← Retour

La maison

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of La maison

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La maison

Author: Henry Bordeaux

Release date: June 1, 2004 [eBook #12646]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Walter Debeuf

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON ***
LA MAISON

Henry Bordeaux.

eorum memoriae qui domum et aedificaverunt et salvam servaverunt sacrum

LIVRE PREMIER

I
LE ROYAUME

—Où vas-tu?

—A la maison.

Ainsi répondent les petits garçons et les petites filles qu'on rencontre sur les chemins, sortant de l'école ou revenant des champs. Ils ont des yeux clairs et luisants comme l'herbe après la pluie, et leur parole, s'ils ne sont pas effarouchés, pousse toute droite, à la manière des plantes qui disposent de l'espace et ne sont pas gênées dans leur croissance.

—Où vas-tu?

Ils ne disent pas «Nous rentrons chez nous.» Et pas davantage «Nous allons à notre maison.» Ils disent la maison. Quelquefois, c'est une mauvaise bicoque à moitié par terre. Mais tout de même c'est la maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, et encore n'est-ce pas bien sûr.

Et même de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'âge, et des gens mariés, s'il vous plaît, se servent encore de cette expression. A la maison, on faisait comme ci, à la maison, il y avait cela. On croirait qu'ils désignent leur propre foyer. Pas du tout: ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs père et mère qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont changé les habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux…

J'étais alors un collégien, oh! rien qu'un débutant de collège, sept ou huit ans peut-être, sept ou huit ans je crois. Et je disais la maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice italienne, engagée pour le dernier-né, l'appelait il palazzio, en arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une douceur mourante la dernière syllabe. Le fermier qui apportait le cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour inviter le maître à être patient, prononçait le château, avec plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui était de Paris, —on reconnaissait bien qu'elle était de Paris au face-à-main dont elle se servait, —avait solennellement proclamé votre hôtel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit à la grille un écriteau déshonorant, on pouvait lire sur l'inscription Villa à vendre. Villa, hôtel, château, palais, comme tous ces termes majestueux, malgré leur prestige, sont incolores! A quoi bon emberlificoter la vérité? La maison, cela suffit. La maison, cela dit tout.

Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas de peine à la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitée. Et même on l'a réparée avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustée et rafistolée, recrépie et revernie à l'intérieur et à l'extérieur. Sans doute on ne peut pas les laisser éternellement s'effriter, et la vétusté des habitations ne se revêt de poésie que pour les visiteurs de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne tient guère à la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne tient à celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins à nous, ils sont encore à eux-mêmes, ils ont droit à une existence particulière, tandis que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous demandons, car nous ne sommes pas difficiles.

Avant qu'on ne l'eût restaurée, je l'ai montrée à une dame, à une dame de Paris comme celle du face-à-main. Il est probable, il est vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement vantée. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'éclat et la douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient dû manquer à ma description. Elle pouvait s'attendre à Versailles ou tout au moins à Chantilly. Or, quand je la conduisis, dûment stylée, exaltée et mise au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un ton de surprise «Est-ce bien ça?» Je compris son désappointement. Je l'ai raccompagnée avec politesse jusqu'à sa voiture, —même dans la colère on a des égards pour les femmes, —mais je ne l'ai pas revue depuis lors, je n'ai jamais supporté de la revoir. On n'est pas d'accord avec les étrangers sur les lieux ni sur les choses de son enfance. Il y a des différences de dimensions. Leurs yeux ne savent pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils n'aperçoivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on s'entendre?

Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrées de pierre dure. C'est un portail peint à neuf, en trois parties, que des battants fixés au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les landaus et les limousines. Autrefois, c'était pour les chars de foin. Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'à pousser un peu et l'on entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes sortes de gens imprévus pénétraient dans la cour, et ces intrusions m'étaient fort désagréables. Les enfants sont des propriétaires intransigeants.

—Qu'est-ce que ça fait? me disait mon grand-père.

Mon grand-père avait horreur des clôtures.

Les colonnes de pierre étaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les a revêtues de plantes grimpantes, disposées comme des draperies. On a taillé les arbres, dont les branches trop rapprochées avaient l'air de bénir le toit ou de frapper aux vitres des fenêtres. On ne devine jamais la puissance des arbres; les quelques mètres qu'on leur accorde, ils les ont bientôt mis à l'ombre, et peu à peu ils se rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. Aujourd'hui qu'on les a écartés, momentanément, le soleil caresse les murailles, et pour l'hygiène, c'est meilleur. L'humidité est malsaine, surtout à l'automne. Mais voilà qui ne se comprend plus de mon temps, je veux dire du temps que j'étais petit, il y avait un cadran solaire qui se découpait en carré sur le mur. En haut se pouvait lire cette inscription, déjà ternie et à demi effacée, dont je refusais de pénétrer le secret: me lux, vos umbra. Mon père me l'avait traduite et je me hâtais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses mystérieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pékin, etc., destinés à indiquer les différentes heures du monde, comme si le monde entier n'était qu'une dépendance de la maison qui lui dictait les lois du temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le travail de la lumière. On a élagué le tilleul, mais par une erreur regrettable on a fait disparaître le cadran sous une couche de badigeon en recrépissant la façade. O fâcheuse restauration! Mais n'en suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnée? Quand on est grand, on accomplit des choses sacrilèges. On les fait sans penser à mal. J'aurai dit, négligemment sans doute: «Ce pauvre cadran ne sert plus à rien.» C'était avant la taille des arbres. On a tort de laisser tomber sa pensée, car elle se ramasse. Un maçon qui m'avait entendu crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arrêter dans son zèle, il était trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains à énumérer, je vous le confesse, ne m'affectent guère. Ne me croyez pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais point. Je continue à la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, vous savez bien, que j'étais petit. Je l'ai dans les yeux pour le restant de mes jours.

De bonnes vieilles lézardes, qui ressemblaient à des sourires et non pas à des rides, ont été bouchées hermétiquement. Un corps de bâtiment a été ajouté pour la commodité de l'aménagement intérieur. Et, comme les tuiles tombaient, on les a remplacées par des ardoises. Je ne dis pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifférents, tandis que les tuiles inégales, arrondies, bossuées ont l'air de bouger, de remuer, de s'étirer comme de bonnes tortues de jardin qui soupirent après le beau temps ou font le gros dos pour protester contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons dégradés. Et si l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'à leur patine, deviner l'âge de la maison.

Mais cet âge est inscrit avec précision sur la plaque noircie de la grande cheminée qui est la gloire de la cuisine. Dès que j'avais su épeler mes lettres et mes chiffres, mon père m'avait donné à lire la date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon grand-père ricanait de la petite cérémonie et murmurait par derrière, à mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement pour que je l'entendisse néanmoins: «Laissez donc cet enfant tranquille!» Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la difficulté avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos académies locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, et ne l'est pas assez pour un 7.

—Ça n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-père à qui j'en référai.

Cependant je ne doutai plus que ce fût 1810, lorsque mon manuel d'histoire m'apprit que cette année-là fut assassiné Henri IV. Mon imagination exigeait la rencontre d'un événement historique. «Le roi sortit du Louvre en carrosse. Il était au fond de sa voiture, dont les panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes à l'entrée de la rue de la Ferronnerie, qui était fort étroite, força le carrosse royal de s'arrêter. Au même moment, un homme de trente-deux ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, barbe rouge et cheveux noirs, François Ravaillac, met un pied sur une borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri s'écria: «Je suis blessé» et expira presque à l'instant.» J'ai retenu mot pour mot le récit du manuel que je n'ai pas retrouvé. Le terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aidé ma mémoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates à ce trait significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La rapidité du drame n'empêchait point de noter ce détail avec exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hâte on ramenait au Louvre le roi tout percé du poignard de Ravaillac, je me représentais le cortège à la porte de la maison. La maison, c'était notre Louvre.

La cuisine était peut-être, était sûrement la plus belle pièce, la plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y donner des banquets et des bals. C'était la mode autrefois et je ne suis pas de ceux qui la blâment, croyez-le, bien que j'aie osé transformer cette cuisine en un hall dallé de marbre blanc et noir, bien encadré de panneaux boisés, bien éclairé par une baie vitrée qui occupe tout le côté du couchant. Je continue d'y chercher des marmites et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le fumet des ragoûts et des rôtis, et chaque fois que j'y vois entrer des invités, je suis tenté de maudire la sottise des domestiques et de m'écrier: «Quelle drôle d'idée de les faire passer par là!»

Là gouvernait alors Mariette la cuisinière. Son pouvoir était absolu. Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, heureusement, permettait d'échapper à sa surveillance. Il y avait des coins d'ombre où l'on parvenait tant bien que mal à se dissimuler, et notamment sous le vaste manteau de la cheminée. Cette cheminée avait été mise à la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas pourquoi, mais je devine que c'était pour des raisons d'économie.

Elle eût consommé des forêts. On pouvait s'installer commodément à son abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui étaient scellés. En levant la tète, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une étoile. Et même, un soir que je passais à contre-coeur dans la cuisine déserte et obscure, je fus effrayé par un carré blanc qui gisait comme un drap bien déplié juste sur la pierre du foyer. C'était la défroque d'un fantôme: ils la rejettent peut-être ainsi au moment de s'évanouir et la laissent comme un témoignage indéniable de leur visite. La lune jouait au-dessus du toit.

Plus les allées et venues étaient nombreuses, plus Mariette se réjouissait. Sa langue la démangeait dans la solitude. En temps ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se succédaient à intervalles réguliers. Ils buvaient du vin rouge sans jamais omettre d'observer les rites. On lève le coude et l'on dit: « A votre santé», après quoi il est permis de vider un verre; mais si l'on veut en ingurgiter un autre, même sans désemparer, il faut répéter la même formule. Aucun d'eux n'hésitait à la répéter. J'ai bu quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le même verre.

Des villages on descendait aussi pour chercher mon père quand le cas était grave. Mon père qui était médecin ne reculait pas devant le dérangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, à la fois miséricordieuse et décidée, quand il traversait l'empire de Mariette et le trouvait occupé:

—Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami?

Mariette dévisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et perspicace, qui démasquait les simulateurs et glaçait les malheureux dont la présence importune coïncidait avec l'heure sacrée des repas. J'ai assisté à bien des déballages de misères paysannes: elles ne s'avouent que peu à peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la maladie était une honte. Mais je ne comprenais pas cette réserve où je ne voyais qu'une difficulté de parole.

Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la cuisinière. C'étaient alors les entrées et sorties continuelles des vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre dont le mélange répandait une buée chaude et savoureuse. Nous profitions de cette agitation, mes frères et soeurs et moi, pour nous établir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait secouées là-bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de marteau pour les écraser sur la pierre. Si la coque verte leur était restée, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas à chasser les signes révélateurs. Mais le fruit bien pelé, bien blanc, pareil à un poulet à la broche pour dîner de poupée, craquait sous la dent délicieusement. Ou bien nous faisions brisoler des châtaignes, sournoisement, sur un coin du fourneau. Et nous goûtions le plaisir d'avoir chaud par tout le corps, après avoir subi au dehors, en traînant nos pieds dans les feuilles sèches, les bises d'automne qui dans mon pays sont âpres et rudes.

Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosité les mouvements de Mariette quand elle étouffait la volaille. Sa dextérité, comme son indifférence, était extrême. Tel le bourreau le plus exercé, elle décapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tête, ce qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir pendant l'opération un de ces volatiles récalcitrants. Comme je refusais mon concours d'une voix indignée, elle me dit avec la brusquerie qui lui était familière:

—Eh! faites le dégoûté vous en mangez bien!

Je ne vais pas vous conduire à travers toute la maison. Ce serait trop long, car elle a deux étages, dont le second est beaucoup moins âgé que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de l'escalier en colimaçon, commande les quatre horizons de ses quatre fenêtres. Cette vue multipliée, trop étendue à mon gré, ne m'intéressait pas beaucoup. Je suppose que les enfants détestent ce qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouillés. Les jours de gros temps, on entendait de là le vent qui menait un vacarme infernal: on l'aurait pris pour un être vivant, puissant et incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier n'était pas trop clair, à la tombée de la nuit, on y prenait peur facilement et, à cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se carabosser. Carabosser est un verbe que tante Dine avait inventé pour les chutes violentes obtenues par précipitation et d'où l'on se relevait meurtri, éclopé et enflé: il doit venir de la mauvaise fée Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait pénétré sans compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumière insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les objets mis au rancart, qui peu à peu venaient à prolonger indéfiniment leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments de torture ou de personnages menaçants. En outre, les rats s'y livraient des batailles rangées, et des pièces qui étaient au-dessous on aurait cru assister à des courses organisées, avec sauts d'obstacles. De temps à autre on y mettait le chat, un superbe angora fainéant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa fourrure et miaulait de frayeur jusqu'à ce que tante Dine, qui en avait soin, le délivrât de sa corvée militaire, ce qui ne tardait jamais.

Le salon, dont les volets, d'habitude, étaient fermés et qu'on n'ouvrait que pour les jours de réception ou de cérémonie, nous était formellement interdit, et de même le cabinet de mon père, encombré de livres, d'appareils et de fioles, où l'on ne s'aventurait qu'au cours d'explorations rapides, où je voyais entrer toutes sortes de tristes figures qui, pour la plupart, se détendaient à la sortie. Mais, en revanche, on nous abandonnait la salle à manger. Elle fut le théâtre de scènes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent être rempaillées ou leur dossier remplacé. Nous envahissions en désordre la chambre de ma mère qui était très grande, et disposée de telle sorte, au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma mère, doucement, sans qu'on le sût, veillait sur la maison; il ne s'y passait rien qu'elle n'en fût aussitôt avertie. Et même, dans notre avidité de conquête, nous nous emparions de la salle de musique, petit salon octogone, d'une sonorité merveilleuse, qui donnait sur un balcon orienté au sud. Les soirs d'été, les veillées se faisaient là, à cause du balcon.

Il me reste à parler du jardin. Mais si j'en parle honnêtement, vous croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes domaines qui entourent les châteaux historiques. Je n'arrive plus à comprendre, quand je m'y promène, comment il a pu me paraître si grand, et dès que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa véritable importance. C'est peut-être qu'il était alors si mal entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait à l'aventure. Dans le verger, où les poires et les pêches que palpaient nos doigts insinuants ne parvenaient pas à mûrir avant d'être cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma parole! Et je songeais tout de suite aux forêts vierges que traversaient les enfants du capitaine Grant. Une roseraie, chef- d'oeuvre d'un aïeul ami des fleurs, s'épanouissait dans un coin lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des arrosoirs. Ma mère, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allées étaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas été tracées surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenêtres de la chambre de ma mère coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait pas, à cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa plainte monotone remplissait le silence et me prédisposait, sans que je susse pourquoi, à la tristesse.

Je néglige une vigne qui aboutissait aux bâtiments de ferme, et dont nous n'étions occupés que pour la soulager de ses raisins, et je viens enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. Là nous étions les maîtres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant le mur d'enceinte, qu'une châtaigneraie qui n'était que la prolongation de notre territoire réservé. Quand je dis: une châtaigneraie, c'est quatre ou cinq châtaigniers. Mais un seul fait déjà une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient descellé un pan de muraille. Par cette brèche ouverte, dont je ne m'approchais pas sans inquiétude, je m'imaginais que des voleurs pénétraient.

Il est vrai que j'étais armé. Mon père m'avait raconté l'Iliade et l'Odyssée, la Chanson de Roland et diverses autres épopées d'où je sortais bouillant, impétueux et héroïque. J'étais tour à tour Roland furieux ou le magnanime Hector. Avec une épée de bois je livrais aux Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats meurtriers, dont pâtissaient quelquefois de paisibles choux et d'inoffensives betteraves que je taillais en pièces.

Mes armes m'étaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on employait au jardin ou à la vigne. Il y en avait jusqu'à trois qui travaillaient isolément, chacun dans son coin, avec des attributions spéciales, mais avec une besogne indéterminée. On évitait de les réunir, car ils se détestaient. Où les avait-on recrutés?

Leur choix provenait sans doute de la mémorable incurie de mon grand- père qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, ou de la bonté de ma mère bien capable d'avoir repêché ces tristes débris.

Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par surcroît, s'appelait Tem Bossette. Nom et prénom étaient, je pense, des surnoms. L'origine n'en est pas malaisée à découvrir. Tem devait venir d'Anthelme qui est un saint vénéré dans ma province. Quant au sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'était une allusion indélicate à la voûte qu'il portait sur le dos à force de se pencher sur sa pioche. Mais j'ai trouvé une étymologie plus conforme à sa paresse et à son caractère, et je la soumets humblement MM. les philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle désigne notamment la futaille où l'on dépose la vendange pour la ramener commodément des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le visage d'un ami à qui je faisais les honneurs de ma ville natale et qui lisait une affiche, une simple petite affiche composée de ces quelques mots: A vendre une bosse ovale. «Heureux pays, me dit-il, où les bossus font commerce de leur gibbosité!» Et il se crut malin en ajoutant: «Mais trouvent-ils acquéreurs? » Je lui expliquai sa méprise. Or notre Tem était un ivrogne célèbre. Notre cave surtout le savait. Bossette, petite bosse: lui aussi devait contenir la vendange. Et, même, à la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le diminutif.

Il me fabriquait des sabres avec les échalas de la vigne. En récompense je lui portais des bouteilles supplémentaires que j'obtenais de tante Dine, plus spécialement chargée de l'office, en lui représentant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de temps à autre que les ceps fussent dépourvus de tuteurs. Les sarments sans attache se résignaient à ramper. Ils pompaient toute l'humidité du sol. Mais grand-père, indifférent, ne blâmait personne, et veuillez compter tous les échalas qui étaient indispensables à mon équipage. Il m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes écuries. Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un bâton entre les jambes, j'acquérais une étonnante vélocité, et pour chaque bataille je changeais de monture.

Tem Bossette eût été grand s'il se fût tenu droit, mais il était gros à n'en pas douter et sa tête ronde ressemblait assez à une courge. « Grosse tête à rare esprit », disait de lui, en pinçant les lèvres, Mimi Pachoux qui était jardinier, pépiniériste, lampiste, fumiste, serrurier, menuisier, réparateur d'horloges et de faïences, frotteur de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi encore. Ah! si! quand la saison était mauvaise, il portait les morts. Se présentait-il une difficulté, avait-on besoin d'une aide?— Appelez Mimi! proclamait grand-père. Et l'on appelait Mimi, ce qui demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail était fait, mais on lui en attribuait le mérite:

—Ce Mimi, pas plus tôt venu, tout s'arrange!

Représentez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif et, par surcroît, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, à moins que vous ne préfériez lui accorder le don d'ubiquité. Il entamait le matin plusieurs journées, à six heures chez l'un et quelquefois en avance —oh! ce Mimi, quel zèle! —A six heures cinq chez l'autre, et avant le quart chez un troisième, s'annonçait bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, répondait ici, expliquait là, réclamait ailleurs, apparaissait, disparaissait, reparaissait, commençait en hâte, continuait précipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois côtés à la fois. Mon grand-père rapportait que plusieurs personnes de ses relations voyaient leur double. Mon père disait que c'était une maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je vis tout bouger. C'était Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi Pachoux voyait son triple.

Quant au dernier ouvrier de notre équipe, il ne fallait pas le perdre de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait fait plusieurs tentatives qui avaient échoué. On se relayait pour sa surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, même s'il en avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait spécialement dans les espaces découverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son nom était Béatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste départemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brûlait d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu à peu il fut le Pendu et on ne le désigna plus autrement. Très peu de gens consentaient à l'employer, à cause de la police qu'il exigeait pour éviter une catastrophe. Ma mère fut sa providence. On lui confiait les gros travaux, mais il les abandonnait généreusement à tante Dine qui était forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il considérait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce désert, on pouvait croire que c'était la même qui unissait les deux mâchoires.

Vous comprenez maintenant à quel point notre jardin était inculte. L'aurais-je mieux aimé couvert de fleurs et de fruits que dans cet état lamentable où il me semblait immense, profond et mystérieux? Cher vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide à cause de l'ombre excessive des branches abandonnées à leurs caprices, où j'ai tant joué et tant inventé de jeux, où j'ai connu la gloire des combats, la curiosité des explorations, l'orgueil des conquêtes, l'ivresse de la liberté, sans omettre l'amitié des arbres et la saveur des fruits cueillis en cachette, vous êtes aujourd'hui méconnaissable. Ratissé, peigné, taillé, arrosé, du sable fin dans les allées, un gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautés nouvelles m'éblouir…

Quand je m'y promène, c'est à l'aventure. J'écrase les plates-bandes, je piétine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'à ce que le nouveau jardinier, qui a remplacé à lui seul, et trop bien, Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix altérée par l'émotion:

—Faites donc attention, monsieur!

Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite à mon jardin d'autrefois.

Mais, pour compléter ce portrait de la maison, il manque… oh! presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas.

Le pas de mon père, personne ne s'y est jamais trompé. Rapide, égal, sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Dés qu'on l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem Bossette enfonçait sa pioche avec une vigueur insoupçonnée; Mimi Pachoux, qu'on avait cessé de voir, surgissait comme un diable d'une botte; le Pendu se mesurait avec un fût important; Mariette activait son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-père, je ne sais pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question à trancher, un ennui à supporter, une menace à craindre? Quand on avait annoncé: Il est là, c'était fini, toute inquiétude se dissipait aussitôt, chacun respirait comme après une victoire. Tante Dine surtout avait une manière de proclamer: Il est là! qui eût mis en fuite l'agresseur le plus résolu. Cela signifiait: Attendez donc vous allez voir ce qui va se passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue! Avertis de cette présence, nous nous sentions une force invincible. C'était une impression de sécurité, de protection, de paix armée. Et c'était aussi une impression de commandement. Chacun occupait son poste. Mais grand-père n'aimait ni à commander ni à être commandé.

L'ombre, c'est, derrière le volet à demi clos de sa fenêtre, celle de ma mère qui n'a pas tout son monde rassemblé autour d'elle. Elle attend mon père, ou notre retour du collège. Quelqu'un est absent. Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle bénite. Une autre paix émanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'étendait au delà des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs et les coeurs, une paix de prière et d'amour. Cette ombre, que je guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand même je sais bien qu'elle n'est plus là, qu'elle est ailleurs, c'était l'âme de la maison qui transparaissait comme la pensée sur un visage.

Ainsi nous étions gardés.

Au delà de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes.

II
LA DYNASTIE

En ce temps-là régnait mon grand-père.

Avant lui une longue suite d'ancêtres avait dû exercer le pouvoir, à en juger par les portraits qu'on avait rassemblés au salon. De ces portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne laissait pas la lumière pénétrer à flots, il devenait assez difficile de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abîmés était celui qui m'étonnait davantage. On ne voyait guère que le visage et la main, un visage et une main de femme or, on m'avait appris son rôle important aux armées, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli avant tant pu se battre. La dame à la rose me retenait aussi: j'avais beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les côtés sa fleur et son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rébarbatifs, engoncés dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumés, et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur à droite et à gauche de la cheminée: l'un portait l'habit bleu à galon d'argent, le gilet écarlate, la culotte blanche et le tricorne noir des gardes-françaises, l'autre le bonnet à poil et la capote bleue boutons dorés et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, à en croire leurs décorations. Mon père, avec orgueil, m'avait raconté leurs exploits et révélé leur grade. Je ne les regardais pas sans une certaine crainte révérencielle. Ils n'étaient pas beaux, ayant plus d'os que de chair et des traits taillés à la diable. Mais je n'aurais pas osé les déclarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi lourdement et m'inspiraient de la gêne. Ils me reprochaient de n'avoir pas encore remporté de victoires extraordinaires comme le grenadier à la Moskova, ou tout au moins subi d'héroïques défaites comme le garde- française à Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des échalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchées dans le jardin, ce n'était pas sérieux, ce n'était pas vrai. Ces deux portraits redoutables, tantôt m'exaltaient d'orgueil et tantôt m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considérais sans plaisir, mon grand-père s'approcha de moi et me jeta négligemment avec son petit rire sec et sa moue la plus impertinente:

—Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture.

Il est dangereux d'apprendre trop tôt l'esthétique aux enfants. Je me réjouis que ce fût de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet à poil perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'étais libéré de cette servitude à quoi oblige l'admiration. Je reprenais l'avantage sur ce passé qui était mal peint et je pouvais mesurer avec insolence la galerie des ancêtres.

Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-père désirait les remplacer par des gravures.

—Elles sont du dix-huitième siècle, expliquait-il pour mieux convaincre.

Il formula sa proposition avec simplicité et politesse, comme la chose la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignés, et mon père déploya cette calme autorité qui brisait toute résistance. Grand-père n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le comprenais, puisque c'était de la mauvaise peinture.

Le gouvernement de mon grand-père était irrégulier et indifférent. Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel d'histoire, ou dans celui de mes frères aînés, le chapitre consacré aux rois fainéants, je pensai immédiatement à mon grand-père. Il ne tenait point du tout à ses prérogatives. Cependant il s'appelait Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que nous désignions sous le nom de tante Dine et qui était sa soeur, l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prénom l'agaçait.

—Oui, déclara-t-il un jour, on m'a appelé Auguste, je ne sais fichtre pas pourquoi. C'est encore un coup des ancêtres. On vous colle pour le restant de vos jours une étiquette ridicule.

Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression de grandeur, à cause de sa belle tête dont il ne tirait point vanité et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait légèrement. Ses cheveux blancs, qu'il n'eût jamais fait tailler sans les brusques interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il plongeait les mains dans sa longue barbe annelée, pareille à celle de l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac qu'elle pouvait recéler, car il fumait et prisait. De plus près, cette impression de prophète s'atténuait, se volatilisait. Il regardait trop souvent à terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne consentaient pas à vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de personne; ses vêtements lui tenaient au corps par la grâce de Dieu et de tante Dine. Que leur coupe fût bonne ou mauvaise, il n'en a jamais rien su. Volontiers, il eût attendu, pour en changer, qu'ils le quittassent les premiers. Leur usure le mettait à l'aise. Il a toujours ignoré, je pense, l'usage des bretelles, et celui des cravates lui paraissait une concession misérable à la mode. Il détestait tout ce qui le gênait et se serait accommodé pour la journée entière d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au déjeuner de midi. Quand nous le voyons apparaître dans cet accoutrement, mes frères et moi, nous étouffions nos rires qu'un regard de mon père suspendait, mais ce regard même contenait un blâme pour la fameuse robe de chambre.

On avait beaucoup de peine à obtenir son exactitude aux repas.

—Eh! déclarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette réglementation est absurde.

—Cependant, objectait mon père qui, visiblement, n'était pas content et qui essayait de parler avec douceur, —mais de la douceur de mon père se dégageait encore une impression d'autorité, —il faut de l'ordre dans une maison.

—L'ordre, l'ordre, oh! oh!

Il fallait entendre ces oh! oh! discrets, sourds, lancés à la cantonade, qui atteignaient toute la régularité établie, et qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire plaçait immédiatement grand-père au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontré, dans les expressions humaines, de plus inquiétant, de plus moqueur, de plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitôt l'idée que vous étiez une bête. Il me faisait l'effet de ces sécateurs bien tranchants avec lesquels on élague les rosiers: ric, rac, les fleurs tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-père en faisait l'injure, involontaire sans doute, à tout le monde.

Sa présidence à table était honorifique et non effective. Non seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait que par hasard et quand ça lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'à la vigne, Tem, Mimi et Pendu réunis ne parvenaient pas à obtenir de lui une indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: «Laissez- moi en repos.» Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux.

Une autre supériorité qu'il avait, outre son rire, c'était son violon. Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout frisé, avec une guitare dans les mains?

—De ma vie, je n'ai pincé de cette affreuse machine, protesta-t-il un jour. Mais un Italien de passage a éprouvé le besoin de me barbouiller.

—Tu étais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasmé.

—Oh! l'artiste!

Il passait de longues heures dans sa chambre à jouer de son instrument, mais demeurait plus longtemps encore à l'examiner avec amour, à le palper, à tendre ou à détendre les cordes, à frotter l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs passent plus de temps à affûter leurs faux qu'à faucher; ils peuvent taper dessus avec un caillou indéfiniment.

Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allât. Il jouait pour lui seul, et un peu toujours les mêmes airs, car je l'écoutais de la porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le Freischütz et dans Euryanthe, dans la Flûte enchantée et le Mariage de Figaro, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goûte sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux contours d'une vase; mais Weber me donnait le désir imprécis de choses que je ne pouvais définir: j'étais au choeur d'une forêt dont les allées se perdaient. C'était une heureuse initiation.

Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce mérite. Comment l'aurais- je su? Tout est bon à une sensibilité qui s'élance. Je ne puis aujourd'hui encore entendre l'ouverture de Poète et Paysan sans être secoué d'émotion. Un soir, à Lucerne, au bord du lac, le plus banal des orchestres dans le plus banal des hôtels préluda à cette ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe décolletée continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de rien, comme s'ils étaient sourds. Alors je sentis que j'étais seul, et mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'à moi. Ce n'était plus l'art médiocre du compositeur autrichien, c'était le souvenir de mon entrée enfantine dans l'empire mystérieux des sons et des rêves, dans la forêt dont les allées se perdent.

A la même époque le chant d'un de mes camarades, au collège, acheva de me bouleverser. Ce fut à une cérémonie de première communion. Je n'étais pas encore admis à la Table Sainte et j'avais tout le loisir de l'écouter. Il chanta cette mélodie de Gounod: le Ciel a visité la terre, et c'était vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, m'emportait. Tout mon être vibrant faisait partie de ce chant. La voix montait, montait, et bien sûr elle allait se briser. Elle n'était pas assez forte pour résister à des notes aussi puissantes et qui remplissaient toute la chapelle. Elle était pareille à ces jets d'eau si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. Elle s'est brisée en effet à l'âge de l'adolescence; la mort a pris mon camarade à seize ans.

Il y avait aussi une boîte à musique que mon père m'avait apportée de Milan où il avait été appelé en consultation. Quand la vis se déclenchait, il en sortait de frêles notes fêlées, voilées, un peu tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle accomplissait un rite sacré. Cela composait un spectacle doux et triste. Combien je fus désenchanté, plus tard, quand je constatai la frivolité des danseuses au bal où je cherchais cette tendre douceur et cette chère tristesse!

Les rois fainéants, dans mon abrégé d'histoire, étaient accompagnés des maires du palais qui, de simples officiers d'abord chargés du gouvernement intérieur, devinrent premiers ministres et les maîtres mêmes de leur maître. Au collège, on nous citait avec éloge Pépin d'Héristal et Pépin le Bref qui fut le père de Charlemagne. Grand-père n'étant pas un roi très sérieux, je m'attendais à ce que mon père s'emparât du pouvoir. Mais pourquoi témoignait-il tant de respect à grand-père, au lieu de le déposséder? L'histoire m'enseignait une attitude différente. Grand-père, c'était, pour les fermiers, ouvriers et gens de service, Monsieur tout court, ou Monsieur Rambert, et père, c'était Monsieur Michel. Il ne serait venu à l'idée de personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un ordre à Monsieur. C'est Monsieur qui aurait protesté: —Qu'est-ce que vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps (je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous à Monsieur Michel… Lui-même, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais conclu, comme tout le monde, qu'il n'était bon à rien. Et de temps à autre, sans qu'on sût pourquoi, ne réclamait-il pas contre l'oubli où l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? Tandis que dès qu'il s'agissait d'une détermination grave, d'un ordre important, on entendait de tous côtés ce cri de ralliement: —Où est Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel…

J'ai parlé du pas de mon père. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, secouait, ragaillardissait. Il ne l'élevait jamais et il savait que c'était inutile. Elle ouvrait les portes, pénétrait jusqu'aux chambres les plus retirées, et en même temps versait aux coeurs une force nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, à ce que prétendent les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le dîner à cause de tous les clients qui se pendaient après lui, on n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait comme un édit:

—A table!

Et les habitants dispersés se rassemblaient en hâte.

—Quelle voix! protestait grand-père qui sursautait.

Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui où les batailles sont escamotées comme si elles se gagnaient toutes seules: —A la voix de leur chef, les soldats s'élancèrent à l'assaut… A la voix de leur général, les troupes se reformèrent… sans entendre cette voix de mon père dont toute la maison vibrait. Tem Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la vigne. Le pas annonçait la présence, mais la voix ordonnait. Cependant les ouvriers ne dépendaient pas de mon père; mais pour eux, mais pour tous, il était le chef. Tout, chez lui, contribuait à donner cette impression la taille, le visage aux traits droits, barré d'une moustache dure et courte, les yeux perçants dont on ne supportait pas volontiers le regard. De sa personne se dégageait une sorte de fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien qu'en disant: Mon neveu. Elle en éclatait d'orgueil. Le grenadier du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas échappé, et même dans ma révolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais l'esprit de liberté nous porte à contredire nos plus sûrs instincts sous prétexte d'affranchissement.

Ne croyez pas qu'il fût sévère avec nous. Il ne tirait sur la bride que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais rencontré chez personne une telle aptitude à commander. Malgré sa profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos études et de nos jeux, et même il les élargissait par les récits d'épopée qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma mémoire les a dès lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passé des ancêtres, mais je ne pouvais oublier que ce n'était que de la mauvaise peinture. Quand nous nous sentions observés par lui, nous devinions qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force autre chose que de la tendresse et peut-être de la fierté, mais quoi? Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre avenir. Son amour de la durée ne se contentait pas de l'ancienneté de sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du temps et consolider son destin. Notre bonheur même lui était moins cher que la soumission de notre volonté à la tâche commune. Ce que contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, et cette certitude lui suffit.

Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait déjà notre vocation. Nous en comprimes dès lors l'importance. Ma soeur Mélanie qui était l'aînée de tous, mes frères Bernard et Etienne avaient de très bonne heure annoncés leur choix qui était l'armée pour Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas à les contrarier, bien qu'il dût renoncer peut-être à d'autres vues qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'était pas pressé. Quant à Nicole et à Jacques, ils étaient tout de même trop minuscules pour qu'on s'occupât de leur avenir.

—Et toi? m'avait demandé mon père.

Comme je n'avais rien trouvé à répondre, il avait exprimé tout haut son désir:

—Tu nous resteras.

Ainsi était-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce rôle, que j'estimais peu séduisant, ne m'emballait pas, tandis que les autres étaient parés de la poésie du départ. Je ne confirmais ni n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'éprouvais une folle envie de me soustraire à ces arrangements, à ce pouvoir qui me dominait. De sournois désirs de rébellion germaient en moi contre cela même que j'aimais. Ils lèveraient plus tard, sous une influence imprévue.

Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?… En vérité je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je cherche en rentrant, derrière la fenêtre, et dont notre absence suffisait provoquer l'inquiétude… oui, je consens encore à l'évoquer ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachée. Si je veux m'approcher, je ne trouve plus mes mots.

Avez-vous remarqué, aux beaux jours d'été, la buée bleue qui flotte sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautés de la terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavité et la limpidité des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force inconnue recélait donc cette douceur? Mon grand-père, qui se gardait de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui même devant son fils ne perdait pas ce moyen de défense, l'abandonnait habituellement devant ma mère. Et mon père, dont l'autorité semblait inébranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui reconnaissait une puissance mystérieuse.

Cette puissance, je le sais maintenant, c'était Dieu qui habitait en elle, soit qu'elle fût allée Le chercher à la première messe avant que personne fût réveillé, soit qu'elle Lui offrît ses travaux quotidiens dans la maison…

Mes frères et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des maisons d'aujourd'hui, on cherche où le peuple a passé. Le roi et la reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec ennui. Ils n'ont rien à gouverner et ils n'emporteront pas leur couronne. Chez nous, le peuple était nombreux et bruyant. Si vous savez compter, vous n'ignorez déjà plus que nous étions sept, de Mélanie qui me devançait de sept ans jusqu'à Jacques le dernier qui me suivait à six ans de distance.

Tout ce bataillon, avant d'être conduit à la manoeuvre, recevait une première inspection de tante Dine qui était préposée aux revues de détail.

Elle était d'une activité que les années ne ralentissaient pas et que les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle oubliait la moitié des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commençant un nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussière d'un meuble, menant la guerre contre les toiles d'araignées au moyen d'une tête de loup, sorte de brosse fixée au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de nous qui avait crié. Elle nous a bercés, lavés, habillés, pouponnés, pomponnés, gardés, amusés, occupés, soignés, caressés tous les sept, et même un huitième qui est mort sans que je l'aie connu.

Encore conviendrait-il d'ajouter à ce chiffre imposant mon grand-père à qui elle épargnait tout souci. Il n'était pas exigeant pourvu qu'il eût immédiatement sous la main ce qu'il désirait, il ne réclamait rien à personne. Et il fallait respecter le désordre de sa chambre qu'il entretenait scrupuleusement, prétendant qu'on ne retrouve pas ce qui est rangé. Il se laissait dorloter avec négligence et n'y prêtait pas d'attention, sauf quand on l'agaçait par quelque exagération de soins.

Pour notre éducation et notre instruction, pour la direction morale, tante Dine se mettait, malgré la différence d'âge, à la dévotion de ma mère, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions subalternes. Quand elle avait déclaré: «Valentine veut ceci, Valentine a dit cela» (Valentine, c'était ma mère), il n'y avait pas à discuter. Elle obéissait à la lettre sans même chercher à pénétrer l'esprit. Aucune de ses pensées ne lui restait pour elle-même elle les distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait rien et baissait la tête quand nous recevions une réprimande, en manière de protestation contre la dureté du pouvoir. Non seulement elle ne nous dénonçait pas, mais elle trouvait à nos pires fautes des excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles désarmaient quelquefois, rien que par l'étonnement qu'elles provoquaient.

—Cet enfant a pris des poires.

—C'était pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter.

—Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette d'épinards.

—C'est dans la joie de voir de la verdure.

Nos études ne l'intéressaient pas. Mais elle avait cette culture de l'âme qui communique à l'esprit sa fleur de délicatesse. On en savait toujours assez si l'on était honnête et bon catholique. Et même elle estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un tas de sciences inutiles. L'histoire des païens ne lui disait rien qui vaille, et pour l'arithmétique, elle n'avait jamais su compter. En revanche, notre santé, notre propreté, notre gaieté, étaient son affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse où nous devenions tour à tour général, cardinal, empereur, et dont le refrain était destiné à nous inspirer de la patience par un avenir si reluisant:

En attendant, sur mes genoux, Beau chérubin, endormez-vous.

Mais le beau chérubin ne se pressait pas de s'endormir.

Il y avait aussi le Nid charmant que de méchants petits lutins à la mine éveillée voulaient détruire et qu'il fallait respecter, car

C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mère.

Ou bien c'était Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix perçante, réclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'évasion de Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'était. Mes chansons préférées étaient peut-être l'Etang et Venise. Je les nomme ainsi, faute d'en savoir davantage. L'Etang racontait un effroyable drame de noyade:

Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallée, Du grand étang qu'on voit là-bas, Qu'on voit là-bas sous la feuillée.

Écoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa mè-è-è-ère.

L'enfant blond poursuivait une libellule et la demoiselle aux ailes d'or l'entraînait dans l'eau froide. Ça lui apprenait à s'esquiver des bras maternels. Quant à Venise, j'en ai retenu pareillement les premiers vers, y compris leur faute de français:

Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-à Venise Couler d'heureux jours.

Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la mélancolie de la ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller dans cette Venise dont on m'avait montré les gondoles au stéréoscope. J'ai longtemps hésité, crainte d'une déconvenue, à réaliser ce projet qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous continuons d'entendre en nous bien après les jours d'enfance. Faut-il que ce soit l'une des plus sûres gardiennes du foyer qui, par l'effet d'une simple romance chantée pour nous calmer, soit la première à nous enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cité aux rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordée avec respect, me souvenant que cette visite représentait une noble entreprise, comme si, déjà, la puissance de son charme était contenue tout entière par avance dans la naïve berceuse de tante Dine.

De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, étaient de son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur texte, je suppose qu'elle les recomposait à sa manière. Certain Père Grégoire, notamment, mi-parlé, mi-chanté, ne saurait figurer dans aucun recueil. Une charmante vieille dame à qui j'en faisais part un jour m'assura que le père Grégoire existait aussi dans le Berry, du côté de la Châtre, sous le nom de père Christophe. C'est déjà de la prose rythmée, et cela se déclame sur un ton de mélopée qui éclate brusquement aux finales. Toute une petite comédie de la vanité y tient en quelques phrases. Jugez plutôt, car je vais essayer de citer de mémoire.

Le père Grégoire est sorti de chez lui ce matin. Jusque-là rien que de naturel: le père Grégoire va se promener, c'est son droit, mais attendez le détail qui caractérisera cette sortie: Un beau bouquet de coquelicots à son chapeau. Il faut enfler la voix sur les coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et d'ostentation. Ah! eh! le père Grégoire n'est plus l'honnête homme qui va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, père Grégoire; un mauvais destin vous guette! Chemin faisant, son chien se prit de querelle avec le mien. On donne cette nouvelle simplement. Elle semble au premier abord de mince importance. Fâcheuse affaire cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, —comment! vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vécu en province? — une bataille de chiens présente une gravité exceptionnelle. Les maîtres interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ça ne se passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillées pour des batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et des Montaigus? peut-être une bataille de chiens. Et précisément notre père Grégoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roulé dans la poussière comme une quenelle dans la farine. Le père Grégoire, voulant les séparer, tomba le nez dans le corttin. Il s'est précipité, la canne haute, son pied a glissé, et le voilà par terre, en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton lamentable, l'apostrophe qui suit doit revêtir une ampleur de désolation infinie: Pauvre père Grégoire! Un point de suspension. On le plaint, car sa mésaventure est grande. Mais la plainte devient tout à coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: voilà son bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau. Les insignes de sa vanité sont souillés. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne lui serait arrivé.

J'attribue le Père Grégoire à tante Dine à cause de la fertilité de son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous tenaient haletants. Quand je cherche à les arracher au passé pour m'en faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: «Non, non, me disent-elles (car je les approche de tout près, mais nous sommes de chaque côté d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large et qui est la fosse commune de toutes mes années écoulées), à quoi bon ? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la couleur du temps; comment la décrirais-tu?»

Lorsque le grand-père nous surprenait assis en rond autour de notre conteuse, il secouait la tête en signe de désapprobation.

—Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la vérité aux enfants.

Nous demandions à tante Dine ce que c'étaient que des balivernes.

—C'est, nous expliquait-elle par manière de vengeance, quand on joue du violon.

Entre ses chants et le violon de grand-père, c'était quelquefois un vacarme assourdissant.

Tante Dine possédait une autre faculté merveilleuse: celle de créer des mots. Je vous ai cité Carabosser, mais elle en inventait par centaines, et si bien adaptés aux objets qu'on les comprenait aussitôt. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue parlée n'est pas la langue écrite, et cette langue imagée avait la verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots rares —où diable les avait-elle découverts? car elle lisait peu — qui étaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amusé, j'ai relevés dans le dictionnaire où je ne les eusse pas cherchés. Ainsi, pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'hospodar, et un autre, de premier moutardier du pape. J'ignorais que les hospodars étaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de soi-même que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces titres inconnus dont elle m'affublait me représentaient un gros homme habillé de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais pas lui être comparé.

Laissez-moi, chère grand'tante Bernardine, vous apostropher à la façon du pauvre père Grégoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un grand tintamarre, comme si elle était montée sur une de ces mules toutes harnachées de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois à vos histoires et à vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et bruyamment dès que ma pensée l'appelle, c'est-à-dire tous les jours. A cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends avant de la voir, mais quand elle surgit au détour du chemin qui vient à moi du passé, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du printemps. Vous méritez bien que je vous en offre un bouquet, et même un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient à vos soins et à vos prières. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier comme à l'église, et même quand vous brandissiez la tête de loup. Le silence vous était désagréable. C'est pourquoi, chère tante Dine, je le romps ce soir et vous parle…

Tante Dine menait une garde sérieuse autour de la maison. Pour s'en approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle désignait sous le nom de ils les ennemis invisibles qui étaient censés nous investir. Longtemps ces ils mystérieux nous effrayèrent. Nous les cherchions autour de nous dès qu'elle en parlait. A force de ne pas les rencontrer, nous finîmes par en rire, sans savoir que ce rire nous désarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en os. Sa partialité ne fut jamais en défaut. Dès que la famille était en cause, elle exigeait qu'on lui adressât des louanges immédiates, sans quoi elle se rebiffait, prête au combat. Quelqu'un ayant hasardé un blâme anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa défaite, voulut manier l'ironie.

—J'oubliais, déclara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte.

—Et la vôtre l'arche de Noé, répliqua-t-elle du tac au tac, sachant que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens hétéroclites.

On pétrissait alors le pain à l'office, dans un pétrin quasi séculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait les gros ouvrages, surveillait cette opération et même, volontiers, y mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment où la servante allait mélanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec vivacité.

—A quoi pensez-vous, ma fille?

—A pétrir, mademoiselle.

—Vous oubliez le signe de la croix.

Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon père, avant d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux entailles du couteau. Quand c'était grand-père qui remplissait l'office de panetier, j'avais bien remarqué qu'il n'en faisait rien.

Ce fut l'un de mes premiers étonnements. Dès le début de la vie, je compris l'importance des dissentiments religieux.

Grand-père jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-même n'aimait pas à être dérangé. Nous en fîmes l'expérience. Ma soeur Mélanie et mon frère Etienne, qui de leur première communion conservaient une piété ardente et même un peu agressive, avaient édifié une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des concerts et qu'on y avait laissé un vieux piano à queue. Etienne et Mélanie, c'était décidé, quand ils seraient grands, évangéliseraient les sauvages, comme Bernard l'aîné serait officier et reprendrait l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours généreuse, épouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire librement de ce vin doré et vivant où nous n'avions jamais fait que tremper nos lèvres les jours de fêtes de famille. Ainsi, l'avenir s'organisait à merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait incertain. Mélanie tenait son nom de la petite bergère dauphinoise qui jouissait alors d'une vogue considérable: on parlait à mots couverts du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne demandait pas d'être mangée par les anthropophages dont ma géographie illustrée m'avait révélé l'existence. Loin de ralentir son zèle, cette affreuse perspective ne réussissait qu'à l'exalter. Etienne n'aspirait pas moins violemment au martyre, bien qu'une mésaventure lui fût arrivée au collège: ses camarades, admirant sa dévotion, avaient compté qu'il accomplirait un miracle le jour de sa première communion et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu méprisé.

Je n'ai jamais su quelle sorte de vêpres ou de complies nous disions devant l'armoire. Les cérémonies consistaient en cantiques vociférés en choeur. J'étais, malgré mon jeune âge, convié à ces manifestations cléricales. Ce jour-là nous déployions précisément une énergie de catéchumènes. Mélanie surtout lançait éperdument ses notes sur le diapason le plus élevé. Sa piété était en raison du bruit qu'elle faisait. La salle de musique était malheureusement proche la chambre du grand-père. Tout à coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte s'ouvrit et grand-père apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait avec bienveillance. Or, il semblait fort irrité: sa robe de chambre dégrafée, son bonnet grec rejeté en arrière, sa barbe en désordre lui donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manières habituelles. D'une voix aigre il nous interpella:

—Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison!
Fermez-moi cette armoire, et tout de suite!

Nous avions troublé sa sieste, et son égalité d'humeur s'en ressentait. Aussitôt nous fermâmes l'armoire. Et nous connûmes d'avance l'horreur des décrets et des lois d'exception. La dévotion de Mélanie et d'Etienne en fut augmentée, comme il arrive en temps de persécution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains qu'elle ne fût attiédie.

Elle subit peu après une autre atteinte. La Fête-Dieu se célébrait dans notre ville avec une pompe et un éclat incomparables. On venait de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si imposants, de si nobles spectacles? On les a remplacés par des réunions de gymnastes ou de sociétés de secours mutuels dont la vulgarité est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et dans l'émotion générale, la présence de Dieu.

La rivalité des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour sa bonne renommée. On les composait avec de la mousse et des fleurs, que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de géraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingénieusement d'autres dessins pieux plus compliqués. Pour eux l'on dépouillait impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau était élevé sur une terrasse plantée de vieux arbres, qui dominait le lac.

Le matin, toutes les fenêtres guettaient le jour, imploraient le ciel pour obtenir un temps favorable. Les rues étaient bordées de sapins et de mélèzes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient de la montagne dans leurs chars à boeufs. Les rubans, jetés d'un côté à l'autre comme des câbles légers au-dessus d'un fleuve, supportaient des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs de triomphe improvisés. Et de-ci, de-là, pour mieux orner sa façade, chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculée, des images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les plus pauvres ruelles, des bonnes femmes étalaient au dehors tout ce qu'elles avaient de précieux et jusqu'à des daguerréotypes de parents ou des bonnets bien festonnés, afin de mieux honorer le passage du Saint-Sacrement. Ainsi la ville entière se parait comme une jeune mariée pour la cérémonie nuptiale.

Devant l'église on se rassemblait, les confréries en costumes avec leurs bannières, les fanfares dont les cuivres frottés avec soin reluisaient, les enfants des écoles, celles des filles et celles des garçons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la population massée derrière ces compagnies officielles qui étaient rangées en bon ordre. Alors sur le parvis s'avançait avec lenteur le cortège sacré, tandis que sonnaient toutes les cloches à la volée: anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier suspendu à leur cou les pétales de fleurs dont ils jonchaient le parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant à tour de bras les encensoirs d'où montaient la fumée bleue et l'odeur poivrée; prêtres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin sous le dais couleur d'or pâle ou de froment mûr, surmonté aux quatre angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorté par quatre notables en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppé dans une chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or.

C'était un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus impressionnant. Après avoir parcouru toute la ville, la procession défilait pour une dernière bénédiction sur cette place qui forme terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien château fort. Il était près de midi. Les rayons du soleil, tombant d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour doubler leur lumière. Ils exaltaient toutes les couleurs et principalement les ors où ils allumaient des étincelles. Autour du reposoir s'étaient groupés les différents corps, étendards déployés. Les soldats qui les encadraient —en ce temps-là, pour la dernière fois, la troupe participait à la pompe religieuse —se rassemblèrent, et l'on entendit commander: Genou, terre! A ce commandement, tout le monde s'agenouilla, les officiers saluèrent de leurs épées nues et les clairons sonnèrent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour connaître que Dieu était là. Cependant un des prêtres, monté sur un escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit à Monseigneur, et l'auguste officiant, l'élevant en l'air, traça au- dessus des fidèles le signe de la croix.

Le frisson qui m'agita à cette minute avait secoué toute la foule. C'était un des de ces frissons collectifs qui révèlent à un peuple sa foi commune.

Quand je rentrai dans mon uniforme de collégien, j'étais encore tout vibrant. Ma mère m'attendait. Elle comprit ce que je venais d'éprouver, et je vis ses yeux se remplir de larmes tandis qu'elle m'embrassait avec orgueil. Elle-même, se sacrifiant, n'avait pas suivi la cérémonie, parce qu'il fallait garder la maison et la préparer pour les invités que nous devions recevoir ce jour-là. Mais elle était allée s'agenouiller devant le portail, cachée par les sapins, quand la procession avait passé. A travers les branches je l'avais bien vue. Elle avait joint, pour un court moment, la part de Marie à celle de Marthe.

A son tour mon père revint. Il avait chaud, il était fatigué, car on lui avait fait l'honneur de lui offrir un des cordons du dais, et bien qu'il fût chauve, il était resté découvert, au risque d'une insolation.

—Chère femme! dit-il simplement.

Et il serra ma mère sur son coeur. Jamais, devant moi, il n'avait montré sa tendresse, et c'est pourquoi j'en ai gardé mémoire. Lui aussi, un grand enthousiasme l'animait.

Puis ce fut grand-père, tout souriant, tout pimpant, se redingote boutonnée de travers et son chapeau noir un peu de côté, mais, à part ces détails, d'un correction de tenue presque irréprochable.

—Eh bien! lui demanda ma mère avec une douceur triomphante, cette fois vous y avez assisté?

Il paraît que les autres années il s'en allait et ne reparaissait que le soir. Je comprenais à mille nuances que sur le terrain religieux il n'y avait pas, chez moi, une entente absolue et que d'ordinaire on évitait ce sujet de discussion. Mon grand-père ne put retenir son petit rire impertinent que d'habitude il épargnait à ma mère:

—Superbe, superbe! On se serait cru à la fête du soleil. Les païens n'auraient pas fait mieux.

Le visage de ma mère s'empourpra. Elle se pencha vers moi et m'envoya au dehors sous un prétexte de commission. Au moment de sortir, j'entendis la voix nette de mon père:

—Je vous en prie, ne plaisantez pas sur ce chapitre devant les enfants.

Et l'ironique voix répondit:

—Mais je ne plaisante pas.

Dans la rue le reposoir le plus voisin gisait déjà comme une carcasse de feu d'artifice après qu'on l'a tiré. Il n'en restait que les échafaudages. En hâte on avait remisé la croix de fleurs, la mousse, les candélabres, par crainte de la pluie, car le ciel se couvrait brusquement, et aussi pour s'en aller dîner. Mon enthousiasme était pareillement tombé sous une parole de doute.

A la fête de l'Epiphanie, chacun doit imiter les gestes du roi d'occasion que la fève a désigné. S'il boit, on crie: «Le roi boit! » et l'on se précipite sur son verre. Et si le roi se met à rire, tout le monde rit aux éclats. Un roi ne doit-il pas savoir quand il faut rire et quand il faut garder son sérieux?

III
LES ENNEMIS

Ce soir-là, c'était un samedi…

Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait être qu'un samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui qui hochait la tête et la Zize Million qui vérifiait sur sa paume ouverte le chiffre de sa rente.

Le samedi était le jour des pauvres. D'habitude nous regardions, l'abri d'une vitre, leur défilé, car tante Dine, qui tenait pour la différence des classes, nous mettait prudemment à l'écart de leur vermineux contact. La Zize ou la Louise était une folle à qui l'on versait régulièrement chaque semaine un modeste subside de cinquante centimes qu'elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses exigences: une nouvelle servante, mal informée, lui ayant fait grief en ne lui octroyant que deux sous, reçut dans la figure cette monnaie insuffisante. La tête lui avait tourné en attendant un gros lot. Elle ne parlait que de millions et le nom lui en était resté.

Quant à Oui-oui, il devait ce sobriquet à son chef branlant dont il soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas à la façon de ces animaux articulés qui sont l'ornement des bazars et dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur prix. Nous avions encouru sa colère, ma soeur Mélanie et moi, dans une circonstance mémorable. Mélanie, ayant lu dans l'Evangile qu'un verre d'eau donné à un pauvre nous serait rendu au centuple, s'avisa d'en offrir un à Oui-oui. Elle voulut même, dans sa bonté, que je participasse à son aumône. Je portais la carafe, prêt à proposer une seconde tournée. Mais il considéra notre présent comme une injure. Grand-père, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre déroute:

—Offrir de l'eau à cet ivrogne! Plutôt que d'en toucher, il préfère ne pas se laver.

Et, devant nous, il tendit à Oui-oui un verre de vin rouge qui fut englouti d'un trait, puis un second, puis un troisième. Toute la bouteille y passa. Grand-père, s'il recevait cent fois son offrande, serait copieusement abreuvé dans le royaume céleste.

Grand-père, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade quotidienne, réclamait qu'on leur distribuât du pain et non pas de l'argent.

—L'argent est immoral, déclarait-il. Partageons nos miches avec ces braves gens.

Je ne comprenais pas pourquoi l'argent était immoral. Cependant on retrouvait, émietté, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, tout le pain qu'on avait donné et que les pauvres avaient méprisé.

Ce devait être un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien qu'il fût plus de sept heures du soir quand je rentrai à la maison, et au bord du jardin s'élevait une motte de foin que Tem Bossette avait dû faucher, en prenant son temps. A peine marmonnai-je un: Bonjour Oui-oui, bonjour la Zize, sans même attendre la réponse. Je ne refermai pas le portail qu'ils avaient laissé ouvert, et je me glissai dans le corridor qui conduisait à la cuisine, car je m'étais attardé, au retour du collège, jouer avec des camarades dans un petit chemin qu'on appelait derrière les murs, parce qu'il longeait des propriétés fermées comme des forteresses. Je ne blâmais pas cette farouche façon de se clore, bien que j'esse préféré ces barrières ou ces haies qui permettent de satisfaire la curiosité et n'arrêtent pas brusquement le regard; mais grand-père, quand il passait par là, ne cachait pas son dégoût:

—La terre est à tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait se sauver!

Il en parlait comme d'une personne vivante. Hors de chez nous, j'aurais bien admis que rien ne fût clos. La terre ne m'appartenait- elle pas?

Derrière les murs, nous organisions de grandes parties de billes au beau milieu de la route, certains de n'être pas dérangés. Si quelque char s'y engageait, le conducteur, arrêté par nos protestations, attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois même s'intéressait aux péripéties du jeu, après quoi il continuait son chemin. Personne, alors, n'était pressé. Aujourd'hui, c'est le boulevard de la Constitution, et il faut s'y garer des automobiles. Je ne sais où s'en vont jouer les petits enfants d'aujourd'hui.

Ma hâte ne provenait pas de la crainte d'être grondé pour mon retard. J'étais sûr qu'on n'y songerait même point. Mais rien qu'en approchant de la grille, j'avais retrouvé l'inquiétude particulière qui habitait alors la maison, comme une invitée cérémonieuse dont la présence inspire de la gêne à tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent longtemps à l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une atmosphère pénible, presque irrespirable, des pluies de larmes intermittentes, le murmure lointain des récriminations et des plaintes. Or, il y avait de l'électricité dans l'air. Ma mère, qui ne manquait pas d'allumer sa chandelle bénite dès que le tonnerre commençait de rouler, multipliait ses prières, et je voyais bien qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une fébrile ardeur guerrière. La colère qui l'échauffait lui communiquait des forces invincibles, dont le Pendu s'émerveillait et dont pâtirent des araignées qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que délogea sans pitié la tête de loup vengeresse. Elle adressait des menaces à des ennemis invisibles. Ah! les misérables, ils connaîtraient à qui ils avaient affaire! Les Ils recevaient d'avance de vigoureuses raclées. Mon père même, d'habitude maître de lui, se montrait absorbé. A table il lui fallait rejeter la tête en arrière pour chasser les préoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'aperçus qui s'entretenait à voix basse avec ma mère, en lui donnant lecture de papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un événement considérable, peut-être un bulletin de victoire ou quelque malheur, comme il arrive dans un pays quand les armées sont à la frontière.

Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses visibles, mon grand-père gardait la plus parfaite indifférence. Evidemment l'événement qui se préparait ne le concernait pas. Il jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son baromètre, il inspectait le ciel, il prédisait le temps, comme s'il ne pouvait y avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant aux choses de la terre, elles étaient dénuées de gravité. Une fois mon père tenta de lui demander avis ou de lui représenter le péril d'une situation que je ne pouvais guère soupçonner. Son discours fut suppliant, émouvant, pathétique, et plein d'un respect qui ne réussissait pas à en diminuer l'autorité. Etendu sur le plancher, je n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne retenais que des mots qui peu à peu me remplissaient d'épouvante: Gestion irrégulière, responsabilité, hypothèque, condamnation, ruine totale, vente aux enchères. Enfin je reçus cette affreuse conclusion comme un coup de canne sur la tête:

—Alors il nous faudra quitter la maison?

Quitter la maison! Grand-père, je le vois encore, leva un peu le bras d'un geste fatigué, comme s'il écartait une mouche, le laissa retomber le long de son corps et répliqua avec une grande douceur qui, tout d'abord, me trompa sur ses intentions:

—Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ça m'est complètement égal.

Puis, s'accompagnant de son éternel petit rire, il ajouta:

—Eh! eh! quand on est locataire, on réclame des réparations. Chez soi on n'en fait jamais.

Ce fut à ce moment que mon père m'aperçut. Ses yeux étaient si terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se contenta de me dire, sans hausser la voix:

—Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place.

Je me sauvai, stupéfait de cette mansuétude qui contrastait si étrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un témoignage du prodigieux empire qu'il exerçait sur lui-même. Je m'élançai au jardin, emportant, comme une bombe sous le bras, cette déclaration formidable : Qu'on habile une maison ou une autre… L'idée ne m'était jamais venue, ne me serait jamais venue, qu'on pût habiter une autre maison. J'avais l'impression d'avoir assisté à un sacrilège, et en même temps ce sacrilège s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu de sanction immédiate, et qu'il s'était accompli sans aucune solennité comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase eût été prononcée à la cantonade, négligemment et du bout des lèvres? Pour la première fois mes notions de la vie étaient bouleversées. Je fis part de mon désarroi à Tem Bossette qui ruminait appuyé sur sa pioche. Il me prêta une oreille complaisante, mais en profita pour me confier cette histoire personnelle:

—J'avais un fils à l'hôpital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je l'ai plié dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a passé chez nous.

Je ne saisissais pas l'actualité de son récit qu'il me débita fièrement, comme s'il rappelait un trait d'héroïsme. Puis il condescendit à des explications:

—C'est votre procès qui les travaille.

Notre procès? Nous avions un procès? Je ne savais pas ce que c'était, et bien que j'eusse vergogne de mon ignorance, j'interrogeai le vigneron:

—Qu'est-ce que c'est, un procès?

Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une définition:

—C'est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. Mais pour celui qui perd, c'est très embêtant. A cause des huissiers qui entrent chez vous comme dans un moulin.

Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin! Aussitôt je les imaginai sous la forme d'insectes géants, d'énormes courtilières qui pénétraient dans le jardin par la brèche du châtaignier et s'avançaient en rangs serrés pour investir la maison. J'avais une peur spéciale des courtilières qui ont un corps long et gluant et deux antennes sur la tête, et qui jouissent dans le monde agricole d'une réputation détestable: on leur attribue toutes sortes de méfaits, elles ravagent des plates-bandes entières. J'en avais vu, précisément, qui franchissaient la brèche et, devant leur invasion, les armes fabriquées par Tem Bossette n'avaient pas suffi à me rassurer: j'avais tourné bride, si je puis dire, sur mon échalas.

—C'est la faute à Monsieur, acheva l'ouvrier qui en avait lourd sur le coeur. Qu'est-ce que vous voulez? Il se fiche de tout, et quand on se fiche de tout, ça n'arrange rien. Heureusement il y a M. Michel.

Ainsi, d'un côté il y avait les courtilières et mon père de l'autre. Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l'enjeu. Et pendant la bataille, grand-père, indifférent, regarderait en l'air, selon son habitude, pour savoir d'où venait le vent. Jusqu'alors je pensais qu'il ne jouait aucun rôle, à la façon des rois fainéants, mais voilà qu'il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les chapelles, supprimait les portraits des ancêtres, et surtout ça lui était parfaitement égal d'habiter une maison ou une autre. Pourquoi pas une de ces roulottes bourrées de bohémiens bronzés comme j'en avais vu passer devant la grille, à la grande peur de tante Dine, qui nous faisait précipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes les issues et de surveiller les légumes et les fruits?

Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai à tante Dine, dont le Pendu quêtait l'assistance pour quelque besogne ardue qui réclamait du nerf et du muscle.

—Le procès? lui criai-je pour me soulager.

Elle s'arrêta net dans sa marche:

—Qui t'a parlé?

—Tem Bossette.

—Il faudra renvoyer cet individu. Béatrix et Pachoux suffiront.

Elle ne se comptait pas elle-même. Seule elle distribuait à Béatrix son véritable nom. Comprit-elle à mon accent ou à ma figure le drame intérieur que je traversais? Elle me secoua en riant:

—Mon petit, quand ton père est là, il n'y a jamais rien à craindre, entends-tu?

Et je fus immédiatement consolé.

Déjà elle emboîtait le pas de l'ouvrier, avec, dans la main, un peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refusé de confier à celui-ci. En s'éloignant elle agitait la tête avec orgueil comme un cheval qui encense, et je l'entendais qui gongonnait:

—Ah! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ça!

…Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat était livré et qu'on en attendait le résultat? Dans la cuisine, Mariette n'était pas à son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomène, la femme de chambre, qui portait la soupière au risque d'en répandre le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de coutume, qui s'efforçait de rassurer l'office en prophétisant:

—Mais non, mais non, ça ira. D'abord, moi, je ne veux pas quitter le jardin.

Dès qu'on m'aperçut, le silence se fit et, reprenant bientôt son sang- froid, Mariette me gourmanda:

—Vous êtes en retard, monsieur François. Le second coup de cloche est sonné. Vous serez grondé.

Et se tournant vers Philomène:

—Pourquoi restes-tu là, plantée comme un poteau?

Nous fûmes ainsi dispersés. Je comptais bien rencontrer, dans le vestibule qui précédait la salle à manger, tante Dine qui arrivait toujours à table la dernière, parce qu'elle découvrait, le long de l'escalier, trente-six opérations à commencer ou terminer qui l'obligeaient à remonter et redescendre indéfiniment. Ma tactique réussit. Afin d'éviter la gêne d'un interrogatoire, je pris l'offensive:

—Et le procès?

—Tais-toi: on attend la nouvelle.

—Quelle nouvelle?

—C'est aujourd'hui qu'on le juge à la Cour.

Elle avait prononcé: la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je pensai à la cour de l'empereur Charlemagne que célébrait mon manuel d'histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d'or sur la tête, et revêtu d'une chasuble d'or comme Mgr l'évêque à la procession, s'occupait de notre affaire. C'était impressionnant, mais flatteur.

Je gagnai rapidement ma place, dans l'ombre de tante Dine. Mes frères et soeurs, par esprit de solidarité, évitèrent de signaler mon arrivée, de sorte que je pus avaler ma soupe sans être remarqué. D'ordinaire, ma mère venait dans la salle à manger avant nous, pour servir le potage. La loquacité de Philomène avait empêché cette opération préliminaire, et j'en bénéficiai. Mes parents, d'ailleurs, ne prenaient pas la moindre attention à ma personne: j'en pouvais conclure qu'il se passait quelque chose. Je mis les bouchées doubles et, mon assiette vide, je jetai sur l'assistance un regard circulaire.

A la place d'honneur, le roi régnant, mon grand-père, se penchait sur la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et cette précaution l'absorbait visiblement tout entier. Je n'apprendrais rien de lui, et pas davantage de mon père qui, de l'un des angles, commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j'y lus distinctement la connaissance de ma faute. Après avoir interrogé l'un ou l'autre de nous sur l'emploi de sa journée, il s'efforça de donner à la conversation un tour général. Mais il parlait presque seul. Son calme, sa bonne humeur même achevèrent de me rendre la confiance que deux ou trois cuillerées bien chaudes avaient déjà commencé de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive pendant les intervalles du service, s'occupait à l'avance de battre la salade dont elle conservait la spécialité, bien qu'il eût été souvent question de lui retirer cet office à cause du vinaigre qu'elle répandait sans ménagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma soeur Louise taquinait Etienne —le petit curé —qui était distrait et à qui on aurait pu repasser indéfiniment le même plat. Cependant Bernard et Mélanie, les deux aînés, levaient souvent les yeux dans la même direction que je suivis. Ils regardaient ma mère, et ma mère regardait mon père. De lui, à cette heure, semblait dépendre notre sécurité.

On avait allumé la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, épaissir leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenêtres ouvertes, le jardin nous envoyait, pêle-mêle, l'air frais, une odeur de fleurs et des phalènes qui, attirées par la lumière, s'en venaient tourner dans l'abat-jour de la lampe. Je m'intéressais à leur course, par instants, plus attentivement qu'à l'expression trop déconcertante des visages.

Le repas touchait à son terme et déjà l'on servait le dessert. J'avais fini par croire qu'il n'arriverait rien du tout. Soudain Mariette se précipita dans la salle à manger, tenant à la main un télégramme. Elle n'avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l'avait pas remis à la femme de chambre qui était chargée de la table. Tel qu'elle l'avait reçu du facteur, elle l'apportait en personne. Elle aussi flairait quelque nouvelle d'importance et voulait sans délai en être instruite.

—C'est pour M. Rambert, dit-elle.

Elle dépassa la place de mon grand-père et traversa la pièce dans toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant tendre le papier bleu à mon père qui était du côté des croisées. Mon père le reçut, mais il le tendit au destinataire véritable.

—Le voulez-vous?

—Oh! non, merci, refusa grand-père avec son petit rire. Ouvre-le toi- même.

Néanmoins il jeta un coup d'oeil rapide et vif, que j'attrapai au passage, sur le télégramme. Son petit rire me rappela instantanément une crécelle qu'on m'avait retirée parce qu'elle importunait tout le monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, si complet que j'entendais la déchirure du papier. Comment mon père pouvait-il l'ouvrir avec si peu d'impatience? Je m'imaginais l'ouvrant à sa place crr… crrr… ça y était. Tous nos regards convergeaient sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-père qui, tout aussi paisiblement, débarrassait de sa croûte un morceau de fromage et se complaisait dans cette tâche mesquine. Mon père sentit notre anxiété et voulut sans doute la secouer à tout hasard au lieu de lire, il releva les yeux sur nous:

—Continuez de manger, dit-il. Ce n'est pas votre affaire.

Et se tournant vers la cuisinière qui était restée penchée derrière le dossier de sa chaise en point d'interrogation:

—Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie.

Elle s'en fut, vexée, sans rien savoir, mais envoya bien vite
Philomène qui ne devait pas en apprendre davantage.

Mon père lut enfin. Autant il s'était montré lent dans les préliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le texte d'un trait. Déjà il mettait le télégramme dans sa poche sans un mot, sans même un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la table, et sous son regard nous replongeâmes le nez dans notre assiette :

—Allons, allons! les enfants! déclara-t-il presque gaîment. Le jour dure encore. Dépêchez-vous d'avaler votre dessert, et vous irez jouer au jardin.

Il avait parlé de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait ensemble. C'était si simple que ma mère, un instant, en fut toute réchauffée et illuminée. Je le constatai en relevant la tête, mais ce ne fut qu'un instant fugitif, comme ce retour de la lumière sur les cimes après le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le visage maternel, et même je surpris dans ses yeux deux gouttes d'eau qui brillèrent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je compris après elle et par elle. La mystérieuse Cour avait jugé contre nous. Le procès, le terrible procès était perdu. Nous étions tous consternés sans connaître au juste pourquoi, mais nous avions senti passer sur nous le vent de la défaite. Mon père, cependant, ne manifestait aucune gène, aucune tristesse, et mon grand-père, après son gruyère, trempait un biscuit dans son vin, ce qu'il aimait particulièrement à cause de ses dents qui étaient mauvaises. Il semblait n'avoir prêté aucune attention à cette histoire de télégramme. L'assurance de l'un me stupéfiait autant que le détachement de l'autre. Ils atteignaient au même calme par des voies différentes. Quant à tante Dine, elle mordait avec rage dans une pêche qui n'était pas mûre et craquait.

Nous quittâmes la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait à pas de loup. Je tentai de demeurer en arrière, mais je fus entraîné par ma soeur Mélanie; elle devinait que mes parents désiraient causer hors de notre présence. Je ne pouvais prendre goût à aucun jeu et je fis bientôt bande à part. Mon imagination bondissait sur un monceau de ruines. Ils nous chassaient de ta maison, comme l'ange avait expulsé Adam et Eve du paradis terrestre. Ils entraient chez nous comme dans un moulin. Ils se partageaient nos trésors, comme avaient fait les Grecs avec les dépouilles des Troyens. Qui, ils? Les Ils de tante Dine; je n'en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une parole me revenait, incompréhensible, effroyable et cependant obsédante: Qu'on habite une maison ou une autre, qu'est-ce que ça peut bien faire? Ce propos de mon grand-père me révoltait et en même temps me stupéfiait, m'attirait presque par son audace. Il me donnait une sorte de vertige. Comment acceptait-on d'abandonner sa maison, sans la défendre jusqu'à la limite de ses forces? Intérieurement je criais aux armes. Et pour réaliser ce qui se passait en moi, je saisis une des épées fabriquées par Tem Bossette, j'enfourchai mon échalas favori et, malgré la brusque venue des ténèbres qui éteignaient les dernières lueurs crépusculaires et que je redoutais beaucoup, je montai au galop jusqu'au sommet du jardin, jusqu'au bois de châtaigniers, jusqu'à la brèche. L'ombre de la nuit était déjà entrée par là, et après elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles grimpaient aux arbres, elles se traînaient par les chemins, elles remplissaient les bosquets. Il y en avait une armée. C'étaient les courtilières, les courtilières géantes, c'étaient les ennemis de la maison. J'essayai bien de distribuer à droite et à gauche de grands coups d'estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c'était pire. Alors, désespérément, je me sauvai. J'étais un vaincu.

Ce fut un soulagement pour moi d'entendre, en me rapprochant, la voix de ma mère qui appelait:

—François! François!

Cet appel me sauva l'honneur; mon retour précipité cessait d'être une fuite.

Ma chambre à coucher, dont les vastes proportions m'inquiétaient, mais que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, était voisine de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m'endormir. Sous la porte de communication, j'apercevais une raie de lumière. Cette lumière dut briller très tard, et j'entendais le son alterné de deux voix assourdies volontairement, celle de mon père et celle de ma mère. Le sort de la famille se débattait à côté de moi avec calme.

IV
LE TRAITÉ

Quand on est enfant, on s'imagine que les événements vont se précipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposés dans une partie de barres. Le lendemain, je m'attendais à des péripéties extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un congé. Sûrement on ne travaillait pas lorsque la maison était menacée. Je fus étonné d'être réveillé à l'heure accoutumée, alors que je pensais rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au collège très régulièrement. Etienne, distrait et d'ailleurs occupé de ses prières, n'avait rien remarqué. Mais Bernard, l'aîné, me parut manquer de son entrain habituel; sans doute il me jugea trop petit pour me faire part de sa tristesse. Et nous n'échangeâmes en chemin aucune confidence tous les trois.

Ce silence était le commencement de l'oubli. Je me remis promptement de l'alerte de la veille, et bientôt, puisque nous continuions d'habiter la maison, je crus à une retraite inopinée de nos ennemis.

Ils n'oseront pas, avait déclaré tante Dine.

Cependant, à quelques jours de là, je me trouvais dans la chambre de ma mère quand elle reçut la visite de sa couturière, une demoiselle entre deux âges, avec des cheveux acajou comme je n'en avais jamais vu à personne. Ma mère s'excusa de la déranger pour peu de chose, seulement une réparation et non pas la commande d'une robe neuve.

—Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut être raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune.

—Madame est toujours jeune et belle, protesta l'artiste.

Dans mon coin j'estimais cette protestation déplacée.

Ni l'âge, ni la figure de ma mère n'appartenaient à cette dame aux cheveux acajou, mais bien et dûment à moi et à mes frères et soeurs. Qu'elle fût jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que nous.

—Alors, conclut ma mère, voici une toilette que vous pourriez facilement arranger un peu; vous êtes si adroite.

—Madame l'a déjà beaucoup portée.

—Justement, on s'y attache.

Cette fois, je donnai raison à la couturière qui prit un air pincé pour accepter cet ouvrage indigne d'elle. Incontestablement la robe dont il s'agissait avait été beaucoup portée.

Sur le moment je n'opérai aucun rapprochement entre cet épisode et notre drame de famille. Ma mère serait toujours assez belle, et les toilettes n'y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient généralement dans le salon octogone, où l'on ne pénétrait qu'en traversant notre chambre à coucher. Il était fort isolé, et l'on pouvait être sûr de n'y pas être dérangé. Nous n'y entrions plus guère que pour nos leçons de musique, depuis que la chapelle de l'armoire avait été désaffectée.

Là j'avais perdu ma foi au miracle de Noël. Il est vrai que le rire sec de mon grand-père, toutes les fois qu'il était question de la descente du petit Jésus, m'avait préparé l'incrédulité. Le matin de ce jour de fête que tous les enfants appellent et attendent, nous trouvions dans cette pièce un sapin dont les branches pendaient sous le poids des jouets et qu'illuminaient des bougies bleues et roses. Au pied de l'arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait vers nous ses petits bras. L'âne et le boeuf n'étaient pas oubliés, mais l'enfant était plus gros qu'eux. Ce manque de proportions les remettait à leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le mystère, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses fruits étranges qui suffisaient à détourner ma curiosité. Or, un soir du 24 décembre, comme la curiosité me tenait éveillé, je vis passer mon père et ma mère. Ils marchaient sur la pointe des pieds: seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui crient et trahissent la présence. Il leur arrive même de crier quand personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les pas de tous les morts qui les ont foulées. Mes parents étaient chargés de toutes sortes de paquets. Je compris dès lors leur collaboration avec le petit Jésus.

Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu'il soit descendu, comme Jésus lui-même, du ciel sur la terre. C'était un miracle d'amour.

Comment faisaient mon père et ma mère pour réaliser à la fois les rêves de nos sept imaginations exaltées, et distribuer à chacun de nous les objets de paradis qu'il avait désirés? Comment, surtout, ont- ils fait pour ne rien diminuer de la générosité divine qu'ils représentaient pendant la période douloureuse que nous devions connaître? Je ne cesse pas de m'émerveiller quand je vois, le jour de Noël, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous: ils portent en eux la vertu du miracle…

Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgré la sonorité merveilleuse du lieu, je n'entendais rien. Ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs ne haussait la voix; ils étaient toujours d'accord. Cependant je devinais qu'ils parlaient du procès. Quelque chose de grave se tramait dans l'ombre. On se préparait à repousser l'ennemi. Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas.

Un matin, —un jeudi matin, —comme nous rentrions, mes frères et moi, pour le déjeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupéfaction, notre horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre où s'encastrait la grille du portail, un écriteau énorme où nous pouvions lire cette inscription scandaleuse:

VILLA A VENDRE

Nous nous regardâmes, également indignés.

—C'est un affront, déclara Bernard qui avait déjà le sens militaire.

—Mais non, c'est une erreur, assura Etienne dont l'étonnement était sans bornes.

D'esprit abstrait et distrait, et même un peu mystique, il n'avait pas exercé une minute sa réflexion sur les faits terre à terre que nous avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une crainte sacrée, nous avaient préparés à cette catastrophe.

On nous eût souffletés tous les trois que nous n'eussions pas ressenti plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d'arracher l'affiche, mais elle était solidement fixée et résista. Nous nous précipitâmes, comme une troupe de renfort, dans la maison assiégée que je m'attendais à trouver pleine de courtilières. La première personne que nous rencontrâmes fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. A peine avions-nous ouvert la bouche qu'elle comprit notre émotion, et sa fureur aussitôt dépassa de beaucoup la nôtre:

—Oui, ils veulent tout nous prendre. Ils prétendent emparer de notre propriété. J'aurais dû mourir plutôt que de voir ça.

Le mot propriété prenait sur ses lèvres une grandeur solennelle. Ainsi donc, ils avaient passé la brèche; en rangs serrés ils avançaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de tante Dine des explications plus claires.

Grand-père, qui rentrait de sa promenade, fut aussitôt interrogé. Il nous écarta d'un geste de superbe indifférence, et il nous parut planer bien au-dessus de nos inquiétudes. N'avait-il pas déclaré qu'il lui était indifférent d'habiter cette maison ou une autre? Il avait marché au grand air par cette belle matinée de juillet où tout le pays ensoleillé semblait remuer dans la lumière, il avait bonne mine, il était radieux; comment eût-il toléré que nous lui gâtions son plaisir par quelque fâcheux commentaire? Il souhaita, au contraire, de nous en communiquer une parcelle.

—J'aime, nous dit-il, ce bon soleil d'été. Et personne ne peut nous le prendre.

Cette réponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularité, elle me frappa jusque dans un moment pareil, où nous n'avions pas trop de toutes nos énergies combatives pour résister à la menace qui pesait sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui n'avait pas de propriétaire attitré et qui était hors d'atteinte. C'était une remarque que nous n'avions jamais faite. On ne songe pas, quand on est enfant, qu'on puisse jouir du soleil.

Ma mère tenait mes deux soeurs aînées serrées contre elle. Elle tâchait à les consoler et n'y parvenait pas, car elle partageait leur peine. A ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trépignaient au hasard. Qu'on juge de l'effet que nous produisit ce groupe de pleureuses! Louise elle-même, la rieuse Louise, s'abandonnait à ses larmes.

—Voici votre père, s'écria maman tout à coup. Ne pleurez plus, je vous en prie. Il a déjà bien assez de mal.

La première elle avait reconnu son pas. L'effet de ce bref discours fut instantané. Chacun de nous se domina rapidement, et nous descendîmes à la salle à manger avec des figures convenables.

A table, le père commença de s'absorber dans ses pensées dont nous suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: le père, comme nous disions la maison. Surprit-il l'angoisse de tous ces visages tendus vers lui? Lut-il dans tous nos yeux l'inscription flétrissante: Villa à vendre? Il nous regarda bien en face tour à tour, et d'un sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui commande. Nous eûmes la sensation qu'il ne pouvait accepter une pareille déchéance. L'appétit et la paix nous revinrent ensemble, et rarement déjeuner fut plus gai que celui-là. Nous goûtions le bien- être de nos nerfs détendus, à l'abri de cette force qui nous protégeait.

Après le repas, tandis que mes frères, dont les études étaient déjà importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin: mon après- midi m'appartenait. La silhouette de Tem Bossette émergeait de la vigne. Je m'approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres aux échalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu'à interrompre ses travaux qui, si l'on en jugeait par le nombre de ceps déjà noués, n'avançaient guère. A ses pieds, une bouteille vide prouvait la lutte obstinée qu'il soutenait contre la chaleur. Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J'entendais à distance le son enrhumé de sa voix. Il marronnait dans sa solitude à la façon de tante Dine. Plus tard, j'ai mieux compris le motif secret de son indignation. Il se rendait compte, n'étant pas si sot que le prétendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie le rendaient partout ailleurs inutilisable; son sort était lié étroitement au sort de la maison. Aussi ne décolérait-il pas et ne cessait-il de se monter la tête, sa bonne grosse tête en forme de courge, contre le roi régnant, dont il déplorait l'inertie, la politique intérieure et extérieure et surtout les finances. Dès que je fus en état de l'écouter, il précisa ses griefs qu'il débattait en lui-même obscurément:

—Vous avez lu l'écriteau, monsieur François?

—Bien sûr, je l'ai lu.

Et par esprit de famille j'ajoutai aigrement:

—Qu'est-ce que ça peut vous faire, à vous?

Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tête, et la fureur de la bouche:

—A moi? A moi!

De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta d'étaler mélancoliquement ses mérites.

—Je bûche ici depuis quarante ans (de toutes manières il exagérait).
C'est moi qui ai planté cette vigne et ce jardin.

A la vérité, il n'y avait pas de quoi en tirer de l'orgueil. Notre jardin ressemblait tantôt à un pré et tantôt à un bois, et les feuilles prématurément jaunies de la vigne témoignaient d'un état chlorotique dont une médication énergique aurait sans doute eu raison. Mais, d'accord avec son ouvrier, grand-père se méfiait des remèdes, aussi bien pour les plantes que pour les gens.

—Où voulez-vous que j'aille en vous quittant? avoua Tem avec franchise. Autant me jeter à l'eau.

Ce serait la seule occasion qu'il rencontrerait jamais d'en boire un bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n'était-ce pas assez de la fatigante manie du Pendu? Je confesse pourtant que je ne pris pas cette menace au sérieux et que je n'eus pas la peine de représenter à Tem les avantages de la vie. Déjà sa lamentation suivait un autre cours:

—Monsieur (c'était grand-père) avait bien besoin de se lancer dans toutes ces manigances! Et le pavage de la ville, et l'exploitation des ardoises, et le crédit agricole. Le crédit agricole! Comme si l'on payait jamais quand on vous faisait crédit! A quoi ça servirait, alors, le crédit, s'il fallait ensuite payer comme tout le monde? Sans compter d'autres bricoles, ici et là, quand il n'a besoin que du soleil et du grand air. Faut pas se mêler de diriger, quand on se moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, c'est une autre paire de manches. M. Michel, à la bonne heure en voilà un qui s'entend au gouvernement. Avec lui, rien à craindre ça marche comme sur des roulettes. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse quand l'autre ne veut rien savoir?

J'apprenais confusément les entreprises philanthropiques de mon grand- père et les fâcheux effets de son administration qui aboutissait à notre ruine. La longue harangue de Tem, débitée sans interruption, l'avait soulagé et altéré ensemble. Il considéra la bouteille vide qui gisait au pied d'un cep et qui était son unique provision jusqu'au soir. Profitant de ce répit, j'essayai de voir plus clair dans notre déconfiture:

—Mais pourquoi vendre la maison?

—Ben! c'est le procès. Quand on a perdu, on vous prend, on vous saisit, on vous étrangle, on vous met à la porte, on s'installe chez vous, et vous êtes bon à jeter aux chiens.

Ce tableau épouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous plaindre, Tem, apercevant mon grand-père qui descendait l'allée majestueusement, la canne à la main, le nez au vent, l'air gaillard, redoubla d'irritation contre celui qui était la enlise de tous ces dégâts:

—C'est bien fait. C'est bien fait. Quand on a mal conduit les affaires, on est poursuivi, pincé, condamné. Faut pas vouloir embrasser tous les hommes comme des frères, quand on a de la bonne terre à garder. Avec de la terre on a déjà suffisamment de tracas: il y a assez de monde pour rôder autour. Non, regardez-le passer. Il ne nous a même pas vus. Ça lui est égal, tout lui est égal.

En temps ordinaire, Tem ne tenait pas à être remarqué. Cette fois, il menait un grand vacarme pour attirer l'attention et n'y réussit point. Cet échec acheva de le dégoûter, et aussi, je pense, la perspective de finir cette après-midi sans boire. Il lâcha délibérément la paille qui servait à ses ligatures et, désertant son poste, il m'abandonna par surcroît.

—Je ne veux pas voir ça! Je ne veux pas voir ça! proférait-il en s'en allant, écoeuré et colérique.

Voir quoi? L'invasion des courtilières? Moi non plus, je ne voulais pas la voir.

De loin j'accompagnai le fuyard jusqu'à la grille où je relus trois ou quatre fois l'écriteau pour mieux me pénétrer de l'étendue de notre désastre. Puis, je revins lentement en arrière. Qu'allais-je devenir? Mes chevaux, —les échalas, —mes épées de bois, mes jeux ne m'étaient plus rien. Je laissais, pour la première fois de ma vie peut-être, mes bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la vanité universelle, je naissais à la douleur. J'apprenais à me séparer de quelque chose. La cruauté des séparations, je l'ai toujours ressentie depuis lors à l'instant où je les entrevoyais et bien avant qu'elles ne s'accomplissent.

J'allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait négligé de faucher et, le visage rapproché de la terre, je demeurai là un temps que je ne puis évaluer. Tout le jardin m'enveloppait d'odeurs et je respirais le jardin. La maison, de ses fenêtres ouvertes, me regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de mon amour pour elle m'était inconnue comme mon coeur. C'était une chaude et calme après-midi d'été, pleine de bourdonnements d'insectes dans la lumière. Peu à peu, je me trouvai baigné dans une douceur molle, comme une mouche s'englue dans le miel. Et peu à peu, je devenais heureux malgré ma peine. J'ai connu aussi, plus tard, cette injurieuse consolation qui nous vient de la beauté des jours quand la mort a passé.

Je m'endormis comme un bébé dans ses larmes. Lorsque je me réveillai, le soir était entré dans le jardin sans bruît et se tenait caché sous les arbres. Je me levai et j'allai à sa poursuite dans la châtaigneraie. On sonna la cloche du dîner, et je revins en arrière.

Je remarquais un tas de détails auxquels je n'avais jamais pris garde encore: le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les branches, la guirlande de clématites qui pendait au balcon, le manque de symétrie des fenêtres et jusqu'au grincement de la porte que je poussai et qui avait toujours dû grincer pareillement. Je découvrais avec une ardeur sauvage tout ce que j'allais perdre…

Nous ne pûmes jamais nous habituer à retrouver sans révolte, quand nous rentrions du collège, la néfaste inscription qui déshonorait le portail. Tem Bossette n'avait pas reparu: nous apprîmes qu'il se grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux opérait ailleurs: le navire prenait l'eau de toutes parts, l'équipage se sauvait. Seule, la longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou là, comme un signal de détresse ou comme le symbole agaçant de la malchance qui nous poursuivait.

—Il est fidèle, déclarait tante Dine qui le couvrait de sa protection et lui facilitait la besogne.

Plus fidèle encore et faisant bonne garde autour du foyer menacé, elle vint un jour à notre rencontre jusqu'à la grille dans un état d'agitation anormale.

—Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir.

Que se passait-il encore? Nous ne l'ignorâmes pas longtemps.

—Il est venu un misérable, un misérable de Paris (c'était une circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de cette Babylone corrompue et bonne à brûler), qui se permet de visiter la maison de fond en comble, du grenier à la cave. Votre père l'accompagne. Je ne sais pas comment il ne l'a pas encore précipité par une fenêtre. Il faut qu'il ait une patience dont je suis bien incapable.

Nous étions atterrés. Un inconnu osait pénétrer chez nous! Et notre père —le père —consentait à lui servir de guide! Tante Dine avait raison de s'épouvanter: les lois de l'univers étaient renversées. Comme nous entrions piteusement à notre tour, la tète basse et le feu de la honte aux joues, nous croisâmes ce visiteur qui redescendait et prétendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des plans, évaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les gestes comme s'il construisait déjà de ses propres mains un édifice sur les ruines du nôtre.

—L'escalier est trop étroit. La cuisine est hors de proportions avec les autres pièces: je la transformerai en salon.

Mon père le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il avait son air calme et distant, et la loquacité de l'autre s'en ressentit quand il voulut se tourner de son côté pour mieux lui expliquer ses projets. Nous montâmes tout droit à la chambre de ma mère, comme à notre refuge naturel. Ma mère, qui était agenouillée sur son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son émotion transparaissait sur son visage:

—Dieu nous protégera, dit-elle.

Quand elle prononçait le nom de Dieu, elle en était comme illuminée. Je connus à cet instant la haine de l'étranger, de l'envahisseur. La subordination de mon père, les larmes maternelles et la maison piétinée, jugée, évaluée en argent, ce sont là des spectacles que je ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j'ai lu que les alliés avaient envahi les frontières en 1814 et en 1815 et avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j'ai su que les Prussiens nous avaient arraché, comme un quartier de notre chair, la Lorraine et l'Alsace, je n'ai pas eu de peine à donner à ces douleurs passées une représentation matérielle: j'ai revu très nettement ce monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme s'il était chez lui.

—Pourquoi l'as-tu salué? demanda tante Dine à grand-père qui revenait de son pas lent et nonchalant.

—Je suis poli avec tout le monde.

—On ne pactise pas avec l'ennemi.

Gomment mon père, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporté sans broncher cet outrage? Il avait la charge de notre sécurité, et l'exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables négligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupéfia même dans une autre circonstance. Un jour, à table, il dit tout à coup à maman:

—Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville?

—Je n'ai vu personne.

—On annonce notre départ. La maison vendue, nous filons. Notre orgueil bien connu n'accepterait pas une diminution de façade. Et qui a répandu ce bruit? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras jamais, tu as trop d'illusions sur la bonté humaine. Mes chers confrères. Ils ont découvert ce moyen pratique de se partager ma clientèle. Tour à tour mes malades m'en informent:

—Est-ce vrai que vous partez? Restez avec nous. Qu'allons-nous devenir?…

C'est très touchant. Mais je les ai rassurés.

Il riait d'un grand rire d'homme de guerre accoutumé à la bataille. Nous étions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mépris et de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers scandalisés dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs et susceptibles, protestèrent avec véhémence contre une si odieuse manoeuvre, bien qu'ils ne fussent pas conviés à donner leur avis. Ma mère, elle, avait rougi de tout le mal qu'on voulait nous faire et qu'elle n'eût pas imaginé en effet. Quant à tante Dine, elle montrait le poing à ces ils enfin découverts:

—Ah! les monstres! ça ne m'étonne pas. Ils mériteraient qu'on leur introduise de force toutes leurs drogues dans le corps.

Souhait qui suscita l'hilarité de grand-père, jusque-là impassible, mais trop ennemi des médecins pour ne pas savourer la formule de vengeance employée par sa soeur.

Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la délivrance. Comme une sentinelle avancée, elle s'était portée en dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels nous ne pouvions rien entendre et que nous interprétâmes de plus près dans un sens défavorable. Sûrement l'envahisseur s'était emparé de la place, la maison était vendue. Nous n'avions plus de toit pour nous abriter. Selon la prophétie de Tem, nous étions bons à jeter aux chiens.

Lorsque nous fûmes à portée, elle nous héla:

—Venez vite, venez vite. La maison est à nous. La maison est à nous.

D'un élan fou, nous accourûmes.

—L'écriteau n'y est plus, observa Bernard qui nous devançait.

Il ne restait sur la colonne que les traces des clous.

—Ah! ah! continuait la voix qui éclatait en sonnerie de triomphe. Ils ont cru l'avoir. Ils ne l'auront pas.

Ils ne visait plus les médecins, mais le monsieur de Paris et d'autres acquéreurs qui s'étaient présentés pendant que nous travaillions au collège. De son bras levé, elle nous montrait la fuite de cette troupe dispersée.

Elle nous conduisit, d'un pas rapide malgré l'âge, dans la salle de musique où la famille s'était réunie, sauf grand-père qui sans doute n'avait rien changé à ses habitudes de promenade et qui probablement ignorait notre salut. Mariette nous suivit à une distance respectueuse : son ancienneté lui donnait droit à un rang dans le cortège.

Ma mère, très émue, caressait les cheveux de mes deux soeurs aînées, que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n'attachais pas d'importance aux larmes de mes soeurs qui en répandaient pour des riens. Mon père, debout, appuyé au dossier de la chaise où ma mère était assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi rayonnant. Et par la fenêtre, en arrière du groupe, le soleil entrait comme un invité de marque.

—L'écriteau n'y est plus, répéta Bernard sans saluer personne.

—Oui, dit mon père, nous gardons la maison.

Et comme notre enthousiasme allait déborder, il ajouta:

—Vous le devez à votre mère, et aussi à votre tante Bernardine.

Celle-ci, dont les joues parcheminées s'empourprèrent rien que parce qu'on avait parlé d'elle quand elle-même ne gardait ni ses pensées ni ses biens et se dépouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa l'éloge avec une mâle énergie:

—Quelle plaisanterie, Michel! Pour une signature de rien du tout! Il ne faut pas égarer ces enfants.

Ma mère l'approuva sans retard:

—Elle a raison c'est votre père qui nous a tous sauvés.

Et plus bas, tournée vers lui, elle murmura, mais je l'entendis:

—Tout ce que j'ai, n'est-ce pas à toi?

Je ne m'arrêtai guère, je l'avoue, à ce débat. Evidemment le salut de la maison ne dépendait que de mon père. En quoi ma mère et tante Dine auraient-elles pu intervenir? Il fallait jeter dehors le monsieur de Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant à Ithaque avait chassé les prétendants. C'était un exercice de force qui ne convenait qu'à un homme. Mes notions de la vie étaient simples: l'homme gouvernait, et la femme n'avait charge que des choses domestiques. Que tante Dine eût sa part, même réduite, dans l'immeuble dont on voulait nous exproprier, je ne l'aurais pas compris, et pas davantage ce que c'était qu'une dot et comment le consentement de la femme était nécessaire pour que le mari en disposât.

Cependant je me rappelai la scène de la couturière. Ma mère avait sans doute réalisé des économies sur ses toilettes et les avait apportées. Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre? Aussitôt je m'esquivai de la chambre et, quand j'y revins, je tenais à la main la tirelire où l'on m'invitait à placer les petits sous que je recevais. Je m'attendais à une ovation pour la magnanimité de mon sacrifice. Sans un mot, je tendis l'objet à mon père.

—Que veux-tu que j'en fasse? fut toute sa réponse.

Un peu interloqué, mais dévisagé par tous les regards, je déclarai en rougissant:

—C'est pour la maison.

Cette fois, mon père m'attira et me donna publiquement l'accolade avec un ordre du jour reluisant:

—Ce petit sera notre joie.

Ainsi l'Empereur récompensait sur le champ de bataille ses maréchaux: on ne s'étonne plus de rien dans l'histoire quand on a vécu mon enfance.

Comme il rentrait au son de la cloche, grand-père fut informé le dernier de ce qui s'était passé par tante Dine qui le mit au courant dans une harangue enflammée. Il écouta avec intérêt, mais sans passion. Sa sérénité ne fut point troublée. Et quand le récit héroïque fut terminé, il dodelina de la tête et se contenta de cette approbation bien maigre:

—Allons, tant mieux!

Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en mêlât.

V
L'ABDICATION

Je compris les jours suivants, à toutes sortes de petits signes, sans compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus à grand-père, mais à mes parents, et qu'une simple formalité marquait pour que ce traité fût définitif. Grand-père n'en ayant plus la charge, bien que cette charge ne l'incommodât guère, n'en désirait pas garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon père luit tenir des discours de ce genre:

—Je veux que rien ne soit changé ici. Je veux que tout demeure comme par le passé. Je ne veux vous ôter que les soucis.

—Eh! eh! répliquait grand-père avec son petit rire, tu as bien de la chance de savoir tout ce que tu veux.

Et il lissat sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fûmes bientôt avertis. Quand il avait une idée, on ne pouvait l'en faire démordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout pêle-mêle, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans réplique de mon père, prières de ma mère, avec la même tranquillité d'humeur, et il n'écoutait personne. A son air aimable et détaché on l'aurait cru persuadé aisément, quand le mauvais rire apparaissait et ruinait toutes les espérances.

Nous sûmes un beau matin sa décision d'abandonner la pièce à deux fenêtres qu'il occupait au coeur même de la maison et qui était vaste, confortable et facile à chauffer, pour s'en aller où? Nul ne l'aurait deviné: dans la chambre de la tour. Cette chambre était dès longtemps déserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tôt signifié sa volonté que tout le monde, après d'infructueuses tentatives pour obtenir son désistement, dut courir au plus pressé afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-même, sans plus attendre, prenait déjà l'escalier avec son matériel le plus précieux.

—Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et épousseter, lui notifia tante Dine, armée de la tête de loup.

—Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit très bien avec les araignées et la poussière.

Ce scandale fut évité. On le devança et il dut patienter quelques minutes, ce qu'il n'aimait guère; après quoi, résolument, il s'empara de la rampe, muni de son baromètre, de sa caisse à violon et de ses pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le reste de son déménagement ne l'intéressait pas. Ses vêtements, son linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit bonheur. Il me témoigna sa confiance en m'invitant à porter un traité d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les illustrations en couleur représentant les principales espèces de champignons, et un autre ouvrage que je pris à son titre pour un livre de piété: les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. J'allais oublier les Prophéties de Michel Nostradamus et une collection du Véritable Messager boiteux de Berne et Vevey, almanach fameux et précieux à tous égards, mais principalement pour ses bulletins météorologiques. Or grand-père s'occupait beaucoup de l'état de l'atmosphère. Il le reniflait, pour ainsi dire, à sa fenêtre, le matin et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le mouvement des nuages et l'éclat des étoiles. Volontiers il citait l'autorité d'un certain Mathieu de la Drôme, avec qui il était en correspondance et que nous avions pris l'habitude de considérer comme un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-même faisait des pronostics et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait à prédire. Il ne se trompait guère, soit que la chance le favorisât, soit qu'il eût bien interprété la direction des vents. Et cette petite réputation qui lui était agréable le mêlait aux lois mystérieuses de la nature dont il rendait les oracles.

Dès qu'il eut transporté sa bibliothèque et ses instruments, il se trouva chez lui dans la chambre de la tour et se déclara satisfait. Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre côtés à la fois: le moindre rayon de soleil, d'où qu'il vint, serait capté. Et quant à la direction des vents, elle serait facile à déterminer. Un grand vacarme lui apprit que son mobilier grimpait après lui. Tante Dine présidait en personne à l'emménagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans chaque main un candélabre, elle précédait, en l'animant de la voix, une escouade rangée en file indienne qui manoeuvrait sans beaucoup d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la tête: il avait consenti à une réconciliation scellée par l'octroi d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire portée par quatre jambes qui appartenaient —on le sut plus tard, au sommet des marches —moitié à Pendu, et moitié (la petite moitié) à Mimi Pachoux ramené au logis par la victoire.

—Franchement, déclara tante Dine à son frère pendant le défilé de ses troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas! Il faudra qu'on te hisse chaque chose par cet escalier qui est étroit.

Comme grand-père, indifférent, esquissait un geste vague, elle lui décocha des sarcasmes:

—Naturellement, cela ne trouble point Monsieur! Monsieur ne se dérangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a inondé de sa sueur, Monsieur verra venir les événements. Et moi, pendant ce temps-là, je monterai et descendrai cent fois par jour. Et les servantes pareillement. Mais tu n'as cure de notre peine tu trouveras toujours ici tout ce qu'il te faut.

L'attaque était directe et rude. Avant d'y répondre, grand-père jeta un coup d'oeil effrayé sur le siège transporté par Tem, à cause de l'inondation annoncée. Quand il le vit intact et sec, il se rasséréna et put riposter en toute tranquillité d'esprit:

—Je ne demande rien à personne.

—Parce qu'il ne te manque jamais rien: tu vis comme un coq en pâte.

Ils avaient raison tous les deux. Grand-père n'élevait aucune réclamation, mais on s'ingéniait à prévenir ses moindres voeux. Ainsi ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui assiégeaient la tour: le lendemain de son installation, on calfeutrait soigneusement la porte et les fenêtres.

La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment général. Cet exode imprévu, que rien ne motivait, assombrissait mon père et ma mère qui en cherchaient vainement la raison:

—Pourquoi se loger si haut?

Et grand-père d'expliquer avec son mauvais petit rire:

—L'altitude m'a toujours réussi.

J'avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand- père. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, son odeur spéciale —on ne l'ouvrait que pour y chercher les pommes qui pendant tout l'hiver y mûrissaient —exerçait dès longtemps sur moi un attrait irrésistible. Puisqu'elle était habitée désormais, je me proposai de lui rendre des visites.

Cet épisode fut bientôt éclipsé par un autre, beaucoup plus grave et qui devait frapper davantage encore mon imagination. A mon retour du collège un matin, je fus avisé par mon informateur habituel, tante Dine, que cette fois c'était définitif. Elle me donnait cette nouvelle en grand mystère, mais le mystère même, chez elle, se manifestait bruyamment. Le mot définitif prenait sur ses lèvres une importance formidable. Qu'est-ce qui était définitif?

—L'acte est signé. Tout à l'heure. Je suis bien contente.

Quel acte? Je n'y comprenais goutte.

—Eh bien! nous restons chez nous. Ils ne peuvent plus rien.

Ne savais-je pas déjà qu'ils étaient en pleine déroute, dispersés, châtiés, vaincus, battus, réduits à néant, comme les Perses de mon histoire ancienne qu'une poignée de Grecs précipita dans la mer? Comment pensait-elle m'éblouir en me communiquant un secret vieux de plusieurs jours, peut-être même de plusieurs semaines, et dont tout le monde avait pu s'entretenir librement? Un enfant n'entre pas dans le pays des préparations, des lenteurs, des formalités et des paperasses judiciaires. Mais un événement capital allait illustrer la déclaration de tante Dine.

Grand-père était rentré de sa promenade plus tôt qu'à l'ordinaire et, comme l'un de nous remarquait cette ponctualité anormale, il s'était éloigné sans souffler mot. Quand nous pénétrâmes, après le second coup de cloche, l'estomac creux et les dents longues, dans la salle à manger, notre surprise fut grande de l'y trouver déjà, assis devant la table, et non pas à sa place officielle qui était la place d'honneur, au centre, en face de ma mère, ainsi qu'il convient au chef de famille, au roi régnant. Sans prévenir personne de ses intentions, il avait changé les ronds de serviettes et s'était allé mettre au bout, en face de la fenêtre. C'est vrai qu'il avait choisi une assez bonne place, d'où il pouvait voir les arbres du jardin et même un peu de ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle n'était pas indifférent. Mais tout de même, c'était là une révolution dans la vie de famille et dans toute l'économie domestique. Ou plutôt, je ne m'y trompais pas, c'était une abdication.

Je me connaissais en abdications. N'avais-je pas dû apprendre dans mon manuel celle des rois fainéants, à qui l'on coupait la chevelure avant de les enfermer dans un cloître, et, malgré moi, je considérai les jolis cheveux blancs de grand-père qui bouclaient légèrement. Surtout, j'avais entendu réciter, par mon frère Bernard, l'histoire de Charles- Quint dont j'avais été fort impressionné. Ce maître du monde, détaché de la grandeur, se retira dans un monastère d'Estramadure dont il réparait les pendules, et pour se donner un avant-goût de la mort, il fit célébrer, vivant, ses funérailles. Des historiens affolés de vérité m'ont affirmé, depuis lors, que ces détails étaient fictifs. Je le regrette, car je ne les ai pas oubliés, tandis qu'une innombrable quantité de faits démontrés me sont sortis de la mémoire. Mais en ce temps-là je croyais, dur comme fer, à la retraite de Charles-Quint, aux obsèques truquées et même aux pendules. Grand-père, lui aussi, s'entendait à raccommoder les horloges et j'opérai aussitôt entre eux un rapprochement.

Tante Dine, par hasard exacte, et ma mère, qui nous suivaient à peu de distance, partagèrent notre étonnement. Puis, tous les regards se fixèrent sur mon père qui entrait. D'un coup d'oeil il jugea la situation, et la décision, chez lui, ne se faisait guère attendre. Il s'avança d'un pas rapide:

—Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit être changé ici.
Père, reprenez votre place, je vous en prie.

Certes, aucun de nous n'aurait résisté à cette prière qui ordonnait. Mais la force agissante et organisatrice de mon père se heurtait devant nous à une autre force, dont je ne soupçonnais pas la puissance et qui était l'immobilité. Grand-père ne bougea pas. Il avait résolu de ne pas bouger.

Mon père, n'ayant pas obtenu de réponse, répéta plus doucement sa demande. Je ne puis pas écrire plus humblement, car il gardait en toute occasion, malgré lui, un air de fierté. Il reçut au visage un éclat de l'éternel petit rire et cette phrase par surcroît:

—Oh! oh! que de bruit pour rien!

—Père, donnez-moi cette preuve de votre affection.

—Une place ou une autre, qu'est-ce que ça signifie? Je suis très bien ici, j'y reste.

Et, avec un suprême dédain, grand-père ajouta:

—Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m'est égal!

Tout lui était égal, Tem Bossette m'en avait averti: une place ou une autre, une maison ou une autre. Ces phrases-là, prononcées devant nous, avaient le don d'exaspérer mon père, mais il se contenait.

—Il faut, reprit-il, une hiérarchie dans les familles.

—Bah! nous sommes en République, et je tiens pour la liberté.

Mon père comprit qu'il était parfaitement inutile d'insister. Il se contenta de conclure:

—Alors, vraiment, vous refusez de revenir?

—Je ne bouge plus.

Philomène, la femme de chambre, présentait le plat. Mon père lui fit signe de l'offrir à grand-père, après quoi il dut se soumettre et prendre la place d'honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul méritait de l'occuper. Le chef, c'était lui, dès longtemps, et pas un autre. A la moindre difficulté ou contrariété, on s'adressait à lui, on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiété qui pesait sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirigé. Plus de rois fainéants! Les rênes du gouvernement, comme s'exprimait mon manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il était juste que le chef eût les insignes de l'autorité. Un roi ne reste pas au second rang. Mon père, évidemment, ne se fût pas lui-même couronné.

Ainsi, en notre présence, s'opéra la translation des pouvoirs.

Je ne m'attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque subitement. Le gouvernement de grand-père m'avait toujours paru précaire et dérisoire. Dès qu'il eut refusé de l'exercer, j'admirai son désintéressement et je découvris la poésie de l'abdication.

Ce mépris souverain des résultats matériels me parut plein de grandeur, et j'allai même jusqu'à m'expliquer le propos que j'avais estimé sacrilège: Qu'on habite une maison ou une autre… S'il n'avait rien accompli pour protéger la nôtre, c'est peut-être qu'il considérait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et les astres et il prédisait l'avenir. Le temps et l'univers l'absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer à des tâches communes. Il y avait là une autre façon de comprendre la vie que je soupçonnais sans me l'expliquer, et qui déjà m'attirait par sa singularité et son énigme. Le roi déchu, paré du mystère qu'il recevait d'une science inconnue, recouvrait son prestige et même reprenait, sans qu'il s'en doutât, un peu d'empire sur mon esprit.

Je regardai tour à tour mon père et mon grand-père: mon père à sa place normale, occupé de nous tous, répandant autour de lui la paix et l'ordre, et portant sur le visage accentué et surtout dans les yeux perçants le reflet de sa merveilleuse aptitude à commander; mon grand-père aux traits fins, presque féminins, malgré la grande barbe blanche, aux yeux toujours un peu noyés de brume, fréquemment distrait, indifférent à son entourage, et plus volontiers intéressé par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu'il apercevait par la fenêtre. Et pour la première fois, je m'étonnai de les reconnaître si différents. Cette remarque, je ne l'avais jamais faite ou je ne m'en étais pas inquiété. Elle me frappa si fort que je faillis l'exprimer tout haut. Elle m'eût sans doute échappé si je n'avais redouté son inconvenance. Un fils devait ressembler à son père: aucun doute ne pouvait exister à ce sujet. Ou bien, alors, ce n'était pas la peine d'être le fils de quelqu'un. Et moi, à qui donc ressemblais-je?…

LIVRE II
I
LES IMAGES

Ces événements, que je retrouve si frais dans mon imagination, flottèrent bientôt et même se perdirent momentanément dans le cours de mes jours qui, pendant les vacances où nous entrions, se mit à couler à pleins bords comme un beau fleuve.

Mon père, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vîmes beaucoup moins cette année-là et nous fûmes un peu sevrés des récits héroïques dont il nous régalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un furieux désir de livres des batailles et de remporter des victoires: en l'écoutant, nous relevions la tête, nos yeux brillaient, nous marchions plus vite et d'un pas cadencé. Pour faire face aux nouvelles charges qu'il avait acceptées, il avait renoncé à son repos annuel. Parfois il s'emparait d'une après-midi et tâchait hâtivement de rétablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer à toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour nous l'arracher.

Cependant on devinait que sa direction s'exerçait partout. La façade de la maison se lézardait: on y posa des supports de fer avant de la recrépir. Les chambres furent retapissées, la mienne avec de plaisantes scènes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets dont les planches se disjoignaient. La cuisine même, pour laquelle Mariette s'obstinait à réclamer depuis des années et des années, sans rien obtenir de grand-père qui lui répondait invariablement par un vieux proverbe: A blanchir la tête d'un nègre on perd sa lessive, la cuisine fut remise à neuf et pavée de monumentales briques rouges. La grille du portail qui ne fermait plus fut réparée, et même il y eut une clé, et une clé qui tournait dans la serrure. Le tilleul dégagé permit au cadran solaire de recommencer à marquer les heures. La brèche du mur par où les courtilières pénétraient, par où j'avais vu, un soir fameux, nos ennemis s'introduire dans la place, reçut une balustrade qui s'encastra dans le tronc du châtaignier. Et l'on vît ce qu'on n'avait jamais vu: les trois ouvriers à leur poste et, spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois.

Peu à peu le jardin, mon vieux jardin, pareil à une forêt de mauvaise herbe où l'on n'avait jamais fini de découvrir des arbres ou des plantes, tant ils étaient cachés, se transforma et s'ordonna. Les allées furent tracées et sablées, les parterres dessinés et les rosiers taillés. Les arbres contenus versèrent une ombre régulière. Une prairie inutile devint un verger. Au coeur d'une pelouse, un jet d'eau monta et, retombant en pluie fine, égrena des notes claires sur le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits à cueillir, des bouquets et du dessert. Cependant nous n'osions plus tâter les poires ou les pêches, et moins encore imprimer à leur manche le léger mouvement de bascule qui les détachait. Dans l'espace découvert, on se serait aperçu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en pièces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la châtaigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le moindre sabre de bois, et il veillait sur ses échalas comme s'il les avait payés.

Ces changements ne se firent pas d'un seul coup, et je mêle sans nul doute leur chronologie. A peine les remarque-t-on pendant qu'ils s'accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont terminés, voilà que déjà l'on ne se souvient plus de l'état des lieux qui les précéda. Ils ne s'accomplirent pas sans perturbations. Tem s'épongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne s'en allait plus: il menait grand bruit pour attester la continuité de sa présence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur des besognes obscures et utiles. La communauté de leur sort n'avait pas réussi à les réconcilier. Ils s'observaient et se surveillaient les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient davantage encore la maison. Que craignaient-ils d'en voir sortir? Je le compris un jour. Mon père, qui était devenu leur patron, s'approchait d'un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles d'encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur.

—Tout de même il s'y entend, confessa Mimi avec admiration.

Je sus par Tem qu'après les avoir sermonnés durement, il avait augmenté leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D'un mot, il les ramenait à lui, s'ils renâclaient ou rechignaient devant la peine. Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d'un pays où l'on aimait à se laisser vivre et à baguenauder en buvant du vin frais. C'est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait l'ancien règne des rois fainéants où il vivait, tranquille et oublié, dans sa vigne.

Il avait bien essayé, devant moi, d'apitoyer grand-père sur son sort:

—Mon ami, lui fut-il répondu, je ne suis plus rien ici: adressez- vous ailleurs.

Jamais grand-père ne se montra aussi gai que depuis son abdication. Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait volontairement tous les actes du nouveau régime. Parcourait-il le royaume? Il ne semblait pas se douter qu'on y faisait fleurir les cailloux. Et puis, un jour qu'il se promenait au jardin, je le vis qui se lissait la barbe et se grattait le sourcil, témoignage de mécontentement: il lança en signe de mépris un jet de salive, et le rire impertinent accompagna ces paroles incompréhensibles pour moi:

—Oh! oh! on met de l'ordre partout. Ce n'est pas un jardinier qu'il faudrait, mais un géomètre.

Que trouvait-il à blâmer? Les parterres, les arbres, obéissant à la main de l'homme, composaient un dessin d'une riche ordonnance. Mes petites idées sur la vie s'y assemblaient et s'y disposaient avec plus de bonheur. Et j'en voulais à grand-père de son manque d'enthousiasme.

—Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du bassin.

Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue.

—Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon.

Je posais le pied, en effet, sur l'herbe qui bordait l'allée. Et je vis bien que grand-père se moquait de mon admiration en même temps que du nouveau jardin. Je me rappelai l'ancien instantanément, sous l'influence de cette ironie, l'ancien pareil à un fouillis sauvage, où je pouvais fouler jusqu'aux plates-bandes, où de rares fleurs poussaient à la débandade, où j'avais connu l'ivresse de la liberté.

Devant mon père, jamais grand-père ne se fût permis cette critique. L'esprit attiré sur leurs dissemblances, j'avais remarqué la gêne de leurs rapports. Toujours mon père faisait les avances. Il traitait grand-père avec une déférence extrême, ne manquait point de s'informer de sa santé, de ses promenades et même, pour flatter sa petite manie de météorologie, il l'interrogeait sur le temps à venir. Grand-père répondait brièvement, sans tenir le moins du monde à prolonger la conversation qui ne tardait pas à tomber, ou bien il se servait de son petit rire blessant, dès qu'on abordait un sujet où l'accord n'était plus certain.

Un jour, mon père lui demanda en communication son livre de comptes pour vérifier, expliquait-il, certains mémoires sur l'administration de la propriété qui n'avaient pas encore été réglés et qui lui paraissaient exagérés. Grand-père ouvrit de grands yeux:

—Mes livres de comptes?

—Sans doute.

—Je n'en ai jamais tenu.

Mon père hésita une seconde.

—Bien, conclut-il simplement.

Et il s'en alla.

Grand-père se complaisait dans sa tour, où il s'arrangeait, pour sa toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en velours noir orné d'un gland de soie. Avec son télescope fixé sur un trépied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du lac, et le soir il rapprochait les étoiles, mais seulement celles qui évoluent du côté du sud, parce que, des fenêtres de sa chambre précédente, il n'apercevait que cette partie du ciel et la connaissait mieux. Bien plus souvent qu'autrefois, il descendait vers nous dans ce costume d'astrologue, un monarque déchu ne tenant plus à la majesté. Tante Dine obtenait à grand'peine qu'il s'accoutrât autrement pour se promener en ville ou dans la campagne.

—Ça ne fait de mal à personne, observait-il.

Il consentait cependant, à force d'instances, à remplacer le bonnet par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une redingote qu'on frottait de benzine presque tous les jours pour la tenir, malgré lui, en état. De ses promenades il rapportait des plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu'il introduisait dans des flacons d'eau-de-vie, et des champignons qui excitaient la méfiance de tante Dine. Je les considérais, je les flairais, mais pour rien au monde je n'en aurais goûté. Je ne pensais pas alors qu'on pût rien trouver de bon à manger hors des magasins de comestibles et, à la rigueur, de notre jardin.

Le règne de mon père durait depuis trois bonnes années, et même plutôt quatre que trois, lorsqu'il advint dans mon existence d'enfant un événement considérable: je tombai malade. L'année précédente, j'avais fait ma première communion avec une si grande ferveur que ma mère confiait à tante Dine:

—Va-t-il imiter Mélanie et Etienne? Dieu nous demanderait-il un troisième enfant? Que sa volonté s'accomplisse!

Mon aventure fut à peu près celle de l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mère. Au cours d'une promenade de ma division, j'avais glissé dans un ruisseau dont il nous était défendu de nous approcher, et, plutôt que d'encourir un reproche, bien que trempé jusqu'à la poitrine, j'avais préféré me taire. Le lendemain ou le surlendemain, la fièvre se déclara. Je sus plus tard que c'était une bonne fluxion de poitrine qui dégénéra en pleurésie. On crut mes jours en danger, et mon mal devait être l'occasion de la crise intérieure qui faillit désorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j'entendais autour de moi des chuchotements que j'interprétai sans retard:

—Est-ce que je vais mourir? demandai-je à ma mère et à tante Dine qui se tenaient au bord de mon lit.

—Tais-toi, méchant! murmura tante Dine qui, aussitôt, se moucha en sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait étouffer.

Ma mère, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le front, et ce contact me rafraîchit:

—Ne t'inquiète pas nous sommes là.

Je savais très bien ce que c'était que la mort. Le portier du collège étant décédé, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait contraints à défiler, classe par classe, devant la bière où le corps était déposé, avant qu'on vissât le couvercle. Or, ce portier était un gros homme court, dont la dépouille exigeait une boîte cubique où il nous parut si cocasse et grimaçant, que nous éclatâmes de rire. Il nous fut impossible de réprimer ce rire scandaleux. Indigné, le professeur qui conduisait notre pèlerinage manqué nous accabla des plus durs reproches et ne craignit pas d'y joindre sans délai un sermon sur nos fins dernières. Il nous annonça, sans aucun ménagement, que nous mourrions tous, et peut-être bientôt, et que nos parents mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires cessèrent peu à peu. Une vague peur nous envahit à cause de la répétition monotone de cette mort qu'on nous jetait à la tête. Quand je rentrai à la maison ce matin-là, très ému, malgré moi, par un si furieux discours, je regardai mon père et ma mère comme je ne les avais encore jamais regardés. Ils allaient et venaient, comme à l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent même d'une réflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil à celui que nous avait inspiré le malencontreux portier dans sa boîte. Ah! ce rire, surtout celui de mon père qui était puissant et sonore et donnait une magnifique impression de santé, quel soulagement pour moi, et comme il chassa ma curiosité déjà pleine d'épouvante!

«Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt pas.»

Cette constatation me suffit. Pour moi-même, la question ne se posait pas. Ils étaient devant et moi derrière. Et, puisque eux-mêmes ne risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant par-dessus?

Mon interrogation: Est-ce que je vais mourir? était donc simplement destinée à me rendre intéressant. Leur présence me préservait.

Ma mère et tante Dine, m'évitant toute figure étrangère, me veillaient à tour de rôle, ma mère deux nuits sur trois, et je la préférais. Elle glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit.

Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chère femme, au prix d'un effort considérable, me secouait et me tarabustait.

Le rôle important que je jouais ne me déplaisait pas. Il me semblait que j'étais redevenu plus petit que mon frère Jacques et ma soeur Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je réclamais Venise ou l'Etang, surtout l'Etang, à cause de ma propre noyade; et l'on croyait que je délirais. Je revois distinctement dans ma mémoire ces deux visages penchés, et beaucoup plus nettement encore celui de mon père, qui me rendait continuellement visite et à qui je ne connaissais pas cette expression attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon corps le travail de la maladie. C'était son visage professionnel après l'examen, il se détendait, car la paternité l'éclairait.

Un jour, mon père amena un autre médecin, mais je compris très bien que ce petit homme tremblait devant lui et répétait invariablement ce qu'on lui disait. Avec une implacable logique, j'avertis mes fidèles gardiennes:

—Pourquoi déranger ce monsieur? Père en sait plus long que lui. Père n'a besoin de personne.

Je dus émettre à voix basse cet avis ou quelque chose d'approchant.
Aussitôt tante Dine d'approuver:

—Cet enfant a raison. Il parle si bien qu'il est déjà guéri.

Et elle répéta le propos à mon père, qui se tourmentait et qui sourit, ce qui ne lui arrivait plus guère.

—Oui, déclara-t-il, nous le sauverons.

Je n'avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que cela me suffisait. Il ne prévoyait pas que ce mal même, dont il triomphait par son art et sa volonté, serait plus tard l'origine du drame familial où je m'écarterais de lui.

On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes frères et soeurs munis de toutes sortes de recommandations: ne pas rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de sorte qu'ils s'ennuyaient très vite. Chacun d'eux s'attribuait une part de mérite dans ma guérison, que je devais aux prières d'Etienne et de Mélanie, aux martiales exhortations de Bernard et à la gaieté réconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait prudemment à l'écart, depuis que Jacques, répétant sans doute un propos de l'office, avait crié en trépignant d'enthousiasme:

—Fançois (car il prononçait difficilement les r), il est bientôt mort.

Grand-père ne parut pas à mon chevet. Peut-être ne s'était-il douté de rien. Je crois plutôt qu'il avait une peur invincible de la maladie et de ce qui peut la suivre. Préoccupé de sa santé, il tenait un compte rigoureux de ses visites à la garde-robe et, avec cette parfaite politesse dont il ne se départait point et qui contrastait avec son mépris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d'informer la maison entière de l'accueil qu'il y avait reçu. Quand il était éconduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d'une armoire, afin de le réparer et frotter, un clysopompe vénérable, encore bon pour le service.

—Rien n'est plus important, déclarait-il devant nous en considérant l'instrument d'un oeil satisfait.

Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveauté qu'elle rend à notre vie et dont on ne peut goûter la saveur que si l'on s'est cru menacé, mais parce qu'elle m'ouvrit véritablement le mystérieux royaume des livres. Je n'ignorais ni la Bibliothèque rose, ni le chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni même les contes de Perrault et d'Andersen, mais je n'y avais pas rencontré ce mouvement du coeur qui, le soir, vous tient au lit réveillé dans l'attente et la crainte d'on ne sait quoi d'agréable et d'un peu dangereux, tel que me l'avaient donné les histoires stupéfiantes de tante Dine et surtout les récits épiques de mon père.

Pour ne pas me fatiguer, on commença par m'apporter des ouvrages illustrés. Bernard me laissa feuilleter les albums d'Epinal qu'il collectionnait pour les costumes militaires et qu'il ne prêtait pas sans mérite. Je réclamai la Bible de Gustave Doré, dont on m'avait montré une fois, par faveur spéciale, les gravures au salon sans me permettre d'y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les deux pesants volumes reliés en rouge et je passai de longues heures à tourner les feuillets. Ma mère allait et venait dans la chambre, un peu étonnée de ma sagesse, et même inquiète de mon silence. Elle s'approchait et sans bruit regardait par-dessus mon épaule:

—Tu ne te fatigues pas?

—Oh! non.

—Tu ne t'ennuies pas?

—Oh! maman.

—C'est beau?

—Je ne sais pas.

On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, c'est d'avoir le coeur plein. Quel élan recevait d'un seul coup tout mon être sensible! Les contours de la terre, sans cadre, ne m'avaient pas frappé. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carré de papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les possédais, et d'ailleurs, ils m'appartenaient. Mais, au delà, commençait l'univers dont le manque de limites m'avait rebuté, de sorte que je ne lui attribuais pas de formes précises. Et ces formes, elles étaient là, devant moi à travers la Bible ouverte je les découvrais.

A trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n'ont pas besoin de contrôle, je retrouve les images de Gustave Doré. Les pages se tournent toutes seules, et mes chers fantômes apparaissent. Voici les visions d'épouvante: le Léviathan qui soulève la mer, l'Ange exterminateur qui détruit l'armée de Sennachérib, la rangée des éléphants de Nicanor que Judas Macchabée va traverser, et la Mort de l'Apocalypse sur son cheval pâle. Elles n'étaient pas mes préférées et même, le soir, je les évitais. Mes préférées, c'étaient ces paysages d'Orient reposés, apaisés, à peine estompés, comme si la lumière d'été y soulevait des vapeurs, où croissaient des plantes étranges qui me forçaient à leur comparer nos châtaigniers et nos chênes, où passaient, dans le fond, des ombres de boeufs ou de chameaux, lointaines comme ces bateaux que j'avais vus se profiler sur le lac dans le brouillard.

La naissance d'Eve me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux dénoués. Un de ses genoux, —regardez, j'en suis sûr, —infléchi à peine, est caressé par le jour. Par elle, par cette clarté de son genou, j'ai pressenti la perfection pure de la nudité bien avant d'en soupçonner le désir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et les dos des moutons pressés ondulent comme les vagues que j'avais pu observer de la grève. Le berceau de Moïse dérive sur le Nil: la fille de Pharaon est sortie de son palais qu'on aperçoit dans le soleil: elle s'avance vers le fleuve; une de ses suivantes arrête la petite nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche à la margelle du puits et cause avec Eliézer, vieillard respectable, mais je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la même pose. Ruth agenouillée glane les épis. Les grands cèdres du Liban, abattus, gisent sur le sol que recouvrait leur ombre: ils attendent de servir à la construction du temple de Jérusalem. L'ange de l'Annonciation flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent maintient. Jésus, chez Lazare, est assis au bord de la fenêtre où le clair de lune se glisse entre des palmiers: Marie, couchée à ses pieds, l'écoute; Marthe, debout, s'occupe aux soins du ménage. Images d'où la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la transposition de scènes quotidiennes, presque pareilles à celles que j'avais pu voir à la maison et à la campagne, tableaux de vies obscures où Dieu passe.

Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant prodigue dans la maison paternelle, ma mère, qui aimait cette parabole, me demanda la raison de ce dédain:

—Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas?

Je fis le dégoûté. Elle me paraissait banale. Un père qui pardonne à son fils, quoi d'étonnant?

Athalie qui accroche ses mains désespérées à la paroi du temple, tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son couvent à ma mère. Elle avait elle-même pris part aux choeurs de cette tragédie que Racine écrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, par une heureuse tradition, représentaient jadis tous les pensionnats de jeunes filles: les vers lui en revenaient en foule:

Tout l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore, ce Dieu! qu'on l'invoque à jamais…

Elle les récitait avec cette émotion qu'elle apportait aux choses religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art savant qui me dépassait.

Un autre petit livre devait m'ouvrir à la poésie: c'était un livre de ballades. Un chevalier ravissait dans une forêt, à Titania, reine des elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son château au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un torrent, chantait la romance du nid de cygne caché parmi les roseaux et rêvait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de Burleigh épousait une bergère qui, dans le palais où il l'emmenait, languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumière. Comme je partageais leurs désirs et leurs mélancolies! Leurs peines de coeur me versaient un mal délicieux que je ne savais pas approfondir. Cependant, je commençais à discerner que nous avons en nous-même une source jaillissante de jouissances infiniment délicates.

Mon père se méfiât-il de ces excitations comme de la musique de grand- père? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. Ce n'est jamais trop tôt pour se colleter avec elles. On prend l'habitude de se comparer à des héros et l'on ne manque pas de se dire : «J'ai le temps devant moi. Je veux, à leur âge, les avoir enfoncés…» Peu à peu on recherche ceux dont les exploits furent tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages exemplaires, qu'il était entré à l'école de l'adversité. Et cette école, que j'imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique ou Saint-Cyr, à quoi se destinait mon frère Bernard, je brûlais de m'y présenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n'exige aucun examen, aucune démarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon désir à ma mère. Elle sourit, ce qui me contraria, et m'assura que je m'y présenterais en effet, niais qu'elle souhaitait que ce fût le plus tard possible.

Ces lectures se traduisaient chez moi par un état d'enthousiasme et de gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~père. Mes parents aimaient la gaieté, se plaisaient même au bruit que nous faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie sérieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient qu'elle mérite les plus grands égards. A la première visite qu'il daigna me faire après s'être assuré de ma guérison, grand-père, feuilletant ma bibliothèque, laissa échapper des exclamations:

—Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends, attends, je t'en apporterai, moi, des livres.

Et il m'apporta, en effet, les Scènes de la vie privée et publique des animaux et les Aventures de trois vieux marins, tous deux ornés d'illustrations. Ce dernier volume était dans un piteux état: déficelées, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que la couverture. Il devait être traduit de l'anglais et son humour me déconcerta. Ces trois marins, échappés d'un naufrage, abordaient dans une île déserte où ils étaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient sur un arbre pour échapper à cette bête féroce, et on les voyait, sur la gravure, agrippés au tronc, juchés les uns sur les autres, les cheveux hérissés, les yeux hagards, les doigts de pieds crispés. Le fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prévoir qu'avec un peu d'entraînement il les atteindrait. Alors, dans une résolution farouche, inspirée de la nécessité la plus impérieuse, les deux plus haut perchés pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le forcer à lâcher prise, espérant que cette proie suffirait à assouvir la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils adressaient à leur malheureux compagnon des paroles funèbres et touchantes:

—Adieu, Jérémie (c'était son triste nom), nous irons consoler votre pauvre père et votre fiancée…

Mais Jérémie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se raidissait pour ne pas lâcher prise. Accoutumé aux récits héroïques, je me fâchai contre ces traîtres.

Les Scènes de la vie des animaux me parurent plus chargées de sens. C'était un recueil bigarré, que toutes les bibliothèques d'autrefois s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me révélaient chez les hommes, où je n'avais vu jusqu'alors que l'image de Dieu, les traces de l'animalité. Les animaux du livre étaient costumés en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me familiarisai vite avec ce procédé: les déguisements étaient si naturels! Voici l'hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin en petit employé subalterne, et voilà le vautour en propriétaire, le lion en vieux beau, le dindon en banquier, l'âne en académicien. Le mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant que le criquet se fait une trompette de la corolle d'un liseron. Le caméléon, député, monte à la tribune pour affirmer qu'il est heureux et fier d'être comme toujours de l'avis de tout le monde. Le requin et la scie revêtent des blouses de chirurgiens et déclarent honnêtement: «Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guérir les malades.» Le loup, meurtrier d'une brebis, lit dans sa prison les Idylles de Mme Deshoulières, tandis que la célébrité lui vient sous la forme d'une complainte que vendent les camelots et qui se chante sur l'air de Fualdès:

Écoutez, Canards et Pies, Geais, Dindons, Corbeaux et Freux, Le récit d'un crime affreux Et bien digne des Harpies. L'auteur de cet attentat Fut un loup peu délicat.

L'ours se plaît dans la solitude familiale: on le voit qui chauffe son dernier-né en le tenant par les pattes devant le feu; sa femme étend du linge à sécher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse sa petite chemise pour prendre une précaution avant de s'aller coucher ; cependant on sonne à la porte, et la légende explique: «Nous vivons entre nous, nous détestons les importuns et les visites.» Un perroquet qui agite les ailes sans réussir à voler représente l'illustre poète Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un trio de femmes de lettres. J'ignorais ce que pouvait être une femme de lettres, mais le merle blanc, qui est poète comme le perroquet, me l'apprit dans ses mémoires: Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques: des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'oeuvre. C'était le type de la Merlette lettrée.

Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilité merveilleuse : elle préférait les sujets terribles et volontiers attaquait le gouvernement. Je la soupçonnais même de ne pas savoir, en commençant, comment elle finirait et d'inventer au fur et à mesure la trame de ses récits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier? Le plus simple était de le lui demander.

—Tante Dine, êtes-vous une femme de lettres?

Elle me pria de répéter deux fois ma question, comme si les femmes de lettres appartenaient réellement au règne zoologique, dans la catégorie des monstres. Après quoi, elle haussa les épaules et ne daigna même pas me répondre directement:

—Cet enfant est complètement fou. Les bouquins d'Auguste lui ont détraqué la cervelle.

Il fut question de me retirer les Scènes de la vie des animaux, dont les caricatures parvinrent à rassurer et dérider mon père. L'incident eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli être la cause de cette mise à l'index. Et je compris bientôt ce qui séparait indubitablement tante Dine de la Merlette lettrée. Celle-ci, d'un plumage immaculé, était toute peinte et enduite d'une couche de farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui ne s'en doutait pas et croyait avoir découvert en elle un être unique au monde, se méfiant d'un pot de colle dont il n'apercevait pas l'usage, tenta une expérience qui fut désastreuse. Par le moyen de sa poésie, il s'excita à la tendresse et versa d'abondantes larmes sur sa compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu'il reconnut en elle la plus banale des merlettes. Bien souvent j'avais pleuré dans les bras de tante Dine: elle compatissait à mes maux sans rien perdre de ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, décidément, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle ne serait jamais une femme de lettres.

Une autre science me vint du Merle blanc. J'appris de lui à subir le charme des mots pour eux-mêmes, indépendamment de ce qu'ils signifient. Après sa déconvenue conjugale, il s'en allait dans une forêt conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte : J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois. Je n'en saisissais pas bien le sens à cause de la coordination des fadaises qui m'échappait, et cependant j'aimais à me bercer de cette phrase que je me répétais à moi-même à l'infini. La réponse du Rossignol, plus chargée encore de mystère, me bouleversait: Je suis amoureux de la Rose, soupirait-il, Sadi, le Persan, en a parlé; je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est, elle y berce un vieux Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouira pour qu'une abeille lui mange le coeur. Je ne me souciais ni du vieux Scarabée ni de Sadi le Persan: le Rossignol épuisé et cette Rose au coeur dévore me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de pressentiment lointain de la douleur amoureuse, où je trouvais de vagues et ineffables mélancolies.

Ces mélancolies étaient fort passagères. Bien plutôt j'empruntai à mes nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un vif agrément. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double parmi les bêtes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette devint une grenouille, celle-là même qui veut se faire aussi grosse que le boeuf; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes disparitions, fut comparé à un rat, et le Pendu, qui semblait toujours gêné dans l'exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres antérieurs sont très courts.

Mon tour d'esprit choquait et même affligeait ma mère. Elle reçut, un jour, en ma présence, une personne hors d'âge qui dirigeait un ouvroir, fondait un orphelinat, bâtissait une école, en un mot dirigeait dans la paroisse plus d'oeuvres qu'il n'y en avait. Elle s'appelait Mlle Tapinois. Elle était longue et sèche, avec un nez pointu, des épaules tombantes et un air gelé. Elle roucoulait à voix basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai à ma mère, sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir à la patte:

—Mlle Tapinois, dis-je triomphalement.

Ma mère protesta contre mon inconvenante comparaison:

—C'est une sainte fille, conclut-elle pour m'émouvoir.

Mais je compris, sans en recevoir l'aveu, qu'elle avait apprécié la ressemblance.

Encouragé par le demi-succès que me valut Mlle Tapinois, je guettai désormais les visites pour leur infliger le même traitement, et la facilité de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier pour l'éléphant, un triste conservateur des hypothèques pour le hibou, un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busqué me rappela le faucon que les révolutions avaient ruiné. Ma collection, en peu de temps, s'enrichit de l'ours, du caméléon et de plusieurs lapins sortis de l'enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait alors de muses départementales dignes d'être cataloguées parmi les merlettes. On m'assure qu'elles foisonnent aujourd'hui.

Grand-père, à qui je fis part de mes observations, m'approuva entièrement:

—Tu sais maintenant, m'assura-t-il, que les animaux et les hommes sont frères. Mais les animaux valent mieux que nous.

Cependant un secret instinct m'avertissait de ne pas consulter mes parents à ce sujet.

II
LE DÉSIR

Les beaux jours étaient revenus. Trois mois nous séparaient encore des vacances. Mon père, d'accord avec le petit collègue craintif qu'il avait à nouveau consulté pour appuyer son propre avis, déclara que je ne retournerais pas au collège avant la rentrée d'octobre:

—Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire une santé.

Je fus peiné de cette décision qui m'atteignait dans mon amour-propre. Mis en congé pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus songer à obtenir des couronnes à la distribution des prix. Or, l'émulation me stimulait, et la première place m'était agréable, de quoi grand-père se moquait:

—Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c'est tout pareil.

Le programme de vie que mon père me traçait était bien simple: des promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la campagne où l'on respire un vent frais que les poitrines humaines n'ont pas contaminé. Ainsi je reprendrais des forces et de l'appétit. Mais qui m'accompagnerait et me conduirait? Qui assumerait ce préceptorat ambulant? Mon père, déjà retardé par ma longue maladie, appartenait son absorbante profession. Ma mère, dont la présence était constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus petits, ne quittait guère la maison que pour l'église. Tante Dine manquait de jambes au dehors, ce qui ne l'empêchait pas de monter et descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine à la tour et de la tour à la cuisine. Restait grand-père. Il se promenait déjà matin et soir pour son propre compte que lui coûterait-il de m'emmener avec lui? Les choses s'arrangeaient à merveille, et cette solution s'imposait. Je compris cependant qu'elle rencontrait de vives résistances; car j'entendis de contrebande que mes parents la discutaient, sur ce ton calme et confiant qu'ils avaient accoutumé de prendre pour régler, d'un commun accord, les questions qui nous concernaient.

—Je ne voudrais pas, disait mon père, qu'il le détournât de la maison.

—Oh! répondait-elle comme si l'on était coupable de s'arrêter à cette pensée, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton père, n'est- ce pas? Sans doute il a ses lubies, et ses idées ne sont pas souvent les nôtres. C'est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser à un étranger.

—Je ne suis pas sans inquiétude, conclut mon père.

Et, un peu plus tard, il reprit:

—Je lui parlerai. C'est indispensable.

Grand-père, quand on lui proposa cette mission dont j'étais l'objet, l'accueillit sans enthousiasme et sans hostilité, avec une indifférence qui me vexa:

—Moi, je veux bien. Que je me promène seul ou avec quelqu'un, ça m'est égal. (Naturellement!) Les enfants, il faut qu'ils vivent dehors. Les études ne servent à rien. C'est comme les remèdes.

Mon père dut avoir avec lui un entretien auquel je n'assistai pas, et ce fut une affaire décidée. Comment se comporterait vis-à-vis de moi ce nouveau compagnon? Il nous traitait, mes frères et soeurs et moi, et jusqu'aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de considération à nos paroles qu'à celles des adultes; mais nous avions l'impression qu'il nous confondait les uns avec les autres et qu'il se passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux.

Pourquoi mon père avait-il avoué à ma mère qu'il n'était pas sans inquiétude? Le matin de notre première sortie, je le revois sur le seuil de la porte. Il m'inspecte, il m'enveloppe tout entier de son regard, puis, d'un geste résolu, il me prend la main et la met dans celle de grand-père avec une certaine solennité, convenable au roi régnant, dont je fis la remarque:

—Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C'est l'avenir de la maison.

Grand-père reçut le précieux dépôt sans embarras et répliqua d'une voix un peu bourrue, qui réduisait immédiatement l'incident à des proportions familières:

—Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas.

Entre les deux je souris. Comment grand-père m'aurait-il pris à mon père?

Les moindres détails de cette promenade me demeurent présents. Rien n'est plus équitable: elle a tant d'importance dans ma vie. Après la pluie, les paysages mouillés ont l'air de se rapprocher, et, par toutes leurs gouttes d'eau, les plantes reflètent la clarté du soleil. Mes yeux, lavés par la maladie, devaient ainsi rayonner.

—Où irons-nous, grand-père?

Je penchais pour la direction de la ville, où nous rencontrerions des attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, étalages, et beaucoup de visages, de bruit, de mouvement.

Nous commençâmes par nous heurter à la grille fermée dont nous avions oublié d'emporter la clé.

—Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette porte?

C'était une des mille précautions de tante Dine, qui, la veille ou l'avant-veille, avait aperçu de loin une roulotte et menait, dès lors, autour de l'immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalisé par cette réflexion. Ne fallait-il pas protéger la maison contre les ennemis? Un royaume a des frontières dont il doit exiger le respect, et n'était-ce pas assez des ténèbres qui, le soir, pénètrent partout sans permission malgré les barrières?

Enfin nous voilà partis, et tout de suite grand-père tourne le dos à la ville:

—Mon petit, je n'aime pas les villes.

Adieu, boutiques et visages! Nous n'avions pas marché dix minutes, qu'il imagine de quitter la grand'route où nous cheminions à l'aise, bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse qui s'en allait à l'aventure parmi les champs.

—Vous vous trompez, grand-père.

—Pas du tout. Mon petit, je déteste les routes.

Ah! mais, il commençait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu'il descendait à la salle à manger avec son bonnet grec et sa robe de chambre. J'avais toujours pensé que les routes étaient faites pour qu'on s'en servit, et il les méprisait. Pourtant on ne pouvait pas s'en passer quand on sortait.

Le sentier à peine tracé que nous suivions nous obligea à nous dédoubler. Je passai devant, en éclaireur. D'un côté, poussait du froment déjà haut, et de l'autre, des avoines légères qui tremblaient sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l'enseignement du fermier, les cultures de la terre. Avoine et blé se rejoignirent bientôt fraternellement devant moi.

—Grand-père, il n'y a plus de chemin.

C'était à prévoir. Notre sentier se perdait. Grand-père, tranquillement, me devança, parut s'orienter, huma le vent, écrasa quelques graminées et parvint à une haie qu'il franchit avec une aisance étonnante pour son âge.

—Mon petit, me déclara-t-il en m'aidant à traverser à mon tour, j'ai horreur des clôtures.

Notre association commençait bien. Point de routes, point de barrières. Nous entrâmes bientôt dans un bois de châtaigniers qui ne ressemblait pas à l'assemblée de quatre ou cinq arbres dont s'enorgueillissait notre enclos. C'était, sur nous, une voûte épaisse que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers colossaux. Je vis grand-père se pencher et cueillir dans la mousse un champignon pareil à une petite ombrelle blanche grande ouverte.

—C'est, me dit-il, une espèce d'amanite. On la croit dangereuse quand elle est comestible (pour me le prouver, il la goûta). Ce n'est pas encore la saison. Je t'apprendrai à connaître tous ces cryptogames. Il y en a très peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun mal. Ce sont les hommes qui la gâtent. Je connais un curé qui vit de bolets Satan et n'en est pas incommodé.

Et il rit tout seul de son curé qui absorbait le diable sans indigestion.

Nous parvînmes enfin dans un espace découvert d'où l'on n'apercevait aucune maison, et pas même des champs cultivés. Toute trace humaine en était absente. Le bois nous séparait de la ville et du lac toujours sillonné par quelques voiles. Nous étions adossés à une colline rocheuse dont la pierre était à demi recouverte de bruyères et de ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, à nos pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des fougères et une herbe épaisse semée de toutes les fleurs du printemps. L'eau donnait à cette végétation une puissance exubérante. Le bruit monotone de la chute ne réussissait pas à rompre la solitude de ce lieu âpre et doux ensemble, et si bien caché. On aurait pu s'y croire à l'extrémité du monde ou à son origine. Je m'y sentais à la fois heureux et abandonné. Certes, j'avais fait bien d'autres expéditions avec mon père. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient la plaine: il nous désignait par leurs noms les montagnes qui servaient à l'horizon de limites, les villages que nous dominions, les ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l'impression d'une terre habitée, et qui était belle et intéressante parce qu'elle était habitée. Et voici que je découvrais l'attrait de la sauvagerie.

—Commuent cela s'appelle-t-il? demandai-je à grand-père, afin de me rassurer.

—Et quoi donc? répondit-il sans comprendre.

—L'endroit où nous sommes.

Ma question l'étonna et me valut un petit rire assez désagréable:

—Cela n'a pas de nom.

—A qui est-ce?

—Mais à personne.

A personne! c'était bien étrange. De même que la maison avait toujours dû nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours été divisée en propriétés.

—A nous, si tu veux, reprit grand-père.

Et son rire, son terrible petit rire commença de ruiner mes idées sur la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je donnais quand je bâtissais des monuments avec mon jeu de constructions. L'édifice montait, je touchais à peine une des colonnes de base, et tout croulait.

—Oh! à nous! protestai-je.

On ne s'emparait pas, comme ça, du bien d'autrui, sous prétexte qu'on ignorait le nom du propriétaire.

Toutes les notions que j'avais reçues s'y opposaient.

—Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la terre. Ce coin te plaît? il est à toi. Il est à toi comme le soleil qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers jours printaniers.

Je n'étais pas convaincu. Des résistances confuses se levaient en moi, frémissantes: je ne parvenais pas à leur donner une expression et je dus me contenter de cette objection piteuse:

—Oui, mais je n'y pourrais rien prendre.

—Tu y prends ton plaisir, c'est le principal.

Et, sûr de sa victoire, il l'acheva en invoquant le témoignage d'une tierce personne.

—Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aimé cette retraite.

Il prononçait: Jean-Jacques, en arrondissant la bouche, onctueusement et dévotement. Il en parlait comme tante Dine des saints les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, qui protège contre les accidents, ou saint Antoine qui aide à découvrir les objets perdus. Intrigué, je le questionnai sans retard:

—Qui ça, Jean-Jacques?

—Un ami: un ami que tu ne connais pas.

Mais si, je connaissais ou je croyais connaître les amis de grand- père. Il recevait peu de visites. C'étaient d'autres vieillards qui paraissaient plus âgés, qui étaient tristes et qui l'ennuyaient très vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-père l'oublia dans sa chambre. A son retour, il le trouva à la même place, endormi. Il se plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les appelait, dont aucun, j'en avais la certitude, ne répondait au nom de Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il pensait y rencontrer des dames.

L'heure nous pressant, nous retraversâmes le bois de châtaigniers, mais pour sortir d'un autre côté, en trouant une seconde haie de jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des maisons.

—Tiens, voilà des propriétés! fit grand-père devant ces cultures.

Et ses lèvres se chargèrent de mépris. Sans me déconcerter, je réclamai une orientation:

—Où est la nôtre?

—Je n'en sais rien. Cherche là-bas, sur la gauche. Tu la verras bien en rentrant. Moi, quand je me promène, c'est au hasard. On se retrouve toujours.

Quand nous rejoignîmes le grand chemin, je me serrai contre mon nouveau précepteur, à cause d'un spectacle bizarre et inquiétant que j'apercevais:

—Grand-père, regardez la route.

Au delà d'un talus, elle semblait venir à nous, d'un mouvement lent et uniforme. Tout à l'heure, elle serait là. Grand-père mit ses mains en abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l'explication du phénomène:

—Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour gagner les liants pâturages. On les conduit ainsi par petites étapes. Rangeons-nous sur le bord, à l'abri de ce tas de cailloux, et nous les verrons défiler.

Ainsi averti, je séparai bientôt du chemin presque blanc le troupeau d'un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et grouillante, continuée au-dessus de tous ces dos balancés régulièrement par un mince nuage de poussière qui, de chaque côté, débordait sur les champs. Instantanément je revis l'image de ma Bible qui représentait Abraham s'en allant dans la terre de Chanaan.

Au-devant marchait un berger enveloppé dans une grande cape qui avait dû supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle était de la couleur verdâtre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux hivers ont pesé. Malgré le soleil, il ne semblait pas gêné d'une si ample couverture. Sans doute notre soleil n'était pas celui qu'il avait quitté. Son chapeau rabattu noircissait d'ombre tout le haut du visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui était grise. C'était déjà un vieil homme. Il avançait lentement avec un léger dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un mendiant sans une involontaire majesté qui le recouvrait comme son manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l'autre. Et le rythme de cette allure égale devait se transmettre jusqu'au bout de la colonne. Il donnait l'impression que toute la campagne le suivait, obéissait en cadence à la loi qu'il fixait, et les boeufs qui tracent les sillons, et les faucheurs qui dévêtent les prairies, et le matin et le soir dociles au retour, et même, la nuit, les étoiles qui parcourent sans hâte une partie du ciel et que j'avais cru voir remuer dans la lunette de grand-père.

Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas mon salut et ne daigna pas se détourner de sa tâche absorbante. Grand- père commença une phrase:

—Dites-moi, berger…

Et il jugea inutile de l'achever à cause de tant de gravité qu'il avait reconnue.

Derrière l'homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en triangle, trois bourriques pelées et efflanquées, chargées d'objets qu'on ne voyait pas, car une bâche les cachait. Elles baissaient la tête vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter.

Ensuite, c'était le gros de l'armée, le peuple des moutons pressés les uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les compter: la plupart du temps, les rangs étaient incertains et soumis à des flux et à des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle appartenait à une bête unique, interminable et rampante, secouée de frissons continuels.

Je ne distinguai rien tout d'abord dans ce tas qu'un même mouvement agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient les oreilles. Peu à peu, je m'habituai, et du groupe compact et monotone quelques personnalités surgirent. Il y avait des béliers, généralement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulées et des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer à cheval. Il y avait des brebis d'une robe plus soignée que le commun, blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi de vagabondes, capricieuses comme des chèvres, qui auraient aimé à sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui opéraient sur les flancs, chiens gris à longs poils, avec des yeux luisants au fond d'une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L'une d'elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitée aussitôt par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa court à cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea à regagner leur place.

Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et j'estimai leur nombre à plusieurs milliers. Peut-être, en réalité, en passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs se desserrèrent. Sept ou huit moutons débandés clôturèrent le défilé. Et ce fut enfin l'arrière-garde, composée de quatre bourricots bâtés et d'un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand celui-ci fut à notre hauteur, grand-père, enhardi, posa la question que l'autre n'avait pas écoutée:

—Eh! berger, comme ça, où allez-vous?

C'était un homme jeune, souple, maigre et musclé, le couvre-chef en arrière, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine lumière sa figure bronzée. Pour se distraire, il sifflait et, en sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-être le pli des lèvres lui donnait-il l'air de sourire.

A la question de grand-père, il éclata de rire franchement; et dans sa bouche les dents brillèrent, des dents comme j'en avais vu à des loups ou à des fauves dans une ménagerie où l'on m'avait mené. Et, avec simplicité, il répondit:

—A la montagne.

Quelle étrange résonance ont en nous certaines syllabes! Il aurait désigné par son nom la montagne où son troupeau allait paître, que ce renseignement ne m'aurait pas frappé. Tandis que son imprécision inattendue me communiqua, par quel sortilège, la nostalgie de l'altitude. Ce fut un choc inexpliqué et fulgurant. Du lieu désert et sauvage dont je revenais avec grand-père je n'avais pas compris le charme. Non seulement j'y fus initié instantanément, j'en élargis encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne connaissais pas. Plus tard, des poèmes, des symphonies m'ont rendu cette sensation imaginaire, mais en l'atténuant. Dans chaque découverte qu'il fait, le coeur donne, comme un vierge, sa nouveauté.

Avant le passage des moutons, je m'étais orienté tant bien que mal. La maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du lac, je l'avais fièrement dévisagée, malgré les arbres qui l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un royaume, voici que je commençais de la trouver petite et mesquine, parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots:

—A la montagne.

Je devais, quelques années plus tard, approcher et escalader nos montagnes, celles qu'assiègent les pins et les mélèzes et celles dont les glaces sont l'unique végétation, celles que l'herbe tapisse et qui sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la blancheur perfide ne sort de son immobilité qu'aux embrasements du soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut- être aussi, le mépris, bien qu'un des plus durs préceptes chrétiens nous oblige à ne mépriser personne. Là, j'ai rencontré et goûté tour à tour la guerre et la paix, la lutte et la sérénité, l'enivrement de la solitude et la gloire de la conquête dans l'aveuglante splendeur des neiges. Elles ne m'ont rien donné qui ne fût contenu en germe dans la réponse du pâtre…

A l'arrivée, quand nous ouvrîmes le portail, Tem Bossette et ses deux acolytes piochaient, le nez penché vers la terre. L'un d'eux nous ayant signalés, ils se reposèrent d'un commun accord. Notre complicité leur était acquise.

Tante Dine me félicita de mes joues rouges, ma mère remercia grand- père de ses attentions. Mon père me demanda:

—Es-tu content?

Et sur mon affirmation, il se réjouit. Personne ne soupçonnait, et moi-même pas davantage, que ce petit garçon, jusqu'alors comblé et qui n'imaginait rien au delà de la maison, rapportait de sa promenade le désir.

III
LA DÉCOUVERTE DE LA TERRE

Cette période de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il semble plus tard que le soleil se soit un peu usé. Je me promenais matin et soir avec grand-père, j'affermissais mes rapports avec la nature et j'inaugurais un costume neuf. C'était le premier; jusqu'alors, je portais ceux de mes frères aînés, qu'on rafistolait pour moi. Une couturière ajustait et raccommodait sur place les vêtements que l'on me destinait. Elle était laide à souhait et recommandée par Mlle Tapinois qui pensait l'avoir formée à son ouvroir. Pendant ma maladie, j'avais grandi excessivement. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand je fus informé qu'un tailleur, un vrai tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles d'Etienne ou de Bernard! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. Voulut-il, comme Dieu lorsqu'il créa l'homme, me faire à son image et à sa ressemblance? Il me composa un complet vert olive qui accentuait ma maigreur et pour lequel il n'avait rien négligé. Le veston, rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu'aux genoux, l'étoffe défiait le temps par sa solidité. J'en avais, de toute évidence, pour m'habiller jusqu'au baccalauréat. J'eus l'impression qu'on m'avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait été réunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me contraignait à me tourner et à me retourner comme un cheval sur le marché, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que mon veston.

—Ça ira, déclara mon père.

Ça irait? Oui, dans deux ou trois ans, quand j'aurais beaucoup grandi encore. Ma mère n'osait pas trop donner son approbation. Mes frères se contenaient, mais je devinais qu'ils étouffaient une envie de rire, ce dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se gâtait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de la tour quand on lui avait signalé le débarquement de M. Plumeau. On l'entendit dans l'escalier avant de la voir. L'espoir, déjà, revint. Et ce fut l'entrée de troupes fraîches sur le champ de bataille. Elle décida du sort de la journée.

A peine m'eut-elle découvert dans le vêtement où je me perdais, qu'elle s'écria:

—C'est admirable, François. Je ne vous le tairai pas plus longtemps: je n'ai jamais vu personne aussi bien habillé.

Chacun respira et je fus réconforté. Je le fus même tant et si bien que, ne voulant plus me séparer du fameux costume, je le revêtis pour ma prochaine promenade. Grand-père n'y prêta aucune attention. Mais je fus rejoint à la grille par tante Dine, essoufflée:

—Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de cérémonie!

Pour un peu, elle m'eût déshabillé dans la rue de ses propres mains. Je dus rentrer sous sa garde pour échanger ma livrée contre une défroque moins reluisante, et cette promenade-là fut gâtée. Mais les suivantes me dédommagèrent. Ce fut la forêt et ce fut le lac.

Cette forêt faisait partie, avec des vignes et des fermes, d'un domaine historique, dont le château, à demi croulant, avait subi des sièges, reçu de grands personnages de guerre ou d'Eglise, et n'était plus habitable. Le tout appartenait à un colonel de cavalerie en retraite, fils d'un baron de l'Empire, qui n'avait pas de quoi l'entretenir décemment et le laissait péricliter: il vivait seul et montait du matin au soir l'un ou l'autre de ses vieux chevaux sans sortir de ses propriétés. Nous y pénétrâmes, grand-père et moi, bien qu'elles fussent closes de murs, par des brèches que nous avions repérées.

Il m'entraînait sous les arbres, m'apprenait à ne pas confondre leurs essences, et m'invitait à m'asseoir à leur ombre, mais sur la mousse et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, et dont les planches, travaillées par l'humidité, étaient pourries. L'herbe poussait dans les allées. Pareilles à des voûtes sous les branches, ces allées conduisaient le regard à des portes de lumière qui, d'un côté, paraissaient bleues à cause de l'eau qui s'y encadrait. On était au mois de juin. Mille nuances de vert s'enchevêtraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du gui parasite jusqu'au vert presque noir du lierre qui grimpait aux chênes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison précédente.

J'éprouvais une vague peur à nous sentir seuls tous les deux parmi une assemblée si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de rendre plus réelle notre présence.

—Tais-toi, me dit grand-père, tais-toi et écoute.

Ecouter quoi? Et voici que peu à peu je perçus une multitude de rumeurs. Nous n'étions plus seuls, comme je l'avais cru: d'innombrables êtres vivants nous environnaient.

A de grandes distances, deux pinsons se répondaient régulièrement. Le plus éloigné reprenait en sourdine le couplet que l'autre lançait à plein gosier. D'arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le vis, et mon oeil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient être ces coups sourds et répétés? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De longues bandes de clarté se glissaient çà et là, à travers les intervalles des branches, jusqu'au sol: dans leur rayonnement où le découpage des feuilles s'accusait, des toiles d'araignées se balançaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guêpes bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l'herbe. C'était le travail secret de la terre sous l'action de la chaleur. Je découvrais une vie que je n'avais pas soupçonnée.

—Grand-père, quel est ce cri? demandai-je à voix basse.

—Ce doit être un lièvre. Cachons-nous et peut-être, si tu es sage, ne tarderons-nous pas à le voir.

Sur ce dialogue, nous nous coulâmes tous les deux derrière un buisson. Je ne connaissais les lièvres que pour en avoir mangé en de rares et fastueuses occasions, bien que tante Dine déplorât qu'on donnât du civet aux enfants, à cause des serviettes et des joues maculées. De nouveau le cri retentit, et cette fois plus près de nous.

—Il appelle sa hase, m'expliqua grand-père.

—Sa hase?

—Oui, sa femme. Tais-toi.

C'était un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De très loin nous parvint un appel semblable, à peine distinct. D'un bout à l'autre du bois, le duo s'engageait. Et je pressentais que les bêtes, comme les hommes, désirent de se voir et de se parler. Tout à coup, là, devant moi, traversant l'allée, je vis deux longues oreilles et une petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur la lisière le lièvre s'arrêta, attendit la voix lointaine qui le guidait, poussa de nouveau sa plainte déchirante et se perdit dans les taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j'avais eu le temps de le bien examiner.

Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous flairer, car il s'enfuit la queue dans les jambes, à toute allure. Instruit par les fables de La Fontaine et par les Scènes de la vie des animaux, je prévins grand-père que c'était une ruse et qu'il serait prudent de déguerpir.

—Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif.

De quoi je fus un peu scandalisé. Mais nos promenades ne jouissaient pas toujours d'un tel calme. De notre coin préféré, il nous arriva d'entendre, comme une pluie d'orage, le galop d'un cheval, et nous venions à peine de nous dissimuler savamment derrière le tronc d'un fayard, que le colonel débucha sur sa monture. Il avait le nez court, une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit l'effet d'un terrible homme. Grand-père s'empressa de me rassurer:

—C'est une vieille bête, me dit-il, et son carcan ne sait plus trotter.

L'un et l'autre, je l'ai su depuis, s'étaient battus à Reichsoffen.

Mais, dans une circonstance plus grave, grand-père donna le signal de la déroute. Je le vis tendre l'oreille à la manière du lièvre, puis se lever en hâte de l'herbe où nous étions assis:

—Des chiens, murmura-t-il effrayé. Allons-nous-en.

Nous gagnâmes le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes vieillies et mes jambes trop neuves. Déjà les chiens se ruaient sur nous, aboyant et menaçant, lorsque grand-père, qui m'avait poussé devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l'avait exaspéré, et notre sécurité ne l'apaisa nullement:

—Voilà bien les propriétaires! déblatérait-il. Ils nous feraient dévorer par leurs molosses.

Et tant de férocité lui fournissant une occasion d'enseigner, il se tourna vers moi.

—Vois-tu, mon petit les hommes deviennent méchants dans les villes. Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne faut-il pas qu'à leur tour ils pervertissent les animaux!

A la vérité, j'aurais pu soulever deux objections l'isolement du domaine et la malfaisance naturelle des bêtes. Il ne me prêta que la seconde et l'écrasa sans désemparer:

—Tu as vu le pinson et le lièvre, et même le renard. A l'état de nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisées, les bêtes sont toutes dangereuses, tôt ou tard, et perfides, féroces et fausses. Eh bien! pour les hommes, c'est tout pareil. Libres, ils sont bons et généreux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils deviennent effroyables.

Jamais encore il n'avait prononcé un si long discours, ni si mystérieux pour moi. L'émotion de la poursuite le portait sans doute à oublier pour la première fois, de façon directe, la promesse que mon père avait exigée. Je m'étonnai de son éloquence à quoi rien ne m'avait préparé, et j'en tirai aussitôt des conclusions pratiques. On m'avait élevé à croire au bienfait de l'autorité: celle des parents, celle des professeurs du collège. Et voilà que, pour être bon, il ne fallait obéir à personne.

Chargement de la publicité...