La maison
Mon père distribua leurs noms à tous les lieux habités, puis aux sommets et aux vallées. Il n'y avait aucun rapport entre son procédé et celui de grand-père. Où nous cherchions, grand-père et moi, la trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, défrichée et écrasée par tous les travaux agricoles, et néanmoins survivante çà et là dans sa pureté primitive, il montrait, au contraire, la constante intervention de l'homme et le travail superposé des générations. Au lieu de la terre libre, c'était la terre disciplinée, contrainte à servir, à obéir, à produire. Et cette terre avait été arrosée de sang dans le passé, traversée par des troupe armées, protégée par la force contre l'étranger, comme il convient à une marche de France, bénie enfin par des prières. Un saint même, un saint populaire qui avait introduit le miracle dans la vie courante, notre saint François de Sales, s'y était agenouillé pour l'offrir à Dieu. Elle nourrissait les vivants. En elle reposaient les morts.
Terre féconde, terre glorieuse, terre sacrée, il célébra sa triple noblesse avec tant de clarté que, malgré moi, je le suivais.
—Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison?
Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude d'orienter mon regard de son côté. Il était pourtant facile de la découvrir, au bord de la ville, isolée, avec, en arrière, le beau domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne.
La parole de mon père, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait tournoyé sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me détailla la maison comme les traits d'un visage.
On ne l'avait pas bâtie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois que du rez-de-chaussée.
—Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminée, à la cuisine, 1610.
Et je pensai: «ou 1670», prêt à répéter comme grand-père, dont la réflexion me revint à la mémoire: «ça n'a aucune importance.» Mais je n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siècle plus tard, nos ancêtres enrichis surélevaient d'un étage, construisaient la tour. Limitée par la ville, la propriété s'étendait vers la plaine que des bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux champs et aux prairies. C'était une lutte continuelle contre les difficultés, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouvelés. Mon père croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine? Pour un peu, j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque génération à la tâche commune avait apporté son effort, et l'une ou l'autre, celle du garde-française, celle du grenadier, sa contribution d'honneur. La chaîne n'avait pas été interrompue. Cependant j'éprouvai l'envie d'objecter:
—Et grand-père?
Que m'aurait-il répondu? Mais voici qu'il y répondait de lui-même, sans amertume. Quelquefois cette chaîne s'était tendue à se rompre, et la maison avait traversé de mauvais jours. Il la représentait fendant las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un pilote sûr. Sa voix qui jadis se plaisait à nous raconter les exploits des héros composait peu à peu, avec une exaltation croissante, une sorte d'hymne à la maison. C'était le poème de la terre, de la race, de la famille, c'était l'histoire de notre royaume et de notre dynastie.
A mesure que les années se sont enfuies, loin d'en être affaibli, le souvenir de cette journée prend mieux tout son sens à mes yeux. Mon père avait mesuré le chemin que j'avais parcouru pour m'éloigner de lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en appeler à son autorité, il tenait de frapper mon imagination et mon coeur, de les reconquérir sur leurs chimères, de leur proposer un but capable de les émouvoir. Seulement, de toutes parts pressé par la vie quotidienne, il lui fallait se hâter, il ne disposait que d'un jour entamé déjà, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les subjuguer.
Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'émotion qui me livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut être beau comme un chant d'Homère. J'en eus pourtant l'intuition immédiate. Je ne sais si jamais paroles plus éloquents furent prononcées que celles qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commençait lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent pas aimé et connaît que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un père l'affection descend, elle exige que la nôtre monte vers elle. La sienne, par un privilège unique dont sa fierté n'était pas atteinte, montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait.
Oui, réellement, je crois que mon père m'implorait et je demeurais impassible en apparence, tandis que j'aurais dû l'arrêter avec un cri où tout mon être se fût jeté. Je n'étais pas impassible cependant. Il y avait dans le son de sa voix trop de pathétique pour que ma sensibilité, éveillée de bonne heure, n'en fût pas toute secouée. Mais, par une contradiction singulière, ce que cette voix remuait en moi, c'était précisément le désir, tous les désirs qu'elle voulait chasser. Elle chantait les pierres de la maison bâtie pour triompher du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais très distinctement un autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, l'immensité des espaces inconnus, la parole du pâtre qui s'en allait à la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruisselé sur mon visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et l'ombre aussi, l'ombre désespérante du châtaignier sous lequel elle avait passé.
Un instant, mon père se crut vainqueur. Ses yeux perçants qui me fouillaient venaient de découvrir mon trouble. Par un besoin de franchise, je me détournai en silence, et il comprit que j'étais loin de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai à mon tour, surpris de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, l'ombre désespérante qui, du creux des vallées, gravit lentement les sommets quand c'est l'approche de la nuit.
… Père, aujourd'hui j'interprète votre tristesse. Seul, j'ai refait le pèlerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez à vos deux fils aînés qui, brûlés de sacrifice, s'en iraient au loin, pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez à votre chère Mélanie qui, attirée par le dur calme du cloître, attendait l'heure de sa majorité. Les branches maîtresses de l'arbre de vie que vous aviez planté se détachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour continuer votre oeuvre, et je vous échappais. A vous seul, vous aviez soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de travail et de souci, vous écartait des vôtres. C'est le malheur des nécessités matérielles: elles ne laissent pas assez de temps pour la direction des âmes. Mais le temps, vous pensiez le soumettre à force de virile tendresse pour moi, et d'éloquence. En une promenade, en une leçon, vous aviez espéré regagner le terrain perdu, sans toucher au respect de votre père. C'est un coeur obscur que le coeur d'un enfant de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tôt venu. Je sentais l'importance de votre enseignement et cependant je méditais de m'y soustraire. Moins le terme de liberté était clair pour moi, plus il me fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'était la sienne…
L'échec de mon père se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne pouvoir me reconquérir, il me saisit tout à coup par les deux bras comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession.
—Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir.
—Père, vous me faites mal, fut toute ma réponse.
Je mentais, car son étreinte ne m'avait causé que de la surprise. Il essaya d'en plaisanter:
—Oh! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal.
—Si, c'est vrai, insistai-je méchamment.
Alors, avec bonté, il s'en excusa presque:
—Je ne l'ai pas voulu.
Ah! je pouvais être fier de moi! Cette force que je redoutais, elle m'avait supplié au lieu de me briser: elle ne m'avait pas vaincu.
Sans doute pour écarter de mon esprit toute fâcheuse interprétation de son geste, il me posa la main sur la tête, et bien qu'il n'appuyât pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques années auparavant, grand-père m'avait investi, par la même imposition, de la propriété de toute la nature.
—Rentrons, ordonna mon père. Rentrons à la maison.
Il disait: la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression était trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa.
Sur le chemin du retour, nous entendîmes les détonations des boîtes qu'on tirait en l'honneur des élections.
—Déjà! fit-il. La liste Martinod est élue.
La déconvenue de sa vie publique s'ajoutait à sa déception paternelle.
Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant.
Le clocher d'un village voisin sonna l'Angélus. Un autre, puis un autre lui répondirent. Ils se transmettaient la sérénité du soir et de la prière qui, par eux, se répandait sur toute la campagne.
Pour les écouter mieux, mon père s'arrêta, et il sourit. Par ce rappel apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit confiance.
—Marchons vite, me dit-il: ta mère pourrait s'inquiéter de notre retard.
Moi, je songeais:
«Un jour je partirai. Un jour je serai mon maître, comme grand-père. »
VII
LE PREMIER DÉPART
Peu de jours après cette promenade manquée, et peut-être même le lendemain, je voulus entrer dans la chambre de ma mère pour y chercher un livre de classe oublié, et je tournais déjà le loquet de la porte, lorsque j'entendis deux voix. L'une, celle de ma mère, était familière à mon oreille: mais son accent était presque nouveau pour moi, à cause de la fermeté qui se mêlait à sa douceur habituelle; petits, elle nous parlait quelquefois ainsi quand elle exigeait de nous un peu plus d'attention et de travail pour terminer nos devoirs ou apprendre nos leçons. Quant à l'autre, elle devait appartenir à un étranger, et même à un quémandeur, car elle me parvenait assourdie, voilée, douloureuse. Quel était ce visiteur, que ma mère recevait chez elle, et non au salon? Je n'osais pas ouvrir, ni lâcher la poignée que je tenais et qui, en retombant, eût révélé ma présence, et je restai là, immobilisé par ma timidité et ma curiosité ensemble, écoutant le dialogue qui s'échangeait.
—Je t'assure que tu te trompes, disait ma mère. Cet enfant traverse une crise: il n'est pas différent de ses frères et soeurs, il n'est pas éloigné de nous.
—Le fossé est plus profond que tu ne crois, Valentine, répliquait l'autre voix. Je sens que je le perds. Si tu l'avais vu au Malpas, comme il se rebiffait, comme il résistait à mes exhortations, presque à mes objurgations!
—C'est un enfant.
—Un enfant trop avancé. Je ne démêle pas encore ce qui le sépare de nous: je le saurai. Ah! tu as beau tâcher de me tranquilliser, ma pauvre amie: mon père a pu achever sa guérison, il y a trois ans, en le menant au grand air, il ne nous l'a pas rendu tel que nous le lui avions confié, il lui a changé le coeur, et c'est dans l'enfance que le coeur se fait. Cet enfant n'est plus à nous.
Cet enfant n'est plus à nous: je tirai d'une telle déclaration une sorte de vanité. Je n'étais à personne, j'étais libre. La liberté, que grand-père n'avait pu conquérir, même dans le sang des journées de Juin, du premier coup m'appartenait.
J'avais reconnu la voix de mon père, et c'est de moi qu'il était question. Mais pourquoi mes parents intervertissaient-ils leurs attitudes à ce point que j'avais hésité à les reconnaître? Je les considérais comme immuables. Ma mère, pour un rien, se tourmentait. Quand le vent soufflait ou que grondait le tonnerre, même au loin, elle ne manquait pas d'allumer la chandelle bénite. Son ombre, derrière la fenêtre de sa chambre, annonçait qu'elle guettait le retour des absents. Elle ne goûtait un peu de paix que lorsque nous étions tous rassemblés autour d'elle, ou bien encore dans la prière, car elle vivait très près de Dieu. Il arrivait parfois que mon père la plaisantait sur ses perpétuelles inquiétudes. Pendant ma maladie, et plus anciennement, pendant que la maison fut mise en vente, c'était lui, toujours lui qui relevait son courage de femme, qui lui garantissait l'avenir, qui lui rappelait la constante protection de la Providence. Je ne les imaginais pas autrement, et voici que les rôles étaient renversés: ma mère remontait mon père découragé.
Je me serais dégoûté moi-même si j'avais écouté aux portes. Poussé par mon amour-propre mêlé à mon sentiment de l'honneur, je n'eusse pas hésité à pénétrer dans la pièce, sans les paroles suivantes qui furent prononcées par mon père et qui me clouèrent sur place, le loquet en main, sans qu'il me fût possible d'avancer ni de reculer, tant j'étais saisi et captivé:
—Il se passe entre moi et lui ce qui s'est passé jadis entre mon père et moi. Le même drame de famille.
—Oh! que dis-tu, Michel?
—Oui, mon père avait raison de le rappeler le jour où j'ai trouvé François chez lui, où François s'est déclaré pour lui, contre moi, le malheureux! Quand j'étais petit, j'ai subi, moi aussi, l'influence de mon grand-père. Seulement, elle s'est exercée dans un autre sens. Il avait été président de Chambre à la Cour. Rentré chez lui, à l'âge de la retraite, il se plaisait à cultiver le jardin. C'est lui qui a planté la roseraie. Il m'apprit l'importance, la beauté, oui, la beauté de l'ordre qu'on impose à la nature et à soi-même. Je lui dois peut-être d'avoir su diriger, dominer ma vie. Et mon père, qui ne s'intéressait qu'à sa musique et à ses utopies, se moquait de nous: « Il fera de cet enfant un géomètre», assurait-il. Lui, il a fait de mon fils un révolté.
Et avec amertume, il ajouta:
—Un père ne doit, dans sa maison, abandonner son autorité à personne. Pour soustraire François à cette influence qui l'emporte sur la mienne, je n'hésiterais pas à le mettre plutôt en pension. Ce ne serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour nos aînés. Et les études de notre collège deviennent d'ailleurs insuffisantes.
—C'est une charge de plus, objecta ma mère.
—La fortune est peu de chose auprès de l'éducation.
Ainsi j'appris comment on songeait sans moi à disposer de mon avenir. La pension, la prison, me punirait de mon indépendance. Je fus tout d'abord atterré, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. Ne serait-ce pas reconnaître l'attrait de la maison? Puisqu'on envisageait l'hypothèse de mon départ, je préviendrais ce complot et demanderais moi-même à partir. Oui, ce serait la punition que j'infligerais à mes parents. A mes parents seulement?
Je ne pouvais demeurer là au risque d'être surpris, et quelle honte alors! J'achevai donc de tourner la poignée, et j'entrai. J'entrai comme un personnage important, me raidissant contre l'émotion qui m'étreignait.
—Je viens chercher un livre, déclarai-je pour justifier ma présence.
Mon père et ma mère, assis en face l'un de l'autre, me regardèrent, puis échangèrent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une main diligente avait rangée, en hâte je m'en emparai et voulus m'en aller.
—François! appela ma mère.
Je m'approchai d'elle avec le visage renfermé que je m'étais composé pour résister aux larmes.
—Ecoute, mon petit, me dit-elle, —et dès qu'on me traitait de petit, je me redressais, —il faut toujours obéir à ton père.
—Mais je l'écoute bien.
Obéir! ce mot m'était odieux. Mon père me fixait de ses yeux perçants qui me gênaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut hésiter, et sans doute il hésita entre le désir d'une explication et le sentiment de son inutilité. De sa voix redevenue naturelle, et partant autoritaire, il se contenta de me témoigner sa confiance:
—Nous parlions de toit précisément, ajouta-t-il.
—Oui, de toi, répéta ma mère un peux anxieusement.
Et je subis une sorte d'interrogatoire:
—Que feras-tu plus tard? me demanda mon père; y songes-tu quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les gamins de ton âge. Tu as déjà des goûts, des préférences. As-tu, comme tes frères, choisi ta vocation?
Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent à la maison, et chacun devait remplir fidèlement la sienne. Pendant ma maladie, et au début de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-père, j'avais souvent pensé et même proclamé que, plus tard, moi aussi, je serais médecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais causé à la cuisine avec les paysans qui réclamaient le docteur, la bouche tordue d'angoisse, et rencontré dans l'escalier le défilé des malades qui s'en venaient à la consultation avec des mines basses et s'en retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cessé d'en parler, on admettait chez nous que je continuerais mon père.
—Je ne sais pas, répondis-je en me dérobant.
—Ah! reprit-il, étonné et déçu. Je croyais que tu voulais être médecin.
—Oh! non, déclarai-je, subitement décidé par mon désir de contradiction.
Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressée:
—En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-être? on défend de belles causes. Ou architecte? on bâtit des maisons, on restaure celles qui tombent, on construit des écoles, des églises. Nous n'avons pas ici de bons architectes. C'est une place à prendre.
Tout à tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idée perfide de me séparer définitivement de la maison, d'achever la conquête de ma liberté. Je cherchai un état qui m'obligeât à m'éloigner. Il n'y avait dans le pays ni mines ni établissements de métallurgie.
—Je serai ingénieur, affirmai-je.
Je venais de le découvrir et je savais assez vaguement en quoi cela consistait. Pour Etienne, on avait agité la question en famille.
—Vraiment? dit mon père sans insister. Nous en reparlerons.
—Seulement, ajoutai-je la tête basse sans regarder personne, un peu étonné de vois comme les choses s'enchaînaient, seulement il faudrait une autre préparation que celle du collège.
—Ton collège ne te suffit pas?
—Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mépris. Mais pour les études, ça n'est guère brillant.
Mon père fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa surprise qui me fut agréable comme une victoire. Et peut-être aurais- je pu découvrir sur ses traits une autre expression que celle de la surprise. Je lui fournissais l'occasion de se débarrasser de moi selon le désir que je lui prêtais; pourquoi ne se hâtait-il pas d'en profiter? Il se tourna vers ma mère qui me parut chagrinée:
—Cela demande réflexion, conclut-il.
Comment peut-on, si tôt, éprouver une sorte de plaisir à tourmenter ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui représente le retour de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inépuisables ressources de l'amour paternel? Mon père me paraissait si fort que je ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours les mêmes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur santé et leur énergie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, de leur donner une petite compensation.
La plainte de mon père, je l'avais pourtant discernée à travers la porte, et le son altéré de sa voix m'en avait livré la profondeur. Je me demande même si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait pas à mes yeux accoutumés à le considérer comme un invincible chef, n'altérait pas en moi l'image que, dès mes premiers regards intelligents, il y avait déposée.
Les grandes vacances qui suivirent n'apportèrent pas, cette année-là, leur habituelle diversion de gaieté. Le départ de Mélanie pour le couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le séminaire, étaient devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon père conduirait sa fille à Paris en même temps qu'il me placerait au collège où mes deux frères aînés avaient terminé leurs études, car j'avais obtenu gain de cause, et ma mère accompagnerait son fils à Lyon. Ces nouvelles répandaient sur nos réunions et nos jeux une teinte de tristesse que les intéressés tâchaient vainement à éclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, traînait maintenant les pieds dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait très fort avec une certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et marmonnait: que votre volonté soit faite, d'un ton qui ne pouvait passer pour celui de la soumission. Grand-père s'enfermait dans sa tour, jouait du violon en tremblant légèrement, ce qui ajoutait des notes, sortait à la tombée du soir sans prévenir personne, et semblait vivre dans l'ignorance et dans l'indifférence de tous les événements de famille. Quand il me rencontrait, il se contentait de cette exclamation qu'il accompagnait de son petit rire:
—Ah! te voilà, toi!
Tandis qu'il n'arrêtait aucun de mes frères ou soeurs au passage. Mais ce rire ne sonnait pas franc: mon oreille percevait que notre séparation lui pesait. Je me serais volontiers précipité vers lui s'il n'avait eu l'air de se moquer de tous les chagrins du monde. L'ombre de mon père était toujours entre nous. Aucune consigne ne m'enjoignait de l'éviter; notre séparation s'accomplissait tacitement. Nous n'osions pas afficher notre complicité. Un jour cependant il ajouta:
—Alors, tu vas à Paris?
—Oui, grand-père, à la rentrée.
—Tu as de la chance. A Paris, on se sent plus libre qu'ailleurs. Tu verras.
Se moquait-il encore? Paris, c'était, pour moi, l'internat, la prison. Et d'ailleurs, ne m'avait-il pas souvent répété que les grandes villes sont empoisonnées et qu'il n'y a de bonheur qu'aux champs? Il se souciait bien peu de logique.
Mon prochain départ, ce départ que j'avais réclamé par orgueil et qui m'inspirait une répulsion contre laquelle je me raidissais, faisait peu d'effet à la maison, —ce qui m'irritait dans mon amour-propre, - - et se perdait dans ceux de mes frères et de Mélanie, comme un petit bateau dans le sillage des grands navires. Bernard, sorti de Saint-Cyr avec un numéro de choix qui lui donnait l'infanterie de marine, s'en irait à Toulon, où il s'embarquait un peu plus tard pour le Tonkin. Or, sa première parole, à son retour, avait été celle-ci que je lui avais entendu dire à tante Dine, accourue en soufflant pour lui ouvrir la porte:
—On ne peut savoir le plaisir que j'éprouve à tirer le cordon de cette sonnette.
Alors, pourquoi demandait-il la Chine? Et de même Etienne et Mélanie échangeaient d'étranges confidences.
—Pourras-tu partir? demandait Etienne à sa soeur. On est si bien ici.
Moi, il y a des jours où je ne sais plus.
Et Mélanie, les yeux illuminés, répliquait:
—Il le faut bien, puisque Dieu m'appelle.
Et presque gaiement elle achevait:
—Mais j'emporterai des mouchoirs, au moins une douzaine, parce que je sens bien que je verserai toutes les larmes de mon corps.
Pourquoi, mais pourquoi donc cette rage de s'en aller quand on se déclare si heureux à la maison? Et moi-même, pourquoi tant souffrir à l'avance de la quitter puisque je m'y découvrais incompris et délaissé et puisque j'avais résolu de partir?…
Un soir de la fin d'août, notre ami, l'abbé Heurtevent, vint nous voir avec une face de carême, si longue et si calamiteuse que nos attendîmes tous l'annonce d'une catastrophe. Ma mère en hâte nous compta:
—Monsieur l'abbé, que se passe-t-il, pour l'amour de Dieu?
—Ah! madame, Monseigneur est mort.
Je fus seul à croire, avec grand-père, au décès de son supérieur hiérarchique. Les autres ne s'y trompèrent pas et déplorèrent la perte du comte de Chambord que l'on savait malade de l'estomac depuis plusieurs jours, ou plutôt, au dire de notre abbé, empoisonné par des fraises. Tante Dine surtout manifesta un désespoir tumultueux, dont mes soeurs entreprirent de la consoler, et mon père prononça cette courte oraison funèbre qui me parut manquer de coeur:
—C'est un malheur pour la France, qu'il eût sagement gouvernée. Mgr le comte de Paris lui succède: les deux princes se sont réconciliés et c'est l'achèvement de cette noble vie. Mais qu'avez-vous, l'abbé?
Plus encore que tante Dine, l'abbé paraissait inconsolable. Grand- père, qui de moins en moins manifestait ses opinions politiques depuis l'affaire des listes électorales, ne put retenir sa langue en cette occasion:
—Vous ne voyez donc pas que ses prophéties l'étouffent. Il songe à l'abbaye d'Orval et à la soeur Rose-Colombe. Pas moyen de hisser son jeune prince sur le trône! Le voilà qui meurt pour avoir mangé trop de fruits. Et le nouveau prétendant n'est guère plus frais que l'ancien.
—Père, je vous en supplie! protesta mon père.
L'abbé effondré et gisant au fond d'un fauteuil redressa tout à coup les lignes brisées de son corps qui s'allongea démesurément, au point que l'on put croire qu'il grimpait sur un meuble pour vaticiner, et d'une voix tonnante il affirma sa foi:
—Le roi est mort. Vive le roi! Et les lis refleuriront.
—Ils refleuriront, répéta tante Dine convaincue.
Paralysé dans sa vie publique, mon père reportait visiblement sur nos avenirs ses ambitions: il s'achevait en nos. Seul je m'excluais de sa sollicitude, mis en défiance depuis les insinuations de Martinod. Sans peine, je continuais d'accumuler des griefs. Ainsi je me refusais à tenir mon départ, ce départ qui était mon oeuvre, pour moins important que celui de Bernard pour les colonies, d'Etienne pour le séminaire, ou de Mélanie pour le couvent de la rue du Bac où les Filles de la Charité passent le temps de leur noviciat. Celui de Mélanie surtout me faisait du tort parce qu'il coïncidait avec le mien. Les visites que l'on rendait à ma mère à l'occasion de l'«holocauste» de ma soeur, ainsi que s'exprimait Mlle Tapinois, m'exaspéraient: il n'y était point question de moi, personne ne plaignait mes parents de me perdre, je passais inaperçu, je m'en irais par-dessus le marché. Et grand-père lui-même ne prenait aucune mesure pour me retenir, ou tout au moins pour me témoigner ses regrets.
Le jour de la séparation arriva, un jour gris, pluvieux, conforme à la tristesse qui pesait sur la maison. La rieuse Louise s'attachait en pleurant aux pas de Mélanie qui ne quittait point ma mère. On disait des choses insignifiantes. Personne ne prononçait des paroles appropriées, et le temps avançait. Il fallut se mettre en route pour la gare. On y songea longtemps à l'avance, ma mère ajoutant à ses inquiétudes celle de l'heure.
Grand-père ni tante Dine ne devaient prendre part au cortège. Le premier redoutait les effusions, et tante Dine s'excusa auprès de Mélanie: elle ne pouvait pleurer en silence et préférait la solitude où l'on peut librement se livrer à son chagrin sans causer d'esclandre, et ce disant, elle commença de se lamenter avec bruit.
Je montai avec ma soeur dans la chambre de la tour.
—Au revoir, grand-père, murmura Mélanie.
—Adieu plutôt, ma petite.
—Non, grand-père, au revoir, dans le ciel où nous irons tous.
Il esquissa un geste vague qui signifiait trop clairement: «Je ne veux pas contrarier tes illusions», et il ajouta:
—Tu suis ton idée, tu as raison. Donc, au revoir dans la vallée de
Josaphat.
Pour moi, il ne manifesta pas plus d'attendrissement.
—Allons, mon petit: que Paris te soit propice!
Nous sortîmes ensemble, les derniers. Mélanie embrassa la vieille Mariette qui murmurait: «Est-il possible?» et franchit le seuil de la porte. Elle se retourna deux fois vers la maison, et la seconde fit un signe de croix. Nous entendîmes le gémissement de tante Dine enfermée.
A la gare, nous arrivâmes en avance, et il nous fallut traîner dans la salle d'attente et sur le quai. Mon père s'occupait des places et des bagages. Quelques amis de la famille qui s'étaient dérangés pour ces adieux nous rejoignaient avec des mines affligées et des paroles de compassion. Nous dûmes subir ainsi Mlle Tapinois que je n'imaginais plus autrement qu'en toilette de nuit et un bougeoir à la main, depuis que je l'avais reconnue en vieille colombe dans les Scènes de la vie des animaux, et M. l'abbé Heurtevent qui se voûtait et ne prédisait plus que les malheurs depuis la mort de son monarque. Rien ne pouvait s'accomplir sans que toute la ville s'en mêlât. Mariages, départs et morts, le public en exige sa part. Ma mère remerciait avec politesse ce monde qui la gênait bien: elle aurait souhaité d'être seule avec sa fille et je voyais qu'elle était au martyre. Les derniers instants passés en commun s'enfuyaient. Louise, Nicole et Jacquot formaient une grappe suspendue à Mélanie. Bernard essayait d'animer la conversation, mais ses plaisanteries faisaient long feu. Quant à Etienne, absorbé, il songeait sans doute que ce serait bientôt son tour, ou bien il priait.
Lorsque le moment fut venu, ma mère voulut passer après tous les autres, et tint sa fille sur sa poitrine sans un mot, puis, rompant l'étreinte, elle lui glissa tout bas:
—Mon enfant, je te bénis.
J'étais auprès d'elle, attendant mon tour de lui dire adieu. Je me représentais la bénédiction des parents comme un acte solennel, tel que je l'avais vue sur des gravures; elle se donnait en un clin d'oeil et sans même lever la main.
Sauf les démonstrations de Mlle Tapinois, de l'abbé et de quelques autres personnes qui avaient tenu à prononcer des paroles mémorables, on aurait cru qu'il s'agissait d'un départ tout ordinaire. Le train s'ébranla. Monté le dernier, je me trouvai le plus rapproché de la portière. Mon père m'invita à laisser ma place à ma soeur. Je fus blessé de cette invitation qui ressemblait trop à un ordre. Sans doute j'aurais dû penser de moi-même à m'effacer.
Mélanie pencha la tête au dehors, sans crainte de la pluie qui tombait. Elle agitait le bras, puis, la voie décrivant une courbe, elle rentra dans le compartiment avec les yeux rouges, mais ce fut pour gagner rapidement l'autre fenêtre. Je compris qu'elle cherchait la maison que, de ce côté-là, on pouvait apercevoir. Après quoi, elle s'assit et se cacha le visage dans les mains. Comme elle demeurait ainsi sans bouger, mon père la prit doucement:
—Tu sais, ma petite, si tu as trop de chagrin, je te ramènerai.
Elle se redressa, toute ruisselante, et dans un sourire navré protesta :
—Oh! père, c'est bien ma vocation. Seulement, j'ai été si heureuse ici, et ne plus revoir la mère, ni la maison, c'est dur.
—Et pour nous? dit mon père.
Il se détourna. Peut-être si je m'étais rendu compte de son attendrissement, aurais-je moins souffert, dans mon coin, de me croire oublié. Mais comme il domptait sa douleur, je pus me ronger à l'aise. Ma soeur en s'en allant suivait son idée, selon le mot de grand-père, tandis qu'on m'envoyait en prison. Je ne pensais plus que je l'avais demandé. Mais, à la maison, n'étais-je pas aussi un prisonnier? Et, dans ma révolte, m'excitant avec l'image de Nazzarena sur le grand chemin, les cheveux mêlés au soleil et le rire aux dents, je me répétais cette phrase que rythmait la marche du train:
«Je veux être libre. Je veux être libre.»
LIVRE IV
I
L'ÉPIDÉMIE
Je me préparais à la liberté par des années de réclusion, dont je ne transcrirai pas l'histoire après tant d'autres petits révoltés. Jamais je ne pus m'accoutumer à cet internat que j'avais réclamé dans un accès d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse désavoué. Cependant je passais pour un bon élève, à qui l'on ne reprochait qu'un peu de réserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon départ. Au dortoir je pleurai, la tête enfouie dans mes couvertures, jusqu'à ce que je ne me plaignis à personne.
Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans difficulté. Régulièrement, mon père m'écrivait, et longuement; cette correspondance représentait sans doute pour lui un surcroît d'occupations dont je ne lui savais aucun gré. Par amour-propre, j'écartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des insinuations de Martinod, comment aurait-il deviné que j'apercevais partout des injustices à mon égard, des marques de préférence pour mes frères? Je dénaturais systématiquement phrases, sentiments, pensées. Ecartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les témoignages affectueux, je l'accusais de dureté. S'y laissait-il aller, au contraire, c'était pour me donner le change et mieux m'imposer son autorité que je grossissais au point de la supposer partout et dont la soi-disant persécution m'était insupportable. Je répondais plutôt à ma mère et il ne m'en adressa jamais l'observation. Cependant il le remarqua: plusieurs de ses lettres en portèrent la trace: «Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas à te confier à ton père…» Et ma mère, qui l'avait remarqué pareillement, ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonté par-dessus tous ses autres mérites, de l'imposer à mon souvenir, ce qui m'exaspérait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace hostilité, il n'en soupçonnait pas la cause. Ainsi le fossé, qu'un élan eût aisément franchi au début, s'élargissait entre nous.
Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au travail. Je réussissais brillamment, avec indifférence, et mes succès contribuaient à tromper ma famille, qui y découvrait la preuve de mon acceptation et de ma nouvelle discipline. Un bon élève, comme le mentionnaient mes bulletins, ne pouvait être qu'un brave enfant et la joie de son foyer. Tante Dine, d'une écriture malhabile, m'adressait d'énormes compliments qui célébraient mon affection filiale. De grand- père je ne recevais rien.
Mais qu'étaient ces résultats positifs auprès du drame intérieur qui se jouait en moi? Je me relâchai peu à peu des pratiques religieuses, et me composai pour moi-même une sorte de mysticisme où je pris l'habitude de me réfugier. Mon imagination me remplaça mes promenades dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'à mes rencontres avec Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, où je goûtais des joies intenses. Je me composais des paysages élyséens et des passions idéales. J'étais à l'âge où l'on se meut avec le plus d'aisance dans les chimères de la métaphysique: les idées se confondent avec le coeur, et la sensibilité, pour bondir, n'a pas encore besoin du tremplin de la réalité. Dans le rêve, j'étais mon maître; en attendant celle de la vie, j'avais découvert l'indépendance de notre cerveau, et qu'elle peut suppléer à tout ce qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau qui prend notre forme: malléable et comme liquide, elle se prêtait à tous mes désirs avec une docilité qui m'émerveillait. J'avais retrouvé le Freischütz et Euryanthe, la forêt dont les allées se perdent. Elle était plus belle et surtout plus vaste que celle où, jadis, je m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles où le berger menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que j'arrachais à mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du rossignol amoureux de la rose: Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Pour elle? je ne savais pas son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existât je n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus Nazzarena, comme si la fidélité était encore une chaîne à briser.
Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me construisais un palais où nul n'était admis à me visiter: on me croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma solitude, le seul lieu où je fusse véritablement moi-même. Cette faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut admis à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle je m'insurgeais me représentait l'humanité à elle seule.
Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en moi, à quelques années d'intervalle. J'étais libre en dedans et personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à l'abri de cette réputation je me laissais couler paisiblement dans un heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand je retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon caractère, et ils se multipliaient pour me contraindre à rentrer dans la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner davantage. Le rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me dégelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agaçantes de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient: après les avoir découragés, il ne me restait qu'à me froisser de leurs mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé celle-ci:
—Il est si distingué!
Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. Il me voyait, avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce fussent l'histoire, le passé, la tradition, les lois, les moeurs, l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études abstraites, la philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus complètement encore dans la musique, monde imprécis et sans lignes arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de Mélanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'était revenu passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du Tonkin où la guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'écoutais courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre à mon silence ou à mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut dépenser d'intelligence, de tact, de diplomatie même dans cette poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus chères; ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au monologue, et plus tard j'ai retrouvé sur eux l'empreinte de cet enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors: Mais comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir… Puis la voix irritée se modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité de sons insistance.
Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma mère, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiédeur religieuse:
—Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde.
Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans éveiller de soupçons. Nous faisions de la musique ensemble. Il tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous discutions des heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs, s'isolant avec Glus. Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous: elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne intimité.
J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint l'événement qui devait décider de ma vie. Les baccalauréats m'avaient couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, sans une attraction particulière, et même avec un détachement parfait. Un certain goût pour les sciences naturelles, volontairement délaissé, avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à mes projets d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me séparait de la maison et que j'y serais mon maître…
Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'était celle de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y dérobais avec art.
On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les vacances. Après m'avoir tout froissé en me serrant sur sa poitrine, mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous nous engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai décrite.
Nous traversions la place du Marché lorsqu'un groupe de gens du peuple nous jeta des regards hostiles accompagnés de sourds grognements, puis un cri se fit jour à travers ces murmures:
—A bas Rambert!
Etonné, je me tournai vers mon père, qui ne répondait pas et qui souriait même aux insulteurs, oh! non pas de ce sourire que j'avais déjà remarqué sur ses lèvres quand il se préparait à la bataille, mais d'un sourire presque sympathique, de commisération. Pourquoi cette impopularité soudaine? On pouvait ne pas l'élire, on le respectait et surtout on le craignait. Déjà le cocher pressait son cheval: de loin quelques huées nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger.
—Oh! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai.
Toute la maisonnée se précipita dans l'escalier pour nous recevoir. C'était le protocole habituel, à la rentrée de chaque absent. Grand- père, seul, ne se dérangeait pas et j'entendis son violon qui, de la chambre de la tour, envoyait sa plaintive mélopée. Mon père raconta la manifestation dont nous avions été les victimes.
—Ah! les canailles! s'écria tante Dine qui, par l'effet d'un rhumatisme à la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, avec les ans, de sa vertu guerrière. Ils se sont avancés jusqu'ici tout à l'heure, ceux-là ou d'autres. Heureusement la grille était fermée.
Elle nous barricadait contre nos ennemis.
—Oh! mon Dieu! murmura ma mère, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive rien?
Mon père, enfin, résuma pour moi les derniers incidents. La municipalité élue trois ans auparavant avait commandé, pour alimenter les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces travaux avaient été adjugés à un entrepreneur peu scrupuleux et même taré, que soutenaient des influences politiques considérables. Or, ces derniers jours, mon père avait constaté, soit à l'hôpital, soit dans les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait à l'eau récemment amenée en ville, et mal captée ou contaminée. Il redoutait une épidémie, s'il avait diagnostiqué sans erreur l'origine du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de fermeture immédiate des fontaines suspectes et réclamé un arrêté enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres mesures de précaution, à quoi le maire, un M. Baboulin, épicier, conseillé par l'adjoint Martinod, s'était refusé par crainte de l'opinion. Notre ville, en amphithéâtre au-dessus du lac, était choisie, l'été, comme lieu de villégiature par toute une colonie d'étrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, était compromise. En outre, il eût fallu avouer l'échec de ces fameux travaux d'aménagement, dont on avait tiré, selon l'usage, une bruyante popularité. La querelle avait transpiré et le public prenait violemment parti contre le prophète de malheur.
J'écoutais ce récit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se prêter poliment aux intérêts de ses hôtes. C'étaient des histoires de province, promptes à naître, promptes à s'éteindre, et j'arrivais de Paris. Notre ami, l'abbé Heurtevent, vint à la nuit tombante les renforcer. Depuis le décès du comte de Chambord, il ne prédisait plus que des fléaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Déjà il se sentait dans son élément et reniflait à l'avance une odeur de choléra qui rétablirait sa réputation atteinte et punirait la République.
—J'ai appris, annonça-t-il à mon père, qu'on vous donnerait ce soir un charivari.
—Un charivari! répéta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai sur la tête une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas d'eau bouillie.
—Bien, répondit mon père, j'attendrai.
Après le dîner, ma mère, anxieuse, nous invita à réciter la prière en commun. J'hésitai à me mêler à ces invocations que j'estimais puériles et n'y participai que du bout des lèvres, uniquement, me disais-je, pour ne pas semer dès le premier jour la discorde. Grand-père, lui, avait bravement regagné sa tour pour braquer son télescope sur je ne sais plus quelle planète.
Vers les neuf heures, nous entendîmes une clameur formidable, mais qui venait de loin.
—J'ai tout fermé, déclara tante Dine pour nous rassurer.
Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'éloignait. La foule qui la poussait devait piétiner sur place. Nous percevions distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne comprenions pas le sens. Tout à coup on sonne au portail.
—Les voilà! proclama tante Dine.
Mais non: sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et même une ombre minuscule. Tante Dine et ma mère furent d'avis qu'il ne fallait ouvrir qu'à bon escient.
—Il s'agit probablement d'un malade, observa mon père.
Et lui-même s'avança vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir:
—Il paraît, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on fait l'assaut de la mairie.
—Ah! vraiment? Et qu'est-ce que l'on crie?
—Démission! démission!
—C'est bien, mon ami, j'y vais.
Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue échangé, voulut célébrer le dévouement de notre ouvrier, mais elle en fut empêchée par mon père :
—Oh! ne vous pressez pas, ma tante; ces jours derniers, il me fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il est bien sûr de sa direction.
Et se tournant vers moi, il me demanda:
—M'accompagnes-tu? Cela te changera de tes études.
Nous trouvâmes dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, où les étoiles semblent briller bien en avant de la voûte sombre, comme des lampes suspendues, et nous arrivâmes sur la place de l'Hôtel-de-Ville qui était noire de monde et toute remplie d'un cri unique:
—Démission! démission!
La foule nous tournait le dos, trépignant et vociférant contre le bâtiment municipal hermétiquement clos. Elle se composait de bandes de citoyens accourus au sortir des cafés, où la nouvelle s'était sans doute répandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants dans les bras. Les femmes étaient encore plus surexcitées que les hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. A la vérité, il eût fallu beaucoup de bonne volonté pour cette exécution. Toutes ces ombres chinoises qui se découpaient devant nous sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs gesticulations. Isolé dans ma vie intérieure, je ne prenais aucun intérêt à leurs ébats. Et tout à coup le salon de l'hôtel de ville, qui donnait sur un balcon, s'éclaira. M. Baboulin se décidait à rassurer ses administrés. Vainement il essaya de se faire entendre; on le couvrit aussitôt d'injures, l'appelant empoisonneur, traître, vendu, et le flétrissant d'autres épithètes plus malsonnantes mais sonores. Un autre homme parut à ses côtés: l'adjoint Martinod, ma vieille connaissance, comptant sur sa popularité et son talent de parole, s'avançait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et même on le traita avec une familiarité plus blessante. Je reconnus, à la lumière d'un bec de gaz, Glus et Mérinos, inséparables, qui conspuaient en conscience leur ancien ami.
—Voilà, me dit mon père sans se gêner, ce que c'est que le peuple.
Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte.
Je m'étonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimât si librement, et de cette voix forte qui retentissait et qui désespérait grand-père. Tout à l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas hué, lui aussi? Et si l'on recommençait? Nous n'étions pas protégés par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se retourna, la face injectée et la bouche ouverte. Un réverbère l'éclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous dévisageait. Il s'agitait plus que tous les autres. Aussitôt il poussa un cri:
—Vive Rambert!
Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et à ma stupéfaction, chacun de reprendre: Vive Rambert! à pleins poumons. Mon père me toucha l'épaule et me glissa:
—Filons vite. En voilà assez!
Un peu plus, notre retraite était barrée et nous devions subir cette ovation inattendue. Nous prîmes rapidement une ruelle transversale, avant qu'on s'organisât pour nous accompagner, et nous rentrâmes à la maison où l'on nous attendait. L'ombre derrière la fenêtre nous avertit de l'état d'inquiétude causé par notre absence. Mon père raconta gaiement ce qui s'était passé et l'intervention de Tem.
—Le brave garçon! approuva tante Dine.
Ce qui lui valut cette réplique:
—Oh! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me saluait même plus.
—De quoi se mêle-t-il? opina grand-père que l'épidémie occupait, que risque-t-il? Il n'a jamais trempé son vin.
—Ecoutez, murmura ma mère, si prompte à s'effrayer pour nous.
La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait distinctement, se précisait. Tout à l'heure, dans un instant, elle deviendrait intelligible.
—O mon Dieu! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore?
Mon père la rassura en riant:
—Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais pas tant. Après midi, j'étais bon à jeter à l'eau, et ce soir je suis un sauveur.
Comme il se souciait peu de la faveur publique! Il avait son sourire de bataille et je l'estimai bien méprisant. Dans le mysticisme où je m'étais réfugié, je me tenais à l'écart des hommes; mais, pourvu que je ne les fréquentasse pas, j'étais disposé à leur concéder toutes les vertus, et même la logique. Déjà le cortège déferlait contre la grille en chantant: C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il nous faut! N'y avait-il donc qu'un Rambert? Grand-père, que personne ne réclamait, s'éloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de retraite: il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son télescope; la planète qu'il observait n'avait peut-être pas encore atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon père, cependant, m'invitait à regarder, et je voyais sans plaisir cette masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. On eût dit un long et énorme serpent, une longue et énorme courtilière dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue n'en finissait plus, là-bas, au tournant du chemin. La grille céda tout à coup et la bête envahit, comme jadis les bohémiens, la courte avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. Tante Dine, à côté de moi, était partagée entre le plaisir de la popularité qu'elle savourait pour la première fois et la défense instinctive de notre jardin.
Mon père, afin d'arrêter cet élan de la foule, ouvrit la croisée et fut salué d'une tempête d'applaudissements. Il obtint facilement le silence, et sa voix sonna comme une cloche d'église:
—Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arrêter le fléau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le secours de Dieu.
Invoquer le secours de Dieu! Mais c'était lui que l'on considérait comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que ma mère qui songeât à prier. Tante Dine buvait les paroles de son neveu, dont l'éloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaité quelque bel éloge de la science, seule capable de vaincre l'épidémie et d'éviter la contagion, et de la science mon père n'avait soufflé mot. Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du défilé et dont quelques-unes brandissaient des mioches à bout de bras comme si elles les offraient à mon père. Sans doute avait-il parlé pour les bonnes femmes.
Cependant il obtint ce qu'il désirait. La foule, peu à peu, se calma et commença de s'écouler. On repassa le portail, et la belle nuit d'été, qu'avaient déchirée tant de cris, lentement reprit sur les derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la campagne, pour les restituer au silence.
Dès le lendemain les événements se précipitèrent les uns sur les autres. Le conseil municipal, responsable des fâcheux travaux de canalisation, démissionna sous les protestations et le mépris.
—Et voilà bien les électeurs! nous dit mon père à table. On avait célébré la conquête de la mairie sur la réaction, et ce même conseil acclamé, on le chasse honteusement et on le traîne dans la boue.
Instantanément, je me revis, quelques années plus tôt, au Café des Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en l'honneur de la candidature de grand-père qu'on opposait au chef du parti conservateur. Ce souvenir, loin de me révolter, m'attendrit. Là, j'avais goûté, enfant, une sorte d'abandon agréable qui ressemblait déjà à cette langueur amoureuse, présent de Nazzarena fugitive, en écoutant de belles théories qui n'étaient pas encore très claires pour moi, mais qui me préparaient à la liberté.
En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon père ne correspondaient nullement à ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi grand-père l'approuvait:
—On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un rien. Déjà tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu rassurant!
A mon retour, j'avais trouvé grand-père vieilli. Dame! il atteignait ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps gardé un air de jeunesse dans la démarche restée allègre à force de promenades et dans les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voûtait et le regard s'embrumait. Cependant il tenait à la vie, et peut-être de plus en plus à mesure qu'il la sentait plus fragile.
Les nouvelles les plus insensées et les plus contradictoires circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la rivière: un prêtre, affirmaient les anticléricaux; un franc-maçon, leur répliquait-on. La terrible manie du soupçon commençait de sévir. Un malheureux, le visage couvert de boutons, faillit être écharpé sous le prétexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauvé que par l'intervention de mon père.
—Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien! cria- t-il à temps.
Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne communiquions plus avec personne, et lui-même se désinfectait avec soin en rentrant de ses tournées. Puis les villages en aval des travaux de captation se crurent contaminés eux aussi. Atteint de panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une émigration devant la guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et brusquement l'épidémie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort exagéré les ravages, soit par suite de l'agglomération et du manque d'hygiène, soit parce que l'air était réellement vicié, prit des proportions inquiétantes. L'effroi public devint lui-même un danger. On annonça la peste et la famine. L'abbé Heurtevent, qui, tout en se dévouant, puisait dans cette atmosphère de catastrophe une sorte de réconfort à cause de la réalisation de ses prophéties et qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître les signes de l'intervention divine, fut accusé formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle Tapinois avait donné le signal du départ, abandonnant son ouvroir, que ma mère reprit sans rien dire. Les hôtels se vidaient, et les habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient.
Le manque d'organisation venait augmenter le fléau. La municipalité avait démissionné, et le préfet prenait les eaux en Allemagne. D'urgence on convoqua les électeurs. Ce fut une ruée vers mon père. Tous les jours on criait devant la grille: Vive Rambert! ou: C'est Rambert qu'il nous faut! et tante Dine ne se rassasiait jamais de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que lui.
Je n'ai pas vu, et je ne puis décrire la ville désespérée, aux boutiques fermées de peur du pillage, déchirée par les partis, hantée de tous les soupçons, travaillée par la haine et la misère, et livrée à l'épouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, à nos pieds, là, sous nos fenêtres, supplier un homme, se soumettre à lui, s'asservir à celui dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se traînait, elle gémissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. Et, ne comprenant pas sa détresse, je la méprisais.
Mon père avait perdu sur moi son autorité, non pour en avoir abusé, malgré ses apparences où j'imaginais de la tyrannie, mais peut-être, qui sait? pour n'en avoir pas usé, au contraire, le soir où il me ramena du Café des Navigateurs, le jour où, dans la chambre de la tour, pour défendre grand-père contre lui, je le bravai. Il ne pouvait se douter ni de mon premier amour qui m'avait compliqué le coeur, ni de la profondeur des mes aspirations vers la liberté lentement infiltrées par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait pressenti mon détachement de la maison et pour me ramener il avait compté sur sa clémence. Or cette clémence le réduisait à mes yeux. Son prestige était fait de ses continuelles victoires, et chez ma mère ne l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu? J'avais mesuré à sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix à me reconquérir, plus je me sentais fort pour lui résister. Et, peut-être, sans cet excès de préoccupation paternelle, eût-il conservé plus d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de prétendre trop à dresser et préparer son héritier, et faut-il croire à la vertu des affirmations et des actes plus qu'à l'influence qu'on cherche à exercer sur les esprits? Une génération diffère de la précédente dans l'expression des idées, sinon dans les idées mêmes. Elle tient à croire tout recréer: la vie lui apprendra que rien ne se crée et que tout continue par les mêmes procédés.
Cette autorité, à quoi je me dérobais, voici que dans le danger elle s'imposait à tous. Mon père dirigeait les services médicaux. Elu à la presque unanimité, on lui confia la ville.
II
L'ALPETTE
Mon père et ma mère tinrent un conseil de guerre d'où sortit la résolution de nous renvoyer. Nous possédions, sur les pentes de l'une des hautes vallées, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isolé dans une clairière au milieu des sapins. Quand la saison s'y prêtait, nous y passions un mois pendant la période des vacances. Une patache irrégulière montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le ravitaillement n'y était pas très commode et il fallait s'y contenter d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air balsamique. Là, nous serions à l'abri de la contagion.
—L'épidémie se propage, nous expliqua mon père. Vous partirez tous demain matin, sauf votre mère qui ne veut pas me quitter.
Peut-être avait-il résolu de rester seul: il s'était heurté à ce refus.
—C'est une excellente idée, approuva grand-père. Ici nous ne sommes bons à rien du tout. Nous sommes plutôt une gêne.
—Oh! moi, d'abord, déclara tante Dine en secouant la tête, je ne m'en vais pas. Je fais partie de l'immeuble.
Mon père lui objecta qu'elle aurait son frère à soigner; l'argument fut accueilli assez mal:
—Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et d'ailleurs Louise veillera sur lui.
Louise protesta de son désir de rester. On crut qu'elle plaisantait, car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder même? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontés? Il y eut entre elle et tante Dine un débat dont la générosité ne m'apparut point sur le moment. Tante Dine gongonna tant et si fort, qu'elle obtint gain de cause.
Entraîné par l'exemple, je signifiai à mes parents mon intention formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon rôle. Ce fut pour affirmer ma personnalité, —ma personnalité de dix-huit ans à peine, —bien plutôt que par bravade de courage. L'idée de la mort ne m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais aucunement le danger. Sans doute mon père se trouvait le plus exposé par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait immortel. Je pensais seulement à me donner de l'importance.
Mon père m'écouta patiemment, puis il me répondit que si j'avais commencé mes études médicales, comme il l'avait espéré, il n'hésiterait pas, malgré son affection et ses craintes, à m'utiliser, —ce serait un droit que je pourrais revendiquer; —mais que, m'étant orienté dans une autre voie, je n'avais aucune raison sérieuse de demeurer dans une atmosphère viciée, sans servir à rien, au risque de prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable à ma santé qui s'y raffermirait: j'étais un peu délicat, j'en reviendrais plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exaspérer. J'y découvrais un insupportable mépris, et je m'obstinai à réclamer un poste comme si mon honneur était engagé:
—Je regrette infiniment, père, de ne pas m'incliner dans cette circonstance; mais j'estime que je dois rester, et je resterai.
Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux perçants et ne haussa même pas la voix:
—Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. C'est un ordre que je te donne: tu partirais demain avec ton grand- père, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cité; nous verrons si mon fils sera le premier à me désobéir.
Et il me laissa. Il avait parlé si péremptoirement que j'eus le sentiment de l'impossibilité d'une résistance. Dès longtemps il me ménageait. A ma réserve, il me pressentait indifférent, sinon hostile, et il caressait le rêve de retrouver ma confiance. Voici qu'il abandonnait tous les moyens de conciliation et me replaçait dans le rang, comme un simple soldat, non pas même comme un futur chef. Sans tenir le moins du monde à prendre du service actif parmi les ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la plus cruelle injure. Grand-père, que cette solution satisfaisait, me consola avec bonne humeur:
—Oh! oh! que veux-tu? il a la manie d'ordonner. Nous serons très bien là-haut.
Nos préparatifs occupèrent l'après-midi. Grand-père descendit lui-même de la tour son baromètre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces divers voyages l'essoufflèrent, mais il n'écoutait personne. Le reste du chargement ne l'intéressait pas et concernait tante Dine, à qui, de tout temps, il avait abandonné le soin de son linge et de ses habits. A la tombée de la nuit, l'abbé Heurtevent vint en visite. Mon père était à l'hôpital ou à la mairie, et ma mère à son ouvroir où l'on préparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-père, avec une vigueur de résolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, de la fenêtre, s'informa si notre ami avait été désinfecté.
Force fut à l'abbé de passer à l'étuve que l'on avait installée à la maison, après quoi il fut accueilli gaiement, et même grand-père lui offrit son exemplaire des prophéties de Michel Nostradamus. M. Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme: il connaissait les Centuries et les estimait obscures et contradictoires.
—Oui, vous préférez la soeur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbé?
—D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est décédé ce matin du fléau.
—Ah! fit grand-père.
Mais il ajouta aussitôt, pour se dispenser de le plaindre:
—C'était un ivrogne.
—Pauvre Tem! soupira tante Dine. S'est-il confessé?
—Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant.
—Un alcoolique, reprit grand-père.
Ma tante continua d'interroger notre hôte sur les personnes de notre connaissance:
—Et Béatrix? et Mimi Pachoux?
—Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi: il porte les morts en terre et même dirige l'équipe des fossoyeurs. Son zèle est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au Pendu, je le crois atteint.
—J'irai le voir, déclara simplement tante Dine, ce qui lui valut de son frère un regard d'étonnement et même de réprobation.
Déjà l'abbé, avec une aisance incomparable, passait des infortunes particulières aux calamités générales. La contagion ne tarderait pas à se répandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle décimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait les hommes politiques à réfléchir. Pour le renouveau moral elle vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient.
—Ils refleuriront, ne manqua pas de répéter gravement tante Dine.
Le récit de ces malheurs futurs affecta grand-père, qui changea le cours de la conversation:
—Dites donc, l'abbé: si vous montez nous voir à l'Alpette, nous vous donnerons des bolets Satan, et même, si vous ne nous apportez pas trop de fâcheuses nouvelles, des bolets tête de nègre qui sont du moins comestibles et d'un goût savoureux. Ou plutôt non, ne vous dérangez pas. Il n'y a pas là-haut d'appareil à désinfecter, et vous seriez capable de nous contaminer tous.
Le lendemain, un break attelé de deux chevaux, retenu spécialement pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon père surveilla lui- même l'embarquement qu'il précipita, car on le réclamait de tous les côtés à la fois. A la maison, quand surgissait quelque difficulté, on le cherchait immédiatement et ce n'était qu'une voix pour appeler: Monsieur Michel? où est Monsieur Michel? Maintenant, dans la ville entière, le cri de ralliement était: Monsieur Rambert ou, plus brièvement, le docteur ou le maire.
—Oh! oh! persiflait grand-père, il a de quoi commander.
Grand-père se hissa le premier dans le véhicule, avec ses instruments qui ne le quittaient pas, bien que la caisse à violon fût encombrante. Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaieté de collégien en vacances. Jamais il n'avait témoigné un si vif attrait pour l'Alpette. Louise, au contraire, et Nicole imitant sa soeur qu'elle admirait, manifestaient une émotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles s'accrochaient à mes parents et versaient des larmes, comme s'il s'agissait d'une absence prolongée.
—Allons, mes petites, dit mon père, dépêchez-vous et soyez sans crainte.
Les adieux que je lui fis moi-même, à cause de la scène de la veille, furent empreints de froideur. Il m'avait contraint à l'obéissance et froissé dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma dignité m'obligeait à prendre un air offensé.
Les moindres détails de ce départ, sur lequel devait tant s'exercer ma mémoire pour chercher vainement à en amoindrir l'amertume, m'apparaissent avec une netteté que le temps n'a pu obscurcir. Tout le monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux à cause des mouches qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se bêtes, grand-père et Jacquot dans leur hâte de goûter le plaisir de la course, Louise et Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle redoutait le fracas de sa sensibilité, moi pour en finir avec le malaise que j'éprouvais. Ma mère tâchait de conserver son calme. Seul, mon père y réussissait naturellement. Quand je montai à mon tour, le dernier, il eut un court moment d'hésitation comme s'il voulait me retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le révéla, mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie irraisonnée de redescendre. Etait-ce un désir instinctif de réconciliation? Combien j'aimerais en être assuré; mais ce fut trop vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installé sur la même banquette que grand-père, je traduisis mon sentiment intime par un geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse à violon qui me heurtait les genoux et la déposai brusquement dans le fond de la voiture.
—C'est délicat, observa grand-père en manière de protestation.
Je me souviens encore de la vibration de la lumière dans l'air et de l'éclat de la route sous le soleil.
—Ça y est-il? s'informa le cocher grimpé sur son siège.
—En avant! ordonna mon père.
Et ma mère ajouta le voeu qu'elle formulait à chaque séparation:
—Que Dieu vous garde!
Déjà notre lourd véhicule s'ébranlait et ce furent les dernières paroles que nous entendîmes. En avant et Que Dieu vous garde: elles se confondent, elles se mêlent, elles s'accompagnent toujours l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de me mettre en route, il me semble que je les entends.
Au tournant, là-bas, devant la grille du portail, je revois les trois ombres qui se détachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu massive; celle, plus fine, de ma mère et la grande ombre fière de mon père qui redresse la tête. Pourquoi n'ai-je pas appelé? D'un seul mot : «Père», il se fut contenté, et il eût compris. Sa silhouette révélait tant de force, une si riche vitalité, et l'autorité d'un tel chef, qu'il était sans doute bien inutile de songer à s'humilier pour lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le désirais: plus tard, plus tard.
Grand-père fourrageait mes jambes pour remettre à flot sa caisse à violon, et je dus l'y aider. Nous passâmes sous le châtaignier qui avait abrité —un instant —Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en montrant ses dents. Et la maison se perdit en arrière de nous.
Je ne tardai pas à oublier ce mauvais départ dans l'enchantement de ma vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la première fois j'étais le maître absolu de mes jours. Grand-père n'exerçait aucune surveillance. Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la façade la mieux exposée, à se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se promenait plus que dans le voisinage immédiat et gagnait péniblement sa sapinière, car ses jambes étaient devenues molles et ne pouvaient le transporter bien loin. Là, il se livrait à son goût favori qui n'avait pas changé et qui était la chasse aux champignons. Il poursuivait spécialement non sans succès, le bolet tête de nègre à qui l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inséparable Nicole l'accompagnaient et se baissaient à sa place pour ramasser le gibier qu'il leur désignait. Il préférait leur enfance à ma jeunesse et je n'en étais pas jaloux. Notre intimité de jadis, il ne cherchait pas à la recréer avec eux. Il évitait toute fatigue, toute conversation qui eût nécessité des raisonnements, des explications. Il se contentait des petits faits évidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je préférais ma solitude.
Soit qu'elle eût reçu des instructions à cet égard, soit par affection fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'à l'obsession: elle aurait voulu se partager pour être à la fois avec moi et avec les deux petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et banale des propos que tenait grand-père, elle se tourna vers moi davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi un peu d'empire. Elle n'était que de deux ans mon aînée. Sa conduite m'émerveillait, car rien, en bas, à la ville, ne la faisait prévoir et l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je le jugeais peu sérieuse et même un brin fantasque, ce qui n'était pas pour me déplaire. Tantôt elle se précipitait sur son piano avec une fureur passionnée, et tantôt elle l'abandonnait pendant des semaines. Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de ses mouvements agiles. «Ce n'est pas elle qui me gênera», pensais-je dans la voiture. Or, voici qu'elle se révélait brusquement pareille à une directrice de communauté ou de pension de famille, prévenante et gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger à l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Etait-ce sa responsabilité qui la transformait et lui tarabustait la cervelle? Elle remplaçait mes parents en conscience. Je lui donnai à entendre que les garçons n'obéissent pas aux filles, et que les consignes qu'elle avait reçues ne me concernaient pas: elle insista et nous eûmes presque dès l'arrivée un conflit qui nous mit aux prises.
Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village était distant de deux kilomètres et l'on n'y célébrait qu'une messe, une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment venu de nous y rendre, elle nous invita à nous mettre en route. Grand- père, qui ne fréquentait pas l'église, souleva une objection désintéressée:
—Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde à l'épidémie.
—Dans toute la vallée il n'y pas un seul cas de typhus, affirma
Louise triomphante.
—Bien, dit grand-père.
Et il bourra sa pipe du matin.
Je déclarai alors à ma soeur que j'avais un projet de course et regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, étonnée, si étonnée que je vois encore la surprise de ses yeux limpides.
—Comment, tu ne viens pas à la messe, François? Il n'y en a qu'une.
—Non, répondis-je de mon air le plus assuré.
—Ce n'est pas possible!
Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanément, et je me rappelai la première messe que j'avais manquée. Mon amour- propre exigeait que je ne cédasse pas, mon amour-propre et aussi la foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures à la main, se retourna dans l'espoir de m'attirer encore:
—Je t'en prie, viens avec nous.
Si elle avait ajouté: pour me faire plaisir, peut-être aurais-je cédé, tant je la voyais alarmée. Elle eût jugé sans doute cet argument indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois.
—Je vais être obligée de l'écrire à maman, invoqua-t-elle en dernière ressource.
—Si tu veux.
Cependant elle ne réalisa pas cette menace. Sa délicatesse l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine bataille contre le fléau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour moi, s'efforçant de me ramener, d'obtenir mon amitié, ma confiance. Avec un art inné, elle s'improvisait mère de famille, cherchait sans cesse à nous réunir, à nous grouper, combattait l'isolement où je me complaisais. Dès qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour nous en donner lecture à haute voix. Nous en recevions de la ville très régulièrement, et l'on nous transmettait celles de Mélanie, vouée dans un hôpital de Londres au service des malades, de Bernard en expédition au Tonkin, d'Etienne qui terminait à Rome ses études de théologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait tenu qu'à elle, nous eussions retrouvé à l'Alpette la même vie qu'à la maison. C'était précisément ce qui me révoltait, et je m'insurgeais contre cette volonté de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une ténacité inattendue.
Pour me soustraire à son influence, je pris l'habitude de quitter notre chalet dès le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les repas. Inquiète, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'à ma disparition, et à mon retour, bien souvent, je la retrouvais à la même place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition s'étendait jusqu'à mes lectures. La bibliothèque de l'Alpette ne se composait que de quelques ouvrages: un Buffon et un Lacepède dépareillés, un Dictionnaire de la conversation en cinquante volumes, un Jocelyn et je ne sais quoi encore de moins important. Le Dictionnaire même ne m'effrayait pas et j'emportais résolument les notices consacrées à la biographie et aux systèmes des philosophes. J'étais à l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus obscures. Je les comprenais avant d'en avoir achevé la démonstration, qu'elles soumissent l'univers au moi ou qu'elles assujettissent l'homme à cet univers livré à lui-même. Cependant j'étais porté à croire que tout dépendait de notre intelligence et qu'elle seule, par sa puissance, insufflait l'être aux choses dont elle fixait les lois. Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilité à me mouvoir dans l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil.
Un peu épuisé par ces aventures de métaphysique, je me désaltérais à la poésie de Jocelyn. Elle s'harmonisait si parfaitement à la nature environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus à les démêler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je répété ces vers fixés dès lors en mon souvenir:
J'allais d'un tronc à l'autre et je les embrassais, Je leur prêtais le sens des pleurs que je versais, Et je croyais sentir, tant notre âme a de force, Un coeur ami du mien palpiter sous l'écorce.
La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais tant besoin de la sentir éparse autour de moi, dans l'âme des arbres ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'était alors l'apostrophe: O sommets de montagne! air pur! flots de lumière!…_ par quoi s'exprimait mon exaltation. La sérénité des nuits me parlait de paix, d'amour, d'éternité. J'y rêvais de Laurence et n'avais pas de peine à l'évoquer, tant son portrait me semblait un modèle de précision:_
Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans N'imprima l'âme humaine en traits plus séduisants… En faut-il davantage pour alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se crée son image à lui- même? _Cependant un autre livre devait pénétrer plus avant dans ma sensibilité et correspondre à cet état d'indépendance et d'affranchissement où je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs apportés par grand-père s'était glissé l'exemplaire des Confessions qui, déjà, m'avait intrigué tout petit et que j'avais pris pour un manuel de piété. L'innocent Messager boiteux de Berne et Vevey conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler bien avant de le connaître, comme s'il vivait encore et comme si nous pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, au collège, que de courts fragments dont je n'avais rien tiré de personnel. Je me précipitai sur le récit de cette existence tourmentée, mais ce fut tout d'abord du dégoût. Le vol du ruban chez Mme de Vercellis et la lâche accusation qui le suit, certains détails physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de maman décerné à Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la forêt ou couché dans l'herbe sur la crête des monts, je sentais, en les écoutant, la rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel résistait, mais par une pente insensible j'en vins à admirer qu'un homme pût s'humilier ainsi par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'éprouvai le vertige de la vérité._
Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiète de cette préférence, voulut exercer son contrôle. Un soir, comme je rentrais de contempler les étoiles, —celles du Sud que je déchiffrais mieux, —_je la trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les Confessions. Elle ne me voyait pas, je l'observais: brusquement elle ferma l'ouvrage et, m'apercevant, laissa éclater son indignation:_
—Tu n'as pas le droit de lire ce livre.
—Je lis ce qui me plaît.
Elle appela à son secours grand-père qui déclina toute responsabilité : —Oh! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincère.
_Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait plus chers et plus séduisants, c'étaient ces douces façons de vanter en même temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les mouvements de mon coeur. Je fus aux pieds de Mme Basile sans même oser toucher à sa robe. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais d'elle, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte en y pensant. Je tâchais de me représenter cet air de douceur des blondes auquel le coeur ne résiste pas et, le croirait-on? je découvrais une application individuelle à cette plainte qui frappait mes dix-huit ans à peine révolus et déjà inquiets: Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse et mourir sans avoir vécu. Quand je montais assez haut pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me répétais le voeu si simple: Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau_, et mon exaltation croissante se parait d'ingénuité. J'aurais pleuré d'amour en mangeant des fraises arrosées de crème de lait.
Ainsi la période que je traversais se reliait très exactement à celle de ma convalescence dont elle devenait en quelque manière l'achèvement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites avec grand-père quelques années auparavant. Son ami Jean-Jacques le remplaçait. Ce n'étaient pas les mêmes lieux, mais la nature ne changeait guère. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, l'émoi de sa végétation que le moindre souffle agite, la fraîcheur des eaux, et même elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des espaces plus étendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une fierté nouvelle. A la montagne les héritages sont sans murs ni portes. Aucune clôture n'enlaidit le sol et la propriété n'est pas apparente, —la propriété qui, je le savais par l'enseignement de grand-père, corrompt le coeur des hommes et le remplit d'avidité, de jalousie, de cupidité. Là-haut, les bois et les prés sont à tout le monde et à personne, comme le soleil et l'air, comme la santé. Les hauts pâturages où le berger, qui d'une phrase m'avait révélé le désir, conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte? L'ascension me communiquait une ardeur de conquête. Et à chaque victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se dérobait sans cesse. De préférence à Nazzarena que j'avais aimée et que mes rêves dédaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutôt encore, celle qui m'était apparue sur le chemin en robe blanche avec un chapeau de cerises et un teint de fleur, celle à qui son ombrelle servait d'auréole et que j'appelais Hélène depuis que je savais que sa beauté était semblable à celle des déesses immortelles.
J'étais seul, délicieusement seul et amoureux sans amour. J'étais parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma soeur Louise dont je méconnaissais l'affection. J'étais libre.
A cause des difficultés de ravitaillement, notre table était la plus frugale du monde. Nous vivions d'oeufs, de pommes de terre, de fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-père ne cessait de nous vanter l'excellence de ce régime et les bienfaits de l'existence pastorale. Je me persuadais aisément de l'excellence de nos moeurs. De moins en moins je prêtais attention aux nouvelles de la ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en personne. Ainsi nous sûmes, dans notre ermitage, le chiffre des morts et la violence du fléau. Le Pendu, décédé, avait fait une fin des plus édifiantes, et tante Dine l'avait assisté jusqu'au bout. Glus et Mérinos étaient sains et saufs.
—Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-père.
Le fermier hochait la tête, ce qui signifiait que le dernier mot n'était pas prononcé et que l'épidémie continuait ses ravages. De Martinod on ne savait rien, il se tenait caché. Notre ami l'abbé Heurtevent avait résisté, mais il demeurait ébranlé: il gardait assez de vie pour annoncer des catastrophes.
—Et pouvons-nous redescendre? demandait chaque fois Louise dont la question nous étonnait, grand-père et moi, car nous étions pas si pressés.
—Pas encore, mademoiselle; M. Michel a dit comme ça que ce n'était pas le moment.
Un lazaret avait été installé pour les cas douteux, les deux hôpitaux regorgeaient de malades, les entrées et les sorties de la ville étaient surveillées. Une série d'arrêtés avait été rendue par le maire, ordonnant les plus minutieuses précautions.
—C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces détails.
Et grand-père déclarait que nous étions parfaitement bien à l'Alpette, mais Louise se rongeait d'impatience.
Les jours peu à peu raccourcirent. Après le mois d'août qui fut très chaud, septembre, plus ventilé, vint, et septembre passa. Les feuilles des hêtres et des bouleaux, dans la forêt, changeaient de couleur autour des sapins immuables, les premières toutes rouges et les autres dorées. Sur les rochers les touffes d'airelles desséchées prirent une teinte écarlate. Il m'arrivait d'être surpris par la nuit qui montait en courant du creux de la vallée et de quêter, pour me remettre en chemin, l'assistance d'un pâtre dans quelque hameau dont les petites lumières m'avaient guidé.
Puis, nous fûmes informés que le fléau diminuait et que bientôt nous pourrions quitter l'Alpette. J'en reçus la nouvelle sans plaisir. Ces vacances m'avaient enivré de liberté. Cependant on nous accordait un délai de quelques jours.
III
LA FIN D'UN RÈGNE
Toute la nuit il avait soufflé un grand vent qui tomba dans la matinée. Octobre qui commençait s'annonçait mal. Après le déjeuner, je sortis pour constater les dégâts de l'orage. L'automne était venu brusquement. Dans les bois les feuilles des bouleaux et des fayards, les feuilles rouges et les feuilles dorées, arrachées des arbres où elles brillaient comme des fleurs, bruissaient sous mes pas, et comme autrefois, quand j'étais petit et que j'allais cueillir des noix en contrebande pour les écraser ensuite sur les chenets, je laissais traîner mes pieds pour mieux entendre ce crissement aigu et plaintif.
A mon retour, le soir, je vis un char arrêté devant la porte du chalet. Son fanal n'était pas allumé et le jour baissait, de sorte que je ne reconnus qu'en m'approchant le véhicule de notre fermier. Le cheval n'était pas dételé, mais personne n'en avait la garde: on avait simplement pris la précaution de lui poser une couverture sur le dos.
—Eh bien! Etienne, dis-je en entrant à la cuisine où le fermier se chauffait, car il faisait déjà froid à la montagne, qu'est-ce qui vous amène?
Nous l'appelions par son prénom, comme il est d'usage chez nous, bien qu'il fût déjà vieux. Il tenait les mains en avant, vers le fourneau, et il tourna vers moi sa figure ridée et rasée qu'éclairait la lampe allumée à l'instant.
Ses yeux trop clairs, décolorés à force de servir par tous les temps, ne semblaient pas me distinguer avec netteté:
—Ah! monsieur François! murmura-t-il presque bas en se levant.
Je ne sais pourquoi, cette exclamation insignifiante me causa une impression désagréable.
—Vous ne venez pas nous chercher? demandai-je.
Il allait me répondre, quand nous fûmes rejoints par ma soeur Louise qu'on avait avertie. Elle le salua amicalement et s'informa des nouvelles qu'il apportait de la ville. Cependant il ne se pressait pas de répondre.
—Il y a, finit-il par dire, que Madame vous réclame.
—Madame? remarqua Louise.
—Bien, fis-je. Et pour quand?
—Ce soir, bien sûr il est trop tard pour vous descendre. Ma bête est fatiguée et la nuit est déjà là. Demain matin, de bon matin.
Pourquoi tant de hâte? A peine aurait-on le loisir de plier les paquets. J'allais protester, mais le fermier se déroba: il fallait rentrer le cheval à l'écurie et le char à la remise. Pendant son absence, je m'élevai contre un délai si court. Au fond, la perspective de quitter ces lieux me remplissait de tristesse et je retrouvais en moi-même cette désolation que j'avais ressentie dans le bois jonché de feuilles mortes. Louise ne m'écoutait pas, et je m'aperçus qu'elle pleurait. Avait-elle tant de chagrin de partir?
—J'ai peur, m'expliqua-t-elle.
Peur de quoi? Grand-père, mis au courant, manifesta comme moi peu d'enthousiasme pour le départ.
—On n'était pas mal ici, déclara-t-il. On faisait ce qu'on voulait.
Comme s'il ne l'avait pas toujours fait! Mais de quoi s'effrayait Louise? Elle nous le confia peu à peu. Pour que le fermier fût venu nous chercher, il fallait qu'il y eût un malade à la maison, un malade gravement atteint. Il avait dit Madame vous demande. Donc, ce n'était pas maman, ce ne pouvait être que mon père. Voilà ce qu'elle imaginait et ce qu'elle nous avoua. Nous essayâmes d'en sourire et la comparâmes à l'abbé Heurtevent qui portait la foudre sur lui et la lançait à tout propos, mais sa peur nous gagnait. Et nous attendîmes, un peu fébrilement, le retour du fermier que nous interrogions. Ce fut Louise qui porta la parole:
—Père est malade, n'est-ce pas Etienne?
—Ah! mademoiselle, c'est un grand malheur.
—Est-ce qu'il a pris le mal?
—Ce n'est pas le mal qu'il a pris, c'est un chaud et froid.
Notre Louise se remit à verser des larmes. Elle appelait mon père comme s'il pouvait lui répondre. Nous dûmes la consoler, non sans blâmer ses excès, et le fermier lui-même s'en mêla.
—La demoiselle a tort. Monsieur Michel est solide. Il y en a d'autres que lui qui ont pris des chauds et froid et qui sont aujourd'hui gras et luisants.
Qu'il y eût un danger véritable, la pensée ne m'en effleurait pas. Mon égoïsme m'empêchait d'y croire. Quel absurde pressentiment tourmentait cette pauvre Louise! Je revoyais mon père, là, devant le portail, avant que la voiture ne s'ébranlât. Son panama, un peu de côté, projetait une ombre sur la moitié du visage. L'autre, en pleine lumière, resplendissait de vie. Il donnait des ordres brefs et hâtait l'aménagement, parce qu'on l'attendait à la mairie. Comme il savait commander et comme on se précipitait pour lui obéir! Moi seul, j'avais résolu de me dérober à son pouvoir, à son ascendant. Il se tenait droit comme un chêne de la forêt, un de ces beaux chênes sains qui ne perdent leurs feuilles qu'à la poussée des feuilles nouvelles et que la tempête ne réussit pas à ébranler: au contraire, il se hérissent et l'on dirait qu'ils se durcissent pour lui résister. J'entendais aussi sa voix qui sonnait, sa voix qui disait: En avant, comme à la bataille. Que cette force fût vaincue, je ne pouvais l'admettre. Sur cette force-là je comptais, j'avais besoin de compter, afin d'avoir le temps plus tard, si je le jugeais bon, et ma liberté conquise, de revenir de mon plein gré en arrière pour témoigner à mon père un peu de tendresse. Pourtant je me souvins du jour où je l'avais entendu formuler, dans la chambre de ma mère, une plainte à mon sujet: Cet enfant n'est plus à nous… Mais je ne m'y attardai pas. Non, non, il ne fallait rien exagérer. Ma mère nous rappelait parce que l'épidémie décroissante n'offrait plus aucun danger, et parce que mon père, malade, serait satisfait de nous revoir: elle nous rappelait pour ces raisons-là, et non pour une autre…
Nous descendîmes le lendemain matin, Louise et moi sur le char du fermier, grand-père et les deux petits, un peu plus tard, par la diligence qui, tout de même, était plus confortable. Je me retournai souvent pour mieux emporter l'image de cette vallée où dans la solitude j'avais rencontré tant d'émotions créées par moi-même et comme une sorte de bonheur où les autres n'avaient point de part. Assise à côté de moi, Louise ne rompait le silence que pour se pencher vers le siège et prier doucement notre vieil Etienne:
—Ne pourriez-vous pas aller un peu plus vite?
—Oui, mademoiselle, répondait-il, on essaiera. La Biquette est comme moi, ça n'est plus bien jeune.
Il montrait sa jument, et du fouet lui enveloppait les flancs sans se décider à la frapper. A mesure que nous approchions de la ville, l'inquiétude de ma soeur augmentait et finissait par me prendre. Elle me répétait son: J'ai peur contagieux. Le bon soleil d'octobre qui nous chauffait sur notre banc me permettait mieux de lutter contre un pressentiment aussi absurde.
Enfin nous arrivâmes devant la grille. Personne ne nous attendait. Tant de fois, à cette place, j'avais trouvé mon père qui interrogeait le chemin et qui, dès qu'il nous apercevait, nous accueillait de sa parole, de son geste, de toute sa joie paternelle. Je regardai la fenêtre; derrière le rideau, l'ombre habituelle n'apparaissait pas. Alors, pour la première fois, je connus que nous étions tous menacés.
Ma mère, dès qu'elle fut informée de notre retour, descendit pour nous recevoir. Louise, sans un mot, se jeta dans ses bras. Par une intuition parallèle, bien naturelle à des âmes qui se ressemblent, elles s'étaient comprises. Je demeurai à l'écart, ne voulant pas comprendre, me refusant à admettre la possibilité même d'un désastre qui ne me laisserait pas le temps de jouer, au jour de ma convenance, le rôle de l'enfant prodigue. Ma mère vint à moi:
—Il parle surtout de toi, me dit-elle. Dans son délire il t'appelait.
De cette prérogative je fus atterré. Pourquoi parlait-il surtout de moi? Pourquoi étais-je sa préoccupation principale et —j'allai d'un coup jusque-là, bouleversé de ma sacrilège audace —peut-être sa dernière préoccupation?
—Maman, criai-je enfin, ce n'est pas possible!
Mais je regrettai aussitôt cet élan involontaire. Ma mère était la vivante preuve que le danger n'existait pas, ou du moins pas encore. Sans doute je remarquais ses yeux cernés et ses joues blanches. Elle portait la trace des nuits de veille. Mais cette fatigue, dont elle livrait le détail par chacun de ses traits, était néanmoins comme inexistante: on sentait qu'une volonté supérieure la réduisait à rien ou l'utiliserait tant qu'il serait nécessaire. Et par un phénomène étrange, il y avait maintenant, dans sa façon de parler et de nous conduire, quelque chose, —je ne saurais préciser davantage, mais j'en suis certain, —quelque chose de l'autorité de mon père. Visiblement, sans le savoir, elle le remplaçait. Or, s'il y avait eu un danger, elle aurait montré sa faiblesse de femme, elle qui s'inquiétait si vite et parfois pour des riens, elle si prompte à écouter le bruit de l'orage pour allumer la chandelle bénite afin de nous préserver. Je ne voyais même pas la sainte lumière qui dans son regard veillait, comme la petite lampe d'autel dans le sanctuaire que la nuit envahit. Non, non, s'il y avait eu un danger, elle aurait demandé notre secours et de ma jeunesse je l'aurais soutenue.
—Quoi donc? répondit-elle à ma question, ce qui acheva de me redresser.
Elle n'y répondit pas autrement, comme si elle l'avait mal entendue, et d'une voix toute simple, d'une voix douce qui cherchait à ne pas causer de la peine, elle nous résuma ce qui s'était passé pendant notre longue absence:
—Il repose en ce moment. Votre tante Bernardine le garde: elle m'a beaucoup aidée à le soigner. Tout à l'heure je vous mènerai dans sa chambre. Vous ne pouvez vous imaginer l'effort qu'ont exigé de lui ces derniers mois. C'est de cela qu'il est tombé malade, quand il a été le maître du mal, quand sa tâche a été accomplie. Jusque-là je n'ai pu obtenir de lui qu'il se ménageât. Le jour, la nuit, on venait le chercher, on s'adressait à lui, comme s'il n'y avait que lui. Toute la ville attendait ses ordres, quêtait son assistance. On ne se fiait qu'à ses commandements, mais on exigeait de lui plus que ne le permettent les forces humaines, et il est allé au delà en effet. On ne lui a pas laissé un instant de répit. On le croyait plus dur que les pierres qui portent la maison; mais les pierres mêmes se brisent sous un poids trop lourd. Un soir, il y aura six jours ce soir, il est rentré avec un grand frisson.
Et presque tout de suite la fièvre s'est déclarée. Ah! s'il ne s'était pas autant surmené…
Elle s'arrêta, sans achever sa pensée; mais n'était-ce pas la suivre que d'ajouter après s'être recueillie:
—J'ai prévenu Etienne à Rome. Hier soir il m'a télégraphié qu'il partait. Je suis contente que son supérieur lui ait permis de partir. Le voyage est bien long: il faut compter presque vingt-quatre heures. A Bernard qui est si loin j'écris tous les jours. Et Mélanie prie pour nous.
Ainsi rassemblait-elle la famille dispersée autour de son chef. Je demandai:
—Pourquoi Mélanie ne vient-elle pas?
—Les Filles de la Charité ne rentrent jamais chez elles.
—Elles soignent les étrangers et ne pourraient pas soigner leur père !
—C'est la règle, François.
Du moment que c'était la règle elle ne récriminait pas, elle s'inclinait, elle acceptait, et moi, du moment que c'était la règle, mon premier mouvement était de m'insurger. Sa timorée quand il était là, voici qu'avec une présence d'esprit inaltérable, elle préparait ce qu'il fallait en cas de malheur et ne cessait pas de tendre toutes ses énergies devant ce malheur. Je connus la honte de n'avoir pas partagé ses angoisses et d'avoir prétendu me soustraire à la solidarité de la peine.
—La fièvre a diminué, reprit-elle, recherchant pour nous et pour elle tous les symptômes rassurants. Les premiers jours il a beaucoup déliré. Depuis hier, il est plus calme. Il suit lui-même la marche de son mal, je le vois et il n'en dit rien. Ce matin, il a demandé un prêtre. Notre ami, l'abbé Heurtevent qu'il a guéri, est venu.
Il suit lui-même la marche de son mal et il a demandé un prêtre: la pauvre femme ne liait pas ces deux phrases, tant elle estimait naturel le secours que l'on réclamait de Dieu. Mais moi, comment ne les aurais-je pas rapprochées? Et pour la troisième fois, je sentis la menace distinctement.
Nous entendîmes, sur le palier, le pas devenu pesant de tante Dine. Elle appela: Valentine, à mi-voix, et nous nous précipitâmes dans l'escalier.
—Oh! il va bien, expliqua-t-elle. Il est réveillé et te demande toujours dès que tu n'as pas là.
—Tu peux m'accompagner, dit ma mère à Louise.
Et se tournant vers moi, elle ajouta qu'elle me ferait prévenir à mont tour: il ne convenait pas d'entrer dans la chambre en trop grand nombre, à cause de l'agitation que nos présences risquaient de causer au malade.
Tante Dine, qui devait prendre beaucoup sur elle pendant ses gardes, explosa quand nous fûmes seuls:
—Ah! mon petit, si tu savais! Ils nous l'ont tué, ils nous l'ont tué sans pitié. Toute la ville était pestiférée et ne mettait plus son espoir qu'en lui. J'en ai vu, moi qui te parle, de ces gens- là avec leurs sales boutons sur tout le corps. Ils criaient comme des perdus, et quand ton père apparaissait à l'hôpital, ils se taisaient, parce qu'il l'exigeait, mais ils lui tendaient les bras. Ce qu'il en a guéri! C'est lui qui les a tous sauvés, lui et pas un autre. Et les fontaines fermées, et l'eau analysée, et les vêtements des morts brûlés, et le lazaret installé: un tas de mesures d'hygiène, quoi, tout ce qu'il y a de mieux. Il fallait voir comme il commandait tout ça! «Monsieur le maire, c'est impossible. —Demain, il faut que cela soit.» Sans lui, il n'y aurait plus personne aujourd'hui par les rues. Et maintenant, maintenant, c'est tout juste si l'on vient réclamer de ses nouvelles. Le bruit a couru qu'il avait attrapé le typhus, le dernier. Ils ont peur, et les voilà partis. Ah! les misérables!
Ainsi me traça-t-elle le tableau de la lâcheté et de l'ingratitude générales. Sur cette foule en désordre se détachait mon père. Déjà tante Dine entreprenait un autre sujet:
—Ta mère est admirable. Elle ne s'est pas couchée depuis le commencement du mal. Et elle reste calme. Tu as vu comme elle reste calme. Moi, je ne peux pas la comprendre.
Je voulus, puisqu'elle sortait de la chambre, là-haut saisir toute la vérité:
—Enfin, ma tante, est-ce que…
Mais je n'achevai pas, et déjà elle se jetait sur mon interrogation dont l'impiété m'avait brûlé la bouche, comme sur une injure adressée à l'arche sainte:
—Oh! non, non, non. Dieu nous protégera. Qu'est-ce que nous deviendrions, mon pauvre petit, qu'est-ce que nous deviendrions? Un homme comme il n'y a pas deux sur la terre.
Ce fut alors que Louise, descendue sans bruit, nous rejoignit, la figure bouleversée. Mon père m'attendait.
Je m'arrêtai à la porte de sa chambre, le coeur lourd. A cette oppression je ne pouvais douter que du drame intérieur de mon enfance et de mon adolescence, de ma courte vie déjà si importante, il était l'acteur essentiel. J'avais par lui vécu, mais je vivais contre lui. Du jour où je m'étais dérobé à son influence, à travers l'exaltation qui me transportait et me laissait néanmoins dans un état de malaise, je me sentais libre mais hors cadre. Dans quel état m'apparaîtrait-il ? J'en avais peur, et c'est pourquoi je demeurai un temps avant d'ouvrir. A mon départ, après l'avoir vu acclamé par toute une ville, j'emportais l'image de mon père appuyé à la maison, vainqueur certain du fléau comme il l'avait été jadis des fameuses courtilières, portant allègrement le poids de la cité en détresse, comptant sur l'avenir comme sur le passé, immortel en un mot, et que l'on pouvait ainsi tourmenter dans son autorité sans scrupules, et j'allais, dans une seconde, le retrouver comment? Il était là, derrière cette porte, immobile, cloué, humilié, ne conduisant plus les autres comme une troupe, se débattant pour son propre compte contre le mal sournois qui le consumait. De ce contraste certain j'éprouvais une sorte d'épouvante où il y avait, je dois le confesser, de l'horreur personnelle pour le spectacle d'un abaissement.
Or, il n'y avait ni abaissement, ni contraste. J'entrai et je le vis. Etendu dans ce lit de toute sa longueur, il semblait plus grand encore que debout: c'était incontestable. Du visage renversé en arrière sur le traversin, je découvrais surtout le front, le front immense, le front lumineux dans le jour que tamisaient les rideaux. La maigreur subite ne faisait qu'accentuer la fierté des traits. Rien ne trahissait l'angoisse ni la crainte, et pour la douleur, si sa marque y était, elle n'avait pas apporté avec elle une diminution. Il tenait les yeux clos, et parfois les ouvrait tout grands, d'une façon presque terrifiante. Quand donc les avais-je ainsi vus prendre l'empreinte des objets qu'ils regardaient? Avant les définitifs adieux de Mélanie, ils se fixaient sur ma soeur de cette manière, sur ma soeur qui s'en allait pour toujours et qu'ils ne reverraient plus.
Toute l'attitude, toute l'expression se ramassaient ou plutôt se raidissaient en un caractère suprême: il ne cessait pas de commander. Et ma première parole, ma parole unique fut une adhésion à son commandement.
—Père, dis-je au bord de son lit.
Je ne prononçai pas ce nom dans un sens de piété, mais parce que son ascendant me subjuguait, s'imposait à moi. Qui, dans cette chambre mal éclairée, envahie par une lourde odeur de remèdes, de sueur et de fièvre, par cette odeur complexe qui est déjà comme un signe avant- coureur d'agonie, je rentrais machinalement dans l'ordre, comme un soldat, prêt à déserter, reprend sa place dans le rang sous l'oeil de son chef. J'assistais à mon propre changement. Ce mysticisme où je m'étais complu et qui m'isolait dans l'univers se désagrégeait comme ces nuées que dissipent les premiers rayons de l'aube. J'apercevais ma dépendance, et toute la vérité de mes idées enfantines quand elles commençaient par faire le tour de la maison, et l'ancienneté, et la justice du pouvoir qu'exerçaient encore ces mains défaillantes dont les doigts pâles, rigides sur la couverture, serraient un petit crucifix que je n'avais pas remarqué tout d'abord.
J'avais cru parler haut, mais il n'avait pas dû m'entendre: il ne se retourna pas de mon côté. J'entendais sa voix basse —sa voix si sonore dans ma mémoire —qui chuchotait comme s'il récitait des litanies.
—Que dit-il? demandai-je tout bas à ma mère qui s'approcha.
—Vos noms, murmura-t-elle. Ecoute.
En effet, les uns après les autres, il nous énumérait. Déjà les noms des trois aînés avaient dû franchir ses lèvres: il prononça celui de Louise. C'était mon tour: il le passa et ce fut Nicole, puis Jacques. Cette omission me fut cruelle: à peine l'avais-je remarquée que mon nom vint, le dernier, détaché et mis à part. Alors je me souvins des odieuses insinuations de Martinod sur la préférence accordée à l'un de mes frères: je compris que nul de nous n'était le préféré, mais que pour l'inquiétude que j'avais causée, j'avais été l'objet d'une attention particulière. Et j'éprouvai l'envie irrésistible de lui révéler d'un seul coup le travail qui s'accomplissait en moi soudainement. Il se préoccupait avec tant de souci et même de respect de notre vocation. Il présumait qu'elle serait la base de notre vie tout entière. J'avais écarté systématiquement la mienne, pour attester ma liberté. Voici que je la retrouvais avec certitude. Et m'avançant un peu, je dis résolument:
—Père, je suis là. C'est moi. Là-haut j'ai réfléchi. Vous ne savez pas? je veux être médecin comme vous.
Là-haut? c'était inexact: par pitié ne fallait-il pas lui cacher la cause de mon revirement? Il ne me témoigna pas la joie que j'en attendais, et peut-être ne pouvait-il plus témoigner aucune joie. Peut-être un autre travail, le dernier, celui du détachement, s'accomplissait-il en lui. Il leva sur moi ses yeux un peu effrayants :
—François, répéta-t-il.
Et il tâcha de lever la main pour me la poser sur la tête. Bien que je me fusse penché, il ne put achever le geste et le bras retomba. Je m'agenouillai pour lui permettre de m'atteindre avec moins d'effort, mais il ne l'essaya même plus comme je l'eusse souhaité, et de cette voix basse qui m'avait tant frappé tandis qu'il nous appelait tour à tour, il articula distinctement:
—Ton tour est venu.
Ma mère qui se trouvait un peu en arrière se rapprocha pour me poser la question même que je lui avais posée:
—Que dit-il?
Instinctivement j'esquissai un mouvement, comme pour lui expliquer que je ne savais pas au juste. Cependant j'avais bien entendu, et après un instant d'hésitation le sens de cette phrase cessa de me paraître mystérieux. Je pouvais y voir un témoignage de confiance dans le passé : mon père n'avait pas admis ma trahison, mon affranchissement, il était sûr que je lui reviendrais, il comptait sur moi. Mais dans sa forme d'outre-tombe elle signifiait bien autre chose dont je fus bouleversé: c'était la couronne royale de la famille que mon père tendait à ma faiblesse en m'invitant à la porter après lui, puisque je serais sur place son continuateur, son héritier. A cela je n'avais point pensé.
Ma mère comprit-elle l'émotion qui me courbait les épaules et me brisait? Elle m'assura que j'avais besoin d'une collation après ma longue course au grand air et m'accompagne jusqu'au seuil.
—Valentine, murmura le malade.
—Mon ami, je ne te quitte pas.
Et elle m'abandonna pour aller à lui.
Mais je ne sortis pas de la chambre, et j'assistai à un drame quasi muet, obscur en apparence et dont l'éloignement n'a fait qu'augmenter la clarté pour moi.
Mon père commença par cette invitation:
—Ecoute.
Il ne regardait personne à ce moment-là; ses yeux se fixaient au- dessus de lui, au plafond. Cependant il ne se pressait pas de parler: il se recueillait. J'étais dans une angoisse sans nom. Je devinais que ma présence l'avait ébranlé et qu'il rassemblait ses idées sur la destinée de la famille. Ce qu'il allait dire à ma mère, ce seraient ses dernières volontés sans nul doute. N'avais-je pas le droit de les entendre, puisque mon tour était venu?
Ma mère, aussi, l'avait deviné peut-être. Elle se tenait au bord du lit, penchée, et le drap qui pendait, où son genou s'appuyait, remuait un peu. Je suis sûr de l'avoir vu remuer: était-ce ce genou qui tremblait? Et puis, je ne vis plus qu'un visage.
Mon père continuait de se taire. Je percevais la plainte monotone de la fontaine dans la cour. Ma mère, tendrement, le pressa:
—Mon ami, mon cher ami…
Il était en pleine lucidité. Il avait suivi lui-même la marche de son mal, il savait exactement où il en était.
Alors il parut sortir des pensées où il s'abîmait. Il tourna un peu la tête et regarda ma mère de ce regard un peu terrifiant, qui était trop profond.
—Valentine, répéta-t-il simplement.
—Tu avais quelque chose à me dire?
Avec une infinie douceur il murmura:
—Oh! non, Valentine, je n'ai rien à te dire.
Il avait voulu, j'en suis assuré, lui recommander l'avenir de la maison, et un regard avait suffi à l'en détourner. Rien que par ce regard, il en avait compris l'inutilité. Celle qui était là, près de lui, n'était-elle pas sa chair et son coeur? Tant d'années passées ensemble, jour après jour, sans une contradiction, sans un nuage, ne les liaient-elles pas indissolublement? Qu'est-ce qu'une parole, contre cela, pourrait valoir? Un plus grand témoignage d'amour fut-il jamais rendu à une femme que ce silence, cette confiance, cette paix ?…
Après des minutes si hautes, je connus cette forme de la lâcheté humaine qui nous fait éprouver une sorte de soulagement hors de la présence du malheur. Je sortis de la chambre. Grand-père descendait de la diligence avec Nicole, déjà grandelette et sérieuse, et Jacquot, plus léger de cervelle et dont les douze ans ne s'aggravaient encore d'aucun pressentiment. Il surveilla avec méfiance le transport de sa caisse à violon et de ses almanachs: lui-même ne consentit pas à lâcher sa collection de pipes. Tante Dine voulut s'occuper en personne des gros bagages. Malgré l'âge et un commencement de déclin, elle s'imposait une besogne de servante. L'effort physique, seul, parvenait à la distraire, et le chagrin se traduisait chez elle par un redoublement d'activité.
Une fois dans la maison, grand-père y erra comme une âme en peine. Il tournait autour de la chambre du malade, sans demander à y pénétrer. Il n'osait pas s'informer et, dans son incertitude, il se plaignait à tout le monde:
—Je deviens vieux. Je suis vieux.
Ils se revirent, mais je n'assistai pas à leur entrevue. Est-il nécessaire d'y avoir assisté pour deviner ce qu'elle du être et que le fils, inévitablement, y soutint le père? Si notre vie ne puisse pas dans un coeur religieux la ferveur d'une constante ascension, ne demeure-t-on pas tel qu'on fut? Aux uns le fardeau, aux autres l'assistance. Et le voisinage de la mort même n'intervertit pas les rôles.
Quand le soir vint, grand-père, qui se traînait d'une pièce à l'autre en se lamentant, me proposa timidement de sortir.
—C'est une bonne idée, approuva tante Dine qui le connaissait. Et voici deux ou trois commissions pour la pharmacie et l'épicerie.
Il manifesta une satisfaction enfantine de rendre service et je ne refusai pas de l'accompagner. Après la solitude de la montagne et ce silence qui remplit la nuit, nous retrouvâmes avec un plaisir secret les rues éclairées et le mouvement de la population. L'épidémie était définitivement enrayée: après les mesures sanitaires ordonnées ne subsistait plus aucun péril. Réveillée de son cauchemar, la ville se livrait à des transports de joie qui étaient sa revanche contre la terreur. Je l'avais vue dans l'épouvante chercher en hurlant son salut dans un homme, et je la retrouvais dans une ardeur et une insouciance de fête. Une douceur d'automne flottait comme un parfum. Les boutiques brillaient, les trottoirs regorgeaient de promeneurs et les cafés débordaient jusque sur la chaussée. Les femmes portaient les robes claires qu'elles n'avaient pu montrer de tout l'été et, pimpantes dans leurs toilettes fraîches, transformaient la saison en un tardif printemps. Au sortir de tant de deuil on jouissait de la vie et le convoi des morts courait la poste.
J'étais le fils du sauveur, je m'attendais à la faveur populaire, et l'on évitait notre approche. Je ne tardai pas à le remarquer. La rencontre de ce vieillard et de ce jeune homme contraignait au souvenir du bienfaiteur et, partant, à celui des mauvais jours qu'on avait traversés. Personne ne s'en souciait évidemment. Nous eussions aimé à causer de tant d'infortunes, et nul ne nous en fournissait l'occasion. Enfin quelqu'un nous aborda, et ce fut Martinod, Martinod la bouche en coeur et la barbe lisse, qui, sans me donner le temps de l'écarter, nous parla de mon père avec admiration, avec éloquence, avec enthousiasme. Il lui rendait pleine et entière justice, il célébrait son courage, son talent d'organisation, sa valeur médicale, son art merveilleux de diriger les hommes. Je m'étais résolu, en l'apercevant, à lui tourner le dos avec mépris, et voici que, plein de reconnaissance, je buvais ses paroles et j'oubliais ses calomnies, ses basses manoeuvres, ses menées souterraines qui avaient failli briser l'unité de la famille. J'aurais dû chercher sur son visage la marque imprimée par la main de mon père, et je consentais à écouter ses louanges effrontées. J'étais encore trop ingénu pour deviner ce qu'il préparait.
Glus et Mérinos, toujours inséparables, qui nous croisèrent ensuite, consentirent à nous entretenir d'eux-mêmes et des cruelles épreuves dont ils avaient avantageusement triomphé. Nous essayâmes de citer le pauvre Cassenave et le malheureux Galurin, mais ils glissèrent sur ce sujet de conversation pour nous annoncer qu'ils composaient l'un une Marche funèbre et l'autre une Danse macabre en commémoration de ce typhus historique. Je n'ai jamais appris qu'ils les eussent achevées.
Quand nous rentrâmes, un peu ragaillardis par cette agitation, nous trouvâmes à la porte Mariette, la cuisinière, fort irritée et indignée. Elle nous servait depuis plus de vingt ans et ne se gênait avec personne. Le petit médecin qui, jadis, m'avait visité pendant ma pleurésie, avait tenté de lui mettre un louis dans la main en la priant de donner son nom et son adresse aux malades, aux clients qui continuaient d'affluer à la maison, et d'un geste vif elle lui avait jeté son or à la tête.
—Le vilain individu! certifia tante Dine qui de l'escalier saisit l'aventure. Ah! ils sont bien tous les mêmes!
Et je cessai de nier l'existence de ces ils qui nous entouraient et nous savaient menacés.
Un peu plus tard dans la soirée, et guère avant l'heure du dîner, comme on sonnait, j'allai ouvrir, pensant que peut-être mon frère Etienne, prévenu la veille, nous arriverait de Rome. Je reconnus en face de moi, dans l'ombre, —car la lampe du vestibule n'éclairait que faiblement au dehors, —l'un de nos pauvres habituels, ce Oui- oui, au chef toujours branlant. Je le savais survivant, tandis que la Zize Million avait emporté dans la tombe ses rêves de fortune. Pourquoi venait-il un autre jour que le samedi réservé aux aumônes?
—Attendez, lui dis-je, je vais chercher de la monnaie.
Mais il me retint par le bras presque familièrement.
—Oui, oui, commença-t-il. C'est pas ça.
—Et quoi donc?
—Oui, oui, il m'a guéri, vous comprenez. Alors, c'est pour savoir, oui, pour savoir comment il va.
Reconnaissant, il accourait aux nouvelles. Je me radoucis pour lui répliquer:
—Toujours la même chose, mon ami.
—Ah! ah! oui, oui, tant pis.
Pourquoi ne s'en allait-il pas? Espérait-il par surcroît un peu d'argent? Tout à coup, à la façon d'un bègue qui a réussi à s'emparer d'une phrase et la brandit, il me déclara presque sous le nez:
—Celui-là, c'était un homme. Oui, oui.
Et il se perdit très vite dans l'obscurité. Je regardai l'ombre où il s'était engouffré et brusquement je fermai la porte, trop tard, car j'avais l'impression que quelqu'un était entré, quelqu'un d'invisible, qui prenait le chemin de l'escalier, du corridor, de la chambre. Je voulus crier et aucun son ne me sortit de la bouche. Et je pensais que, si j'avais crié, on m'aurait cru fou. Je restai là, paralysé, sachant qu'on m'avait précédé à l'intérieur de la maison et que je ne pouvais pas chasser celle qui était là, devant moi, celle qui ne sortirait plus, celle qui montait sans bruit et dont personne ne soupçonnait la présence réelle.
Ce que j'avais entrevu sans l'admettre encore, voici que j'en comprenais le sens véridique, l'irréparable. Ce vieux pauvre bégayant avait dit: c'était un homme. Il parlait de mon père au passé, il parlait de mon père comme si mon père n'était plus. Et cette présence invisible qui avait profité de la porte ouverte, c'était donc la mort. Pour la première fois elle m'apparaissait agissante, pour la première fois —il n'y a pas d'autre mot —elle m'apparaissait vivante. Jusqu'alors je n'avais pas attaché d'importance à ses actes. Et, dans mon horreur et mon impuissance, je laissai pendre mes bras inutilement le long de mon corps. Autrefois, quand nous étions menacés de perdre la maison, j'étais né au sentiment inconnu de la douleur, je naissais maintenant au sentiment de la mort. Et la cruauté de la séparation, je l'éprouvais avant qu'elle ne s'accomplît.
Comme autrefois, je m'enfuis dans le jardin où la nuit m'avait précédé et je me couchai sur la pelouse. La terre était froide et semblait me repousser. Le vent, qui s'était levé, tordait les branches des châtaigniers. Elles craquaient en poussant des plaintes. Un des arbres surtout, celui de la brèche, ne cessait pas de gémir et je m'attendais à le voir tomber. Je me rappelais ceux que j'avais vus après un orage, dans la forêt de l'Alpette, étendus sur le gazon, et si longs que de leurs racines à leur cime l'oeil s'étonnait de les mesurer. Et je me rappelais encore cette gravure de ma Bible qui représentait les hauts cèdres du Liban, gisant sur le sol: ils étaient destinés à servir à la construction du temple de Jérusalem.
Et après les arbres, comme les poutres de la toiture grinçaient, ce fut l'écroulement de la maison que j'attendis. Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'elle s'écroulât, puisque mon père mourait?…
IV
L'HÉRITIER
Ces douleurs-là ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un voile…
Je reprends donc ce récit au moment où la vie ordinaire recommence. Le premier repas de famille en consacre la continuation, après qu'ont cessé les allées et venues de parents et d'étrangers, et tout le désordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frère Etienne, accouru de Rome, est reparti pour y achever ses études théologiques. Mélanie, en se penchant davantage sur toutes les misères de l'hôpital où elle sert, épuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, à distance, a, d'un bref câblogramme où nous avons pu mesurer son attachement, accusé le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons nous compter comme des blessés après la défaite.
La cloche a sonné et il nous faut gagner la salle à manger. Voici grand-père qui rentre de sa promenade: il s'est courbé et cassé, il s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal à lui-même:
—Ah! soupire-t-il, essoufflé, j'ai cru que je n'arriverais jamais jusqu'à la maison.
Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous étions petits. Mais avons-nous cessé de dire: la maison? Je le vois si faible et si vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et sur le lac, du temps où nous allions bien tranquillement tous les deux à la conquête de la liberté. Dépassant la mesure dans ma transformation, voici que je l'observe, avec une commisération excessive qui est presque du mépris.
Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas? argumente et discute; elle discute et argumente sur l'utilité des fortifications et des armes, et leur destruction lui paraît un jeu. Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes? Ainsi pouvions-nous parler de nos désirs et de nos rêves, et de la cité future, et surtout de notre chère liberté. Nous le pouvions, et maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous défend et que nous sommes face à face avec la vie, avec notre propre destinée. Il n'est plus, grand-père, celui qui pour toute la famille montait la garde aux remparts.
Tante Dine achève de mettre le couvert. Elle est bien âgée pour s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de repos.
—Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire.
Mais elle proteste et gongonne, et se met à pleurer tout fort:
—Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je travaille.
Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra à l'office que Mariette, parce que notre situation est changée? Chacun de nous devra y mettre du sien, et tante Dine, à son habitude, prend de l'avance.
Louise n'a plus sa gaieté. Elle entre, en tenant par la main sa soeur Nicole qu'elle protège. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs cheveux blonds avec plus de tendresse? Songerais-je déjà à leur avenir plus incertain? Jacquot, peu surveillé ces derniers temps, n'a pas été sage, mais voilà ma mère qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute qu'elle penserait à le gronder. Il s'étonne, il obéit. Et maintenant il faut s'asseoir autour de la table.
Ma mère a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant dans sa démarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle nouvelle autorité, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne vers grand-père qui la suit:
—C'est à vous de le remplacer.
Et elle désigne, en face d'elle, la chaise de mon père.
—Oh! pas moi, refuse grand-père en s'agitant. Valentine, je n'irai pas là. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bête.
Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera céder. Alors ma mère lève sur moi ce regard calme et effrayé ensemble qu'elle a depuis… depuis qu'elle est veuve:
—Ce sera toi, dit-elle.
Sans un mot je m'assis à la place de mon père, et de quelques instants il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle était la transmission du pouvoir.
J'ai comparé la maison à un royaume, et la suite des chefs de famille à une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait à moi-même. Ma mère exerçait la régence et je portais la couronne. Et cette couronne, voici que j'en connaissais à la fois le poids et l'honneur. Comme j'étais né précédemment à la douleur et à la mort, je naissais au sentiment de ma responsabilité dans la vie. Je ne sais, en vérité, si je puis comparer à ce sentiment qui m'envahissait aucune autre émotion. Il me perçait le coeur de cette flèche aiguë et cruelle que l'on attribue généralement à l'amour. Et de ma blessure jaillissait, comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes jours. Ce sang-là, loin de diminuer les forces de la vie, se répandrait pour la défense éternelle de la race.
Avant que j'eusse atteint l'âge d'homme, le grand combat qui se livre immanquablement dans toute existence humaine entre la liberté et l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices exigés pour durer, s'était livré en moi par anticipation. Un précepteur aimable et dangereux m'avait révélé à l'avance le charme miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil même qui croit nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop énervant ne me retiendrait jamais plus tout à fait. Ma vie était fixée désormais à un anneau de fer: elle ne dépendrait plus de ma fantaisie. Je ne tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchaînées. Mais ces chaînes-là, tout homme les reçoit un jour, qu'il monte effectivement sur le trône ou que son empire ne soit que d'un arpent ou d'un nom. Comme un roi, j'étais responsable de la décadence ou de la prospérité du royaume, de la maison.
A quelques jours de là, puisque je commençais mes études de médecine, je dus partir, moi aussi, momentanément. Cet éloignement me déchirait : dans le zèle de mon rôle nouveau, je voulais croire ma présence indispensable à ma mère. N'était-elle pas toute brisée par la perte de celui qui était sa vie? Son calme, pourtant, m'étonnait, et aussi la clarté de son jugement, et cette mystérieuse autorité nouvelle que chacun sentait. Aux obsèques, Martinod avait sollicité l'honneur de prononcer un discours pour rappeler aux assistants le dévouement de mon père, et elle s'y était refusée. Pourquoi décourager cet adversaire repentant? J'aurais volontiers émis un avis contraire. Et peu après nous apprîmes que Martinod, songeant à reconquérir la mairie, avait compté pour sa popularité sur cette exploitation de la mort. Les ils de tante Dine ne désarmaient pas. Ils ne désarmaient jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient ni duper ni endormir.
Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et Jacquot. Grand-père ne pouvait plus compter. Il déclinait maintenant de jour en jour. Lui qui avait affiché tant d'horreur pour les clôtures, s'informait presque chaque soir si les portes étaient bien fermées au verrou. Que craignait-il? Une fois, comme il sortait d'un demi-sommeil, il réclama son père avec insistance. Tante Dine l'en reprit un peu rudement:
—Tu sais bien qu'il est mort depuis trente années.
A notre stupéfaction, il répliqua aussitôt:
—Mais non, pas celui-là, l'autre.
—L'autre? que veux-tu dire?
—Celui qui était là tout à l'heure.
Et il montrait la direction du cabinet de consultation.
Nous comprîmes alors que son cerveau commençait de brouiller les générations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon père, tout naturellement, était devenu son père.
Très troublé par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui.
Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberté.
La veille de mon départ, j'avais rejoint ma mère dans sa chambre. Je désirais de lui apporter du courage pour notre séparation, et j'étais plus troublé et plus faible qu'elle.
—Je reviendrai, disais-je, définitivement. Et je tâcherai de le continuer.
Nous ne le désignions pas davantage entre nous.
—Oui, me répondit-elle, ton tour est venu.
Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tête appuyée à son épaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, elle me rassura:
—Ecoute: il ne faut pas être triste.
Etait-ce elle qui parlait ainsi? Surpris, je me redressai et la regardai: son visage consumé par l'épreuve, ciselé par la douleur du plus profond amour, était presque décoloré. Toute son expression lui venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait changé et vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermeté insaisissable qu'elle communiquait à son entourage sans qu'on sût comment.
—Ne t'étonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si désespérée la première nuit que j'ai supplié Dieu de me prendre. J'ai crié vers Lui, et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes pas séparés, vois-tu, nous marchons vers la réunion.
Sur la table à ouvrage, à côté d'elle, était posé un livre d'heures. Je le pris machinalement et de lui-même il s'ouvrit à une page qu'elle avait dû bien souvent relire.
—Lis à haute voix, m'invita-t-elle.
C'était la prière des agonisants, qui se récite pendant qu'entre la mort:
« Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout- puissant qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous; au nom des Anges et des Archanges, au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des Puissances, au nom des Chérubins et Séraphins, au nom des Patriarches et des Prophètes, au nom des saints Apôtres et Evangélistes, au nom des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans la paix, et votre habitation dans le saint Lieu!…»
Tout le ciel est convié pour recevoir l'âme à qui s'ouvre la porte de la vie.
Nous ne sommes pas séparés, nous marchons vers la réunion: je compris le sens de ces paroles.
Dans le silence qui suivit ma lecture, je perçus de nouveau la plainte régulière de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la confiance de mon père quand, prêt à parler, cette confiance lui avait fermé la bouche. Qu'aurait-il dit à ma mère qu'elle eût ignoré de lui ? Elle achèverait son oeuvre, puis elle irait le retrouver. C'était si simple, et c'est pourquoi elle était paisible.
Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui même recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir survécu à son neveu. Et quand ma mère la reprenait doucement sur cet excès de zèle, elle protestait avec des larmes comme pour réclamer une faveur.
Comme on voit le soir, peu à peu, sur les pentes, s'allumer les feux des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par delà notre horizon même, et jusqu'au bout du monde, et jusque par delà le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les présents, pour Mélanie au chevet des pauvres, pour Etienne à Rome, et pour Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus haut ils brillaient encore.
Et il me sembla que les murs dont j'avais déploré l'étroitesse pendant mes années d'adolescence, pendant ma course à la liberté, s'ouvraient d'eux-mêmes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier? Partout où j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes souvenirs d'enfance, avec le passé, avec ma douleur, avec ma dynastie. Partout où j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau de ma terre, comme si j'avais été pétri avec son limon ainsi que Dieu fit du premier homme.
Ce soir-là, veille de mon départ, ma foi dans la maison fut la foi dans la Maison Eternelle où revivent les morts dans la paix…
Avril 1908 —Décembre 1912.