuve et l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux, s'il n'y avait toujours en face de leur défenseur un autre avocat qui y oblige.
Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair ou impair.
L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession, ayant plaidé dans toutes les questions le pour et le contre, n'a plus aucun discernement du juste ni du vrai—et est tout à fait incapable de prendre part aux affaires publiques.
La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres.
Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste sept, etc., etc., etc., et autres paradoxes vrais peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant nulle chance d'être acceptés.—C'était plus que n'en pouvait supporter la patience de ses concitoyens.
Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses que sous le nom du «philosophe».
Klmprsk
Cette publication n'excita pas autant qu'il l'avait craint l'indignation générale,—à cause de la situation du gouvernement; le Président trônait depuis trois ans, le ministère depuis trois mois.—C'était un assez rare exemple de longévité.—Un parti s'était formé de tous les partis aussi ennemis entre eux pour le moins qu'ils l'étaient du parti au pouvoir, mais pour le moment d'accord sur ce point, qu'il fallait le renverser et rendre la place libre,—chacun à part soi, espérant jouer ses alliés et s'emparer de la place.
Ce qui, dans les idées émises par Klmprsk, concernait la république, reçu avec colère et haine par les uns, était accepté par les autres, qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires.
On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain; il prit des airs réservés et mystérieux, répondit qu'il avait juré de ne pas trahir Klmprsk—qu'à la moindre indiscrétion, cesserait toutes relations avec lui—puis il s'en alla à la campagne, et de là, croit-on, à l'étranger, mais, en tout cas, disparut tout à fait.
Mais, se demandait-on, quel est ce Klmprsk? Les uns disaient: «C'est un diplomate!»—les autres, c'est un général ou un ancien ministre,—en tout cas, un homme supérieur. Mais quel nom! comment ça se prononce-t-il? Quelqu'un s'avisa de donner à chaque lettre le nom dont on l'appelle et cela produisit:
Kaelempeereska—mais c'était encore long et difficile. Une personne plus pratique rappela ce qu'avait fait autrefois un musicien compositeur allemand qui avait beaucoup de talent, mais un nom si hérissé de consonnes, si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas moyen d'en faire un nom répété par la foule et célèbre;—il avait imaginé, au-dessous de son nom, d'ajouter entre parenthèses: prononcez: Guillaume.
Eh bien, Klmprsk—se prononcera Gustave.
Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant une semaine.—Quelques individus s'étaient fait une position dans certains salons en affectant des airs discrets comme s'ils en avaient su sur Klmprsk plus qu'ils n'en voulaient dire.
La mode s'en empara,—les femmes portèrent des manches et des tournures à la Gustave.
En même temps, on créa un petit journal—et on fit jouer un vaudeville sous ce titre:
Klmprsk
Prononcez Gustave
Le journal, dont les collaborateurs étaient soupçonnés de ne pas être étrangers au vaudeville, répandit le bruit que le ministère avait exigé des suppressions et des modifications.—C'était un attentat à la liberté de la presse et cela devait amener du bruit; aussi la police meubla la salle d'un nombre respectable de ses agents, ce qui provoqua ce qu'elle voulait empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre. Les sifflets risqués par la police firent applaudir jusqu'au délire. On cria: «Vive Gustave!» et «A bas le ministère! A bas le président!»
Ce journal rendit un compte enthousiaste de l'œuvre; un journal appartenant au pouvoir «actuel», comme il avait appartenu au pouvoir précédent, tout prêt à se livrer à ses successeurs, écrivit:
«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce nom de Klmprsk que vous prononcez arbitrairement Gustave, nous le prononçons Jocrisse.»
Le premier journal répliqua: «Il vous plaît de donner un nom au héros du jour et, en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.»
Le journal officiel, offensé, envoya treize témoins demandant une réparation,—l'offenseur leur opposa treize témoins qui rédigèrent et publièrent des procès-verbaux, de sorte que vingt-six individus bénéficièrent de la publicité qui leur avait échappé jusque-là et eurent leur part de la gloire des combattants. Le duel fut ainsi annoncé comme une pièce de théâtre,—contrairement à l'usage ancien qui aurait blâmé comme du plus mauvais goût que combattants et témoins ne gardassent pas le silence complet sur ce genre d'affaires; le combat dura une heure et demie:—il y eut trente-deux reprises; il est vrai que les adversaires se contentèrent de battre l'air de leurs flamberges à quatre longueurs de la lame;—un cependant, s'étant imprudemment rapproché, reçut un coup sur les doigts.—Les vingt-six témoins arrêtèrent le duel,—douze médecins qu'ils avaient amenés déclarèrent que le blessé ne pouvait continuer sans se trouver dans un état d'infériorité,—on déclara l'honneur satisfait.—Le blessé, qui était le rédacteur du Klmprsk, soupçonné d'être l'auteur du vaudeville, rentra en ville le bras en écharpe et se montra ainsi au théâtre le soir.—Les deux journaux publièrent un nouveau procès-verbal du duel rendant hommage à la bravoure, à l'intrépidité des deux adversaires,—signé des vingt-six témoins et des douze médecins. Le public qui, chaque soir, encombrait le théâtre pour aller applaudir le vaudeville et crier: Vive Gustave! Conspuez le ministère! Conspuez le président!—fit une ovation au blessé, accusa le ministère d'être intervenu sans nécessité et d'avoir aggravé ainsi son premier crime d'attentat à la liberté de la presse.
Le nombre des abonnés du Gustave se décupla en trois jours;—le ministère fit éplucher le journal, un substitut zélé trouva facilement un délit dans quelques lignes—et on fit un procès.—Le jour de l'audience, le tribunal était encombré;—en vain, le président menaça de faire évacuer la salle si on se permettait la moindre manifestation d'approbation ou d'improbation. Il ne put empêcher les cris de: Vive Gustave! A bas le président! A bas le ministère!
L'accusé fut prudemment acquitté;—en vain le président du tribunal voulut résister, on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides gaillards, relayés de temps en temps par quatre autres gaillards non moins solides,—le portèrent en triomphe et lui firent faire le tour de la place—en mêlant son nom et son éloge à ceux de Gustave—et aux imprécations contre le ministère et contre le président.
On arrêta quelques-uns des manifestants; mais les autres les arrachèrent presque tous aux mains des agents de police;—ceux que ces agents purent emmener furent relâchés le soir; on n'osait pas leur faire des procès qui, dans l'état d'effervescence des esprits, seraient suivi d'autant d'acquittements.
Arriva le moment des élections générales.—Quelqu'un proposa la candidature de Klmprsk;—elle fut acclamée avec ardeur non seulement dans la capitale mais dans toutes les circonscriptions;—le cri de Vive Gustave! fut déclaré par le ministère «cri séditieux» et faisait tomber ceux qui le hurlaient sous le coup de soixante-quatorze articles de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures le nombre des crieurs.—Le cri de Vive Gustave était toujours accompagné des cris de: A bas les ministres! A bas le président!
Le journal Klmprsk—prononcez Gustave—célébra les vertus de son candidat,—et elles étaient nombreuses. L'avenir que son élection promettait au pays décuplait toutes les félicités du paradis de Mahomet.
Le journal officiel attribua à Klmprsk tous les vices et quelques crimes—et annonça que son élection serait la ruine et la perte de la patrie.
Le ministère fit un chassé croisé de préfets et de sous-préfets pour s'opposer au torrent; on ne s'occupa plus que de la question Klmprsk.—Ce fut une belle époque pour les filous et les escarpes de la capitale, auxquels la ville fut abandonnée à merci.
Les deux partis couvrirent les murs et les maisons d'affiches de toutes les couleurs; les gustavistes rappelaient que c'était Klmprsk qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses armes, avait répondu: «Viens les prendre!»
Les antigustavistes soutenaient qu'ils avaient des preuves qu'il était le petit-fils du célèbre Cartouche et les électeurs croyaient les uns et les autres.
Quelques agents de police ayant reçu l'ordre d'arracher les affiches gustavistes, furent roués de coups, assommés par les gustavistes qui tapaient en criant: «On assassine nos frères!» A l'émeute manquait encore le cadavre traditionnel qu'on doit promener par les rues en criant: «Aux armes!»
On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on coucha sur un brancard et que quatre robustes manifestants commencèrent à promener. Mais l'ivrogne se réveilla et se prit à chanter sans qu'il fût possible de le faire taire;—il fallut le remettre à terre au coin d'une borne où il se rendormit.
Heureusement passait une de ces mascarades appelées enterrements civils, avec des drapeaux et des immortelles teintes en rouge—sans oublier des stations aux cabarets, chemin faisant, où on buvait aux vertus et au patriotisme du mort «libre penseur».
Les citoyens qui portaient le défunt se firent un plaisir et un devoir de prêter le corps de leur ami pour accomplir la tradition, le rite et le cérémonial de l'émeute.
Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent leurs portes, laissant la rue au pouvoir de quelques centaines de fripouilles.
Le président avait déjà quitté son palais, les ministres déguisés, qui en marmitons, qui en vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant ce temps, le suffrage universel fonctionnait. Klmprsk fut élu à la presque unanimité par trois cent soixante-cinq collègues sur trois cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième, il y eut ballottage; mais tout portait à croire qu'il suivrait l'exemple des autres. Voilà donc Klrmpsk—prononcez Gustave—seul représentant de tous les départements. On cherche quel titre lui donner. Tout le peuple était dans l'ivresse. On le nomma.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
et protecteur à vie—avec hérédité pour les enfants qu'il pourrait avoir, mâles ou femelles.
—Maintenant, dit un des plus forts politiques du parti gustaviste, il est temps que le héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt qu'on le porte en triomphe au palais de la présidence.
Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient à faire amende honorable et à lui offrir leur concours fidèle et dévoué.
Mais où est-il?
On se mit à sa recherche, on proclama, on fouilla.. on...
Mon petit livre couvert de parchemin ne va pas plus loin; les dernières pages ont été déchirées et manquent.
De sorte que nous ne pouvons savoir quel fantoche, Arlequin, Polichinelle ou Pierrot, a hérité de l'enthousiasme et de l'engouement excités pour cet homme qui n'avait jamais existé, ni à quel degré de bêtise et de misère tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain essayé de faire heureux.
LOGOGRIPHE
J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir de toute politique. Si je ne puis tenir tout à fait cette promesse faite à moi-même, je m'en approcherai cependant le plus possible; après avoir, comme disent les papes en nommant des cardinaux, expectoré deux ou trois petits points que j'ai sur le cœur, et qui m'étoufferaient, je passerai à autre chose.
Rien ne réussit comme le succès;—qu'on se rappelle l'audacieuse tentative de Malet,—improprement appelée la conspiration de Malet, puisqu'il était seul, sans complices; en 1812, pendant la guerre de Russie, il se nomme gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo et Pasquier,—ministre et préfet de police—entraîne plusieurs régiments, etc.—Traduit devant une commission militaire, le président Dejean lui demandant quels étaient ses complices, il lui répondit: «Vous-même, si j'avais réussi.»
C'est ce qu'on vient de voir pour le général Boulanger. Nommé dans trois départements, il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître, d'une façon à la fois comique et répugnante, le nombre de ses partisans, de ses flatteurs—parmi lesquels des hommes qui, la veille, le vilipendaient et le bafouaient ne se montrent pas les moins ardents.
Je me rappelle que, lors de la révolution de 1848, un des plus dévoués et des plus ardents serviteurs du gouvernement si malheureusement tombé, rencontrant un des chefs du parti républicain, s'élance vers lui, lui prend la main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère que vous êtes des nôtres!—Vive la République!»
Naturellement,—les membres d'une nouvelle institution, les «reporters», se sont précipités sur le général à sa rentrée à Paris;—il les a tous reçus, a répondu à toutes leurs questions et surtout leur a dit ce qu'il a pensé avoir intérêt à répandre ou à faire croire, car les reporters en chasse ont l'avidité du requin qui suit un navire, et avale gloutonnement tout ce qu'on en jette, les vieilles marmites et les casseroles, comme le lard.
Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme dont il est l'objet:—il n'a pas gardé le secret aux nouveaux et subitement convertis.
Un de ces messieurs lui ayant effrontément et cyniquement demandé où il prenait les grosses sommes qu'il avait dépensées pour sa triple élection, et pour la vie qu'il mène depuis quelque temps, M. Boulanger lui a répondu: «De l'argent? Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge, tout le monde m'en envoie: voici un plein panier de lettres chargées que je n'ai pas encore pu décacheter, tant il y en a d'autres non moins chargées et pleines d'argent.—Il y en a qui m'envoient 20,000 francs, d'autres 1,000 francs, d'autres trente sous;—il me faut cinq secrétaires pour décacheter les lettres,—et le reporter s'est empressé d'aller porter la chose à son journal. Ce n'est peut-être pas vrai, mais cette situation n'est pas sans exemple.—Du temps d'une autre Fronde contre le Floquet qui s'appelait alors Mazarin, le Boulanger qui s'appelait duc de Beaufort,—devint l'idole de la population de Paris, et fut surnommé le «Roi des halles».—Un jour qu'il jouait à la paume, au Marais, les dames de la halle allaient par peloton le voir jouer et faire des vœux pour qu'il gagnât.—Comme elles faisaient du tumulte pour entrer et que le maître paumier s'en plaignait, le duc fut obligé de quitter le jeu et de venir leur parler à la porte. On convint que les femmes entreraient en petit nombre les unes après les autres pour le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il à une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir prenez-vous à me voir perdre mon argent?»—Elle lui répondit: «Monsieur de Beaufort jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent; ma commère que voici et moi, nous avons apporté deux cents écus; s'il en faut davantage, j'irai en chercher.»
Quelque temps après, comme il passait devant l'église Saint-Eustache, une troupe de femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez pas au mariage avec la nièce du Mazarin, quelque chose que vous dise ou vous fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne manquerez de rien: nous vous ferons tous les ans une pension de soixante mille livres dans la halle.»
La popularité dont jouit en ce moment le général Boulanger est incontestable: les relations des reporters et des journaux suffiraient pour rendre vrai demain ce qui ne l'était pas hier;—la foule va où va la foule, sans bien savoir où; on lui envoie tant d'argent que cela!—et moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50.
On va donner son nom à une rue de Paris, et, dans tous les chefs-lieux des départements où il a été et sera élu, on parle d'une statue.
Mais que de lettres! que de félicitations! que d'offres de dévouement! que de demandes aussi!—des femmes lui tricotent des bretelles, une vieille dame lui envoie des pruneaux, en rappelant combien sa santé est précieuse à la France.
Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;—entre toutes ces missives, une mérite d'être citée: elle est de M. Joseph Prudhomme, fils naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture et de grammaire, élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et tribunaux.
«Brave général, lui dit-il, c'est comme grammairien et au nom de la langue française et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur d'entrer dans votre nom!—tristes sont celles qui restent en dehors!—Ces neuf lettres deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les autres sont la foule, la populace, l'ignobile vulgus; les écrivains de mérite, s'efforceront de les employer le moins possible.
»Déjà ces neuf lettres composent un grand nombre de mots, un si grand nombre de mots qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait de quelques légères modifications dans l'orthographe pour qu'on pût parler le «boulangisme».
»Ce nom est bien grand, il promet, il contient tout; outre la paix et la revanche, outre la prospérité et la moralisation du pays, le patriotisme, la liberté, la fraternité, etc.
»Voici un petit échantillon des mots qui, déjà, se peuvent écrire avec les neuf lettres de votre nom.—Je dis petit échantillon; car j'en ai trouvé cent trente et un;—j'en cherche et j'en trouverai encore.
»Blague—gabeur—gobeur—bouge—boue—rouge—ogre—roué—rogne—bagne—glu—rue—v'lan—âne—auge—Labre (saint)—bulle (de savon)—onagre—bougre—grue—bourbe—balle—grêlon—rage—gueule—borne—grève—râle—nul—goule—ravage—banal—grabuge—borgne—lave—gaver—bave—glou-glou—narguer—galon—geôle—gale—veule—bran, etc., etc., etc.
»Qui sait si on ne compléterait pas la langue avec vos prénoms?
»Si, par votre influence toute-puissante, brav' général, j'entre à l'Académie française, d'abord vous pourriez compter sur ma voix pour vous y faire entrer à votre tour, et ensuite je consacrerais mes veilles à la formation, au perfectionnement de la langue boulangienne toute tirée de votre nom; les lettres qui, obstinément, se refuseraient à cet honneur, seraient considérées comme suspectes, et rejetées pour le goût et le beau langage.
»Joseph Prudhomme.»
Et moi aussi, je veux donner quelque chose au brav' général; car on s'aborde dans la rue, et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous envoyé au général?...» Je n'ai pas, du reste, ce qui me distingue avantageusement, attendu son triple succès, pour lui fournir, par les exemples de Cromwell et de Bonaparte, la seule et efficace manière de dissoudre une Assemblée.
Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi, peut-être imprudent—lui dire deux vérités:
La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir de la popularité—et de la multiplicité des suffrages.—On ne vote pas pour celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou celui-ci.—Le favori n'est le plus souvent qu'un prétexte.—«Vive Boulanger!» ne veut peut-être dire que «A bas Floquet!» et même «A bas la République!»
—Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius, quand vous plaisiez à moins de monde.
Pourquoi, brav' général?—Connaissez-vous un général qui n'ait donné des preuves de bravoure?—Où, quand, et comment M. Boulanger en a-t-il donné plus que les autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète qui s'applique à tous, non seulement à tous les généraux, mais à tous les colonels, à tous les sergents, à tous les soldats?—Comme éloge, c'est banal et commun.
A Cromwell—qui, lui, savait dissoudre une Assemblée, un de ses courtisans faisait remarquer, avec enthousiasme, la foule énorme qui se pressait sous ses fenêtres pour le voir.
—Il y en aurait encore bien plus, dit le Protecteur, si on me menait pendre.
Beaucoup—même parmi les conservateurs, ont voté pour le brav' général, le jugeant instrument de guerre, machine de dissolution pour la République—et peu capable par lui-même de se soutenir et de s'installer. C'est ce sentiment qui a tant servi à l'élection du prince président en 1848.—C'était quelqu'un dont on se débarrasserait facilement.—On a vu plus tard qu'on s'était trompé.
Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement, en ne faisant qu'un cas très médiocre de la personnalité de M. Boulanger.
Cependant—en examinant l'entourage, la cour, les associés de M. Boulanger, on peut dire que «ça manque de Morny», et, sans Morny, le prince Louis-Bonaparte ne serait pas devenu l'empereur des Français;—de même que, sans Ollivier, il serait peut-être encore sur le trône.
On me dit qu'un député,—un de ceux qui ont crié le plus énergiquement «A bas le dictateur!» lors de la séance de la démission,—inquiet de sa situation et, pour se concilier la faveur du général, témoigner son repentir et assurer sa réélection, se propose, à la rentrée des Chambres, de déposer deux projets de loi, par lesquels—à l'exemple du Sénat romain pour César:—1o il serait au-dessus des lois de façon à n'être jamais forcé de faire ce qui ne lui plairait pas—ni empêché de faire ce qui lui plairait;—2o on lui donnerait un droit absolu sur toutes les femmes de la République.
Les pauvres terrassiers viennent de recevoir une leçon dont je voudrais être certain qu'ils profiteront. C'était bonnement, innocemment, naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés, encouragés par les démocrates, les labouvistes, les anarchistes, les intransigeants, les exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes, les dantoniens, les maratistes, les montagnards, les possibilistes, les nihilistes, les patriotes plus patriotes que les patriotes, les sans-culottes, les terroristes, les communards, les tape-durs et autres factions, tous ennemis acharnés les uns des autres et d'une République soi-disant concentrée, une et indivisible.
Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée politique; aucun ne pensait à être président de la République.—Ce qu'ils voulaient, ce qu'on leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à proportion qu'ils travailleraient moins, d'avoir plus de temps à passer au cabaret et plus d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques petites douceurs; car, demandez aux marchands de la halle si les ouvriers aujourd'hui se privent de bons morceaux—et, regardez à la porte des marchands de vin, vous y verrez de coquettes écaillères ouvrant des huîtres.—On leur disait que c'était par méchanceté que les patrons ne les payaient pas plus cher et exigeaient le travail de la journée d'autrefois.—Les patrons avares avaient de l'or à n'en savoir que faire.—Nul ne leur disait que, si la main-d'œuvre devenait plus chère, beaucoup de patrons seraient forcés de fermer les ateliers ou de faire faillite. Tout cela intéressait peu le conseil municipal et les «hommes politiques» de taverne, les Démosthènes du ruisseau.—J'ai vu en 1830, en 1834 et en 1848, des émeutiers fanatiques prêts à se faire tuer, mais les deux derniers sont morts en 1871: c'étaient Flourens et Delescluze.—Aujourd'hui, on ne veut pas mourir, on veut vivre et bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer et en jouir; on avait donc espéré pousser les terrassiers et les autres corps d'état en avant pour une revanche des journées de juin, en se tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons du feu.
Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies, d'enthousiasme, on leur promettait beaucoup d'argent, on leur en donnait même un peu,—c'étaient tous des héros.
Mais les terrassiers, très probablement grâce à leurs femmes, ne s'y sont pas laissé prendre et sont restés sur leur terrain.
Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes, possibilistes, nihilistes, etc., les ont subitement et carrément lâchés et abandonnés.—Quelques terrassiers ont été blessés, d'autres mis en prison,—tous ont perdu un mois de travail et de gain.
Je parlais tout à l'heure des reporters et de l'ardeur avec laquelle ils s'étaient rués sur le général Boulanger, qui ne leur a pas plaint une pâture qu'ils ont gobée avidemment.
Il y a longtemps déjà—j'en ai cependant vu les commencements—que le journalisme a triomphalement laissé derrière lui cette prétendue renommée des Anciens—avec ses cent malheureuses trompettes; une nouvelle classe de littérature, l'institution des reporters, y a mis le comble.
Une armée d'hommes de tous âges, sortis de toutes conditions ingrates, ou moins amusantes,—les uns plus, les autres moins lettrés, plus ou moins bien vêtus et quelques-uns très bien et «ayant du monde»; tous hardis, résolus, imperturbables, quelquefois effrontés, forts d'un droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament hautement. Cette armée infatigable ne se repose ni le jour ni la nuit.—Quelques-uns chassent avec un carnier à la dernière mode, quelques-uns chiffonnent avec la hotte et le crochet.—Cette armée se répand sur la ville en quête de nouvelles—tous résolus à ne pas revenir bredouilles;—ils entrent partout, avec l'autorité que des magistrats n'exercent qu'avec des restrictions inviolables.
Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres ou à la mode, un roi, un empereur arrivent-ils à Paris, à l'instant même, le reporter envoie sa carte, et suit, sans attendre de réponse, le domestique qui la porte, il s'assied et pose une série de questions à ces diverses majestés qui répondent avec complaisance, les uns intimidés, les autres malins:—«Quel âge avez-vous? Sortez-vous de parents honnêtes?—Quelles sont vos vertus, quels sont vos vices? Quel vin, quels mets préférez-vous? Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.»
Une famille vient d'être frappée d'un immense malheur, un de ses membres vient d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le reporter sonne: il demande à voir la veuve, les enfants... On répond qu'ils sont tous accablés par la douleur et ne reçoivent personne.—«Personne, c'est possible; mais moi, c'est différent;—je suis—la presse!» Et alors on le reçoit, on répond en pleurant à des questions les plus risquées, les plus indiscrètes.
Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la banque; où il était employé? ou a-t-il découvert, madame, que vous le trompiez avec un de ses amis? etc.»
Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à l'instant même, lui succède le reporter d'un autre journal;—pourquoi refuser à celui-ci ce qu'on a accordé à l'autre?—Il fait à peu près les mêmes questions et empoche les mêmes réponses.
Un crime a été commis, le reporter va voir l'accusé dans sa prison, les geôles lui sont ouvertes comme des palais.
—Eh bien, mon pauvre criminel, nous avons donc tué notre père?
Il n'était pas encore question du reportage, lorsqu'il courut l'anecdote suivante, attribuée à Victor Hugo,—qui était, lui aussi, en quête de documents pour «Le Dernier Jour d'un Condamné».
Il obtint facilement l'autorisation des magistrats compétents, pour aller voir à la Force un assassin qui venait d'être condamné à la peine de mort.
Hugo,—très correct—et ne voulant pas manquer d'égards au condamné, se fait annoncer:
—Un monsieur demande à vous voir, dit le geôlier au prisonnier.
—M. Victor Hugo.
—Rugo?... répond le condamné—Rugo?... je connais pas; de quel bagne qu'i'sort?
Un nouveau volume «illustré» de charmants dessins de Riou,—que vient de publier l'heureux auteur d'un petit chef-d'œuvre Boule de suif—me rappelle une circonstance où une femme sut se servir habilement de l'intervention d'un reporter:
Bazaine, moins coupable peut-être que certains de nos ministres de la guerre, était dans la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite, une oasis dans la Méditerranée;—je comptais même, si des amis à moi arrivaient au pouvoir, demander la survivance—en m'efforçant d'être ensuite transféré à l'île voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère de beaucoup.
On apprit un matin que le maréchal Bazaine s'était évadé et on attribua l'aventure à sa femme.—Le «pouvoir» ne s'en soucia point;—c'était un débarras.
Les fugitifs furent cependant poursuivis, mais par le reporter d'un journal très répandu—et qui ne regarde pas à la dépense pour satisfaire la curiosité de ses nombreux lecteurs;—voies ferrées, postes, etc., il ne négligea rien et les rejoignit;—il déclina ses titres, et demanda une entrevue à madame Bazaine, qui, après un peu d'apparente hésitation, voulut bien le recevoir, montra quelques répugnances à répondre à ses questions, puis y consentit après lui avoir recommandé une discrétion qu'elle eût été bien fâchée de lui voir pratiquer.
—Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je vais vous dire toute la vérité. Après quoi, elle commença une fable, ayant le but honnête de ne pas compromettre, peut-être de sauver les complices de l'évasion du maréchal.
—La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle, le maréchal était descendu sur les rochers au pied de la forteresse;—pendant cette périlleuse gymnastique, il avait même frotté et fait luire une allumette pour se signaler aux sauveurs.
Les sauveurs étaient tout simplement madame Bazaine et un sien cousin, jeune homme aussi nouveau qu'elle aux choses de la mer;—ils avaient pris un petit bateau à la Croisette, en face de l'île,—avaient traversé, avaient accosté sur les rochers, où ils avaient recueilli M. Bazaine, puis étaient allés trouver un bâtiment italien mouillé au large du côté de Nice.—Voilà toute la vérité.
Et le reporter triomphant adressa son butin à son journal par le télégraphe, sans compter les mots.
Le récit fut lu avec avidité, reproduit par d'autres feuilles—et la légende était fondée.
Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël.
Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël des filets à la mer;—il se mit à souffler un des plus forts mistrals, vent du nord-ouest, que j'aie vu;—la mer était plus que grosse et les lames montaient en écumant sur les deux îlots, le Lion de terre et le Lion de mer en face de chez moi,—il s'agissait d'aller tirer ou, mieux, retirer nos filets, non pour prendre le poisson, mais pour sauver les filets.—Nous partîmes trois sur un canot, mon matelot, Basile Simon, M. Léon Bouyer et moi—tous trois hommes de mer endurcis.
Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à atteindre les filets avec six avirons, et plus d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;—au retour, nous étions aussi mouillés que si nous étions venus à la nage, les lames nous passaient par-dessus la tête et notre canot était à moitié plein d'eau.
Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme même connaissant un peu la mer, je ne dis pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté où, selon la légende, madame Bazaine et son petit cousin avaient abordé les rochers; mais je dis même n'y aurait songé un instant, certain de voir l'embarcation s'emplir et couler en route, ou se briser en éclats sur les rochers.
Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable de se figurer le maréchal, gros, pesant, peu gymnasiarque, pendu au bout d'une corde que le vent aurait agitée, secouée en le frappant et le meurtrissant contre la muraille.
Les choses ne s'étaient donc point passées ainsi.
Le maréchal—je ne me charge pas d'expliquer comment—était sorti par la porte, s'était transporté sur l'autre bord de l'île en face de l'île Saint-Honorat, côte à peu près possible par ce temps pour des marins,—où était venue le prendre une embarcation du navire italien en panne près de l'île, montée pour le moins par quatre vigoureux rameurs avec un homme à la barre.
Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir de me venir voir à Saint-Raphaël, la conversation était tombée sur ce sujet, je me serais empressé de l'éclairer—et il n'eût pas, dans son livre dont la scène se passe entre Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende de madame Bazaine,—modifiée cependant par ceux qui la lui avaient contée.—M. de Maupassant est propriétaire d'un yacht de plaisance et pas tout à fait étranger aux choses de la mer. On n'osa pas le traiter tout à fait en bourgeois et en terrien,—on corrigea et changea certains détails par trop invraisemblables:—on fit disparaître le «petit cousin» et on le remplaça par «un ami dévoué».
Pendant trois jours et trois nuits, le golfe de Saint-Raphaël vient d'être le théâtre d'un spectacle curieux et émouvant,—une petite guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés tentant une descente sur les côtes d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à Saint-Raphaël,—harcelés par un guêpier de torpilleurs; le vaisseau qui se laissait surprendre par le torpilleur et approcher à 400 mètres de distance, était censé avoir reçu ses torpilles; si le torpilleur était aperçu en avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé par le cuirassé. D'où une canonnade incessante de jour et de nuit; les torpilleurs s'embusquant dans les anfractuosités, les caranques de la côte, les cuirassés envoyant des éclaireurs et des contre-torpilleurs à leur recherche.—Je crois que les torpilleurs ont eu l'avantage sur les cuirassés, représentant l'ennemi.
Nous avons vu manœuvrer ce que la science peut montrer jusqu'à présent de plus fort et de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes en dépensant des trésors perdus.
On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on n'a jusqu'ici trouvé qu'un seul moyen de faire des hommes, et qu'on a inventé et invente tous les jours de nouvelles manières de les tuer.
Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire contemporaine, par deux fois, un rôle resté anonyme:—c'est à Saint-Raphaël (San-Raphaëlo)—que Bonaparte est descendu en revenant d'Égypte, c'est à Saint-Raphaël qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe.
Mais ce n'était alors qu'une bourgade de pêcheurs, et on désignait, on désigne encore souvent le golfe qui le baigne, par le nom de Fréjus, qui est à une lieue de la mer.—Le territoire de Saint-Raphaël, dont Agay, Saint-Eygulph, Valescure, sont des dépendances, est fort étendu et même bien changé depuis vingt-huit ans que je l'ai découvert et vingt-deux ans que je l'habite.
Quelques jours avant la petite guerre, on avait assisté à une scène triste et touchante:—il y a à Saint-Raphaël un jeune médecin instruit, studieux, soigneux et qui plus est... heureux,—pour lui appliquer ce que disait de lui-même un très célèbre médecin: «Je le soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a guéri la plupart des malades qu'il a soignés.
Il a eu le malheur de perdre un petit garçon de trois ans après l'avoir disputé à la mort pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas encore ici le «hideux corbillard»,—et le petit corps couvert de fleurs était porté à l'église et au cimetière par des jeunes filles vêtues de blanc.
Le père suivait le convoi nombreux au bras d'un ami;—ses regards tombèrent sur une des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la reconnut et dit avec amertume: «En voilà une que j'ai réussi à rappeler de bien loin et à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre petit garçon!»
Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement malade une personne chère, n'ait eu des anxiétés, des doutes sur la médecine.
Surtout si on a étudié l'histoire de cette science que Galien lui-même appelait une science de conjectures—et dont Pline dit qu'il n'y a point de discipline plus inconstante que la médecine.
Il n'y a que la politique, certaines religions, la philosophie et «la sagesse» qui aient engendré et fait croire autant d'absurdités et de saugrenuités que la médecine;—il n'y a que les jupes des femmes qui aient subi autant de variations, de révolutions et de modes différentes.
Pendant six cents ans, dit Pline, le chou composa toute la médecine des Romains.
Caton l'ancien, dans son livre «De re rustica, Des choses de la terre», dit:
Le chou tient le premier rang entre tous les légumes; c'est un aliment excellent qui détruit les germes de toutes les maladies;—il guérit la mélancolie, les palpitations du cœur, les lésions du foie, des poumons, des entrailles; il guérit la goutte, les insomnies, les maux de tête, les maux d'yeux, la surdité, les dartres. Si, dans un repas, dit-il textuellement, vous voulez bien boire et bien manger, mangez auparavant quelques feuilles de chou confites dans le vinaigre, après le repas mangez-en encore cinq feuilles, vous serez comme si vous n'aviez ni bu ni mangé, et vous pourrez boire à votre fantaisie. Et il détaille la façon de préparer le chou d'après ce qu'on lui demande. En 1766, un nouveau légume vint remplacer le chou tombé tout à fait en oubli.
M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux civils et militaires de la Rochelle, président du comité de santé de la Rochelle, publia un volume de près de 500 pages—grand in-8o—avec l'approbation et les éloges des principaux médecins de son temps et de nombreuses attestations de malades guéris;—on n'acceptait que les malades «incurables» et désespérés.
A cette époque, la carotte guérissait trente-sept maladies.—J'ai ouï dire qu'elle allait reparaître dans la pharmacopée. Insanas gentes! dit Juvénal en parlant des Égyptiens, heureux peuples qui voyaient croître leurs dieux dans leurs jardins.
Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une destinée bien glorieuse, bien tapageuse, bien productive, dit-on pour ceux qui le cultivent, je parle de la lentille.
La lentille a été bien longtemps méconnue, calomniée même, je le veux croire,— Pline seul en parlait favorablement:—«A ceux qui se nourrissent de lentilles, dit-il, une parfaite égalité d'âme.»
Mais écoutez les autres:
«Les lentilles sont de mauvais et grossier suc, engendrant peu de sang;—elles causent des tournoiements de tête et des vertiges, des convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles nuisent à la vue selon certains auteurs», dit le docteur Philibert Guybert, docteur régent en la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais depuis quarante ans justice lui a été rendue; elle guérit non seulement toutes les maladies connues, mais aussi celles que les pauvres médecins devenus trop nombreux sont forcés d'inventer tous les jours; en effet, depuis trois quarts de siècle, la moitié des jeunes Français se font médecins, l'autre moitié avocats,—le trop-plein est forcé de se jeter dans la politique.
Le sort des médecins a presque autant varié que la discipline de la médecine.
Hérodote raconte que le médecin Mélampe ne consentit à donner ses soins à la fille de Prœtus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui donnerait cette belle princesse Cyrianase et la moitié du royaume.
Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste, se vit élever une statue et fut créé chevalier romain.
Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort d'Éphestion, fit raser le temple d'Esculape et mettre en croix son médecin Glaucias.
Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à deux médecins après la mort de sa femme Austrigilde, à laquelle il avait juré de la venger de l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux malheureux.
A une autre époque, j'avais lu dans un livre de Cornélius Agrippa: De l'incertitude et de la vanité des sciences, une assertion que j'avais prise pour une de ces plaisanteries qu'on a toujours faites sur la médecine: «Le médecin, dit-il, examine le contenu des bassins, allant même quelquefois jusqu'à le goûter au bout du doigt (1590).» Et ce médecin lui-même de Louise de Savoie, mère de François Ier, appelle ses confrères scatophages, nom formé, comme anthropophages (mangeurs d'hommes), de deux mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici ce que j'ai lu dans les Tableaux de Paris, de Mercier, chapitre DLXXXV.» Voici les propres mots d'un règlement fait par Henri II sur la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des médecins: «Il en sera informé et rendu justice comme de tout autre homicide, et seront les médecins mercenaires tenus de goûter les excréments de leurs patients et de leur importer toute autre sollicitude; autrement ils seront réputés avoir été cause de leur mort et décès.»
Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont longtemps régné en médecine: l'orviétan, la thériaque, le mithridate, toutes trois composées d'une quantité prodigieuse d'éléments variés: des herbes, des pierres, des fientes et toujours des vipères;—ça guérissait de tout!—procédé naïf qui ressemble à celui d'un chasseur maladroit ou peu confiant qui, au lieu de mettre une balle dans son fusil, y entasse de nombreuses chevrotines et même du petit plomb. Sur cette quantité de drogues, il peut s'en trouver une qui atteigne la maladie.
La vipère a eu longtemps un grand succès—même auprès de ceux qui ne croyaient ni au bézoard ni à cent autres inventions,—et ces drogues si variées, si souvent contradictoires dans leurs effets, si inertes, ce n'étaient pas seulement de vulgaires charlatans qui les prescrivaient, ni des imbéciles qui les avalaient;—j'en produirai pour exemple madame de Sévigné.—Son gendre, M. de Grignan, avait des accès de faiblesse et de débilité, madame de Sévigné, pleine de sollicitude pour le bonheur de sa fille, envoyait à M. de Grignan des vipères pour en confectionner des bouillons qui devaient lui rendre sa vigueur première. Nous la voyons préconiser minutieusement et avec enthousiasme la pervenche: «Si on demande sur quelle herbe vous avez marché pour redevenir si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la pervenche!» Dieu l'a créée pour vous.
Elle croit à «l'eau divine de la reine de Hongrie» qui dissipe toute tristesse, et elle «s'en enivre».
Elle croit à la poudre de M. Delorme et à la poudre des capucins.
Elle demande qu'on lui fasse de l'huile de scorpion.
Elle croit aux gouttes du frère Ange et à la moelle de cerf.
Elle a estimé l'essence d'urine et «elle en boit huit gouttes.»
Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent à cette jambe des emplâtres de diverses herbes—qu'on change deux fois par jour:—«ces herbes, on les enfouit dans la terre, et, quand elles sont pourries, on est guéri.»
Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours à un «baume tranquille» qui ne la guérit pas davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la «poudre sympathique» du célèbre docteur Digby. Ah! le docteur Digby, voilà un fort charlatan.
Ce n'était cependant pas une personne bien naïve et bien crédule que madame de Sévigné.
Tallemant des Réaux conte qu'une «dame» de son temps ayant un enfant très malade lui donna un clystère dans lequel elle avait fait dissoudre des reliques d'un saint;—il ne dit pas s'il y eut guérison.—Tout porte à croire que ce fut une inspiration personnelle, ce ne fut jamais de doctrine.
Une drogue merveilleuse, qui a longtemps régné dans le monde entier, c'est le bézoard.—C'était une pierre qu'on trouvait dans l'estomac d'une sorte de chèvre des Indes;—cette pierre était formée du suc et de l'esprit de certaines plantes salutaires que l'animal avait broutées; l'eau où avait un peu séjourné ce bézoard, la moindre raclure qu'on en absorbait suffisait pour préserver non-seulement de tout poison, de toute morsure de serpent ou de bête enragée, mais de toute maladie et surtout de la peste;—il suffisait même d'avoir un bézoard dans sa poche pour pouvoir tout braver;—les rois s'en envoyaient comme chose plus précieuse que l'or et les diamants. Voici ce que raconte à ce sujet (en 1550) le célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui fut chirurgien de quatre rois: Henri II, François II, Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV du XXIe livre de la chirurgie:
«Le roi estant en la ville de Clermont, un seigneur lui apporta d'Espagne une pierre de bézoard; étant alors dans la chambre dudit seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il existait quelque drogue qui pût préserver de tout poison; je lui répondis que non,—à cause de la diversité des venins et de leur action;—le seigneur qui avait apporté la pierre soutint l'efficacité du bézoard;—alors, je dis au roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience certaine sur quelque coquin qui aurait gagné le pendre. Alors promptement il envoya querir M. de la Trousse, prévost de son hôtel et lui demanda s'il avait quelqu'un qui eust mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses prisons un cuisinier qui avait dérobé deux plats d'argent en la maison de son maître, et que, le lendemain, il devait être pendu et estranglé. Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience d'une pierre qu'on lui disait être bonne contre tout venin, et qu'il sust dudit cuisinier s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à l'instant on lui baillerait un contre-poison, et que, s'il réchappait, il s'en irait la vie sauve, ce que ledit cuisinier très volontiers accorda, disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit poison dans la prison que d'être estranglé à la vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna un certain poison et subitement une raclure de ladite pierre de bézoard. Ayant ces deux drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le feu dans le corps.—Une heure après, je priai le sieur de la Trousse d'aller voir, ce qu'il m'accorda en compagnie de trois de ses archers; je trouvai le pauvre cuisinier à quatre pieds, cheminant comme une beste, la langue hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants, jetant le sang par les oreilles, par la bouche et par le nez, et mourut misérablement, criant qu'il eust mieux valu être mis à la potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut aucune vertu; à cette cause, le roi commanda qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.»
Le bézoard n'était pas la seule pierre admise en médecine; on avait la pierre alectorienne,—qu'on trouvait dans les coqs et qui assurait la victoire à la guerre et la pluralité des suffrages aux comices.
Saint Isidore vante une petite pierre trouvée dans la tête d'une tortue des Indes qui donne la faculté de deviner l'avenir à qui la porte sous la langue; mais on ferait un gros volume des inventions ou des crédulités de saint Isidore en fait d'histoire naturelle.
Un concile d'Auxerre défend l'expérience de la pierre oolithe, qui, broyée et mêlée à du pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient manger ce pain.
On se servait beaucoup en médecine des cinq fragments précieux, qui étaient l'améthyste, le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude.
Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières, l'hyacinthe, les perles, le rubis, préservaient celui qui les portaient de tout poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie.
La topaze faisait disparaître l'hypocondrie, l'opale préservait de la peste, donnait plus d'éclat et de puissance aux yeux.
L'améthyste préservait de l'ivresse.
Sans parler de la pierre philosophale qui eût guéri de tout et eût supprimé la mort si on eût pu la trouver.
Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève de Jean Scutter, grand médecin, a écrit vers 1730 un Traité du castor, publié à Vienne en 1746, traduit en français et publié de nouveau chez David fils, libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit, quai des Augustins.
Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre de médecins de ce temps-là.
Marius y parle de la puissance de la pâquerette, «d'une si grande utilité dans la cure des blessures»; des vers de terre, si efficaces dans le traitement de la goutte. Il préconise les vertus des cloportes, de la chair des cerfs, des loups, des lièvres, des vipères.
Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout du castoréum qu'on trouve dans cet animal. Le castor fournit des remèdes assurés pour presque tous les malades.
Une dent de castor les préserve des douleurs que leur causent leurs propres dents et de l'épilepsie.
La peau de castor—fût-ce une paire de gants—augmente la mémoire.
Le castoreum est souverain contre le mal caduc et contre l'apoplexie, contre les fièvres, les maux d'oreilles, les faiblesses d'estomac, contre la paralysie, l'asthme, les maladies des poumons, contre tous les maux,—enfin tout.
Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise l'esprit de suie,—l'huile des philosophes où il entre des perles, des vipères, des crottes de souris et de la cendre de jeunes corbeaux.
En 1684, un docteur Confupe a publié un livre sur les fièvres. Cet ouvrage, adressé à M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté, est approuvé officiellement par les professeurs royaux en médecine de l'université de Toulon.
On y trouve la chair, poudre et sel de vipère, le bouillon composé de chapon, de vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses de rivière, du corail et des perles; la corne de cerf, la dent de sanglier, les «fragments précieux».
En 1685 parut, avec privilège du Roi, un traité du thé, du café et du chocolat, par un docteur Sylvestre Dufour.
On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin de Grenoble, a inventé quelques années auparavant le café au lait. Voilà une des rares drogues qui ont survécu aux modes.—Ce célèbre médecin, dit le médecin Dufour,—a «employé le café au lait et en a fait de fort belles cures».
«Au moyen de lait cafeté, j'ai arrêté la toux, guéri la migraine, la phtisie, la pleuropéripneumonie, la fièvre tierce, double tierce, triple quarte.»
Une des plus jolies fougères—l'adiantum cheveux de Vénus—a joué un assez grand rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme en fait foi un traité publié par le docteur Pierre Formi, docteur de l'université médicale de Montpellier. L'adiantum est une délicieuse petite fougère qui, dans la région que j'habite, vit très volontiers dans les anfractuosités et les fentes intérieures des vieux puits; elle ne s'élève pas à plus de dix à douze centimètres—sur des tiges fines comme des cheveux et d'un noir vernissé, elle émet des feuilles arrondies et découpées d'un vert gai;—on l'appelle, et on l'a appelée de tout temps, cheveux de Vénus;—cela me gêne un peu parce que je vois Vénus blonde. Elle sert, dit Pline, à teindre les cheveux et à les faire croître longs, épais et frisés; pour cet effet, on la fait cuire dans du vin et de l'huile.
On lui a découvert d'autres vertus. En MDCXLIV,—le docteur Pierre Formi, de l'université de médecine de Montpellier, a publié un Traité de l'adiantum, cheveux de Vénus—contenant la description, les utilités et les diverses préparations galiéniques et spagiriques de cette plante pour la «guérison de quelque indisposition que ce soit». Ce titre est modeste, car, dans la dédicace faite à puissante dame Marguerite de Montprat, abbesse de Noneuques,—il avoue—qu' «il n'est de maladie contre laquelle l'adiantum ne déploie le bénéfice de sa vertu».
Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie, toutes fièvres; fait croître et épaissir les cheveux, combat victorieusement le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les maux de dents et d'oreilles; éclaircit la vue, éveille les facultés du cerveau, excite les puissances vitales, réjouit le cœur, annihile le venin des serpents, des scorpions, des vipères.
Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie, la gravelle; remédie à la stérilité et à l'impuissance, la teigne, la jaunisse, les écrouelles, les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite encore Galien, Théophraste et Dioscoride.
La tisane qu'on en fait est un vrai or potable par sa couleur et par ses vertus; on en fait du vin adiantum, des opiats, des tablettes, des pastilles, des pilules, des poudres, des juleps, des gargarismes, des cataplasmes, etc.
Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir aux autres drogues, médicaments, panacées, etc.
Le volume est terminé par des éloges, en prose, en vers, en français, en latin, en grec, du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres médecins et savants.
En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie à M. Bourdelle, premier médecin de la reine de Suède, conseiller et médecin du roy, un «discours du tabac».
Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort attaqué, rejeté; le docteur avait pris sa défense;—c'est pourquoi le docteur Baillaud lui dit qu'il a un esprit plus qu'humain.
Le livre est précédé des approbations du docteur Daquin, conseiller du roi en ses conseils et premier médecin de la reine; du docteur Lizot, conseiller et médecin ordinaire du roi; du docteur Guérin, régent en la faculté de médecine de Paris; du docteur de Michu, docteur en médecine de la faculté de Montpellier.
Il est inutile que je copie une nomenclature. Le tabac guérit complètement de tout.
L'auteur termine ainsi son volume, orné d'une jolie reliure en maroquin vert, orné de filets d'or.
«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas achevé; puisse-t-il donner l'estime que les véritables savants ont pour le tabac; c'est le plus riche trésor qui soit venu du pays de l'or et des perles. Il contient tout réuni ce que les autres médicaments n'ont que séparé.—La nature ayant fait un pareil miracle, ne devait pas le cacher plus de six mille ans à l'une des moitiés du monde; elle fut injuste de le reléguer si longtemps parmi les barbares; elle fut moins indulgente pour nous que pour eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières, elle ramassa tous les remèdes en un seul remède.»
Le chevalier Digby, dont nous allons parler, n'était pas le premier venu. Nommé gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre Charles Ier, après la révolution, il émigra en France et s'y lia avec des savants, entre autres Descartes, pendant le séjour de Charles II en France; il avait été nommé «chancelier de la reine de la Grande-Bretagne». C'était à la fois un homme savant, un grand et effronté charlatan et un grand fou!
Il avait une très belle femme—qu'il droguait sans cesse pour conserver sa beauté; il la nourrissait de poulardes nourries elles-mêmes de la chair de vipères;—ce qui ne l'empêcha pas de mourir très jeune, et qui peut-être y contribua.
J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège de roi», daté de 1668. Sous ce titre: «Remèdes souverains et secrètes expériences de M. le chevalier Digby, chancelier de la reine d'Angleterre, avec plusieurs autres secrets pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean Malbec de Trespel, «médecin spagirique», dit dans une préface: «Le nom du chevalier Digby est trop connu par toute l'Europe pour douter que ce qui vient de lui ne soit estimé; la délicatesse de son génie et la subtilité de son esprit ont toujours brillé dans ses ouvrages, etc.»
En voici quelques passages,
Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a des vertus surprenantes:
«Prendre les extrémités des serres de cancres pendant que le soleil est au signe du cancer,—quatre onces des yeux des mêmes cancres,—sel de perles, sel de corail,—bézoard oriental,—de l'os qui se trouve au cœur des cerfs,—un peu de jus de céleri,—de la gelée de peau de vipère;—spécifiques pour empêcher les vapeurs de monter au cerveau, empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer toute la nature—contre tous venins et morsures des chiens enragés et toutes les vertus.»
Remède contre le mal caduc:
«Prenez de la fiente de paon autant qu'il en peut tenir pour une pièce de quinze sous, et avalez le matin à jeun.
«Poudre de cloportes contre la gravelle,—on peut également avaler la fiente d'un taureau de trois ans.»
«Contre une hémorrhagie prenez du crâne humain: râpez-le en poudre et avalez-le dans un verre de vin blanc.»
«Contre la morsure des serpents; des pâquerettes blanches en cataplasme.
«Contre la pleurésie; de la fiente de cheval dans du vin blanc.
»Également quelques pous dans un œuf à la coque, pour arrêter le sang d'une plaie.
»Prenez la mousse qui vient sur les têtes de mort;—mais que ce soit une tête d'homme; humectez d'eau de rose et mettez sur la veine du front descendant sur le nez.»
«Pour les yeux:
»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec gingembre.»
«Contre le mal de dents:
»Portez sur vous la dent d'un homme mort et frottez-en la dent qui vous fait souffrir.»
Autre remède:
»Prenez un clou, écorchez votre gencive de façon qu'il y ait un peu de sang, puis enfoncez le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et le mal ne viendra plus.
»Or potable pour servir aux maladies les plus abandonnées, dont les effets sont admirables: on mêle à l'or des perles, du bézoard, de l'ambre gris, du corail rouge.
»Huile de vitriol philosophique, pour les blessures.
»Les belles vertus du noble sel d'esprit d'urine: il guérit tout cancer,—le loup des jambes, les vieux ulcères,—les fièvres continues;—pour les maux d'yeux,—contre la peste,—contre les dartres, gales et toutes autres maladies de la peau; contre le mal de dents, contre la gravelle;—mais il faut le prendre au déclin de la lune.»
Parlons de la poudre de sympathie:
Dans un appartement voisin de celui qu'occupait le chevalier Digby, se trouvait un M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de Buckingham, qui, voulant séparer deux de ses amis qui se battaient, reçut un terrible coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se cicatrisant pas, quoi que fissent les médecins, on voyait des signes de gangrène, et on allait couper la main lorsqu'on s'adressa au chevalier Digby.
Celui-ci refusa de voir la blessure et le blessé, demandant seulement un des linges qui avaient servi à panser la blessure et l'épée qui l'avait faite. On lui donna un linge, le chevalier jeta une poignée de sa poudre dans un bain plein d'eau où il plongea le linge en question.
Pendant ce temps, M. Hovell, dans la chambre, causant avec un gentilhomme, fit un mouvement en disant: «Je ne sens plus de douleur.»
Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et au roy, dit le chevalier.
«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge hors de l'eau et le fis sécher à un grand feu.—Voilà le laquais de M. Hovell qui vint me dire que les douleurs avaient repris à son maître, avec plus de force. «Retournez auprès de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant que vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets le linge dans l'eau et le laquais trouva son maître sans la moindre douleur; en cinq jours, la plaie fut entièrement cicatrisée.»
C'est de cette poudre de sympathie que nous avons vu madame de Sévigné si enthousiaste, ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine».
Tous ces médicaments—et je n'en ai relaté qu'une partie—ont été longtemps dits, écrits, préconisés, approuvés, expérimentés,—non point par de vulgaires charlatans des rues et places publiques,—mais par de savants et célèbres médecins;—tout cela a été cru, accepté, subi,—non point par des niais, par de pauvres esprits crédules,—mais par les esprits les plus éclairés, les plus défiants même,—tant est puissant l'instinct de l'amour de la vie et de la santé!
De la santé surtout.—On disait de je ne sais quel grand homme:—Il ne prenait aucun soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à être tué; mais, sur l'article de la santé, il n'entendait pas raillerie et se soignait scrupuleusement.
C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à son fils: «Soignez votre santé;—il ne s'agit pas de vivre, vivre est peu important;—non, il s'agit de se bien porter pendant qu'on vit.»
Je veux cependant terminer cette conférence par quelques exemples de bon sens.
L'École de Salerne était au royaume de Naples une université très florissante et très célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire rimés soit à la fin, soit au milieu du vers, ce qui donne à ces sentences, le plus souvent très sages—quoique absolues—un certain air bouffon.
Citons en quelques-uns:
Ablue sæpe manus.
Lavez-vous souvent les mains, on dit que ça éclaircit la vue; mais, en tout cas, ça rend les mains propres.
Sex horas dormire satis est.
Six heures au sommeil, c'est assez que l'on donne.
Sept pour le paresseux, huit heures pour personne.
L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur de me venir voir à Saint-Raphaël, était préoccupé d'une question: son médecin voulait qu'il dormît sept ou huit heures,—lui n'en voulait dormir que quatre ou cinq;—je lui rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner au sommeil une trop grande part de la vie,—un quart de la vie employé à ne pas vivre,—il accepta la sentence,—disant à son médecin: «Eh bien, vous dormirez sept heures, et moi six.»
Comment l'homme meurt-il quand il a de la sauge dans son jardin? c'est qu'il n'y a pas de remède contre la mort.
Si tibi deficiunt medici.
Es-tu sans médecin, je vais t'en donner trois:
Gaieté, diète et repos.
On ferait un gros volume rien que des prescriptions non seulement imaginées, conseillées par les médecins, mais ordonnées sous des peines sévères par l'autorité et le gouvernement. Dans un très curieux livre,—quatre gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller commissaire du Roy au Châtelet de Paris (MDCCXXIX); c'est un traité de la police, mais dans un sens élevé et général.
A l'article de la peste, les médecins sont sévèrement traités, et on leur impose de rudes devoirs. On donne une liste de parfums,—préservatifs;—après en avoir indiqué quelques-uns, on en signale un autre sous ce titre:
Autre parfum préservatif pour les personnes de condition.
Un médecin raconte qu'un client riche lui dit un jour: «Qu'est-ce que ce médicament de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et donnez-moi quelque chose de rare, j'y mettrai le prix.»
Dans un autre livre très estimable du docteur Guybert, le Médecin et l'Apothicaire charitables (MDCLIII), il indique au contraire, après les médicaments rares, coûteux ou à la mode, des drogues équivalentes pour les pauvres.
Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard, si fort en crédit de son temps, il indique comme contrepoison le citron;—peut-être en exagère-t-il les vertus, par la confiance en Virgile, qui a dit au livre II des Géorgiques:
«Contre les poisons des marâtres, il n'est rien de plus sûr que le citron.»
Mais, ce qui est au moins aussi certain, il cite contre la peste une recette dite médicament des trois adverbes:
Cite, longe, tarde, vite, loin, tard.
Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard.
Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil est assez étrange.
«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté droit afin que le souper descende plus profondément au fond du ventricule, puis se retourner et se coucher sur le côté gauche, afin de hâter la coction de l'aliment; puis, un peu plus tard, se retourner encore et se recoucher sur le côté droit pour faciliter la distribution du chyle.
Il me semble que ce sommeil est bien laborieux et que, pour obéir aux prescriptions du docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir.
Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était un médecin non seulement très savant, très lettré et de plus très spirituel: on a raconté que, pour l'avoir souvent à leur table, «quelques grands mettaient un louis d'or sous son assiette,» tant son entretien était intéressant, varié, gai et spirituel.
Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses confrères et sur la médecine elle-même, à laquelle il croyait assez peu.
«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin d'un vieil empereur;—il n'y a rien à faire avec un jeune prince:—il se passe de remèdes et il a raison, tandis qu'un vieux, il a peur, il s'affaiblit, devient crédule, et j'en aurais profité.»
«La nature, disait-il encore, a des secrets qu'elle ne nous révèle pas, et la vie de chacun est fixée à un certain nombre de jours qu'il n'est pas en notre pouvoir de prolonger.»
A un homme riche et gourmand qui se plaignait des premières atteintes de la goutte, il disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir, vivez pendant un an avec trois francs par jour et gagnez-les en travaillant.»
«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement des femmes, de la faiblesse des hommes et de la crédulité de tous.»
«Dans ma jeunesse, je rougissais quand on me donnait de l'argent; si je rougis aujourd'hui, c'est quand on ne m'en donne pas.»
Il disait encore:
«En fait de remèdes, je ne crois que ce que je vois.»
On usait beaucoup de la raclure de corne de cerf et surtout de licorne,—animal fabuleux que personne n'a vu plus que les tritons des Grecs et les hippogriffes.
«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire de la corne de licorne, qui n'existe pas,—les médecins ne raclent-ils pas leurs propres cornes?—car aucune profession autant que la nôtre, qui nous oblige à être sans cesse hors de la maison et à y laisser nos femmes seules, n'expose la tête des hommes à cet ornement.»
Résumons: les anciens médecins n'étaient ni moins savants, ni moins intelligents, ni moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui; leurs clients n'étaient ni plus crédules ni plus bêtes.
On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les vipères, les pierres précieuses, etc.
Mais nous avons la morphine, la cocaïne, l'atropine, l'antipyrine, la caféine, etc.
Nous avons l'homéopathie, nous avons la théorie des altitudes sur les moulages, nous avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme, la purgation par suggestion, etc.
Un évêque, voyant canoniser saints ou du moins bienheureux des personnages qu'il avait connus, disait: «Les nouveaux saints me font beaucoup douter des anciens.»
Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de l'ancienne médecine et des anciens médicaments m'inspire beaucoup de doutes sur les nouveaux.
CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR
Sur cette question du bonheur, que j'ai, non sans un peu d'imprudence peut-être, entrepris de traiter, je vais simplement écrire un peu pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par moi-même, et ajouter ce que je me rappelerai d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je l'aie entendu dire.
Il n'y a aucun sentiment plus naturel à l'homme, plus unanime, que le désir d'être «heureux»; mais rien n'est plus différent, plus opposé même que les opinions qu'il se forme du «bonheur» et les routes qu'il prend pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son bonheur à se couvrir de la poussière du cirque, tel autre met le sien à entasser dans ses greniers toutes les moissons de la Lybie;—celui-ci ne sera heureux que, si la faveur d'un peuple inconstant l'élève aux honneurs, celui-là veut le bruit des camps, le choc des armes et le son des clairons;—moi, la couronne de lierre qu'on donne aux poètes me fait l'égal des dieux—et, si Mæcenas me donne un rang parmi eux, mon front touchera le ciel.» (Horace.)
Comment réunirait-on les suffrages des hommes sur ce qu'est le bonheur? Le même homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures d'accord avec lui-même—et dédaigne le soir ce qu'il désirait tant le matin.
«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant vous.» Je le sais. Et il dit encore: «Souvent les dieux trop faciles ont ruiné et perdu des familles entières en accordant ce qu'elles imploraient.»