La maison
Cette aventure nous dégoûta de notre forêt, et nous fréquentâmes des bois plus modestes et moins troublés, de préférence situés sur les fonds communaux, ce qui réjouissait grand-père dans sa haine des propriétés privées. La propriété, pour lui, était un grand obstacle au bonheur des hommes, mais j'hésitais à me ranger à cet avis; j'aimais assez à posséder, de quoi il se moquait.
Ainsi qu'il s'y était engagé lors de ma première promenade, il me communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied rebondi, au dôme couleur de la châtaigne un peu avant sa maturité, l'oronge pareille à un oeuf dont on vient de briser la coquille, la jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en goûtait bien d'autres espèces qu'il déclarait volontiers inoffensives. Je le vis mordre, comme le curé dont il m'avait conté l'histoire, dans un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont l'entaille prend aussitôt l'apparence d'une affreuse plaie. Dressé par les craintes contagieuses de tante Dine, j'étais persuadé que ses lèvres ne tarderaient pas, elles aussi, à bleuir. Je le regardai avec terreur et curiosité, pour suivre les fâcheux symptômes. Mais il digéra son poison à merveille:
—Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de curé, pour une fois, avait raison. La nature est une mère pour nous.
Fort de cette expérience, je cueillis aux buissons des baies rouges qui étaient fort plaisantes à l'oeil, et j'eus de fortes coliques. Grand-père devait être un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, méfiante, ne manquait pas de s'écrier:
—Encore ces horreurs!
Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement comestibles, qu'elle excellait à faire sauter au beurre ou à préparer, en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, relevés d'un filet de vinaigre. Ainsi accommodés, les petits bolets, frais, blancs et craquants, embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'étais mis à en manger.
De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais à les brouter dans la main pleine, comme les chèvres font du sel qu'on leur présente. Il est vrai qu'on m'avait défendu les crudités: la notion du devoir commençait de s'altérer en moi, et je préférais m'en tenir à la nature maternelle que vantait mon grand-père et qu'il suffit d'invoquer pour être servi à souhait. Grand-père la célébrait sans cesse. Il lui adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du chapelet que récitait tante Dine et ma mère. Et il profitait de toutes les occasions pour me prêcher l'aversion des villes et la douceur des champs. Les cités, comme il disait, regorgeaient de gens féroces et cupides qui s'entre-tuaient pour une pièce de monnaie, tandis qu'au village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les uns les autres d'un coeur fraternel.
Un jour, nous fûmes invités par un paysan qui nous offrit sa tonnelle à demi défoncée pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose avec la crème du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets frugal et innocent. Nous en fîmes un mélange si savoureux que je fus incliné à croire aveuglément désormais au bonheur universel, pourvu, toutefois, que l'on consentit à abandonner les cités infectées de pestes et de lèpres. A la campagne, tous les hommes étaient bons, obligeants et libres par surcroît. Nous n'avions plus d'ennemis. Les ils de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille femme. Elle avait des idées étroites, elle ne s'élevait pas, comme grand-père, au-dessus des petits détails quotidiens. J'étais pacifique, j'étais béat, j'étais désarmé. Et je connaissais la fleur des plaisirs champêtres, dont je n'ai jamais perdu le goût.
—Bourrez-vous, nous persuada notre hôte familièrement. Le docteur m'a guéri d'un chaud et froid.
Nous devions à mon père cet accueil, mais nos préférions le supposer habituel, pour la vérification de nos théories. M'étant trop bourré en effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-père aggrava par sa mauvaise humeur.
—Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus débarrassé.
Je compris ce que signifiait le conseil et résolus de garder prudemment un silence qui protégeait la fantaisie de nos excursions à venir. Nous rentrâmes en retard: l'inexactitude me paraissait d'une désinvolture élégante. Pourquoi dîner à une heure plutôt qu'à un autre ? Et même on peut ne pas dîner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac de crème et de fromage blanc. Grand-père expliqua d'où nous venions et vanta en termes parfaits l'hospitalité paysanne.
—Ah! s'écria mon père, vous êtes tombés chez cette fripouille de Barbeau. Je crois bien que je l'ai tiré de la mort. Il vit surtout de braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas nette.
J'estimai qu'il traitait bien sévèrement un homme si poli et si généreux. Nous retournâmes chez Barbeau, et nous y fûmes reçus par sa femme. C'était une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui ne trouva à nous offrir qu'une méchante croûte de gruyère, de quoi nous fûmes dépités. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aîné était facteur à la ville, le second employé à la gare, et quant au troisième, oh! oh ! il gagnait des mille et des cents:
—Garçon d'hôtel à Paris, monsieur Rambert, garçon d'hôtel meublé. Il nous envoie de l'argent.
—Vilain métier, observa grand-père.
—Il n'y a pas de vilain métier, affirma la vieille. Le tout est de ramasser de la monnaie.
—Et comme ça, il ne vous en reste point?
—Bien sûr que non qu'il n'en reste point! Pour manger des châtaignes et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, voyez-vous, je crache dessus.
Et la mégère, en effet, cracha sur le blé déjà haut et d'un vert décoloré prêt à se muer en or, qui touchait à sa masure. On eût dit qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante.
Je ne pensais pas que ces épis, c'était la farine qu'on bénit avant de la pétrir, le pain dont mon père n'entamait pas une miche sans y tracer le signe de la croix. Je vis là surtout une geste malpropre, et du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir.
—Allons-nous-en, me dit grand-père brusquement.
Le discours de la mère Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas mal au coeur cette fois-là.
A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps la vie agricole et consentit à me conduire vers le lac que nous n'avions pas encore exploré. Il m'y conduisit sans enthousiasme.
—C'est une eau fermée, prononça-t-il avec mépris.
Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappé et je ne lui attribuais aucun sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposée, le lac semblait ne plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je n'y avais pas pris garde. La dédaigneuse définition de grand-père me fit imaginer par contraste une immensité libre. Plus tard, quand j'ai vu enfin la mer, —c'était à Dieppe, du haut des falaises, —je n'ai pas eu de surprise: ce n'était qu'une eau ouverte.
—Veux-tu naviguer? me proposa grand-père un jour.
Si je le voulais! Je le désirais d'autant plus que cette expédition représentait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituée à la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en bateau à la suite de la chute qui avait provoqué ma pleurésie. Ils craignaient à la fois l'humidité et ma maladresse. J'étais, une fois de plus, l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mère. La demoiselle aux ailes d'or qui m'entraînait, c'était déjà mon bon plaisir.
Nous prîmes un canot et sortîmes du port. Grand-père, qui se servait des rames avec irrégularité, ce qui ne me rassurait guère, ne tarda pas à les lâcher et nous laissa dériver.
—Où allons-nous? demandai-je un peu inquiet.
—Je n'en sais rien.
L'incertitude ajoutait au mystère de l'eau. Je m'amusai à tremper mes mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une sensation mélangée, mais très excitante.
Que pouvaient signifier ces brefs éclairs d'argent qui s'allumaient à la surface pour s'éteindre aussitôt? Autour de leur étincelle morte un cercle naissait, qui s'élargissait en finissait par se perdre. C'étaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus rapproché, montra sa petite bouche et les écailles luisantes de sa tête. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin.
Quand il soufflait un peu de vent, grand-père me faisait asseoir au fond du bateau, sur les planches qui étaient bien un peu mouillées. De là, comme je n'étais pas haut, je n'apercevais plus guère que le ciel. Je découvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'éther aux beaux jours. Immobile, tandis que grand-père rêvait, j'étais heureux. Je m'habituais à être heureux excessivement, sans savoir pourquoi, comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but.
Grand-père se liait aussi avec des pêcheurs qui posaient leurs filets.
—Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la campagne. En retirant l'homme des cités, ça le rapproche de l'heureux état de nature.
Par eux, nous connûmes les moeurs de la truite, de la perche, du vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse à l'égal de la chair rose du saumon.
—Eh! eh! lui confia l'un de ces braves gens avec allégresse, tout mon ombre est retenu par l'hôtel Bellevue. On y bamboche le jour et la nuit. Parlez-moi de ces clients-là.
Ainsi j'étais initié à la vie de la terre et de l'eau. Grand-père commençait de s'intéresser à mes progrès dans l'amitié de la nature. Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherché. Le premier, maintenant, je tournais le dos à la ville, franchissais les barrières, traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en héritier, en infant digne d'être un de ces rois fainéants qui possèdent le monde. Et comme nous avions gravi péniblement, sous la chaleur de juillet, un monticule d'où l'on dominait la plaine, et la forêt et le lac, il se mit à rire du bon tour qu'il préparait:
—Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de propriétaire plus riche que moi, entends-tu.
Ce langage ne m'étonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du mien qui sépare la richesse de la pauvreté.
—Cette eau, ces bois, ces prés, continuait-il, tout cela est à moi.
Je ne m'en occupe jamais, et c'est à moi tout de même.
Et, pour m'investir, me couronnant la tête de sa main, il acheva:
—C'est à moi, et je te le donne.
Ce fut un sacre gai et sans cérémonie. Tous les deux nous nous amusions de cette idée. Malgré nos rires, cependant, j'avais l'impression très nette que le monde m'appartenait en effet. D'un petit destin borné je ne voulais plus.
Comme nous redescendions de notre belvédère, nous croisâmes sur le chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, et sur la tête un chapeau orné de cerises rouges. Son ombrelle un peu penchée en arrière servait d'auréole ou de fond au visage qui était délicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes déployées. Cependant je ne l'eusse pas remarquée, si grand-père ne s'était arrêté, cloué par l'admiration, et n'avait dit tout haut:
—Oh! ce qu'elle est belle!
Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit à cet hommage trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien oublié de cette vision, pas même les cerises. Je faisais d'ailleurs mes réserves: elle me paraissait déjà âgée, peut-être trente ans. C'est un âge avancé aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son teint de fleur, je pensais à l'aveu du Rossignol dont m'était venue, un jour que je lisais les Scènes de la vie des animaux, tant d'instable mélancolie: Je suis amoureux de la Rose… Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Et pour la première fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une femme inconnue à l'amour plus inconnu encore.
A la suite de cette rencontre, grand-père m'emmena sur un coteau boisé où nous n'étions jamais allés, et qu'il m'avait représenté comme dénué d'agrément lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait traverser une rivière avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, il s'absorba en lui-même et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon à l'écart, proche une maison de ferme et dissimulé dans une clairière.
—C'est là, dit-il.
Je comprenais qu'il ne s'adressait pas à moi. Ce pavillon à un étage me parut dans un piteux état. Le toit manquait d'ardoise, une galerie circulaire pourrissait. On avait dû l'abandonner depuis longtemps. Grand-père se réjouit de cet aspect délabré et inhabitable, ce qui m'eût davantage étonné s'il ne m'avait pas accoutumé à ses bizarreries.
—Tant mieux, murmura-t-il: il n'y a personne.
Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui m'ennuya et qui aboutit à un petit interrogatoire sur le pavillon.
—C'est bon à brûler, déclara le paysan.
—Autrefois, insinua grand-père, il y avait du monde.
—Autrefois, il y a bien des années.
Grand père eut l'air d'hésiter à continuer l'entretien, puis il reprit :
—Oui, il y a bien des années. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame?
Je songeai aussitôt à la dame en blanc au chapeau de cerises et je l'évoquai dans cette clairière à la porte du pavillon. Déjà mon imagination travaillait sur un nouveau thème.
—Oh! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuillerée qu'il tenait à la main, les femmes, je m'en f…
Les yeux de grand-père s'injectèrent de fureur, et je crus qu'il allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la séance incontinent sans un mot de plus. Mais, en s'en allant, il me prit à témoin de la grâce du lieu:
—Tout de même, ici, comme c'est doux et sauvage! Les arbres n'ont pas changé. Il n'y a qu'eux.
Je n'ai jamais su l'aventure du pavillon. Mais, un jour que nous passions devant le château branlant du colonel, un autre souvenir, moins direct sans doute, lui revint à la mémoire, et, sans préparation, il me raconta:
—On l'appelait la belle Alix.
—Qui ça, grand-père?
—Elle a demeuré là. C'était sous l'Empire.
—Vous l'avez vue, grand-père?
—Oh! moi, non. C'est trop ancien. Je parle de l'Empereur premier. Ceux qui l'ont vue, c'étaient des vieux quand j'étais jeune. Ceux qui l'ont vue, rien qu'à dire son nom, éclataient d'orgueil.
Et ces brèves évocations disposaient pour moi un beau voile romanesque sur nos promenades qui étaient arrivées comme des histoires.
Il ne s'étendit jamais sur l'une ou sur l'autre, comme je m'y attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-là pour en exagérer l'importance. Sauf la dame blanche au chapeau de cerises, qui ressemblait peut-être, qui ressemblait sans doute à quelque lointaine image de son passé, il saluait les femmes le plus honnêtement du monde et ne se permettait sur elles aucune réflexion. Quand je lus, quelques années plus tard, un soir de collège, le fameux passage de l'Iliade sur les vieillards troyens disposés à pardonner à Hélène à cause de sa beauté, semblable à celle des déesses immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homère, je me revoyais aux côtés de mon grand-père sur le chemin par où venait à nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j'ai donné le nom d'Hélène à cette inconnue.
Grand-père, qui prenait goût à notre amitié, consentit à m'accueillir dans la chambre de la tour. Il ne s'y occupait d'ailleurs point de ma présence, tantôt m'enveloppant de la fumée de sa pipe, et tantôt jouant de son violon dont les sons se mêlaient pour moi à la forêt, au lac, aux retraites perdues que nous connaissions. Là je continuais ma vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours de ce lumineux été prédit par Mathieu de la Drôme, je regardais la pluie tomber et l'horizon se désagréger, bercé et amolli par ce spectacle de l'inutilité des choses. Quand le couchant était pur, je voyais le soleil se projeter dans l'eau du lac en colonne de feu qui, peu à peu, se changeait en glaive, puis se réduisait à un point d'or, reflet de la petite étoile, posée sur l'épaule de la montagne, que le soleil était devenu une seconde avant de disparaître. Le soir, après dîner, j'obtenais la faveur de suivre les constellations dans le télescope. A cause de l'orientation de sa chambre précédente qui était tournée vers le sud, grand-père, je l'ai dit, ne connaissait qu'une moitié du ciel et se refusait à déchiffrer l'autre. C'est pourquoi je ne suis familier, la nuit, qu'avec Altaïr et Véga, Arcturus et l'Epi de la Vierge, qu'on aperçoit au sud en juillet. Il fallait me pencher pour distinguer Antarès au bord du toit. Les autres mois, tout se brouille à mes yeux, et de même si je fixe le nord.
La maison applaudissait à mon nouveau régime. Plus d'une fois mon père avait demandé à grand-père:
—Vraiment, le petit ne vous gêne pas?
—Oh! pas du tout, répondait invariablement grand-père.
Et mon père lui exprimait sa gratitude pour ma santé recouvrée. Tante Dine déclarait que je n'avais plus ma figure de papier mâché et me frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mère voyait dans l'affection de mon grand-père un gage de paix et de réconciliation. Pour moi, la vie s'était modifiée insensiblement. Le collège, les devoirs, l'émulation, la régularité, le travail, tout cela n'existait plus. Il n'y avait qu'à tourner le dos à la ville et à s'abandonner à la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais expliquer, à la fois nettement et confusément, confusément dans mon esprit et nettement pour la pratique.
Cependant, au retour de nos promenades, grand-père, assez souvent, se contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du côté de la cité maudite.
IV
LE CAFÉ DES NAVIGATEURS
Où donc s'en allait grand-père après m'avoir reconduit à la maison? Au café, et un jour, il m'y emmena.
Je ne savais pas au juste ce que c'était qu'un café, et j'en éprouvais une peur secrète. Mon père en parlait sur un ton méprisant qui ne souffrait aucune contradiction, aucune réserve. Quand il disait de quelqu'un: Il passe son temps au café, ou: C'est un pilier de café, ce quelqu'un-là était jugé et condamné: il ne valait même pas la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imaginé que mon père y pénétrât. De grand-père, cette audace m'étonnait moins; j'avais remarqué déjà qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des opinions de mon père.
Nous y entrâmes, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait très chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions doublement à notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: Café des Navigateurs, et l'inscription était encadrée de queues de billard. Bien situé au bord du lac, il se composait d'une tonnelle d'où l'on voyait le port et d'une grande salle d'où l'on ne voyait rien. Nous choisîmes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de ses tables de marbre blanc et des glaces qui reflétaient le jour tant bien que mal, je l'estimai extrêmement luxueuse. Deux ou trois groupes causaient, fumaient, buvaient, et je fus immédiatement saisi à la gorge par une âcre odeur de tabac mêlée de parfum d'anisette. Si vif était l'attrait du lieu, qu'après avoir toussé, je trouvai ce mélange agréable. Nous rejoignîmes le groupe le plus bruyant, et l'on y accueillit avec des transports grand-père, qu'on appelait familièrement: le père Rambert.
—Père Rambert par ici! Père Rambert par là!
On l'installa sur la banquette, à la place du milieu, et l'on commença par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drôme. Grand-père répondit qu'il était au beau fixe, avec une tendance à monter, et que les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette posture, de quoi chacun se réjouit à cause de la vigne; le vin serait fameux si Mathieu continuait à se bien tenir. Je compris enfin qu'il s'agissait du baromètre et que l'on consultait grand-père sur le temps, à cause de ses prophéties. Ces messieurs se servaient entre eux d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma présence, et je restais debout, vexé de cet oubli, lorsque je fus interpellé brusquement.
—Eh! le miochard, qu'est-ce que tu prends?
Ce surnom et ce tutoiement achevèrent de me déconcerter. Je me redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptisé le miochard. Grand-père, détaché, commanda avec majesté:
—Une verte.
—Au vin blanc? questionna quelqu'un.
—Je ne suis pas, comme vous, un sac à vin, riposta grand-père.
Cette réplique fut reçue avec enthousiasme. A la maison on raffinait sur la politesse à l'égard des hôtes, tandis que ces messieurs dépouillaient toute cérémonie dans leurs relations. Cependant la servante disposait devant grand-père un matériel qu'elle retirait pièce à pièce d'un plateau: un verre à pied haut et profond, une petite pelle de fer percée de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce fit, et j'eus l'impression d'assister à un rite solennel que personne n'avait le droit de troubler. Décidément les habitudes étaient toutes renversées: on se traitait avec sans-gêne, mais l'on vénérait la boisson. Grand-père, sans se laisser impressionner par tous ces regards braqués sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de la mystérieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouée mise en travers du récipient deux morceaux de sucre en équilibre, les arrosa d'eau goutte à goutte, jusqu'à ce qu'ils fondissent, après quoi il inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes narines. Le mélange s'épaississait à mesure que l'eau tombait, comme ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit enfin une couleur vert pâle que je n'avais point rencontrée dans nos promenades. Aussitôt l'on recommença de parler, l'opération était terminée.
Au miochard on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observé fut plus court et ne parvint pas à triompher de l'inattention générale. La verte rivale jouissait d'un crédit particulier. Une décharge dans le sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose doré après que les gaz furent dissipés. Ce qui me toucha le plus, ce fut la paille qu'on me remit pour boire à distance: il suffisait de pencher un peu la tête et d'aspirer.
J'étais initié, rien qu'en aspirant, à une forme supérieure de l'existence. Parfaitement heureux, je désirais en faire part à mes voisins. Ils suçaient des composés divers. La plupart montraient de bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils étaient tous parfaitement heureux. Pourquoi grand-père m'enseignait-il que dans les villes on ne l'était pas? Il n'y avait, pour l'être, qu'à entrer au café.
Parmi ces têtes que j'examinais à loisir et avec une entière sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaître. Elle appartenait au voisin de grand-père, celui-là même qu'il avait qualifié de sac à vin. Elle était piquée de taches de rousseur, qui, d'ailleurs, se distinguaient à peine de la peau injectée de sang. La chevelure, la barbe, les poils, de la même teinte rousse, l'envahissaient de partout et menaçaient jusqu'au nez qui, point central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgré moi, je pensai à la gravure de ma Bible où l'on voit le prophète Elie enlevé sur un char de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette comparaison comme inconvenante. Où donc avais-je déjà vu ce chef incandescent? Mes souvenirs se fixèrent peu à peu. Cela se passait chez nous: du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier et flambant comme celui du café, mais tout penaud, marmiteux, déconfit. C'était bien le même, pourtant: ce tas de poils hirsutes, ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon père le reconduisait et s'efforçait de le réconforter en lui tapant sur l'épaule:
—Gardez votre argent, mon ami. Vous êtes un peu de la maison. Vos parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, à tout prix. Si vous recommencez, vous êtes perdu. Promettez-moi de ne plus fourrer les pieds au café.
—Je vous le jure, docteur.
—Ne jurez pas, mais tenez bon.
—Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les cabarets.
Cependant il était là, et il buvait, et il riait, et il se portait à merveille. Mon père exagérait la sévérité. Oubliant qu'il m'avait guéri, je le blâmai tout bas de l'effroi qu'il répandait et je lui découvris une certaine dureté de coeur. Pourquoi vouloir priver ce brave homme de son plaisir?
Mon rouge protégé répondait au nom de Cassenave, mais on le désignait de préférence sous un sobriquet symbolique: on l'appelait Verse-à- boire, ce qui pouvait servir à double fin. Tout de suite Verse-à-boire me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et dont il composait des récits sans prétention. Il aurait pu figurer dans le recueil des Trois vieux marins, où son poids eût sans doute déterminé la chute de Jérémie offert au tigre en holocauste.
Dans sa jeunesse, ayant ouï vanter par les journaux l'oisiveté et la bonne chère qui sont attachées à l'état de moine, il résolut d'en tâter et frappa à la porte d'une capucinière, où promptement il dut rabattre de ses espérances. Réveillé la nuit par un frère barbare pour aller chanter l'office, nourri de légumes insuffisamment bouillis sur le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il maigrissait et dépérissait. Son industrie seule le sauva d'un plus grand désastre. Quand les moines, rangés en cercle, étaient invités à se donner pieusement la discipline en récitant les psaumes de la pénitence, il enroulait par malice sa corde à celle de son collègue le plus proche, et pendant qu'ils les déroulaient sans hâte, expliquait- il, «le miserere coulait».
Cependant un prieur borné refusait de le garder et le restituait à la société civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du plafond, sans qu'on pût distinguer par quelle ouverture. A l'instant il n'y avait personne, et tout à coup elles étaient là, en crinoline et robes de soie, car elles en étaient restées aux modes du second Empire.
Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe de dimensions raisonnables où, de leur bras incliné, elles vidaient — ziou —plusieurs bouteilles de champagne. Ce ziou qui exprimait la descente du vin dans le verre, avait, sur ses lèvres, un son chantant et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se précipiter la mousse.
Mais il donnait des détails biographiques plus surprenants encore. Une nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, éclairait sa chambre, il s'était précipité par la fenêtre pour le souffler, et on l'avait ramassé, en chemise, un peu moulu, mais sain et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-même? La veille, précisément, il avait engagé avec son double une longue conversation très intéressante et ne l'avait quitté qu'aux abords de la ville en lui disant: «Au revoir.»
On l'écoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas rendu à toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi aucune incrédulité?
J'ignorais la profession qu'exerçait Cassenave, car il tranchait sur tout avec compétence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passé par les métiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que deux autres membres du groupe, Gallus et Mérinos, étaient des artistes de génie. Gallus, musicien, s'adressait spécialement à grand-père comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbécillité générale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs apartés, de quelques brèves indications algébriques: le courant aussitôt s'établissait et les voilà roulant des yeux blancs parce que l'un ou l'autre avait fait allusion à l'allegro de la symphonie en ut mineur, à l'andante de la quatorzième sonate, ou au scherzo en si bémol du septième trio, qu'ils appelaient en se pressant les mains, comme pour se féliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. On ne les dérangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre suffisait à déchaîner, et même on les considérait avec respect. De temps à autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine crainte d'être pris en pitié pour n'avoir pas employé les termes exacts:
—Et votre drame lyrique sur la Mort de l'Olympe?
—Il avance, répondait imperturbablement le compositeur.
—Où en êtes-vous?
—Toujours au prélude. Je ne suis pas pressé. Une vie est à peine suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis une dizaine d'années.
Ce devait être un opéra prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du reste, rien qu'à regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le poids d'une si vaste entreprise. Son corps était chétif, malingre, rabougri comme un poirier que mon père avait ordonné d'arracher de la cour. Une mèche barrait son front orageux. La chevelure qu'il négligeait laissait échapper force pellicules dès qu'il passait la main. Il portait, malgré la saison, un veston de velours noir et il nouait autour du col une énorme lavallière violette. Les taches y étaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eût pas suffi au nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas être habillé comme tout le monde, sans quoi on eût été exposé à ne pas le reconnaître. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, soufflait brusquement la tempête. Alors il traînait dans la boue, par la peau du cou, jusqu'à ce qu'ils fussent barbouillés d'ordures, d'abominables criminels tels que les nommés Ambroise Thomas et Gounod, coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et corrompu irrémédiablement le goût public. Il accusait aussi les bourgeois de la ville, dont il énumérait les complots et les trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois était par lui-même flétrissant et je tremblais d'en être un, et pareillement mon père. Seul, grand-père, rebelle au classement, devait être épargné. Cependant Glus, de son métier, je l'ai su depuis, était vérificateur des poids et mesures. La société enfin reçut à son tour un blâme sévère; mais qu'elle le méritât, je ne l'ignorais plus à la suite de mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du café, que j'imaginais plus heureux même que les paysans avec leurs fromages blancs et leur crème de lait, étaient, en réalité, des persécutés, des martyrs.
Comment garder le moindre doute à cet égard devant l'injustice qui frappait le second artiste, Mérinos? Etait-ce son nom ou son surnom? A la vérité, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait à miracle à cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues d'un enfant qui tète, et couronnée de cheveux bouclés. Il ressemblait vaguement à Mariette notre cuisinière, mais l'aspect de celle-ci était plus martial. Or, ces apparences plutôt avenantes étaient mensongères. Mérinos avait l'âme ravagée, et je saisis des allusions aux passions extraordinaires qu'il avait traversées. Les passions, pour moi, c'était de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. C'est vrai qu'il était luisant et jovial, et l'on ne pouvait découvrir la moindre trace d'humidité dans ses yeux à fleur de tête, tandis qu'on en découvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait- elle en défaut. Mérinos, comme Glus, avait longtemps vécu à Paris, dans le quartier mystérieux de Montmartre, dont tous deux parlaient comme de la terre promise. Il était peintre de portraits, mais il avait renoncé à la peinture. Lui-même en donnait des raisons probantes :
—Vous comprenez: les gens d'aujourd'hui affichent des prétentions saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance avait jamais compté pour un artiste!
—C'est évident, ratifia le choeur.
Aussitôt je songeai à la collection d'ancêtres qui remplissait le salon et qui était de la mauvaise peinture. Sûrement ils devaient être ressemblants.
Ainsi écarté de la gloire par la sottise des bourgeois, Mérinos ne cessait pas pour autant de fournir des preuves de son génie. Il portait toujours sur lui du papier teinté et un fusain. Tout en causant et fumant, il écrasait son fusain au hasard, puis rejoignait au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose curieuse, cela représentait, quand on considérait ces chefs-d'oeuvre avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquissés à peine, que le groupe qualifiait à l'envi de tourmentés, de pervers, de troublants. Quelques amateurs de la ville —il y en avait tout de même —en achetaient à prix d'or, les déclarant prodigieux, et une dame enthousiaste et délirante visitait régulièrement —personne ne l'ignorait —l'atelier de Mérinos qui était, paraît-il, un taudis, pour y recueillir humblement les moindres ébauches, même en se traînant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. J'admirais de confiance, moi aussi.
Un jour que grand-père, à la maison, célébrait cet artiste méconnu, il s'attira de mon père cette réponse:
—Oui, c'est la grande tromperie des oeuvres inachevées. Je n'aime pour ma part ni les échafaudages, ni les ruines.
Qu'entendait-il par là? J'en connus simplement qu'il était incapable de goûter comme nous l'art du Café des Navigateurs.
Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux incompris et Galurin qui n'était qu'un ancien photographe déchu. Celui-ci ne m'était pas plus étranger que Cassenave. On l'employait de-ci de-là, à domicile, pour les besognes supplémentaires et, notamment, comme extra pour servir à table. Comme il déplorait devant nous cette servitude, grand-père lui rappela que Jean-Jacques l'avait subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierté récalcitrante. Mais qui pouvait bien être ce Jean-Jacques?
Chez nous on avait renoncé à utiliser les bons offices de Galurin à la suite d'un grand dîner où il reçut la charge des vins. On lui avait recommandé de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la salle à manger, éleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de stentor:
—J'annonce le Moulin-à-vent.
Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il était fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. Pour augmenter ses ressources, il consentait à distribuer en ville les billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. Une veille d'importantes funérailles, il s'oublia au Café des Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la banquette. Quand il s'en aperçut, il était trop tard pour entreprendre sa tournée. Adoptant aussitôt la mesure radicale que les circonstances commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du lac. A la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul s'emparer de son dernier gîte. Jamais on ne vit de si piteuses obsèques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et amis qui n'avaient pas été convoqués et s'empressèrent d'admettre qu'on les avait omis sciemment et méchamment.
Galurin maudissait la société qui l'obligeait à de vils commerces et dont il transmettait les contraintes d'une façon fantaisiste et intermittente. Par surcroît, il réclamait le partage des biens, car il ne possédait rien en propre.
Mais celui qui éteignait tous les autres dès qu'il s'emparait de la tribune, celui qui excellait à imposer les contours arrondis de la forme oratoire aux plaintes désordonnées de Glus et de Mérinos et aux révoltes incohérentes de Galurin, c'était Martinod. Martinod, le plus jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravité. Naturellement solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait très bien sur un mausolée, annonçant le jugement dernier dans un buccin. L'ennui qui émanait de toute sa personne le recouvrait du prestige des pompes funèbres dont le sérieux est indéniable. Au commencement, ce Martinod me déplaisait; il ne regardait jamais en face, et je le soupçonnais de ténébreux desseins. Mais j'avais subi, comme tout le monde, la séduction de sa parole. Il débutait sur un ton pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru échappé des plus récentes catastrophes. Quel mendiant il eût fait et que de pièces de cinquante centimes il eût extraites des mains les plus crochues! Puis la voix s'affermissait, ouvrant les coeurs et les cerveaux, et de la bouche intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annonçait les temps futurs, un âge d'or qui réaliserait l'égalité, celle de la fortune et celle du bonheur. Rien ne serait à personne, et tout serait à tous. J'éprouvais quelque honte à ne pas très bien comprendre, parce que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et même, aux tables voisines, on s'arrêtait de jouer et de boire pour l'écouter mieux. Le spectacle qu'il dépeignait était d'une admirable simplicité : les hommes en habits de fête célébraient la nature et s'embrassaient comme des frères. Emerveillé, je le comparais à ma boîte à musique dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle.
D'autres fois, sombre, irrité et vindicatif, Martinod accablait la société contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne consentait pas à s'amener immédiatement selon ses conseils. Au nom de la liberté, il mettait l'Europe entière à feu et à sang. J'étais épouvanté, mais, au retour, grand-père me rassurait:
—Il était de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux.
Ainsi l'humanité nouvelle et colorée que je fréquentais m'apparaissait bien différente de celle où j'avais jusqu'alors vécu en famille ou au collège. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminées: on croyait que c'était le bon air de la campagne. Grand-père n'avait pas eu besoin de me recommander le silence sur nos séances au Café des Navigateurs. Un instinct sûr m'avertissait de n'en point parler à la maison. C'était un secret entre lui et moi. Nous étions complices.
V
LE CONFLIT RELIGIEUX
—Tu as de la chance, m'assuraient mes frères aînés qui s'apprêtaient à affronter les redoutables épreuves du baccalauréat et qui, malgré la pénible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs manuels, pour toi point de collège, point d'examens, pas d'échec possible.
—Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour la musique, était vouée à d'innombrables exercices de doigté.
Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premières leçons de lecture et d'écriture, expliquait à son inséparable Nicole que, lorsqu'il serait grand, il ferait comme François.
—Et que fait-il, François?
—Rien.
Je voyais venir le mois d'août sans l'impatience que son prochain retour me communiquait chaque année, et même j'en recevais quelque égoïste regret. Avec les vacances, je perdrais la supériorité que ma convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou plutôt je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-même le fossé qui s'était creusé entre le petit garçon que j'étais hier et celui que j'étais devenu. Quelqu'un l'avait mesuré avant moi.
Je me trouvais fort occupé entre mes promenades et mes stations au Café des Navigateurs, où grand-père, qui ne pouvait plus se passer de ma compagnie, m'emmenait régulièrement. Bien que je fusse peu porté à observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau à la maison un état d'inquiétude et ces conciliabules secrets qui me rappelaient le temps où se débattait le sort du domaine.
La voix de mon père s'entendait à distance, même lorsqu'il la retenait et croyait parler bas:
—Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne négligeons rien dans leur éducation. Il faut les armer pour la vie.
Nous armer? Pourquoi nous armer? Il n'y avait rien de plus facile que la vie. J'avais renoncé aux épées de bois, aux biographies héroïques, aux récits d'épopée. Il me suffisait de quelques outils pour gratter la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont besoin. On récolte le nécessaire, on se nourrit de fromage blanc, de crème de lait et de fraises des bois, et l'on écoute Martinod qui prêche la paix universelle et annonce l'âge d'or. Que ce programme était simple! Dès lors, à quoi bon des armes?
Et ma mère répondait à mon père:
—Tu as raison. Nous ne devons rien négliger. Leur fortune, ce sera leur foi et leur union.
Loin d'être touché par ces déclarations de principes, j'imaginais le petit rire dont les accueillerait grand-père et, en me peignant, le matin, devant la glace, je dressais mon visage à prendre des expressions moqueuses.
Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient les noms des collèges ou lycées de Paris qui préparaient plus spécialement les jeunes gens aux grandes écoles, Stanislas ou la rue des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents préféraient un établissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment :
—Pas d'école sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des lycées.
—Oh! oh! protesta grand-père que cette véhémence divertissait, j'en suis bien sorti.
Mais il reçut son paquet sans retard:
—Tu ne vaux déjà pas si cher.
Pour atténuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai:
—Au moins, depuis que tu promènes le petit, tu es devenu bon à quelque chose.
Mon père, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, transforma en éloge cette constatation bourrue:
—Oui, François vous devra la santé. Et toutes ces belles promenades où vous le conduisez l'attacheront davantage au pays où il vivra et qu'il connaîtra mieux.
Or, je me sentais parfaitement détaché de mon pays et même de la maison. Ce que j'aimais, c'était la terre, la terre vaste et innommée, et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, à la rigueur, des pâturages, tout ce qui n'est pas labouré et ensemencé. Sur les hommes j'admettais le nouvel évangile de grand-père qui les cataloguait en paysans et citadins. A la campagne les braves gens, tandis que les villes étaient habitées par de méchants individus et notamment des bourgeois qui persécutent les hommes de génie, tels que mes amis du café. Et dans les villes, il y avait des collèges où l'on vous mettait en esclavage.
Le regard de ma mère, pendant que je me livrais à ces réflexions, se posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensées, car je rougis. C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrète indépendance.
—Il s'est bien fortifié, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout doucement sa classe? On l'installerait au jardin. Il respirerait le bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisiveté n'est jamais bien bonne.
Je fus stupéfait d'entendre ma mère émettre une si menaçante proposition, ma mère si attentive à écarter de moi toute fatigue, si experte à me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Décidément les rôles étaient renversés: mon père avait paru prendre ombrage de mes sorties avec grand-père, et voilà que maintenant il ne se contentait pas de les autoriser, il les encourageait:
—Non, non, déclara-t-il, une pleurésie est un mal trop grave. Il risquerait encore de pâlir et de s'étioler. Vois comme il a belle mine.
Et, en aparté, il ajouta:
—Mon père est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la charge, il est tout changé et rajeuni. N'as-tu pas remarqué?
Ma mère, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. Je devinai qu'elle s'inquiétait à mon sujet, mais pourquoi? Ne se réjouissait-elle pas de ma gaieté et de mes joues pleines et roses? Grand-père ne tentait nullement de m'accaparer: il m'emmenait et rendait service de la sorte, et par surcroît, en route, il m'instruisait de mille détails sur les arbres, les champignons, la botanique: sa science était bien plus intéressante que l'histoire, la géographie ou le catéchisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette inquiétude, une fois que mon instinct éveillé m'en eut averti, je ne cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au fond, elle me flattait. Même petit, on aime à inspirer de la crainte aux personnes qui nous aiment: c'est un avantage qu'on prend sur elles, on a déjà l'impression d'être un homme et de comprendre la vie autrement qu'une faible femme.
Un jour ma mère causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis que la réponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler:
—Allons donc! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en tête pour ce garçonnet de rien du tout. Il est sage comme une image. D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, la bonté des bêtes. Un tas de calembredaines, quoi! mais c'est comme les cataplasmes, ça ne fait pas de mal.
Je n'hésitai pas à croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas fâché de jouer mon rôle, car on s'agitait beaucoup autour de mes frères aînés qui, bacheliers, prendraient à la rentrée des classes le chemin de Paris, Bernard pour se préparer à Saint-Cyr, et Etienne, qui n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du côté des mathématiques, à moins qu'il ne persistât dans son désir de séminaire. Tante Dine se fâchait contre le prix exorbitant de la pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix émue le mérite de nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour achever notre éducation.
—Ah! ah! ricanait grand-père, ces grands établissements religieux ne s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines pour l'amour de Dieu.
Enfin il était convenu que Louise irait passer deux ou trois années au couvent des dames de la Retraite à Lyon. Elle y deviendrait plus sérieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille accomplie, comme Mélanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, Mélanie qui, jadis, m'invitait à chanter les vêpres devant une armoire ou à poursuivre, un verre d'eau à la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont la persistante piété présageait une vocation qu'elle affirmait petite et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-être à ma mère.
Ainsi, l'avenir de la famille réclamait, pour s'organiser, bien des réflexions et des décisions. Nous y restions, grand-père et moi, fort étrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arrière, ou bien mon compagnon se moquait:
—Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote? Veux-tu toujours entrer à l'école de l'adversité?
On m'avait beaucoup plaisanté sur ce chapitre, ce qui ne me divertissait guère. J'avais renoncé à tout projet et ne songeais pas, comme mes frères, à conquérir quelque situation brillante. Il me suffisait de ces propriétés dont on jouit sans jamais s'en occuper, à la mode de grand-père, le lac, la forêt, la montagne, sans compter les étoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais même si je ne leur préférais pas les banquettes rouges du Café des Navigateurs, où j'avais l'impression d'être un homme en assistant à l'échange de propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique.
Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma mère. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberté. Avec les Scènes de la vie des animaux, j'improvisais des ressemblances blessantes pour toutes les personnes de nos relations; je tournais en ridicule les choses et les gens, et j'affectais même, vis-à-vis de mes frères et soeurs, un ton dégagé, destiné à leur montrer que j'étais fixé sur la vie et n'avais plus rien à apprendre. Par un bizarre phénomène, à mesure que l'on m'initiait à la simplicité des moeurs rurales et à la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que je devenais plus compliqué. Et toujours, à travers mes attitudes nouvelles, comme s'il cherchait mon coeur, ce regard me suivait.
Maman nous fit peur un jour que nous la croisâmes. Elle se rendait à l'église pour le salut du soir, et nous au café pour notre plaisir. Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas à la rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur spéciale de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait à nous, si modeste, si grave qu'on ne songeait pas à la regarder, nous n'y prêtâmes pas attention. Nous fûmes bien surpris quand elle nous aborda et nous demanda:
—Où allez-vous?
Que répondrait grand-père? Nous avions affiché bien haut notre dédain de cette ville que nous traversions allégrement. Livrerait-il le secret que je savais si bien garder? Il ne fut pas embarrassé le moins du monde:
—Acheter le journal, ma fille.
Lui non plus n'avouait pas nos visites au Café des Navigateurs. Ma mère nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourné à gauche dans la direction de l'église, grand-père se réjouit de la bonne farce qu'il avait jouée. Cependant elle n'avait pas voulu paraître douter d'une réponse qui ne l'avait pas trompée. Je le sais, parce que je la vis rougir du mensonge que nous avions commis.
Une autre circonstance devait révéler directement sa clairvoyance et ses alarmes.
Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec grand-père, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-même, bien qu'elle eût déjà rempli ce devoir à la pointe du jour, comme elle en avait l'habitude. Nous fûmes abordés au retour par Glus et Mérinos, couple aimable et altéré qui nous entraîna, malgré nous, à l'apéritif. Nous ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous étions en avance. Mais nous tombâmes sur Martinod qui pérorait avec une verve abondante. Toutes les tables l'écoutaient, le buvaient, l'applaudissaient. Une atmosphère d'enthousiasme l'environnait, et la fumée des pipes montait comme l'encens autour de lui: il décrivait avec des détails si pittoresques et si colorés l'ère prochaine de la Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps glorieux. Quelle fête, celle d'une humanité généreuse qui renonçait aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontières et aux guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement les richesses de la terre! L'orateur transfiguré déchirait les voiles de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or à la procession. Ce fut si beau que nous en oubliâmes la messe. Lorsque, rassasiés d'éloquence, nous nous décidâmes à rentrer, l'heure de la dernière était passée.
A la grille, grand-père, dégrisé, commença de manifester quelque trouble. Moi, je n'éprouvais pas de remords. Une autre responsabilité couvrait la mienne. Pourtant, quand j'aperçus, derrière la persienne à demi close, l'ombre qui s'inquiétait si vite des absents, je me sentis moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mère descendit à notre rencontre. Nous la trouvâmes déjà sur le pas de la porte, et si pâle que nous ne pouvions plus nous méprendre sur l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiété quand elle s'informa:
—Que vous est-il donc arrivé?
—Mais rien du tout, répliqua grand-père.
—Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe à cet enfant?
—Ah! nous avons oublié l'heure.
Grand-père, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un coupable. Les yeux de ma mère se voilèrent immédiatement. Un instant plus tôt ils étaient limpides. Leur rayon qui traversait cette humidité soudaine m'atteignit. Atténué par la brume des larmes, il ne pouvait pas être bien redoutable, il n'aurait pas dû me pénétrer, et je n'en ai pas oublié la puissance. Les confesseurs de la foi devaient fixer les bourreaux avec ces yeux-là. Leur flamme divine, je crois bien l'avoir vue.
Si petit que je fusse, je compris que ma mère tremblait de respect filial. Une obligation plus impérieuse la contraignait à parler, et elle parla:
—Nous ne vous avons pas confié cet enfant, mon père, pour le soustraire à ses devoirs religieux. Pour son âme et pour nous, vous ne deviez pas l'oublier.
Elle avait parlé avec fermeté et douceur ensemble, et de l'effort qu'elle avait fait son visage déjà pâle à notre arrivée était devenu si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait.
…Plus tard, bien plus tard, j'étais un jeune homme, et je me préparais à partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais —pour combien de temps? —avait promis sa trahison à mon plaisir, mais je ne songeais qu'à sa beauté. Ma mère entra dans ma chambre. Elle n'osait pas me parler; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect qui était le respect d'elle-même. Je ne savais pas où elle voulait en venir, et j'éprouvais de la gêne d'être ainsi retenu. Elle me posa la main sur l'épaule:
—François, me dit-elle, écoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui est à autrui.
Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par quel avertissement de sa tendresse ma mère avait-elle deviné où j'allais? Elle me regardait avec ces mêmes yeux voilés d'un peu de brume. C'était déjà presque une vieille femme à cause du malheur bien plutôt qu'à cause des années. Et dans cet amour léger, vers lequel je courais en chantant, j'aperçus distinctement la faute…
Grand-père ne tenta pas de se défendre. Il n'appela pas à son aide le petit rire sec qui lui servait si commodément à se débarrasser de ses adversaires sans argumenter. Après avoir murmuré assez piteusement: « Oh! mon Dieu, la belle affaire!» il chercha à gagner l'escalier pour monter à sa tour. Là, du moins, il serait à l'abri de tous reproches. Mon père, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit était imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait révélé pour la première fois le même antagonisme: mes parents, tout vibrants de la cérémonie que grand-père compara à la fête du soleil, et mon enthousiasme fauché. Mais j'étais disposé à prendre ce souvenir à la légère: sans m'en douter, j'avais changé de camp.
Grand-père, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus gêné. Il ne pouvait éviter la rencontre. Or, elle se passa le plus tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des récoltes. Par générosité, par déférence, pour éviter une scène de famille ou pour épargner un ennui à mon père, ma mère garda le secret sur notre retard.
Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-père sans poser sur moi ce regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingénieuse combinaison, elle nous adjoignit Louise ou même la petite Nicole qui trottinait derrière nous et dont les jambes de sept ans avaient peine à nous suivre. Nous partions en bande, et grand-père se montrait fort mécontent de ces nouvelles recrues:
—Je ne vais pas, marmonnait-il, traîner après moi toute la smala. Je ne suis pas une bonne d'enfants.
—Allons donc, répliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie.
Cependant j'estimais comme lui que la présence de mes soeurs nous gâtait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fâchent dès qu'il s'agit de religion. Je n'étais pas éloigné, moi qui avais montré tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mère exagérait l'importance de notre office manqué. Je me croyais libre parce que j'avais l'esprit fermé à tout enseignement qui ne me venait pas de grand-père. Libre, chacun pouvait agir à sa guise. Nous n'empêchions pas les autres d'aller à la messe, et même à la grand'messe, et aux vêpres pardessus le marché.
Les vacances achevèrent de déranger nos tête-à-tête. Après les vacances, ce serait la rentrée, et je reprendrais ma place parmi les petits collégiens de mon âge sans même savoir que ces trois mois écoulés m'avaient changé le coeur.
LIVRE III
I
LA POLITIQUE
Après cette longue convalescence, je retournai, en effet, au collège. C'était un vieux collège où de bons religieux distribuaient une instruction émoussée. On y pouvait travailler quand les camarades n'y mettaient pas trop directement obstacle, mais il était plus commode de s'y livrer à des industries clandestines, telles que l'élevage des mouches et des hannetons, la caricature, les lectures défendues et même les explorations dans les corridors. La surveillance n'y dépassait pas l'instruction. Jamais l'idée ne m'était venue de considérer comme une prison ce bâtiment tout percé de portes et de fenêtres, où l'on entrait et d'où l'on sortait à volonté sous l'oeil paterne d'un nouveau portier uniquement occupé de ses fleurs et d'une tortue dont il observait les moeurs. Mais j'étais né au sentiment de la liberté, et partant à la notion de l'esclavage. Je m'exerçai donc à me trouver malheureux.
Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-père. Notre complicité, d'elle-même, s'établit. Si l'un ou l'autre de mes frères et soeurs nous était adjoint, nous n'échangions que des propos rassurants. Quand nous étions seuls, nous nous exaltions sur le bonheur des champs et sur la fraternité des hommes, à quoi, seule, la propriété, avec toutes ses clôtures, s'opposait. J'apprenais que l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mépriser et supprimer, et que les seuls biens nécessaires ne coûtent rien, à savoir la santé, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que de philanthropie, négligeaient de me l'enseigner autrement que par leur exemple auquel je ne prêtais pas attention. Plus de villes, plus d'armées (et Bernard qui préparait Saint-Cyr et qu'on avait oublié d'informer de ces vérités!), plus de juges, plus de procès perdus, plus de maisons. J'estimais que grand-père allait tout de même un peu loin. Plus de maisons? et la nôtre? la nôtre qu'on avait réparée et toute remise à neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on l'épargnât.
—Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient à la belle étoile. C'est plus hygiénique.
Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir à la belle étoile, et de même les bergers que nous avions rencontrés menant leurs moutons à la montagne.
Nous revînmes aussi en pèlerinage au pavillon que je devais appeler le pavillon d'Hélène, et l'on nous revit ensemble, de temps à autre, au Café des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entièrement contact avec mes amis.
J'entrais dans ma quatorzième année, je crois, à moins que ce ne fût un peu plus tard, lorsque la ville fut le théâtre de grands événements. Par le moyen des élections, on entreprit le siège de la mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur la place du Marché. Je ne sais lequel de ces deux faits inégaux eut pour moi le plus d'importance.
A la maison, avec les préoccupations nouvelles de notre avenir, le ton de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon père et ma mère qui s'entretenaient mystérieusement de la majorité de Mélanie:
—Le moment approche, disait mon père. J'ai promis. Je tiendrai ma promesse. Mais ce sera dur.
Et ma mère de répondre:
—Dieu le veut. Il nous donnera la force nécessaire.
Cependant elle montrait, moins que mon père, de la tristesse quand elle parlait de ma soeur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est- ce que Dieu voulait? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible qui représentait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquée, j'étais moins crédule aux exigences de Dieu.
Mélanie fréquentait l'église, visitait les pauvres et répandait de l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se réduire en bandeaux. Je savais ces détails par tante Dine, qui ne cessait de répéter:
—Cette enfant est un ange.
On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient plus d'ordres; ils s'adressaient à elle avec douceur, comme s'ils la consultaient. Moi-même, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la brusquer et, m'accoutumant peu à peu au respect, je me détachais d'elle et ne recherchais plus sa compagnie.
Les autres aînés ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son pensionnat de Lyon, écrivait de tendres lettres que je trouvais un peu niaises, parce qu'il y était souvent question de cérémonies religieuses et des visites de la supérieure ou du passage de quelque missionnaire. Bernard, brièvement, racontait sa vie à Saint-Cyr, où il venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures à ses projets qui s'accordaient avec ceux de Mélanie. Je ne pouvais m'abaisser jusqu'à jouer avec mes cadets, la délicate Nicole qui ne cessait de déranger ma mère pendant qu'elle écrivait aux absents, et le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers rétabli les fortes disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-même. Je les traitais de mon haut: ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon véritable camarade, c'était grand-père.
Deux ou trois fois, mon père, choqué de mes silences ou de mes airs sucrés, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne manquent guère d'attraper des bribes:
—Cet enfant est un cachottier.
Ma mère, toujours un peu inquiète à mon égard, ne protestait pas; mais tante Dine, prête aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je m'épanouirais sous peu. Loin d'être reconnaissant à cette inébranlable alliée, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la supériorité de mon intelligence.
Le cirque et les élections troublèrent donc la ville en même temps. Chaque jour, en traversant la place du Marché, je m'intéressais au lent dressage de la tente et à la pose des gradins, préliminaires des représentations. A la maison, on causait plus volontiers de l'avenir du pays. Je n'étais pas aussi étranger qu'on pouvait le croire à la politique. Mes opinions seulement étaient incertaines. Je savais que certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, étaient des anniversaires inégalement célébrés, qu'on avait expulsé tous les religieux, sauf les nôtres, et qu'il y avait une expédition en Chine. Cette expédition, par hasard, ne rencontrait que des critiques.
—Qu'on laisse donc ces gens-là tranquilles! réclamait grand-père.
Et mon père de hocher la tête:
—On oublie le passé. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses forces.
Je n'ignorais pas qu'il avait pris part à la guerre, —pour celle-ci on disait simplement: la guerre, —et je l'imaginais très bien à la tête d'une armée, tandis que grand-père avait dû toujours préférer son violon et son télescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins meurtriers. Le Café des Navigateurs avait beau mépriser tout entier la gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. Cependant, je ne comprenais pas très bien comment le garde-français et le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour l'Empereur, et mériter néanmoins les mêmes éloges, alors que les partisans de l'Empereur échangeaient des injures avec ceux du Roi.
—Pour les soldats, m'expliqua mon père, il n'y a que la France. Il n'est pas de plus belle mort.
Grand-père, qui assistait à la scène, déclara que la plus belle, à son avis, c'était de mourir pour la liberté. Mais il n'insista pas et je vis qu'il avait fâché mon père, malgré le silence qui suivit.
Cette idée le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'à son ordinaire, d'une époque resplendissante qu'il avait connu et auprès de laquelle la nôtre n'était que ténèbres. La nôtre me semblait supportable avec les promenades et le café. On avait alors, une seconde fois, délivré la liberté, comme sous la Révolution, et quand la liberté est délivrée, une ère de paix et de concorde universelle commence. Déjà les citoyens d'un même élan fraternel, travaillaient en commun dans de vastes ateliers nationaux. Une rémunération modeste, mais égale pour tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les robustes, apportait à chacun le contentement du pain quotidien désormais garanti.
—C'est, dis-je, ce que réclame M. Martinod.
—Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais réussira-t-il où nous avons échoué?
—Vous avez échoué, grand-père?
—Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin.
Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin… Le sens de ces mots pouvait m'échapper: ils faisaient une musique pareille à un roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je m'étais excité sur d'autres paroles mystérieuses telles que la plainte du Merle blanc: J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois, et encore celle du Rossignol: Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Maintenant, j'en trouvais la mélancolie un peu fade, et je leur préférais ce nouveau rythme douloureux et guerrier. Touché au coeur, je réclamai la suite, comme pour les histoires de tante Dine quand j'étais petit:
—Et alors, qu'est-il arrivé?
—Un tyran.
Ah! cette fois, j'étais fixé. Un tyran, un hospodar, quoi! l'hospodar de tante Dine, le fameux homme habillé de rouge qui commandait avec de grands cris.
—Quel tyran? m'informai-je pour être complètement renseigné.
—Badinguet. Napoléon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les rois sont des tyrans.
Non, décidément, je ne comprenais plus. La lueur de vérité que j'entrevoyais s'éteignait. Mon père, à table ou dans les conversations qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverné la France, et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance des nations aussi souvent que grand-père de leur bonheur. Le grand Napoléon, dont tous les collégiens connaissent l'épopée, avait ruiné le pays, mais tout de même, c'était le plus grand génie des temps modernes. Quant à Napoléon le petit, nous lui devions la défaite et l'amoindrissement. Chose curieuse: ces événements dont il était question à la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnaît pas dans les plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon père célébrait les rois, jamais grand-père ne soulevait une objection. Il n'approuvait ni ne désapprouvait. Et voici qu'il me déclarait d'un ton péremptoire que tous les rois étaient des tyrans. Pourquoi se taisait-il à table quand il était si sûr de son opinion? Sans doute ne voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, et, dès lors, je m'expliquai son effacement par sa délicatesse, ce qui m'incitait à lui donner raison.
Il me reparla une autre fois de ces mystérieuses journées de Juin où l'on s'était battu pour briser les fers du prolétariat. Le prolétariat ne me représentait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu étaient-ils des prolétaires? Je les imaginai chargés de chaînes et enfermés dans une cave aux tonneaux vides, parce que, si les tonneaux avaient été pleins, ils n'en seraient pas sortis volontiers. Grand-père s'élançait à leur secours. J'appris de sa propre bouche qu'à Paris il avait pris part à l'insurrection et tenu un fusil.
—Vous avez tiré, grand-père? demandai-je avec surprise et peut-être avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi vif.
Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion.
Tante Dine m'avait montré, dans une armoire, le sabre qui avait servi à mon père pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parlé de ce fusil? N'était-ce pas aussi un trophée de famille? Et grand-père termina son récit un peu vague par cette réflexion familière:
—C'est papa qui n'était pas content.
Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idée de songer à ses parents qui n'étaient plus au salon que de la peinture. Et voici qu'il disait papa comme le petit Jacquot, pas même père, comme mes frères aînés et moi. Amusé, je m'écriai:
—Votre papa, grand-père?
—Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le pépiniériste.
Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais inouïe m'attirait bien plus qu'elle ne me déconcertait. L'irrévérence me semblait une chose prodigieuse qui suffisait à supprimer les rangs. Avec elle, on se plaçait immédiatement au-dessus des autres hommes, avec elle on pouvait se moquer de tout impunément. Je me promis d'être irrespectueux pour montrer mon esprit.
Grand-père me fournit quelques explications sur le mécontentement de son papa:
—Eh! oui! Il prétendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon pareillement.
Toute la famille, quoi! Grand-père se mettait délibérément en dehors des ancêtres. Il prétendait faire bande à part, marcher tout seul, hors des routes, comme dans nos promenades. A quoi bon être une grande personne, s'il faut encore dépendre d'autrui, ne pas agir à sa guise, écouter les conseils et les remontrances? Il avait joliment bien fait de prendre un fusil, puisque c'était pour la liberté.
Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en invoquant la nature:
—C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes ! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ça n'enfonce pas tous les jardins du monde.
Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, ne suffisaient pas à recouvrir l'essor des branches. Avant ma convalescence, j'aurais donné tort à grand-père. La transformation de notre jardin, depuis que mon père avait pris les rênes du gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me satisfaisait pleinement. Nos randonnées dans la campagne, peu à peu, m'avaient ouvert les yeux à des beautés plus sauvages. Un fouillis de fougères et de ronces, l'enchevêtrement des lianes aux buissons, des rochers couronnés de bruyères roses, et les retraites les plus perdues avaient mes préférences. De sorte que j'approuvai cet argument sans hésitation. Mais je découvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et même les juger, comme ça, avec tranquillité. Grand-père ne craignait pas de condamner son père devant moi. C'était la plus forte leçon d'indépendance que j'eusse reçue, et cette découverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilège qui m'était venue de la mort. L'irrévérence n'était pas la liberté. On pouvait se moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait véritablement le droit d'être libre, de ne pas accepter les idées de son père, de ne pas obéir à ses ordres.
Je n'aurais pas osé formuler ces pensées qui m'assaillaient et je revins à la politique:
—Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois?
—A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaîtront.
—Et le comte de Chambord?
—Oh! celui-là, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son drapeau blanc.
Le comte de Chambord ainsi traité! Avant de me divertir, cette plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord était pour moi un personnage de légende, aussi lointain et prestigieux que les chevaliers de ces ballades qui avaient exalté ma convalescence. Sans doute il n'avait pas soustrait à Titania, la blonde reine des elfes, la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, à la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il vivait en exil, qu'il portait l'auréole des martyrs et qu'on l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: notre prince, et hochait la tête avec orgueil dès qu'on prononçait son nom, comme s'il lui appartenait. De temps à autre se tenaient au salon des conciliabules où l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramènerait le drapeau blanc. Mon imagination l'évoquait sans peine à la tête d'une foule qui brandissait des bannières, et je ne distinguais pas très bien s'il conduisait une armée ou une procession.
A ces confrères prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait à la vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme pareil au faucon que les révolutions avaient ruiné, divers autres personnages tirés, eux aussi, des Scènes de la vie des animaux, et que je confonds un peu dans ma mémoire, et certain prêtre fougueux, l'abbé Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux ronds et sortant de la tête ne voyaient que de loin, car il se heurtait à tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot? il ne s'excusait point:
—Un de moins, déclarait-il simplement.
Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il les détestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'à ses dégâts, à cause de son éloquence. Sa tête se trouvait si haut perchée, quand il restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux pointaient sur le même plan que le menton: on l'eût dit replié en trois morceaux de longueurs égales. Sa maigreur était d'un ascète. Quoi d'étonnant? Il se nourrissait de racines, et c'était lui qui, pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les digérait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation intéressait grand-père, qui le considérait comme un phénomène et pour ses excentricités supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que : Nostradamus. Mon père, bien au contraire, ne se souciait que médiocrement d'un tel allié et ne prisait pas beaucoup ces assemblées quasi mystiques.
—Notre brave abbé, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge le ciel et ne sait plus ce qui se passe.
Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir? Il collectionnait, en effet, toutes les prédictions qui se rapportaient à la restauration monarchique et il en citait par coeur les passages essentiels. A force de les avoir entendus, je les ai retenus assez bien. La plus célèbre de ces prophéties était celle de l'abbaye d'Orval. Elle avait annoncé la chute de Napoléon, le retour des Bourbons et même le règne de Louis-Philippe et la guerre. Son authenticité était ainsi garantie par tout un siècle. Comment, dès lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbé Heurtevent susurrait d'une voix mouillée et qui arrachait des larmes aux dames: Venez, jeune prince, quittez l'île de la captivité… joignez le lion à la fleur blanche. On parvenait subtilement à expliquer l'île de la captivité et le lion qui, à la première investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'étais pas pressé de voir le jeune prince obéir à cette injonction, à cause des événements qui devaient suivre, à savoir la conversion de l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antéchrist. L'Antéchrist m'épouvantait: lui aussi, comme la Mort de ma Bible, devait monter un cheval pâle.
—Oh! le jeune prince! ricanait grand-père quand je lui racontais ces merveilles, car il refusait d'assister aux assemblées que présidait l'abbé Nostradamus, jeune prince de soixante printemps!
Il y avait aussi les visions de certaine soeur Rose Colombe, religieuse dominicaine décédée sur la côte d'Italie. Une grande révolution éclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens changeraient les églises en écuries, et la paix ne renaîtrait que lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir à nouveau le trône de France, ce qui arrivera. Ce qui arrivera terminait le paragraphe, avertissait que ce n'était pas là une simple hypothèse, comme les savants en peuvent construire, mais une vérité incontestable prouvée par des extases.
—Oui, les lis refleuriront! aimait à répéter tante Dine, qui attribuait un crédit particulier aux paroles de la soeur Rose Colombe.
Avec cette certitude, elle se précipitait plus superbement dans l'escalier dès qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans répit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car elle mettait la main à tout:
—Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France.
L'abbé ne se contentait pas des prédictions qui rétablissaient les monarques chez nous. Sa sollicitude s'étendait jusqu'à la malheureuse Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome où se trouvait consignée l'apparition du bienheureux André Bobola, qui informait un moine de la restauration de ce royaume après une guerre qui mettrait aux prises toutes les nations.
—La Pologne, cette fois, est sauvée, conclut-il, satisfait.
—Pauvre Pologne, il était grand temps! appuya tante Dine qui compatissait à toutes les infortunes.
Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de parvenir à ces miraculeuses renaissances. Notre abbé incendiait bravement l'Europe et consentait à la noyer dans un fleuve de sang, pourvu que les lis refleurissent.
Les dames se plaisaient à l'entendre vaticiner. Ses narines se gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux ronds se projetaient hors de la tête avec tant d'ardeur que l'on pouvait craindre de les recevoir tout brûlants. Il rompait aussi des lances avec un parti qui admettait l'évasion de Louis XVII détenu à la prison du Temple et l'authenticité de Naundorff. Mlle Tapinois, notamment, prêchait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes algarades. Elle avait failli entraîner tante Dine qu'un regard de l'abbé Heurtevent suffit à maintenir dans la bonne cause. N'invoquait- elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle était le bras droit, et qu'elle déclarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte de Chambord? Afin d'éclipser son adversaire, elle raconta que Jules Favre, avocat de son Naundorff, avait reçu de lui, en témoignage de gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce jour-là, ce jour historique, il avait apposé le sceau royal sur le traité de Paris après la signature du comte de Bismarck, comme s'il n'agissait que par délégation de son prince? Cette anecdote ayant obtenu un succès de curiosité, malgré cette remarque de mon père: « Aucun Bourbon n'aurait eu à signer un traité pareil', l'abbé Heurtevent, écoeuré d'être interrompu dans ses prédictions pour l'audition de telles balivernes, haussa les épaules en signe d'incrédulité, et du coin où je brouillais un jeu de cartes, je l'entendis qui marmonnait:
—Quand l'âne de Balaam parla, le prophète se tut.
Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. Mais notre abbé eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait à abuser sur l'opiniâtreté de son caractère, ébranlé par les récits et les affirmations de Mlle Tapinois, commença, lui aussi, de soulever des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fût-ce pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'à lui reprocher de ne pas avoir d'enfants.
—On lui en fera un, déclara M. Heurtevent dans une subite illumination.
Cette réponse, lancée avec une grande force, souleva un tollé général. Ces dames manifestèrent leur indignation par toutes sortes de petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un milieu honnête et respectable, et devant des enfants. L'abbé, tout rouge et tout penaud, et plus accoutumé à infliger des semonces qu'à en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour avertir qu'il désirait s'expliquer. On ne le lui permit pas immédiatement, et il dut patienter jusqu'à ce que l'émeute se calmât. Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuité de la dynastie et que la race royale n'était pas près de s'éteindre. Un successeur légitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui était ma voisine, se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catéchisait pour constater que le prophète était bien mal embouché. Elle se vengeait de l'âne de Balaam qui n'avait pas échappé à la finesse de son oreille.
Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux réunions royalistes quand la proximité des élections les vint ranimer.
—Je ne crois pas au salut par les élections, objecta mon père.
Cependant il ne faut rien négliger pour le service du pays.
On s'entretenait couramment d'un assaut à livrer à la mairie qui était indignement occupée. Mais qui mènerait la bataille? Il faudrait un homme de lutte, habile et décidé. Je ne passe plus devant le bâtiment municipal en me rendant au collège, sans y chercher, dans une grande confusion de tous les sièges de l'histoire, des mâchicoulis ou des canons.
A tout instant on sonnait à la grille et ce n'était pas au médecin qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutôt à la tombée de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers envahissaient la maison, et les mêmes paroles revenaient sans cesse:
—Ne vous présenterez-vous pas, docteur?
—Monsieur le docteur, il faut marcher.
Et des vieux des faubourgs disaient plus familièrement:
—En route, monsieur Michel.
Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux élevés, les messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et digne, poussa le dévouement jusqu'à se proposer:
—Evidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hésitations. C'est une lourde charge, et très coûteuse. S'il le faut, j'accepterai la candidature à votre place. Ce sera pour vous être agréable.
—Pas vous, prononça avec autorité un grand barbu qui portait une blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre chose.
Le monsieur, ainsi brusquement éconduit, boutonna sa redingote avec majesté.
Et quand ces intrus s'étaient retirés, la discussion reprenait, paisible, grave, confiante, entre mon père et ma mère. Ils s'y absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous étions là.
—Tu ne peux pas, disait ma mère doucement en se servant presque des mêmes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous supportons. Tu as dû racheter le domaine pour épargner à ton père des ennuis et je t'y encouragé, rappelle-toi. Dans les familles on est solidaire les uns des autres. Les grandes Ecoles sont très coûteuses, car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept enfants. Tu es noté comme hostile aux institutions qui nous régissent. D'ici quelques années, il nous faudra établir Louise, si Mélanie n'a besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe à toi-même. Tu travailles déjà trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la première jeunesse, mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir.
Et mon père, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un instant le silence, puis répondait:
—Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiète, Valentine, sur ma santé. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus résistant. Et je ne puis m'empêcher de songer au rôle utile qui m'est offert, car la mairie aujourd'hui, c'est la députation demain: dénoncer au pays la bande qui le trompe et qui le gruge, préparer l'esprit public au retour du roi, à ce retour nécessaire si nous voulons nous relever de la défaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent à moi, me touchent et ébranlent ma résolution de me tenir à l'écart de la vie publique. Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais là aussi peut-être, là aussi sans doute, il y a un devoir à remplir.
C'était comme des strophes alternées, où la famille et le pays, tour à tour, adressaient leurs pressants appels.
Le tableau que mon père traçait de la France restaurée ne ressemblait pas tout de suite à celui de l'abbé Heurtevent qui s'en tenait aux miracles: il donnait des détails circonstanciés que je ne suivais pas, et à la fin, sans qu'on sût comment, on avait l'impression que les provinces ressuscitées marchaient au doigt et à l'oeil sous l'autorité du prince qui s'adressait à elles directement, et qui, toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de Rome.
A cause de son aptitude à commander, j'eusse trouvé naturel qu'on lui confiât le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui suffisait pas et qu'il en désirait un autre. Et puis, il n'aurait plus le loisir de surveiller mes études et mes pensées, dont je voyais bien qu'il s'inquiétait le soir avec ma mère.
Plus encore qu'à la maison, où je ne surprenais qu'un faible écho des événements qui se préparaient, la vie était changée au Café des Navigateurs. J'y accompagnai grand-père un jour de congé, sans prévenir personne. Cassenave, seul, prématurément vieilli, continuait de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention générale. Les autres membres du groupe apportaient des préoccupations plus relevées. Là, on ne parlait pas du Roi, mais de la liberté. J'apprenais que l'hydre de la réaction, que l'on avait crue écrasée après le Seize- Mai, commençait de relever la tête. Galurin, c'était son dada, réclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Mérinos répudiaient une République bourgeoise et la voulaient à la fois populaire et athénienne, assurant à chacun un salaire minimum pour une besogne indéterminée et, par surcroît, accessible à la beauté et protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs oeuvres en cours, ils ébauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain où l'ère nouvelle était symbolisée. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au lieu de peindre, comme autrefois, à nos yeux éblouis les noces du Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux artistes. Avec une précision imprévue, il énumérait des réformes urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa suppression, l'indépendance des syndicats, le monopole de l'Etat en matière d'enseignement, sans compter la révision de la Constitution sur quoi tout le monde était d'accord. L'indépendance des syndicats me frappait tout spécialement, parce que mon voisin avait beau m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et même, lâchant ces réformes malgré leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproché qui était la mairie. Décidément j'étais fixé: la bataille se livrerait là et non ailleurs.
Bientôt il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la république populaire et athénienne, on oublia les réformes, et l'on cita des individus dont un très petit nombre trouva grâce devant la compagnie. La plupart furent considérés comme suspects: on ne les estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de tares accablantes, et notamment leur fréquentation des curés et l'éducation cléricale de leurs enfants. Puis on s'entretint à mi-voix —et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantôt dans la direction de grand-père et tantôt dans la mienne, ce qui me flatta, car d'habitude je n'existais guère pour un homme aussi considérable, - - d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne réduirait pas facilement.
—Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean- foutre ou des fesse-mathieu.
—Il n'y a que lui, approuva le choeur.
Cependant on évitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, néanmoins, à me le figurer énigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec la certitude de la victoire. Grand-père, distrait, écoutait le dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait depuis une minute ou deux, tantôt à la dérobée et tantôt bien en face, se pencha tout à coup vers lui et lui dit brusquement:
—Savez-vous une chose, père Rambert? C'est vous qui devriez nous mener au combat.
—Moi! fit grand-père renversé. Oh! oh!
Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout à son aise, après quoi Martinod reprit son offre.
—Sans doute, vous. Qui le mérite davantage? En quarante-huit, vous avez failli mourir pour la liberté.
—Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir.
On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous rentrions ensemble à l'heure du dîner, il s'arrêta pour me dire:
—Il en a de bonnes, Martinod! Moi, leur candidat, c'est insensé!
Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il répéta:
—Leur candidat, moi!
Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de même il n'était pas fâché de l'invitation de Martinod.
II
LE CIRQUE
De ces préparatifs électoraux j'étais distrait par le cirque installé sur la place du Marché. Son immense tente blanche, fixée enfin par de solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu: Cirque Marinetti. Un tambour agitait frénétiquement ses baguettes pour attirer l'attention du public, et de temps à autre, écartant la portière, une princesse à la robe éclatante et aux bas roses surgissait comme une apparition. Je passais par là en revenant du collège, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir cette dame qui tantôt était vieille et tantôt adolescente. Combien j'aurais voulu pénétrer là dedans! J'entretenais du moins mon désir de ce paradis défendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas me mettre en retard.
Une fois j'entrepris le tour extérieur de la tente, et ce fut la découverte des coulisses. En arrière, les roulottes étaient rassemblées. De leurs minces cheminées sortait une fumée épaisse: on y devait brûler du bois vert. A en juger par l'odeur, il se préparait d'inquiétantes ratatouilles. Des chevaux étiques se traînaient en liberté, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet voletait d'un toit à l'autre. Assise sur un escalier, une femme vêtue de haillons dont les larges trous révélaient sans pudeur la peau ambrée, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait en avant répandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien savoir et qui, seul, m'intéressait. Un vieux bonhomme bronzé fumait sa pipe avec une majesté comparable à celle du vieux pâtre au manteau couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait à une allure régulière vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et frisés, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, échangeaient des horions, quand tout à coup une porte s'ouvrait, d'où bondissait une mégère, tenant une casserole de la main gauche: la droit lui suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques.
Ce spectacle ne refroidit point ma curiosité. L'envers du théâtre à-t- il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zèle des comédiens ? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-père, au retour d'une promenade, me proposa de pénétrer à l'intérieur! Je crois qu'il y allait pour son propre compte et ne soupçonnait pas mes convoitises. Nous y entrâmes. L'orchestre, composé d'un cornet à piston, de deux petites flûtes et d'un clavier qu'on frappait avec deux règles, —le tympanon m'était inconnu, —faisait tant de vacarme qu'on n'entendait plus le fidèle et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu à peu et dans tout ce bruit je perçus une sorte d'appel indiciblement triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y pouvait résister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de mieux comprendre la nostalgie que j'avais éprouvée. Cela m'évoquait de l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine douleur. J'éprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser l'avenir. C'était comme une précision nouvelle de la sensation encore trop vague que m'avait apportée, tout petit, la berceuse de tante Dine :
Si Dieu favorise Ma noble entreprise, J'irai-z-à Venise Couler d'heureux jours.
Et je me rendais compte obscurément que jamais la maison ne comblerait mon rêve. On n'y entendait pas de ces musiques-là.
Des clowns enfarinés, avec de petits bonnets pointus et des costumes mi-partie jaune et rouge, se jouèrent des tours qui déterminèrent les rires de la foule et qui me dégoûtèrent. Je n'étais pas venu assister à des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une représentation émouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde me rasséréna, car elle gardait péniblement son équilibre et semblait se précipiter sur le sol à chaque instant.
Mais le numéro sensationnel fut le trapèze volant des deux frères Marinetti. Plus d'un génial acrobate a sans doute débuté dans un de ces cirques forains. Les deux frères Marinetti sont devenus célèbres: l'un s'est tué à Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des premiers mimes du monde. C'étaient alors deux tout jeunes gens, guère plus âgés que moi. On eût dit qu'ils s'amusaient eux-mêmes et ne prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'exécution de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, véritablement, cela chantait. Dans toute leur carrière, glorieuse ou tragique, ont-ils jamais rien exécuté de plus hardi que ces vols d'un trapèze à l'autre, sans la sécurité du filet et sous la surveillance de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un épervier d'un couteau. Un cri étouffé de femme dans l'assistance me révéla la danger à quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la perception. Ainsi projetés en l'air, je les admirais et les enviais. Je ne concevais rien de plus héroïque et ma notion du courage se modifiait. Jusqu'alors, à travers les épopées que m'avait racontées mon père, je l'imaginais au service d'une cause. Hector défendait sa ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais n'était-il pas bien plus beau de jongler avec soi-même, pour rien, pour le plaisir, car le public cessait de compter? Dans ce cirque mal éclairé, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti l'attrait du danger qui ne sert à rien.
Les clowns, la danseuse de corde et même les frères Marinetti s'éclipsèrent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur la piste s'élança la petite écuyère, debout sur un cheval noir qui portait une selle large et plate comme une table. Je regardais à terre pendant l'entracte: c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi je n'aurais sûrement vu que la cavalière. Elle était vêtue d'une robe d'or. Si les lampes avaient donné moins de fumée et plus de clarté, il est probable que cette robe fripée ne m'eût point communiqué une telle vision de luxe. Les bras étaient nus et les cheveux dénoués. Seule de tous ces artistes basanés, elle était blonde, comme toutes les héroïnes de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donné encore, et pas même celle que j'avais rencontrée avec grand-père et que je surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Hélène, cette jeune fille me le donna rien qu'en s'élançant: non plus le sens de la beauté auquel j'étais déjà parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma mémoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et je me demande à présent si je l'ai jamais regardée, si jamais j'ai osé la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dorés, un teint doré comme à une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel âge avait- elle? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-être pas même autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois pour mûrir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'était à cause de sa sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure: mince, oui, mais d'une minceur pleine et musclée, et je m'étonnais des rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on lui tendait et à chaque saut je craignais que le cheval ne se dérobât ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'étais content. Rassuré sur son adresse, je suivis le mouvement de ses cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et retombaient en cadence sur ses épaules. Si quelques-uns s'échappaient par devant, elle les rejetait d'un geste irrité. Par la gravité de son visage elle attestait qu'elle appartenait à son travail. Parfois elle entr'ouvrait les lèvres et poussait de petits hop, hop, destinés à exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle inclinait la tête sous les applaudissements avec indifférence. Sa respiration plus brève relevait et abaissait alors tout à tour la poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravité, son indifférence achevaient son isolement. Les jeunes filles que je connaissais, les amies de mes soeurs, parlaient, jacassaient, riaient, jouaient, se prenaient par la taille. Celle-là passait comme une idole.
La représentation se termina par une pantomime que je retins scène par scène. Rentré à la maison, je la reconstituai tant bien que mal en mobilisant ma soeur Nicole et jusqu'à Jacquot pour un rôle subalterne, plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe improvisée j'en voulus offrir le régal à mes parents, pour célébrer la fête de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-père s'amusait bruyamment, de quoi tante Dine le tança. En réfléchissant à cet incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on bernait. L'innocente Nicole était chargée de ce soin et sur mes instructions s'en acquittait à merveille. Et le cirque me fut interdit.
La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un saut dans ma mémoire était sans doute destinée à demeurer pour moi un souvenir magnifique et lointain. Mais grand-père aimait à fréquenter les artistes, les irréguliers. Je le voyais bien au Café des Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marché, il contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes.
—Où allons-nous, grand-père? murmurai-je, car le coeur me battait.
—Je veux voir ces gens-là de près.
Et il s'arrêta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient leurs pipes, tandis que les femmes préparaient la soupe ou raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue qui devait être l'italien. Sur ses lèvres, cette langue n'était pour moi qu'incompréhensible. Il la prononçait à peu près comme les mots dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes bronzés, elle prenait un accent étrange, tantôt bas et tantôt aigu, comme une pimpante musique.
Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates? Les frères Marinetti étaient absents. Les voir là m'eût rempli d'orgueil. Le seul personnage important que je crus reconnaître, ce fut la danseuse de corde. Encore était-elle couronnée de cheveux gris un peu déconcertants. Elle ravaudait avec mélancolie une jupe de gaze bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu.
Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite écuyère. J'eusse préféré qu'elle ne fût pas la. Je la cherchais trop loin: elle était à côté de moi. Elle épluchait des pommes de terre avec un couteau ébréché. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises hardes bariolées. Ses pieds nus, ses pieds dorés, baignaient dans une couche de poussière. Ainsi humiliée, je la trouvais aussi belle que dans sa gloire, sur le piédestal de sa large selle, franchissant les cerceaux et saluée des acclamations de la foule. Déjà l'illusion m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier geste fut de m'écarter, par timidité évidemment, et aussi, je le confesse, parce que tante Dine m'avait communiqué, vis-à-vis des bohémiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, se ramasse si vite.
Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur sentiment nouveau rien qu'à la honte que me donna ce recul instinctif, et, dans mon ardeur à mériter mon propre pardon, j'eusse immédiatement partagé avec elle jusqu'à ses insectes.
J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec quelle habileté, ne se reprenant point dans son opération et se contentant, chaque fois, d'une seule épluchure. Elle condescendait sans impatience à cette infime besogne, et je lui étais reconnaissant de s'abaisser. Comme là-bas, sur la piste, dans ses exercices hippiques, elle demeurait sérieuse et impassible, toute à son travail. Remarqua-t-elle néanmoins mes yeux écarquillés? Elle daigna me parler la première:
—C'est long à peler, fit-elle.
—Oh! oui, répondis-je au comble du bonheur, c'est long à peler.
—J'aurais voulu, j'aurais dû l'aider, mais je n'osais pas. Un scrupule pharisaïque me retenait. Dans mon zèle, je pouvais bien aller jusqu'à la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis qu'éplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des roulottes, c'était un scandale extérieur qui m'épouvantait.
Nous ne dépassâmes pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout à coup:
—Nazzarena.
Elle abandonna ses légumes et partit sans me dire adieu. J'en fus très affecté; du moins je savais son nom. Je revins à la maison au galop, laissant derrière moi grand-père qui agitait les bras et qui criait:
—Holà! doucement!
Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient poussé aux épaules, et pendant cette course affolée tout mon être chantait comme la boîte à musique lorsqu'on a déclanché le ressort. Je pénétrai au jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'était pas rangé assez tôt et qui vociféra:
—Qu'est-ce que vous avez, monsieur François?
Et je répliquai en riant, mais sans m'arrêter:
—Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout.
Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain échappé, j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors: c'était le printemps. Sous le choc les branches tremblèrent, et je fus aspergé d'une pluie de pétales roses.
Je ne soupçonnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, l'amour qui ne mûrira pas.
Au collège le cirque Marinetti était devenu l'objet de nos préoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la cour, entre deux parties de barres, tantôt du trapèze volant qui éblouissait les amateurs de sports, et tantôt de l'écuyère que préférait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques fragments de ces appréciations et je brûlais d'étonner mes aînés en leur montrant la supériorité que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi j'étais partagé entre mon secret et ma vanité. Ce fut celle-ci qui l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui avais parlé. Mon but fut immédiatement atteint et même dépassé: on m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder un peu afin de satisfaire tant de curiosité.
—Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai jaloux.
Fernand de Montraut était la parure de la rhétorique en même temps que le dernier de la classe. Il passait pour le plus élégant du collège à cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa compétence sur tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de l'amitié de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta:
—Alors, tu es amoureux?
Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'était que d'être amoureux, je l'appris immédiatement par cette phrase et me livrai à une tristesse que j'estimai plus convenable.
Grand-père s'étant lié avec les roulants qu'il fournissait de tabac, je fus remis en présence de Nazzarena. J'étais tourmenté du désir de lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge autorisé, m'avait affirmé qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une collection de billes en cornaline auxquelles j'étais attaché comme à des bijoux. Il y en avait de rouges tachetées et de noires avec des cercles blancs. Je ne possédais rien qui me fût plus cher. Un instant, j'hésitai devant un sacrifice aussi considérable et pensai du moins y soustraire cette agate couleur de feu où la lumière transparaissait et qui était ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-là mon offrande ne valait plus rien. D'un geste plus résigné qu'enthousiaste, je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement à ma nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et cependant n'hésita point à l'accepter:
—C'est zoli, me dit-elle. Vous êtes zentil.
Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude sans prendre garde à leur son, et c'était comme si elle les transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je m'enhardis jusqu'à lui parler à mon tour, poussé peut-être par une idée de justice: je me privais de mes billes, une compensation m'était due.
—Je sais, déclarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez
Nazzarena.
Aussitôt elle se réjouit de ma science:
—Ah! ah! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre- na. Répétez.
Je dus apprendre son accent. Après quoi elle m'interrogea:
—Et vous?
—François.
—Comme le saint d'Assise. Et d'où êtes-vous?
—Oh! d'ici, voyons.
Comment aurais-je pu être d'ailleurs? On habitait sa ville et sa maison. Comprit-elle sa bévue? Elle ne me demanda plus rien, et c'est moi qui repris, non sans timidité:
—Et vous?
—Je ne sais pas.
Quelle drôle de réponse! On sait toujours d'où l'on est. Enfin!
—Alors, vous n'avez pas de maison à vous?
—C'est ça, notre maison.
Elle me désigna de la main une des roulottes dont la devanture était peinte en vert. Je ne pus me méprendre à sa moue de mépris. Bien vite, elle se détourna pour regarder sur la place les bonnes grosses bâtisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les côtés: ma ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siècles. Elle mesurait peut-être la solidité de la vie sédentaire, j'imaginais l'attrait de la vie nomade que je résumai ainsi:
—Ce doit être bien amusant.
—Quoi donc?
—De changer tout le temps de localité.
Le terme de localité était employé à dessein, pour lui donner de moi une haute opinion.
—C'est selon, répliqua-t-elle. Il y a des endroits où la recette est mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante.
Je ne m'arrêtai pas à ces détails et je conclus par l'aveu d'une tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. A cette déclaration, elle ouvrit de grands yeux, bien étonnée sans doute qu'on pût l'envier quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les intempéries:
—Tout de même vous ne viendriez pas avec nous.
Cette hypothèse suffit à la réjouir: elle l'écarta sans retard comme une extravagance:
—D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous êtes zentil.
Toujours cette épithète que j'estimais malsonnante pour mon amour- propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si méprisante condamnation et fièrement je répliquai:
—Je sais monter à cheval.
On m'avait hissé quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et même j'avais ressenti une inquiétude voisine de la frayeur quand de longs frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantée et me promit de me prêter son cheval noir.
Notre coeur change-t-il depuis l'enfance? Je ne songeais nullement à partir, elle ne croyait point à mon départ; je ne possédais aucun talent équestre, elle ne disposait pas de sa monture: sans nous être concertés nous nous leurrions de connivence.
C'était comme un avant-goût délicieux de tout le mensonge qui s'abrite sous les conversations d'amour.
Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir redoutable et obsédant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec quelques autres l'atmosphère de mes jours, une phrase, une toute petite phrase se détachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre que moi la prononçait. Elle était tirée de la légende du lord de Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse à une paysanne qui est la plus jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit: Il n'est personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais articulé tout haut cette phrase et même j'aurais plutôt serré les lèvres pour être sûr de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre et elle m'exaltait. Et voici que j'en découvrais le sens prodigieux. Comment pouvait-on dire une chose pareille à quelqu'un qui n'était pas de sa famille et que l'on connaissait à peine? Personne au monde! Et mon père, et ma mère? J'entrevoyais la puissance sacrilège de l'amour et, pendant que j'étais penché sur cet abîme, Nazzarena, si grave d'habitude, riait et montrait ses dents.
Un des hommes bronzés de la troupe passa devant nous et s'arrêta pour nous dévisager. Puis, brusquement, en manière de jeu, il joignit nos deux têtes en proférant dans son jargon un mot ou deux que je ne saisis pas.
Le contact de cette joue me brûla et, me dégageant avec violence, je me sentis devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux. Elle se contenta de rire davantage.
—Qu'a-t-il dit? balbutiai-je, partagé entre la colère et une émotion toute nouvelle.
—Oh! rien, fit-elle. Que vous étiez mon petit amoureux.
—Moi! protestai-je, allons donc!
Je ne voulais pas que ce fût possible. L'amour qu'on exprimait devait perdre toute importance. Et puis quoi? tout serait fini par là. Pour que l'amour fût l'amour, il fallait nécessairement qu'on le gardât en soi en qu'il fît mal…
III
LE COMPLOT
Comment personne ne s'aperçut-il, quand je rentrai à la maison, que j'avais subitement changé et grandi? J'en fus presque scandalisé.
—Te voilà, toi! constata mon père qui commençait à se méfier de mes absences.
Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger à revêtir un autre veston d'un usage plus évident. J'avais enfilé rapidement le plus beau pour ma visite à Nazzarena. C'était peut-être encore le fameux vert olive de ma convalescence, enfin convenable à ma taille après trois ou quatre années d'attente, à moins qu'on ne l'eût mis à la retraite, dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'à la croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout le monde aurait dû être frappé de ma nouvelle figure. Au lieu de ne penser qu'à mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas à démêler, j'étais vexé de cette familiarité.
Nous nous trouvions réunis dans la chambre de ma mère, à cause de la petite Nicole un peu grippée, qui exigeait une surveillance attentive, étant de santé délicate. Je compris, malgré le secret qui m'absorbait, qu'un événement capital se préparait. On enjoignit à Jacquot, trop turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Mélanie, toujours un peu dans la lune, —elle écoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait tante Dine, —s'occupa de distraire silencieusement sa soeur malade. Et mon père enfin pu montrer à ma mère la lettre qu'il avait à la main :
—C'est du secrétaire de Monseigneur, déclara-t-il en manière d'avertissement.
Je crus qu'il s'agissait de l'évêque. Une fois l'an, il dînait à la maison. Mais on prononça le nom du comte de Chambord. Quand il eut terminé sa lecture que j'entendis assez mal, mon père ajouta simplement:
—C'est bien, je me présenterai, puisque le prince désire que rien ne soit négligé pour le bien du pays.
—Oh! le prince! murmura grand-père avec un tout petit rire étouffé.
Mon père fixa sur lui son regard droit, impérieux, qu'on soutenait difficilement. Et grand-père, aussitôt, prit son air le plus innocent, celui-là même que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontré maman dans la rue et qu'il avait dit: «Nous allons acheter un journal.»
Ce chef mystérieux et terrible, dont Martinod craignait, au café, l'intervention dans l'assaut donné à la mairie, je devinai instantanément que c'était mon père. Ce ne pouvait être que lui, et comment n'aurait-il pas gagné la bataille? Il suffisait de le regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la supériorité, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingués plus tard chez personne. Et comment me serais-je douté que la supériorité pour le succès ne signifie pas grand'chose, car on forge contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes? Je pouvais bien me glisser hors de l'influence de mon père, du moins je ne songeais pas à le diminuer.
La surveillance que d'habitude on exerçait sur moi fut ralentie par la maladie de Nicole qui exigeait continuellement la présence maternelle. J'avais remarqué aussi que mon père profitait de ses rares loisirs pour causer avec Mélanie, sortir avec Mélanie, se promener avec Mélanie. Il lui témoignait, plus qu'à l'ordinaire, une affection à la fois attendrie et réservée, presque respectueuse, et il la recouvrait de sa force comme si quelqu'un menaçait sa fille aînée ou prétendait la lui prendre. Quant à tante Dine qui professait un culte pour ses neveux et nièces, chacun pris à part ou tous pris en bloc, elle affirmait à travers les marches de l'escalier que j'étais un enfant modèle et un fils exemplaire, et même attribuait à son frère une portion de cet heureux résultat.
Je profitai de ce relâchement, d'ailleurs relatif, pour retourner au cirque malgré la défense que j'en avais reçue. Avec une hypocrisie déjà perspicace, je m'étais persuadé que je ne désobéissais pas en contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont pas le théâtre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins à m'introduire à l'intérieur. N'était-ce pas grand-père qui m'y avait conduit la première fois? Il était le plus âgé, il connaissait, mieux que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait pas: sauf grand-père, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer aucun membre de ma famille. Nazzarena monta à cheval pour moi seul, sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par politesse afin de répondre aux applaudissements, c'était encore pour moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui m'entourait.
Néanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement tranquille, je me serrais contre grand-père qui détournerait les soupçons au besoin ou supporterait le poids des responsabilités. Je l'accompagnais même au Café des Navigateurs, bien que j'en eusse épuisé le plaisir et que je préférasse un autre commerce d'amitié. Martinod s'y montra plus empressé que de coutume:
—Père Rambert, quelle joie de vous revoir! Père Rambert, asseyez- vous à côté de moi, à la place d'honneur.
J'observai que, s'il excellait jadis à passer aux autres ses soucoupes, il soldait maintenant à bourse ouverte, non seulement ses consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Mérinos s'en étaient aperçus avant moi et ne reculaient plus devant aucune commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient jamais pris garde au règlement. J'avais déjà remarqué auparavant la volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renonçait aux effets oratoires et cessait de nous éblouir avec ses descriptions de fêtes où fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des chiffres, il énumérait des noms propres, et avec un bout de crayon qu'il mouillait de sa salive il se livrait à des pointages.
Un marchand de journaux ayant déposé sur une table la gazette locale, il la réclama à la servante d'une voix si impérative, que celle-ci en fut bouleversée et faillit renverser un plateau qu'elle portait. A peine eut-il déplié la feuille, qu'il s'écria:
—Ça y est! J'en étais sûr: il se présente.
Il n'avait pas besoin d'être désigné davantage. Tout le café le reconnut sans hésitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette candidature, en parut très impressionné et même démoralisé. Tous, ils allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les dévisageant un par un, sournoisement, je considérai leur bande, malgré le nombre, comme incapable de lutter contre mon père. J'étais un spectateur impartial.
Martinod laissait les autres, et surtout les néophytes dont il se composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours sans désigner l'ennemi. Lui, distrait ou méditatif, enveloppait grand- père du regard.
Comme se manège se prolongeait, il me revint à la mémoire un passage de mon histoire naturelle où il était question d'un serpent qui fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idée saugrenue. Il garda assez longtemps cette attitude; puis, après avoir commandé de nouvelles consommations pour tout le monde excepté pour moi qu'il oublia, il se pencha et, d'une voix câline, il glissa dans l'oreille de son voisin ces paroles qui me parvinrent:
—Alors, père Rambert, vous n'êtes plus chez vous?
—Comment ça? riposta grand-père indifférent.
—Eh! non! ce beau château que vous habitez n'est plus à vous, maintenant.
Il prononçait château, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques- uns des accents circonflexes. Grand-père le remarqua et s'en divertit :
—Oh! oh! le château! pourquoi pas le palais?
—Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien placé: à la fois ville et campagne. Tout de même, eh! eh! on vous a joué le tour et vous n'êtes pas maître au logis.
Grand-père se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait jamais à personne de son abdication, pas même à moi dans nos promenades, et j'avais deviné que les allusions à cette histoire déjà si vieille, vieille de plusieurs années, ne l'intéressaient pas. Je savais qu'il méprisait la propriété et la tenait pour nuisible au bien général. Mais n'était-ce pas là un dogme consacré au Café des Navigateurs?
—Eh! oui! déclara-t-il en se décidant à rire, je ne suis plus chez moi: en voilà une découverte! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maître, mais je suis mon maître.
Et le dialogue, sur cette réplique, continua sans arrêt, de plus en plus gaiement:
—Ta, ta, ta! à votre âge, on ne s'habitue guère à camper chez autrui.
—A mon âge, on veut la tranquillité.
—Oui, oui, on vous a relégué au bout de la table.
—Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au milieu.
—Ici, père Rambert, on vous donne la place d'honneur.
—Il n'y a point de place d'honneur au café.
—Et votre chambre? chacun sait qu'on vous a hissé au galetas.
—Chacun sait que j'aime la montagne.
Tout cela se débitait en badinant. Ils s'amusaient à se lancer les questions et les réponses comme nous jouions au collège avec des balles. En les écoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une faute.
Ce fut bientôt un thème de plaisanteries faciles. On parlait couramment, au café, du bout de table du père Rambert, du galetas du père Rambert. Lui-même en haussait les épaules et prenait joyeusement les choses.
—Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, père Rambert? insista un jour
Martinod.
—Oh! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai?
Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point? Grand-père aimait assez à tenir des propos obscurs. Cette même après- midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse pour n'avoir pas aperçu, fût-ce de loin (ce que je préférais), Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvâmes mon père qui nous attendait et paraissait fort en colère. Sa main froissait un journal et il le tendit sans préambule à grand-père qui ne se souciait point de le prendre.
—Savez-vous, demanda-t-il, qui a écrit ça?
Avec quel mépris il prononçait le mot: ça? Je sentais qu'il se contenait, mais que des événements graves se passaient à la maison.
—Comment le saurais-je? objecta grand-père. Je ne lis jamais les journaux du pays.
—Eh bien! lisez celui-ci.
—Oh! non, merci, je ne m'en soucie pas.
—Alors, c'est moi qui vous le lirai.
—Si tu le veux absolument.
Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-père s'assit docilement dans un fauteuil, et mon père commença de suite sa lecture. Je me crus mal récompensé de la curiosité qui me maintenait en place, car je ne compris goutte sur le moment à cet article pâteux, grisâtre et filandreux, pareil à ce fromage râpé qui se détrempe dans la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut débarrasser ses gencives. Il était question des élections prochaines et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le peuple à la baguette comme il avait conduit sa maison. Après quoi, on parlait d'un grenier plein de rats, exposé à tous vents, assez bon, néanmoins, pour recevoir le vénérable vieillard qui s'y trouvait relégué et à qui l'on faisait expier sa charité sociale en le traitant avec mépris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre demeure. On terminait par un appel généreux à la justice et à la bonté. Pas de nom de personne, pas même de nom de lieu. Comment aurais-je soupçonné des allusions? C'était, pour un enfant, d'une perfidie trop compliquée.
—C'est tout? interrogea grand-père quand la voix irritée se tut.
—Il me semble que c'est assez.
—Oh! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues généralités.
—Ah! c'est votre avis! déclara mon père. Ne sentez-vous pas tout ce qu'il y a là dedans de venimeux et de déshonorant pour moi? N'avez- vous pas toujours été bien traité ici? Qui a voulu prendre le bout de la table? Qui s'est installé, malgré nous, dans la chambre de la tour ? Qui de nous vous a manqué de respect? Quand a-t-on négligé de vous témoigner les soins les plus tendres et les plus déférents? De qui, de quoi vous plaignez-vous? Père, je vous en prie, l'heure est grave: dites-le-moi…
Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se précipitaient, et la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathétique dont je tressaillis des pieds à la tête. Du coup, cet article obscur s'éclaira pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon père de dureté envers mon grand-père. Et je revis la scène de l'abdication et le déménagement où j'avais joué mon rôle en portant la collection du Messager boiteux de Berne et Vevey.
—Je ne me plains de rien, expliquait grand-père, et je ne me suis jamais plaint.
—Et de quoi vous seriez-vous plaint? Cette maison a continué d'être la vôtre. Je ne m'en suis réservé que les charges et la direction qui vous fatiguait. Cependant on n'a pas inventé ces calomnies.
—Oh! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je te donne.
—Parce que vous n'y êtes pas attaqué. Parce que je ne permettrai à personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Café des Navigateurs. Vous le fréquentez encore, j'en suis sûr. Je vous ai pourtant informé que c'était le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous mettez dans ces gens-là toute la confiance que vous me refusez.
—Oh! je vais où je veux et je vois qui me plaît.
—Vous êtes libre, père, sans aucun doute. Mais, dans une famille, tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui qui me diffame vous insulte.
—Je n'ai pas de la famille cette idée étroite. Je ne t'ai jamais contrarié: fais-en autant.
A ce moment précis, mon père m'aperçut dans l'embrasure de la porte et un soupçon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion en me montrant du doigt:
—J'espère que vous n'y conduisez pas cet enfant.
—Où donc?
—Au Café des Navigateurs.
Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de réplique, mon père ajouta:
—Va-t'en.
De sorte que je n'entendis pas la réponse. Je n'ai rien perdu de toute la scène. Je suis certain de la reconstituer dans son intégrité, et sinon dans les mêmes termes, du moins en termes équivalents. Comme j'étais né successivement au mystérieux désir sur un mot du pâtre qui conduisait ses moutons à la montagne, à la liberté pour m'être promené dans les bois sauvages avec grand-père, à la beauté pour avoir rencontré la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena m'avait appris en riant que j'étais son petit amoureux, je naissais à la méchanceté humaine qui, de toute mon enfance, avait été absente. Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais après les avoir vainement cherchés autour de moi, existaient donc, et Martinod en était, et le doux et gai Cassenave que mon père avait soigné, et l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette révélation inattendue me renversait.
On allait au café pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce n'était pas possible. Et il me vint un doute à cause du calme de grand-père et aussi parce que le va-t'en qui me congédiait avait été un peu brusque et me prédisposait à la contradiction. Peut-être ce morceau de papier ne méritait-il pas la lecture.
Le lendemain, j'étais dans la chambre de ma mère quand mon père y entra, la canne à la main, le chapeau sur la tête, revenant tout droit du dehors sans s'être arrêté dans le vestibule. Il se découvrit rapidement, et nous vîmes mieux son visage qui était coloré et rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il était content, il riait:
—J'ai souffleté Martinod, dit-il avec simplicité, comme il aurait annoncé: j'ai visité tel malade.
—O mon Dieu, murmura ma mère, que va-t-il inventer contre toi!
Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ébranlait le corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon père l'avait renseignée à distance.
—Bravo, Michel, bravo! s'écria-t-elle essoufflée. Ils sont battus: c'est bien fait.
En voilà une qui ne barguignait pas sur la défense de la maison!
De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'éclipser. Que Martinod fût giflé, je n'y voyais pas d'inconvénient, pourvu que j'en profitasse en quelque manière. Je me sentais surveillé davantage et les occasions de sortir devenaient rares. A toutes jambes je gagnai la rue et m'élançai du côté de la ville. Mais, dès que j'atteignis la place du Marché, je me remis au pas et même je m'efforçai de prendre un air dégagé, indifférent, de flâneur qui n'a pas de but de promenade et ne sait pas au juste où il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y tromper. Que de fois j'avais exécuté ce petit manège que le succès ne couronnait pas régulièrement! Si Nazzarena était là, occupée à quelque besogne de ménage, ce n'était pas une raison pour que je m'approchasse d'elle, ni même pour la saluer. La plupart du temps, je défilais sans lui parler, raide comme un piquet. Notre première conversation avait épuisé tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la reprendre. Tantôt elle me regardait passer en se moquant, car pour jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravité professionnelle d'écuyère; tantôt elle m'appelait. Je me rendais à son appel, mais, pour rien au monde, je ne l'eusse abordée.
Ce jour-là, elle menait boire son cheval à la fontaine publique, et ce cheval, privé de son harnachement et de l'éclat des torches qui éclairaient pendant les représentations l'intérieur de la tente, me parut singulièrement pareil à la rosse aveugle de notre fermier qui j'avais enfourchée quelquefois: c'était une longue bête osseuse, qui remuait aussi la peau d'un bout à l'autre du corps afin de chasser les mouches. Aussitôt je chassai de mon côté une si pénible vision pour lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, dans mon livre de ballades, conduit le chevalier auprès de la jeune fille assise dans l'herbe au bord de la rivière où baignent ses pieds nus.
Mon amie était absorbée dans son travail ou faisait semblant. Elle ne daignait pas remarquer ma présence. J'étais forcé de continuer mon chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval qui n'en finissait pas de boire, qui était bien capable d'absorber toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se désespérer. Enfin elle se retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa voix la plus naturelle, comme si elle me découvrait tout à coup, elle me souhaita le bonjour.
Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien à dire. Ma figure déconfite la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se fâcha point de mon silence et même elle le souligna:
—Alors, vous êtes muet, aujourd'hui?
Et, riant plus fort, elle ajouta:
—Eh! eh! est-ce que vous n'êtes plus mon amoureux?
Je baissai la tête pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus? J'estimai sa question insensée parce qu'on ne pouvait qu'aimer toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux lèvres faisait en moi une musique étrange, si douce que rien ne devait être plus doux sur la terre.
Tranquillement rassurée sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur le bassin.
IV
MA TRAHISON
Les jours qui suivirent, à cause de ce toujours qui chantait dans ma poitrine, furent à la fois délicieux et acides comme ces fruits que je cueillais trop tôt dans le jardin. J'étais sûr de l'avenir et même de l'éternité. Je goûtais la plénitude de la tendresse qui ne cherche rien encore au delà d'elle-même. Car le trouble léger que j'avais ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussée contre la mienne en manière de jeu s'était bientôt dissipé. Il ne manquait véritablement à mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos rencontres commençait mon embarras. Si du moins je n'avais pas été forcé de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de l'embrasser et jamais je ne lui ai touché la main. Chacun de nous — j'y pense maintenant —croyait peut-être à la supériorité de l'autre, elle pour la solidité de la maison, et moi pour son cheval, sa robe d'or, son talent d'écuyère, sa vie nomade et je ne sais quoi encore qui lui venait de l'amour. Bientôt elle admit que la partie n'était pas égale: elle paraissait en public et recevait les applaudissements, je n'étais qu'un spectateur.
Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il lui arrivait de me réclamer de menus services, tels que lui acheter en ville un dé à coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa toilette de cérémonie, et je rougissais dans les magasins en demandant ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garçons. S'il fallait fournir des explications complémentaires, je ne savais où me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et jouit de ma gêne, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du côté de la place et m'enlevant du coup tout le bénéfice de mon héroïsme:
—Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne.
Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du collège par cette place du Marché qu'elle habitait. A quelles ruses avais-je recours pour dépister les soupçons? Quelquefois mes parents venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'étant pas long, de faire quelques pas à ma rencontre. Comment ai-je réussi à ne pas leur donner l'éveil? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant surpris mon manège, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand de Montraut m'évita le désagrément des brimades. Comme on lui objectait que je refusais de parler de la petite écuyère, il déclara mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorisé m'inspira beaucoup d'orgueil.
Le même jeune homme basané qui avait joint nos têtes avec ses mains, me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina de nouveau une phrase dans leur jargon en me désignant du doigt, et tous deux éclatèrent de rire. Moi, j'aurais pleuré.
Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes quatorze ans, m'isolait peu à peu, me séparait de ma famille à mon insu. J'oubliais les élections, et l'article du journal, et la gifle de Martinod qui n'avait pas eu de suites immédiates comme le redoutait ma mère. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-père pour confident, à cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait définitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de fleurs fraîches, le romanesque de nos promenades passées. Mystérieusement leur charme opérait: ne leur devais-je pas l'émoi précoce de ma sensibilité exaltée? Sans elles je n'eusse peut-être songé qu'à jouer quelques bonnes farces à mes professeurs. Tout au plus aurais-je soupiré ces premiers soirs de printemps, sans savoir pourquoi.
Une après-midi de jeudi, —le jeudi nous avions congé, —comme je m'étais échappé, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et de guetter ensuite ma cavalière qui, cette fois-là, ne daigna pas s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans éveiller l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-père au Café des Navigateurs où j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion qu'il avait soutenue contre mon père à ce sujet m'était déjà sortie de la tête et je ne pensais qu'à me tirer d'affaire, non à Martinod et à ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de coeur: pour la première fois je pénétrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-père était là: j'étais sauvé. Du moment que je regagnerais le logis sous sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se justifierait d'elle-même.
Je m'assis dans un coin, attendant le signal du départ. Martinod, près de moi, causait avec le patron de l'établissement que je connaissais, car il se mêlait familièrement aux consommateurs et même, dans ses jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournées.
—Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une note de plusieurs années.
—Présentez-la au fils, conseillait Martinod.
—Ça ne le regarde pas.
—Eh! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon tour à lui jouer pour les élections. Et d'ailleurs, le petit a consommé.
De qui s'agissait-il? je n'y pris pas garde. Tout à coup Martinod me dévisagea, et sous son regard je me souvins instantanément du soufflet qu'il avait reçu. J'éprouvai même un vague remords de me trouver là en sa compagnie, mais grand-père continuait bien de le fréquenter. Après tout, cette gifle, il l'avait reçue et non pas donnée. Et le voilà qui lève les bras au ciel, comme si l'on avait commis à mon égard un crime impardonnable:
—Cet enfant qui n'a rien à boire!
Jamais je n'aurais cru à tant de sollicitude. Dès longtemps on me négligeait et même, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux privations par goût de souffrir, j'eusse remarqué la pénurie des verres de sirop. Aussitôt on répare l'oubli, on apporte devant moi le matériel réservé aux hommes mûrs: solennellement on m'offrira une verte, oh! une verte mitigée, noyée, inoffensive. Martinod déclare:
—Je la lui composerai moi-même.
—Je compte sur vous, précise grand-père désintéressé qui s'exalte avec Glus sur l'andante de la deuxième sonate de Bach pour piano et violon. Et pas de plaisanterie!
—Père Rambert, ne vous frappez pas.
Décidément, ce Martinod est bon garçon, complaisant et pas susceptible. Sa joue est peut-être encore chaude et il me soigne comme son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la même façon que grand-père. Les morceaux de sucre superposés ont fondu: on peut maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite sérieusement, et non pas en bébé gorgé de lait! Quelle jolie couleur trouble! Ce breuvage doit être extraordinaire. Je le goûte et le déclare aussitôt délicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon rôle, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin.
—C'est la première, déclarent-ils, ce ne sera pas la dernière.
Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considère-t-il en silence, avec cet air apitoyé? Ai-je donc une mine de papier mâché? Enfin il se penche vers moi et murmure à mon oreille ces simples mots qui achèvent de m'inquiéter:
—Pauvre petit!
Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux à ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas réussi à rejoindre de tout le jour. Oui, évidemment, je suis malheureux, puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le remarquer. C'est un secret caché au fond de mon coeur, et personne n'a le droit de m'en parler, fût-ce pour me plaindre et m'adresser des consolations. Aussitôt je montre un visage rébarbatif, destiné à décourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. Depuis que j'ai vidé mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis mépris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas à mon amour ou ne sait rien de lui, et, sans crainte de me déjuger, maintenant je regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, insinuantes, câlines, il me donne à comprendre que dans ma famille je suis méconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, d'hésitations, de réticences, il me révèle la préférence de mon père pour un de mes frères aînés. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance, je ne me rappelle plus celui qu'il me désigna. Bernard à cause de sa tournure militaire, de sa démarche décidée, de sa gaîté, de son élan et de la ressemblance? Etienne pour sa nature égale et fine, pour ses bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous traitaient sans aucune différence et chacun était l'objet d'une attention spéciale où il était libre de voir une faveur. Pourtant, je n'hésitai pas à croire cet étranger qui ne nous connaissait pas, qui n'avais jamais mis les pieds à la maison, et dont je n'ignorais pas que mon père venait de châtier les perfides manoeuvres.
Oui, j'étais méconnu dans ma famille. D'imperceptibles témoignages sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent rapproche. Sans cesse mon père nous entretenait des absents, et quand il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins étaient des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil paternel. Moi seul, j'étais tenu à l'écart systématiquement. Je ne comptais pas. Avec quelle dureté, l'autre semaine, il m'avait crié: va-t'en! Savait-il que je fréquentais le cirque malgré sa défense et que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou Etienne avaient été les coupables, il serait parvenu à le savoir et les aurait grondés, tandis qu'on m'accueillait avec un mépris outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne récoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon père ne m'aimait pas, je n'étais aimé de personne. Tout me prédisposait à le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas rencontré Nazzarena. Il n'y avait que grand-père, et grand-père s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumée de sa pipe, dans son télescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard : maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. Le monde n'existait pas pour lui à cette heure: de l'existence du monde j'aurais consenti à me passer, pourvu qu'il s'occupât de moi. J'eus la sensation horrible que j'étais abandonné de tous, et que cet homme qui me glissait de tout près, d'une voix émue et compatissante, ses condoléances, venait de m'annoncer un malheur irréparable. J'aurais voulu pleurer, et à cause de tant de visages curieux, je retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce café, je connus la tristesse d'être incompris, la solitude au milieu de la foule, le désespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je éprouvé de plus intenses que ce désespoir imaginaire?
Ainsi, désarmé par la tendresse même qui mettait à vif ma sensibilité, et fasciné par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot qui se machinait contre mon père. Parvenu à son but, plus facilement peut-être qu'il n'eût supposé, —car il ignorait qu'il avait l'amour pour allié, —Martinod répéta d'une voix à fendre l'âme:
—Pauvre petit!
Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut : il avait réussi au delà de ses espérances, la semence de ses suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnés. Mais ne jouait-il pas sur le velours? J'avais trop de candeur encore pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitié et serrer ses phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. Cette haine-là, qui s'adresse, la bouche en coeur, aux amis, aux parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus sûrement par ricochet, plus tard même on ne saura pas toujours la dénoncer. Il n'y a plus guère de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur l'arche sainte de la famille.
Il était dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. Un dimanche après midi, comme je flânais à la fenêtre au lieu de terminer un devoir, —c'était dans la chambre de la tour où je m'installais volontiers, mais grand-père était absent, —quel spectacle tout à coup me frappa d'étonnement et même d'épouvante! La troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la grille qui, sans doute, malgré la vigilance de tante Dine, était demeurée ouverte à cause des allées et venues plus fréquentes un jour de fête. Elle débordait sur les pelouses, elle piétinait les plates bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes dépenaillées, qui portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde aux cheveux gris, et il y avait —ô douleur! —Nazzarena elle-même, Nazzarena sans chapeau, mal peignée et débraillée. Pour la première fois, je remarquai sa misère. Chez nous, dans l'allée bien ratissée, on l'eût prise pour une pauvre fille de la campagne.
Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi étaient-ils venus? que demandaient-ils? quel mauvais vent les amenait? Notre jardin ne pouvait convenir à des roulants, à des bohémiens, à des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore si c'était le jardin d'autrefois où la mauvaise herbe poussait à l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais! Encore si grand- père avait été là pour recevoir ces hôtes suspects! Nazzarena, Nazzarena, retournez vite à votre roulotte et à la tente blanche où vous régnez! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place.
Véritablement j'endurais le martyre à les voir s'ébattre sans retenue sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les prévenir, et je ne pouvais pas. A cette fenêtre ouverte je me sentais prisonnier. Et dans une détresse infinie, je mesurais la distance qui séparait de la maison mon amour.
Déjà l'un des clowns sonnait à la porte. Mon Dieu! qu'allait-il se passer? A peine avait-on commencé de parlementer avec Mariette dont je savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la catastrophe. Tante Dine accourut à la rescousse et fit tête à la troupe entière de la belle façon. Distinctement, ce dialogue monta jusqu'à ma croisée:
—Qu'est-ce que vous voulez, vous autres?
Une voix gazouillante répondit:
—C'est bien ici la maison au père Rambert?
—Que lui voulez-vous, au père Rambert? Passez votre chemin. Allez- vous en.
Abominable injustice! Les mendiants de la ville recevaient bon accueil, ils avaient même leur jour comme les dames de la société, et la Zize Million qui était folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient des rentes à la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces honorables acrobates s'expliquassent? Tante Dine, pourtant charitable et toujours prête à porter secours, les expulsait avec violence, rien que pour leur qualité d'étrangers. Ignominieusement chassés, ils se révoltèrent et criblèrent d'invectives leur persécutrice qui, je dois en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette fois, je me décidai à intervenir en faveur de mes amis, des amis de Nazzarena. Soudain, au moment où j'allais quitter mon observatoire pour voler au combat, mon père, sans doute attiré par le tumulte, apparut sur le seuil. Il ne daigna même pas ouvrir la bouche. D'un seul geste, mais quel geste catégorique! il montra le portail, et toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immédiat et extraordinaire.
Je fus outré d'une si rapide et si complète débâcle. Moi seul, puisqu'il en était ainsi, je résisterais à cette autorité que nul ne bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouvé, je me précipitai dans l'escalier et dégringolai les marches quatre à quatre, au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour.
—Où vas-tu? me dit mon père qui n'avait pas encore quitté son poste et me barrait la route.
Je gardai le silence. Déjà mon exaltation tombait.
—Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te défends de sortir.
Sans broncher, mais gonflé de colère et me rongeant les poings, je repris l'escalier. Personne donc ne lui résisterait jamais? Comme les autres j'étais vaincu immédiatement, subjugué, médusé, rien que pour l'avoir affronté. On croit qu'il est facile de se révolter contre le pouvoir: j'apprenais que cela dépend des gouvernements. Et je ressassai et remâchai les insinuations de Martinod dont je constatais la sincérité. Celui-là voyait clair, celui-là se révélait un véritable ami.
Cependant je ne cédai qu'en apparence. A peine avais-je réintégré la tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus assuré que mon père avait regagné son cabinet et que la voie était libre, je redescendis à pas de loup et me glissai hors de la maison. La grille franchie, animé d'un courage nouveau, je respirai mieux et me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit à la place du Marché. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du déménagement, les bohémiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levée de camp. Enfin j'aperçus Nazzarena qui ramassait des ustensiles épars. L'heure n'était plus à la timidité, mais aux résolutions héroïques. Devant tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'élançai vers mon amie. Quand elle m'aperçut, elle me jeta un regard navré.
—On nous a chassés de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse parlé.
Que répondre à cette douloureuse constatation? Sans doute elle me rangeait parmi ses persécuteurs.
—Ce n'est pas moi, criai-je pour me séparer des miens sans retard.
—Oh! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sûr que ce n'est pas vous. Vous êtes trop petit. On allait prévenir votre grand-papa qu'on s'en va demain. Demain matin.
—Demain! répétai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris.
—Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le matériel sur les voitures. Les frères Marinetti nous ont lâchés: point de matinée aujourd'hui, une belle recette perdue.
A ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et même, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinée des rôles: elle me témoignait une considération nouvelle et je prenais un vague petit air protecteur. A mon insu le prestige de la force opérait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la veille encore, elle n'y eût pas manqué.
Une des mégères sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tête jaune et l'accusa de perdre son temps.
—On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un départ! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras.
Elle ne me tendit pas la main, et peut-être n'osa-t-elle pas, à cause du respect qui lui était venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et moi, je ne trouvais rien à lui répondre. Niaisement je souris à ses étranges voeux qui me paraissaient abominables et sacrilèges, et le tutoiement qu'elle avait employé me fut en même temps doux comme une caresse. Son départ m'atterrait. Son départ me coupait bras et jambes et me vidait la cervelle. Je restais là, comme un paquet. Pour moi, le temps ni le lieu ne comptaient plus: elle partait. Je l'aperçus qui, plus loin, portait péniblement le harnachement de son cheval. Elle m'adressa un petit signe avant de disparaître derrière une des guimbardes. J'eus la sensation qu'elle était déjà loin de moi, et je réussis à m'en aller.
Où irais-je? Confondant la dureté de ma famille et l'exil de Nazzarena, je ne songeais pas à rentrer chez nous. Quel appui, quelle consolation y aurais-je rencontrés? Mon père m'avait défendu de sortir : je pouvais préjuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, parmi les promeneurs endimanchés, heurtant dans ma distraction l'un ou l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'était presque agréable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. D'un pas automatique, et sans être le maître de ma direction, je parvins au Café des Navigateurs. Grand-père me comprendrait, grand- père me représentait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait.
La salle était bondée, et tout de suite cette atmosphère de tabac et d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me réconfortèrent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et même je perçus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de solennel. Une décision de premier ordre avait été prise et, à la façon dont on en parlait, je devinai que c'était là un de ces événements historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-père était l'objet de mille témoignages d'honneur et de sympathie. On l'entourait, on le félicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il résistât. Et, suprême faveur, on apporta du champagne. Du champagne, un jour comme celui-là! Je commençai d'en être écoeuré, d'autant plus qu'on ne m'avait point donné de verre.
—Une coupe, —ordonna Martinod, ce cher Martinod qui décidément me comblait, —une coupe au miochard.
Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant:
—A l'élection du père Rambert! à la victoire de la République!
—Bravo! approuva le fidèle Galurin.
Glus et Mérinos s'épanouissaient de bonheur: sans doute ils voyaient s'ouvrir l'ère de la Beauté dont ils s'étaient entretenus devant moi si souvent. Quant à Cassenave, il supportait des deux mains le poids de sa tête, et, les yeux vagues, fixait peut-être quelque vision. La servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond de sa mansarde pour lui donner à boire lui rendait publiquement visite :
—Ziou, fit-il en se redressant.
Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne réussirent pas à atteindre la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance.
Grand-père, seul, manquait d'entrain et même de gaieté. Sa mauvaise humeur était évidente. Il ne tenait point à la popularité, ni aux acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour crier le gênait, l'énervait, et je crois qu'il eût préféré se trouver ailleurs, à la campagne par exemple, à manger des fraises arrosées de crème de lait. Cependant on le contraignait à céder à l'enthousiasme général.
—Après tout, peut-être bien, concédait-il. Surtout pas de tyrans. La liberté.
Oh! non, pas de tyrans! Et je revis instantanément mon père, sur le seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de bohémiens. Et, par manière de protestation, je vidai ma coupe.
A ce moment précis, —je n'oublierai de ma vie ce spectacle, —mon père, fait inouï, entra au Café des Navigateurs. Je tournais le dos à la porte: par conséquent je ne pouvais l'apercevoir que dans la glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa présence. Martinod, tout à coup, devint blême, et la main qui tenait le verre trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en gicla. Déjà mon père, devant qui l'on s'écartait rapidement comme devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, atteignait notre table. Il ôta son chapeau, et dit très poliment:
—Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils.
Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive à cet incident. L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne provoquait même pas tant de curiosité. On n'entendit qu'une exclamation: oh! poussée par le patron qui, la serviette en main, s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-père se remit et répondit avec calme, presque avec impertinence:
—Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous?
Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires narquois et les langues se délièrent. Mais la diversion ne dura pas. Déjà mon père reprenait:
—Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientôt l'heure du dîner et nous vous attendons tous les deux.
Par là, il invitait grand-père à se retirer avec nous. Comprenant que son invitation n'était pas agréée, il toisa Martinod qui, pour afficher son courage, ricanait maintenant:
—Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis découvert, je vous prie de vous découvrir.
C'était vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tête, mais je savais que c'était l'usage au café. Loin d'obtempérer à cet ordre, — à cause du ton, personne ne s'y trompa malgré le je vous prie, —il s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entière intéressée et captivée, suivait les phases du dialogue, et dans un coin un loustic lança:
—Saluera. Saluera pas.
Mon père s'avança et il me parut comparable à un géant. Seul contre tous, c'était lui qui répandait la crainte. De sa voix nette que je connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et rassemblait la maisonnée en un instant, il articula:
—Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, monsieur Martinod? Car ma main ne peut plus vous toucher.
Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on aurait entendu tisser une araignée. Grand-père sauva la situation:
—Allons, Martinod, dit-il: il faut être poli.
—Père Rambert, c'est bien pour vous, concéda Martinod.
Tout de même il se découvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur sa défaite ne subsista aucun doute. Déjà mon père, vainqueur, se tournait vers Cassenave, perdu dans ses rêves:
—Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous.
Et Cassenave terrifié, s'écria en pleurant, ce qui détendit les nerfs de chacun et parut extrêmement drôle:
—Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur.
Là-dessus nous sortîmes, mon père et moi, lui devant, moi derrière, et bien que les tables déjà serrées fussent toutes garnies de consommateurs, je circulai entre elles sans difficulté, à cause de la place qu'on laissait respectueusement à mon guide. Pour ne pas ressembler à Martinod, dont la lâcheté me dégoûtait, je m'efforçais de me tenir droit et de prendre un air dégagé. Au fond, j'éprouvais une peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-être dans ma toute première enfance, mes parents ne m'avaient infligé de châtiment corporel: notre fierté faisait partie de notre éducation. Cette fois, je m'y attendais. Pourvu que ce ne fût pas un soufflet, comme à Martinod? Martinod était un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-père, j'entendais être libre. Grand-père n'avait-il pas pris un fusil, lorsqu'il avait échoué dans le sang des journées de Juin, contre la défense de son propre père, le magistrat, le pépiniériste dont il se moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait rien de moi. Et, contre l'épouvante qui me tordait, je me crispais jusqu'à atteindre enfin une sorte d'insensibilité, cette force de résistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se plaindre.
Je n'eus pas à me servir de cette provision d'énergie que j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon père se contenta de me demander sans hausser la voix:
—Es-tu venu souvent dans ce café?
—Quelquefois.
—Tu n'y remettras jamais les pieds.
Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais serait-ce là toute ma punition? Nous marchions côte à côte, et très vite. Bien qu'il ne manifestât plus rien de ses pensées, je ne saurais dire à quel signe je le sentais agité d'une grande tempête en dedans. Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous passâmes ainsi sur la place du Marché. Je me découvrais semblable à ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. Pourvu que Nazzarena ne me reconnût pas? Elle me représentait la vie libre, comme j'étais l'esclavage.
Enfin nous arrivâmes devant la porte de la maison. Mon père, avant de l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son regard sous lequel je baissai la tête, malgré moi, comme un coupable:
—Pauvre petit! dit-il (c'étaient les expression mêmes de Martinod), qu'est-ce qu'on voulait faire de toi!
J'étais dans un tel état de tension que cette pitié soudaine eut raison de ma révolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses bras en pleurant. Déjà il s'était repris et, de sa voix de commandement, déclarait:
—Il faudra bien que tu obéisses. Il le faudra bien.
Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorité dont il n'avait pas abusé pourtant: ce serait pour moi la guerre sacrée de l'indépendance.
Ma mère inquiète, dont j'avais déjà distingué l'ombre derrière la fenêtre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au sommet des marches.
—Il y était, expliquait simplement mon père, je ne m'étais pas trompé.
—Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur qu'elle n'eût pas imaginé.
Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel:
—Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible!
On ne me gronda pas davantage. Bon gré mal gré, on avait ramené l'enfant prodigue. Et moi, loin d'être reconnaissant de cette indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la façon de me reconquérir, j'appelais de toutes mes forces récupérées ma douleur d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me répétant:
«Nazzarena part demain. Nazzarena part demain.»
V
LES DEUX VIES
Je ne dormis guère de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais la guerre sacrée de l'indépendance et la perte définitive de Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberté que célébrait grand-père et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'étais fermement résolu à ne pas me rendre au collège et à courir la suprême chance d'assister au départ des forains. Les adieux de la veille avaient été manqués: sans préparation, je n'avais rien trouvé à dire. Non, non, cela ne pouvait finir ainsi.
Je prétextai donc un mal de tête, auquel on voulut bien croire. Je compris qu'on me tenait pour ébranlé par la scène du Café des Navigateurs. Et même tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je m'en délectai malgré mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation intérieure.
—Tu resteras au lit jusqu'à midi, conclut-elle en emportant la tasse.
Elle aussi, elle ajouta:
—Pauvre petit!
Ce qui lui retira immédiatement ma gratitude, car je n'entendais plus désormais être traité en enfant, puisque j'aimais.
Dès qu'elle fut sortie, je m'habillai en hâte, mais non sans quelque recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, où grand-père m'accueillit avec étonnement et avec des signes de plaisir.
—On t'as laissé monter? me demanda-t-il.
Pourquoi cette question? Je n'avais demandé la permission à personne.
Il se contenta de hausser les épaules, déjà revenu à sa philosophie.
—Oh! moi, ça m'est bien égal.
Des quatre fenêtres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon plan consistait à guetter de ce belvédère le défilé des roulottes. Elles étaient chargées, elles avanceraient avec lenteur, je calculais que j'aurais le temps de les rattraper. Par où s'en iraient-elles? Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la route d'Italie, et je surveillai celle-là davantage. J'étais donc installé devant une des croisées, a demi dissimulé par un meuble, quand on frappa à la porte, et mon père entra. Je pensai qu'il venait me chercher, et je sus immédiatement que, malgré mes résolutions, je ne lui résisterais pas; il avait, comme la veille, son air calme d'autorité souveraine et indiscutable. Absorbé par le but qu'il poursuivait, il ne me vit pas et même, comme il marcha droit à grand- père, il me tourna presque le dos. Jusqu'à mon intervention il devait ignorer ma présence. Après un salut qui fut courtois et bref, il montra le journal qu'il apportait, un journal du pays:
—Cette feuille annonce que vous vous présentez aux élections à la tête de la liste de gauche: est-ce vrai, père?
Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout un bouillonnement de colère qui se contenait encore. Au port de la ville, un mur plat qui surplombait le lac était balayé des vagues les jours de vent ou de tempête. Nous nous amusions quelquefois, mes camarades et moi, à passer dessus, entre deux lames, au risque de recevoir de l'écume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac soulevé qu'il fumait. J'eus la sensation que tout à l'heure, ainsi, la route serait barrée.
Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublié un traître mot? Grand- père, doucement et crânement ensemble, à son habitude (il détestait les scènes et les évitait le plus souvent, mais la couardise d'un Martinod n'était pas son fait), se contenta de répondre:
—Je suis libre, je pense.
—Personne n'est libre, reprit mon père avec une volonté de ne pas hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dépendons tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous présentez contre moi.
Cette fois la riposte de grand-père fut plus aigre: il ne céderait pas, il se défendrait. Enfin!
—Je ne me présente contre personne, déclara-t-il, je me présente, voilà tout. Et je n'empêche personne de se présenter. Je te le répète, Michel: chacun est libre d'agir selon son bon plaisir.
Mon père, avec une éloquence qui peu à peu s'échauffait et qu'il rompait alors, comme s'il était déterminé à ne pas se départir de la forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir contre l'entraînement de sa parole, essaya de le convaincre par toute une argumentation que même à distance je crois pouvoir résumer. Pourquoi cette candidature de la dernière heure quand jamais grand- père n'avait songé à jouer un rôle politique et quand il n'ignorait point que son fils était le chef du parti conservateur? Comment n'y pas reconnaître une manoeuvre de Martinod, trop heureux de venger son soufflet et d'annoncer la désagrégation de la famille Rambert? Mais on ne se laissait pas prendre au piège grossier d'un Martinod.
—Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas être candidats l'un contre l'autre.
Le petit rire de grand-père accompagna sa réponse:
—Oh! oh! pourquoi pas? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient.
—Mais parce qu'une famille ne peut pas être divisée.
—Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-là à la bouche. Les individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils?
—Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les nôtres, jusqu'à votre père.
—Oui, le pépiniériste. Tu oublies le soldat de l'Empereur…
—Il servait la France. La France passe première. Je n'admets pas les émigrés.
—… Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte?
—Ne parlons pas de luit: c'est notre honte. Toute famille a une tradition. La nôtre, jusqu'à vous, était simple et belle: Dieu et le Roi.
—Moi, la liberté me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la mienne, une fois pour toutes.
—Mais je vous répète que la solidarité de notre nom et de notre race vous oblige. Votre liberté n'est d'ailleurs qu'une chimère. Nous sommes tous en état de dépendance. Me contraindrez-vous à vous rappeler que cette dépendance, je l'ai acceptée avec toutes ses charges? La maison même qui nous abrite et que j'ai sauvée est le témoignage de notre durée et de notre unité sous le même toit.
Peu à peu, la conversation devenait une bataille. Mon père me semblait si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eût écrasé grand- père, et pourtant grand-père lui tenait tête avec sa petite voix pointue et un air crispé que je ne lui connaissais pas. De les voir dressés l'un contre l'autre j'éprouvais de la peur et une horrible gêne. Dans ma rébellion nouvelle contre l'autorité, je me sentais de coeur avec grand-père. Cette liberté, dont on parlait pour l'attaquer et la défendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en allait. Et il me parut que je commettrais une lâcheté comme, au Café des Navigateurs, Martinod, quand il s'était découvert par ordre, montrant sa face blême d'épouvante, si je n'intervenais pas en faveur de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait transmis comme un radieux héritage —le seul dont il disposât —son amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'indépendance qui rejette fièrement toutes les règles, et peut-être le goût même de l'amour qui, à lui seul, pouvait résumer tout cela. Je ne me dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et cependant je m'avançai, pareil à un petit martyr qui réclame le supplice:
—Grand-père est libre, criai-je aussi fort que je pus.
Je crus avoir poussé un cri formidable, et c'est à peine si je m'entendis moi-même. Je fus étonné et vexé de n'avoir pas fait plus de bruit. J'en constatai néanmoins l'effet immédiat, qui suffit à ma satisfaction et ne me rassura point. Mon père s'était brusquement retourné, stupéfait de ma présence et de mon audace. Cette fois la route était barrée, comme au bord du lac, les jours de tempête. Il nous dévisagea tour à tour pour surprendre notre complicité, notre entente. Devant lui, nous n'étions véritablement plus rien du tout. Sa force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux déjà nous foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage qui s'amoncelait serait terrible.
Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence? Ce silence qui se prolongeait devenait plus inquiétant, plus tragique. J'y écoutais ma peur comme le tic-tac d'une horloge.
Mon père, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut être surhumain, se détourna de moi que son regard terrorisait pour s'adresser à grand-père:
—C'est bien, dit-il avec une tranquillité et une douceur dont je fus déconcerté, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas à la ville le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un conseil. Martinod, par mon désistement, obtient ce qu'il désire; il ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnié et renoncez de votre côté à cette candidature dont vous n'avez que faire.
Grand-père, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta d'aucune façon:
—Oh! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-être été élu, et moi, ça m'est égal. Je tiens principalement à désavouer tes opinions politiques. La famille ne nous commande pas nos idées.
Mon père dut hésiter une seconde à reprendre la discussion et il y renonça définitivement. Il y renonçait parce qu'un autre sujet lui tenait davantage au coeur:
—Laissons cela, déclara-t-il. Mais il s'est passé dans ma maison quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolérer. Vous m'avez pris cet enfant que je vous confiais.
Le débat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. Instantanément je revis mon départ pour notre première promenade après ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. Mon père joint ma main à celle de grand-père avec ces mots qui m'étonnent: Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand- père répond, en s'accompagnant de son rire: —Sois tranquille, Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que signifiait ce propos?
—Quelle plaisanterie! répliquait déjà grand-père, je n'ai jamais rien pris à personne. Et voilà que maintenant on m'accuse de voler les enfants! Pourquoi pas de les manger?
Mais la moquerie ou l'ironie était une arme trop légère pour n'être pas brisée dans l'attaque qui suivit. Aucun détail de cette scène ne m'est sorti de la mémoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et coloré, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend; l'autre si vieux, ratatiné et délicat, et néanmoins insolent dans sa façon de se dresser et de railler, —et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie qui se jouait.
—Oui, reprenait mon père, je vous ai donné mon fils pour le guérir et non pour le détourner. Vous-même, vous vous étiez engagé à ne rien dire ni faire qui pût le mettre un jour en contradiction avec nos traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse? Il y a quelque temps déjà que je soupçonnais le travail opéré dans cette petite tête. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, craignait de vous attribuer à tort une mauvaise influence. Je ne sais comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je n'ignore plus, c'est que vous avez conduit François au lieu même où tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de votre générosité.
—Je ne te permets pas… voulut interrompre grand-père.
—De votre générosité, continua la voix plus ardemment, ou de la mienne. Car j'ai reçu ce matin la carte à payer. Elle est chère. Martinod a trouvé plaisant d'abreuver sa bande à mon compte.
—Qui t'a envoyé la note?
—Le patron du café. A qui voulez-vous qu'il l'envoie? Il est venu en personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contenté d'ajouter: «Le petit a consommé.» Mon fils en était comme mon père: je suis responsable, car, moi, je crois à la solidarité de la famille. J'ai payé pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte déjà les signes de la mort; pour Glus et Mérinos, pauvres ratés, incapables du moindre travail; pour ce fainéant de Galurin et pour cette canaille de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignées à ce petit? Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son coeur comme la mauvaise herbe du jardin. Où ira-t- il? Que fera-t-il dans la vie avec cette utopie de la liberté que la réalité dément à toute heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi? Ce qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est l'esprit de famille? La vie ne vous l'a- t-elle donc pas enseigné?
J'étais remué par l'accent de ces paroles. Sensible à la musique des mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je remonte aisément aux idées qu'ils recouvraient et qui passaient alors pardessus ma tête.
—Tu as fini? demanda grand-père avec une impertinence qui provoqua mon admiration.
—Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir élevé la voix devant cet enfant. Qu'il sache au moins —vous pouvez en témoigner —que j'ai toujours été un fils respectueux.
—Oh! tu as payé mes dettes. Et tu les paies encore.
—N'est-ce que cela? et n'avez-vous pas rencontré en toute occasion l'appui de mon affection filiale?
—De ta protection.
—Ma protection ne s'est exercée que pour écarter ceux qui voulaient votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que vous préparez en soustrayant ce garçon à mon autorité, en le désarmant ?
Grand père fit: oh! oh! et réclama son tour de parler:
—Mais quels reproches ai-je donc mérités? J'ai promené cet enfant qui en avait besoin, je lui ai communiqué l'amour de la nature.
—Et non l'amour de la maison.
—Est-ce ma faute s'il préfère ma compagnie? Je ne cherche pas à enseigner, moi. Je ne prêche pas, à tout bout de champ, l'ordre, la tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de la vie, de la liberté si tu préfères.
—Mais la liberté n'est pas la vie. Elle détruit tout ce qu'il faut conserver.
—Oh! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passé pour ton fils s'est passé pour le mien.
—Pour moi?
—Oui, pour toi. Quand tu étais petit, une autre influence s'est substituée à la mienne. Le magistrat, le pépiniériste, l'homme des roses…
—Votre père.
—Oui, t'a donné le goût des arbres taillés, des allées ratissées, des lois divines et humaines, quoi!
—Pourquoi m'en vouloir de ressembler à notre race?
—Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas souffert, moi aussi?
—Oh! vous avez toujours été si détaché de moi et de…
Mon père n'acheva pas sa phrase et je ne l'achèverai pas aujourd'hui davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le respect qu'il a gardé, même à distance s'impose à moi. Tous deux venaient de rouvrir une plaie secrète dont le sang n'était pas entièrement tari. Ils restaient face à face, avec ce souvenir entre eux, effrayés peut-être de ce qu'ils découvraient dans le passé et ne voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur vint. Ma mère entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empêcher le conflit de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille.
—Qu'y a-t-il? s'informa-t-elle avec douceur.
Déjà, par sa présence, elle les séparait, et j'eus l'impression que la conversation n'offrirait plus d'intérêt pour personne.
—Je suis venu reprendre mon fils, déclara mon père.
Et grand-père m'abandonna:
—Reprends-le. Reprends-le.
On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir d'ajouter, en manière de défi:
—Reprends-le si tu peux.
—Il ne faut pas l'écarter de Dieu, dit simplement ma mère qui se rappelait notre messe manquée.
Et, comprenant que je n'étais pas à ma place, elle me poussa vers eux comme un gage de réconciliation avec ces mots:
—Embrasse-les et descends vers tante Dine.
J'obéis. On m'accola négligemment ou à contre-coeur, et je m'élançai dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opéra. Je pensais à Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le jardin, mais je ne répondis pas.
Je courus jusqu'à la châtaigneraie qui bordait le domaine et je grimpai sur le mur, à côté de la brèche qu'un des arbres avait jadis ouverte rien que par la poussée de ses racines, et qu'on avait fermée par une grille. De là, je dominais la route d'Italie. Il ne me restait plus que cette chance: la troupe du cirque passerait-elle par là? J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain.
Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les traînent! Je cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitées. L'une ou l'autre de leurs minces cheminées fume: on prépare le dîner pour la route qui sera longue. Sur un balcon d'arrière, à côté de la perruche que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds de mon amie.
Ah! je la vois enfin. C'est elle, là, sans chapeau, c'est son visage uni et son teint doré. Elle conduit elle-même une des guimbardes. On lui a confié une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit en l'air, mais elle aime trop les bêtes pour les frapper. Elle redresse le buste, elle porte fièrement la tête. Comme son cou est bien dégagé! Pourquoi ne l'avais-je pas remarqué encore? Je ne l'ai pour ainsi dire jamais vue: je veux la voir, je veux la voir. Quand elle sort de l'ombre que verse le châtaignier, le soleil nimbe d'or la chevelure qui frise et qui semble se mêler au jour sans qu'on sache où ses boucles commencent, où le jour finit. A côté d'elle, sur le siège, un jeune garçon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. Elle a montré ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, mais son regard, son regard doré ne se tournera-t-il pas vers moi? Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis là, tout près de vous, perché sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous?…
Elle rit, elle passe, elle a passé. La toiture de la roulotte me la cache maintenant. Je ne l'ai pas appelée, elle ne m'a pas regardé. Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son teint doré? Est-il possible qu'un événement si considérable n'ait duré que cette toute petite minute?
Mon coeur éclate dans ma poitrine, et je reste là sans bouger. Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir après elle? Suis-je donc cloué à mon poste? Maintenant je sais qu'elle est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours été perdue pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau à la montagne et qui d'un mot jeté au passage m'enseigna jadis le désir, ne m'a-t- elle pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des séparations d'amour? La douleur des séparations d'amour s'est fixée pour moi dans cette image: un petit garçon à cheval sur le mur de son héritage, et une petite fille qui, dans la lumière du matin, s'en va sur la route, qui s'en va sans se retourner…
Que nous tenons à nos souvenirs! Plus tard, quand je suis devenu le maître, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet arbre qui la recouvrit de son ombre une dernière fois. «Monsieur, me disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les jours, et bientôt il se vendra pour rien.» Je résistais à ses assauts et j'alléguais des raisons vagues. Comment faire entendre à un honnête fermier qu'on veut conserver un châtaignier mort rien que parce qu'une bohémienne a passé dessous, il y a tant d'années qu'on n'ose plus les compter? S'il est des choses inexplicables, celles-là sûrement en est une.
Mon homme n'a pas lâché prise. Ces paysans sont obstinés. «Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera le mur en tombant.» Et je pense qu'un mur se remplace. «Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera un passant.» Ça, c'est plus grave. Un passant ne se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'écrasera donc en tombant que mon coeur.
J'ai donné l'ordre d'abattre le témoin de mon premier chagrin d'amour. Je me suis penché sur le trou que ses racines arrachées ont creusé dans la terre, et je ne me suis pas étonné de tant de place qu'il occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouché la brèche et je me sens plus enfermé dans mon enclos. A mesure qu'on avance dans la vie, il semble que ce mur d'enceinte se resserre.
La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons peu à peu tout ce qui donnait un visage au passé. Aucun témoin ne garantit plus la vérité de nos souvenirs. D'autres ombres que celles des arbres peu à peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine à croire qu'on a été, comme tout le monde fut peut-être un jour, un enfant à califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il rentrera, bien sagement, à la maison…
VI
PROMENADE AVEC MON PÈRE
Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire sans répit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, d'une main plus sûre, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'édifices, châteaux, fermes, chaumières, et même cathédrales. Je les disposais sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me représentait une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siège. Ces soldats, légués par mon frère Bernard qui, tout petit, collectionnait déjà les uniformes, ou offerts le soir de Noël par le belliqueux petit Jésus, étaient innombrables: il y en avait des régiments, de grands et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient détacher: un appendice pointu qu'ils portaient au derrière permettait de les fixer à volonté sur le dos perforé des chevaux. Un soir l'assaut fut tragique. Le général dévissé —il était pourvu de l'appendice — entra par la brèche le premier, après quoi il remonta sur son coursier alezan hissé à l'intérieur on ne sait par quel subterfuge. Dans l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cité conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il était trop tard. Une minute après, l'incendie avait tout consumé, et tant de maisons qui m'avaient coûté des semaines et dont l'achèvement me procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. Encore fus-je sévèrement réprimandé pour avoir manqué de brûler le mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidité de cette incinération comparée au temps exigé pour bâtir.
La fin brusque de ma première tendresse —cette pauvre minute où il me fut donné de voir Nazzarena dans le soleil —me causa une pareille déception, un pareil découragement. Jour après jour, j'avais édifié en moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans cesse j'y ajoutais quelque chose: un sourire, une parole, une rencontre et même une moquerie qui venait d'elle; ou bien c'était l'admiration pour ses exercices d'écuyère; ou j'avais seulement passé sur la place du Marché et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie beaucoup plus que je ne le soupçonnais, et maintenant il ne m'arrivait plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'était plus pénible qu'une véritable douleur. Je tâchais de m'y agiter sans aucun succès, car je n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant présent? Et de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me restait, c'était moins sa pensée qu'une langueur répandue en moi par son départ, langueur où je me complaisais, où je la retrouvais encore, et qui me rendait incapable de m'intéresser à quoi que ce fût.
Par elle je fus empêché de prêter beaucoup d'attention aux changements survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut à la facilité de mon humeur. Entre mon père et mon grand-père, depuis la scène de la tour, subsistait un état de gêne que le tact de ma mère, seul, réussissait à rendre supportable à l'un et à l'autre. Sans une interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-père et même de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon une bonne partie de la journée. Quand nous nous retrouvions à table, il ne cherchait nullement à se rapprocher de moi, comme s'il eût renoncé définitivement à notre intimité, et je l'estimais un peu ingrat, m'attribuant un rôle important pour l'avoir défendu. Les repas étaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans ses pensées. Je compris que tous deux, par une entente tacite, s'étaient retirés de la lutte municipale. Personne n'osait parler des élections qui étaient toutes proches, mais les affiches des murs, que je lisais sur le parcours de la maison au collège, me renseignaient. Le nom de Martinod y figurait, et de même celui de Galurin, mais on avait négligé Verse-à-boire et les deux artistes. Tante Dine, le long de l'escalier, parlait toute seule d'événements extraordinaires et de traîtres épouvantables. En somme, Martinod était parvenu à ses fins: le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutât, s'était désisté.
Je compris encore que grand-père n'avait pas repris le chemin du Café des Navigateurs, soit pour observer la trêve, soit pour éviter des sollicitations auxquelles il eût été sans doute enclin à céder. En apprenant qu'on venait d'appeler mon père au chevet de Cassenave délirant, il parut très surpris et même affecté: donc il n'avait pas revu ce compagnon.
—Cassenave malade! s'informa-t-il. Il aura trop bu.
A déjeuner, mon père nous annonça que Cassenave était mort.
—Je le lui avais prédit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait dû renoncer à la bouteille.
—C'était son goût, opina grand-père.
C'était son goût: cela excusait, justifiait toutes les actions, les bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux lèvres de mon père une réponse prête, mais il la retint et se contenta d'ajouter:
—J'ai prévenu Tem Bossette. Le même sort l'attend, s'il n'y prend pas garde. Et il est déjà tard pour lui.
—Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux généralisations.
Le dimanche des élections vint enfin. Je le reconnus aux placards multicolores qui garnissaient les façades et à l'affluence plus nombreuse que je dus traverser pour me rendre à la messe du collège. Personne, à la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Après le déjeuner qui fut sans entrain, à peine son café pris, grand-père mit son chapeau et s'empara de sa canne.
—Où vas-tu? questionna tante Dine.
—A la campagne.
—Du moins as-tu voté?
—Bien sûr que non.
—C'est un devoir.
—Oh! ça m'est égal.
—Au fait, tant mieux! ajouta ma tante: tu aurais été capable de donner ta voix à ces canailles.
Elle jugeait inutile de les désigner davantage.
Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, et il ne votait même pas. C'était son goût et je n'y voyais rien à redire. Chacun pouvait agir à sa guise et changer à son caprice: sans quoi la liberté, que serait-elle devenue? Comme il franchissait le seuil, il se retourna tout à coup et me proposa de m'emmener avec lui.
—Ma casquette et j'y vais! criai-je, déjà bondissant, comme si j'avais totalement oublié la scène de la tour.
Mon père, qui nous observait, arrêta mon élan par son intervention:
—Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promènerai. J'ai congé.
Il s'accordait bien rarement des congés. De plus en plus ses malades l'accaparaient. Sa réputation avait dû s'étendre au loin à la ronde, car on réclamait ses services à de grandes distances: ses absences, ses voyages se multipliaient.
—Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mère. Et la vie passe.
—Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas.
Elle s'ingéniait à le soigner, à obtenir de lui qu'il se reposât. Pour la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes épaules pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la maison et de nos sept avenirs? Par une complication étrange, tout en continuant de me révolter intérieurement contre lui, je ne cessais pas de l'admirer. Il me représentait la force contre quoi rien ne prévaut. Je ne l'imaginais pas vaincu ou gémissant. La vie était pour lui une perpétuelle victoire.
Je ne l'admirais qu'à distance. La perspective de cette promenade avec lui m'épouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais quel événement qui viendrait y mettre obstacle.
—Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, dépêche-toi.
Les jours sont longs, nous irons loin.
Sa voix sonore était sans dureté. Elle avait même cet accent bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit à la sortie du Café des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne s'était pas montré sévère à mon égard. Mais la bonté ne lui servait de rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gré et je le considérais comme un tyran acharné à me retenir prisonnier. Dès qu'il était là, je cessais d'être libre. Nous aurions beau gagner le coin le plus abandonné, le plus farouche: autour de moi je verrais pousser des murailles. Tandis qu'avec grand-père j'avais l'impression que les clôtures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais à tous ou n'appartenait à personne.
Pourquoi mon père m'imposait-il ce long tête-à-tête qui par avance me glaçait? Les révélations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses préférences? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se préoccupait sans cesse de Mélanie, et je surprenais quelquefois ses regards posés sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne l'eût jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte; quant à moi, e ne comptais guère. De toute ma volonté je voulais être un enfant incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement délaissé. Cela m'était nécessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me délectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai voir. Lui, au contraire, s'efforçait d'être gai et, comprenant qu'il désirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me réservai davantage.
Nous voilà sur la route, non point d'un pas lent de flâneurs qui vont à l'aventure, comme c'était notre habitude à grand-père et à moi, mais d'un pas allègre et vif, comme si une musique militaire nous précédait.
—En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou trois heures.
Afin de montrer que cette promenade ne m'intéressait nullement, je ne demandai pas où nous allions. Ce ne serait sûrement pas cet endroit perdu où l'on foulait des fougères, où sur les parois de rochers les bruyères s'agrippaient, où, séparé du reste du monde, loin des maisons et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu l'initiation à la nature sauvage.
Dans un village que nous traversâmes, je me souviens que je donnai un grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttière arrachée qui gisait sur le sol.
Nous eûmes aussitôt sur nos talons tous les chiens qui se rassemblèrent en hurlant. Un peu effrayé de leurs gueules menaçantes et de tout ce vacarme que j'avais provoqué, je me rapprochai de mon rassurant compagnon:
—Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout pareil. Dès qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se précipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens.
Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle? Quand nous fûmes hors d'atteinte, j'en voulus à mon père d'avoir remarqué mon mouvement de peur.
Par un bon chemin muletier nous attaquâmes une colline. Lui, cependant, à mesure que nous avancions et que nous respirions en montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'était un beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, déjà chaud mais bien ventilé. Dans mon pays le printemps est lent à venir et la végétation part tout d'un coup. Elle était venue la veille peut-être, ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles était luisant, l'herbe grasse, les fleurs brillantes. Nous traversâmes un bois de chênes, de fayards et de bouleaux. Les fûts blancs des bouleaux, gris et lisses des fayards, bruns et rugueux des chênes formaient les colonnades d'un immense temple voûté; le ciel ne s'apercevait pas.
—Ah! dit mon père, en s'arrêtant pour souffler un peu et en se découvrant afin de mieux sentir la fraîcheur qui tombait des arbres, comme il fait bon ici et quelle belle journée!
Je m'étonnai qu'il s'extasiât sur une chose si ordinaire dont j'avais eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement l'occasion. Déjà il reprenait:
—C'est terrible d'être si occupé! On n'a pas le temps de jouir du soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses fils. Autrefois, te rappelles-tu, François, je te racontais les combats de l'Iliade et le retour à Ithaque.
Je ne l'avais pas oublié, mais les récits épiques me paraissaient appartenir à une enfance déjà lointaine et dépassée. Ils dataient d'avant cette convalescence qui m'avait changé le coeur. Ils dataient devant mes promenades avec grand-père, d'avant la liberté et Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempêtes pour rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumée, et j'entrevoyais un destin individuel où je ne dépendrais plus de rien ni de personne.
Nous perçâmes bientôt le rideau des arbres et nous atteignîmes le sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la couronnaient. A en juger par les pans de murs écroulés ou croulants, par la hauteur des tours encore debout et tout ajourées, elle avait dû tenir une place considérable. Le lierre et les ronces envahissaient ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les végétaux avides de la recouvrir.
—Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me déclara mon père. Elles servent à la poésie, mais elles découragent d'agir. Elles nous montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore celles-ci ont-elles un rôle à jouer: elles évoquent un passé de lutte et de gloire. C'était jadis le château fort du Malpas. Il commande la route de la frontière. Il en a subi, des sièges et des attaques! En 1814, quand la France fut assaillie par trois armées, tout démantelé qu'il était déjà, on y a hissé des canons pour tirer sur les Autrichiens.
J'aurais dû penser que nous irions là. C'est un lieu célèbre dans toute notre province. Célèbre par quoi? je le savais vaguement. Jamais grand-père ne m'y avait conduit: il détestait les endroits fréquentés «où, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras.»
Mon père s'échauffait pour parler batailles. N'avait-il pas défendu pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante Dine acharnés à sa conquête? Un instant captivé, je faillis lui poser cette question: «Et pendant la guerre, père, où étiez-vous?». Je savais qu'il avait pris du service et brassé la neige avec sa compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne franchit pas mes lèvres. Elle eût avoué que je subissais son influence et je me raidissais pour lui résister. Toute la forêt de chênes, de bouleaux et de fayards, et ces ruines décoratives sur l'horizon, ne valaient pas pour moi le châtaignier sous lequel Nazzarena avait passé.
Il m'entraîna au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du château dont on avait jeté bas la façade. De là on dominait, on découvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelées, ses petits golfes pleins de grâce, ses verts promontoires, la ville étagée au- dessus, facile à déchiffrer à cause de ses places et de ses jardins publics, les villages de la plaine à demi couchés dans l'herbe comme des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupés au bas de leurs églises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantôt boisées, tantôt rocheuses et nues. Une belle lumière d'après-midi, tout en vibrant sur les choses, en précisait les contours. Ici ou là un toit d'ardoise lui renvoyait ses flèches d'or. Aux différences de teintes, aux nuance mêmes du vert on pouvait distinguer les cultures, et toutes les limites des héritages, indéfiniment divisés, clos de haies, de murs ou de barrières, et les petits cimetières blancs, découpés en carrés, dans le voisinage des groupes de maisons.