La Maison de l'Ogre
Eruere domos totas optantibus ipsis
Di faciles.
Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne, les anciens d'avoir exprimé ses propres pensées avant lui;—mais la crainte de dire la même chose que Juvénal, si longtemps après lui, ne me fera pas, pour ne pas penser comme lui, ne pas penser comme moi.
Varron, dit-on, avait recueilli deux cent quatre-vingt-huit opinions sur le bonheur.
Je crois qu'on en trouverait facilement davantage. Chaque homme, peut-être, s'en fait une idée différente, et change bien des fois de sentiments dans le cour de sa vie.
«Le bonheur n'est pas un gros diamant;—c'est une mosaïque de petites pierres!»—disait Delphine Gay.—Ajoutons: de pierres d'inégale valeur et d'éclat différent, parmi lesquelles se trouvent quelques cailloux et qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement ou le contraste des couleurs.
Ce n'est pas une rose bleue;—c'est un bouquet dans lequel il faut admettre le liseron des haies, la pâquerette des champs et la giroflée des murailles.
Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la recherche a produit tant de déceptions, de fraudes et de misères.
Ce n'est pas le saint Graal que, à travers tant d'aventures et de périls, cherchaient les chevaliers de la «Table ronde».
.....Le bonheur, c'est la boule
Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule,
Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied.
Certains philosophes ont fait consister le bonheur dans l'absence des maux.
De malheurs évités, le bonheur se compose;
L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité,
Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité.
Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose.
Il y a des malheureux imaginaires, comme des malades imaginaires.—J'ai connu un homme dont la vie, divisée entre dix, eût fait dix bonheurs présentables, et qui se plaignait amèrement de son sort.—Je lui ai fait une longue liste des maux qu'il n'avait pas.
Êtes-vous aveugle?—Êtes-vous sourd?—Êtes-vous paralytique?—Êtes-vous défiguré par un chancre?—Ici, une page de maladies.
Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous une femme et des enfants que vous ne puissiez nourrir? Avez-vous une femme et des enfants laids ou malingres; les avez-vous perdus?—Sont-ils idiots, méchants, vicieux,—vous exposant à la honte et au déshonneur? Votre femme vous trompe-t-elle avec votre ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même par quelque action honteuse? Votre maison est-elle brûlée? Êtes-vous injustement accusé d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous justement?—Êtes-vous imbécile et ridicule?—Ici, trois pages de maux et de calamités.
Eh bien, il y a des gens qui subissent tout cela. Quel droit et quelle chance particulière avez-vous d'en être exempt? Il faut donc vous faire un bonheur modeste de tous les maux qui vous sont épargnés.
Que d'heureux on pourrait faire avec tout le bonheur qui se perd et se gaspille dans le monde, par des gens qui en jouissent sans le sentir ni le comprendre?
Depuis que le monde existe, on fait des commentaires sur le bonheur, on le dissèque, on le discute, etc., et la vérité est que les gens les plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais pensé, qui seraient fort embarrassés de dire ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent sans presque le connaître.
Oh! la charmante maison couverte de chaume avec des iris sur le faîte, entourée et tapissée de rosiers et de jasmins.
Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez dedans, vous ne la verriez pas.
Prétendre trouver un bonheur parfait dans ce monde, c'est vouloir faire un canapé d'un buisson d'épines.
On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on l'imagine.
En considérant l'impuissance des objets à nous satisfaire et la faiblesse de nos propres sens à recevoir leurs impressions et à en jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette chimère du bonheur.
Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur—peut-être sont-ils la monnaie d'une valeur de convention, fictive, idéale et n'existant pas, comme le grand sesterce des Romains et le talent des Grecs.
L'Académie et le Lycée—divisaient en trois classes les biens désirables et constituant le bonheur.—D'abord et avant tout: les biens de l'âme, les vertus;—ensuite: les biens extérieurs, les biens du corps, la santé, la force et la bonté;—enfin, les biens étrangers, comme la bonne réputation, les amis, les honneurs, les richesses.
J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa ligne un très gros poisson;—il est un moment anxieux où le poisson et l'homme tirent chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera le poisson, ou le poisson qui pêchera l'homme?
Eh bien, dans ce moment, ambition, famille, amour, devoir, chagrin, honneur, patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit que ceci: aura-t-il son poisson?—Et j'avouerai humblement que, cet homme, ç'a été quelquefois moi-même.
Épicure, qui se connaissait en bonheur et qui mettait la vertu au nombre des voluptés, ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts de l'obscurité et de l'éloignement de la foule.
Démosthène, au contraire, avouait qu'il était heureux lorsque, passant devant la halle au poisson, une des vendeuses disait à une autre, en le montrant du doigt:
Voilà Démosthène qui passe.
Quant au bonheur de laisser après soi un grand nom et une glorieuse renommée, l'empereur Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas la différence qu'il y a entre les louanges des hommes qui naissent après nous, et les discours qu'on tenait avant notre naissance.»
Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit à celui qui l'exhortait à remonter sur le trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les belles laitues que je cultive dans mon jardin.»
L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne, sont de doux oreillers pour une tête bien faite.
Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon un éloge emphatique des richesses, les spectateurs furent si indignés qu'on le hua et qu'on voulait l'exiler;—il s'avança sur le théâtre et pria qu'on attendit la fin de la pièce, et qu'on verrait au dénouement le panégyriste des richesses périr misérablement.
Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste, vaut mieux avec le calme et le repos que plein les deux mains avec travail et contention d'esprit.
—On recommande avec raison le respect pour le malheur;—il ne faut pas moins respecter le bonheur, qui est plus rare. Si je vois un oiseau picorer des grains qu'il a trouvés, je m'écarte et je change de chemin pour ne pas le déranger.
Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez de grands ennuis pour être insensible aux petits.
Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment les Muses, Bacchus et Vénus, qui sont les seules sources des plaisirs permis aux mortels.»
On ne manque jamais d'expressions pour peindre la douleur, l'absence, la mort, la séparation, les regrets;—mais le poète ne sait bien parler du bonheur que lorsqu'il est absent, perdu ou passé; presque tous les poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers très passables;—tous les ciels ont été manqués.
Ne souhaitez pas d'être élevé avant que d'être grand;—ça ne servirait qu'à montrer l'exiguïté de votre taille.
Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin de sa vie; mais il faut en avoir beaucoup de sa santé.
Femme, un peu de beauté, médiocrement d'esprit, et pas du tout de cœur, et tu seras heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner les hommes.
«Les richesses, les honneurs, la renommée, dit Longin, ne passent jamais pour des biens vantables dans l'esprit du sage, puisque ce n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir mépriser.»
Dans le choix du petit nombre de lieux que j'ai habités, j'ai toujours eu soin de me placer de façon à bien voir le soleil couchant;—le choix et l'orientation des fenêtres ont toujours été le plus grand, souvent le seul luxe de mes habitations.
«Manquons-nous de maux véritables, nous sommes ingénieux à nous en créer, dit Ménandre, qui, pour être imaginaires, ne sont pas moins douloureux:—quelques paroles malveillantes,—un songe,—le cri d'une chouette, etc.
Socrate s'en rapportait au jugement de Dieu, et le priait de choisir pour lui et de lui accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son bien, se déclarant incapable de le savoir lui-même.
La nature s'arrête au nécessaire;—la raison désire l'honnête et l'utile; la vanité et la passion portent au voluptueux et à l'excessif.
Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente de ne pas avoir froid, celui-là veut avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias devant le feu et être forcé de s'en reculer.
Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle pour savoir s'il y avait un mortel plus heureux que lui, l'oracle lui désigna un certain Aglaus.—Et cet Aglaus, dit Valère-Maxime,—avait cultivé toute sa vie un petit champ qui fournissait à tous ses besoins.
«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils pas la gloire par l'affectation de la mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur nom à la première page des livres qu'ils composent sur la vanité de la renommée?»
De leur meilleur côté tâchons de voir les choses:
Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux;
Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux
Que les épines créent des roses.
Il y a dans le cœur de l'homme un instinct qui le fait s'inquiéter d'un bonheur sans mélange, et penser que le malheur veille et cherche s'il est prudent d'être heureux tout bas.
J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop heureuse, j'ai peur!»
«Il y a eu autrefois en l'homme, dit Pascal, un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des présentes, et ce que les unes et les autres sont incapables de lui donner.»
Les amis:—une famille dont on a choisi les membres.
Le bonheur et le malheur des hommes ne dépendent pas moins de leur humeur que de la fortune.
Dacruon pense que les dieux et les hommes sont conjurés contre lui.—Parfois il signe une lettre: «Le plus malheureux des hommes.»
Cependant il a une bonne santé, une fortune suffisante, sa femme et ses enfants, sans être mieux que les autres, ne sont pas plus mal. Mais il appelle malheurs et calamités les plus petits contretemps;—il s'indigne et se désespère de tout ce qui n'est pas juste comme il le désire et peut-être comme il ne le désirera pas demain.
Après une longue sécheresse, le ciel accorde à la terre une pluie bienfaisante. Mais comme, ce jour-là, il avait l'intention de se promener, il s'écrie:
«C'est fait pour moi!»
Brentos, au contraire, pense que lui d'abord et ensuite tout ce qui lui appartient est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison est la mieux située, la mieux orientée, la plus belle et la plus commode de toutes les maisons;—son jardin produit les légumes les plus savoureux et les fruits les plus exquis; sa femme est la plus belle des femmes, ses enfants l'emportent de beaucoup sur tous les autres enfants par la beauté et l'intelligence;—son chien est sans pareil;—la rosse qu'il a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit dans son écurie—que c'est un arabe, un pur sang, un coursier, un destrier, un palefroi;—s'il plante un clou dans un pan de mur, c'est le meilleur des clous dans le meilleur des murs;—chaque matin, il se réveille heureux de se trouver et d'être précisément lui-même, c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait faire de mieux.
Ce qui n'est que le nécessaire pour tel homme, suffirait pour faire le bonheur de toute la rue qu'il habite.
Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins,
La Providence emploie à charmer nos chagrins
L'amour,—comme aux bonbons a recours une mère...
Mais ses pralines ont souvent l'amende amère.
Le bonheur d'être décoré:—mettre un œillet rouge à sa boutonnière;—à dix pas, on croit que vous êtes officier de la Légion d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes un sot.
Je lis dans un livre publié par un Allemand en 1753: «L'Allemagne soumise à un seul prince serait sans doute plus puissante,—mais serait-elle plus heureuse?»
Dans un autre livre d'un baron de Biefeld, diplomate au service du grand Frédéric,—livre écrit en français et imprimé en 1772—je lis: «Voici les titres que tout bon Allemand donne à l'empereur: resplendissantissime, transparentissime, puissantissime et invincible empereur, etc. Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster und unueberwindlischter Kayser allergnaedister Kayser und Herr.
Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement de ce «galimatias», était Prussien, et que l'empire d'Allemagne appartenait alors à l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus aujourd'hui les maîtres, et leur roi étant passé empereur, ont ramassé ces titres comme joyaux de la couronne impériale, et si peuple et roi en sont très heureux.
Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui,
Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,
Au banquet de l'amour il vit en parasite,
Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui.
«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins, dit Pascal, viennent de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
Un riche malaisé et embarrassé dans ses affaires est cent fois plus malheureux qu'un pauvre simplement pauvre.
Nous regardons les biens qui nous arrivent comme des dettes que paye la Providence, et les maux comme des injustices; nous jouissons des premiers sans reconnaissance, et nous subissons les autres sans résignation.
Tout bonheur se compose pour au moins, la moitié de deux sensations tristes:—le souvenir de la privation dans le passé, la crainte de la perte dans l'avenir.
On jouit toujours de ce qu'on espère, et on ne jouit pas même si longtemps de ce qu'on possède.
La nouveauté n'a plus le même attrait pour les vieillards; ils ont appris à se défier des promesses qu'elle fait.
Nos pères dînaient ensemble pour jaser, chanter, rire et boire.
Aujourd'hui, un dîner est une question de politique ou d'affaires:—on dîne contre ou pour le gouvernement; on a invité le punch d'honneur et le punch d'indignation:
Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum est. (Horace).
Se battre à table et se jeter à la tête les verres, inventés pour la gaieté,—c'est se conduire en sauvages.
Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint haillon, si mignonne et élégante pantoufle—qui ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur, qu'on attend des autres et qu'on ne trouve pas en soi-même.
Une affaire importante dans la vie est de pouvoir être seul sans ennui et sans oisiveté.
Il vaudrait mieux être toujours seul que de n'être jamais seul.
Un des grands obstacles au bonheur—naît de ce que nous le faisons dépendre des autres:—nous nous agitons moins pour être heureux que pour le paraître. «Je me suis souvent étonné, dit l'empereur Marc-Aurèle, que les hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus de cas de l'opinion des autres que de la leur propre.»
Il est un proverbe populaire qui exprime bien cette sottise:
«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On se déguise en quelqu'un de plus riche, de plus noble, de plus beau, de plus heureux qu'on ne l'est en réalité,—source de déceptions et de misères. On ne se contente pas d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres le voient—et en soient un peu chagrinés.
Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui raconte cette histoire d'un jeune seigneur:
A force de parler de son amour à une belle dame du matin au soir, il avait obtenu la permission d'en parler une fois du soir au matin;—mais, au milieu de la nuit, il se montre si inquiet, si agité, que la belle lui demanda s'il était malade.
—Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour pour aller raconter mon bonheur.
Il y a des hypocrites et des menteurs de bonheur—qui parfois payent de la réalité l'apparence qu'ils étalent.
Cependant les gens sages savent qu'il faut cacher son bonheur, comme le voyageur cache son or, quand il doit traverser une forêt périlleuse,—et la vie est fort boisée.
On sait ce qui arriva au roi Candaule pour avoir voulu montrer la beauté de sa femme.
«Il n'y a pas beaucoup de différence entre posséder un bien et en retrancher le désir,» a dit Sénèque.
La mesure des biens la plus avantageuse est celle qui ne nous expose pas à l'indigence, mais ne nous éloigne pas de la pauvreté.
O bona paupertas! dit Horace, heureuse pauvreté, présent des dieux, ton prix n'est pas assez connu des hommes; les vertus sont tranquilles à l'ombre de ta salutaire obscurité.
Il vient un âge où on ne peut plus être aimé, mais il n'en est pas où on ne puisse aimer—et c'est la moitié, plus que la moitié, du moins la meilleure moitié de l'amour que l'on conserve jusqu'à la fin.
L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose à certaines gens vient de ce qu'on ne voit que l'endroit et le velours du manteau—et que celui qui s'en couvre connaît seul la grossièreté ou les trous de la doublure.
On est bien,—on s'en fatigue, on s'en ennuie;—on sort du bien pour trouver mieux, on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne, et on s'y installe,—crainte de pire.
La civilisation, l'industrie, les arts,—la vanité surtout ont ajouté beaucoup de besoins factices à trois ou quatre besoins réels et faciles à satisfaire que nous avait donnés la Nature; d'où la vie plus difficile, et le pain quotidien si cher, que c'est non plus à Dieu, mais au diable qu'on le demande.
De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît tous les jours; il est vrai qu'on invente également tous les jours des moyens de les satisfaire, mais incomplètement et dans la proportion de deux à cinq.
Ce qui était luxe autrefois devient usage, décence, nécessité.—Ce qui était les vices est devenu les mœurs.
Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid aux pieds des autres—de souffrir du vide de l'estomac d'autrui.
Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais aux pieds et à l'estomac des autres et qui savent à peine qu'il y a des autres, qui cependant ne sont pas méchants—et peut-être seraient bons—s'ils savaient.
Ne pas mettre le bonheur dans des choses impossibles ni le malheur dans des choses inévitables—comme on le fait si souvent.
Un homme fatigué d'exciter l'envie et la haine de ses voisins écrivit sur sa porte:
«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis pas heureux.»
Combien c'est un plus grand plaisir de donner que de recevoir!—et comme on a envie de remercier ceux à qui on peut faire un vrai plaisir, surtout un plaisir inattendu!
Je vois une chèvre attachée à un pieu sur une pelouse tapissée d'une herbe verte, drue et savoureuse;—elle marche dessus sans la brouter, tire sur sa corde, s'étrangle pour atteindre du bout des dents quelques brins de la même herbe—au dehors du cercle que la corde lui permet de parcourir.
Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est une jolie maisonnette, au milieu d'un jardin plein de roses,—avec des gazons de fraisiers; mais, depuis quelque temps, je ne vois plus l'habitant que j'avais souvent envié. Est-il mort? Est-il malade?
—Non, monsieur, au contraire: il est devenu riche, il a hérité, il est heureux;—il demeure maintenant à Paris, au cinquième étage d'une grande maison, dans une des rues les plus fréquentées, les plus sillonnées de riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas à moi qu'il en arriverait une pareille.
Être libre,—mais j'entends tout à fait libre c'est-à-dire n'avoir ni à obéir ni à commander à personne,—et ne pas se laisser persuader par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la chaîne où il y a plus de liberté qu'à l'autre bout.
Cette pensée me rappelle un magnifique chien de Terre-Neuve auquel, du temps de ma jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.—Il était violent et brutal dans ses mouvements; plus d'une fois je l'ai vu bousculer un passant dans la rue;—le passant se retournait et commençait un juron.
—Sacre...
Puis s'arrêtait et disait:
—Ah! le beau chien!
Il ne prétendait pas rester seul à la maison; quand il voyait seller mon cheval, qui du reste était son ami, il s'échappait et allait nous attendre dans la rue;—je n'allais que là où je pouvais l'emmener, et chez les gens qui l'invitaient en même temps que moi.—Comme, vu ses dimensions, il ne pouvait être admis dans l'intérieur des voitures, pendant dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et sous la bâche des diligences.
Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré Freyschütz et Alphonse chacun à un bout d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était celui qui menait l'autre.»
Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de bonheur à peine ébauché.
P.-S.—M. Alikoff, dans sa dernière chronique politique, en citant la plus brève et la plus radicale des constitutions dit: «Si je ne me trompe, elle est due à un des plus farouches intransigeants.»
M. Alikoff se trompe;—ce sont les Guêpes (Ier volume, page 85, édition Lévy) qui ont promulgué cette charte.—L'écrivain que M. Alikoff désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche de son propre fond, n'a fait que la reproduire dix ou douze ans plus tard, en y ajoutant un second article,—ce qui l'a gâtée, si je ne me trompe, pour parler comme M. Alikoff.
Puisque j'ai tant fait que de feuilleter les Guêpes pour retrouver ce passage, je vais le transcrire ici—pour constater humblement que si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de prophétie, je n'ai, pas plus que la fille de Priam, été écouté ni compris des gens auxquels j'annonçais les destinées de Troie—qu'ils eussent pu alors conjurer, et sauver Pergame, si Pergama defendi possent—et s'ils avaient été moins aveugles—si mens non læva fuisset, mot à mot:—si l'esprit n'était pas tombé à gauche.
Voici le passage en question, du moins en partie; peut-être y reviendrons-nous quelqu'un de ces jours.
La Démocratie
Janvier 1810.
«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns ont, à l'exclusion des autres, le monopole des capitaux.»
Ouf! voilà le gros mot lâché.
Mais, messieurs, le capital, l'argent est le fruit du travail; ceux qui ont ce que vous appelez le «monopole des capitaux» ont aussi le monopole des fatigues, des veilles, des soirées, l'intelligence, le monopole de l'ordre et de l'économie; tout le monde—vous comme les autres—a le droit de vivre de ses rentes: il ne s'agit que de gagner ces rentes ou d'avoir un père qui les ait gagnées;—que voulez-vous de plus! Serait-ce par hasard de vivre des rentes des autres?
Vous réclamez la liberté religieuse;—mais un de ces jours derniers, vous vous êtes assemblés pour discuter et mettre aux voix la «reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être suprême n'a passé qu'à une voix de majorité.
Vous parlez de supprimer aussi la propriété:—on le comprend, c'est supprimer le vol;—c'est supprimer la justice, les tribunaux, les juges, les gendarmes.—Pourquoi ne promulguez-vous pas franchement votre charte en trois mots?
Article unique.
Il n'y a plus rien.
C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà pas grand'chose.
LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
LES DEUX SCRUTINS
UN PROJET DE CONSTITUTION
I
LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Il est d'usage constant, pour reconnaître le génie et le talent, et rendre un légitime et public hommage à ceux qui en ont porté le faix et en ont subi les conséquences, d'attendre que ceux-ci soient morts et que ça ne puisse plus leur faire aucun plaisir.
Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir la sienne.—Or, j'ai vécu fraternellement avec le premier, familièrement avec le second, et je puis affirmer que bien des fois, pendant leur vie, ils auraient de grand cœur cédé pour cinq louis leurs chances d'avoir une statue vingt ans après leur mort.
On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques Rousseau près du Panthéon; il y a eu musique, discours, etc.—M. Lockroy, ministre de l'instruction publique, s'est fait représenter par un de ses subalternes; qui diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui, ne représente rien?—Du temps des rois, lorsque, pour rendre hommage à la mémoire d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins célèbre, ils envoyaient leur voiture, selon un usage antique, suivre le convoi du mort, je m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et de dire que c'était absolument comme si, moi qui n'ai pas de voiture, je faisais, derrière le corbillard, porter mes souliers sur un coussin.—Aujourd'hui, M. Lockroy et les autres,—car c'est eux qu'est les rois,—n'ont pas manqué de s'emparer de cette tradition.
Lorsque après la cérémonie—qui avait attiré beaucoup de monde comme tous les spectacles gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup croyant que cette statue de Jean-Jacques était celle du distillateur Jacques,—la nuit tomba sur la ville,—le ciel était pur, la lune jetait sa douce et poétique clarté,—et il arriva quelque chose d'extraordinaire qui vaut la peine d'être raconté.
Tout le monde a lu l'histoire de cette statue de Memnon, à Thèbes en Égypte, qui rendait des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée des premiers rayons du soleil;—eh bien, la lune sur la statue de Jean-Jacques Rousseau produisit le même effet que le soleil sur celle de Memnon.
Ce n'était pas, du reste, la première fois qu'une statue parlait,—le souverain maître, créateur des mondes, dans sa divine indulgence, a accepté tous les noms et tous les attributs sous lesquels les hommes ont imaginé de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât la vertu et la bonté,—peu lui a importé d'être appelé Indra, Jupiter, Ζευς [Zeus], Thor, Jehovah, etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait tendît à rendre les hommes meilleurs ou moins mauvais; aussi toutes les religions ont eu des temples dans lesquels descendait un Dieu, des statues qu'il animait et faisait parler rendant des oracles et faisant des prodiges,—depuis Teutatès jusqu'à cette douce, poétique et légendaire Marie, mère du Christ, dont les sanctuaires et les statues attirent encore tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de miracles à Lorette, à Lourdes, à la Salette, au Laghetto, etc.
Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler:
«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont ces gens, de m'élever aujourd'hui une statue? Que signifie cette foule que j'ai toujours détestée,—cette musique, ces discours moins bons que la musique? Je crains de comprendre ce qui se passe—il ne me manque plus que cela! comme si je n'avais pas autrefois subi toutes les mauvaises chances de la vie!
»Non,—c'est bien cela, ils me mettent au nombre de leurs patrons,—mais c'est idiot!—ils n'ont donc pas lu mes livres? Qui? moi?—me compromettre avec leurs héros, leurs grands hommes, ces fous, ces coquins, ces imbéciles et ces monstres.
»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais été par eux accroché à une lanterne, guillotiné ou massacré à l'Abbaye;—en 1871, j'aurais figuré parmi les otages assassinés.
»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je ne le souffrirai pas.»
Et il se mit à réciter des passages de ses livres:
«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le comble de l'absurdité et de la folie de tenter d'établir la démocratie dans un pays comme la France?
»La démocratie ne convient qu'aux États petits et pauvres,—aux nations grandes et opulentes, la monarchie.» (Contrat social.)
«Que de conditions à réunir pour une démocratie! D'abord, un État très petit où le peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres;—une grande simplicité de mœurs, beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, peu ou pas de luxe.
»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le gouvernement démocratique, parce qu'il n'en est aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.» (Contrat social.)
Je viens de voir un joli exemple de la façon dont ces insensés, dont ces jobards trompés par des coquins entendent la république.
Cette élection d'un député,—cette population se partageant passionnément, haineusement entre un général tout à fait quelconque et un marchand de vin.
Ces journaux, ces affiches collées les unes sur les autres, augmentant l'épaisseur des murailles et diminuant la largeur des rues,—les deux partis se prétendant exclusivement amis du peuple—et dépensant trois cent mille francs à imprimer des mensonges et à en tapisser la ville,—un conseil municipal sacrifiant par deux fois, en un mois, une somme énorme à faire des ripailles de victuailles les plus chères:—et cela dans une ville où la statistique dénonce un indigent sur douze habitants!—combien, pendant qu'on employait tant d'argent à gâter du papier, tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies gras,—combien de gens se sont, ce jour-là, couchés sans souper,—ceux du moins qui avaient où se coucher.
Une jolie manière de faire des élections!
«Pour obtenir l'expression de la volonté générale, il faut qu'il n'y ait pas de sociétés partielles dans l'État, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui-même;—que les citoyens, au moment des suffrages, n'aient entre eux aucune communication;—mais s'il se fait des associations partielles et des brigues, il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.» (Contrat social.)
«Il faudrait donc, pendant la période électorale, suspendre toutes réunions, ne pas permettre aux journaux de discourir sur la politique et les élections, et c'est précisément le contraire que vous faites.
»Corrigez s'il se peut les abus de votre Constitution, mais ne méprisez pas celle qui vous fait ce que vous êtes.» (Gouvernement de Pologne.)
«Les peuples prenant pour la liberté une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent à des enjôleurs qui ne font qu'aggraver les choses.» (Origine de l'inégalité.)
«C'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables, le peuple méprise bientôt celles qu'il voit changer tous les jours. Il ne devrait être permis à personne de proposer de nouvelles lois à sa fantaisie. C'est ce qui perdit les Athéniens à force d'innovations dangereuses favorisant des projets insensés ou mal conçus.» (Sur l'inégalité.)
«Je ne voudrais pas habiter une république de nouvelle institution, de peur que le gouvernement ne convienne pas aux nouveaux citoyens ou que les citoyens ne conviennent pas au nouveau gouvernement, l'État est fort exposé à être ébranlé et déchiré presque dès sa naissance.
»Il en est de la liberté comme de certains aliments solides et succulents, propres à nourrir et à fortifier les tempéraments robustes, mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats, qui, une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s'en passer et ne font des révolutions que pour en changer.» (De l'inégalité.)
«Si la république vous donne plusieurs chefs, il vous faut supporter à la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (Économie politique.)
«Si vous comparez le monarque au père de famille, la nature fait une multitude de bons pères de famille; mais, depuis l'existence du monde, la sagesse humaine n'a fait que bien peu de bons magistrats.» (Économie politique.)
«La république est à la veille de se ruiner, sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois.» (Économie politique.)
Depuis que vous payez vos députés, en avez-vous obtenu d'une qualité supérieure, et ne pourriez-vous dire:
«Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m'en garantir.» (Économie politique.)
«Les peuples perdent le sens commun, non parce qu'ils sont ignorants, mais parce qu'ils ont la bêtise de croire savoir quelque chose.» (Réponse à M. Bondy.)
«Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation?» (Contrat social.)
«Le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.» (Contrat social.)
«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.» (Lettre à M. Grimm.)
«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit et le misérable qui le convoite.» (Au roi de Pologne.)
«Vous étiez à la direction d'un maître, vous croyez être mieux en en ayant plusieurs, et il faut supporter à la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (Économie politique.)
«Quelques hommes adroits, avec du crédit et une certaine faconde, sauront substituer aux intérêts du peuple leurs intérêts particuliers.» (Économie politique.)
«Consulter la volonté générale, ressource impraticable dans un grand peuple.» (Économie politique.)
«On ajoute édits sur édits, règlements sur règlements, et cela ne sert qu'à introduire de nouveaux abus sans corriger les anciens;—plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables, et tous les surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux imposteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part; les hommes les plus vils sont les plus accrédités; leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs honneurs.» (Économie politique.)
«La plupart des peuples, ainsi que les hommes, ne sont flexibles que dans leur jeunesse.—Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les changer.» (Contrat social.)
«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville.» (Contrat social.)
«Les Romains n'accordaient pas à la populace l'honneur de porter les armes, il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre.» (Contrat social.)
«Dans les circonstances graves, on doit, pour décider, arriver le plus près possible de l'unanimité.» (Contrat social.)
«Vous avez appelé suffrage universel «le triomphe d'une coterie»,—votre République votée à la majorité d'une voix,—peut-être celle d'un absent,—selon l'absurde et criminelle habitude que vous avez de permettre à un membre présent de voter pour un membre absent;—si bien que cette prétendue République consiste à mettre la moitié moins un des «citoyens» sous le despotisme de la moitié plus un.
»Et vous appelez cela être en République!
»Je ne vous reconnais plus, ô Français! peuple autrefois si léger, si brave, si spirituel, si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si sensé.
»Vous êtes devenus esclaves volontaires, crédules, aveugles, imbéciles, haineux, avides, cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et ennuyeux;—la prétendue République vous a métamorphosés comme fit Circé des compagnons d'Ulysse.
»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains, arlequins, polichinelles et pierrots qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau royal, vous êtes taillé des carmagnoles et des bonnets rouges, pour vous déguiser qui en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat ou en Père Duchesne, vous les effrontés bavards, les affamés, les pillards, lâches, ignorants,—je vous défends de me déshonorer, de m'encanailler en me mettant au nombre de vos modèles, de vos maîtres, des saints et des dieux de votre calendrier...
»Je...»
A ce moment un gros nuage passa sur la lune, et la statue, cessant d'être éclairée, cessa de parler et retomba dans le silence probablement pour toujours.
J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de liste et du scrutin d'arrondissement;—mais je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais assez long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même.
II
LES DEUX SCRUTINS
Le ministère défunt et la Chambre malade étaient composés de ceux qui, avant de remplacer le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement, avaient remplacé le scrutin d'arrondissement par le scrutin de liste.
Le scrutin d'arrondissement ou uninominal, sans nous mettre beaucoup plus à l'abri des intrigues, des compromis, des corruptions, des mensonges, présente cependant un tour d'escamotage un peu plus difficile à exécuter que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi le cabinet Floquet et sa majorité obéissante et ahurie, en présence d'une dissolution presque inévitable, se sont avisés que leurs ennemis d'aujourd'hui avaient été leurs amis, leurs complices, leurs compères d'hier, et possédaient comme eux tous les pièges, tous les boniments, tous les trucs du scrutin de liste—et, confiants dans une dextérité qu'ils pensent supérieure, ils ont voulu imposer au jeu des conditions plus ardues;—aussi nous avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco, Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner aux faiseurs de tours de place publique de vulgaires escamotages, des muscades sous les gobelets avec la baguette, la gibecière et la poudre de perlimpinpin, que cette tourbe exécutait aussi bien qu'auraient pu le faire les maîtres, que d'autres montent sur les théâtres où ils travaillent, que des prestiges plus compliqués et plus difficiles à produire.
En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue ainsi;—c'est l'élection au panier; vous ramassez des fruits secs, des fruits verts, des fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez votre panier en réservant au-dessus la place pour y placer un petit nombre de fruits sains, mûrs, appétissants du moins en apparence, et vous ne vendez que le panier entier sans permettre de déranger le dessus et de vérifier le dessous.
Le scrutin uninominal est la vente au détail,—beaucoup de fruits du scrutin de liste n'y pourraient figurer;—mais l'art consiste, en étalant la marchandise, à bien placer chaque fruit, la tache ou la tare en-dessous, de les entourer, de les envelopper artistement de feuilles de vigne et de les montrer de façon à n'en laisser voir qu'une partie à peu près saine;—à annoncer aux acheteurs avec emphase telle pèche de vigne pour une grosse mignonne ou un teton de Vénus, telle pomme à cuire pour une calville ou une reinette, telle poire âpre et à peine bonne à cuire pour une beurrée William ou une crassane, telle prune à cochon pour une prune de reine-Claude.
Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu plus de rouerie, un peu plus d'intrigue et de corruption, parfois même ça coûte un peu plus cher, mais enfin ça se fait.
Je vais, après vous en avoir préalablement demandé la permission, vous raconter une petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse, et où j'ai joué un rôle—rôle sacrifié, en 1848
Quæque ipse miserrima vidi
Et quorum pars magna fui!
et qui mettra bien en relief et en vue le fameux scrutin de liste et le scrutin d'arrondissement.—Puis, la comédie racontée, en guise de moralité de ma fable, qui n'est pas une fable, mais une vérité rigoureuse, je vous dirai comme disait Ésope à la fin des scènes
μυθος δηλοι ὁτι [mythos dêloi hoti]
cette fable prouve que...
Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté à mes dépens, ce qu'il faudrait changer, ajouter, retrancher, modifier au vote pour que le scrutin de liste et le scrutin uninominal ne fussent plus la plus effrontée des mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux des mensonges.
En 1848,—la scène se passe à Sainte-Adresse, au Havre et à Rouen,—c'est une trilogie.
Je m'étais laissé persuader par Lamartine, qui jouait alors un si grand et si noble rôle, et par un groupe de notables habitants du Havre de me faire comparse dans la pièce;—le feu était à la maison, tout le monde devait se mettre à la chaîne et porter au moins son seau d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations et avec une répugnance instinctive,—pressentant ma vie changée et ma liberté menacée, me voici candidat à la représentation nationale.—J'avais, parmi les marins et les pêcheurs, une amicale popularité;—j'avais plus d'une fois partagé leur rude existence, quelquefois même leurs périls—j'avais pu, dans certaines circonstances, défendre leurs intérêts;—j'avais pu provoquer avec succès, en faveur des familles des marins morts à la mer, des souscriptions auxquelles le roi Louis-Philippe et ses fils avaient contribué.
Quant aux autres Havrais, mon titre était cette popularité qu'ils connaissaient.
Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement mon métier de «candidat»; j'assistai à diverses assemblées où j'étais convoqué avec mes concurrents;—j'étais parfois attaqué et j'avais à me défendre.
Je me rappelle la première séance.
Quand vient mon tour de parler, je monte sur une estrade que, jouant à l'Assemblée, on appelle la tribune—et je commence:
—Mes amis...
On crie:—Dites citoyens!
—Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne viens pas solliciter vos suffrages. (Murmures), je ne viens pas solliciter vos suffrages, et voici pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun avantage à être député.—Si j'aimais les fonctions, les places, les honneurs, etc., je serais à Paris et ne serais pas venu me confiner à Sainte-Adresse.—Si vous me faites l'honneur de me nommer votre représentant, je n'en tirerai aucun bénéfice;—bien plus, il me faudra, pour défendre vos intérêts, travailler, étudier, apprendre des choses que je ne sais pas ou que je ne sais qu'imparfaitement et quitter, au moins pour un temps, la vie que j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et que, depuis longtemps, vous me voyez mener au milieu de vous, mon jardin et mon bateau.
«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages, je viens m'offrir à vous: de même que vous me connaissez depuis longtemps, je vous connais aussi, je sais votre situation, vos affaires, vos intérêts, vos besoins. Si vous pensez, comme je le pense, que je puis vous être utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce que je puis avoir d'intelligence, d'énergie et de dévouement.
A ce moment, on me crie:—Vous êtes un républicain du lendemain!
Cette voix était celle d'un citoyen, récemment nommé sous-préfet, je crois par lui-même;—je ne me rappelle pas si on avait changé le titre, mais il en occupait la place, et en touchait les appointements;—il était en outre administrateur ou employé supérieur du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme moi, candidat à la députation.
—Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet, vous me reprochez d'être un républicain du lendemain!... (Murmures). Vous êtes, vous, un républicain de la veille?
—Oui, certes!
—Disons de l'avant-veille, si vous voulez,—mais permettez-moi de chercher ce que, à cette avant-veille dont vous vous parez avec un juste orgueil, ce que nous faisions, vous qui étiez républicain, et moi qui, selon vous, ne l'étais pas.
»A cette avant-veille, vous républicain, vous transportiez de Paris au Havre les voyageurs de troisième classe, c'est-à-dire les paysans, les ouvriers, les pauvres,—dans des tombereaux découverts, à travers des régions froides et humides où il pleut un jour sur trois, c'est-à-dire dans des conditions où il n'eût été ni humain ni prudent de voiturer des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain, je vous faisais à mes frais un procès à la suite duquel il fallut couvrir et fermer les wagons de troisième classe.
Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée.
J'avais sur mes concurrents un avantage considérable,—c'est qu'au fond, je ne tenais que médiocrement à réussir,—et résolu à n'être élu que dans les conditions qui me conviendraient tout à fait,—c'est-à-dire sans m'abaisser en rien, sans dissimuler mes sentiments ni mes opinions, sans faire de dissimulations ni de concessions.
En fait de concurrent, la vérité est que je n'en avais—ou du moins aurais dû n'en avoir qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en n'avais plus: car l'arrondissement du Havre avait droit à deux représentants, comme l'ancienne Rome à deux consuls,—et nous pouvions être élus tous les deux; cet autre candidat était un négociant très riche qui n'avait d'autre titre à ces fonctions législatives que le désir vaniteux et ardent qu'il en avait;—un nommé Morlot,—décidé à y mettre le prix.
Mais ce candidat se composait de deux personnes.
La mode était aux ouvriers.—Au gouvernement provisoire figurait:
Albert, ouvrier.
Garnier-Pagès,—membre de ce gouvernement provisoire, faisait instruire, chez un gros négociant de la rue de la Verrerie, son fils, qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée d'ouvriers, il dit: «Ouvriers! nous le sommes tous,—et moi, votre ministre, j'ai mon fils garçon épicier rue de la Verrerie.»
Un conseiller d'État publia une brochure signée: Un ouvrier, et fut élu député, et on dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il n'avait pas menti et était ouvrier en lois,—comme d'autres étaient ouvriers en bois; on s'accolait un ouvrier comme certains mendiants volent ou louent des enfants pour émouvoir la charité publique.
M. Morlot avait pris Martinez, ouvrier,—et on disait, on imprimait, on affichait: Morlot et Martinez, presque comme en un seul mot.
Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir être élu s'il ne passait à la faveur de Martinez, et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux députés, pour que Morlot et Martinez fussent ou plutôt pour que Morlot-Martinez fût élu, il fallait que je ne le fusse pas.
On institua un «comité Morlot»; on envoya à grands frais des émissaires dans les communes rurales, on inonda le pays de professions de foi;—on couvrit les murs d'affiches, etc.
Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu; là, le comité Morlot s'entendit avec le comité présidé par l'avocat Senard, ce bon Senard qui fut depuis ministre de l'intérieur sous Cavaignac et, avec une naïve confiance, planta dans le petit jardin du ministère des pommiers dont il ne devait pas boire le cidre.
Le comité Morlot obtint du comité Senard l'admission sur la liste de Morlot-Martinez, en affirmant que je n'avais aucune chance au Havre, et on s'engagea à faire voter la liste Senard—mais le comité Senard exigeait un des deux sièges du Havre;—le comité Morlot le promit, mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection notre ouvrier dont nous ne pouvons nous passer,—mais l'élection faite, nous nous en débarrasserons, il y aura réélection, et nous nommerons un Rouennais.
La liste du comité Senard fut répandue, affichée à profusion.
Il n'y avait pas de comité Karr,—pas de liste, pas d'affiches;—seul, un petit journal qui existe encore et a grandi, l'Arrondissement du Havre, auquel je donnais parfois quelques articles, soutenait ma candidature avec courage et désintéressement; le jour du vote, il imprima simplement de petits carrés de papier avec mon nom, et en donna à ceux qui vinrent en prendre.
Au Havre, le résultat du vote fut:
| Morlot | 6,591 | voix. |
| Martinez | 2,773 | — |
| A. Karr | 8,131 | — |
J'avais bien l'air d'être député du Havre; mais je n'avais eu de voix qu'au Havre, à Etretat, à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu, tandis que Martinez et Morlot, portés sur la liste Senard, furent nommés dans le reste du département, où ni eux ni moi n'étions nullement connus,—à une grande majorité.
Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés à Paris, et, moi, je retourne chez moi à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter envers Rouen et donner le siège promis.
Au bout de quinze jours, l'engouement, la mode de l'ouvrier ne sévissant plus aussi fort, on invita Martinez à un déjeuner, où l'on but non pas le cidre national, mais des vins dont il n'avait jamais entendu parler, et qui lui parurent bons;—on le grisa à fond et on le mena à la Chambre; là, on le décida à monter à la tribune; les amis du Havre s'étonnaient qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole et monta hardiment sur l'estrade.—Dieu sait les gestes, les phrases ponctuées de hoquets! la tribune avait l'air d'un «guignol» et l'orateur d'un polichinelle en délire.—Il prit le verre d'eau, en goûta le contenu, remit le verre sur le marbre avec dégoût, en disant: «Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!»
Il finit par disparaître comme dans une trappe, on dut l'emporter;—le lendemain, on lui fit honte de sa conduite, et on lui fit signer sa démission; il fallait refaire une élection; le comité de Rouen, d'accord avec le comité Morlot, proposa un filateur Rouennais appelé Loger; le comité de Rouen m'adressa une lettre pour me prier instamment de ne pas me présenter; à cette lettre signée Delaporte, secrétaire du comité, je répondis:
«Comme vous me le demandez, messieurs, je me suis désisté publiquement de ma candidature, mais c'était deux jours avant la réception de votre lettre et par dégoût de voir les intrigues des coteries se jouer des intérêts de la France.»
A mon refus de seconde candidature, cinq mille électeurs du Havre refusèrent de voter et, dans une protestation adressée à la Chambre des députés, laquelle Victor Hugo se chargea de déposer et M. Thiers d'appuyer, affirmèrent qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on continuerait l'escobarderie du scrutin de liste. Morlot et le Rouennais Loger furent donc définitivement les députés du Havre—et jamais on n'en entendit plus parler ni à la Chambre ni ailleurs.
Seulement, lorsque, après le coup d'État de Décembre, le bon Goudchaux vint au Havre, comme il allait parler, provoquer et organiser une souscription pour les exilés, le citoyen Morlot eut peur et refusa hardiment sa maison pour la réunion du comité, et cette réunion eut lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse.
On peut voir, par cet exemple, qu'à cette époque il était possible, par le scrutin d'arrondissement, d'arriver assez près de la vérité, ce qui était impossible avec le scrutin de liste;—mais, depuis quarante ans les procédés d'escamotage ont été très perfectionnés, l'audace des prestidigitateurs s'est singulièrement accrue, et le scrutin d'arrondissement, ou uninominal, n'est plus qu'un peu meilleur que le scrutin de liste,—et le vote, quelle que soit la forme des deux qu'on adopte, si on n'y apporte pas une réforme radicale, restera le plus effronté et le plus pernicieux des mensonges, la plus absurde et la plus déplorable des sottises.
Il est triste de voir une grande nation jouer depuis vingt ans le rôle que voici: nous le peuple souverain, nous sommes tous attelés à un de ces jeux de bagues que l'on fait tourner dans les foires pour l'amusement des enfants:—chevaux et fauteuils occupés par une douzaine de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet, Floquet, Ferrouillat, Lockroy, Méline, etc. Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage sont des portefeuilles gonflés de billets de banque, de concessions, d'actions, de places, de dignités, etc.
Et nous, attelés à la machine, nous nous exténuons à la faire tourner;—si Ferry manque la bague, nous nous croyons débarrassés de lui:—nullement! il repasse au tour suivant, et essaye de nouveau;—il en est de même de Floquet, de Freycinet et des autres.
On semble commencer à comprendre que ce jeu n'amuse qu'eux;—les citoyens de somme attelés à la machine menacent de s'arrêter, de se mettre en grève.
III
PROJET DE CONSTITUTION
On parle de dissolution et d'Assemblée constituante. Eh bien, je vais faire ce que chacun doit faire en pareille circonstance, dire maintenant ce que doit être cette Assemblée avant de dire ce qu'elle doit faire;—c'est un rôle honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais proposer est si simple, si indiscutable, si naïf même, que ça pourrait se chanter sur l'air de M. de La Palisse:
Un quart d'heure avant sa mort,
Il était encore en vie!
Car c'est le développement de cette thèse méconnue jusqu'ici, que, pour représenter un département, il faut le connaître, et, pour être choisi, il faut en être connu.
Article premier.—Nul ne peut être candidat et député que dans un arrondissement où il réside depuis au moins dix ans,—y exerçant une profession, un métier, une industrie, y exploitant une propriété, ou y vivant d'un revenu quelconque.
De façon, d'une part, à connaître l'histoire, les intérêts, les besoins, les ressources de ce département et y ayant des intérêts communs avec les autres habitants.
Et, d'autre part, y étant parfaitement connu de tous,—tant pour sa vie publique, politique, etc.,—que pour sa vie privée et sa petite vie, son caractère, ses habitudes, ses mœurs, son intelligence, ses qualités et ses défauts.
Entre deux concurrents—le bon sens réveillé des électeurs choisissant celui qui est né dans la région et y a sa famille, ce qui assure à un plus haut degré la connaissance des qualités nécessaires au représentant, on serait ainsi débarrassé des charlatans, des marchands d'orviétan, de pilules et de crayons,—coureurs de bénéfices et de places, ayant soin de poser leur candidature le plus loin possible des lieux où ils sont connus.
Article II.—La division du territoire par cantons est rétablie comme elle l'était sous l'ancienne monarchie, comme elle le fut par l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par l'Assemblée constituante en 1791.
Ce qui amenait le suffrage à deux degrés, ce mode de suffrage n'ayant nullement pour résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité de l'étendre en y faisant participer effectivement et individuellement un bien plus grand nombre—au lieu de mener les électeurs aux urnes comme on mène au marché une troupe de dindons au moyen d'une baguette à laquelle est attachée une loque rouge, les électeurs primaires votant au chef-lieu de canton nommaient des représentants qui allaient en leur nom nommer les députés au baillage, c'est-à-dire au chef-lieu d'arrondissement.
Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;—et, en effet, comme le dit Lamartine, le vote au chef-lieu de département a pour résultat d'aristocratiser l'élection;—ce que veulent toujours faire les soi-disant républicains à leur propre bénéfice.
Il sera toujours libre au candidat de faire des promesses d'autant plus magnifiques qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;—mais les électeurs ne l'écouteront pas:—les électeurs prendront au sérieux ce programme que le député est leur représentant et, à ce titre, doit les représenter.—Ce sont eux qui rédigeront ce programme, consignant leurs intentions, leurs sentiments, leurs volontés, des «cahiers», comme on avait fait en 1789—s'expliquant nettement sur les idées et les actes alors en l'air;—et, en cas d'incidents imprévus, ils rappelleront le député pour lui donner de nouvelles instructions;—le député qui s'écarterait des instructions de ses commettants serait rappelé à l'ordre une première fois, et, à la seconde infraction considéré comme démissionnaire remplacé.
Article III.—Le chef de l'État, roi ou président, ne pourrait choisir les ministres dans aucune de ces Chambres. Il ne faut pas croire, comme il semblerait depuis vingt ans, que la France ne possède que le demi-quarteron de farceurs qui se succèdent, se réunissent, se séparent, se combattent, se supplantent, depuis 1871.—Aucun député, pendant tout le cours de son mandat, ni pendant l'année qui en suivra l'expiration, ne pourra être promu à aucune place, à aucun emploi, à aucune dignité;—il sera toujours loisible aux électeurs, au cas où ces faveurs tomberaient sur quelque parent ou ami de député, de le mander pour lui demander des explications; le chemin étant ainsi fermé aux ambitions, aux vanités, aux avidités, aux corruptions, etc., les députés pourraient s'occuper d'autre chose que de se faire les complices, les associés, les hommes liges des ministres, n'en ayant rien à craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour ne pas s'ennuyer, s'occuperaient des intérêts de leurs commettants et des affaires de l'État.—Resterait, il est vrai, la corruption par l'argent; mais, outre qu'elle est particulièrement honteuse, et ferait au moins hésiter assez de gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner pourrait demander des explications à son représentant, toujours révocable.
Article IV.—Pendant longtemps, on n'a pas payé les députés;—depuis qu'on les paye, il ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne une qualité supérieure.
Si on continuait à les payer, faudrait-il que ce fût non au mois, mais sur des jetons de présence—donnés au député au commencement de la séance, et contrôlés à la sortie. Mais ne vaudrait-il pas mieux revenir à l'ancienne gratuité du mandat, sauf au département ou à l'arrondissement de subventionner le candidat pauvre qu'il aurait jugé apte à servir les intérêts publics, de préférence à de plus riches?
On serait ainsi débarrassé des pauvres hères, fruits secs, décavés, avocats à la serviette vide, médecins à la sonnette muette, pour lesquels les neuf mille francs sont un revenu jamais atteint, inespéré, surtout si on ajoute les chances de menus bénéfices, plus ou moins clandestins, pour des services plus ou moins honteux.
C'est ainsi que la France serait réellement représentée dans les deux Chambres, et qu'un gouvernement serait possible.—Tandis qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible, et le pays n'est nullement représenté, comme nous en faisons la triste et déplorable expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne permettrait plus aux orateurs, comme cela se fait aujourd'hui, de venir corriger leur discours avant l'insertion au Journal officiel—de même qu'on ne permettrait plus au président d'interdire aux sténographes de mentionner tel ou tel membre, telle ou telle phrase risquée ou malsonnante.
L'électeur doit pouvoir suivre toujours son mandataire, le surveiller et ne pas lui permettre de se masquer ni de se maquiller.
Ajoutons une prohibition sévère de voter jamais pour un absent.
Mais—me direz-vous—on ne voudra plus être député.
Tant mieux!—Alors les fonctions de député ne seront plus qu'un devoir et un honneur. Heureux, pour la France, le temps où il faudrait, dans l'âge mûr, imposer ces fonctions, comme on impose le service militaire dans la jeunesse.
Article V.—On ne sera plus admis à exercer des fonctions sans en avoir fait l'apprentissage. On ne s'improvise pas plus ministre, préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier ou serrurier. On n'arrivera alors aux places que par degrés, en commençant par en bas, ce qui supprimera les pluies de crapauds qui tombent d'en haut aujourd'hui sur les sièges et les positions rétribuées, au gré de la faveur, des complicités, des compromis, des corruptions.
Il sera nécessaire aussi que Paris donne des garanties au reste de la France, et que les départements ne soient plus exposés, chaque matin, à apprendre, par la poste, que les voyous de Paris, les banquiers de bonneteau et les souteneurs de filles ont changé le gouvernement de la France. Il ne faut plus que le conseil municipal de Paris puisse prétendre à devenir un «comité de Salut public» et une «Commune».
Et voilà!
P.-S.—Que serait-il probablement arrivé si, le 28 janvier, M. Carnot, au lieu de s'obstiner à ramasser dans son écart des ministres déjà une ou plusieurs fois renversés comme incapables ou usés, impopulaires ou odieux, eût fait appeler le général Boulanger et lui eût dit:
«Président d'une République basée sur le suffrage universel, je dois obéir aux manifestations de l'opinion, même si je la croyais fausse ou erronée.
»Dans la situation actuelle, je ne chercherai pas si cette manifestation est spontanée ou factice, ni par quelles intrigues, quelle suggestion elle a pu être créée, excitée, exaspérée; je dois m'y soumettre et je m'y soumets.
»La Chambre des députés est dès aujourd'hui dissoute de fait, sa dissolution légale et la revision de la constitution sont inévitables.
»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit jours, comme dans celui que j'ai aujourd'hui, comme dans celui que j'aurai peut-être la semaine prochaine, il ne se trouve pas d'hommes résignés ou décidés à pratiquer l'opération.
»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour vous dire: Non seulement je vous autorise à former un cabinet dont vous serez le chef pour en exécuter ce que vous demandez avec tant de bruit, de fracas et de menaces, mais je vous somme de le faire pour calmer l'inquiétude et l'agitation dont souffre le pays.—Pour me servir d'une expression empruntée au jeu du billard, cher à mon prédécesseur,—vous avez collé la bille, il faut prendre à faire. Si vous refusez, c'est vous qui n'aurez voulu ni de la dissolution ni de la revision.»
Que serait-il arrivé? Ou le général aurait refusé, et l'ancien élu avouait que dissolution et revision ne seraient qu'un prétexte et un voile pour cacher des projets et des expédients moins avouables, et on aurait vu un assez grand nombre de gens de bonne foi et de dupes désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu d'un groupe de complices et de dupes opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait formé un ministère pris dans ses partisans, et pour qui connaît son entourage, pour qui se rappelle le rôle joué par Morny dans le coup du Deux-Décembre,—celui qu'on suppose un aspirant César eût complètement manqué de Morny et fût resté Gros-Jean.—Il eût fallu aux boniments, aux promesses magnifiques, aux théories vagues, aux utopies faire succéder des réalisations, des applications sérieuses, et nécessairement certaines résistances;—et, comme l'avocat Floquet, comme l'avocat Gambetta, exemple plus frappant, le général n'eût eu devant lui que peu de mois de popularité et d'influence souveraine et dangereuse.
Mais nos soi-disants républicains ont agi autrement et ont montré, une fois de plus, qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles.
Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui, qui ont fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune, ne détesteraient pas ces expédients; mais ils sont arrêtés par un scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut mettre la sienne en jeu.—La méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament manque tout à fait.
C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits déguisés qui en Robespierre et en Danton, qui en Fouquier-Tinville, en Collot-d'Herbois, en Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et se contentent puérilement de prendre un sanglier avec des filets à papillons et de jouer, dans la politique, le rôle que jouent dans les cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles, viennent dans l'arène élever des obstacles apparents, barrières, banderoles, cercles de papier, que jamais, on le sait d'avance, le cheval et l'écuyer vêtu d'un maillot, frisé et pommadé, ne manque de franchir, de crever et de traverser aux applaudissements du public.
ÉLOGE DE LA MORT
Θανατου
Εγχομιον
[Thanatou
Enchomion.]
Vous avez l'air ennuyé.—Qu'avez-vous?
—Je voudrais être mort.
—Vous n'êtes pas dégoûté!
Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir et d'en jouir en regardant les hommes et la vie.
Quelle est l'âme qui—au moment de descendre animer un être—sous deux baisers, si l'on faisait apparaître devant elle toute sa vie probable—consentirait à naître?
Qui consentirait à recommencer sa vie tout entière sans en effacer ou du moins en modifier certains jours et certaines heures?
Ma vie a été—comme celle du plus grand nombre—mélangée de bonnes et de mauvaises chance;—je n'ai pas coutume de me plaindre, n'ayant pas demandé à la vie plus qu'elle n'a à donner.
Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure que je ne voudrais pas recommencer, fût-ce au prix de l'immortalité.—Et notez que je ne mets certes pas dans ces quarts d'heure les quelques minutes que j'ai—il y a bien longtemps—passées sous l'eau de la Marne, à moitié étranglé, à moitié noyé par un cuirassier que j'eus le bonheur de ramener au bord.
L'enfant commence à mourir au moment où il sort du sein de sa mère;—chaque instant qui s'écoule est un pas vers la mort.
Depuis l'origine des mondes, deux hommes seuls ne sont pas morts:—Élie et Énoch, disent les livres saints.
Beaucoup de gens cependant osent croire que ce n'est peut-être pas vrai, et Tertullien, sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend que leur mort n'a été que différée jusqu'à l'arrivée de l'Antéchrist, qu'ils noieront de leur sang;—ce qui, même ainsi expliqué, reste encore assez fort:
Mors dilata ut sanguine suo Antechristum extinguant. (Tertullien, De anima.)
Dans le rôle de l'homme, pour ne parler que de lui, sont compris certains devoirs, certaines opérations, certaines corvées;—il y est attiré, poussé, enfermé par divers instincts.—Ainsi il doit se reproduire et multiplier selon l'ordre donné à Abraham; il y est entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par l'amour de ses petits;—ce qui engendre des joies et des bonheurs, mais aussi de cruelles anxiétés et angoisses.—Aussi, à ces instincts, il a été ajouté un autre instinct, c'est l'horreur irréfléchie de la mort;—sans quoi, l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps et se serait tué à son premier mal de dents, à son premier accès de jalousie contre la femme adorée, à sa première inquiétude pour la vie de ses enfants. Dans l'ordre immuable de la nature, par la suprême intelligence, il a imposé son rôle à tout ce qui est,—depuis l'insecte microscopique dont trois cents se meuvent dans une goutte d'eau, jusqu'au Béhémoth, dont il est parlé dans le Livre de Job et dans les commentateurs de la Bible,—qui broutait chaque jour l'herbe de mille montagnes, herbe qui repoussait pendant la nuit,—buvant le Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre
heures, depuis le grain de poussière jusqu'aux astres et aux mondes.
L'homme a son rôle assigné dont il ne peut sortir.—J'ai lu, dans je ne sais plus quel livre de je ne sais plus quel savant,—trop savant ou peut-être pas assez savant,—que le seul emploi de l'homme et sa seule utilité dans l'ordre et les opérations de la nature est d'aspirer de l'oxygène, de brûler du carbone et d'expirer une certaine quantité donnée d'acide carbonique dont la nature a besoin pour l'ensemble de ces opérations.
Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire que la vie aux opérations de la nature;—elle a besoin, à un moment donné, de désagréger les divers éléments dont l'aggrégation a formé l'homme pour en faire un autre emploi;—ce qui a été chair et os doit devenir ou redevenir terre, puis herbe, et servir, par un nouveau mode d'aggrégation, à la formation d'autres êtres.
Aussi simplement que les poulets que la fermière nourrit et qui seront mis à la broche quand ils seront assez gras,—un seul atome qui se perdrait, ou manquerait à son rôle au moment fixé pour son entrée en scène dérangerait et peut-être détruirait l'ordre immuable et peut-être le monde.
Donc tout homme doit mourir par cela seul qu'il est né;—il est né pour mourir.—Peut-être la mort est-elle non seulement la fin, mais le but de la vie?
Mais cette crainte, cette horreur instinctive de la mort que l'homme avait reçue comme tous les autres animaux, lui avait été donnée comme aux autres êtres, dans une juste et nécessaire proportion. Seul, il s'est appliqué à l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice que la Providence ne lui avait pas destiné.
Il a entouré, orné la mort d'une foule de circonstances, de terreurs et d'angoisses nées de son imagination.—La nature avait fait une mort,—il en a fait une autre tout à fait terrible et empoisonnant sa vie;—la nature en avait fait une phase nécessaire de l'existence, il en a fait une torture.
On a imaginé un au-delà de la vie et de la mort—une autre vie dont la première ne serait que la préface;—on a beaucoup parlé, discouru, écrit de «l'immortalité» de l'âme: c'est un sujet sur lequel l'auteur de la nature ne nous a jusqu'ici permis que des opinions, gardant pour lui le vrai.
Jamais personne n'a pu décider, par les seules lumières de la raison humaine, si l'âme survit au corps et est immortelle,—cette pensée plaît à l'imagination et s'accorde avec certaines idées consolantes de la justice divine,—il est agréable d'y croire, mais peu facile de le concevoir. Quant aux preuves qu'on a prétendu en donner, elles ont le défaut de ne pas être des preuves: il faut avoir recours à une révélation d'en haut;—dans les questions douteuses, le mieux est de tâcher de croire la solution la plus consolante.—Quant à ce qui nous a été donné de raison, le raisonnement nous dit que nous sommes, après la mort, ce que nous étions avant la naissance, c'est-à-dire que nous n'étions rien et que nous ne sommes plus rien.—Mais il ne faut pas se fier trop entièrement à la raison;—la vue de notre intelligence a une portée bornée comme celle de nos yeux,—le vrai—le seul vrai qu'on peut affirmer, c'est que nous n'en savons rien.
Socrate—devant ses juges—leur dit: «Si j'avais un conseil à vous donner, juges voulant dire justice, vu le bon effet que mes conversations ont eu sur un assez grand nombre de nos concitoyens en les rendant plus sages, plus honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma pauvreté, ce serait de me loger et nourrir au prytanée, comme vous l'avez accordé à d'autres. Mais on dit que vous voulez me faire mourir; je ne puis vous prier de ne pas le faire, parce que je ne sais pas s'il m'est plus avantageux de ne pas mourir que de mourir;—je puis craindre ce que je connais: la maladie, les blessures, le chagrin, l'exil, la prison.
«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument pas ce que c'est,—et je n'en ai conséquemment aucune peur.»
Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais la prouver et je n'ai aucun désir de la nier;—mais, pour propager une terreur peut-être salutaire sous certains rapports, on y a ajouté l'immortalité du corps, sans laquelle il n'y aurait pas eu moyen de faire redouter, au delà de la vie, certains supplices que les inventeurs, les ministres de toutes les religions se sont évertués à rendre épouvantables à qui mieux mieux.
Si la croyance à une autre vie avec des peines et des récompenses est un hommage à la justice raisonnablement présumée de Dieu,—il faut rendre sa justice égale à sa bonté et à sa toute-puissance—et ne pas supposer une lutte perpétuelle entre lui et le diable;—idée empruntée aux plus vieilles théories,—sorte de partie de trictrac ou de besigue où Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu les conditions exagérées, promulguées pour être sauvé,—le diable triche et gagne à peu près toujours,—le nombre des âmes gagnées par Dieu étant minime, en proportion du nombre de celles filoutées par le diable.
Pour mon compte, je crois fermement à toute la justice de Dieu; mais je crois aussi fermement à sa toute-puissance et à son immense bonté. En nous créant, il a prévu notre folie, notre légèreté, notre méchanceté de singes malfaisants, et il a mis son œuvre à l'abri, en ne nous donnant la puissance de créer ni de détruire, ni un brin d'herbe, ni une goutte d'eau.
Une des causes qui ont le plus puissamment fait admettre l'hypothèse d'une autre vie, c'est une crainte vague et orgueilleuse du néant,—auquel je ne reproche que ceci, qu'on ne le voit pas, ce qui aurait bien son charme. Ayant connu la vie,—l'homme aime encore mieux souffrir que ne pas être;—il veut étendre son existence en tous sens;—il l'étend avant sa vie par le culte moins pieux qu'orgueilleux des ancêtres,—il l'étend après la vie par l'idée d'une immortalité et d'une renommée sur les lèvres de la postérité.
Quoi qu'il en soit,—il est nécessaire, fatal, que nous fassions restitution à la nature, pour les besoins de ses opérations, des éléments qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation peut être utile à former notre individu; il ne faut pas penser à se dérober à cette nécessité.
Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et, selon quelques-uns, la prison de l'âme,—ou l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie et la mélodie des organes?—C'est encore ce que Dieu seul pourrait nous dire et ce qu'il ne nous a pas dit.
Il faut mourir!—il n'y a pas moyen de refuser, d'escroquer à la nature les éléments de notre être qui se désagrègent—et qu'elle veut faire rentrer dans son trésor pour en faire de la terre, de la poussière, de l'herbe—que mangeront les moutons, moutons que mangera l'homme pour en faire de la chair humaine, jusqu'au jour où il faudra que homme accomplisse la restitution de soi-même.
Tout le monde est mort, tout le monde mourra.—Dans cent ans d'ici, tout ce qui est sur la terre sera dessous;—des centaines de millions d'hommes sont morts avant moi, des centaines de millions mourront après moi;—des centaines de mille mourront la même année que moi, des milliers mourront le même jour, plusieurs centaines mourront à la même minute que moi.
Le plus sage est donc de s'accoutumer à cette idée, de se la rendre quotidienne et familière, de penser à la mort et d'en parler comme on pense au sommeil de chaque nuit,—d'en entretenir ceux qui nous entourent comme on s'entretient de la naissance, de la jeunesse, de la vieillesse et de tout autre sujet,—de leur faire envisager notre départ comme une nécessité contre laquelle il n'y a pas à lutter,—qui ne sera pas un mal pour nous-même—et qui ne sera pour eux qu'un chagrin que la Providence, dans sa souveraine bonté, a rendu le plus fugace et le plus momentané des chagrins:—«Dieu mesurant, comme on l'a dit, le froid à brebis tondue,»—appréciation que je voudrais avoir faite plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les religions.
De leur côté, il faut que ceux qui doivent nous rendre à la terre, se préparent à ne pas trop attrister pour nous notre départ par l'aspect de douleurs—qu'on croit souvent devoir exagérer pensant faire plaisir aux mourants—ce qui est une erreur.
En effet, si l'on a—entre les opinions et les croyances, si l'on a adopté celle d'une vie future dont celle-ci n'est qu'une épreuve, comme le cocon que file la chenille pour s'y enfermer et en sortir papillon; si l'on croit que celui qui s'en va de cette vie—grâce à la miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans la véritable vie, dans une vie heureuse et glorieuse:—on peut ressentir pour soi-même un certain regret, un certain chagrin d'être privé de sa présence; mais on doit se réjouir pour lui de le voir s'élever à cette vie bien heureuse, où on ira le rejoindre plus tard,—non pour quelques jours, comme dans cette première vie, mais pour l'éternité.—Si c'est l'autre sentiment que vous avez adopté, songez aux maux de la vie et aux ennuis de la vieillesse dont celui qui part est à jamais délivré.
J'ai connu un homme qui avait été, durant sa vie, riche, puissant, obéi entre tous;—il mourut «plein de jours» et de la mort «naturelle», c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant consumé toute son huile, n'émet plus que quelques dernières lueurs vacillantes.
Aux suprêmes moments, on enleva sa femme, et il ne resta auprès de lui que son fils, désespéré et fondant en larmes.
—Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie, tu as été un bon fils, tu n'as plus qu'une fois à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:—je n'ai plus que quelques instants à vivre,—je me sens m'éteindre, ne va pas attrister ces derniers moments par la tristesse et par l'ennui que j'ai redoutés toute ma vie.—Passe dans la chambre à côté où il y a un piano, et joue-moi jusqu'à la fin—qui ne va pas tarder—cet air de notre pays que j'ai toujours aimé et que je t'ai fait jouer tant de fois!
Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce monde, et un de mes meilleurs amis, avait été accoutumé si scrupuleusement à obéir à son père, qu'il lui baisa la main,—sortit de la chambre, alla se mettre au piano et joua l'air favori pendant une demi-heure;—quand il rentra dans la chambre de son père, le vieillard était mort.
Il fut longtemps sans oser mettre les mains sur un piano;—mais la première fois qu'il s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une douce mélancolie, l'air sur lequel son père s'était endormi.
Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie, se dire: «Quand je vais mourir, ce sera ou pour être mieux ou pour ne plus être.—Donc, s'il y a du chagrin à avoir de cette désagrégation des éléments qui me composent, de cette restitution à la nature, ce n'est pas pour moi, c'est pour ceux que je quitterai;—il faut les accoutumer à cette idée de la séparation inévitable.»
Il est cependant un cas où le mourant doit subir d'horribles angoisses, c'est lorsque sa vie, son travail, sont nécessaires à ceux qu'il quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;—dans cette situation, si la vérité est une autre vie, mais d'où il ne soit pas possible de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les défendre, de les protéger,—de quelques délices que soit remplie cette vie, je n'y verrais qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était donné, sans hésiter je choisirais le néant,—en regrettant de ne pouvoir les y entraîner avec moi.
Une des causes qui font surtout redouter la mort est un faux raisonnement: on pense, en présence de la maladie ou d'un danger quelconque, qu'il s'agit de mourir ou de ne pas mourir,—tandis qu'en réalité il s'agit de mourir aujourd'hui ou de mourir demain.
La mort est le magasin, le trésor où la nature prend la vie;—les feuilles meurent et tombent des arbres, l'herbe jaunit et se dessèche,—feuilles et herbes deviennent un engrais et produisent les feuilles nouvelles et l'herbe fraîche du printemps suivant,—la vie et la mort sont une évolution en cercle.
Tout nous parle sans cesse de la mort;—les portraits d'ancêtres sont des témoins de la mort;—nos divertissements, nos théâtres nous en retracent l'idée; la tragédie évoque et tire du tombeau le héros ou la beauté qui y reposent depuis des siècles, réveille leur poussière et les force de venir sur la scène nous divertir.
Nos tables les plus somptueuses, celles autour desquelles on se réunit pour la joie et la gaieté—nous parlent aussi de la mort;—poissons, gibier, viandes de toutes sortes savamment préparées et assaisonnées, nous nous nourrissons de cadavres.
C'est à la mort que la terre doit sa fertilité; la bêche et la charrue remuent et retournent les débris de ceux qui ont vécu avant nous,—nous les recueillons dans nos moissons, dans nos vendanges, ils forment, ils sont le pain que nous mangeons, le vin que nous buvons;—la surface de la terre, à une grande profondeur, est faite de la poussière des ancêtres;—nous marchons, nous dansons sur les ruines de l'espèce humaine;—et ce que nous appelons notre science est l'épitaphe non seulement des hommes, mais des cités et des empires détruits.
Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées a été de vouloir dérober son corps à la mort, filouter son cadavre à la nature qui en avait prêté les éléments—on s'est fait «embaumer».
On a voulu rendre éternels des restes horribles, hideux, et dont on n'a pu que retarder la destruction;—car la nature, qui est éternelle, a le temps d'attendre, est patiente et sûre d'arriver à ses fins.—Peut-être, dans notre histoire, la naissance du Corse Bonaparte, la Révolution, la Terreur, l'expédition d'Égypte n'avaient pour but que de faire sortir des Pyramides quelques poignées de grains de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres récalcitrants—et dont la faculté germinative approchait de son terme; en effet, on les a semés et ils ont donné des grains et du pain.
Cette affaire était au moins aussi importante pour l'ordre immuable de la nature que les batailles et les révolutions d'empires;—rien ne doit se perdre dans le cercle éternel de ses évolutions et de ses opérations;—un grain de blé a son rôle comme un homme, comme une nation;—si ce grain de blé manquait, tout l'ordre serait dérangé, compromis, peut-être détruit;—aussi, je ne crois guère à Élie et à Énoch—ou du moins j'accepte l'interprétation de Tertullien, à savoir que leur mort n'en était que différée:—le tout à mettre au nombre immense des choses que nous ne savons pas.
Quant à la pratique absurde et répugnante des embaumements, s'il dépendait de moi, j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement des corps de ceux que j'ai perdus—et dont ma pensée a suivi malgré moi sous la terre la lente décomposition:—d'abord cadavres, puis, comme l'a dit je crois Bossuet, quelque chose qui n'a plus de nom dans aucune langue,—quelque chose de hideux, d'horrible en quoi sont changés ceux que j'ai, avec tendresse et bonheur, serrés dans mes bras.—Je suis soulagé quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du moins là. Aussi je n'ai rien contre la crémation, ou les lits de chaux dont on a, dit-on, enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans la crainte que ce corps ne devînt une relique.
Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si longtemps que je la sais, que j'ai presque envie de me persuader—ce qui ne serait pas vrai que j'en suis l'auteur.
Quand la Parque aura sonné l'heure,
De coudriers et de lilas,
Prends soin d'embellir ma demeure;
Je veux, dans un pareil bouquet,
Plaire encore à jeune fillette,
Tantôt cueilli comme bouquet,
Tantôt croqué comme noisette.
Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à propos de la pratique de l'embaumement. «La chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer que d'être embaumé.»
Quant à la mort et à ce qui suit la mort, comme nous ne savons rien et que nous ne saurons jamais rien, nous sommes fort exposés à voir varier nos idées et nos opinions selon nos sensations.
Hugo, par exemple, qui était surtout un grand peintre—et qui choisissait dans tout le côté, la face qui présentait les couleurs les plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes, était fort enclin à voir ses impressions changées, selon l'heure et la hauteur du soleil qui dorait ou abandonnait les objets, ou les dorait d'un autre côté.
Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut noyée à Quillebeuf avec son mari, qui, ne pouvant la sauver, voulut rester avec elle, lorsque j'allai avec la famille mettre les deux corps dans le même cercueil,—j'eus la triste mission d'apprendre à Victor Hugo, alors en voyage, le malheur qui le frappait; à son retour, il me dit un soir: «Ma douleur est bien adoucie par la ferme croyance que j'ai dans une autre vie où ma fille m'attend et où j'irai la rejoindre.»
Il est évident qu'il ne voyait plus cette question du même côté et sous le même aspect, lorsque, dans son testament, préparant, dernière antithèse, la mise en scène de ses funérailles, il ordonnait de le porter dans le corbillard des pauvres—et se faisait enterrer civilement.
Cette pensée de chicaner la mort,—de rester encore sous on ne sait quelle forme et quelle figure quelque temps de plus sur la terre, de se préoccuper d'un effet à produire sur les survivants, est très commun.
J'ai connu une vieille femme qui, avec une très petite fortune, suffisante cependant pour ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie quelques privations pour amasser un petit pécule qu'on trouva à sa mort avec cette note écrite de sa main: «Pour mon enterrement.» Suivaient les détails de cet enterrement: tant pour les voitures, tant pour les cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses.. En un mot, un bel enterrement.
Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie de ce genre par une famille de mon voisinage. Un des parents du mort me remercia et, faisant allusion à certains petits services que j'ai pu rendre au pays que nous habitions l'un et l'autre et à une certaine popularité:
—Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui aurez un bel enterrement!
—Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je; mais quel chagrin j'aurai de ne pas le voir!
Lorsque tout est mort en nous, la vanité seule survit, cependant; la magnificence des obsèques est plus pour flatter la vanité des survivants que pour honorer les morts. Les gens qui ont pour métier d'enterrer les autres comptent pour leur fortune sur cette vanité—et mettent sur leur enseigne: Pompes funèbres.
Un jour, comme je revenais d'une de ces cérémonies où tout aurait surtout fait comprendre la vanité des vanités, j'ai pris la plume et ajouté à mon testament toutes les recommandations pour que cette opération à mon égard eût lieu avec la plus grande modestie, le moins de temps et le moins de dépenses possibles—et par le plus court chemin:—me contentant, en fait de pompes funèbres, de ne pas être enterré vivant,—soin que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus en ne les laissant mettre en cercueil qu'après un commencement visible de décomposition, seul signe certain, quoi qu'on dise, de la mort.
Les livres sont remplis de gémissements sur la brièveté de la vie—et néanmoins, pendant la durée de cette vie si courte, notre principale occupation est de nous en distraire, de ne pas la sentir, de «tuer le temps».
«La mort, dit Épicure,—ne nous concerne en rien; tant que nous vivons, elle n'est pas là;—quand elle arrive, nous n'y sommes plus.»
Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux d'une ode de Sapho—et vous verrez que la même description peut s'appliquer exactement et à la mort et aux délices de l'amour:
Un nuage confus se répand sur ma vue,
Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs,
Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!
Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur une vie future ou sur l'anéantissement ou la transformation perpétuelle, le plus sûr est de se conduire d'après la première hypothèse—et de pouvoir dire, comme Épictète:
«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir dire à Dieu: »Grand Dieu, ai-je suivi vos commandements? Ai-je abusé de vos dons? Ne vous ai-je pas soumis mes sens, mes vœux, mes opinions? Me suis-je jamais plaint de vous? Ai-je jamais accusé votre providence? Quand vous avez voulu que je fusse malade; j'ai voulu être malade;—vous avez voulu que je fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté. Aujourd'hui, vous voulez que je meure;—je sors de ce monde en vous remerciant de m'y avoir admis pour me faire voir tous vos ouvrages, et l'ordre admirable avec lequel vous gouvernez cet univers.»
«A la mort, dit saint Ambroise, commence l'égalité; les cadavres des riches et des pauvres sont semblables; seulement, comme les riches se sont nourris avec excès de mets savoureux et recherchés, leurs cadavres sentent plus mauvais que ceux des pauvres.»
On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux dans les rues ni sur les chemins; c'est qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond des bois.
De même il faut cacher sa vieillesse—et épargner aux autres le spectacle de notre décrépitude.—On a dit avec raison: «Quand on n'orne plus les salons, il faut en disparaître.»
Il est rare que nous mourions tout d'un coup et tout vifs:—nous assistons à la mort successive de nos sens et de nos facultés.—J'avais trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison funèbre d'une dent que j'avais perdue par accident.—Quand on dépasse le terme ordinaire de la vie, on se trouve dans une vaste solitude;—nos contemporains, nos amis, ceux que nous avons aimés et qui nous ont aimés ne sont plus; nous sommes étrangers dans un pays nouveau, la langue qu'on y parle n'est plus la même que nous savons parler; les intérêts, les goûts, les idées ne sont plus les mêmes; nous gênons, nous encombrons,—nous sommes dans la vie comme de vieilles femmes dans un salon condamnées à «faire tapisserie», et on trouve cette tapisserie trop épaisse et tenant trop de place;—ce qui, de notre temps, était vice, est devenu coutume;—ce que nous trouvions beau et élégant est ridicule;—les meilleurs—et ils ne sont pas nombreux—nous traitent avec des marques affectées de bienveillance et de commisération humiliantes.
L'autre soir, traversant le cimetière, je voyais un grand nombre de tombes connues des élus morts bien plus jeunes que je ne suis aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir de ces tombes des voix qui me disaient:
«Eh bien?...»
Les heures, faisant comme le Parthe, nous blessent en fuyant; et ces heures, comme nos journées et nos années, nous ne les comptons qu'à mesure qu'elles sont passées.—Quand on dit: «J'ai vingt ans,» c'est au contraire vingt ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés du mystérieux nombre qui nous a été donné.
On m'a quelquefois reproché «de gâter» les enfants. C'est toujours ça de bon qui leur est assuré.
Je n'ai jamais songé à leur demander, comme on fait d'ordinaire, de la reconnaissance de ce qu'ils «nous doivent la vie»,—et cela pour plusieurs raisons.—La première, c'est que, au moment où nous leur «donnions la vie», nous ne pensions guère à eux.—La seconde, c'est que, bien des fois dans le cours de leur existence, ils ne seraient pas d'accord sur la valeur du «don» et qu'ils pourraient nous répondre: «Je m'en serais bien passé!—plût à Dieu qu'un bon petit croup m'en eût délivré quand je venais de naître!»
Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait nous étendre et épancher notre vie, notre âme, nos sens autour de nous et parfois très loin;—on aime tout,—on veut tout,—on est tout amour,—et cet amour qu'on éprouve est tout en soi;—les objets aimés ne sont que des prétextes;—notre vie s'étend comme la chaleur d'un foyer ardent;—mais, quand nous sommes vieux,—nous n'entendons plus, nous ne voyons plus d'aussi loin,—notre foyer ne rayonne plus au dehors,—la vie se resserre autour de nous.
... On finit un laid jour
Par n'aimer plus que soi—sot, froid et triste amour!
Beaucoup de vieillards, à force de vivre, finissent par se croire immortels,—comme si leur temps de mourir avait passé. Combien j'en ai vu ayant une telle horreur de la pensée de la mort—qu'ils retardaient de jour en jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament dont l'absence, après leur mort, laisse à ceux qu'ils ont aimés mille soucis, mille tracas et souvent la ruine.
Louis XI, qui avait si peu marchandé la mort aux autres, en avait pour lui-même une terreur vengeresse.—Il se fit apporter la sainte ampoule et plusieurs reliques;—puis, comme on faisait des prières à un saint, demandant pour lui la santé du corps et le salut de l'âme, il interrompit le prêtre en disant: «Un peu de discrétion et pas d'importunité;—demandez seulement la santé—nous verrons le reste plus tard.»
Un «seigneur» avait défendu qu'on lui parlât jamais de mort.—Son secrétaire étant emporté par une maladie, on ne lui en dit rien;—mais, comme il le demandait opinâtrément, on lui dit: «On ne trouve votre secrétaire nulle part.»—Il comprit et n'en parla plus.
Les anciens évitaient le mot «mort»; ils se servaient de synonymes.—Cicéron, pour annoncer au Sénat la mort des complices de Catilina, dit: «Ils ont vécu (vixerunt).»
Ils avaient un autre mot très beau pour exprimer la même idée—defunctus—quitte, ayant payé sa dette.
Malheureusement, la «pratique» s'est emparée de ce mot—et l'a rendu vulgaire;—pour conserver le mot et l'étymologie, je l'écris defunct, comme on l'écrivait autrefois.
Quant à feu, on a voulu le tirer du celtique—puis de felix, heureux, puis de fatum, destin;—il est plus simple et plus vrai de le tirer du latin fuit,—il fut.
Les étymologistes se sont livrés à de curieux excès.—On sait que Ménage tirait alfana d'equus.
On a tiré haricot de fistula par le procédé que voici:
Fistula—fistularis—fistularicus;—retranchez fistul vous aurez aricus—haricot.
De même Babet vient de Ludovicus par ce procédé analogue:
Ludovicus—Louis—Louise—Lise—Élisa—Élisabeth—Lisbet—Babet.
L'expression—n'est plus—est surtout claire et vraie.
Les vieux boivent la lie de leur vie;—pardonnez-leur de faire un peu la grimace.
Pendant que tu roules entre tes doigts, pour la friser, cette boucle de cheveux, elle devient blanche.
Chaque fois que je te baise la main en te quittant, en disant: «A demain!» c'est un prélude à l'éternel adieu, qui n'aura pas de lendemain.
La Providence, dans son extrême bonté, rend souvent les vieillards exigeants, égoïstes, radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de la jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne peuvent plus commettre.
C'est autant de consolations efficaces préparées pour ceux qui leur survivront—et qui laisseront à leur tour les mêmes consolations.
L'AFFAIRE BOULANGER.—LE CENTENAIRE
I
L'AFFAIRE BOULANGER
Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs que je me trouve dans un assez singulier embarras.
Pendant l'instruction laborieuse faite pour le procès du général Boulanger, beaucoup de gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement feuilletés et emportés qui n'étaient peut-être pas aussi exposés aux soupçons de la justice que je le suis en ce moment.
Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le numéro 9 de la Grande Revue, paru le 10 mars, je vous disais:
«Nos soi-disant républicains ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles.
»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui qui ont fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune ne détesteraient pas cet expédient, mais ils sont arrêtés par un scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut mettre la sienne au jeu,—la méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament manque tout à fait.»
Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à Saint-Denis, le citoyen Naquet a lu, comme régal, une lettre du général Boulanger adressée de Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis».
Et, dans cette lettre, il est dit:
«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie en miniature,—ils n'oublient pas cette leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber des têtes, on risque fort de perdre la sienne, et ils ne sont pas désireux de faire de leur tête un enjeu;—c'était bon pour les hommes de la Convention.»
Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire me soupçonne de faire les discours et les lettres de M. Boulanger?—envoie fouiller mes papiers et m'invite à aller causer un brin au Luxembourg?
Je ne le connais pas et ne puis apprécier l'agrément que me pourrait donner cette entrevue en tout autre temps, mais, en ce moment de la magnifique explosion du printemps dans mon jardin, au moment où les camélias donnent leurs dernières fleurs pour faire humblement place aux roses, au moment où, d'un arbre à l'autre, s'étendent les guirlandes parfumées des glycines et des chèvrefeuilles, au moment où l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages blancs et noirs doucement odorants, au moment où comme disait le charmant chansonnier, mon ami Bérat:
Ça sent bon dans la plaine,
Deux à deux v'là qu'on s'y promène;
Les amours ont déjà r'pris,
L'rossignol chante toutes les nuits,
Dans les nids,
Y a des petits.
Je ferais une résistance sérieuse au voyage, je serais malade, vieux, etc.
Et, comme dit une de mes petites-filles, quand j'élude pour cette raison ou sous ce prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici le grand-père qui va tirer son grand âge.»
On a vu, par ces derniers temps, des gens mandés, amenés, interrogés, ennuyés, fouillés, pour des situations moins graves que celle où je me trouve par ce malheureux petit morceau de ma prose qui se trouve reproduit dans la lettre de M. Boulanger.
Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire se contentera de recevoir par écrit et de Saint-Raphaël les renseignements, explications, éclaircissements, révélations et même humbles avis de son serviteur.—Je vais lui dire tout ce que je sais et tout ce que je pense, non pas de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,—car celui-ci y est personnellement pour peu de chose; je ne le connais pas, je n'en veux pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu comme je le suis que ce n'est pas sa faute,—et, si j'allais à Bruxelles, ce ne serait certainement pas pour le voir. J'aurai soin que ces quelques pages soient mises sous les yeux de M. de Beaurepaire.
Quant aux dix lignes qui se trouvent dans mon article et dans la lettre du brav'général—la pensée qu'elles expriment est si vraie, je le maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi, quoique après moi;—et, d'ailleurs, on admettra facilement que, depuis qu'il est à Bruxelles, il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi ses ennuis par de bonnes lectures—et que ce passage lui ait paru exprimer congrûment une idée qu'il aurait pu avoir.
Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril et même un peu ridicule, pour un procès entre républicains, de chercher, de colliger, d'inventer au besoin des «preuves», des révélations, etc. Vous vous jetez tout à fait hors des traditions que vous ont laissées vos maîtres, vos modèles et les saints de votre calendrier.
Un seul des membres de la Chambre des députés a conservé le dépôt de ces traditions;—est-ce Félix Pyat,—héros de la commune,—que, pour le comparer à Achille, on a dû choisir une des épithètes qu'Homère donne au fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.»
Ποδας οχυς Αχιλλευς [Podas ochus Achilleus]
Est-ce le vieux Madier-Montjau?—Un des deux a récemment ramené le parti soi-disant républicain à ces traditions trop oubliées:
«Quand un homme gêne on le supprime.»
Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais pourquoi tant de détours et de fioritures?
Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti vient de faire l'injure d'une statue, tandis que, si on l'avait lu et compris, vos ancêtres, s'il eût vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de le guillotiner.
Jean-Jacques Rousseau a dit:
«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.»
Et Diderot, que vous allez déranger sottement pour le mettre au Panthéon, et pour lequel également il n'y eût pas eu assez de lanternes pour l'accrocher, si on l'avait lu et compris, vous dit franchement que, en République, la popularité est un crime.
«Comme le peuple n'est pas aimable, dit-il dans l'Encyclopédie, il faut supposer un but intéressé à ceux qui le caressent.»
«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé Rome ne manquaient pas de se rendre populaires par les assemblées, les spectacles et les libéralités folles.»
Il n'y a pas de République possible sans «l'ostracisme»; pour maintenir la République, il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade parce qu'il a coupé la queue à son chien, et fait périr Socrate sans savoir pourquoi.
Jusque-là, vous alliez assez bien,—vous vous étiez naturellement et fatalement, au nom de la liberté, avancé vers le despotisme le plus insolent;—vous combattez le suffrage universel, qui est le fondement et le prétexte de votre gouvernement; vous attaquez la liberté de la presse,—l'arche sainte quand vous n'étiez pas au pouvoir et quand vous vous en serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules qui scieraient la corde sur laquelle ils dansent et font leurs tours.
Mais voici que tout à coup vous devenez timides, et, au lieu de «supprimer», vous chicanez, vous faites des procès qui vous perdent si vous les perdez, qui achèvent de vous couvrir de honte et de ridicule si vous les gagnez.
Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne mette pas cette phrase-là dans une de ses lettres.
A Atticus Naquet!
Si cependant vous persévérez dans la voie où vous vous êtes engagés, je vais, même dans cette voie, vous donner des avis utiles, mais à condition que vous ne me dérangerez pas.
Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé, troublé, «embêté», beaucoup de témoins qui n'avaient rien vu, de complices qui ne savaient rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels vous avez donné deux fois le temps de brûler ou de mettre en sûreté les papiers, «pièces», etc., qui pouvaient les trahir.—Vous avez fait jaser des cochers, des passants et des portières—et, par une étourderie ou par un vertige étrange, vous avez oublié ou négligé les vrais coupables.
Je ne dirai pas les complices du brav'général, mais les vrais coupables; car c'est lui qui n'est que leur complice et qui n'a droit dans la répression qu'à un rang tout à fait subalterne.
Ces vrais coupables, je vais vous les révéler, vous les dénoncer; mais il est bien convenu que vous me laisserez tranquille à mes roses et à mon bateau.
Un de vos principaux chefs d'accusation contre le général Boulanger est la «tentative d'embauchage de l'armée».
Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage et tentative suivie d'effet.
Mais cette tentative a été commise par les groupes, par le tas de farceurs qui ont formé un ministère dans lequel ils l'ont fait entrer.—Je ne vous dis pas leurs noms, parce que je ne charge pas ma mémoire des noms de ces gens-là;—mais il vous sera facile de les retrouver.
Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un «sabre», ont appelé à eux un général auquel, je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que les occasions, mais à qui elles ont tout à fait manqué, pour sortir de la foule des généraux. Un nom sans passé, sans illustration, et ils l'ont choisi exprès dans ces conditions, parce qu'un nom plus éclatant par lui-même, Mac-Mahon, Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient pas fait espérer d'être un instrument aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant.
Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité comme un ballon, comme un pantin de baudruche; ils lui ont appliqué un chalumeau, et se sont mis à souffler de tous leurs poumons pour l'enfler et le grossir; ils lui ont permis, en l'aidant même, de capter la faveur des soldats des chambrées par toutes sortes de menues concessions, de flatteries, et de «douceurs».
C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage du général par ses coministres, embauchage des soldats par le général et surtout par lesdits coministres.
Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï dire que vous vous soyez jusqu'ici adressé à eux.
Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué maladroitement et sottement: les Floquet, les Freycinet, les Lockroy, gens plus récents dont je n'ai pas encore oublié les noms.
Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont opposé au brav'général, autre pantin de baudruche qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir suffisamment.
Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et pérorer dans les départements.
Complice, la majorité de la Chambre des députés.
Complice, vous aussi, monsieur le procureur général, qui me semblez conduire l'affaire avec plus de passion ou plus de complaisance que de sagacité et de savoir-faire.
Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables. J'espère que vous me saurez gré de vous avoir ainsi éclairé.
Vous savez maintenant tout ce que je sais sur cette affaire; je ne vous en dirais pas davantage au Luxembourg.
Si j'apprends quelque autre chose et du nouveau, je m'empresserai de vous le communiquer.
Je suis, monsieur le procureur, avec tous les sentiments que l'on a au bas d'une lettre,
Votre serviteur,
A. K.
II
LE CENTENAIRE DE 1789
Vous mentez!
Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous voulez célébrer.
C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que vous voulez fêter, en en rappelant les traditions, en en renouvelant et continuant les criminelles et monstrueuses folies. Vous mentez, et je vais le prouver, non aux soi-disant républicains, qui le savent aussi bien que moi, mais aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux jobards qui se laissent endoctriner et atteler au cheval de Troie, machina fœta armis, qu'ils traîneront dans la ville pour achever de la ruiner.
Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote des rois et le plus égoïste des hommes, possédait une faculté de premier ordre pour un roi, «la science du choix»;—il se trouvait lui-même trop grand pour avoir à craindre d'approcher de lui les grands hommes qu'il avait la conscience de toujours surpasser ou plutôt qu'il absorbait comme des rayons à ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;—en dehors de cela, il «aimait la guerre», comme il se le reprocha en mourant;—amour singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la science, ni les instincts, ni le tempérament;—personne n'était moins guerrier,—mais c'était une occasion, un piédestal pour recevoir des louanges dont il était insatiable, louanges qu'il prenait tellement au sérieux qu'il avait fini par se croire lui-même un héros.
La France était à lui et aussi les hommes de la France, et le sang et l'argent de ces hommes tout lui appartenait, et il ne croyait en devoir compte à personne.
Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée qu'il fut un moment obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour se procurer huit millions en espèces;—dans son règne il avait dépensé dix-huit milliards.—Il laissa la France endettée de quatre milliards cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses amours effrontément publiques et ruineuses pour le pays. C'était le despotisme sous la forme la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable.
Le peuple français ne bougea pas.
Louis XV le Bien-Aimé, s'amusait davantage, quoique avec moins de faste, mais sans plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit graduellement jusqu'à la crapule.—La France subit de grandes humiliations en rendant toutes ses conquêtes par le second traité de paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante défaite de Forbach et la guerre de Sept ans, par le traité de Paris, qui céda le Canada à l'Angleterre.
Le peuple français ne bougea pas.
Les parlements ayant risqué des réprimandes furent simplement exilées et supprimées.
Le duc de Berry monte sur le trône sous le nom de Louis XVI. Il refuse le don onéreux du joyeux avènement, de même que sa femme «la ceinture de la reine»; il supprime une partie de sa maison militaire,—fait disparaître tout le faste de la royauté, restreint ses dépenses personnelles à des actes de bienfaisance, abolit la torture,—supprime les lettres de cachet, délivre les prisonniers de la Bastille,—rappelle les parlements, met au ministère les hommes que lui désigne l'opinion publique—entre autres deux hommes éminents par la science, par l'honnêteté, par les mœurs, par le caractère: Malesherbes et Turgot;—crée la Caisse d'escompte. La France se trouvait en face d'un déficit qui datait des règnes précédents et s'élevant à cinquante-cinq millions,—chiffre qui ferait lever les épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il cherche, demande et accepte des conseils. A cet effet, il convoque les États généraux. Les députés envoyés à Paris arrivent avec des cahiers imposés par leurs commettants; tous ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie héréditaire et l'inviolabilité du roi.
Dans la nuit du 4 août 1789,—la noblesse et le clergé renoncent à leurs droits et privilèges—et Louis XVI est déclaré à l'unanimité—«restaurateur de la liberté de la France.»
C'était une immense révolution que celle qui avait lieu dans le gouvernement, dans les mœurs, dans la liberté,—comparée aux deux règnes précédents; c'était bien au delà de ce qu'on avait pu espérer, même désirer: c'était l'entrée dans une ère nouvelle—d'égalité, de liberté, d'amour du peuple,—d'économie, de prospérité. La sagesse, le bon sens, la justice étaient d'arrêter là—et d'attendre de l'avenir les progrès peut-être désirables, mais non encore définis qu'on pourrait désirer.
Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le despotisme humiliant, contre les scandales ruineux, se montra contre un roi honnête, vertueux, ami du peuple—qui avait eu l'imprudence de dire, un jour d'émeute: «Je ne consentirai jamais à ce qu'une goutte de sang français coule pour ma défense.» Alors on l'attaqua.
C'était bête, c'était lâche,—deux des éléments constitutifs de la cruauté.
Cela rappelle un vaudeville joué autrefois par le célèbre acteur Potier—les Inconvénients de la diligence.—Un voleur a établi à un tournant de la route trois manches à balai fichés en terre et coiffés d'un vieux chapeau, vêtus d'une vieille capote et armés d'un bâton étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il arrête la diligence qui passe le soir, et les voyageurs, effrayés par le nombre des agresseurs, n'opposent pas une inutile et dangereuse résistance,—Potier tombe la face à terre devant un des manches à balai—et sans oser relever la tête lui dit:
—Monsieur le voleur, honorable voleur, ne me tuez pas, ne me faites pas de mal, je ne pense même pas à me défendre; voici ma montre; c'est un bréguet que je vous recommande; je la monte tous les soirs à neuf heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une minute en six mois; vous en serez content. Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte?
Mais, comme la main offrant la bourse et la montre ne sent pas une autre main qui les prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et s'aperçoit de sa supercherie;—alors il se relève furieux, tombe sur le mannequin à coups de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es qu'un mannequin?—Je vais t'arranger, tu sauras que tu as affaire à M. Prud'homme, je ne suis pas quelqu'un qu'on effraye—et, en s'adressant à moi, on trouve à qui parler.
Les coquins, les bavards, les ambitieux, les avides persuadèrent à la populace qu'elle était le peuple, et que ce peuple avait héroïquement pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait plus depuis treize ans, c'est-à-dire depuis que le roi et Malesherbes avaient ouvert les portes aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet; le bâtiment de la Bastille était non défendu, mais gardé par quelques invalides qui furent massacrés.
Pendant ce temps, que faisait le roi?
Il écrivait à un de ses amis:
«Sous le gouvernement des rois qui m'ont précédé, monsieur, des circonstances malheureuses et imprévues ont formé la dette publique; j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre; j'ai consulté les hommes qui joignirent la théorie à la pratique; j'ai confié les places administratives, en cette partie, aux financiers les plus habiles: ils ne m'ont offert pour remède que des emprunts, des impôts, ou la banqueroute; des projets désastreux de banque, ou des actes frauduleux... Ruiner l'État ou pressurer le peuple, voilà tout leur secret! Ce n'est pas ainsi que Sully acquittait les dettes contractées par le bon Henri, après une guerre longue et sanglante, lorsque les forfaits de la Ligue, la haine des catholiques et la méfiance des protestants semblèrent ôter toute confiance. Sully ne se borna point à de bizarres spéculations, il méprisait les esprits systématiques: ce n'est que dans l'économie qu'il trouvait des ressources. Exciter l'industrie, protéger l'agriculture, encourager le commerce: voilà toute sa politique, toutes ses ressources et tous ses moyens financiers. Je ne m'étonne plus si mon aïeul, le grand Henri, que mon cœur chérit et révère, avait acquis, par les services de cet excellent ministre, le cœur des Français. Henri était adoré, et cependant j'ose vous assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple d'un amour plus tendre que celui que je porte à tous mes sujets.»
Il écrivait à Malesherbes:
«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui ont intérêt à égarer mes principes, à empêcher que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à moi, il est de la plus haute importance, pour la prospérité de mon règne, que mes yeux se reposent avec satisfaction sur quelques sages de mon choix; que je puisse appeler les amis de mon cœur, et qui m'avertissent de mes erreurs avant qu'elles aient influé sur la destinée de vingt-quatre millions d'hommes.
»Mon cher Malesherbes, vous me demandez votre retraite? Non, je ne vous l'accorderai pas, vous êtes trop nécessaire à mon service; et, quand vous aurez lu cette lettre en entier, je connais assez votre âme sensible pour ne pas croire que vous cesserez de me la demander.
»Vous balançâtes longtemps à venir respirer à la cour un air qui convenait peu à la touchante simplicité de vos mœurs; mais Turgot vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous opérer un bien durable: il vous décida, et je l'en estimai davantage.
»Vous avez commencé votre ministère avec une vigueur qui ne contrariait pas mes principes: on se plaignait des lettres de cachet, dont votre prédécesseur disposait au gré de ses favorites, et vous avez refusé d'en faire usage. La Bastille regorgeait de prisonniers qui, après plusieurs années de détention, ignoraient quelquefois leurs crimes; et vous avez rendu à la liberté tous les hommes à qui on ne reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs en faveur, et tous les coupables qui avaient été trop punis.
»Temps plus heureux, le moment si cher à mon cœur, où, bannissant une vaine pompe, je n'aurai plus d'autre maison que les hommes de bien, tels que vous, qui m'entourent; et pour gardes les cœurs des Français.»
Voyons maintenant comment, dans l'éducation de son fils, il préparait un roi pour la France.
A l'instituteur du dauphin:
«Vous avez à former le cœur, l'esprit et le corps d'un enfant.
»L'exemple, de sages conseils, des louanges accordées avec art et des réprimandes toujours faites avec douceur feront naître dans le cœur de votre jeune élève la douce sensibilité, la honte de la faute, l'envie de bien faire, une louable émulation et le désir de plaire à son instituteur.
»Peu de livres, mais bien choisis; des livres élémentaires, clairs, précis et méthodiques; une aimable occupation qui ne fatigue point la mémoire, qui excite la curiosité, donne le goût de l'étude et l'amour du travail doivent former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé, docile et studieux.
»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât d'un état mécanique dans les moments de loisir ou pendant les récréations. Je sais bien que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent plaisant de me voir joindre les instruments de la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens ce goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes par excellence a fait mon apologie: mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un jour ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables que par des exploits guerriers. La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle gloire que celle qui répand des flots de sang humain et ravage l'univers! Apprenez-lui, avec Fénelon, que les princes pacifiques sont les seuls dont les peuples conservent un religieux souvenir. Le premier devoir d'un prince est de rendre un peuple heureux: s'il sait être roi, il saura toujours bien défendre le peuple et sa couronne.
»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs français, afin de développer dans ses facultés intellectuelles cette pureté d'expression que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits, un prince que tous les sujets auront droit un jour de juger.
»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni de Charles XII dont il faut entretenir votre élève: ces princes sont des météores qui ont protégé le commerce, agrandi la sphère des arts, enfin des rois tels qu'il les faut aux peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les louer.
»En attendant que votre jeune élève apprenne l'art de régner, faites réfléchir sur lui le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui rappeler qu'il n'est au-dessus des autres hommes que pour les rendre heureux.
»Je me réserverai certains moments pour apprendre à mon fils la géographie, bientôt les premiers éléments de l'histoire lui seront développés, nous déroulerons devant lui les annales des peuples anciens et modernes.
»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est lorsqu'on peut tout qu'il faut être très sobre de son autorité. Les lois sont les colonnes du trône: si on les viole, les peuples se croient déliés de leurs engagements.»
Il semble que Louis XVII eût été mieux élevé pour être un grand et bon roi que ne l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy, Rouvier, Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre, Vergoin, sans compter la horde des affamés qui se disputent les lambeaux de la France.
On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa sainte sœur, et on a fait mourir le dauphin de misère dans une prison.
Vous mentez!
Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous voulez célébrer, rappeler et ramener, parce que là seulement vous voyez satisfaction à vos ambitions, à vos vanités, à vos appétits.
Les gouvernements étrangers ne s'y trompent pas et ne permettent pas à leurs ambassadeurs d'assister à cette comédie, à cette mascarade.
Aujourd'hui, après un siècle de guerres étrangères et intestines, après des pillages, des ruines, des misères de tout genre, nous sommes moins avancés dans la liberté que nous l'étions après la nuit du 4 août.
Si Louis XVI avait alors—et la France et l'impartiale histoire peuvent lui reprocher de ne pas l'avoir fait—si Louis XVI avait fait pendre une demi-douzaine de scélérats et de monstres et envoyé pérorer dans quelques colonies une cinquantaine de bavards,—monstres et bavards qui, plus tard, mais trop tard, se sont entre guillotinés,—quelques-uns se réservant pour l'antichambre de Napoléon!—Louis XVI eût épargné à la France neuf cent quatre-vingt-neuf mille huit cent seize femmes, hommes, enfants, guillotinés, mitraillés, noyés, massacrés avec des raffinements de cruauté sauvage,—le pillage, le gaspillage effréné de la fortune publique,—la banqueroute. Il eût épargné les cinq millions de cadavres français laissés sur les champs de bataille—et deux invasions. Il nous eût épargné la haine et la défiance de l'Europe dont nous souffrons encore aujourd'hui.
Combien eût été différent le sort de la France si Louis XVI, finissant ses jours sur le trône, eût laissé pour continuer son œuvre le fils qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur de la France!
En 1830, la Providence nous permit de renouer le fil de la tradition et de repartir de 1789.
Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit années d'une prospérité, d'un éclat en tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait peut-être pas l'équivalent dans toute notre histoire,—la haine et la rancune de l'Europe s'étaient calmées, presque effacées. Les Français ont préféré une parodie de l'Empire avec une troisième invasion et un nouvel isolement de la France, puis une parodie de 1792 et 1793. —C'est là que vous voulez en revenir, car vous élevez des statues à Étienne Marcel, assassin et traître qui allait livrer Paris à Charles le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue par un bourgeois; à Danton, l'instigateur des massacres de Septembre.—Mais, pour célébrer justement, honnêtement, heureusement le centenaire de 1789, c'est aux quatre victimes assassinées,—Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Elisabeth et le petit dauphin, qu'il faudrait élever un monument national, symbole de regrets et d'expiation. C'est à Malesherbes, à Turgot qu'il faudrait élever des statues. Il faudrait renouer encore une fois le fil de la tradition de 1789.—Vous avez encore cette belle, noble et surtout si française famille d'Orléans; ses membres n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune ni comme illustration,—mais ils sont prêts à se dévouer au salut de la France.
Si j'avais l'honneur—ça s'appelle-t-il encore comme cela—d'être député,—je monterais à la tribune et je proposerais de mettre aux voix cette motion;
«Pas de mensonges, pas de quiproquos; l'Assemblée nationale s'associe pleinement à la célébration du centenaire de 1789,—c'est-à-dire à l'abolition du despotisme, à l'extinction des privilèges, à l'égalité devant la loi, à la liberté dont Louis XVI fut unanimement déclaré le restaurateur. Mais, en même temps, elle affirme son horreur et son mépris pour les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.»
Il serait curieux et instructif pour les électeurs de voir ceux qui se dérobaient à ce vote.
LES PRIX DE BEAUTÉ
A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient de décerner des prix de beauté.
Quelques doutes se sont élevés à ce sujet dans mon esprit;—je vais vous les dire,—peut-être quelqu'un pourra les dissiper.
Quels sont—quels peuvent être les juges? quelles garanties aura-t-on de leur compétence, de leur goût, de leur équité, de leur incorruptibilité?
Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent véritablement en beauté féminine.—Combien savent par la pensée séparer une femme de sa parure, et ne pas trouver plus jolie que les autres celle qui est la plus «à la mode».
Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut pour résultat la ruine de Troie, l'Iliade, l'Odyssée et l'Énéide,—Vénus, malgré sa supériorité sur Junon et Pallas,—eut des doutes au dernier moment, et ne dédaigna pas de corrompre Pâris en lui promettant Hélène!
Les concurrentes—quelles diablesses de femmes peuvent êtres ces concurrentes?—se présenteront-elles aux yeux des juges en grande toilette, ou telles que la peinture nous a si souvent représenté les trois déesses,—seul costume convenable pour un jugement sérieux.—Si les candidates sont vêtues, il ne s'agit plus que du visage, et la tête n'est en hauteur que la septième partie d'une femme bien proportionnée;—si elles sont nues, comme fit la princesse Borghèse devant Canova, laissant la pudeur pour éterniser la beauté, les juges conserveront-ils leur sang-froid?
Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des idées suffisamment justes et arrêtées sur les charmes qu'elles apportent au combat? Je soupçonne les femmes de ne pas entendre grand'chose à leur propre beauté.—Autrement permettraient-elles à des modes absurdes—tantôt de leur faire les bras plus gros que la taille, les manches à gigot; tantôt de leur mettre, par les hautes coiffures, les visage au milieu du corps; tantôt de leur faire un gros ventre—ou un gros derrière, que la mode vient placer à sa fantaisie parfois au milieu du dos?
Combien mourraient désespérées dans la nuit si, en se déshabillant le soir telles se trouvaient construites comme elles se sont évertuées à le faire le jour!
Les femmes se scandalisent sans cesse des succès qu'obtiennent auprès des hommes certaines femmes qu'elles déclarent des «laiderons».
C'est qu'il faut diviser la beauté en deux espèces très souvent fort différentes.
Il y a la beauté qui se prouve—et la beauté qui s'éprouve.
La première a des règles fixes souvent imaginées et pour le moins consacrées par les arts;—c'est une question, ou plutôt une grammaire, une syntaxe qui dit inflexiblement comment on doit avoir le front, le nez, les yeux, les hanches, les jambes, les mains, etc.
Mais tout cela réuni peut laisser celles qui le possèdent manquer d'un don qui l'emporte victorieusement sur cette réunion:—c'est le charme,—et c'est ce qui constitue la seconde, c'est-à-dire la beauté qui s'éprouve, qui émeut, qui trouble, qui fascine.
La beauté, qui se prouve et dont les conditions peuvent changer et changent très souvent, exige un petit front, un petit nez droit; elle fixe la dimension et la forme légale des yeux, mais elle ne tient pas compte du regard.
Or les yeux sont des fenêtres où viennent se montrer l'âme et l'esprit.—Que deviendraient les plus grandes, les plus belles, les plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait personne?
A propos du nez, parlerons-nous du petit nez retroussé de Roxelane, qui changea les lois d'un empire?
Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il pas sur le trône?
Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse avoir les yeux trop grands, la bouche et les pieds trop petits, la taille trop menue.
Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger de leur propre beauté par le succès qu'elles obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés; mais, là encore, elles peuvent se tromper:—les hommes, dans leurs préférences, se soumettent aussi à la mode.
J'ai vu, dans le cours relativement restreint de ma vie, les femmes maigres et vertes à la mode, et une noble Italienne, qui portait à l'excès ces deux dons, être entourée, comblée d'hommages pendant dix ans;—puis les femmes maigres et vertes ont été remplacées par les beautés plantureuses et colorées de Rubens. J'ai vu les cheveux roux honnis d'abord, puis ensuite adorés au point de faire gâter les plus belles chevelures noires, brunes ou blondes par des teintures vénéneuses.—J'ai vu plus d'une fois telle femme médiocrement et même point du tout belle, mais se déclarant elle-même, s'établissant, s'installant jolie femme et disant: «Nous autres jolies femmes,» et, au besoin, se plaignant «du don funeste de la beauté», qui expose les jolies femmes à tant de périls, être entourée, courtisée préférablement à d'autres réellement belles ou jolies, à peu près comme les fermières mettent un faux œuf, un œuf de plâtre, dans le nid où elles veulent que leurs poules aillent pondre.
Un autre point qui abuse certaines femmes: telle vous dira, avec une mine hypocritement fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux, on ne peut se montrer dans la rue sans être «dévisagée» et suivie!
Mais, ma chère petite,—tu te glorifies de ce qui te devrait te faire rougir de honte,—regarde cette autre femme bien plus belle que toi qui n'est guère regardée ni surtout suivie;—eh bien, les hommes ne «l'ennuient» pas, ne la «dévisagent» pas, de même qu'elle est moins entourée que toi dans un salon.—Prends garde, examine, surveille, au besoin modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes, tes airs de tête,—il y a là quelque chose à corriger;—ces hommes si «ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps ni «payer trop cher». Quand ils suivent une femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur de leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque peut réussir—et les mener à un but qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;—combien, même au salon, doivent ce qu'elles croient un succès à une apparence de facilité,—tandis que cette femme que tu vois moins entourée, jamais suivie dans la rue doit ce que tu crois un abandon, une infériorité, une défaite à la parfaite correction, à la sévérité de son costume, de sa démarche, de ses attitudes, de ses airs de tête, de ses regards;—sa longue jupe tombe sur ses pieds à plis lourds et inflexibles comme du plomb—et ne permet pas à l'imagination de se figurer ces plis dans un autre sens que la perpendiculaire; ses vêtements semblent rigoureusement attachés à sa personne comme les plumes à l'oiseau,—tandis que, pour toi, il semble que la moindre brise, peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger les plis de ta robe, les agiter, les rendre transversaux, les chiffonner.
Il y avait autrefois un usage général que quelques-unes seulement aujourd'hui conservent; c'était de ne paraître dans la rue, à la promenade et dans les lieux publics que modestement, simplement, austèrement vêtues—presque sous le domino du bal masqué,—de passer inaperçue;—on laissait les triomphes de la rue aux filles qui n'ont pas de salons.
Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui, voyant leurs salons abandonnés pour les cercles, elles-même délaissées pour les «filles», ont voulu engager le combat et aller braver et vaincre leur indignes rivales là où elles pouvaient les rencontrer;—de là à s'enquérir de la modiste de telle courtisane, de la couturière de telle «impure» dont elles savent les noms et la demeure; de là à imiter leurs costumes et, par une pente insensible, leurs allures, il n'y avait que quelques pas qu'elles ont vite franchis.—Et tout cela pour se faire battre, car, comme filles, elles sont toujours moins filles que les vraies filles;—très peu même peuvent lutter de luxe avec elles, car une «honnête femme» ne peut guère ruiner que son mari et, à la rigueur, un amant,—tandis que les filles ruinent le public;—elles n'ont pas compris, elles ne comprennent pas que c'était en sens contraire qu'il fallait engager la lutte, qu'il fallait être «autres», ce grand charme! qu'il fallait rendre leurs salons plus rigoureux, plus fermés, plus solennels, et elles-mêmes plus sévères, plus majestueuses, plus imposantes et rester et être plus que jamais d'une autre espèce, presque d'un autre sexe que les filles,—redevenir les grandes justicières de la société,—faire comprendre que, pour leur plaire, il ne suffit pas d'être riche, habillée à la mode, d'être «chic», mais que leurs préférences sont absolument réservées aux plus braves, aux plus spirituels aux plus distingués, aux plus respectueux... en public.
Je parlais de salons fermés,—c'est-à-dire de salons où il faut, pour y être admis, remplir certaines conditions;—aujourd'hui, sauf quelques rares exceptions,—on veut la foule—la publicité; on a soin d'inviter des journalistes pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs des magnificences, des splendeurs, de tel dîner, de telle soirée, de tel bal.
Avec le «menu» du dîner—la parure des femmes, on les flatte, on les cajole pour avoir un «bon article», sauf à dire ensuite: «Mon Dieu, que ces journaux sont insupportables!»
Un homme était éperdument amoureux d'une femme douée de cette puissance, de ce charme magnétique, plus triomphant que les plus rares et les plus incontestables beautés;—une autre femme scandalisée de cette influence que naturellement elle ne pouvait sentir ni comprendre, lui dit: «Mais, enfin, elle n'est pas jolie.—Peut-être, répondit l'amoureux, mais elle est pire.»
Il est un autre genre, sinon de beauté, du moins de puissance tout à fait relative,—c'est d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes les perfections de formes, d'élégance, de teint, d'expression; fûtes-vous Vénus elle-même, il est un succès que vous ne pouvez atteindre, c'est d'être une autre,—et vous risquez fort d'être vaincue par une femme qui n'aura que ce seul avantage,—fût-elle d'une figure médiocre et même laide.
Quelques femmes cependant—mais très rares—ont le don de se métamorphoser d'un jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais la même, de composer d'une seule femme un harem complet; mais ne croyez pas que ce don-là, peu prodigué par la Providence, se puisse obtenir en se déguisant, en se métamorphosant;—non, il est natif, naturel et dépend plus du caractère, du tempérament que des conditions extérieures;—il ne suffit pas cependant d'être capricieuse, quoique cela n'y nuise pas.
A propos de se déguiser, une preuve: les femmes n'entendent pas toujours grand'chose à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate et universelle dans le monde entier de telle ou telle forme de vêtements, de coiffures, de chaussures, de telle ou telle couleur;—formes et couleurs qui rompent follement les harmonies, qui tiennent une si grande place dans la beauté.
Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que date la mode des cheveux rouges, mode intermittente; car cette couleur a été, à certaines époques, méprisée, haïe, proscrite.
Nous la voyons admise du temps de Martial! qui envoie un savon à une belle Romaine en lui disant:
«Recevez ce savon; son écume mordante allume et rougit la chevelure des Teutones, et rendra la vôtre plus belle encore que celle des captives de ce pays.»
Caustic Teutanicos accendit spuma capillos.
Juvénal nous montre Messaline—préférant un grabat au lit impérial, s'en allant la nuit cachant ses cheveux noirs sous une perruque jaune.
Nigrum flavo crinem abscondante
A une époque où sévissait dans sa plus grande intensité la mode des cheveux rouges, où tant de femmes gâtaient et perdaient de belles chevelures noires, blondes et brunes, les empoisonnant de drogues corrosives, un homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la frénésie d'une jeune fille à la crinière orange qu'il rencontrait dans le monde.—Il faut dire que nous étions en pays italien,—et que, au milieu des teints d'ivoire d'un blanc mat, des cheveux d'un noir reflété de bleu,—des yeux de velours noir, cette peau de l'étoffe et de la couleur des roses pâles comme «le Souvenir de la Malmaison ou le Captain Christy, ces yeux de turquoise, cette abondante chevelure rutilante, il était impossible d'être plus «autre» et d'en bénéficier davantage, et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration qu'il ne lui en était légitimement dû.—Un des amis de l'amoureux s'avisa, dans une intention qu'il croyait bonne, de le conduire un jour sans l'avertir, dans un jardin où il savait que la belle rousse avait coutume de se promener tous les matins pour prendre l'air avec toute sa famille; là, il vit non seulement l'objet adoré, mais aussi la mère qui n'allait plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas, de même que deux sœurs de la belle qui n'y allaient pas encore, âgées l'une de seize ans, l'autre de quatorze;—plus encore, deux autres petites filles et deux petits garçons, tous avec la même chevelure enflammée; là, au milieu d'eux, tous en restant une jolie fille, comme elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de l'étrangeté et du contraste, elle ne restait plus «autre».
L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux.
Je ne l'eusse pas fait ni même tenté—estimant, comme je le fais, que l'amour, loin d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de guérir, est, au contraire, l'état le plus complet de la pleine et heureuse santé du corps, de l'esprit et de l'âme—et qu'il vaut cent fois mieux un amour, même fou, même malheureux, que pas d'amour.
De même que ce vrai savant, le centenaire Chevreul, avec autant d'esprit que de bon sens en constatant que la science est un chemin dont personne n'a vu la fin,—se dit «le doyen des étudiants» de même, pour ceux qui ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer qu'on ne sait pas grand'chose et qu'il faut se dire étudiant de première, de seconde, de trentième, de centième année, ès problèmes sans solution, ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès énigmes sans mot dans cette charmante, terrible et périlleuse étude.
On a beau apprendre tous les jours quelque chose, on finit par découvrir qu'on ne sait à peu près rien; cependant, m'étant quelque peu livré à l'attrait de cette étude ardue et vertigineuse, je ne me lasse pas de chercher partout des lumières et même des lueurs; j'en demande même aux saints, et je veux communiquer à mes lecteurs ce que m'ont enseigné et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard et surtout saint François de Sales.
Saint Bernard tenait pour une œuvre plus miraculeuse que de ressusciter les morts, de converser souvent en termes familiers avec des femmes sans perdre quelque chose de la chasteté du cœur ou quelquefois sans la perdre tout entière.
Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre Camus, on parlait à saint François de Sales d'une dame de son pays et un peu sa parente, et, comme on disait que c'était la plus belle femme de cette contrée, il se tourna vers moi et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»—Je lui répondis un peu brusquement: «Vous la voyez souvent, elle est votre parente d'assez proche; comment en parlez-vous ainsi sur le rapport d'autrui?
Il me répondit avec sa simplicité ordinaire:
«—Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je lui ai parlé beaucoup de fois; mais je puis vous assurer que je ne l'ai pas encore regardée.
—Mon père, lui dis-je, comment faut-il faire pour voir les gens sans les regarder?
—Cette personne, me répondit-il, est d'un sexe qu'on peut voir, mais qu'il ne faut pas regarder; il le faut voir superficiellement et en général pour distinguer que c'est une femme à qui on parle, et se tenir sur ses gardes pour ne la regarder pas fixement et d'un regard trop arrêté et trop discernant.»
Au fond, François de Sales aimait les femmes—au moins avec une tendresse et une indulgences paternelles,—mais il se défiait d'elles et surtout de lui-même;—ce que je viens de citer en est la preuve.
Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris qu'une personne de «grande qualité» et de grande dévotion, qui était sous sa conduite, n'avait pas seulement quitté les pendeloques et les diamants aux oreilles. Il répondit:
«—Je vous assure que je ne sais pas seulement si elle a des oreilles; ces pendeloques, ce sont mondanités féminines de l'essence de ce sexe, et puis je crois que la sainte femme Rébecca, qui était bien aussi vertueuse que cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour porter les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui apporta de la part d'Isaac.»
Comme il était bienveillant, modeste et ne craignait pas la vérité ni les observations, quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement que l'on ne voyait que des femmes autour de lui.
«—Sans comparaison, répondit-il, il en était de même de Jésus-Christ, et les pharisiens en murmuraient.
—Mais, répliqua la même personne, je ne sais pourquoi ni à quoi elles s'amusent autour de vous; car je ne m'aperçois pas que vous jasiez beaucoup avec elles, ni que vous leur disiez grand'chose.—Et comptez-vous pour rien, repartit François de Sales, de les laisser tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir d'oreilles pour les écouter que des langues qui leur parlent et leur répondent;—elles en disent pour elles et pour moi;—c'est cette facilité à les écouter qui les fait s'empresser autour de moi.—Les femmes seraient trop faibles et désarmées, sans la langue qui est leur épée, et elles ne la laissent pas se rouiller.»
Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne pas nommer ajoute à ce secret, pour se concilier les femmes, de les écouter, de les encourager à parler et à tout dire, et aussi de faire semblant de les croire.
On a pu voir longtemps, en consultant les archives et les statistiques de la justice, que les femmes commettaient moins de crimes que les hommes, et cela dans une proportion assez grande; quelques-uns attribuaient cette différence à la douceur naturelle du beau sexe; d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à ceci, que la plupart des crimes commis par les hommes étaient commis pour les femmes;—d'où cet aphorisme généralement adopté par la justice: «Quand un crime est commis, cherchez la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui que cette proportion n'est déjà plus la même et tend encore tous les jours à se rapprocher de l'égalité,—c'est une conséquence fatale d'une modification dans le caractère féminin.—Les femmes tendent à se masculiniser,—elles veulent être médecins, avocats, savants;—le nombre des femmes de lettres s'est prodigieusement accru.
Autrefois, elles inspiraient des vers et des crimes; aujourd'hui, elles commettent les vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence singulière du jury,—qui acquitte ou ne frappe que de peines légères les femmes qui déclarent digne de mort l'infidélité des hommes; elles défigurent, à l'aide du vitriol, les hommes qui cessent de les aimer et leur crèvent les yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne sont plus consacrés uniquement à les admirer.
Le mariage légal était autrefois indissoluble;—le divorce aujourd'hui y a mis ordre.
Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes, grâce à la crainte du vitriol et à l'indulgence de la justice envers les Arianes abandonnées.
Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui par une histoire qui m'a été contée il y a longtemps.
«Le fils du roi—on ne disait pas de quel roi—possédait un joli pavillon de chasse. Au milieu d'un parc distant de la ville de quelques heures;—un jour les paysans, qui cultivaient la terre autour du pavillon, et les gardes-chasse virent avec étonnement, à un kilomètre du pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais vue et qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient d'avoir vu bâtir.
»Elle était habitée par une femme d'un âge mûr et par une jeune fille d'une extraordinaire beauté; elles étaient servies uniquement par un homme très basané—qui faisait toutes leurs provisions au village, mais ne répondait à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à près de cent ans et survécut beaucoup à tous ceux qui vivaient au moment où se passe cette histoire—se voyant près de mourir, demanda un prêtre et lui fit d'étranges révélations sur ses maîtresses.
»—La mère, dit-il, était une puissante sorcière qui avait fait un pacte avec le diable, de ces femmes qui, comme dit Lucien, sont expertes dans les «charmes thessaliens», faisant à sa volonté descendre la lune sur la terre
την σεληνἡν χαταγουσα [tên selênhên chatagousa].
Tous les vendredis, elle montait à cheval sur un manche à balai équipé d'une riche housse comme un palefroi,—disparaissait dans les airs et allait au sabbat,—d'où elle était toujours revenue avec le chant du coq.
»Longtemps auparavant, comme il allait être pendu pour un crime qu'il avait commis dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait disparaître et l'avait enlevé:—par reconnaissance, il lui avait consacré la vie qu'elle lui avait sauvée.
»Quant à la fille, on ne lui avait jamais connu de père; on n'avait, non plus, jamais connu de mari ni d'amant à sa mère,—dont la grossesse avait paru dater d'une nuit passée au sabbat.
»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se promenant dans la forêt, fut surpris par un orage subit—tonnerre, pluie et grêle,—et que, se trouvant devant la chaumière, il avait dû y demander asile.
»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.—On lui offrit des fruits et du lait;—l'homme basané croyait que la mère avait versé clandestinement un philtre dans le lait que but le prince;—mais Proserpine—c'est le nom étrange que sa mère lui avait donné,—Proserpine était si belle, que le philtre était peut-être inutile.
»Le fils du roi revint plusieurs fois à la chaumière, se déclara amoureux et ne trouva pas Proserpine insensible;—mais, sans en obtenir les preuves qu'il aurait désirées.—Il avertit un jour la mère et la fille qu'il serait quelques jours sans les voir, à cause d'un voyage qu'il était obligé de faire;—il demanda un gage de souvenir, et Proserpine lui offrit et lui donna une mèche de ses cheveux.
»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille; ils étaient d'un noir refleté de bleu, si épais et si longs, que, éployés sur ses épaules, ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste manteau royal, et si fins, qu'il en fallait cinq pour faire le volume d'un cheveu d'une autre femme.—On enferma la boucle de cheveux dans un joli petit sachet de soie que le prince plaça sur son cœur.
»De ce moment, dit l'homme basané au prêtre, il était perdu;—ces cheveux étaient un talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué par Satan.
»Or il n'avait pas dit le but de son absence:—c'est qu'il allait se marier avec la fille d'un prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire ne se marient pas, on les marie;—il parut froid et préoccupé,—sembla insensible à la grande beauté de sa femme et s'empressa de revenir auprès de celle qui l'avait ensorcelé. Mais l'homme basané, en allant aux provisions dans le village, avait appris et rapporté à ses maîtresses ce qui se passait.—Leur désappointement fut terrible et leur colère menaçante; mais elles ne firent paraître que de la tristesse—et Proserpine se contenta de supprimer les quelques familiarités et privautés quasi innocentes qu'elle avait précédemment permises.
»Le prince protesta de son amour,—parla des nécessités de son rang,—d'alliance politique inévitable, etc. On sembla lui pardonner, mais avec des restrictions graduées juste au point nécessaire pour exaspérer sa passion. Proserpine était peu susceptible de tendresse, mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa mère lui persuada que tout n'était pas perdu si elle continuait à se conduire avec une réserve... relative.
»Le prince les logea dans le pavillon de chasse, les entoura de toutes sortes de magnificences et faisait de très fréquentes visites;—parfois il lui semblait qu'il gagnait quelque chose sur les savantes et stratégiques résistances de la belle; mais, le lendemain, il avait perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer.
»Quant à la pauvre princesse qu'il avait épousée de si mauvaise grâce, il s'était conduit et se conduisait avec elle d'une façon incroyable.—Dominé, enchanté, ensorcelé par la funeste mèche de cheveux, par ce diabolique talisman, il éprouvait pour cette très belle, très charmante personne un éloignement, une répugnance qu'on pourrait dire miraculeuse, si bien que, dans son honnête et adorable innocente naïveté, à une de ses dames qui risquait quelques questions sur les chances de voir bientôt un héritier de la couronne, elle répondit:
»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari, tous les soirs, me donne un baiser sur le front et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est ainsi que se font les enfants.
»Proserpine faisait des questions au prince sur sa femme; il essayait d'éluder les réponses, puis finissait par les faire.
»—Est-elle laide?
»—Non; elle est, dit-on, très belle, mais je ne la regarde pas; je vous aime uniquement et je ne vois que vous.
»—Comment a-t-elle les pieds, dit un jour Proserpine en allongeant son ravissant petit pied.
»—Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait attention,—on me l'a dit.
»—Apporte-moi un de ses souliers.
»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si petit, que Proserpine, malgré l'exiguïté de son pied, ne put le chausser. Sa haine et son désespoir furent à leur comble.—Elle parla à sa mère de se tuer;—celle-ci la calma par une promesse solennelle de la venger et lui traça un plan de conduite.
»—Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle avec un doux sourire,—mais peut-elle lutter avec moi pour la chevelure?
»—Personne ne peut lutter en aucun point avec vous aux yeux de l'homme qui vous adore,—elle passe pour avoir de très beaux cheveux.—mais j'y ai fait peu d'attention;—ils m'ont paru de la couleur et presque de l'éclat des vôtres.
»—Je veux les comparer, dit-elle, couleur, longueur et finesse, et, si je suis encore vaincue, je me résignerai à accepter le second rang;—car, pour ce qui est des femmes, le premier rang, la royauté légitime appartiennent à la plus belle.
»—Mais c'est impossible... Comment lui demander une mèche de ses cheveux?—avec le peu de familiarité qui existe entre nous.
»—Arrangez-vous;—cette mèche de cheveux sera le prix de ce que vous appelez un bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances.
»Le prince partit tout perplexe—demander à sa femme une boucle de ses cheveux; elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle? Ils sont tous à vous», avec la tête et le reste.
»Il était tout à fait impossible de faire dérober cette mèche par une des dames d'atours.
»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine était bien séduisant, bien enivrant;—il s'avisa d'une idée;—elle sait déjà que la princesse a les cheveux de la même couleur que les siens,—je vais lui porter ses propres cheveux que j'ai dans le petit sachet;—je n'ai plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant je conquiers Proserpine tout entière. Il ouvrit le sachet, prit la mèche de cheveux et les porta à son tyran.—Il ne s'aperçut pas du sourire de haine satisfaite qui se dessina sur le beau visage de Proserpine.
»—Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi pour que, ce soir, quand je serai décoiffée, je les compare aux miens pour la longueur. A demain la récompense.
»Le prince parti,—elle courut à sa mère:
»—J'ai les cheveux.
»—C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée de ta rivale;—je ferai des incantations, des conjurations qui mettront fin à sa vie en quelques instants, dans d'horribles souffrances. Mais tu verras ce que c'est que l'amour d'une mère; car c'est le dernier prodige que je puis demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai.
»A minuit—la mère et la fille gagnèrent un certain carrefour de la forêt; j'avais ordre de les suivre d'assez loin.
»Là, la mère traça un cercle,—y entassa certaines herbes sèches,—y mit le feu—et prononça d'horribles paroles, des malédictions, des promesses au diable, etc;—puis elle alluma les herbes et y jeta la mèche de cheveux; mais, au premier crépitement que firent les cheveux en brûlant, celle à qui ils appartenaient et contre laquelle la conjuration était faite, Proserpine tomba en poussant un grand cri, se roula dans d'épouvantables convulsions et expira. Une main invisible saisit la vieille par les cheveux et l'enleva.—Je tombai évanoui de terreur.
»Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté le talisman, il fut délivré de l'obsession;—ses yeux s'ouvrirent,—il vit la beauté et le charme de sa femme.
»Et la naissance d'un héritier coïncida, quant à la conception, avec cette même nuit où Proserpine avait promis de se donner.»
C'est ainsi que l'homme basané raconta l'histoire avant de mourir avec l'absolution du prêtre qui l'assistait.
P.-S.—J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux Centenaire de 1789 à 1889.
J'ai condensé en CINQ CENTS LIGNES la véritable histoire de France depuis cent ans, par un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais voulu être rien dans rien.
Ces cinq cents lignes sont la réfutation des mensonges effrontés publiés sur cette époque en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc Michelet et tant d'autres.
Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits et infligé à la France tant de désastres et de misères.
Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à Paris, boulevard Victor-Hugo, 104, à la Librairie nationale.
UNE FEMME DANS UN SALON
Vos regards rencontrent dans un salon une femme d'une si parfaite et splendide beauté qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité des traits, à la magie de la physionomie en même temps douce, fière et spirituelle,—elle joint la majesté et la souplesse de la taille, la noblesse et l'harmonie de la démarche, une voix mélodieuse et doucement vibrante et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante créature! elle est mariée?—Oui.» Et on vous montre après, dans un coin, à une table de jeu, un homme gros, court, ventru, épais, mal bâti—vulgaire, grossier, la physionomie effacée, présomptueuse et bête.
—Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle profanation! quel crime d'avoir livré cette admirable créature à cet immonde personnage!
Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée, c'est elle qui l'a choisi, c'est un mariage d'amour.» Vous êtes désenchanté, et vous cherchez à démêler sur ce visage qui vous charmait des signes de vulgarité, d'inintelligence, de bêtise ou de vice,—et vos regards se détournent avec dégoût.
C'est l'impression que doivent ressentir en ce moment les étrangers qui viennent à Paris, à l'Exposition. Ils voient la France grande, riche, puissante, embellie de toutes les magnificences, de tous les miracles de l'intelligence et du génie.
Oh! la grande, la merveilleuse nation!
Quels sont les hommes supérieurs, les grands hommes, les génies, les demi-dieux, dignes de la diriger, de la commander?
Et on leur montre un ramassis d'hommes vulgaires dont les meilleurs sont des médiocres, dont la plupart ont déjà été plus d'une fois renversés du pouvoir comme incapables et dangereux,—dont aucun n'est recommandable par aucune supériorité en aucun genre, dont la moralité a subi de vives attaques. Celui-ci est un bijoutier en faux, cet autre un vidangeur ayant fait de mauvaises affaires;—celui-là, du temps que le petit Thiers se faisait leur complice pour devenir leur maître, a été publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité et sa présomption infligé à la France la moitié de ses pertes en hommes, en argent et en territoire; tel autre a participé aux crimes de la Commune, pillage, assassinats, incendies. Chacun d'eux se sentant petit, ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de lui au pouvoir des hommes moins petits qu'eux qui dénonceraient l'exiguité de leur taille;—mais, pour porter un jugement plus certain, moins suspect, sur les maîtres actuels de la France, laissons parler un homme qui a été un peu étourdiment leur ami et leur complice et paraît s'en être fort dégoûté: je copie textuellement, dans le journal de M. Rochefort, l'Intransigeant du 31 mai:
—Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine, ces crapules, ces escarpes, et ces souteneurs qui ont fait de la France leur marmite.
—Oh! la pauvre grande nation! quelle tristesse de la voir avilie, déshonorée par une pareille horde de tyrans!
Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis, elle les soutient, elle les aime.
Ah! la malheureuse! quelle déplorable prostitution! comment allier tant de grandeur et tant de bassesse!
A M. Q. de Beaurepaire,
C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole; vous ne m'avez pas dérangé, et je vous ai promis, en retour, de vous aider de mon petit mieux par des renseignements et des avis dans la besogne ingrate et peu facile que vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée.
Savez-vous, Monsieur, que le brav' général, MM. Rochefort et Dillon n'ont pas eu tort de se dérober à l'arrestation préventive que vous aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps qu'ils seraient à Mazas, sans pouvoir deviner pour combien de temps ils y seraient encore renfermés avant d'être jugés.
A vrai dire, je ne comprends les lenteurs étranges de cette instruction, que par l'espoir que vous aurez conçu d'en fatiguer la légèreté et d'exciter l'amour du nouveau caractère français. Le public finira par dire: «Quoi! encore le procès Boulanger! Ah! c'est vieux, c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.» Et alors on pourrait tout doucement n'en plus parler et laisser tomber l'affaire.
En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester mon étonnement d'un oubli bien étrange que vous avez fait.—Eh quoi! vous avez dérangé, ennuyé tant de gens qui ne tenaient ni de près ni de loin à l'affaire, et vous n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux cheval noir qui a contribué pour une si large part à la popularité du général!
Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il, comme son maître, réussi à gagner la Belgique ou l'Angleterre?
N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous pas le rôle important que ce cheval a joué dans le complot? Savez-vous seulement son nom? ce nom destiné à l'immortalité, comme celui du Bucéphale d'Alexandre, du Bayard de Roland, de l'El-Borach sur lequel Mahomet monta au ciel pour jaser avec Dieu, d'Incitatus, qui fut nommé consul par Caligula.
De Rossinante.
La fleur des coursiers d'Ibérie.
Les historiens n'ont-ils pas dû regretter d'ignorer le nom du cheval de Darius, fils d'Hystape, qui donna l'empire à son maître par un hennissement fait à propos. Et ce cheval pour lequel Richard III offrait son royaume. Et le cheval de Job, qui disait: «Allons!» Et l'âne de Balaam qui donnait de si bons conseils au prophète, lequel se repentit amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse sur laquelle le fils de la vierge Marie fit son entrée à Jérusalem. Et Pégase, qui porte les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent à l'hôpital.
Savez-vous si le cheval noir sait hennir à propos; s'il peut dire: Allons! à son maître irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de sages avis; si, contrairement à Richard III, le brav'général pourrait le troquer contre un royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir de le nommer consul, sénateur ou procureur de la République. Et le cheval de Troie,
Instar montis equum,
à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant d'être républicain.
Machina fœta armis,
machine grosse d'armes et de périls, à laquelle le peuple français, peuple aussi jobard que les Troyens, s'attelle pour l'introduction dans la ville et dans la République.
N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance le rôle de Laocoon?
Equo ne credite teneri.
Troyens, défiez-vous du cheval noir!
Et ne devez-vous pas percer ses flancs de votre éloquence, comme le fit Laocoon avec le fer de sa javeline?
Validis ingentem viribus hastam contorsit.
«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup de foi aux augures tirés des chevaux.»
Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage, aucune idée, aucun moyen?
Si vous l'avez laissé échapper, c'est une grande faute. Sans son cheval noir, le général Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de son prestige.
Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne vous laissez pas aller à une colère irréfléchie. Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva lors de la Restauration:
En 1815, on répandit le bruit que le roi Louis XVIII avait assassiné les chevaux «café au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était pas vrai, mais tout le monde le crut, et cette légende ne contribua pas peu à renverser la Restauration en 1830.
Philippe de Commines disait: «Entrevues et accointances de rois ne valent rien pour les peuples.»
Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et de Crispi, en Italie, nous venons d'assister à une conférence entre l'empereur Guillaume et le roi Humbert, tous deux faisant les gestes et, derrière eux, tenant les ficelles, les deux ministres avec des «pratiques» dans la bouche, faisant le dialogue.
Il y a eu, certes, un côté comique à ces scènes menaçantes; les deux souverains se déguisant: l'Italien en soldat prussien, le Prussien en soldat italien, se privant de parler le français, qu'ils savent tous deux, et se servant chacun de sa langue, dont l'autre ne comprend pas un mot.
Je n'ai rien contre la langue allemande, ni contre la langue italienne,—toutes deux ont produit des chefs-d'œuvre immortels;—mais il faut croire qu'il y a certaines raisons au moins de clarté pour que, depuis si longtemps, on ait adopté la langue française comme langue diplomatique et commune à tous pour les conférences, traités, etc., entre les différents peuples de l'Europe. Langue, du reste, qui entre dans l'éducation des diverses nations, et est la seconde langue de tout le monde.
Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du succès, avait tenté de substituer la langue allemande à la langue française dans les relations politiques, et, dérogeant à l'usage, avait écrit en allemand au gouvernement russe; mais l'empereur de Russie avait haussé les épaules et avait ordonné de répondre en langue russe.
Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques avait, pense-t-on généralement, pour but une alliance offensive et défensive,—pour le cas d'une guerre possible contre la France.
L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces, s'est créée de graves soucis et l'obligation, dans la prévision d'une revendication et d'une revanche, de se maintenir sur un pied de guerre ruineux pour elle et qui est loin de lui concilier la bienveillance des autres États de l'Europe, forcés de s'imposer les mêmes charges. On a dit que le père de l'empereur actuel songeait à se débarrasser de la garde onéreuse de l'Alsace et de la Lorraine, et, en les rendant à la France, d'en faire le gage d'une paix solide et durable pour les deux nations.
Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les avantages qu'elle peut trouver dans cette alliance, sinon d'en finir tout à fait et de régler ses comptes avec la France, sa bienfaitrice, par l'ingratitude déclarée et une sorte de faillite,—elle se croit alliée de la Prusse et elle n'est qu'une vassale.
Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa voisine a jeté une partie des populations italiennes dans une triste misère.
En attendant, deux souverains, dînant et trinquant ensemble, conviennent d'un signal auquel on se mettrait à casser des têtes, des jambes et des bras à trois ou quatre peuples différents, en comptant les leurs, à faire chez les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des orphelins, des mères sans enfants,—des terres en friche, des moissons foulées aux pieds des chevaux, etc, etc.
Après quoi, les peuples imbéciles appellent grands et héros ceux de leurs rois qui ont fait casser un peu plus de têtes, de bras et de jambes, qui ont fait un peu plus de veuves et d'orphelins et de mères sans enfants chez le peuple voisin—appelé l'ennemi sans qu'on sache pourquoi,—que chez leur peuple lui-même, qui n'en a pas moins eu sa bonne part.
Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai aperçu lorsqu'il était enfant dans les rues de Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel, qui m'honora de quelque amitié, et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté le rôle qu'on fait jouer à son fils.
J'en ai pour garant la dernière conversation que j'ai eue avec lui, à Rome, deux ans, je crois, avant sa mort.
Lorsqu'en 1852—je quittai la France, après avoir passé à peu près une année à Nervi, auprès de Gênes, je vins planter ma tente à Nice, ville alors italienne appartenant au Piémont.
Je dus, à propos des Guêpes, dont je voulais continuer la publication, m'adresser à M. de Cavour, relativement à certaines formalités imposées par la loi aux étrangers.—Il s'agissait de prendre un Italien comme «gérant responsable».—J'écrivis au ministre pour demander d'être dispensé de cette fiction et de rester, comme je l'avais été toute ma vie,—seul et entièrement responsable de mes écrits.
M. de Cavour me répondit:
«Dura lex, sed lex.—Je comprends que cette loi vous choque, mais c'est la loi,—il n'y a pas moyen d'éviter le gérant;—le Roi, qui connaît vos Guêpes, m'ordonne de faire mettre son nom en tête de la liste de vos abonnés, et, comme ministre constitutionnel, gérant responsable moi-même, je vous prie d'inscrire mon nom au-dessous de celui du roi.»
On me trouva donc un certain Bonnavera qui consentait, pour un prix médiocre, à répondre de mes fautes, erreurs, sottises et crimes, et à payer, en mon lieu et place, les diverses peines et les supplices que je pourrais encourir.
Je me résignai—et, par une dernière protestation, je refusai de connaître Bonnavera—et je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la cession de Nice à la France.
Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel vint deux fois à Nice:—la première fois, je ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre visite à l'impératrice de Russie, qui y passait l'hiver.
Je demandai l'honneur de lui être présenté et j'eus le très grand plaisir de le voir plusieurs fois.—Sa conversation gaie, familière, sans apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et intelligente, rapprochée de ce que j'apprenais à son sujet me frappèrent par une ressemblance singulière avec notre Henri IV de France.
Je me rappelle un détail:—Un jour, son maître d'hôtel vint dans mon jardin—je m'étais alors fait jardinier—demander je ne sais quel légume ou quel assaisonnement peu ordinaire pour lesquels on dut avoir recours à moi;—je le fis jaser.
—J'aime beaucoup mon maître, me dit-il, c'est le meilleur et le plus juste des hommes; cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni pour mes vieux jours, et je ne tarderai pas à prendre ma retraite—pour un homme de mon métier, et qui n'y est pas le premier venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour Sa Majesté.
»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je fais mon dîner, je suis content de mon menu, j'espère des compliments,—je suis prêt à l'heure.—Mais le roi est parti pour la chasse dans la montagne; il rentre une heure, deux heures, trois heures plus tard.—Enfin, j'ai fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et, lorsque je viens annoncer que Sa Majesté est servie, il me répond: «J'ai dîné.»
»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce qu'il appelle avoir dîné? Il est entré dans une cabane de berger, s'est fait donner une miche de pain de maïs ou un morceau de polenta, un peu de fromage de chèvre et un oignon cru, puis un ou deux verres de vin sauvage.
Des trois talents que la chanson attribue à Henry IV, je n'ai pas ouï dire que Victor-Emmanuel se piquât du premier,—pas plus, du reste, que Henry, qui se contentait si bien du «petit vin» d'Arbois, de son compère Rosny;—les deux autres: «aimer, battre» sont tout à fait constatés au compte de l'un et de l'autre, tous deux étaient braves, intrépides et «verts galants».
Plus tard,—lors de la guerre contre l'Autriche,—à Solferino, Victor-Emmanuel combattit de sa personne avec tant d'ardeur avec les soldats français, que ceux-ci le proclamèrent «caporal des zouaves».
J'écrivis à M. de Cavour:
»Votre roi a la sagesse de vous écouter un peu à l'occasion.—Je voudrais bien lui faire entendre ceci:
»Il est beau, il est juste—que les rois guerriers ou batailleurs, les généraux et autres chefs d'armée—montrent quelquefois que, à l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de leur peau et de leur vie que de la peau et de la vie de leurs soldats.—Mais ce ne peut être qu'accidentellement; car un roi ou un général qui sabre ne vaut qu'un homme, et il a dans son armée un assez grand nombre d'hommes qui le valent par le courage, et valent mieux que lui pour la vigueur des coups de sabre.
»Comme général, par sa science, son sang-froid, sa décision, son génie,—il peut représenter et valoir plusieurs milliers d'hommes.»
»Il est très beau que votre roi ait été, par les troupes françaises, proclamé caporal des zouaves, mais il n'a aucun intérêt à devenir sergent.»
M. de Cavour me répondit:
«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a ri, puis il a dit: «Au fond, il a raison.» Et il m'a ordonné de vous envoyer la croix des Saints Maurice et Lazare.
Certes, je ne suis pas grand chasseur de croix.—J'ai passé douze à quinze ans à Nice, où les souverains, rois, empereurs, etc., en distribuent en partant—comme les bourgeois distribuent des cartes P. P. C. pour prendre congé—et je n'en ai pas visé une seule.
Je passe un peu plus des trois quarts de ma vie—au jardin et à la mer, en manches de chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions de m'en orner.
Mais ce présent de Victor-Emmanuel—me fit un vrai plaisir, comme tout ce qui me serait venu de lui. D'autre part, le ruban de cette décoration est vert, couleur qui s'associe si harmonieusement au ruban rouge de la croix de France;—et je ne cache pas mon faible pour l'harmonie des couleurs.
Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que longtemps après.—La France avait subi l'humiliation et les désastres de la guerre d'Allemagne,—dus pour la première moitié à Napoléon III et à Ollivier, et pour la seconde moitié à Gambetta, à Freycinet et à la horde des avocats à la suite.
Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le roi y était, je lui écrivis, pour lui demander la permission de lui présenter mes respects.—Je connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice, l'officier qui m'apporta l'invitation de me présenter au Quirinal,—et il me dit:
—Avez-vous un habit?
Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché et trouvé le costume simple, commode, qui convient le mieux à mes habitudes d'exercices un peu violents, à ma stature, à ma forme, peut-être à ma physionomie, peut-être aussi au peu d'argent que je comptais et pouvais y mettre.—Ce choix fait, je n'ai pas plus changé que l'oiseau ne change son plumage, pas plus que le chien ou le cheval ne change sa peau;—depuis cinquante ans, je me suis trouvé deux ou trois fois à la mode, mais c'est la mode qui a changé.
Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement bienveillant que me donnait l'officier et, le lendemain, en abordant le roi, je lui dis qu'on m'avait presque détourné de le voir, parce que je n'avais pas d'habit.
—Heureusement, me dit-il en riant, que nous nous connaissions depuis longtemps et que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.—Si vous restez quelque temps à Rome, si vous revenez me voir, et s'il fait chaud comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.—Qu'avez-vous fait depuis que nous ne nous sommes vus?
—Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté, j'ai continué mon métier; seulement vous avez eu plus d'avancement que moi: le caporal des zouaves est devenu roi d'Italie.
—Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il, sans soucis, sans inquiétudes et sans travail;—il m'est arrivé plus d'une fois d'envier le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et encore, j'ai eu d'heureuses chances; je n'étais pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape, qui aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de grandes difficultés: par exemple, s'il s'était avisé de fermer les églises, je ne sais comment je me serais tiré d'affaire avec les femmes.
—Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour avoir assez d'intelligence et d'accointances dans ce parti.
—Vous parlez d'autrefois, répondit-il,—et, vous et moi, nous avons quinze ans de plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement—je ne veux pas que vous croyiez—je ne veux pas que personne croie—que j'ai été ingrat, et que j'ai volontairement abandonné la France dans son malheur; c'est la faute de l'empereur Napoléon;—il avait été question entre nous de l'éventualité, de la possibilité de cette guerre—et je lui avais dit:
—«En tous cas, faites en sorte que je sois averti trois mois d'avance; roi constitutionnel, je n'ai ni armée ni argent, il faut que je m'en fasse donner par ma Chambre des députés.»
»Cela convenu, quel fut mon étonnement d'apprendre, par hasard, étant à la chasse dans la montagne, que la guerre était déclarée et commencée!
»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la France a la vie dure, elle ne tardera pas à se relever noblement.»
Quand je pris congé du roi, il m'accompagna jusque dans la salle pleine d'officiers, qui précédait son cabinet, et, là, me tendant de nouveau la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit:
—«Français et Italiens, soyons toujours unis!»
Ces paroles prononcées—avec intention devant un grand nombre de témoins, me frappèrent;—je les écrivis alors et les publiai;—et je me les rappelle aujourd'hui en pensant que le fils du glorieux fondateur du royaume d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de son père.
D'autre part,—je ne pense pas qu'un Français doive—et, conséquemment, puisse porter une décoration italienne, et j'ai détaché de la boutonnière de ma vareuse le ruban vert qui, depuis trente ans, y tenait, le plus souvent il est vrai dans une armoire, compagnie au ruban rouge de France.
Ah çà!—Français, mes frères, est ce que ce peuple auquel on a permis si longtemps de se dire le peuple le plus spirituel de la terre, serait devenu le plus crédule, le plus jobard et le plus gobe-mouches?
Est-ce que, sérieusement, on vous fait croire que vous êtes en république?
La république!—mais laquelle? Ce n'est certes pas celle qui s'intitule «une et indivisible;»—de la pourpre du manteau royal déchiré en lambeaux, une douzaine et demie de petites républiques se sont taillé des carmagnoles et sont plus divisées entre elles, plus ennemies, plus acharnées les unes contre les autres, qu'elles ne l'ont jamais été contre la royauté.—Nous avons la République, mère Gigogne ayant enfanté une famille de petites républicailles.
Puis la République démocratique:—idem sociale;—idem opportuniste;—idem radicale;—idem possibiliste;—idem revisionniste;—idem intransigeante;—idem anarchiste;—idem nihiliste, etc., etc., etc., etc.
Toutes d'accord en un seul point qui a été trahi et dénoncé par la digne moitié d'un de nos maîtres du jour:
«A présent, c'est nous qu'est les princesses, c'est nous qu'est les rois.»
Jamais vous n'avez été si loin de la République qu'aujourd'hui.—Jamais vous n'en avez été si près que sous trois rois;—Henri IV, Louis XVI et Louis-Philippe;—de ces trois rois, deux ont été assassinés et le troisième chassé, après sept tentatives d'assassinat.
Voyons celle des républiques qui est au pouvoir aujourd'hui, elle se compose mi-parti de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis provisoirement contre le boulangisme, sauf à se séparer et à se battre plus tard.
Savez-vous combien il y a d'indigents dans la ville de Paris?
Il y a, à Paris,—selon les statistiques établies il y a quarante ans,—un indigent légal, c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants.
Et les statistiques ne tiennent pas compte de la misère honteuse, dissimulée, qui lutte et attend la mort sans rien dire.
Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement de la soi-disant République?
Il serait facile de prouver le contraire:—les grèves interrompant le travail, l'enchérissement des denrées,—des habitudes de luxe relatif,—le «pain quotidien», se composent de beaucoup plus d'éléments qu'autrefois, la multiplicité des cabarets, des brasseries, des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux et factices, etc.
Eh bien, dans cette ville qui renferme un indigent sur douze habitants,—voici les festins que la République, que le conseil municipal de Paris se donne avec six cents de ses partisans:
POTAGE