La Maison de l'Ogre
Crème d'écrevisses Saint-Germain
Rissoles Lucullus—Tartelettes Conti
Saumon sauce Indienne
Turbot sauce Normande
Quartier de Marcassin Moscovite
Poulardes Périgourdines
Homards Bordelaise
Chauds-froids de Becfigues
Granités fine Champagne
Spooms au Cliquot
Paons truffés—Rocher de foie gras
Salade Russe
Asperges sauce Mousseline
Glace Eiffel—Glace Centenaire
Gaufrettes
Gâteau Millefeuilles—Gâteau Napolitain
Dessert
VINS
Madère 1858 retour de l'Inde
Grand Montrachez 1877
Saint-Nicolas Bourgueil 1884
Smith Haut-Laffitte 1875—Chambertin 1877
Château-Yquem 1875
Veuve Cliquot—Georges Goulet 1884
Fine Champagne 1842
Café—Liqueurs
Le service fait par quatre-vingts maîtres d'hôtel—aidés du personnel secondaire d'à peu près autant de personnes.
Chacun des six cents convives avait devant lui cinq verres de couleurs différentes.
Des noces de Gamache.
Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien de femmes, d'enfants se sont couchés sans souper.
Voyons, le nouveau président de la République,—c'est, dit-on, un honnête homme, mais on dit aussi qu'il n'est que cela;—il ne met pas, comme son prédécesseur, dans sa poche, la grosse liste civile qui lui est allouée,—il dépense l'argent qu'il reçoit,—il s'est fait faire pour l'Exposition un très beau landau neuf, attelé de deux chevaux de prix. Ah! le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça a dû coûter cher.
Les journaux publient les toilettes de madame la présidente:—aujourd'hui, le rose tendre, le blanc, le bleu pâle,—un tricolore discret,—une aigrette de diamants, et, un autre jour,—et, d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles parures.
C'est très bien;—mais n'était-on pas plus près de la République quand Henri IV écrivait à Sully:
«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à l'Arsenal.—Tâchez d'avoir du poisson,—nous boirons une ou deux bouteilles de votre petit vin d'Arbois.»
Louis-Philippe se promenant dans les rues de Paris avec son chapeau gris sur la tête—et son parapluie à la main,—n'avait-il pas l'air plus républicain que M. Carnot dans son beau landau?
Jamais les journaux ne rendaient compte des toilettes de la reine Amélie ni des parures de ses filles et de ses brus,—on ne les voyait jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient pour les enfants pauvres,—elles se conformaient modestement à la célèbre épitaphe d'une matrone romaine.
Elle vécut chaste, restant dans sa maison et filant de la laine.
Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit.
Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est nous, aujourd'hui, qu'est les principes!» ce n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle espérait imiter.
Mais, si la République veut de la magnificence, elle doit regretter Louis XIV, qui se montrait avec dix millions de pierreries sur son habit.
La «maison militaire», que le roi Louis XVI avait supprimée par économie, a été rétablie par M. Carnot et pour l'avocat Grévy.
Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au bruit du canon.
C'est nous qu'est les rois.
Qui pourrait dire en France qu'il est plus heureux depuis que nous sommes censés en République,—excepté les quelques centaines de naufrageurs qui ont partagé les épaves—et qui n'oseraient pas, ceux-là, prétendre qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la patrie; car, sans la tempête qui a troublé et agité les profondeurs, la vase et la fange n'auraient pu monter à la surface sous forme d'écume.
UNE PROPHÉTIE
J'ai lu dernièrement, dans un journal,—je crois bien que c'est dans la Grande Revue—Paris et Saint-Pétersbourg,—que quelques critiques m'accusent de me répéter quelquefois,—et le journal me défendait très gracieusement.
Si vous le permettez, nous allons un peu causer.—Je commencerai, comme font les criminels pour se concilier l'indulgence du juge d'instruction et du tribunal, comme on dit au Palais et dans les journaux judiciaires:—«J'entrerai d'abord dans la voie des aveux;» puis j'essayerai de plaider ma cause et d'obtenir au moins les «circonstances atténuantes.»
Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en apercevoir, tantôt avec préméditation.—Voilà quant aux aveux.
J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un jour que j'avais voulu assister à l'interrogatoire qu'il faisait subir à un accusé qui s'embrouilla ou qu'il embrouilla assez vite, je lui fis cette question: «Ne seriez-vous pas bien embarrassé si l'accusé ne vous répondait absolument rien et, à vos questions plus ou moins captieuses, gardait un silence obstiné?—Plus embarrassé, me dit-il, que vous ne sauriez le supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à moi ni à aucun de mes confrères; quelques accusés essayent de ne pas parler, mais ça ne dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme eux et aurais-je mieux fait de laisser passer l'accusation sans rien dire; parmi les lecteurs bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient pas aperçus ou y attacheraient peu d'importance; quant aux autres, tout ce que je dirais ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas être convaincus.—Mais, puisque j'ai commencé, continuons.
Je voudrais qu'on me montrât un homme, parleur ou écrivain, qui, ayant raconté des histoires et des contes pendant plus de soixante ans, oserait affirmer qu'il ne lui est jamais arrivé de raconter deux fois le même conte ou la même histoire.
Je me rappelle en ce moment un journaliste qui eut, sous la Restauration, une célébrité incontestée alors, bien vite oublié depuis,—il s'appelait Châtelain.—Il disait un jour: «Voilà vingt ans que je fais tous les matins, dans mon journal, le même article avec le même succès.»
Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels j'ai déclaré la guerre n'ont pas plus varié, les uns leurs coquineries, les autres leur bêtise.
Si un tire-laine, d'une main, me vole ma bourse, je crie au voleur! Si de l'autre main, il me prend ma montre, que voulez-vous que je crie?— Je crie encore au voleur! n'est-ce pas? et, excepté le voleur, personne ne songera à m'en blâmer.
Si le feu est à la maison, on crie au feu! et on crie au feu jusqu'à ce que les secours arrivent, sans se préoccuper de chercher des synonymes et de varier ses cris.
Il me revient à la mémoire un exemple de «répétition» qui, d'après une légende conservée à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers latins à l'élève qui s'en avisa.
Le sujet proposé était la description d'un incendie, et dans cette description il avait écrit ce vers:
Undam, undam, undam, accurite cives!
que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait bien, par ce vers français:
De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!
Je dis assez bien—parce que ce qui fut remarqué dans ce vers, c'était l'harmonie imitative—qui était alors très à la mode.—Il semblait, en lisant ce vers, entendre le son monotone et sinistre des cloches et du tocsin.
Si ce son est reproduit par cette répétition:
De l'eau! de l'eau! de l'eau!
il l'est bien mieux encore par le latin si on pratique, en le lisant, les élisions exigées pour la mesure du vers:
Und! und! und!—accurite, cives
autant que dans le vers célèbre:
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
Une des plus vives et des plus complètes jouissances qui soient permises à l'esprit humain—est d'abord de découvrir une vérité.
Puis ensuite de trouver, pour exprimer cette vérité, une formule nette, concise, disant tout, sans un seul mot de trop, formant une image qui frappe l'imagination, s'imprime, s'incruste dans la mémoire.
C'est un travail qui ressemble à celui d'un naturaliste conchyliologiste qui a trouvé dans la mer une coquille dont il ne fait qu'entrevoir ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle est par la vase durcie—qu'on appelle le «drap marin». Au moyen de certains acides et d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer, à la débarrasser du «drap marin», à la «décaper», et alors il lui est permis de la contempler dans tout son éclat.
Cette jouissance extrême, il m'a été donné de l'éprouver trois ou quatre fois dans ma vie,—et de trouver des formules qui ont été acceptées comme aphorismes, axiomes—et mêmes proverbes;—ce qui n'arrive que lorsque l'auteur a disparu, lorsque la chose est tombée dans le «domaine public», que chacun en prend possession et s'en sert comme d'une chose à lui.
Comme sur certains points j'ai résumé, condensé, parfois, un travail assez long, et exprimé en quelques mots ce qu'il serait facile de délayer en vingt pages, je considère le sujet comme suffisamment étudié; d'autres peut-être feraient mieux, mais pas moi.—J'ai dit tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent de nouveau le mensonge, l'erreur ou la bêtise que j'ai voulu combattre, je reproduis sans scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges, erreurs ou bêtises déjà combattus.
J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis, et je ne me crois pas obligé, pour chaque coup de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et de fondre de nouvelles balles.
Quand un bûcheron veut abattre un arbre, il donne de nouveaux coups précisément dans l'entaille que sa hache a faite au premier coup.
Quand le marin veut atteindre, accoster telle île ou telle embarcation, il donne des coups d'aviron répétés,—égaux, mesurés, cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont toujours les mêmes.
J'ai, depuis longtemps, des principes fixes, des idées arrêtées sur les hommes et sur les choses, moins variés qu'on ne croit, formant un cercle, tournant en rond et se reproduisant les uns après les autres.—J'appelle par son nom chaque homme, chaque mensonge, chaque bévue, chaque infamie, à mesure que chacun ou chacune repasse.
Certes, il me serait plus facile de varier mes formules si j'avais un certain nombre de fois modifié mes principes, mes opinions, mes jugements.
On vient de discuter, pour la vingtième fois, plusieurs questions à la Chambre des députés.—Eh bien, ces questions, je les ai laborieusement étudiées, je me suis formé des sentiments qui n'ont pas changé et ne changeront pas.
Sur la question des vagabonds, par exemple, et des mendiants, je ne puis que répéter ce que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer le «pauvre» par vieillesse, par maladie, par manque de travail,—le pauvre de situation,—du pauvre de profession, qui, dans la mendicité, a trouvé des ressources plus fortes que ne pourrait lui en donner le travail.—Ces pauvres de profession sont les parasites des vrais pauvres; par leur effronterie, par leurs importunités opiniâtres, ils interceptent la charité et l'empêchent d'arriver aux vrais pauvres.—Ces pauvres de profession, ces mendiants audacieux, ces vagabonds sont les voleurs et les assassins de demain.
Eh bien, que chaque commune garde ses pauvres;—elle saura ceux qui ne peuvent pas travailler et gagner leur vie, par la vieillesse, par l'infirmité, par la maladie,—par le manque d'ouvrage;—elle verra si cette situation cesse et quand elle cessera,—si la commune est pauvre elle-même, elle sera soutenue par le département.
Il vient de se faire une campagne contre le Laboratoire de Paris, qui ne réprime qu'une partie des fraudes des marchands de vins;—je ne sais si l'administration du directeur a été parfaitement correcte, mais les attaques visaient l'institution, et non pas lui; les marchands de vins, qui sont aujourd'hui un des pouvoirs de l'Etat, voulant détruire une surveillance incommode qui les gêne dans une industrie qui consiste à voler et à empoisonner les populations,—il faut pourtant, puisque cette question se représente, que je répète ce que j'ai déjà dit tant de fois.
Si l'acheteur glissait au marchand de vins de fausses pièces de cent sous, il serait arrêté, emprisonné, frappé de grosses amendes comme voleur,—peut-être mis aux travaux forcés comme faux monnayeur.
Si le chaland mettait dans la marmite de l'épicier ou du marchand de vins de l'arsenic ou tout autre substance toxique, il serait arrêté et jugé comme empoisonneur, et subirait les peines édictées par la loi.
Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui volent et empoisonnent l'acheteur font juste ce que ferait l'acheteur qui volerait ou empoisonnerait l'épicier et le marchand de vins. Pourquoi des synonymes atténuants et doucereux? pourquoi vente à faux poids, sophistication, etc.,—pourquoi ne sont-ils pas également punis des mêmes peines?
M. Pelletan, député, en pleine Assemblée, vient de faire le panégyrique des féroces assassins de l'ingénieur Watrin, de Decazeville, et d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins et ne pas les exaspérer. «Les amnistier, s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais; que MM. les assassins commencent!»
Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété.
Je vois entre parenthèses. (Rires); c'était cependant ce qui s'était dit de plus raisonnable et de plus sérieux dans cette scandaleuse réunion.
Eh bien, supposons que la chose et l'homme en valussent la peine, que je cherche et probablement trouve un mot, un terme, une formule qui exprimerait combien a été odieux, absurde, criminel et bête le discours de M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il recommence, en vue d'une ignoble popularité, à proférer des élucubrations ou des discours analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme dont je me serais servi si, du premier coup, il avait suffisamment exprimé ma pensée.
A ce propos, lors de l'horrible catastrophe de Saint-Étienne, deux ingénieurs se sont fait intrépidement descendre dans le puits et en ont été retirés plus d'à moitié morts.
M. Basly, l'ex-cabaretier,—s'est écrié tout de suite que c'était la faute des patrons et des ingénieurs.—On ne dit pas quelle part de ses vingt-cinq francs il a donné pour les familles des victimes;—les ministres Guyot et Constans se sont portés sur les lieux et, lâchement, n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.—Quant aux ouvriers, ce n'est pas ces deux hommes qui se sont si intrépidement, si noblement dévoués pour les secourir,—qu'ils aimeront, qu'ils écouteront, auxquels, le cas échéant, ils donneront leurs voix pour les représenter à la Chambre: ce sera à M. Basly.—Eh bien, quand j'aurai dit une fois que M. Basly, l'ex-cabaretier, l'entrepreneur, l'impresario de grèves et d'émeutes est un animal dangereux, une bête puante et enragée, surtout pour le malheur des ouvriers!—chaque fois que reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly est un animal dangereux et une bête puante et enragée, qu'il serait juste et salutaire de jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec autant de calme que le «divin» Homère répète et donne sans cesse à Achille le nom d'Achille aux pieds légers ποδας οχυς [podas ochus]—et Agamemnon celui de roi des hommes αναξ ανδρων [anax andrôn].
Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements à ceux qui ont remarqué mes répétitions; car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au moins pendant deux fois.
Quand le procès Boulanger sera fini,—s'il est destiné à finir, il y en a un autre tout prêt—qui demandera moins de temps et moins de peine à la commission et aux magistrats chargés de l'instruction.
C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre de l'intérieur.
Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de dépouilles, on ne le fit pas consul. Cicéron dévoila ses forfaitures, ses concussions, ses pillages, ses crimes de tous genres, et il dut disparaître.
M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en douter, depuis qu'on a publié le rapport de Richaud, a joué au Tonkin le petit Verrès; pour prix de ses déprédations, de ses exactions, a été choisi pour ministre par M. Carnot.
Le procès doit être fait non seulement à M. Constans, mais aussi à ses collègues, qui connaissaient les rapports du malheureux Richaud;—et à M. Carnot, qui n'ignorait pas les bruits qui couraient et qui sont tellement confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique, exaspérée, commence à émettre des doutes sur le choléra qui aurait frappé Richaud, à la mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.—Je ne répète ce bruit que «sous toutes réserves», comme disent les journaux.
M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit pas, il faut qu'il ne s'entoure que d'honnêtes gens;—sans cela, il manque essentiellement à son devoir.—Cadet Roussel (ça, c'est encore une chose que j'ai déjà dite et que je répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais on n'avait pas songé à en faire le chef d'une grande nation, le président de la République française.
Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord et conserver ensuite un homme comme M. Constans, dont on peut dire avec vérité:
Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est d'avoir été vidangeur.
Ce n'était pas au moment où on appelait et attirait le monde entier à Paris par les splendeurs de l'Exposition qu'il fallait lui présenter un pareil ministère, comme spécimen de ce que peut produire la France en honnêtes gens et en hommes d'État.
Puisque que je suis «entré dans la voie des aveux», il n'en coûtera pas davantage à mes lecteurs, à mes juges, de me pardonner une infraction de plus.
Je vais me «répéter», reproduire quelques courts passages d'un livre que j'ai publié il y a une vingtaine années et qui a pour titre: On demande un tyran.
Ce livre contient des prédictions dont la plus grande partie ne s'est déjà que trop réalisée.
«On proclamait l'amnistie, et on allait en grande pompe recevoir aux frontières et dans les ports tous les citoyens, tous les «martyrs»;—ils «rentraient dans leurs droits», et étaient non seulement électeurs, mais candidats acclamés plutôt qu'élus. M. Gambetta n'était nommé qu'à une faible majorité.—On voyait pêle-mêle entrer à la députation, d'abord tous les condamnés, déportés, etc., puis les plus compromis des «socialistes», puis tous les piliers d'estaminet, les orateurs de taverne, les forts au billard, etc.»
On redémolissait la maison de M. Thiers, on supprimait le Rappel,—on donnait des avertissements à la République française, le Journal officiel s'appelait la Carmagnole, on élevait des statues aux martyrs de la Commune, assassinés par les Versaillais,—la propriété étant décidément le vol, on faisait rendre gorge aux propriétaires.
Mais bientôt ce ministère était déclaré traître et l'Assemblée réactionnaire:—nouvelle dissolution,—nouvelles élections,—avènement d'une nouvelle couche sociale.
Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs de filles, les marchands de chaînes de sûreté,—les croupiers des trois cartes,—les victimes de la police correctionnelle et les martyrs de la cour d'assises.
Le ministère se compose de Polyte, de Gugusse et d'un fils naturel de Troppmann;—on déclare Ça ira l'air national,—mais ce gouvernement est bientôt à son tour traité de réactionnaire, Polyte, Gugusse et Troppmann fils se trouvent bien au pouvoir, s'y défendent par la force et se déclarent triumvirs.
Alors,—de mon rêve,—je ne me rappelle qu'une confusion de gâchis, de boue et de sang, des fuites, des exils, des pillages, des incendies, des pendaisons, des têtes coupées.
Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches:
ON DEMANDE UN TYRAN
et il se trouve qu'un tyran régnait sur la France; venait-il d'en haut, venait-il d'en bas? Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi incohérents, aussi invraisemblables que la vie.
Toujours est-il que celui-ci régnait,—qu'on lui obéissait...
Voici le discours qu'il avait prononcé le premier jour de sa prise de possession:
«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles et de jobards de l'autre.
»Trois fois vous avez fait semblant de vous mettre en république;—pour cette troisième fois, comme pour les deux autres, alliés et disciplinés pour l'attaque, pour les surprises, en y ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie...
»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous vous «engueulez», vous vous menacez au moment de la curée.
»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises, d'abus en crimes, vous avez inspiré à tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût et l'horreur de la République, dont vous vous dites les apôtres, et vous l'avez tuée pour la troisième fois.
»Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards.
»La liberté!
»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous avez sottement donné au changement de despotisme.
»La liberté! c'est un vin trop pur et trop généreux pour vos pauvres têtes:—vous naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas beaucoup pour vous achever.
»La liberté! c'est le pain des forts, des justes et des vertueux. A bas les pattes!—à bas les gueules!
»La liberté,—la sainte liberté,—vous ne la connaissez seulement pas;—vous ne vous croyez libres que quand vous êtes oppresseurs.
»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de résistance, vous savez bien que vous n'êtes pas braves;—vous savez bien que vous avez laissé ou plutôt fait tuer en les abandonnant le très petit nombre de républicains et le nombre plus grand de dupes, derrière lesquels vous vous abritiez...
»La France s'est dégoûtée de son bonheur,—la mode d'être heureux a cessé à la suite d'une maladie.
»Cette maladie vient de trop parler et de trop écouter parler.
Pour sauver le pays d'une ruine complète,—il est nécessaire d'appliquer une malédiction énergique, et, me conformant à l'exemple d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les Grecs: «Il condamne Sparte à servir, Athènes à se taire.»
Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere.
»J'ordonne un silence complet pendant un an; pendant cette année, chacun remettra dans son esprit un certain ordre logique qui consiste à penser avant de parler,—ordre qui s'était misérablement interverti:—le Français s'était accoutumé à lire, tous les matins, dans les journaux, ses opinions et ses pensées toutes faites pour la journée, comme son pain tout cuit;—son esprit, faute d'exercice, est devenu paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié...
»Au bout d'un an de ce règne du silence, nous verrons s'il convient de le modifier ou de le prolonger.
»Tas de coquins d'un côté,—d'imbéciles et de jobards de l'autre.»
Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;—mais alors—je n'osais prédire ce qui allait arriver et le point où nous sommes aujourd'hui que sous la forme d'un rêve.
Et voilà que nous y sommes.
Il vient de mourir à Versailles une femme pour laquelle je professais, depuis un demi siècle, et je professe encore au delà de la tombe, une profonde et respectueuse affection.
C'est la duchesse d'Elchingen.
Je me suis demandé pourquoi la perte des gens que j'aime me cause aujourd'hui un chagrin plus calme, moins poignant qu'autrefois; serait-ce que mes sensations sont devenues plus obtuses et que je suis un peu mort moi-même?? Non,—c'est que, dans la première moitié de la vie, alors qu'on peut espérer ou craindre encore de nombreux jours, la mort des gens aimés vous inflige une longue séparation,—tandis qu'à l'âge que j'ai aujourd'hui, on se sent plus près des morts que des vivants; que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la regardons bien en face, voyons, comme des fantômes, se dissiper les mystérieuses terreurs—et sommes convaincus qu'après tout ce n'est pas un grand mal, ou plutôt que c'est une délivrance pour presque le plus grand nombre.
C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse d'Elchingen; depuis un peu plus de deux ans, je venais de découvrir Saint-Adresse après Étretat, et mes bavardages, et aussi la réputation que m'avait fait Étretat de me connaître en beaux paysages, commençaient à mettre Sainte-Adresse à la mode.
Le colonel d'Elchingen avait amené toute sa famille à Saint-Adresse, me l'avait recommandée et était retourné à son régiment; c'était une charmante famille;—la duchesse avait été, était encore une des femmes les plus belles, les plus aimées, les plus respectées de la cour des Tuileries, fort attristée depuis la mort du duc d'Orléans.
D'un premier mariage avec le baron de Vatry, elle avait un fils, Edgard de Vatry, alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second mariage, Michel, qui n'avait que huit ou neuf ans, et la toute petite Hélène, filleule de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine quatre ou cinq; puis Henry Souham, à peu près de l'âge de Michel;—à la mort de Henry Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine des lanciers, le duc et la duchesse avaient adopté son fils et l'élevaient avec leurs enfants, d'une affection si égale, qu'à moins d'être initié, on le croyait un de leurs enfants.
La duchesse avait encore auprès d'elle une nièce qu'elle maria plus tard;—musicienne et pianiste habile, elle ajoutait un grand charme aux soirées, avec des mélodies rapportées d'Afrique pour le régiment de son oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa musique militaire.
Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal Ney, était un des plus beaux soldats que j'aie vus.—Reçu à l'École polytechnique en 1821, mais n'ayant pas pu y entrer à cause de son nom, il avait été prendre du service en Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu capitaine d'artillerie; mais, en 1830, il rentra en France et fut nommé capitaine de cavalerie; il fit la campagne d'Anvers et les trois campagnes d'Afrique comme aide de camp du prince royal. Aussitôt qu'il avait quelques instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse et y passait quelques jours.
Les enfants était lâchés comme des jeunes chevaux en liberté au bord de la mer, et le professeur des garçons passait je crois plus de temps à jouer avec eux qu'à leur donner des leçons.
J'aime—surtout aujourd'hui—à me rappeler certains détails et certaines circonstances de ce temps-là, où toute cette belle famille était heureuse et ignorante et imprévoyante de l'avenir.
Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher madame d'Elchingen, c'était elle qui les cherchait;—elle s'occupait aussi de mettre ordre, par ses relations à Paris, à des injustices, à des passe-droits;—elle savait consoler les affligés, soigner et encourager les malades.
Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a plus que les enfants et les petits-enfants de ceux qui y vivaient alors, vous parliez de madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on pas tout de suite; mais, si vous disiez: «Vous souvenez-vous de la bonne duchesse? personne n'hésiterait.»
Elle était assez mal logée, et, comme elle revint plusieurs étés de suite, il ne manquait pas de maisons plus «confortables» qu'on lui offrait et qu'on l'engageait à prendre;—mais elle refusa toujours de changer de résidence, en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de peine à ces pauvres gens qui me louent leur maison.»
Pour penser à quel point les enfants étaient heureux de courir, de barboter,—je me rappelle qu'un jour madame Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, qui était installée aux bains de Frascati au Havre, vint avec ses enfants faire à Sainte-Adresse une visite à madame d'Elchingen; elle s'excusa du costume «à peine présentable de ses enfants».—«Attendez un instant, dit la duchesse, qu'on me cherche toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de sable, trempés d'eau, etc. On avait dû tirer Michel par les pieds pour le faire sortir d'un souterrain qu'il était en train de creuser dans le sable et la «tangue» de la mer, barbouillé de vase et des algues dans les cheveux;—Hélène avait voulu suivre son frère et était déjà entrée au commencement du souterrain, Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur état.
Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,—dont l'un est aujourd'hui avec grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation à Paris,—je me rappelle qu'allant un jour voir leur père au Muséum, je trouvai dans une chambre les enfants jouant et se roulant avec de jeunes lionceaux nés au Jardin des plantes.
Un jour, la duchesse voit au bord de la mer une femme qui pleurait; elle s'approche d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit:
—Qu'avez-vous, ma pauvre femme?
—Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme? répondit l'affligée; qui vous a dit que je suis pauvre;—je ne suis pas pauvre, je suis propriétaire, et vous voyez ma maison d'ici.
—Excusez-moi, dit madame d'Elchingen; je vous voyais pleurer, j'ai pensé que vous aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner quelques consolations, et peut-être vous aider en quelque chose.
—Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon fils, qui est au service, devait avoir un congé pour venir me voir et qu'on lui a refusé.
—Ah! votre fils est soldat?
—Qui vous dit qu'il est soldat?—Mon fils n'est pas soldat,—il est sergent.
—Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous offenser, au contraire; c'est un beau titre que celui de soldat;—mon mari est colonel, et, en parlant de lui, je dis: «Il est soldat.»
Enfin, elle réussit à calmer cette revêche personne, écrivit à Paris, obtint le congé désiré, et ensuite fit recommander le sergent à son colonel.
Elle avait fait rapprocher un douanier de ses parents très vieux, qui avaient besoin de lui;—un autre douanier qui avait quelque faveur ou quelque justice à obtenir lui écrivit:
«Madame,
»On sait combien vous aimez les douaniers, c'est pourquoi je m'adresse à vous, etc.»
Un matin, elle me fait appeler et me dit:
—Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que, vous et les enfants, vous alliez sur la mer en mon absence.
»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de manquer à l'ordre, en voici un autre.—Mais celui-là,—il est de rigueur et inflexible.
»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans Karr. Eh bien, j'en suis à ce second ordre; voulez-vous nous mener promener?
—Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes trois-mailles à la mer, et, demain matin, nous irons les lever ensemble.
Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque; mais nous n'étions pas encore à nos filets, tendus assez au large, que la pauvre duchesse fut prise d'un tel mal de mer, qu'après une lutte héroïque, elle fut forcée d'avouer ce qui se manifesta dans des conditions si affreuses que je lui dis:
—Madame, je ne puis en ce moment vous rendre qu'un service, ne vous faire qu'un plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître.
Je criai à mon matelot:
—Toi, à terre, et bon train.
Et, piquant tout habillé une tête dans la mer, je m'en allai à la nage sur un point différent de celui où elle allait aborder;—puis je courus chez elle chercher sa femme de chambre, qui vint la recevoir et la fit entrer dans ma cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé.
—Je savais bien que je serais malade, dit madame d'Elchingen, seulement je ne croyais pas l'être autant. Mais les enfants en avaient tant d'envie!
—Voilà, disait, quelques jours après, mon matelot Buquet, voilà des gens qu'il est agréable de mener promener; vous ne savez pas tout ce qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants!
Un jour qu'on avait envoyé des livres de contes aux quatre enfants, Michel me dit:
—Vous devriez bien nous faire les fées de la mer.
J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que bien longtemps après que Hetzel, l'éditeur de l'excellent Magasin illustré, me demandant un conte, je me rappelai les «Fées de la mer».—Mais Michel était alors général, et je n'osai pas le lui dédier.
Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse?
La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen colonel du 7e régiment de dragons s'empressa de le mettre à l'écart;—puis en 1851, le président le fit général de brigade, et il fut choisi pour commander une brigade de grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient; mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli.
Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible et mystérieuse, au moment où, déjà général de brigade, il allait être promu divisionnaire—à quarante-quatre ans;—il avait vingt-sept ans de service, dix-neuf campagnes, six citations à l'ordre de l'armée, cinq blessures.
Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie, lieutenant-colonel de cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur.
Edgard de Vatry, obligé de quitter le service à la suite de douleurs incurables gagnées à la dernière guerre, s'est donné la tâche de traduire en français et de publier un ouvrage très célèbre en Allemagne, du général de Clausevitz:—Théorie de la grande guerre.—Cet ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention que de tromper ses regrets en continuant à s'occuper des choses du métier, a demandé treize ans d'un travail de traduction, et a reçu de l'Académie un prix Montyon, comme ouvrage d'utilité publique.
Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une fois rapportée sur un bras à la maison de sa mère et qui annonçait une grande beauté, promesse qu'elle a dit-on tenue,—je ne l'ai jamais revue;—elle a épousé le prince Nicolas Bibesco, élève de l'école Polytechnique, officier de la Légion d'honneur, chef d'escadron en France, au titre étranger,—ayant fait la campagne de 1870 comme aide de camp du général Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre des députés de Roumanie.
Hélène est mère de trois ou quatre beaux enfants.
P.-S.—Au livre III de l'Énéide, Virgile fait un récit qu'on peut appliquer à notre situation. Les Troyens débarqués se préparent, étendus sur des lits de gazon, à savourer un repas dont ils ont grand besoin. Mais tout à coup du haut de la «montagne», de montibus, les harpies fondent sur eux d'un effroyable vol, battant bruyamment des ailes et poussant des cris sinistres; elle se jettent sur leur nourriture, l'emportent, souillent tout de leur contact immonde, et mêlent à leurs cris d'insupportables et fétides odeurs:—Contacta omnia fœdunt.
Mais peut-être cette comparaison empruntée au grand poète est-elle trop noble pour la circonstance;—nos maîtres ne ressemblent-ils pas davantage à ces fripouilles qui, sur le point d'être chassés d'un «garni» qu'ils ont sali sans jamais payer le loyer, «déménagent à la cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont par la fenêtre, emportant les meubles du logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures, etc.
C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé de déshonorer et de détruire la «Légion d'honneur»; le gendre de M. Grévy vendait les décorations, mais au moins il les vendait cher;—ceux-ci en ont fait une monnaie de billon pour payer ou acheter de petits services et donner des pourboires à leurs complices «subalternes». Le Journal officiel vient de publier une liste de décorations qui, dit le Figaro, ne tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal.
M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez complice de M. Boulanger pour affronter les élections avec le ministère actuel?
Beaucoup voient déjà le brav' général président de la République, qu'il aura de son mieux tant contribué à détruire.—Quelque chose comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum.
Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il sera curieux de voir le premier ministère du président Boulanger;—par allusion au coup de 1852, ça manque totalement de Morny;—ça aussi je l'ai dit, et je le répète.
PANORAMA DU SIÈCLE
Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête, plus contraire à toute idée de justice qu'un procès politique.
On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs, qui viennent d'avoir grand'peur et en ont encore un peu.
Il est incontestable que le général Boulanger et ses amis conspirèrent et conspirent encore pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses douceurs, blandices et petits profits;—mais ils ont été jugés par des gens qui conspirent pour le garder après avoir antérieurement conspiré pour le prendre, et ont conspiré hier avec le même Boulanger contre lequel ils conspirent aujourd'hui comme il conspire contre eux.
«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.»
Sous un gouvernement monarchique,—solidement appuyé sur les lois, sur l'ancienneté, personne ne peut rêver de le renverser pour prendre sa place,—et les ambitions ne peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à une certaine hauteur;—mais sous un gouvernement où on a vu la royauté exercée par le vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste comme Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux comme M. Constans, chacun se dit: «Pourquoi pas moi!»—Et on met en usage pour les remplacer les procédés qu'eux-mêmes ont employés pour se jucher au pouvoir.
Dans cette circonstance du procès Boulanger, la droite du Sénat s'est conduite avec une adresse incontestable:—elle n'a voulu ni condamner ni absoudre le «brav'général»; elle a laissé les soi-disant républicains et les soi-disant révisionnistes se gourmer entre eux;—le général a été condamné, les juges ont été pas mal déshonorés;—cela pourrait se représenter, s'illustrer par deux rats dans une cage qui se battent, se mordent, se déchirent, se mangent si bien, qu'il finit par ne rester que les deux queues.
Oui, tant que nous conserverons cette forme de gouvernement soi-disant démocratique, nous serons en guerre civile perpétuelle,—nous verrons les acteurs se battre derrière la toile à qui aura les grands rôles, et la pièce ne se jouera pas,—jusqu'à ce que les sifflets et les pommes cuites aient eu raison des histrions.
Notez que le niveau des ambitions politiques va toujours descendant et s'abaissant;—autrefois, du temps de Richelieu, de Mazarin, du cardinal de Retz,—c'était l'orgueil, la vanité qui étaient en jeu;—on voulait le «pouvoir», on voulait dominer;—aujourd'hui, ce qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent, on veut s'enrichir, on n'est pas ambitieux, on est avide,—ce n'est pas moins dangereux, ce l'est plus et davantage, parce que le nombre des compétiteurs est plus grand, mais surtout c'est beaucoup plus laid.
Cette forme de gouvernement est tellement antipathique au caractère français qu'elle a notablement altéré et détérioré ce caractère, un peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque, heureux et gai,—est devenu haineux, avide, malheureux et triste.
Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie n'est possible que dans un État très petit, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres;—une grande simplicité de mœurs, peu ou point de luxe.»
Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les républicains que dans l'eau,—une petite île entourée par la mer,—au moins la liberté ne peut gâter les autres pays,—et, alors, on pourra essayer et voir comme ça marcherait en petit,—sauf à vérifier si, en agrandissant l'échelle, la chose serait possible.»
On est de tempérament si peu républicain en France que, après s'être servi de certaines maximes pour grimper au pouvoir, c'est la première chose dont on se débarrasse aussitôt qu'on est arrivé, parce qu'il n'y a point moyen de gouverner avec ces maximes;—ainsi l'absolue souveraineté du peuple—rend inutiles et inapplicables toutes les lois;—que devient l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger inéligible—quand le peuple est le maître d'élire Boulanger et de casser le Sénat?
Nous disions tout à l'heure que les conspirations sont aujourd'hui des affaires;—voyez la conspiration de Boulanger contre Carnot, Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,—et la conspiration de ceux-ci contre Boulanger.
Boulanger a des actionnaires,—les grosses sommes d'argent dont il dispose en sont une preuve irréfutable; les actionnaires, «les gogos» qui fournissent l'argent comptent bien rentrer dans leurs fonds avec d'honnêtes ou de déshonnêtes bénéfices.
D'autre part, Freycinet, Constans, etc., prennent pour actionnaires tous les Français, tous les contribuables,—et cela sans les consulter, malgré eux;—leurs louis d'or et leurs pièces de cent sous, produits par leur travail, deviennent des projectiles contre Boulanger.
J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur qui rencontre deux Hurons accroupis et jouant avec des cailloux à un jeu de hasard,—il les regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi, intérêt à un des deux joueurs;—la partie terminée, il félicite le gagnant pour lequel il avait fait des vœux et s'enquiert de l'enjeu.
Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges», en te voyant venir de loin nous avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui aurai cette joie.
C'est l'histoire du peuple français s'intéressant à telle ou telle coterie,—et pariant pour elle,—Constans ou Boulanger;—quel que soit le gagnant, il sera mangé.
Pas de démocratie—sans ostracisme,—les vertus y sont aussi inquiétantes que les vices;—faute d'être assez grands, les démocrates doivent diminuer les plus grands qu'eux au moins de la tête,—il faut exiler Alcibiade et faire mourir Socrate—et bannir Aristide, parce que cela ennuie de l'entendre appeler le juste; ça n'est pas joli, mais c'est comme ça,—cela a, cependant, souvent des mérites; entre autres, celui de nous épargner l'écœurant spectacle d'un semblant de justice et des réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,—de on-dit,—il paraît,—on croit que—comme l'œuvre de M. de Beaurepaire, qui a l'air d'avoir été tricotée par une vieille portière.
Nous allons un peu jaser, si vous le voulez bien, du Panorama-histoire du siècle.
Je dois commencer par remercier MM. Stevens et Gervex de ne pas avoir oublié dans leur intéressant ouvrage—un homme qu'à tout autre, il était facile et permis d'oublier; un homme qui a toujours vécu loin de tout et de tous,—qui n'a jamais fait partie de rien,—qui ne s'est jamais affilié ni à un parti, ni à une école, ni à une secte, ni à une coterie, et qui n'est pas même gendelettres.
Ce devoir accompli avec justice et plaisir,—je vais parler du panorama:
Tout le monde est d'accord sur la grandeur et la noblesse de l'idée, sur l'habileté, l'intelligence, le goût avec lesquels les personnages sont groupés,—sur la frappante ressemblance d'un si grand nombre de portraits, sur les brillantes et rares qualités de l'exécution.
Cette œuvre présentait deux grandes difficultés: la première, de n'oublier aucun de ceux qui avaient droit d'y figurer;—la seconde, de ne pas se laisser influencer et circonvenir par des importunités, des obsessions, des exigences, des camaraderies, des pressions, pour donner à certaines personnes dans le panorama une place qu'elles n'ont pas occupée ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans la vie,—de gens qui n'existent que dans le panorama, et qu'il s'agissait non de reproduire, mais de produire.
Nous allons commencer par le premier point—et signaler aux éminents auteurs de l'œuvre quelques oublis involontaires, quelques erreurs—qu'il leur sera facile de réparer;—aussi et tout à l'heure, nous leur en dirons les moyens; probablement je me contenterai d'avoir indiqué le second point.
Je commence par une critique,—l'homme chargé, une baguette à la main, d'énumérer les personnages,—l'homme chargé de la préface, de la notice, de la brochure explicative,—n'aurait pas dû être un homme se mêlant de politique, affilié, qui plus est, à une coterie;—cette exhibition ne pouvait être faite qu'avec une complète impartialité,—une parfaite sincérité, comme les peintres en donnaient si bien l'exemple; cette notice devait être une notice comme le promettait son titre, et non une œuvre de politique boursouflée.
Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du panorama et ne pas imposer des opinions, des appréciations qui ne seront acceptées que par un petit nombre.
M. Reinach—lui, je crois d'ailleurs, figure parmi les illustrations du siècle,—déclare Necker probe et austère;—eh bien, tout le monde n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes du financier genevois.
Il eût fallu désigner au moins avec respect Louis XVI, qui va être assassiné par un semblant de justice et ne pas dire, en croyant faire de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.»
Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne» cette reine assassinée, comme son époux, après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait pas appeler «la Belle dame» madame de Lamballe, aussi assassinée et dont le cadavre fut si odieusement profané.
Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens:
Le roi Louis XVI—la reine Marie-Antoinette—la princesse de Lamballe.
Voici David; M. Reinach constate qu'il a peint avec le même talent—et Marat et Napoléon Ier,—qu'il a été républicain farouche et humble courtisan;—et, voulant ajouter une épithète au nom du peintre,—l'auteur de la notice tombe malheureusement,—quand il avait tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète la moins juste, la moins appropriée au sujet,—il l'appelle peintre impeccable.
Il paraît que c'est son mot pour les peintres;—il appelle également Ingres l'impeccable.—Décidément la peinture n'est pas généreuse pour lui en adjectifs;—il appelle Horace Vernet le «fantassin de la peinture»; peut-être n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux de front s'élancer hors du cadre de la Prise de la Smala d'Abdel-Kader; pourquoi «fantassin», ce peintre qui aimait tant les chevaux et en a fait tant de chefs-d'œuvre?
Pourquoi Berlioz est-il appelé divin au milieu d'Auber, d'Halévy, d'Adam sans épithètes?
Quant à Daguerre «qui arrache à la nature ses secrets», nous en reparlerons tout à l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément, c'est une grande difficulté, que M. Reinach surmonte rarement, que de s'imposer le devoir de mettre une adjectif à chaque nom. Ainsi, il appelle les esprits riants, les plus gais, les plus doux de notre temps—le sombre Gérard de Nerval, et Morny également était loin d'être un homme sombre, quoi qu'en dise l'auteur de la notice. De même,—Victor Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous en reparlerons également tout à l'heure, lorsque je m'adresserai à MM. Gervex et Stevens.
De quel droit M. Reinach—aux acheteurs de la brochure qui veulent simplement qu'on leur désigne les si nombreux personnages du panorama—prétend-il leur donner, leur imposer des appréciations comme celle-ci:
«Le grand Gambetta et M. de Freycinet—font sortir des armées de terre et les organisent.»
Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas—ont leur opinion faite sur ces deux dictateurs,—auxquels—Thiers a reproché publiquement d'avoir, par leur incapacité et leur outrecuidance, coûté à la France la moitié de ses pertes en hommes, en territoire et en argent.
MM. Stevens et Gervex—se contentent de dire: «Voici Gambetta, voici M. de Freycinet,»—et tout le monde est d'accord pour applaudir le talent des artistes.
M. Reinach—annonce que «la France renaît et étonne le monde par la rapidité de sa régénération, par le règne de la liberté».
Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni liberté ni régénération, sous le gouvernement de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc., et au moins une grande partie du monde s'étonne du degré d'abaissement où ce grand et noble pays est tombé.
Ce que les acheteurs de cette notice demandent, c'est un catalogue explicatif,—une notice pour reconnaître une figure,—et non des opinions toutes faites sur les hommes et sur les choses, et non les opinions et les idées de M. Reinach.
Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner à Victor Hugo une place plus haute et plus large encore, dans l'histoire du siècle, que celle qui lui appartient légitimement, et qui déjà est bien belle. Cette apothéose est due en très grande partie au zèle et à l'enthousiasme nouveau des républicains et soi-disant républicains, qui l'accablaient de tant d'injures et d'avanies en 1828, lorsqu'il était légitimiste; en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848, lorsqu'il était bonapartiste;—je me rappelle qu'en 1830, et 1848, le National, qui était alors à la tête du parti républicain, ayant découvert que Victor Hugo était vicomte disait: «Il ne manquait à M. Hugo que ce ridicule.»
Je répondis au National: «Soyez plus indulgent, ce n'est pas sa faute, c'est de naissance.»
Et combien connaissez-vous de gens ayant assez de modestie ou d'orgueil pour laisser trente ans au hasard, qui vous l'a fait découvrir, la révélation de cette tare?
Victor Hugo est un grand poète, un très grand poète, un des grands poètes dont s'honore la France;—mais il n'est que cela.—Certes c'est beaucoup, et cela assigne une haute place et fait une belle destinée.
Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un philosophe, ni un grand homme.
Lamartine—qui n'a droit qu'au second rang comme poète, en 1848, de grand poète monta grand homme et héros.
Pour expliquer, pour justifier toutes les mobilités opposées des principes et des opinions de Victor Hugo, il faut comparer la nature de son génie à un beau lac dont les eaux limpides réfléchissent comme un miroir, les arbres et les palais qui l'entourent devant, derrière à droite et à gauche—et aussi le ciel et les formes changeantes des nuages qui voguent dans l'azur, et les splendides couleurs de l'aurore et du couchant—le tout avec calme inconscience, sans préférence et sans choix.
Causons maintenant avec MM. Stevens et Gervex.
Vous avez représenté M. Daguerre comme l'inventeur de la photographie, de l'héliographie, etc.
Eh bien, on vous a trompés.—M. Daguerre n'est nullement l'inventeur—et voici l'histoire irrécusable de l'inventeur;
L'inventeur est M. Nicéphore Niepce—qui avait obtenu les premiers résultats.—M. Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet, abusa de la candeur, de la naïveté d'un homme de génie—et l'amena à l'associer avec lui, sous prétexte de perfectionnements alors inconnus et des avantages que lui donnait sa position pour propager l'invention.—Voici, du reste, le traité qui fut fait entre eux.
Article premier.—Il y aura entre MM. Niepce et Daguerre une société sous la raison Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements de la découverte inventée par M. Niepce et perfectionnée par M. Daguerre.
Art. 2.—M. Niepce apporte son invention et M. Daguerre une nouvelle combinaison de chambre noire, ses talents et son industrie, et les bénéfices seront partagés entre M. Niepce pour son invention et M. Daguerre, pour ses perfectionnements.
M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago, qu'il trompa,—se substitua à Niepce,—qui mourut ruiné.—M. Daguerre escroqua la gloire et aussi les profits, la rosette d'officier de la Légion d'honneur, et je crois, une pension. Je ne sais par quelle finesse, quelle influence il obtint du fils de Niepce, malgré les conventions formelles du traité,—peut-être pour un peu d'argent à l'héritier sans héritage—l'autorisation de donner son nom de Daguerre à l'invention de Niepce.
Voilà donc une figure à changer—et vous ferez justice. On vous a laissé oublier Frédéric Sauvage l'inventeur des hélices;—moi qui ai eu l'honneur de défendre Sauvage contre l'oppression et d'être son hôte pendant deux ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse, je sais ce qu'il y a subi et courageusement supporté de luttes, de mauvais vouloir, de tentatives d'escroquerie—de misères.
On vous a laissé oublier Pradier, le grand sculpteur, dont on disait alors que c'était Praxitèle ayant changé la dernière syllabe de son nom, et aussi Carrier-Belleuse.
Gudin, le grand peintre de marine dont tant de tableaux sont à Versailles.
Ary Scheffer,—l'auteur de Saint Augustin et Sainte Monique, de Francesca de Rimini,—les Femmes souliotes, etc.
Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement visiter dans son atelier.—Un jour, le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez chez M. Scheffer?—Oui, mon ami.—Est-ce que vous auriez la complaisance de lui monter son pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder, et faute duquel vous allez le trouver au lit?—Très volontiers.» Et le duc porta le pantalon.
Les deux Johannot,—qui ont illustré de si charmants dessins toutes les œuvres du romantisme:—Walter Scott et Cooper, Faust, de Gœthe, Molière, Don Quichotte, le Diable Boiteux, Paul et Virginie et des tableaux dont plusieurs sont à Versailles; je relèverai d'Alfred,—l'Entrée de Mademoiselle de Montpensier à Orléans,—Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre,—Don Juan naufragé, etc. Et de Thony, le Fleuve Scamandre,—l'Enfance de Duguesclin,—Un soldat auquel une femme donne à boire.
Quant au magnifique tableau d'après le roman de Walter Scott—la Marée d'équinoxe sur la falaise—je ne sais plus de qui il était;—peut-être des deux, car ils travaillaient souvent ensemble—c'étaient de vrais frères.
Raffet, le peintre militaire de tant de talent; Montgolfier, dont le nom est attaché à l'invention des aérostats, appelés longtemps montgolfières. Parmentier, l'introducteur de ce pain tout fait appelé pomme de terre—et qu'on a appelé parmentière tant que le légume précieux ne fut pas adopté,—malgré la protection de Louis XVI, qui porta tout un jour à la boutonnière un bouquet de fleurs violettes de ce tubercule.
Vous avez oubliez les Roqueplan.
L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du Lion amoureux et du Cerisier de Jean-Jacques.
Le second, le Parisien par excellence,—le fondateur du Figaro.
En même temps que vous faisiez les portraits de Béranger, de Désaugiers et de Pierre Dupont, vous négligiez celui de Frédéric Bérat, le premier qui publia tant de romances et de chansons, dont, le premier après Jean-Jacques Rousseau, il faisait les paroles et la musique: Ma Normandie,—la Lisette de Béranger,—Viv' la joie et les pomm's de terre;—Monsieur l'écrivain, etc.
Et Gustave Nadaud,—qui agrandit le cadre de Bérat par une douce philosophie,—auteur également des paroles et de la musique,—de Cheval et Cavalier, de la Valse des adieux,—la Mouche de M. Letortut. En parlant de Cavaignac et de Charras, vous avez oublié Tourret, le seul ministre de l'agriculture que j'aie connu depuis que je suis au monde.—Notons, en passant, que pas un des ministres de Cavaignac ne fut accusé ni soupçonné de la moindre improbité;—la calomnie n'eût même pu les attaquer.
A côté de Bonjean assassiné par la Commune, j'aurais voulu voir le fils de la victime, par une inspiration sublime, consacrant sa fortune, son intelligence et sa vie à sauver les enfants abandonnés ou coupables, les enfants des assassins de son père, par une éducation honnête et paternelle.
Parmi les braves marins qui ont combattu les Prussiens et la Commune avec tant d'énergie, de dévouement, je ne vois pas chez vous Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût représenté la part admirable que prirent nos marins à la guerre de 1870.
Au nombre des grands comédiens dont vous avez admis des moyens et des petits, pourquoi ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois, Potier, Bouffé;—les Brohan, la mère et les filles, Jenny Vertpré. Mais vous oubliez aussi des grandes cantatrices? Et cet intrépide et dévoué Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles dans Paris, où les communards répandaient le sang et mettaient le feu.
D'autres figures sans doute encore ont échappé à vos si patientes recherches, à vos si louables études;—il en est, j'en suis certain, pour ne parler que de celles que je viens de vous signaler, que vous seriez heureux d'admettre dans ce panthéon, dans cette œuvre qui gardera sa place et avec vos noms dans le siècle que vous avez voulu glorifier.
Et il serait triste de répondre aux légitimes réclamations comme font les conducteurs d'omnibus: Complet! Il n'y a plus de place.
Mais, dans votre collection, vous avez passablement de ministres, de fonctionnaires, et, parmi ces ministres, un nombre remarquable qui, tombant au pouvoir, comme tombent les pluies de crapauds,—ont fait, font et feront comme les grenouilles dont parle Publius Syrus:
Du trône, elles ressautent dans le bourbier.
Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,—et n'existent plus après.—Je n'irai pas aussi loin, au moins quant à la forme, que ce vieux courtisan qui disait: «Je déclare à l'avance que je suis l'ami et un peu le parent de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé que je suis, au besoin, à tenir le pot de chambre au ministre tant qu'il est ministre, mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt qu'il est tombé du pouvoir.»
C'est d'abord parmi les ministres qui vont disparaître que vous pourrez, en les effaçant proprement, trouver des places pour réparer les oublis involontaires que, j'en suis certain, vous regrettez amèrement;—et ainsi, en profitant de ces vacances et de quelques autres dont je ne parle pas,—vous complèterez votre œuvre, et vous la rendrez digne de survivre à jamais à la circonstance qui vous l'a fait évoquer.
Cela dit,—je vous renouvelle, Messieurs, et mes félicitations, et mes remerciements, et vous adresse un salut cordial.
Il s'est installé à Paris, depuis quelque temps, une entreprise qui peut et doit être très agréable et utile à beaucoup de gens.
Écrivains, artistes, hommes et femmes du monde, hommes d'affaires, etc., etc.,—l'abonné reçoit, par l'entremise du journal, tout ce qu'on peut dire de lui dans tous les journaux du monde entier.
Le directeur, avec un désintéressement complet, et dans un but de simple bienveillance, m'a adressé quelques-uns de ses numéros où il était question de moi.
J'ai dû le remercier et lui écrire:
«Monsieur, je suis très reconnaissant de l'envoi que vous voulez bien me faire de quelques extraits de journaux qui, par hasard, parlent de moi—et, avec mes remerciements, je viens vous prier de ne plus continuer cette gracieuseté.
»Depuis... presque toujours, je vis loin de tous et de tout, je ne suis rien dans rien et de rien, je ne pense pas au public qui, de son côté, ne pense pas à moi.
»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis plus d'un demi-siècle, c'est pour un auditoire restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis connus et inconnus que je me suis acquis dans ma longue carrière;—tel de mes livres a été écrit pour une seule personne—que parfois même je ne connais pas, qui ne me connaît pas et qui ne me connaîtra jamais, comme je ne la connaîtrai pas;—parfois ce livre s'adresse à une femme que, en passant, j'ai vue à sa fenêtre, qui ne m'a pas vu, ne me verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage.
»D'autre part, je suis convaincu que l'homme dont on dit le plus de bien aurait grand avantage à ce qu'on ne parlât jamais de lui.
»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser quelques extraits de feuilles bienveillantes ou endoctrinées par mon éditeur Calmann Lévy.—Je ne cache pas que j'ai humé ces quelques grains d'encens; mais, après les éloges, viendraient les critiques, sans doute même les mauvais compliments—j'ai pensé que c'était le moment de vous arrêter.—J'ai bu le breuvage agréable, je crains la lie,—et je ne vide pas le verre.
»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs ne satisfont que rarement celui qui les reçoit: il lui semble que ce n'est que justice—et il y manque toujours quelque chose;—on ne serait donc tout à fait loué à son goût que par soi-même.—Les critiques, au contraire, semblent facilement injustes, malveillantes, hostiles.—Fontenelle montrait un jour à ses amis une grand malle fermée. «Dans cette malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit contre moi—et je ne l'ai jamais lu;—peut-être dans le nombre se trouve-t-il des louanges, mais je payerais trop cher celles-ci en lisant les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise de moi que je suis un voleur, un lâche ou un menteur, je m'inquiète peu du reste, et, quant à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper, qu'on vînt me les dire, parlant à ma personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et ce que je ne conseillerais de faire à personne.
»Agréez, avec mes remerciements, mes cordiales civilités—et une poignée de main encore assez solide de pêcheur et de jardinier.»
TABLE
| Pages | |
| LA MAISON DE L'OGRE | 1 |
| A ERNEST LEGOUVÉ | 46 |
| KLMPRSK | 72 |
| LOGOGRIPHE | 91 |
| CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR | 139 |
| LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU | 163 |
| ÉLOGE DE LA MORT | 198 |
| AFFAIRE BOULANGER | 225 |
| PRIX DE BEAUTÉ | 250 |
| UNE FEMME DANS UN SALON | 276 |
| UNE PROPHÉTIE | 301 |
| PANORAMA DU SIÈCLE | 330 |
Tours, imp. E. Mazereau.