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La Marquise de Sade

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The Project Gutenberg eBook of La Marquise de Sade

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Title: La Marquise de Sade

Author: Rachilde

Release date: August 25, 2015 [eBook #49783]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE SADE ***

RACHILDE

LA

MARQUISE DE SADE

NOUVELLE ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE FRANÇAISE

ALPHONSE PIAGET, ÉDITEUR

16, RUE DES VOSGES, 16

1888


I

La petite fille se faisait tirer par le bras, car la chaleur de ce mois de juillet était vraiment suffocante. Elle voyait, de loin en loin, des places très désirables dans les fossés de la route, des places où une petite fille comme elle eût trouvé autant d'ombre et autant d'herbe qu'elle en pouvait souhaiter. Mais la cousine Tulotte marchait à grands pas, sans ombrelle, tirant toujours, ne soufflant jamais, insensible aux rayons brûlants du soleil.

—Tulotte! déclara tout d'un coup la petite, j'ai trop chaud, je ne veux plus.....

—Allons donc! cria mademoiselle Tulotte, est-ce qu'une fille de militaire doit reculer? Nous avons fait la moitié du chemin. Ta mère n'est pas contente quand tu restes à la maison. Il te faut de l'exercice, tu deviendrais bossue si on t'écoutait. Ah! tu es une fameuse momie!

L'idée fixe de la cousine Tulotte était que les enfants deviennent bossus lorsqu'ils annoncent des goûts sédentaires. Elle avait la plus triste opinion de cette petite Mary qui demeurait des journées entières à rêver dans les coins noirs, la chatte de la cuisinière sur les bras, berçant la bête avec un refrain monotone et pensant on ne savait quoi de mauvais.

Mary s'arrêta prise de colère.

—Non, je ne veux plus! répéta-t-elle en enfonçant ses ongles dans le poignet de la cousine.

Celle-ci fit un haut-le-corps d'indignation.

—La voilà qui me griffe, à présent!... fit-elle, et, si elle n'avait pas tenu de l'autre main une boîte au lait, elle eût vigoureusement corrigé l'irrascible créature.

—Je le dirai à ton père! s'écria la cousine Tulotte.

Puis, sentant que l'enfant allait se révolter, selon sa méthode ordinaire, c'est-à-dire qu'elle n'ajouterait pas un mot, pas une larme, et qu'elle n'avancerait pourtant pas davantage, elle l'emporta. Mary eut un rire silencieux. Ce rire plissa d'une façon très singulière sa petite figure; il signifiait peut-être que l'enfant connaissait déjà la valeur d'une égratignure faite à propos.

Le chemin que prenaient presque tous les jours vers la même heure, Mademoiselle Tulotte et son élève, descendait de Clermont-Ferrand pour aller jusqu'aux abattoirs de la ville. On passait d'abord entre les murs de deux grands jardins. L'un, à gauche, était planté d'arbres énormes: des saules, des sapins, des ifs. L'autre, à droite, était très ratissé, avec peu d'ombrage et beaucoup de légumes en rangs interminables: des choux, des salades, des oignons, des melons, aussi quelques rosiers, du syringa, des pensées, des corbeilles de thym. Dans le premier il y avait une maisonnette fort jolie, toute sculptée, surmontée d'une croix brillante. Dans le second se dressait une simple cahute de planches couverte de chaume moisi.

Plusieurs fois, Mary avait demandé pourquoi le propriétaire du jardin aux beaux grands arbres ne se montrait pas, tandis que l'on apercevait sans cesse un homme, dans les vilains choux, un homme coiffé d'un épouvantable chapeau de paille, avec une bêche ou un arrosoir.

Tulotte, en dehors de la grammaire, n'aimait point les questions, elle répondait:

—C'est que l'autre jardinier est mort!

En réalité, les saules et les ifs dissimulaient des tombes, mais le mot cimetière lui paraissait difficile à prononcer devant une enfant de sept ans.

Derrière ce cimetière, s'étendait une plaine coupée par des sentiers poudreux: c'était la campagne, et des blés mûrs, ondulants, vous aveuglaient de leurs reflets dorés.

En se retournant sur le chemin des abattoirs, on voyait la ville de Clermont s'épandre jusqu'à Royat. Au delà de Royat, dans un horizon brouillé, parce qu'il faisait chaud, s'élevait le Puy de Dôme qui, le soir, devenait bleu, d'un bleu sombre à donner des terreurs vagues aux petits enfants pensifs.

Mary, le bras passé autour du cou de la cousine Tulotte, se demandait comment on peut se promener sur une montagne sans toucher le ciel du front. Elle savait très bien que cela s'appelait le Puy de Dôme, que la ville était Clermont-Ferrand et que, parmi toutes ces maisons, il y en avait une appartenant à son père le colonel, mais la promenade, sur une montagne, ne pouvait encore s'expliquer clairement. Elle revenait à ce sujet mystérieux avec insistance.

—Tulotte ... nous irons bientôt, dis?

—Au Puy de Dôme!... Tu es folle, ma pauvre petite... Il y a des loups, et puis ton père ne veut pas.

—Et maman?

—Ta maman est trop malade pour vouloir quelque chose qui te rendrait malade aussi!

—On ne va jamais où je veux! murmura Mary, après un silence.

—Parce que tu veux des bêtises.

Et Tulotte, fatiguée de la porter, la laissa glisser vivement par terre.

Tout le merveilleux panorama de la ville disparut pour Mary comme une image qu'on lui aurait retirée des doigts, elle ne vit plus que les fossés de la route; une campagne en miniature qu'elle connaissait trop avec ses chardons secs, ses flaques d'eau vaseuses et ses rares fleurettes de liserons pâlies sous la poussière.

Tulotte tourna la promenade des Buges, une rangée de gros mûriers, à l'ombre desquels il y avait des bancs, puis se dirigea, de ses mêmes enjambées de garçon, du côté de l'abattoir.

Pour Mary, on allait chercher du lait chaque après-midi dans ce bâtiment d'aspect bien tranquille. Elle s'asseyait sur des chaînes tendues entre des bornes de pierre et se balançait toute seule, en attendant que Tulotte revînt avec sa boîte de fer-blanc.

Mais ce jour-là, la petite fille, dont le cerveau bouillait à cause de la chaleur orageuse, avait d'inexplicables besoins de savoir.

—Amène-moi voir la vache, dis? demanda-t-elle de son ton tranquille et volontaire.

Tulotte haussa les épaules.

—Encore ça!... fit-elle avec désespoir; tu es une sotte, il n'y a pas de lait ici et tu n'en boiras pas.

—Eh bien! je n'en boirai pas ... je veux te suivre ... à l'ombre ... j'ai si chaud!

Tulotte frappa aux volets d'une des fenêtres de l'établissement. Un gros homme, en manches de chemise, vint ouvrir la porte-cochère. Elles entrèrent dans une cour assez sale, jonchée de paille et plantée de pieux. Mary s'arrêta un instant, étonnée de ne pas voir de vaches comme il en passait le matin devant leur maison, faisant sonner leurs clochettes. L'homme avait un tablier de toile bise éclaboussé de taches rouges. Mary s'aperçut tout de suite de ces taches.

—Le Monsieur s'est coupé! pensa-t-elle, un peu effrayée par ce boucher aux bras velus, et, dans son horreur instinctive des blessures, elle saisit la jupe de la cousine Tulotte.

—Il m'en faut pour cinquante centimes, dit celle-ci de mauvaise humeur, selon son habitude, car la corvée ne lui souriait guère.

—On va vous servir, Madame, répliqua le boucher en examinant la petite du colonel, toute délicate dans sa robe de piqué blanc bouffante, sa capote de satin à bavolet ornée d'un bouquet de pâquerettes et de ruches de tulle. Laissez-la donc venir, la demoiselle, ajouta-t-il, elle verra nos bêtes!

Frémissante de plaisir, Mary s'avança, relevant ses jupes, comme elle le voyait faire à sa gouvernante.

Sous un hangar les animaux destinés à la tuerie étaient rangés devant une barre et attachés, les bœufs par les cornes, les moutons par les pattes. Il y avait des veaux au poil clair jetés pêle-mêle, s'étouffant les uns sur les autres, des brebis plus ou moins grasses entassées dans un très petit espace et qui se mettaient tête contre tête comme fait un troupeau affolé par une panique; les bœufs, les cornes forcément en avant, frappaient la terre de leur pied, levant des mufles terribles; mais c'étaient les veaux surtout, dont les yeux s'emplissaient de grosses larmes, qu'on devait plaindre dans le tas de ce bétail condamné.

En face du hangar s'ouvrait une grande porte voûtée, un trou sombre d'où sortaient de vagues gémissements et une odeur nauséabonde. On percevait des coups sourds, des coups de massues. On tuait là-dedans de minute en minute. Un garçon tout en loques venait prendre un animal à la barre et l'amenait, tirant de toutes ses forces, jusqu'à ce trou énorme d'où rien ne ressortait ensuite que le bruit de ces coups sourds. Ce garçon avait l'esprit particulièrement méchant, il donnait du fouet à ces bêtes passives, sans aucune pitié. Il leur lançait ses gros sabots dans le ventre, frappant les veaux inertes, faisant des marques sur les nez pâles des brebis. Il allait comme une brute, avec une chanson très gaie à la bouche, torturer de malheureux porcs vautrés dans le ruisseau de boue sanguinolente qui coulait autour de la cour; les porcs, beaucoup plus graves que le reste du troupeau, ne se dérangeaient pas, mais grognaient en ne perdant aucune occasion de happer des choses puantes.

Au-dessus du hangar, il faisait toujours très bleu, et là-bas, là-bas, aux déclins presque violets de l'horizon, le mont du Puy de Dôme portait toujours jusqu'aux seuils des secrets paradis ses chemins inconnus.

Mary, sa jupe bien serrée contre ses mollets nerveux, dévorait le spectacle de ses prunelles dilatées.

Parfois elle avançait un peu, prête à toucher un animal, et une inquiétude la saisissait à la vue de leurs airs de désespoirs navrants. Les plus petits veaux gémissaient d'une voix si chevrotante qu'elle les croyait être des enfants, semblables à elle.

La cousine Tulotte, roide et calme, les regardait d'un œil impassible, ne s'occupant que de relever sa robe de soie brune dont les cercles de crinoline s'embarrassaient aux pieux disséminés.

—Ne t'approche pas de la porte, fit-elle, désignant à la petite fille l'entrée sombre de la boucherie.

Cependant elle se dirigea elle-même de ce côté avec sa boîte de fer-blanc.

On allait saigner un énorme bœuf. L'animal, pris par les flancs entre de larges courroies de cuir, avait le mufle comprimé dans une muselière, ses genoux se repliaient, son front se baissait, ses yeux saillaient, gros comme des œufs, et on apercevait le blanc, tout livide au sein de la pénombre obscure de ce charnier.

Le boucher velu tenait le maillet, un de ses aides avait le long couteau rond et le seau de cuivre. Un silence régnait, profond, dans cette salle carrelée qui ne recevait de jour que par la porte. Seul le bourdonnement monotone des mouches courait le long des murs. La cousine Tulotte, debout devant la scène, suivait avec intérêt les préparatifs de l'opération.

Il lui en fallait pour cinquante centimes et elle trouvait drôle de voir abattre tout un bœuf pour la goutte de ce lait qui lui était utile. Durant, la première semaine du traitement on avait envoyé la cuisinière, une fille mal dressée; elle s'était amusée à causer une heure chaque fois avec le boucher. Il y avait eu même, prétendaient les ordonnances, un début d'intrigue entre elle et le principal garçon de l'abattoir.

Ces garçons d'abattoir sont, en général, fort délurés.

Puis on avait envoyé un soldat qui avait rapporté un liquide tellement vieux que la malade n'en aurait jamais pu soutenir la vue.

Alors, Mademoiselle Tulotte, malgré sa dignité de parente pauvre, se décidait à venir en personne lorsqu'elle promenait son élève.

Mary voulait savoir une bonne fois ce que c'était que ce lait dont elle ne buvait pas et que sa mère aimait. Elle laissa là les petits veaux en pleurs, les brebis butées contre leur propre laine, les porcs si gras qu'ils ne remuaient plus.

Elle sauta le ruisseau et se glissa jusqu'à ce trou sinistre de l'abattoir. Tulotte, sa figure maigre tendue vers le bœuf, ne se doutait de rien. La petite mit les mains derrière son dos. Qu'allait-il donc arriver à ce gros animal docile?... Est-ce qu'il voulait leur donner des coups de cornes, par hasard? Mary ne respirait plus. Elle pensait qu'elle faisait mal, et aussi que c'était tout de même bien curieux cette manière de chercher du lait dans les vaches qui n'ont pas de sonnette?.

Brusquement le boucher leva son maillet, il tendit ses deux bras en l'air. Un nouveau coup sourd résonna sous le toit du bâtiment. Le bœuf tressauta sur ses jambes repliées, ses yeux s'injectèrent et sortirent de leurs orbites. Une écume pourprée filtra à travers ses dents mises à nu, sa langue pendit hors de sa bouche, le long de son corps la peau se plissa, se hérissant de poils humides, la queue se dressa comme un serpent fouettant dans un dernier spasme l'horrible mouche qui attendait pour sucer la viande.

Mary fit un geste de suprême angoisse.

Ses mains, qu'elle avait jointes à la façon des bébés indifférents, derrière son dos, elle les porta à sa nuque par un mouvement instinctif. Elle venait de ressentir là, juste au nœud de tous ses nerfs, le coup formidable qui assommait le colosse. Elle eut un frisson convulsif, une sueur soudaine l'inonda, elle fut comme soulevée de terre et transportée bien loin, par delà le sommet de ce Puy de Dôme bleuâtre.

Le garçon approcha le seau de cuivre et plongea son couteau rond dans le cou épais de l'animal. Un jet de sang fusa sur ses bras, sur son tablier, sur sa poitrine, et ce jet tomba, à mesure que le couteau s'enfonçait, dans le seau avec un bruit de fontaine ruisselante.

De temps en temps, la bête, pas tout à fait finie, se remuait, balançant sa puissante encolure, tandis que la tête cornue, broyée au crâne, allait et venait avec des balancements lamentables.

On dit que les taureaux ne voient pas les hommes parce que leurs yeux voient plus gros que nos yeux. Mais le regard d'un enfant de sept ans vit plus gros encore que le regard d'un bœuf. Il sembla à la petite fille que cette scène prenait des proportions phénoménales; elle s'imagina que tout le bâtiment de l'abattoir était une seule tête cornue, fracassée, grinçant des dents et lui lançant des fusées de sang sur sa robe blanche; elle se crut emportée par un torrent dans lequel se débattait avec elle une arche de Noé complète, les moutons, les veaux, les porcs, les vaches, et les garçons bouchers couraient après elle pour lui passer leur couteau sur la nuque. Le gigantesque Puy de Dôme arrivait, d'une course échevelée, vers sa microscopique personne, il répandait autour d'elle une ombre solennelle, sombre comme la nuit, elle roulait de trous en trous, s'accrochant aux chardons de la route, aux pâquerettes, aux liserons, le jardinier la repoussait d'un coup de bêche dans le cimetière et enfin elle dormait sans le souvenir du bruit, sans l'effroi de cet égorgement.

—Vous voyez! disait le boucher s'essuyant les doigts pour verser un peu de sang bouillant dans la boîte au lait qu'il eut le soin de bien recouvrir, ce n'est pas plus malin que cela et il ne souffre qu'une minute. Il faut bien manger, n'est-ce pas? Moi, je crois que c'est un fameux remède pour la poitrine. D'ailleurs, j'en boirais par plaisir ... oui, un verre plein, mais il faudrait parier une bouteille ... car on a besoin de s'ôter le goût!...

—Pauvre bête! murmura la cousine Tulotte, peu sensible de sa nature et cependant impressionnée, malgré sa sécheresse de vieille fille.

—Mon Dieu! cria le garçon qui venait du hangar amenant un mouton, la petite demoiselle est tombée!

Tulotte se retourna. Son élève était, en effet, par terre, les jambes dans le ruisseau fétide, le cou roidi, les poignets crispés et la face blême, au milieu des ruches de tulle de sa jolie capote. Elle n'avait pas dit un mot, pas poussé un cri, pas fait une tentative pour s'enfuir. Du même coup de massue, elle paraissait tuée, offrant sa gorge d'agneau délicat aux couteaux meurtriers de ces hommes.

—Sacré nom d'un âne! grommela le boucher, elle a voulu voir, cette petite, et ça lui aura troublé sa digestion. Allez donc chercher du vinaigre à la cuisine, Jean!

—Son père va me gronder ferme!... dit Tulotte, en emportant très vite ce petit corps tordu.

On frotta les tempes de Mary et on lui frappa dans les mains; ces bouchers, abandonnant leur tuerie, étaient tout anxieux, regrettant de ne pas avoir prévu sa désobéissance. Elle regardait les veaux, elle jouait avec eux! Pourquoi diable était-elle entrée pendant l'opération.

—Elle croyait que je venais chercher du lait! répétait Tulotte, de moins en moins à son aise à cause du temps orageux.

—Oh! c'est très sensible, racontait le boucher; moi qui vous parle, quand j'avais l'âge de votre demoiselle, je n'aurais pas saigné un poulet.

—Et moi, ajoutait l'aide dont les bras étaient encore fumants, si on m'avait dit que j'avais une écorchure sur la peau, avant de la sentir, j'aurais hurlé.

Ce boucher velu lui soufflait tout doucement sur les lèvres ainsi qu'il l'avait vu faire dans le bec des petits poulets mourants, et il s'y prenait comme une nourrice.

—Elle est bougrement jolie, la petite colonelle! déclara-t-il, attendri par la capote et le bouquet de fleurettes qu'il souillait de sang.

Elle était jolie, mais un peu bizarre. Ses yeux clos étaient si rapprochés l'un de l'autre que la ligne des sourcils semblait se rejoindre comme un trait d'encre. Le front étroit avait une harmonieuse courbe, la bouche mince avançait légèrement la lèvre inférieure dans un rictus de dédain déjà trop accentué; le nez, d'une arête droite, était fin du bout, aux ailes battantes. Les cheveux, d'un noir intense, avaient des reflets luisants et ils se collaient plats autour des joues. Tout le corps était merveilleux de forme, souple, maigre, sans les fossettes ridicules et bien portantes des bébés, les mains ouvertes se dessinaient dans un ovale exquis, le pouce était long, rejoignant la première phalange de l'index.

Puis quand, saturée de vinaigre, elle releva les paupières, on vit briller des yeux bleus, des yeux de blonde qui surprenaient. Ils étaient doux, très vagues, très chercheurs pourtant; ils la faisaient femme, malgré sa petitesse de gamine et ils rendaient nerveux ceux qui frôlaient sa peau d'une pâleur à peine rosée.

—Hein!... tu es sauvée, grimacière? demanda la cousine Tulotte d'un ton grondeur.

—Le bœuf va ressusciter, Mademoiselle, annonça le garçon qui conduisait les bêtes au maillet. S'agit pas de pleurer, maintenant!... On ne tue personne ici, au contraire, nous guérissons nos bêtes!...

Il avait préparé son entrée, comme un comédien, et il hochait la tête en faisant de grands signes.

—Mais oui! s'écria le boucher, on voulait plaisanter pour vous faire peur!... Jean, va me chercher le bœuf qui est plus fier que jamais... L'autre, celui qui donne le sang pour la maman, c'est un bœuf en carton!... Amène!...

Et ils firent semblant d'aller chercher l'animal, mais Mary, dont le regard plongeait là-bas, dans le trou béant, ne les vit pas revenir.

—Allons-nous-en! décida-t-elle, tandis que Tulotte lui ôtait sa capote tachée de rouge.

Elles sortirent de l'abattoir sans se parler. Chose singulière, Mary n'avait pas versé une larme.

—Mary, dit la cousine arrivée près du cimetière, ne raconte pas cela chez nous ... ta mère se tourmenterait et ton père te gronderait.

La petite fille marchait avec une extrême difficulté.

—Non, Tulotte, je ne dirai pas.

—Et je le porterai quand tu voudras! fit la vieille fille un peu radoucie.

Avec effusion, Mary se précipita dans ses bras, et l'une portant l'autre, elles débouchèrent sur la place où se trouvait la demeure du colonel Barbe.

Le colonel Barbe était un officier de fortune sorti des rangs, selon l'expression consacrée. Il n'avait pas un grand train de maison; sa jeune femme, toujours malade,—poitrinaire, prétendait-on—ne surveillait rien chez elle; la cuisinière, une grosse rousse, faisait ce qu'elle voulait; les deux ordonnances, beaucoup plus à la cuisine qu'à l'écurie, rédigeaient les menus, de concert avec cette fille qu'on appelait Estelle, et ces Némorins, tantôt gris, tantôt amoureux, mettaient parfois la maison dans un désordre inoui...

On recevait peu. Les officiers du 8e hussards craignaient beaucoup leur colonel qui était de caractère cassant dans le service. Cependant, quand il arrivait de les réunir, il faisait servir des punchs très copieux, du champagne, des liqueurs fortes et, se souvenant de sa vie d'Afrique, le colonel Barbe permettait aux petits lieutenants d'en user plus qu'il ne convenait. Sa femme apparaissait durant quelques minutes parmi tous ces pantalons rouges, le temps de leur sourire de son air doux et résigné, ensuite elle regagnait sa chaise longue pour sommeiller au bruit des verres se heurtant. A cause de la malade, le colonel Barbe louait une maison avec jardin, mais cette fois il avait eu la chance de trouver, à deux pas de son quartier, une place magnifique, la rase campagne et surtout la vue d'un cimetière dont les arbres lui semblaient une perspective charmante. Aussi sa femme ne voulait-elle plus sortir depuis qu'ils étaient en garnison à Clermont, prétextant que la vue de ces enterrements se déroulant devant leur porte lui causait des cauchemars affreux. De là de fréquentes querelles dans le ménage. La maison était vaste, bien aérée, son jardin se terminait par un bosquet de noisetiers ayant pour fond perdu la clôture même du cimetière toute recouverte de branches de saules et de lierre aux feuillages gras. Le désespoir quotidien de Madame Barbe était de ne pouvoir aller dans ce bosquet de crainte d'y rencontrer quelques os de mort. Et le colonel, qu'un os de mort trouvé dans son potage n'aurait pas fait sourciller, se répandait en récriminations sur la mièvrerie des femmes nerveuses.

La cousine Tulotte haussait les épaules: «A la guerre comme à la guerre!» D'ailleurs, on ne savait jamais de quelle manière on serait campé le lendemain. Les régiments sautaient d'un bout de la France à l'autre sur un simple caprice du ministre. On restait dix-huit mois ici, un an là-bas et on ne connaissait ni son préfet, ni son épicier.

La cousine Tulotte, sœur du colonel, s'appelait Juliette dont son frère avait fait Juliotte, et Mary Tulotte. C'était une vieille fille possédant ses diplômes et que Barbe vénérait à l'égal d'un docteur en droit. Il lui confiait sa femme les yeux fermés; quant à Mary, elle ne devait pas avoir d'autre institutrice.

Daniel Barbe avait un frère, docteur en médecine à Paris, un savant plein d'idées nouvelles qui enrichissait la science de trouvailles fabuleuses. On parlait de lui respectueusement, son nom planait sur le reste de la famille comme une étoile; c'était lui qui révisait les traitements des médecins passagers de Caroline, madame Barbe, la pauvre colonelle agonisante, et il avait eu l'heureuse idée des tasses de sang tout chaud à prendre chaque jour. Caroline buvait ce qu'on voulait; elle aurait épuisé l'officine d'un pharmacien pour se guérir. Persuadée, ainsi que le sont toutes les poitrinaires, irrévocablement perdues, qu'un remède existe pour rendre un sang riche à des veines appauvries, elle avalait l'horrible breuvage avec la plus entière conviction. Et, de fait, elle reprenait un peu de force. Elle avait même exigé que son mari revînt partager sa couche malgré la défense formelle de son beau-frère.

Lorsque Mary entra dans la chambre de sa mère, au retour de l'abattoir où elle avait assisté à la fabrication de ce lait rouge qui guérissait, elle entendit la voix du colonel dire sur un ton de colère:

—Mais enfin, c'est absurde, cette idée de ne pas vouloir sortir quand tu étouffes. Il est six heures; nous dînerons bientôt et tu n'auras encore pas d'appétit... On court, on saute, on franchit des fossés, on cueille des cerises!... Ne dirait-on pas que le jardin est rempli de croix noires semées de larmes blanches!

Et d'un accent obstinément plaintif, la voix de Caroline répondait:

—Non ... tu peux me tuer ... je n'y descendrai pas ... il y a du lierre sur le mur du fond, je vois ce lierre dans tous mes rêves ... il y a des morts jusque sous les racines du cerisier ... je t'assure que je sens leur odeur de ma chambre. Je préfère demeurer chez moi, tranquille. D'abord, est-ce que j'ai faim!... La cuisine de cette fille est devenue détestable. Tu ne vois rien, toi; d'ailleurs, tu verrais que tu laisserais faire. Estelle est bien portante; oh! les femmes bien portantes ont toujours raison.

—Allons!... voilà les folies qui recommencent. Caroline, tu abuses de ta position de malade... Juliotte a parbleu le nez fin, elle prétend que tu t'écoutes. Je ne choisis pas mes garnisons, je vais où l'on m'envoie ... et si la cuisinière te déplaît, mets-la dehors ... ce sera la huitième depuis que nous sommes mariés... Tiens! tu ferais mieux de prendre mon bras et de descendre au jardin, les morts ont peur de mes pantalons, faut croire, car je n'en ai jamais rencontré dans les allées!

Caroline, sans répondre à l'invitation de son mari, murmura:

—Ils lui font la cour tous les deux, je l'ai vu, oui, tous les deux, Sylvain et Pierre ... tes chevaux sont mal pansés, on ne brosse pas tes habits le matin, et, dès que je mets le pied à la cuisine, je trouve Estelle en train de lever le premier bouillon pour ces garçons-là, je n'ai que de l'eau, moi... C'est un assassinat dont tu ne te douteras que lorsque je serai morte!

Le colonel, anxieux et rageur, parcourait la chambre de sa femme comme un ours qui tourne dans une cage.

Après tout, il était possible vraiment que le voisinage de ce cimetière lui fût désagréable, peut-être cela sentait-il par les jours d'orage le ... moisi, mais ces garçons qui prenaient tout son bouillon de poulet pendant qu'ils faisaient leur cour à Estelle lui semblait une exagération ridicule. S'il devait punir, il punirait, seulement dans le service... Et ses boutons luisaient, ses chevaux luisaient; il n'était pas aveugle, sans doute!

Mary fit une irruption plus bruyante que de coutume. Elle bondit jusqu'aux bottes de son père en s'écriant:

—Papa ... j'ai vu la vache, elle avait de grosses cornes ... elle était méchante, on lui a fait mal, elle a saigné... Papa, je ne veux plus aller chercher le sang.

—Tais-toi, ne crie pas si fort... Qu'as-tu donc aujourd'hui? fit Caroline se soulevant de sa chaise longue et faisant des gestes de terreur. Cousine, elle est folle?

Mademoiselle Juliette Barbe, dont les quarante printemps ne s'accommodaient guère d'une appellation de tante, était traitée de cousine par toute la maison. Elle fit un imperceptible signe de reproche à l'adresse de Mary, signifiant: «Tu me le payeras.»

Et elle répliqua, très indifférente:

—Je ne sais ... la petite est curieuse ... elle a ouvert ma boîte; du reste, je ne comprends pas pourquoi on lui cache ces choses-là. Une fille de militaire ... tiens!...

Ce disant, elle versa dans une tasse de porcelaine le liquide rouge, un peu épais, encore chaud, ressemblant à du jus de groseille. Le colonel repoussa sa fille qui mettait ses mains sur son pantalon de coutil blanc, irréprochable; il avait l'horreur des taches.

—Tu es mal élevée, tu es mal débarbouillée... Ah! si tu étais un garçon, au moins! comme je te ferais rentrer dans le rang ... toi! dit-il, n'osant pris éclater contre sa femme.

Mary aurait voulu raconter son histoire, car elle avait déjà oublié la recommandation de Tulotte, elle se sentait pleine de son sujet, elle avait la cervelle encore congestionnée et il lui fallait un exutoire.

—Maman ... je t'en prie ... c'est une vache qui est un bœuf, l'homme a son tablier très sale ... il...

—Tais-toi! dit une seconde fois Caroline en trempant ses lèvres pâlies dans le sinistre breuvage.

Alors, Tulotte se retira triomphante tandis que Mary prenait un petit tabouret de paille et s'asseyait aux pieds de la chaise. Maintenant, la mère avait la bouche d'un rouge ardent, elle s'efforçait de sourire.

—Tu cries trop ... Mary ... je finirai par te gronder... Tu as mis les vêtements dans un bel état au lieu d'obéir à Tulotte, tu ouvres les boîtes... Enfin, c'est le médecin, ton oncle, qui me l'a ordonné. Laisse la vache et ton homme en repos. As-tu fait tes devoirs?... Non! Tu t'es amusée avec le chat?... Si ton père n'y met pas ordre ... tu me tueras!

La jeune femme était fort pâle, avec de grands yeux noirs brillants, des cheveux bruns, en bandeaux lissés. Elle se vêtait d'un peignoir flottant de mousseline à petites fleurettes pompadour orné d'une foule de rubans. Caroline avait l'amour du chiffon et se faisait des toilettes d'intérieur soignées pour les montrer à la sœur de son mari, qu'elle détestait et qui s'habillait toujours comme un gendarme. Un désespoir lui venait surtout de ne pas pouvoir porter de crinoline. La cousine Tulotte en portait de très larges, elle, son unique désir de plaire se réfugiait dans cette cage monstre se balançant à ses hanches absentes, et Caroline, réduite au peignoir, se vengeait par les nœuds de rubans multicolores.

Le colonel avait écarté les persiennes de la croisée, il humait l'air du cimetière pour prouver à sa femme que ça ne sentait rien. Il se retourna.

—Tu seras fouettée! déclara-t-il brusquement, sans savoir de quoi il s'agissait.

L'enfant se taisait, le front penché sur une poupée dont les paupières se fermaient quand on la berçait mais elle ne songeait qu'à cette horrible aventure et, au lieu de crier tout de suite: j'ai eu du mal, elle voulait commencer par le commencement, c'est-à-dire les veaux, les porcs, les moutons.

La chambre à coucher de madame Barbe était tendue de soie bleue claire, luxe que tout le régiment connaissait. On emportait les tentures à chaque changement de garnison. Les meubles de palissandre avaient des filets de cuivre. Caroline se plaisait dans ce bleu, et malheureusement son excessive sentimentalité en avait fait un nouveau genre de tourment pour elle. Elle se demandait, devant le colonel, devant ses officiers, devant sa bonne, devant sa cousine, devant sa fille, ce qu'il adviendrait de cette soie bleue lorsqu'elle serait morte. Ses vingt-huit ans, qui ne pouvaient pas croire à une fin prochaine, ne cessaient de répéter ce mot de mort, habituant peu à peu les autres à une agonie très raisonnable qui ne navrait plus personne. Le colonel, lui, dont le teint s'était détérioré en Algérie et dont l'impériale dure ne cadrait pas avec les nuances tendres, ouvrait les fenêtres espérant une réaction brutale du soleil.

—Daniel ... veux-tu fermer ces persiennes... Le jour abîme la soie, mon ami.

—Tu aimes donc les caves? gronda celui-ci, en jetant son cigare à travers le jardin.

—Il faut bien que je te conserve ta chambre nuptiale! murmura Caroline de son même ton doux et résigné.

—Sacrebleu! tu vas me faire la même plaisanterie pendant un siècle ... car tu vivras un siècle ... j'en suis sûr!

—Oh! je sais que cela te désole, reprit-elle en s'enfonçant dans son oreiller, tu espérais que je finirais tout de suite et je guéris!... Les hommes sont si égoïstes ... c'est justice ... ils ne se marient pas pour contempler des cercueils!

Lorsqu'il avait épousé la jeune femme, malgré ses quarante ans, le colonel Barbe ne se doutait pas, en effet, de la maladie qu'elle portait en elle et, malgré les pronostics décourageants des médecins, il se demandait souvent si ce n'était pas un genre adopté par une nature trop sentimentale.

Mary déshabillait sa poupée.

—Si tu ne disais pas ces choses-là en présence de ta fille! ajouta le colonel arpentant de nouveau la chambre bleue.

—Il faut qu'elle s'habitue... Quand je lui manquerai ce ne sera pas sa tante qui la rendra raisonnable, elle n'a aucune autorité sur elle ... et tu ne comptes pas sur la stupide Estelle pour me remplacer, j'espère!...

Daniel Barbe fit un mouvement violent ... et voyant que, décidément, le temps orageux indisposait sa femme plus qu'à l'ordinaire, il sortit en fermant brusquement la porte.

—Mary, fit la jeune mère fronçant les sourcils, va donc voir à la cuisine ce que peut devenir Estelle. Si ton père y passe, tu me le diras ce soir.

Mary s'éloigna sur la pointe des pieds, le cœur gros ne saisissant pas le motif de la discussion et souffrant encore de la tête. Elle rencontra Tulotte qui, ne pouvant plus se dominer, indignée de ses désobéissances multiples, lui donna une tape.

—Méchante gamine!... laissa-t-elle couler de ses dents serrées.

Mary alla à la cuisine. Tout y était gai, sans remèdes, ni fioles. Estelle, les yeux allumés, flanquée de ses deux hussards dont les culottes rutilaient comme les flammes du fourneau, préparait son dîner d'une main experte, des légumes s'entassaient sur une assiette, carottes et choux, le plat favori du colonel. Un bouilli phénoménal s'étalait sur une couronne de persil. Tous les ustensiles de la batterie étaient en l'air. La fenêtre s'ouvrait grande, des tourbillons de fumée odorante s'en échappaient.

—Voyons, Monsieur Sylvain!... criait la rebondie créature, blonde comme un épi et d'une laideur fort agréable, ne touchez pas aux légumes ... il en reste dans le pot-au-feu... Si c'est raisonnable!... ajouta-t-elle pendant que Pierre, sournois et entêté, s'emparait d'un poireau qu'il avalait, le nez levé, les paupières closes.

Et ils riaient tous les trois, faisant un excellent ménage, goûtant aux sauces, remuant les salades ensemble, mélangeant les odeurs de la cuisine avec les odeurs de l'écurie.

Mary ne s'inquiéta pas de leur gourmandise, elle alla droit à la chatte jaune qui sommeillait derrière le fourneau et elle l'emporta.

—Mademoiselle! rugit la cuisinière, posez ce chat ... vous vous ferez griffer ... quelle petite enragée!... Elle va se tuer ... regardez-la descendre!

Mary filait dans l'escalier, serrant la chatte qu'elle adorait d'une mystique passion, passion d'autant plus inexcusable que la mauvaise bête la criblait de coups de griffes dès qu'elles se trouvaient toutes les deux seules.

Mary courut au bosquet de noisetiers, contre le mur du cimetière, un bout de décor délicieux fait de lierre et de lavandes sauvages. Les plantes poussaient là sans culture, le jardinier d'à côté n'y venait point et se contentait d'émonder les arbustes que le colonel voulait à l'alignement, le long des pelouses. Mais, dans ce coin, Mary était chez elle, le banc boiteux lui appartenait, le feuillage la dissimulait, les insectes la connaissaient. Elle y avait installé sa charrette aux herbes, son râteau, sa pelle et un vieux berceau de sa poupée, hors d'usage, contenant des jouets impossibles. Elle s'assit tenant toujours sa chatte qu'elle comblait des noms les plus tendres. De temps en temps, la bête lui envoyait un coup de patte sec, rapide comme un coup d'épée. Quand elle lui attrapait les doigts une rayure rouge barrait sa peau, mais Mary ne se plaignait pas, au contraire, elle tenait de longs raisonnements sur la méchanceté des chats pour les enfants sages ... qui ne voulaient que leur bien! Elle finissait par lui mettre un bonnet à elle, garni de broderies, un corsage de sa poupée et, ainsi affublée, la chatte la regardait furieuse, les oreilles couchées en arrière sous le bonnet de travers, les pattes prêtes à sortir des manches du corsage, montrant ses crocs aiguisés, jurant d'un ton sourd. Un peu inquiète, car la fête se terminait généralement très mal, Mary la suppliait d'un accent à attendrir des cailloux: «Do! do!... l'enfant do!...» Ah! oui!... la chatte se dressait tout d'un coup, lui sautait à la figure et lui labourait les yeux ou le nez. Pourtant, cette bête maligne, peut être au fond s'amusant de la chose, ne s'en allait pas ... elle restait blottie sous les lavandes tandis que Mary tamponnait ses joues, elle guettait sa victime, la prenant pour une grosse souris blanche, revenant avec des ronrons perfides, un air bonasse signifiant: «Si je te griffe ... je te pardonne, tu sais!...» Et Mary la resserrait dans ses bras meurtris, répétant des serments d'éternelle amitié. Du reste, elle ne faisait aucun mal aux animaux, n'aimant que les chats, mais respectant tout ce qui était grouillant sur terre.

Ce soir-là, avant le dîner, Mary eut le nez balafré d'importance, la chatte lui fit une arête rouge sur la ligne de son profil et elle ajouta une vigoureuse morsure en pleine joue.

La petite fille, déjà si troublée, abandonna la bête au milieu du lierre, sans un mot de reproche, et alla se laver à la fontaine du potager. Une immense douleur emplissait le cerveau de l'enfant. Puisqu'on tuait les vaches pour boire leur sang, que sa maman devait mourir, que son père remplacerait la soie bleue par leur cuisinière Estelle, que la Tulotte la battait, que la chatte la griffait, elle était décidément bien une malheureuse petite fille! Et l'existence lui apparut la plus misérable des plaisanteries. Une angoisse, qui n'avait pas d'explication possible pour elle, envahissait son être débile. Elle se croyait marchant dans les îles désertes de Robinson Crusoé dont on lui lisait les histoires, un chagrin de vieille lui venait; comme si elle eût vécu déjà de longues années, rien ne devait plus l'amuser ni l'intéresser. Connaissait-on les moyens d'adoucir les bouchers velus et de charmer les chattes jaunes?... Autant valait dormir le jour comme on la forçait à dormir la nuit.

Elle s'approcha de la grille du jardin qui lui fermait l'entrée de la place; des escadrons passaient revenant du terrain de manœuvre avec leurs longues files de pantalons garances. Ce rouge lui blessait, à présent, ses pauvres yeux pleins de larmes brûlantes. Le rouge dominait trop dans cette vie de militaire dont elle avait sa première sensation de petit être réfléchissant. Tout cela lui procurait un vertige atroce et elle cherchait vainement à s'expliquer, parce qu'elle était encore une enfant malgré ses rêveries de femme nerveuse!... Qu'allait-elle devenir?

Au dîner elle ne mangea rien, pas même de la tarte aux cerises, ces cerises lui rappelaient la blessure du bœuf agonisant. Il fallut la coucher de bonne heure. Son père se retira dans son cabinet pour lire ses rapports, sa mère se mit dans son lit de soie bleue claire.

Vers minuit, la cousine Tulotte qui avait sa chambre près du cabinet où dormait l'enfant ouït un cri perçant, un cri de créature qu'on égorge; elle se leva en sursaut et prêta l'oreille.

Mary avait un accès de fièvre chaude terrible, la fièvre lui faisait voir des monstres chimériques et des diables. Elle se débattait, les jambes hors de ses couvertures, appelant sa chatte Minoute à son secours, la seule affection définie qu'elle eût, l'étrange petite fille détraquée! Tulotte prépara un verre de fleur d'oranger, de son allure calme et indifférente; les demoiselles comme il faut de quarante ans n'admettent que la fleur d'oranger pour ces sortes de maladies subites qu'elles ne peuvent pas comprendre. Mary lança le verre n'importe où et se roula de plus belle, désirant sa chatte Minoute, l'ingrate qui ne l'aimerait jamais!

«L'homme!... j'ai peur de l'homme, répétait l'enfant d'une voix rauque, étendant ses bras maigres pour se protéger contre d'invisibles ennemis; tu vois, Minoute, que nous sommes de pauvres chats, toutes les deux!... Notre maman va mourir, notre papa nous fouettera, et le gros bœuf est bien malheureux! C'est rouge partout ... c'est du feu ... c'est le fourneau... Nous cuisons, Estelle nous fait cuire et on va nous manger!... Va-t'en, Tulotte, je n'aime pas l'eau, ni la fleur d'orange. Je suis une petite fille très sage, je monterai sur un grand cheval pour aller consoler le veau qui pleure, les pattes attachées, là-bas dans les abattoirs. J'irai «sur le Puy de Dôme». «Madame à sa tour monte ... Madame à sa tour monte! si haut qu'elle peut monter!» ... Oui! Minoute, nous irons sur la grande montagne, nous aussi, tu auras un bonnet de dentelles et moi j'aurai ta queue de soie jaune!... De là-haut nous verrons passer le régiment, les pantalons rouges qui feront la guerre. Oh! si l'homme revient, nous le tuerons ... parce qu'il a tué le bœuf ... le bœuf du petit Jésus ... tu le grifferas ... nous le grifferons!... l'homme!... l'homme!...»

La cousine Tulotte ne savait plus que faire en présence de ce mal. Saisie d'un vague remords, elle prévint le colonel qui s'était endormi sur ses rapports, cette nuit-là. Le père, inquiet, examina le cas, tourmentant son impériale un peu hérissée.

—De jolis enfants que nous font les femmes sentimentales! grogna-t-il.

—Une fille de militaire! ajouta Tulotte dont cette phrase était la locution favorite.

—Et elle n'est pas malade, hein? Elle n'a rien de dérangé?...

—Non!... rien ... elle rêve!... Quel malheur que ce ne soit pas un garçon.

Le colonel fit un geste de dépit. Oh! c'était un vrai désespoir, cela... Un garçon, il l'aurait élevé à lui tout seul, d'une manière solide, la cravache à la main. Certes, il aimait tendrement sa petite fille ... cependant...

—Tu comprends, ma pauvre sœur, Caroline est molle, sans volonté, sans force ... elle a une horreur continuelle de ce cimetière qui est là, derrière nous ... puis elle parle de la bonne, d'Estelle! J'ai peur d'avoir fait une bêtise, elle redevient capricieuse comme une femme enceinte! Vois-tu, Juliotte, si je n'étais pas à la tête de tout, je crois que je ficherais mon camp. Je suis maussade ... je bouscule mes officiers ... je n'ose plus les inviter à boire ici... Tonnerre de Dieu!... je n'aurais jamais dû me marier ... et pour avoir un avorton de fille!...

—Je te l'ai bien dit! répliqua Tulotte aigrement, elle n'avait pas de dot, pas de santé ... et des parents si pleurards!... Tu n'as pas écouté l'aîné, notre Antoine, est ce qu'il se marie, lui?... et il a cinquante ans!... Avec ta solde, nous aurions vécu très heureux, comme jadis... Est-ce que j'ai besoin d'une direction pour emballer la vaisselle quand on a l'ordre de départ? Est-ce que je ne dirigeais pas mieux nos bonnes?... Tout va mal!... et c'est de ta faute!

Ils causaient à voix basse devant le petit lit.

Mary continuait ses mouvements désordonnés, crispant les poings et appelant la chatte.

—Allons! fais-moi des reproches, à présent, s'exclama le colonel, c'est de ma faute!... Si tu devenais plus douce, toi aussi!... mais non!... tu irrites toutes les situations!... Tu as une figure revêche qui ne peut guère nous mettre en joie! Quelle peste, les femmes!

Mademoiselle Tulotte pinça les lèvres et tourna le dos, laissant là le père vis-à-vis de sa fille en révolution.

«Crénom d'un sort!» bougonna-t-il. Puis, jugeant qu'une correction amènerait la détente nécessaire à ce système nerveux trop excitable, il empoigna Mary et, pour la première fois, lui administra le fouet de bon cœur.

La petite, après un déluge de larmes, se blottit sous ses draps, retenant de nouveaux cris, anéantie par une terreur qu'elle ne pouvait exprimer.

La mère, ensevelie dans ses tentures de soie bleue, n'avait rien entendu, on lui matelassait toutes ses portes afin que son repos ne pût être troublé, le matin, par le va-et-vient des ordonnances. Tulotte se recoucha en maugréant. Le colonel, ne se souciant pas de recevoir une semonce de sa femme, gagna le lit de camp qu'il avait fait dresser auprès de son bureau et un grand silence se fit dans la maison. Mary, seule, perçut un léger bruit ... c'était Minoute qui bondit sur le lit de l'enfant, vint s'asseoir tout à côté de sa figure encore cuisante de pleurs et de coups de griffes. Mary ne dormait pas, elle regardait en dedans des choses bizarres. Oh! la chatte! la chatte, qui peut-être voulait la manger, elle la voyait grandie, rampant lentement sur le tapis à grosses fleurs de la chambre, ondulant comme un serpent couvert de fourrure. Sa queue flexible avait des remous pailletés. Cela lui faisait l'effet d'une lame de métal, la couteau du boucher, se ployant avec des cassures de satin. Ses pattes déliées se garnissaient de griffes d'or, très pointues; dans sa tête de bête devenue presque humaine, quoique veloutée, resplendissaient deux yeux énormes, taillés à mille facettes, lueurs tantôt émeraude, tantôt rubis, passant de l'azur clair au pourpre sanglant.

Oh! cette queue ondoyante repliée autour d'elle comme une torsade de joyaux!...

—Minoute! bégaya la petite fille suppliante, ne me fais plus de mal, toi!

Minoute ronronna, désormais bonne personne ... sentant une affinité poindre entre elle et sa petite maîtresse ... faisant patte de velours, ayant l'air de lui dire à l'oreille:

«Si tu voulais ... je t'apprendrais à griffer l'homme, l'homme qui tue les bœufs ... l'homme, le roi du monde!»


II

La vie de garnison était, en ce temps-là, une vie de famille. On avait peu de relations avec le bourgeois, parce qu'on ne faisait que passer, et que l'habitant des villes se défie toujours du pantalon garance.

Le 8e hussards restait donc chez lui, trouvant en lui-même les plus riches éléments de distraction.

D'abord il y avait la femme d'un capitaine, madame Corcette, qui amusait tous les frondeurs, une femme ahurissante aux toilettes venant de Paris et aux allures sentant le café-concert. Les sous-lieutenants l'aimaient beaucoup; le capitaine Corcette le leur rendait ... ils n'avaient pas d'enfant! madame Corcette portait des chignons Schneider plus gros que ceux de la Schneider, et des suivez-moi jeune homme qui s'allongeaient derrière ces costumes chic (ce mot devenait à la mode) pareils aux rênes d'une jument dressée pour le manège. Elle avait le teint vert, le nez retroussé, les yeux chinois, le front bombé, une femme très laide, mais drôle.

Son mari était un blond, de type exquisement distingué, n'eût été son œil un peu clignotant, son sourire sceptique avouant trop de choses.

Le capitaine Corcette, sortant de Saint-Cyr, avait, chuchotait-on, traîné ses débuts de beau cavalier dans le cabinet de toilette d'un général célèbre... Madame Corcette le savait, en riait tout en fumant des cigares, les deux jambes, qu'elle avait superbes, étendues sur les genoux de son mari. L'ordonnance du capitaine Corcette racontait que, dans l'intimité, monsieur grisait madame qui disait alors des folies extrêmement divertissantes.

Il y avait ensuite la femme du lieutenant Marescut, la légende du 8e hussards, à cause de son économie fabuleuse. Cette petite madame Marescut n'avait jamais eu de bonne, et, malgré les timides remontrances de son mari, elle allait faire son marché en cheveux, avec un tablier de colon, se faisait prendre pour une domestique de la ville, traversant la rue populeuse de Clermont, un énorme panier de provisions au bras, et taillant des bavettes avec les officiers qui descendaient au café. Elle ne ressentait point la honte de sa situation ridicule, elle répondait à sa propre porte, quand par hasard il lui arrivait une visite: «Madame Marescut n'y est pas!» s'exhibant les mains poisseuses, la figure barbouillée de graisse. Elle fabriquait ses robes, elle recouvrait ses chaises, et taillait des pantalons de drap noir dans les pantalons de drap rouge de son mari qu'elle faisait teindre; elle prétendait que c'était moins salissant, des culottes noires. A la vérité, son petit logement reluisait de propreté; seulement on la trouvait toujours par terre, le chignon défait, lavant le plancher.

Puis la femme du trésorier, une mégère haute en couleur, perpétuellement sur le point d'accoucher, ayant déjà, six filles et comptant sur un garçon. Celle-là était la terreur de son mari, un peu buveur d'absinthe, elle avait fait une scène un soir, dans le café des officiers, au malheureux trésorier en train d'oublier les six filles d'Adolphine dans un carambolage des plus savants.

Dominant ces ménages d'inférieurs, la femme du lieutenant-colonel comte de Mérod apparaissait quelquefois aux visites de corps; une élégante mondaine s'occupant de faire arriver son mari du côté des généraux, une comtesse ayant été reçue aux Tuileries, sachant son grand monde et ne laissant aucune prise à la médisance.

Dans l'escadron volant des officiers à marier, il y avait le jeune Zaruski qui faisait grimper les escaliers de la cathédrale à son cheval Trompette; le bon Jacquiat, lequel se trouvait toujours entortillé par des farces extraordinaires d'où il ne sortait qu'en offrant un punch aux camarades; le maigre Steinel au masque de don Quichotte, étique à force de fumer de mauvais tabac; monsieur de Courtoisier, complètement fou, achetant tous les bibelots des antiquaires et toutes les filles à vendre; une santé ruinée, mais une charmante figure et un musicien accompli. Enfin, le grognard Pagosson, l'utilité publique du 8e, peignant à l'huile, découpant sur bois, culottant des pipes, tournant des pieds de meubles, préparant des cannes, et tressant des tapis avec de vieux galons pour les femmes qu'il respectait.

Le colonel Daniel Barbe n'était pas très aimé de son régiment, mais on ne se permettait pas de réflexion à son sujet, car dans l'état militaire on ne dit rien de son colonel, ni devant ni derrière. Il réunissait ses officiers une fois par mois: pour maintenir la bonne harmonie entre les chefs. Le jour, les dames venaient saluer la colonelle qui les recevait entre deux accès de toux, entourée de fioles, vêtue d'un peignoir idéal de fraîcheur; le soir, les hommes arrivaient par groupe de cinq ou sept, les uniformes flambants, les têtes droites hors du faux col d'ordonnance. Le salon s'éclairait de bougies roses, au chiffre du colonel, une bagatelle fort en vogue vers la fin de l'empire, et les plateaux circulaient, garnis de liqueurs coûteuses. A neuf heures, au milieu du brouhaha des toasts, Madame Barbe passait avec un triste sourire pour recevoir les saluts empressés, elle gagnait sa chambre et leur laissait Mary, qui devenait la maîtresse de la maison.

La petite fille, très raide dans une robe de mousseline blanche ornée d'un velours courant sous des entre-deux de valenciennes, faisait les honneurs, aidée de mademoiselle Tulotte. Jacquiat, le lieutenant, l'arrêtait pour lui glisser des fadeurs comme à une grande personne. Jacquiat songeait que cette conquête, plus facile à tenter que les autres, lui faciliterait un avancement rapide.

—Mademoiselle, disait-il de sa grosse voix de perroquet muant, vous avez pensé à notre voyage au Puy de Dôme dans le break de papa?... Je vous laisserais nous conduire... Nous verserions dans un fossé et nous écraserions des Auvergnats... C'est ça qui serait drôle!... Voulez-vous?... hein?

Mary, sentant toute la dignité de son rôle, répondait par une inclination de la tête, imitant sa mère, dédaigneuse et polie, son œil bleu gardant son indifférence pour l'inférieur qu'elle ne voulait pas favoriser au détriment du voisin.

En réalité, elle préférait Courtoisier; il lui envoyait des dattes, et sa moustache élégante avait un tour très particulier.

Quand Mary allait se coucher, elle saluait du seuil, les mains réunies sur sa bouche gracieuse, mais pas réchauffée encore, ne trouvant pas son camarade parmi ces uniformes qui blessaient sa vue couleur de ciel. Peut-être son camarade aurait-il été celui qui, sans s'occuper du chef, serait tout d'un coup monté sur une table pour exécuter des tours de force.

Mademoiselle Tulotte, à son aise dès que Mary était sortie, faisait circuler de nouveaux plateaux; alors, le colonel se levait comme poussé par un ressort; le silence s'établissait et il débitait un speech, toujours le même d'ailleurs.

Cela roulait sur la prospérité du règne de Napoléon III, la grandeur de la France, les probabilités de guerres lointaines, l'excellente tenue du 8e hussards, le poil brillant de ses chevaux, la camaraderie de ces messieurs, les nouvelles promotions de l'armée, les croix qu'on pourrait recevoir et surtout la douleur profonde qu'il ressentait de la maladie de sa femme qui le privait de ses réunions intimes où chacun se retrempait pour le devoir du lendemain. Peu de politique, une horreur absolue d'une manifestation quelconque autre que des manifestations de sentiments militaires, un mépris arrogant de ce qu'on pensait, soit dans le peuple, soit dans la bourgeoisie.

A minuit moins le quart, tous les officiers se trouvaient du même avis sans savoir de quoi il s'agissait, des «Oh! certes, mon colonel!» des «Parbleu, vous avez raison,» se croisaient en tous sens. Jacquiat commentait avec chaleur la phrase sur le poil brillant des chevaux. Marescut avançait un adjectif timide, tandis que le trésorier, bien d'aplomb sur ses deux jambes écartées, expliquait à Zaruski de quelle façon on attrape des écrevisses dans la vallée de l'Allier.

Corcette, tutoyant tous les camarades comme il avait la dangereuse habitude de le faire chez sa femme, pérorait en semant ses discours d'imitations que n'aurait pas reniées un acteur. Pagosson et Steinel fouillaient sans relâche la boîte aux cigares. Le comte de Mérod, seul près d'une croisée ouverte, s'absorbait dans la contemplation de sa chevalière, une merveille de gravure.

Minuit sonnait; Mademoiselle Tulotte, réveillée d'un somme ébauché à l'ombre d'un écran, regardait la pendule. Le colonel s'arrêtait court au milieu d'un geste oratoire, et subitement ces messieurs prenaient congé comme un seul homme, descendaient l'escalier en évitant de faire sonner leurs éperons, puis s'éloignaient à travers la place du cimetière.

—Ce sont de braves cœurs!... disait le colonel Barbe qui avait une pointe.

—Ah! il faudrait les réunir plus souvent, ils ne voient pas assez leur chef, il vaut mieux se faire aimer que se faire craindre! répondait Tulotte, fronçant les sourcils.

Et le lendemain, le colonel Barbe, ayant perdu sa pointe, les punissait de nouveau, bougonnant au sujet du poil du régiment, lequel poil le ferait remarquer un beau jour par le ministre de la guerre.

Le colonel Barbe avait, après ces soirées de parades, l'ennui lourd de son ménage gâté, de la maladie irrémédiable et des sentiments de sa femme. Il ne savait plus pourquoi il commandait ce régiment inutile et pourquoi il devait courir de département en département, toute la France, sur l'ordre d'un monsieur inconnu, n'ayant ni le temps de soigner Caroline, ni le temps d'élever Mary.

Du reste, ceci à sa louange, personne ne se doutait de ses préoccupations lorsqu'il montait, aux revues, le Triton, son cheval bai, dans son uniforme chamarré, à la tête de son régiment, sa musique jouant un air de bravoure, lui, saluant de l'épée scintillante quelques notables enthousiasmés de son profil martial, de ses yeux verts presque cruels. Et ainsi s'écoulait sa vie d'officier supérieur, monotone malgré ses changements de décor, jusqu'à ce que, les promesses de guerre se réalisant, il fût nommé général de brigade ou tué par un éclat d'obus.

Au-dessus de lui et de tous, il y avait à Clermont, dans un hôtel du Cours, le général d'Apreville, un petit homme bas sur ses jambes, la tête bouffie d'importance, qui recevait aussi, mais de préférence les enfants de ses officiers, car il adorait les femmes, et les mères ne manquaient point de lui amener leurs progénitures sans leurs époux. Il avait inventé soudainement des collations monstres avec des flûtes à champagne, et sa fille, une fille de quinze ans, dirigeait la bande. Mademoiselle d'Apreville, ayant perdu sa mère de bonne heure, savait monter à cheval avant de savoir lire, tirait au mur, mettait des balles dans les casquettes dorées de son père, sortait accompagnée d'un nègre qu'elle appelait Jolicœur, et avait déjà des aventures d'amour. Elle réalisait le type féminin qu'on aimait chez l'impératrice. Elle créait des modes en province, initiait les officiers d'ordonnance aux secrets de ses poudres de riz et ne jurait que par madame de Metternich, sa marraine, dont elle portait la couleur, au bal, un vert intense résistant aux lumières. Jane d'Apreville, à Clermont, dans ce grand cirque entouré de montagnes, imaginait des folies que les régiments de son père admiraient.

Nul doute que si la petite madame Marescut se fût permis des fantaisies de ce genre, on aurait fait permuter son mari; mais Jane d'Apreville était la loi et les prophètes. A part le comte de Mérod, le lieutenant-colonel, très en dehors des opinions reçues, les hussards, l'infanterie, le génie ne tarissaient plus d'éloges. On citait, par exemple, l'escapade du théâtre: elle était allée seule, un soir que l'on jouait de l'Offenbach, dans une loge de face, ayant pour tout chaperon son nègre Jolicœur. Une autre fois, elle avait suivi une revue de son père, à cheval, une toque ornée de trois étoiles sur la tête, et elle avait chassé le renard, l'hiver dernier, en compagnie d'un prince russe, dans une propriété qui n'appartenait pas au général.

De là un procès dont le père lui-même s'amusait comme d'un bon tour joué aux bourgeois d'Auvergne. Elle faisait, du reste, profiter le haut commerce de ses extravagances et devait, disait-on, des sommes à sa couturière.

Ce fut dans les salons de l'hôtel du Cours, que Mary fit ses débuts mondains. Jane d'Apreville, à la fin de juillet, offrit une collation féerique à mesdemoiselles de tous les régiments de la garnison. Par déférence pour le chef, le colonel Barbe n'osa pas refuser l'invitation. On décida que Mary serait conduite par Tulotte à la collation.

Elle avait encore un peu de fièvre. Le médecin de sa mère prétextait la croissance, un mal très anodin. Lorsqu'elle entra dans les salons du général, Mary eut un sourire de ravissement. Les croisées en portiques étaient ouvertes et festonnées de guirlandes, des suspensions de fleurs retombaient au centre de chaque portique, et le bleu éblouissant du ciel formait un fond infini comme un rêve à ces tableaux merveilleux. Une trentaine d'enfants polkaient dans des jonchées de roses; des consoles recouvertes de velours supportaient des joujoux bariolés. A droite et à gauche d'un gros orgue de Barbarie, que tournait le nègre Jolicœur, s'élevaient des buffets en étagères ornés de pièces montées qui représentaient le numéro et les armes des régiments invités.

Un grand drapeau de soie enveloppait de ses plis les pyramides de brioche, de savarins et de pains fourrés. Des valets déguisés en cantiniers, le bonnet de police sur l'oreille, versaient les sirops et découpaient les gâteaux. Pour les mamans, on avait installé une tente sur la terrasse, derrière l'hôtel, d'où elles pouvaient surveiller les jeux du jardin. Ces dames avaient des tapisseries et brodaient, en devisant de la joie universelle.

Au jardin, après les danses, une surprise attendait les petites filles: on avait fait venir des champs un troupeau de vrais agneaux qu'on était en train de garnir de rubans. Pour les petits garçons, il y avait des chevaux de bois équipés en guerre, avec des roulettes sous les pieds. Le général d'Apreville, plus apoplectique qu'à l'ordinaire, allait du salon à la terrasse, se frottant les mains, embrassant les fillettes de douze ans dans le cou, pinçant au hasard les jeunes mères, répétant:

—Un génie, ma fille, un vrai génie... Elle ne me laisse rien à faire ... et elle sait dépenser comme une femme!

En effet, mademoiselle d'Apreville n'y regardait pas.

Mary, tout étourdie, se tenait au seuil du salon, penchant de côté sa figure de brune pâle d'où les yeux semblaient jaillir comme deux étoiles.

—Oh! l'amour!... s'écria Jane, lâchant le collégien avec qui elle valsait pour s'emparer de Mary.

Jane était une grande jeune fille, svelte, blonde, très jolie, mais fanée par ses hardiesses de soldat en maraude.

Elle appela son cousin Yves de Sainte-Luce, le collégien, qui vint en ajustant son monocle.

—Tiens! fit-il d'un ton connaisseur, pas mal la petite du colonel ... ça promet!

—Un peu maigre! riposta Jane d'une jalousie féroce, et pas encore assez femme pour dédaigner une enfant de sept ans.

—Je trouve qu'elle a des yeux, voilà ... déclara nettement le collégien assez homme, lui, de par le récent duvet de ses lèvres, pour avoir le droit d'imposer sa volonté.

Jane d'Apreville laissa glisser à terre Mary qu'elle avait soulevée.

—Hein? des yeux bleus ... mais. Georges, tu disais que tu n'aimais pas les yeux bleus!

Et ses prunelles brunes jetaient des flammes.

Georges saisit le bras de Mary et la conduisit au buffet sans répondre.

Désormais, la petite du colonel avait une ennemie.

Après les rondes, les colins-maillards, Mary, fatiguée, descendit au jardin pour voir les moutons. Elle en choisit un taché de noir qui était tout drôle et bien enrubanné. Les petites filles se précipitèrent sur les autres, pendant que les petits garçons tâtaient leurs chevaux inanimés.

Il y eut une scène indescriptible. Chacun voulait un animal vivant. On en vint aux claques. Le jardin fut transformé en champ de bataille, le général tonnait du haut de la terrasse avec l'état-major des mères. Jane se multipliait, se tordant de rire et excitant les combattants. Yves de Sainte-Luce, le seul grand de la bande, les mains derrière son dos, s'écriait: scha! pille! pille! comme pour une meute.

Les moutons, affolés, trottaient dans les plates-bandes en bêlant d'une façon lamentable, et les petits garçons se servaient à présent de leurs chevaux démolis pour taper sur les fillettes désolées. Durant le combat, Mary s'était retirée avec son mouton, le taché de noir, derrière un bassin où il y avait des poissons; elle souriait, heureuse de passer inaperçue et de pouvoir embrasser un animal qui ne grillait pas.

Soudain, le petit Paul Marescut, invité dans le tas, s'élança furieux sur Mary.

—En voilà un ... il est à moi ... rends le mouton ... tu prendras le cheval!...

Maryse se plaça devant son bien.

—Non, dit-elle, je ne veux pas.

Mary n'avait pas beaucoup de phrases: elle voulait ou ne voulait pas.

—Attends, dit Paul, fort de ses dix ans, je vais te faire faire ta madame, toi! D'abord, le mouton vivant, c'est pour les hommes.

Mary eut peut-être la vague souvenance des brebis de l'abattoir.

—Tu veux le tuer! s'écria-t-elle.

—Si ça me plaît! riposta le gamin mis en goût par la fureur de la dispute..... On nous a dit d'en faire ce que nous voulions, rends-le.

Mary étendit sa jupe de taffetas blanc devant l'agneau.

—Non!

Alors Paul déchira la jupe, envoya rouler Mary sur le gazon et, saisissant l'agneau par une patte, il l'entraîna victorieusement.

Mary se releva, elle courut au grand collégien qui criait au massacre sans se déranger.

—Monsieur, il veut tuer mon mouton; et elle contenait ses larmes.

Mademoiselle d'Apreville vint s'informer de la chose.

—Bah! fit-elle, tant pis pour toi... Est-ce qu'une fille de militaire pleure pour ça! Fallait le défendre au lieu de lui laisser casser la patte... Tiens! voilà qu'il faut l'emporter.

En effet, on emportait le mouton dont le membre démis pendait lamentablement.

—Pauvre Mimi! soupira le collégien en caressant les nattes flottantes de Mary interdite.

Mais tout d'un coup une révolution s'opéra dans la passivité de la petite colonelle; un cri rauque, un cri de chatte en colère sortit de sa gorge crispée; elle rejoignit Paul Marescut d'un seul bond et, tombant sur lui à l'improviste, elle le cribla d'égratignures.

Elle venait de déclarer sa première guerre au mâle.

On fut obligé de lui arracher ce garçon complètement défiguré.

—L'horrible petite créature! bégayait Jane d'Apreville, expliquant à son père que ce devait être un sale colonel que le colonel Barbe, puisqu'il élevait si mal ses enfants.

La journée s'acheva par un quadrille dans lequel le général, un peu ivre de cette jeunesse qui lui grimpait aux bottes, esquissa un pas fantastique que tous les bambins, excepté Mary, mise en pénitence, répétèrent à l'unisson.

—T'es-tu amusée? demanda madame Barbe à la petite fille de retour, la robe déchirée, les yeux brillants.

—Non, maman! Elle aurait dit pourquoi sans la crainte de Tulotte.

—Allons!... allons!... murmura la jeune malade avec un sourire d'espoir, il lui faut des petits frères, je vois cela, ils lui formeront le caractère.

Le colonel, tout ragaillardi par la certitude acquise le jour même, ajouta:

—Sans doute, un petit polisson de frère comme Paul Marescut!

Madame Barbe, en dépit de ses douleurs perpétuelles, était enceinte. Le docteur attribuait ce retour à la santé aux brises vivifiantes du pays. Il jurait que tout se passerait très bien si on restait à Clermont-Ferrand, et le colonel fit des vœux pour que son régiment demeurât des mois encore dans cette bonne ville.

Madame Corcette se chargea d'annoncer la chose. Bientôt on sut que ce brigand de colonel... Eh! eh! ce n'était pas Corcette qui pourrait ces choses-là, aurait-il eu pour aide un régiment tout entier. Le trésorier lui souhaitait un garçon, sa femme Adolphine se récriait en pensant que ce serait comme une chance de moins pour elle. Ah! ces femmes poitrinaires, ont-elles du bonheur! Le garçon existait déjà, on le voyait naître... Parbleu!... puisque le colonel en voulait un!

Caroline continuait les cures de sang. Elle buvait ce remède, qu'on était obligé de cacher aux petites filles, sans trop de répugnance. Elle finissait peut-être par y prendre goût, sentant que son état exigeait à présent une plus forte dose. Elle parlait moins du cimetière, et, profitant de la douceur de l'automne, elle avait accepté le bras de son mari pour descendre au jardin. Mais ce moment de joie intime ne dura guère: le 8e hussards reçut brusquement l'ordre de partir pour Dôle. Du Centre il fallait sauter à l'Est, changer de climat, de coutumes, de mœurs, de maison. Cela renversait en une seconde toutes leurs espérances, et qui savait même si on aurait le temps de mettre au monde un garçon, voire une fille dans la nouvelle garnison?... Impossible de répondre de la tranquillité d'une malade avec ce sacré métier. Plusieurs officiers s'inquiétèrent de savoir d'où partait cette vexation, car ils se trouvaient tous très bien à Clermont: les logements étaient vastes et à bon marché, la nourriture exquise; on avait des eaux minérales, des excursions, des sites. On alla aux renseignements, car on disait qu'il suffisait d'un mécontent influent pour déplacer tout un corps d'armée. Il n'y avait pas un an qu'on était installé; on respirait seulement... Bref, on délégua de Courtoisier chez la fille du général, et quelle ne fut pas la stupeur de ces bons ahuris d'officiers inférieurs lorsqu'ils apprirent que mademoiselle Jane d'Apreville ayant désiré voir les hussards au diable ... le papa, pour avoir la paix, avait glissé une note au ministre ... et le 8e hussards allait au diable[1]!

Le colonel ne broncha pas, mais il redevint de mauvaise humeur, parla de renvoyer sa femme chez ses parents, en Bretagne. Celle-ci fit une scène de désespoir, elle ne voulait pas se séparer de son mari tant qu'Estelle serait à son service; d'ailleurs elle ne pouvait se dispenser des soins de médecins coûteux, ses parents étaient pauvres, les femmes de militaires ne doivent-elles pas mourir à leur poste?

—Jure-moi que tu garderas mon cercueil avec toi quand je ne serai plus! dit-elle au colonel, dans un accès de sentimentalité qui la mit sur sa chaise longue pour une semaine.

Tulotte déclarait que si son frère était un homme, il écrirait au ministre.

Daniel Barbe haussait les épaules. Cependant, quand il aperçut Estelle pleurant entre ses deux ordonnances parce que Sylvain et Pierre feraient l'étape loin d'elle, il fut ému; Estelle la cuisinière était la gaîté de la famille; à tort ou à raison son humeur influait. Au quartier, le colonel passa une inspection des chambres désastreuses, il doubla toutes les punitions, et le 8e hussards, qui allait du Centre à l'Est parce qu'une jeune fille de quinze ans le voulait, fut mis, pour une bonne moitié, aux arrêts parce que la cuisinière de son colonel avait pleuré. Un régiment est une famille, n'est-ce pas?... Ce qui touche ses chefs le touche. Ce sont là des choses bien naturelles.

Le 20 septembre on emballa. On prenait des hussards au quartier pour déménager les meubles: alors c'était un coup de feu abasourdissant pour les pékins rangés sur la place. Les soldats attrapaient des fauteuils au vol, un temps, deux mouvements!

La paille remplissait les rues avoisinantes, le camion roulait, attelé de ses chevaux peu commodes on clouait les caisses en chantant: Marlborough s'en va t'en guerre! et la pauvre Estelle cassait des piles d'assiettes pour aller plus vite.

Le colonel expédiait ses dépêches sur le dos d'un planton, grondait les ordonnances, bousculant les hussards qui cessaient leur chanson dès qu'ils apercevaient son profil sévère.

A l'intérieur de la ville ces dames étaient sens dessus dessous.

Madame Marescut empruntait les soldats de tout le monde; Adolphine, la trésorière, mettait ses six filles à pousser le piano dans sa caisse, tandis que Madame Corcette, le chignon au vent, vêtue d'une excentrique toilette de voyage, n'ayant jamais rien à emballer parce qu'elle prenait des garnis, se faisait la mouche du coche, visitant les malheureuses en gants clairs, les tenant assises sur leurs malles pour leur raconter combien elle regrettait le Puy de Dôme dont elle avait fait plusieurs fois l'ascension, tantôt avec de Courtoisier, tantôt avec Pagosson. Ces messieurs de l'escadron des célibataires se prêtaient volontiers aux commissions du départ quand ils n'étaient pas de semaine, ils allaient chez l'une et chez l'autre, fournissant leurs ordonnances, mais ne portant jamais un paquet, car, l'honneur de l'uniforme avant tout!

Il fallait être le comte de Mérod pour oser risquer le parapluie en pleine tournée d'inspection, alors qu'un général pouvait se trouver à tous les coins des rues!

La veille de l'embarquement, l'usage était d'offrir un punch aux habitants de la ville avec lesquels on était en relation de camaraderie, et le colonel prononça vers la fin de ce punch un speech vraiment très remarquable.

Il parla de la prospérité de la France, de la grandeur du règne de Napoléon III, des guerres prochaines, de l'esprit de corps qui est si nécessaire entre les chefs... Comme il fallait varier à cause des bourgeois, il lança une allusion aux mœurs hospitalières du pays. On se serrait les mains, on s'accolait.

Pagosson offrit, de son côté, une canne d'honneur au patron du café des officiers. Ce brave Pagosson regrettait de toute son âme une ville où on n'avait qu'à déposer un oiseau mort dans une fontaine pour en retirer huit jours après un objet d'art, presque aussi pétrifié que son propriétaire[2].

A Dôle, le colonel Barbe et sa famille s'installèrent d'abord dans un hôtel, en attendant de trouver leur logement définitif. La ville leur parut de sombre aspect, sans promenades gaies, sans figures avenantes, sans jardins et sans soleil. Leur première journée de débarquement se passa dans une pluie torrentielle. Il y avait des pavés pointus qui écorchaient les pieds, les rues étaient étroites comme des corridors.

Quand ils avaient fait leur entrée à l'hôtel du Chevalier, le meilleur, un garçon leur avait dit qu'on n'aimait pas le hussard à Dôle et qu'on y était très dévot.

Il ne fallait point songer aux maisons des environs; des environs, il n'y en avait pas autour de cette ville dont les murs se collaient les uns contre les autres. Après huit jours de recherches minutieuses le colonel découvrit enfin, dans la rue de la Gendarmerie, une espèce de vieille demeure à l'espagnole avec des grilles renflées par le bas, pour permettre à quelques fuchsias en pots de se tenir.

Comme colonel il ne pouvait pas non plus se loger partout, certain quartier lui était interdit, presque toujours les quartiers où on aurait pu trouver des jardins. Il envoya son planton, sur la mine honnête de cette maison, demander le nom du maître.

Le soldat rapporta une réponse catégorique.

—La propriétaire est une vieille machine aussi, et elle ne veut pas d'officier chez elle.

—Cordieu! s'écria Daniel Barbe, exaspéré depuis son départ de Clermont, je veux ce logement et je l'aurai. Est-ce qu'un colonel est un simple pioupiou qu'on peut envoyer se promener ailleurs? Attends! je vais vous la forcer la vieille machine, moi.

Et endossant son plus beau dolman, bouclant un ceinturon neuf, le colonel du 8e, malgré les supplications de Caroline, les haussements d'épaules de Tulotte, sans savoir même si cela lui conviendrait, partit à la conquête de la maison espagnole. Rue de la Gendarmerie on le fit pénétrer sous une porte cochère où s'ébattaient les vents les moins favorables; il aperçut une Notre-Dame dans une niche, puis une cour étroite avec des écuries au fond et une corbeille de fuchsias de toutes nuances au milieu. C'était propre, sévère, un peu monacal, mais on serait tranquille. Il dut monter un escalier tournant tout de pierre grise, son uniforme détonnait là-dedans comme un coup de clairon en plein sommeil de religieuses. On le fit entrer dans un salon désert, on referma une porte, et il resta seul pendant une demi-heure.

Ce salon était octogone, orné de portraits rébarbatifs: des conseillers au Parlement, des échevins, des abbesses, et un pastel de jeune fille vêtue d'une sorte de linceul. Toujours des grilles aux fenêtres et toujours des fuchsias derrière ces grilles.

Les carreaux de vitre étaient larges d'une main, avec des teintes vertes qui faisaient des transparents aux petits rideaux de guipure. On ne savait quelle odeur de moisi régnait le long des murailles reliées d'un papier directoire à scènes mythologiques du plus pileux effet. Ces scènes avaient çà et là des taches bleues, rouges, oranges, inexplicables, rondes comme des pains à cacheter. Un grand Christ d'ivoire sur un ovale de velours pendait à droite de la cheminée. Pas de fauteuils, des chaises de paille et un canapé à becs de cane, ignoblement droit.

Le colonel tirait sa moustache et ses yeux cruels de bonhomme qui s'ennuie ferme jetaient des éclairs terribles. Soudain la «vieille machine» du planton fit son apparition par une fausse porte. Daniel Barbe sentit comme une douche d'eau de puits lui couler le long du dos. Elle était grande, grande, bien plus que Tulotte, d'une blancheur de cire, le nez mince, les prunelles voilées d'une taie singulière, la bouche toujours mordue par une dent qui avançait. Peut-être très belle pour un cinquième acte de drame, mais épouvantable pour une femme vivante, et elle était vêtue d'orléans noir à plis pressés contre sa taille de déesse irritée.

Le colonel avait fait des campagnes certes moins pénibles que celle-là!

—Madame!... balbutia-t-il.

—Monsieur, répondit doucement l'apparition, je suis demoiselle ... la dernière des Parnier de Cernogand!... tous gens de robe, de la meilleure noblesse du pays. J'ai un appartement à louer, mais pour un notaire ou un médecin ... vous comprenez?

—Je ne comprends pas! fit le colonel qui avait l'atroce envie de sauter par une fenêtre, tant il regrettait d'être venu.

—Je ne peux pas louer à des soldats, Monsieur!... ajouta la dernière des Parnier de Cernogand.

—Le colonel du 8e hussards, un soldat!... riposta Barbe avec un haut-le-corps plein de dignité... Je pensais, Mademoiselle, que notre épée valait vos jupes d'avocat, mon planton aurait-il été malhonnête vis-à-vis de votre femme de chambre, que vous ne vous croyez pas obligée d'être polie vis-à-vis de moi?... Je tiens à votre bicoque et je l'aurai; ah!... nous verrons ... Mademoiselle.

Il se leva, renversant sa chaise de paille, la sabretache s'embarrassa dans le dossier, et pendant qu'il faisait un pas de retraite, la chaise suivit.

Mademoiselle Parnier de Cernogand, qui ne croyait pas avoir affaire à un vrai colonel, ouvrit des yeux épouvantés.

—Seigneur Dieu!... je ne savais pas que vous fussiez leur colonel. Clémentine disait des soldats, de ces gens turbulents, le déshonneur des maisons pieuses, Monsieur.

Elle se mit à tirer la chaise de son côté. Est-ce qu'on allait lui emporter ses meubles, aussi?...

—Mademoiselle, je me plaindrai aux autorités, je suis le colonel Barbe ... j'en ai vu de très raides... pas de pareilles... Comment, il n'y a qu'un logement de chef de corps dans cette satanée ville et vous ne voulez pas le louer? Ai-je donc la mine d'un blanc-bec? Est-ce que je ne vous payerai pas d'avance? Faites votre prix, je jure de ne pas même vous marchander. Un officier français ne marchande pas.

Ils finirent par reposer la chaise sur ses pieds.

—Voyons, Monsieur le colonel, murmura la dévote sans l'ombre d'un sourire, si vous étiez garçon ... de mœurs rangées et que vos domestiques aillent à la messe...

Suffoqué, Daniel Barbe, pas dévot de son naturel, s'arrêta au seuil...

—Garçon?... Je suis marié, Madame, j'ai une fille, je vais avoir un autre enfant, j'ai une sœur, une cuisinière, deux ordonnances, un planton, etc.

—Alors, Monsieur, c'est impossible, je ne veux pas d'enfants, ce serait un véritable enfer chez moi. Monsieur, j'ai l'honneur de vous donner le bonjour.

Elle lui tira une révérence toute abbatiale et lui referma la porte au nez. Le colonel descendit les escaliers quatre à quatre sacrant comme un païen: «Des mœurs rangées!... ses domestiques allant à la messe!... pas d'enfant! que le diable extermine cette vieille carcasse bonne à faire peur aux moineaux! On t'en fichera des colonels de hussards!»

Clémentine, devant la porte cochère, le vit se diriger du côté de la place de la mairie.

Il y eut toute une semaine de pourparlers à cause de cette scène. Daniel Barbe, qui n'avait seulement pas vu le logement de la dévote, le voulait d'autorité, et le maire, inquiet des suites que pourrait avoir une dispute entre les hussards et les habitants de Dôle, dut employer son influence pour convaincre la dernière des Parnier de Cernogand.

Puis, un dimanche, le colonel, à cheval, reçut les clefs des mains tremblantes de Clémentine; il paya séance tenante sans vouloir de reçu et donna l'ordre aux plantons de s'escrimer en pleine cour pour déclouer ses caisses. On était vainqueur. Caroline, bien couverte de ses fourrures, visita l'appartement, accompagnée de l'intendant de mademoiselle Parnier. Dès l'antichambre de ce rez-de-chaussée, la jeune femme ressentit une impression d'angoisse; il lui semblait qu'il ne faisait pas clair, que cela dégageait des relents de salpêtre. L'intendant avait allumé une bougie.

—Le vestibule est un peu sombre, dit-il, mais la chambre du fond reçoit la lumière de la rue, on voit circuler des gens derrière les grilles, c'est juste en face de la poste.

Caroline hochait la tête, elle s'attendait à tout autre chose; son mari tenait tellement au succès de ses démarches qu'elle avait cru que l'on serait ébloui. Estelle, le sac de sa maîtresse à la main, Tulotte portant Mary, ouvraient la bouche sans oser témoigner leur stupeur.

La salle à manger était immense, lambrissée de chêne ajouré sur du vieux lampas jaune-soufre. Une profusion de meubles l'encombrait, des crédences, des bahuts, des tables tournées, des consoles de marbre, des statues, des tableaux, des cadres, des horloges, des escabeaux. Une poussière folle se dégageait de tout cela et les lambeaux de soierie vous dégringolaient sur les épaules. Dans le salon, dans les chambres à coucher, dans les placards, régnait le même désordre. C'était un véritable muséum et l'on pouvait se demander si la ville de Dôle avait la précieuse coutume de remiser ses objets d'art dans cette cave. Le pire, c'est que vraiment c'était une cave, humide, très grillée à ses soupiraux, ayant jour sur un bureau de poste où jamais personne ne venait prendre ni porter une lettre. Caroline avait envie de pleurer. Estelle, assise dans une ancienne chaire d'évêque, les poings au front, se demandait de quelle manière un gigot rôtirait devant la cheminée de la cuisine, une cheminée Louis XIV. Quant à Tulotte, elle formula cette opinion brutale:

«Une ratière! quoi!...»

Il ne fallait pas songer à déballer le moins du monde, car il y avait même de la vaisselle sur les dressoirs. On mit deux jours à ranger et à épousseter.

Le colonel, atterré, n'osait pas dire ce qu'il pensait; seulement, pour un rien, il aurait tout saccagé autour de lui.

Mary ne voulait pas lâcher sa chatte, craignant de ne jamais la retrouver parmi ces belles choses.

Un mois s'écoula dans une mortelle tristesse. Le colonel allait au café pour ne pas entendre les reproches désolés de Caroline; Estelle, claquemurée par des jours pluvieux au fond d'une cour entourée de maisons à persiennes closes, agonisait. Les ordonnances, une fois leur pansage terminé, se sauvaient. Tulotte surveillait Mary qui, elle, surveillait sa chatte.

Quant à la propriétaire, on ne la voyait pas plus que Dieu, elle s'enfermait dans un impénétrable mystère. Clémentine ne parlait pas à la cuisinière du colonel, et l'intendant, un grand monsieur noir, sournois, un sacristain, ne s'aventurait que rarement vers le rez-de-chaussée. On avait cessé le traitement du beau-frère docteur, Antoine-Célestin Barbe, le savant, parce que les abattoirs étaient trop loin et que la peur effroyable de montrer ce sang à une propriétaire dévote empêchait Caroline de continuer. Caroline maintenant regrettait le cimetière de Clermont, elle en causait chaque soir à table, répétant qu'ici c'était une tombe sans arbre, la pire des tombes.

Tout le régiment connaissait l'histoire, on avait applaudi le colonel. «De la poigne, le colonel! Hein! faisait Jacquiat, vous a-t-il attrapé la vieille sainte n'y-touche?...»

Madame Corcette, installée dans une ancienne guinguette, hors des murs, enviait madame Barbe, et Caroline, gardant la dignité de leur situation, lui assurait que son logement était des plus confortables.

Un soir, Daniel, las de leur lampe lugubre qui éclairait à peine les quatre coins du salon, fit venir ses officiers et alluma carrément des paquets de bougie à son chiffre.

Ce fut un éblouissement fantastique. De Courtoisier jeta son képi en l'air, Jacquiat s'effondra dans un fauteuil, Pagosson eut peur, Zaruski grimpa sur un escabeau, Corcette, Marescut poussèrent des «Oh! mon colonel!» étouffés.

Ils étaient bien dans le plus splendide décor que l'on pût rêver! Les panneaux du salon étaient couverts de panoplies arabes, le lustre en cristal de Venise, qu'on s'était donné la peine de nettoyer, lançait des fusées éblouissantes. Une sainte de marbre blanc se dressait dans un coin, sous une draperie à fleurs de lys représentant une chasse de François Ier. Un bahut Henri II, à portiques en arêtes vives contrariées et rehaussées de filets d'ébène, occupait l'entre-fenêtre, les rideaux de brocatelle de soie retombaient le long des chambranles de toutes les portes, des flots de vieilles étoffes pompadour ou directoire cascadaient du haut des corniches, le plafond était peint de sujets libres d'une finesse exquise, Adonis et Vénus, des amours voltigeaient dans un essor fou. Un orgue aux tuyaux argentés faisait face à une crédence Louis XVI laquée de vernis blanc, tout enguirlandée de roses d'or, et à chaque bout d'une cheminée, portée par des cariatides de bronze vert, se dressaient des chaises datant de la reine Berthe avec des dossiers en rosaces de cathédrales. Toutes ces vieilles superbes choses remises aux lumières d'un gala rutilaient de paillettes multicolores; les étoffes avaient des plis cassés à faire damner un Velasquez; les armes semblaient couvertes de pierres précieuses.

Le colonel ne s'attendait pas du tout à cela, d'ordinaire Caroline n'allumait qu'une lampe, ses yeux fatigués ne pouvant tolérer l'éclat des bougies, et puis, il était si honteux d'avoir obtenu par la force «une ratière» qu'il n'insistait pas.

—Alors!... qu'en dites-vous? demanda-t-il pris d'une secrète vanité.

—Mais, mon colonel, c'est un palais! cria de Courtoisier; il y a des millions dans cette seule pièce, et vous avez loué cela, tout meublé, huit cents francs?

—Ma foi, oui ... je crois que notre dévote est une simple sorcière.

—Une sorcière?... une vieille folle! exclama Corcette ébouriffé, pourquoi laisse-t-elle ces objets de prix se manger aux vers? C'est moi qui bazarderais la moitié de l'appartement!

Jacquiat était du même avis. On parla de faire venir madame Barbe déjà couchée, mais Tulotte affirma qu'elle en deviendrait plus malade. Mary, assise sur une des chaises de la reine Berthe, le bras enfoncé dans un coussin d'Orient, regardait de toutes ses prunelles, chercheuses d'inconnu, serrant sa chatte contre elle avec une ivresse poussée jusqu'à la souffrance.

Lorsque les ordonnances apportèrent le punch dans la jatte d'argent qu'on avait trouvée derrière le dressoir de la salle à manger et qu'ils flanquèrent la jatte de douze petits verres de cristal noirâtre, taillé en biseau comme des diamants, le délire fut à son comble. De Courtoisier bondissait, saisi d'une rage que la présence de son colonel ne maîtrisait pas; ce n'était plus un hussard, mais un possédé; il tiraillait les soieries, dérangeait les meubles, ouvrait les bahuts, faisait des «oh! sacrebleu! quelle aiguière!» «Ah!... Messieurs, regardez-moi ce coffre de mariage!» Pagosson, lui, examinait certaines colonnes torses pour essayer d'en fabriquer de pareilles; les très jeunes lieutenants ajustaient les étriers arabes ou mettaient au vent des flamberges monstres.

Le colonel se frottait les mains.

—Allez, allez, mes enfants, répétait-il ahuri de son propre succès, je vous ménageais une surprise. Pardieu!... On a du flair! je m'y connais ... tiens!... Un Normand comme je suis, c'est la finesse en personne!... Quand j'ai voulu mon logement ... je le voulais ... je l'ai ... nous l'avons!... quelle noce, mes enfants!

Tulotte, en jupe de soie brune, avec sa crinoline, ses bandeaux plats et son teint olivâtre, errait de fauteuil en fauteuil, navrée de ces joies malsaines... Ce n'était pas elle que la friperie dériderait jamais, elle avait elle-même déménagé toute la chambre de sa belle-sœur pour tendre l'éternelle tenture bleue. Tout ça c'était des puces, du moisi, de la poussière, des ordures, une ratière, quoi!... Elle emporta Mary brusquement tandis que la chatte fuyait derrière les brocarts. On passa la nuit, chez le colonel, à visiter les armoires selon la hiérarchie: le colonel, armé d'un flambeau, désignait d'abord les coins les plus riches, puis venaient le lieutenant-colonel sincèrement ému, le chef d'escadron, les capitaines, les lieutenants. On brandissait des trouvailles étonnantes telles qu'une Léda d'ivoire renversée sous un cygne polisson, un ostensoir de vermeil dans le milieu duquel étincelait, comme un joyau, un médaillon de femme. De Courtoisier fourrait sa tête sous les tables, à quatre pattes dans les tapis.

On eût dit, à les voir de sang-froid, le sac d'un château princier durant une guerre! Ces braves hussards, ils finissaient par ne plus craindre leur colonel.

Mary dormait depuis longtemps lorsque sa porte s'ouvrit, livrant passage aux officiers en maraude, qui étaient venus tout droit, ne se doutant plus qu'il y avait des chambres occupées. Ils tenaient chacun un chandelier, à la file, les yeux écarquillés, le nez levé; de Courtoisier s'était coiffé d'un fez brodé de perles, Jacquiat drapait sa grosse panse d'une écharpe de bayadère et Pagosson émergeait d'une cuirasse rongée de rouille. Le punch aidant, ils titubaient un peu, le dolman déboutonné. La chambre de Mary se garnissait, tout entière d'un immense lit à baldaquin de velours violet. L'enfant se dressa, blanche, mince, les yeux fixes.

—On n'entre pas! dit-elle d'un accent si impérieux qu'ils reculèrent. Elle avait eu un véritable cri de femme outragée.

—Quelle boulette!... fit Jacquiat empêtré de son écharpe.

—Le père va nous arranger! marmotta Pagosson.

—Excusez-nous, Mademoiselle Mary, débita Corcette, la face allumée, nous ne pensions pas rencontrer la Belle au bois dormant! Ils se mirent tous à rire en contemplant ce lit drapé aux couleurs d'un évêque.

—Ça doit être celui du chanoine, déclara de Courtoisier, le colonel nous expliquait tout à l'heure qu'il avait une devise très bizarre!

Ce Courtoisier ne voyait même pas Mary dont les petits bras élégants pressaient la chatte jaune qui jurait, furieuse de ce brusque réveil.

—La devise, elle est là, répliqua la fille du colonel en se penchant vers la planche sculptée de sa trop grande couche et moitié souriante, moitié boudeuse, pour avoir le droit de les renvoyer ensuite, elle leur épela la phrase burinée en lettres rouges dans le vieux bois: Aimer, c'est souffrir!

Oh! comme dut, au fond d'un rêve, tressaillir le petit garçon dormant en quelque coin du monde, bien loin d'elle! Ce petit garçon qui devenu homme, quand elle deviendrait femme, lui serait fatalement destiné!

Les officiers se touchèrent du coude.

—Chouette! formula Pagosson dont les expressions n'étaient pas toujours choisies. Et ils sortirent abrutis par cette dernière fantaisie plus diabolique encore que toutes les autres.

[1] L'auteur tient l'histoire de source certaine, avec la seule différence qu'elle ne se passait pas à Clermont.

[2] La fontaine de Saint-Allyre, une des curiosités de Clermont-Ferrand.


III

Le lendemain matin, avant son déjeuner, le colonel Barbe monta chez sa propriétaire. Clémentine vint lui ouvrir en rechignant.

—Mademoiselle prend son café au lait! dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

—Eh bien! j'attendrai! répondit le chef du 8e hussard, presque penaud.

Mademoiselle Parnier de Cernogand daigna cependant abréger son café au lait pour recevoir son ennemi.

Le colonel lui adressa un salut plein de délicate courtoisie.

—Mon Dieu, chère Mademoiselle, je viens, dit-il, pour rectifier une erreur.

Vous m'avez loué huit cents francs un appartement...

—Ah! vous trouvez que c'est trop cher! interrompit la dévote de l'air de quelqu'un qui a mangé de l'épine-vinette.

—Au contraire, scanda l'heureux colonel, je trouve que je vous vole, il y en a pour des millions chez vous, et je ne peux pas rester ici à votre charge! Je ne souffrirai jamais cette injustice!... Quand on habite un musée, n'est-ce pas, il faut en subir les conséquences. Je vous saurai gré d'augmenter vivement votre local ou je pars ce soir!...

Elle avait bien entendu dire que les hussards sont fous; pourtant cela dépassait ses prévisions. Elle étudia un instant la figure du colonel, une figure impassible de guerrier!

—Allons ... Monsieur, vous plaisantez!...

—Mademoiselle, un colonel ne plaisante jamais... Si je détériore vos richesses, vous en serez pour vos frais, et moi je ne respire plus depuis que l'on ma dit ... depuis que j'ai vu que j'étais dans un palais princier... Entendons-nous bien!... Est-ce que vous avez voulu vous moquer de moi? Me donner en spectacle à mon régiment?... Mes officiers ne peuvent pas en croire leurs yeux... J'exige une augmentation.

La dernière des Parnier de Cernogand comprit à quel homme elle avait affaire, elle lui tendit sa main couverte d'une épaisse mitaine.

—Monsieur le colonel, vous êtes un vrai chevalier! dit-elle prise au dépourvu par cette exquise bonne foi et elle lui augmenta son bail annuel de cinquante francs, puis elle le pria de se rasseoir avec une très grande cérémonie.

Le colonel salua jusqu'à terre, imitant un officier de la Régence, dont il avait un portrait dans son cabinet.

—Monsieur le colonel, commença la dévote lissant ses bandeaux de ses deux mitaines, je dois vous avouer que je fais peu de cas de la vieillerie qui vous cause ce transport. Moi j'ai des principes très arrêtés sur ces choses d'un autre temps: je les conserve parce qu'elles ont appartenu à ma famille, mais je les ai en horreur. Mon salon a été purgé de toutes les inconvenances qu'il recélait. Les statues, les peintures, les draperies à personnages et les lits sculptés ont déménagé du premier au rez-de-chaussée, car mes yeux ne sauraient, sans indignation, regarder ces manifestations dégoûtantes des faiblesses et des impudeurs humaines. Dieu merci, j'ai été élevée par des parents sévères, mon père était un juge du plus grand mérite, il est mort en odeur de sainteté; quant à ma mère, elle fut dame patronnesse de Dôle jusqu'à son entrée aux Veuves pénitentes, un couvent de Besançon.

Tenez, Monsieur, je serai franche et rigide avec vous, vous méritez qu'on s'occupe un peu de votre salut... Au lieu de laisser vos meubles se pourrir dans les caisses, sous le hangar, demandez-moi une chambre de débarras pour y cacher les miens et ne faites plus admirer ces obscénités à votre régiment... Songez à votre petite fille qui couche, dit-on, dans un lit dont le seul souvenir me comble de terreur... Un bon mouvement: gardez le nécessaire et enlevez le reste!

Ce fut au tour du colonel de s'extasier. «Quel dragon, cette vieille créature!» Il se contenta de friser sa moustache d'un air narquois. Mademoiselle Parnier poussa un soupir.

—Tous les mêmes!... fit-elle désespérée.

Le colonel, cherchant à se donner une contenance, examinait les murs.

—Ah!... c'est trop fort! s'écria-t-il tout d'un coup, car en effet c'était trop fort; il tenait le secret des taches du papier Directoire ... la dévote avait eu la patience de coller sur toutes les ... nudités mythologiques ... des pains à cacheter.

Brusquement, il se leva, esquissa de nouveau un salut mais à la hussarde, cette fois, et se sauva, poursuivi par la vision de ces pains à cacheter pudibonds!...

A partir de cette visite, la glace fut rompue. La dernière des de Cernogand descendit de son Olympe au rez-de-chaussée, elle prit en pitié ces pauvres hussards, si vagabonds, et pensa tout de suite à leur inculquer ses effrayants principes.

Le ménage Barbe se sentit envelopper peu à peu d'un filet aux mailles inextricables: d'abord Estelle dut tordre le cou à un coq élevé dans une cage en compagnie de trois poules pondeuses. De sa galerie vitrée, mademoiselle de Cernogand prétendait avoir vu des ébats absolument contraires à la sainte règle de la maison. Ce coq avait des allures inconvenantes.

Caroline riait des réflexions pleines de sous-entendus que lui faisait à ce sujet brûlant sa propriétaire; cependant elle fit tuer l'animal parce qu'après tout elle voulait la paix. Cette victoire donna de l'audace à la dévote, elle expédia son intendant, M. Anatole, dans les cuisines d'Estelle afin de tâter cette fille qui lui paraissait la bête noire de la famille.

Estelle pouffa de rire quand on lui demanda si elle se confessait, puis au bout de la semaine, très séduite par les façons patelines de ce sacristain, elle consentit à aller à la messe avec Clémentine. On lui présenta la chose comme une vraie petite fête. Estelle lâcha Pierre et Sylvain pour M. Anatole et elle eut l'imprudence de se laisser conduire aussi aux réunions de la fameuse Confrérie des Casseroles.

—Madame devrait bien s'occuper de l'éducation religieuse de mademoiselle Mary! dit un jour Estelle en servant un plat de truites sur la table du colonel.

Celui-ci lisait le journal du soir, la botte allongée devant le feu, tandis que Tulotte renouait la serviette de la fillette et que la jeune malade, plus pâle que de coutume, arrangeait des pilules dans les boulettes de son pain. Daniel Barbe releva la tête brusquement, avec des yeux stupéfaits.

—Hein! fit-il, l'éducation religieuse de Mary!... De quoi vous mêlez-vous, ma fille?

—Monsieur a tort de me gronder, murmura hypocritement Estelle qui depuis la Noël avait une tournure tout étrange, quand on aime ses maîtres, on songe à leur salut. Mademoiselle fait bien sa prière, mais elle ne va pas assez à l'église.

Tulotte haussa le ton.

—Avez-vous fini de nous rebattre les oreilles? dit-elle en colère, c'est moi qui élève Mary et je crois que je m'y entends... Allez me chercher la moutarde ... dépêchons!

Estelle s'esquiva sans répondre un mot. Le trait était lancé.

La Confrérie des Casseroles avait pour but de diriger les maîtres par leurs domestiques, chose démocratique plus facile qu'on ne se l'imagine.

Tous les jeudis, dans une chapelle des bons pères, les servantes de Dôle se réunissaient pour ouïr une instruction sur les devoirs de leur situation, et là, on les exhortait à combattre l'irreligion des familles qui va toujours augmentant, comme chacun sait.

On avait pris à part Estelle dont la toquade pour l'intendant de mademoiselle Parnier s'accentuait davantage, et on lui avait déclaré qu'elle se perdait chez les hussards. Estelle ouvrait une bouche énorme devant les sermons, cela lui changeait ses habitudes de grosse gaieté avec les soldats, mais flattée de se voir au milieu de la fine fleur des domestiques de Dôle, elle imita bientôt les allures distinguées de ces demoiselles, ôta les rubans tapageurs de son bonnet, eut un chapelet dans sa poche et devint si détestable que Sylvain déclara tout net à Pierre que puisqu'elle voulait faire sa sucrée, on irait rire ailleurs.

—Estelle n'est plus la même! soupira madame Barbe lorsqu'on pénétra dans le salon.

—Il faut la mettre à la porte! bougonna Daniel impatienté de ce changement qui lui supprimait l'unique gaieté de sa demeure.

—Mais non, reprit Caroline, je ne m'en plains pas... Elle est devenue sage, elle cause moins avec tes ordonnances, elle a des prévenances ingénieuses pour moi... Faut-il donc une virago, ici, pour nous servir!... Tu veux toujours qu'on se trémousse autour de toi... Si cette fille commence à se repentir!...

—Allons donc!... se repentir, elle dissimule ... ce sera propre dans quelque temps. Elle sort pour aller je ne sais où, elle pince les lèvres quand on la gronde; autrefois elle pleurait, j'aimais mieux ça ... j'ai horreur des dévotes.

—Et moi, je préfère les dévotes aux filles trop délurées, riposta Caroline, la fièvre aux joues.

Depuis qu'elle était enceinte, jamais le colonel ne laissait la dispute s'envenimer.

—Mary, dit-il se tournant du côté de sa fille, veux-tu aller à l'église, hein?

—Non, papa, répondit Mary secouant ses nattes noires, j'ai peur de l'enfer!

Le colonel fit un bond dans le fauteuil de la reine Berthe. Il avait toujours défendu à Tulotte de lui raconter ces sornettes. C'était bien assez qu'on lui apprît son catéchisme sans aller encore le lui expliquer.

—Qui est-ce qui t'a dit d'avoir peur de l'enfer? interrogea sévèrement le colonel Barbe.

—Dis! et tâche de ne pas mentir! ajouta Tulotte exaspérée.

—Je ne mens jamais, murmura Mary confuse, et puis ça m'est bien égal. C'est la dame d'en haut, qui m'a fait monter chez elle pour me questionner sur l'histoire sainte. Elle m'a raconté un conte où il y avait des diables, des chaudières, des flammes ... elle dit que les petites filles qui ne se confessent pas à huit ans vont dans les chaudières. Moi je me suis mise à rire, alors elle m'a promis de me faire voir tout ça à l'église.

Le colonel Barbe aurait cassé la carafe qu'il tenait si tout d'un coup Caroline n'avait pas déclaré que l'église pouvait être bonne à certaines heures. Si elle se trouvait mieux le lendemain elle irait avec Estelle et Mary.

Le colonel Barbe sortit pour ne pas éclater. Tulotte clignait des paupières.

—Nous y voilà! pensait-elle, c'est la fin de la fin!

A cette époque un grand événement eut lieu dans la vie de Mary: sa chatte fit des petits. Elle trouva un jour tout un tas de jeunes chats grouillant sur son lit à baldaquin. Tulotte voulait jeter à l'eau cette engeance du plus beau jaune, mais Mary faillit avoir une attaque de nerfs, on dut en choisir deux pour la calmer et les laisser à la mère.

C'était, dans ce lit, des miaulements plaintifs, des ronrons, des jurons qui rendaient la petite fille très orgueilleuse. La chatte, ayant fini par faire la paix avec elle, l'escortait, suivie elle-même de ses deux chats. On écrivait ses devoirs ensemble, on partageait les tartines de la collation et on enfouissait des choses mystérieuses derrière les fuchsias. Malheureusement, l'un des petits s'oublia un matin sur le paillasson de la dévote, il ne revint plus. Clémentine avoua que sa maîtresse en sortant pour sa messe basse avait mis le pied dedans, et qu'ayant une profonde horreur des jeunes chats, elle avait lancé l'animal à travers les escaliers. Estelle, sans rien dire, l'avait achevé pour que sa maîtresse n'entendit pas ses râles. Tout un drame que Mary reconstitua à l'aide de Minoute qui déterra le petit cadavre dans un coin de la cour.

En sa qualité de fille de militaire, Mary devait protéger le plus faible; lorsqu'elle sut positivement à quoi s'en tenir, elle monta d'un pas décidé l'escalier de mademoiselle de Cernogand. Mary avait des idées féroces. On pensait chez elle que ce chagrin d'enfant était calmé, on l'avait vue se diriger d'abord vers la cour, réfléchissant aux sages conseils du papa qui lui expliquait qu'une propriétaire pieuse a tous les droits. Sa mère, assistant aux offices à présent, renchérissait et lui déclarait qu'il y avait déjà beaucoup trop de chats dans la maison. Mary, en dernier ressort, étudiait les agitations de Minoute. Minoute fixait des yeux étincelants de rage sur la galerie vitrée. Mary vint donc sonner à la porte de mademoiselle Parnier.

—Vous avez tué mon chat! dit laconiquement la petite hussarde, mettant ses mains dans les poches de son tablier d'écolière.

—Non, ma chère enfant, se récria la dévote; entrez vite, j'ai là un beau plat de beignets que je veux vous faire goûter. Votre chat a été volé par les gamins de la rue... Entrez vite, nous dirons le benedicite, vous me réciterez une fable et je vous montrerai des images de mon Histoire sainte.

Au fond mademoiselle Parnier, qui commençait à catéchiser toute la famille, avait très peur de perdre son prestige. Mary n'était guère facile à apprivoiser; cette petite ne s'entendait avec personne et se moquait de l'enfer.

—Vous mentez, Madame, dit Mary tranquillement, et puisqu'on voit le diable quand on ment, vous le verrez cette nuit.

—Ma chère mignonne, murmura mademoiselle Parnier, je suis trop bien avec le bon Dieu pour cela... Fi! la vilaine tête!... Regardez comme Jésus pleure en ce moment sur vos insolences!

Elle lui désignait du doigt le christ pendu près de la cheminée.

Les vitrages de la galerie étaient ouverts, on voyait Minoute plantée sur son derrière au milieu de la cour: Minoute, la queue tourmentée de frissons, attendait l'issue de l'ambassade.

Mary s'avança du côté du plat de beignets qui fumait fort appétissant; elle le prit à pleins bras, et, avant qu'on ait pu la retenir, elle envoya le tout dans l'espace avec un calme imperturbable.

—Tiens, Minoute! fit-elle. Ensuite elle se retira, le front haut, sans daigner refermer la porte.

Pétrifiée, la dernière des de Cernogand n'eut même point la présence d'esprit de faire un signe de croix.

La maison subit une véritable crise à propos de ce plat de beignets si cavalièrement offert aux mânes d'un chat assassiné. Mary reçut le fouet. On la mit en quarantaine pendant plusieurs jours. Elle fut privée de dessert, de la musique du dimanche, et surtout de jouer avec ses chats. Minoute, désorientée, abandonna le lit de sa maîtresse, emporta son petit dans l'écurie; un cheval écrasa ce restant de la nichée. Enfin, le plus poignant de tous les désespoirs, l'intendant, avec la permission d'Estelle, tendit un lacet sous les fuchsias, endroit fatal où Minoute trouva une mort prématurée.

Mary demeura inconsolable. Son père voulut lui donner un oiseau; elle refusa. A quoi bon?... si Minoute n'était plus là pour le manger! Ces sortes de peines prenaient dans le cerveau de la petite fille des proportions terrifiantes. D'autant mieux qu'elle pleurait peu et ressassait ses douleurs des journées entières. La maison lui inspirait une tristesse morne sans la moindre distraction vivante; certes, elle ne manquait pas de joujoux, tous les officiers de son père au premier janvier lui avaient donné des poupées, des ménages, des bonbons; mais cela ne remuait pas autour d'elle, les poupées se brisaient.... Il faisait trop froid pour sortir les ménages, hélas! Quant aux bonbons elle leur préférait la simple tartine de beurre de son goûter.

La maman ne bougeait plus de sa chaise longue; Tulotte passait son temps à disputer la cuisinière, l'appelant cafarde; le papa allait chasser avec Corcette et le comte de Mérod dans les gorges du Jura.

L'hiver était venu, charriant les neiges qui ne voulaient pas fondre dans la cour. Mary, partie de l'Auvergne avec un soleil magnifique, s'imaginait que les villes de France sont divisées en deux catégories: les villes où c'est l'Été et les villes où c'est l'Hiver!...

L'aventure du plat de beignets avait gâté la conversion des Barbe et un autre scandale vint la faire sombrer pour toujours aux yeux de leur propriétaire. Une fois, Mary fut envoyée à la recherche de cette mystérieuse Estelle qui, maintenant, quand elle n'était pas au confessionnal, s'enfermait dans sa chambre. Mary grimpa l'escalier comme feu sa chatte, c'est-à-dire très vite et sans bruit. La chambre de la bonne, située sous les toits, possédait un gros verrou fermant assez mal un huis tout disjoint; Mary, juste à la hauteur d'une fente du bois, aperçut vaguement l'habit noir de l'intendant de mademoiselle Parnier, un habit en forme de lévite que tout le monde connaissait; elle entendit la voix de sa bonne balbutiant des choses étouffées. Mary n'osa pas entrer. Elle redescendit pour expliquer à son père que la bonne devait être très malade puisque M. Anatole la soignait dans son lit. Ce fut un trait de lumière, le colonel devina la véritable raison de la conversion d'Estelle. Il jugea même inutile de confondre les coupables, et, après avoir blâmé sa fille de se risquer au trou des serrures, il avertit Caroline.

—Te voilà bien!... s'écria celle-ci indignée; tu veux renvoyer ma cuisinière parce qu'au lieu d'avoir deux hussards pour amants elle se contente d'un dévot!... Moi, je trouve qu'Estelle se range de plus en plus ... et je la garde... Autrefois elle faisait ses horreurs dans la cuisine, maintenant elle monte dans sa chambre... Je te dis que je veux la garder!...

Le colonel ne répliqua rien, mais il avait l'esprit de corps. Il ne serait vraiment pas dit que ce faquin de buveur d'eau bénite demeurerait impuni. Il mit des gants de peau neufs et alla de nouveau chez sa propriétaire.

—Mademoiselle, affirma-t-il dès le seuil, votre intendant est un drôle qui suborne les filles: je viens de le découvrir en conversation légère avec ma bonne, une créature assez sage!... Pensez-vous, Mademoiselle, que je puisse me permettre de laver la tête à ce polisson?

La dernière des de Cernogand se moucha, prit une pincée de son tabac—sa seule volupté—secoua sa robe d'orléans sur laquelle était tombée un peu de la fine poudre.

—Hum!... hum! mon cher locataire!... murmura-t-elle, ceci est une grave accusation. Je tiens Anatole pour un digne serviteur; oui!... oui! je vous le répète, un digne serviteur. Il a quarante-deux ans, un âge déjà respectable ... jamais on ne l'entend dire un mot déplacé ni faire une allusion aux femmes. Il ne sort pas ou presque pas ... Monsieur le colonel ... vous les avez vus?...

Le colonel était comme sa fille: il ne savait pas mentir.

—Vus ... non..., mais on les a vus ... une personne digne de foi!

—Quelle personne, encore?...

Et mademoiselle Parnier respira.

—Une enfant dont l'innocence aurait pu être ternie par ce spectacle... Heureusement que Mary n'a rien compris, mais je désire...

—Ah! Monsieur Barbe!... votre fille!... et vous voulez que je chasse un excellent sujet parce que cette enfant, qui nous a tous en horreur, à cause de la mort d'un sale chat, les a vus... Et qu'a-t-elle vu?... je vous le demande...

—Mademoiselle, je réponds de ma fille comme de moi-même ... ses explications ne me laissent aucun doute!... Dieu merci, elle n'a pas trop vu pourtant... quand une femme est sur son lit ... qu'un homme!...

Mademoiselle Parnier se leva, majestueuse:

—Colonel... (et elle dit colonel tout court, car elle était hors d'elle), je vous défends d'en ajouter davantage. Je ne dois pas savoir ce qu'ils faisaient, je me bornerai à jurer sur ce christ que M. Anatole, mon intendant depuis dix ans, est incapable d'une faute de ce genre!...

Et très indignée, elle se retira dans un oratoire, à côté du salon.

Le colonel dut sortir avec l'étourdissement que lui jetait au cerveau la stupéfiante logique de la dernière des de Cernogand!...

On garda Estelle, on félicita M. Anatole. Le colonel ragea, la colonelle bouda; Tulotte haussa les épaules, et Mary fut fouettée pour liquider cette situation embarrassante.

Alors la petite fille connut les effets d'une haine de dévots. Elle vit s'en aller d'une façon mystérieuse les joujoux qu'elle laissait dans la cour; ses jardinets tracés sur la neige étaient effacés par une main inconnue, mais toujours prête au dégât. Un jeune chien qu'elle avait ramassé au coin d'une borne et qu'elle soignait à l'écurie, en cachette, récolta une maladie de langueur dont il creva inexplicablement. Dans sa chambre même, ses cahiers sur sa table de travail eurent des pâtés qu'elle n'avait jamais faits. Elle égara ses plumes, son papier buvard sans s'en rendre compte! Toute la journée c'étaient des rapports contre elle.

Estelle arrivait auprès de la chaise longue de madame qui lisait un roman:

—Mademoiselle est encore sortie malgré la défense de Madame... Je n'ose pas la gronder, elle dit que je n'en ai pas le droit.

—Mary! appelait la mère assourdie de réclamations, où es-tu allée?

—Maman, je suis sortie pour jouer sur le trottoir puisqu'on me prend mes jouets dans la cour!...

—Qui te prend tes jouets?

—Je ne sais pas, maman, peut-être le monsieur d'en haut!

—Allons donc!... tu es folle! Enfin, si on te prend tes joujoux, il faudra veiller!... ajoutait la mère impartiale.

—Ah! Madame peut croire, se récriait Estelle, que je battrais celui qui se le permettrait... J'aime trop mademoiselle Mary, seulement monsieur la monte contre moi ... je le sens bien, et si Madame n'était pas malade, elle qui me garde malgré mes indignités, je m'en sauverais, voyez-vous!...

Ici Estelle, du coin de son tablier, s'essuyait les yeux.

—Mary ... concluait la jeune mère attendrie, tu nous feras mourir de chagrin!

La petite fille serrait les lèvres, dédaignant d'accuser davantage des gens, que d'ailleurs elle ne saisissait pas sur le fait. Et puis elle finissait par s'imaginer que ce qui se passait devait être tout naturel. Seulement son caractère devenait de plus en plus sauvage; elle s'asseyait sur les marches de l'escalier, le menton appuyé au poing gauche, le regard farouche, la bouche tordue d'un rictus étrange. Elle récapitulait toutes les avanies qu'on lui faisait subir et son horreur des grandes personnes s'accroissait rapidement. Quelquefois on lui amenait des enfants du 8e: Paul Marescut, les filles de la trésorière; mais il arrivait que ces enfants se dégoûtaient vite de son air sombre et des jeux qu'elle leur proposait comme des trouvailles: soit l'enterrement d'une poupée disloquée, soit un pèlerinage à la tombe des chats derrière l'écurie, dans la fosse au fumier, avec des bougies et des encensoirs de papier. Dès qu'on voulait une partie de barre ou une ronde, elle se retirait à l'écart.

Un jour que l'oncle de Paris, le fameux savant Antoine-Célestin Barbe, devait venir pour une consultation pressante, madame Corcette, après avoir chuchoté longuement au chevet de la malade, emmena Mary chez elle.

C'était au mois d'avril; la neige faisait place à une boue noire, épaisse comme de la crème, remplissant les rues et crottant les jupes. Le capitaine Corcette, aux arrêts pour une semaine, attendait la petite fille du colonel comme une distraction qui lui était bien due de la part de son grognon de père.

—Eh bien? demanda-t-il lorsque sa femme arriva suivie de Mary, très ahurie de leur voyage à travers Dôle.

—Nous la garderons peut-être plus longtemps que nous ne pensons, dit-elle. On est allé chercher le marchand de choux pour avoir le petit frère ... il parait que ce chou ne veut pas se laisser effeuiller... il y a des complications, une fluxion de poitrine qui se déclarera, un remède qu'on n'a pas continué, enfin des tonnerres de machines du diable!... pour parler comme le colonel!

La maison du capitaine Corcette était une ancienne guinguette ornée de treillages verts et de volets verts. Au carrefour de trois routes, elle avait la vue d'une campagne fort accidentée, une montagne couverte de rochers de laquelle glissaient de petites cascades en miniature; elle portait encore un pin pour enseigne et sur un coin on lisait cette phrase d'un goût douteux: Au rendez-vous des cascades, que le capitaine ne se souciait pas de faire effacer. Elle possédait un jardin, des tonnelles, une balançoire, un jeu de boules, un jeu de grenouilles, une mare... Un vrai paradis!

Les quatre chambres qui la composaient étaient tendues de papier perse à fleurs inouïes.

Au salon il y avait des cors de chasse, un tapis turc, un vieux piano; des scènes d'amour très drôles le long des rideaux de cretonne. Cela empestait la cigarette et le rhum. Mary dut changer sa robe de flanelle blanche qu'elle avait salie dans les rues de la ville contre un petit jupon de soie rouge bordé d'une dentelle que lui prêta madame Corcette. Celle-ci, très heureuse de faire la maman, lui donnait des conseils.

—Tu vois, Mary, tu as un jupon de danseuse espagnole. Demain Tulotte viendra prendre de tes nouvelles et t'apporter du linge, mais, pour aujourd'hui, nous allons nous déguiser. Tu mangeras des gâteaux, tu boiras des liqueurs et tu casseras tout si ça te plaît. Je te soupçonne d'être une petite fille trop bien élevée... Ris donc, lève la jambe, cours, saute ... massacre-nous... Il faut se la couler bonne tant qu'on est gamine... Après ... on ne sait pas ce qui vous tombe dessus!... Moi, je ne veux pas que tu t'embêtes chez moi, tiens! D'abord tu es la fille de notre colonel et nous voulons t'éblouir!

De fait, l'enfant était éblouie. Elle souriait doucement, un peu chagrinée des expressions bizarres qu'employait madame Corcette «... que tu t'embêtes!» «se la couler bonne.» Autant de stupeurs pour elle qui avait un père très sévère sur le choix des mots.

On lui avait passé le jupon rouge, mis un zouave de cachemire bleu garni de clochettes d'acier et noué un ruban jaune au bout de ses nattes.

—Elle est fort jolie, cette mignonne! murmura le capitaine du haut de sa robe de chambre à glands de soie.

Madame Corcette endossa aussi une polonaise plus claire que celle de son mari, redressa son chignon et servit une collation abondante. Comme la fillette refusait gracieusement une seconde cuillerée de confiture, la jeune femme lui vida, en éclatant de rire, le fond du pot sur son assiette.

—Tiens! fit-elle, nous prends-tu pour des nigauds, nous voyons bien que tu en meurs d'envie!

A la vérité, Mary ne mangeait que modérément de tout, chez ses parents; elle suivait, malgré elle, un régime de convalescente qui a peur des excès. Jamais trop de fruits, ni trop de gâteaux, ni trop de vin. Et elle se portait bien, ignorant les indigestions et les griseries sucrées; cependant, comme l'humanité est ainsi faite, elle réservait toutes les folies sensuelles pour plus tard, et son esprit devait faire payer cher à son corps sa précoce gravité.

Elle mangea le fond du pot, but de l'anisette, puis le capitaine la fit asseoir sur ses genoux.

—Je crois, dit-il gaiement, que ce petit gésier ne fonctionne pas mal ... nous allons maintenant passer à d'autres exercices.

Messieurs et Mesdames, je vous annonce il signor Polichinelle!» ajouta-t-il d'une voix tellement aiguë qu'elle semblait partir de la chambre voisine. Mary effrayée se réfugia dans les jupes de madame Corcette. Aussitôt, avec un annuaire, deux bouchons de lampe et une écharpe algérienne, il fabriqua un théâtre, des acteurs, un rideau. Mary demeurait muette d'étonnement. Il y avait donc, au monde, un homme qui amusait les petites filles?..... De ce jour elle eut un goût prononcé pour les baladins tout en réservant son appréciation au sujet de leur morale!... La représentation dura une heure. Madame Corcette donnait la réplique, et Mary, assise entre eux, se tournait tantôt d'un côté tantôt de l'autre, essayant de saisir le moment où leurs bouches remuaient, ne comprenant rien à leurs intonations. Ensuite, madame Corcette lui habilla une poupée avec du papier de couleur et des cartes de visite, c'était fantastique.

Et les deux époux riaient plus fort qu'elle, se lançaient des mots renversants, s'appelant: ma vieille! mon gros rat écorché!... La pluie ayant cessé, ils conduisirent Mary au jardin; le capitaine, debout sur la balançoire, exécuta des tours de force; sa femme, les jupons retroussés, le nez en l'air, montra de quelle manière on tirait la grenouille à coups de boule. Mary avait peur de salir son jupon.

—Qu'est-ce que ça te fiche, cria madame Corcette, puisque ce n'est pas le tien!...

L'argument était sans réplique. Mary tira la grenouille à côté d'eux.

Le soir elle devint bavarde, racontant ses malheurs avec ses chats.

Alors, madame Corcette envoya la bonne de porte en porte chercher des petits chats. Elle en eut bientôt plein son tablier, et cette récolte fut déposée sur le tapis turc, où elle miaula, jura, griffa; une vraie ménagerie.

Mary, les larmes aux yeux, se précipita dans les bras de la jeune femme.

Manette, la bonne, disait gaiement qu'on pouvait en avoir d'autres si on y tenait!... Ce fut du délire! la petite fille à quatre pattes les dévorait de caresses, les appelant des noms de ses chers défunts. Corcette s'affubla d'une peau d'ours et fit l'animal féroce qui va croquer le troupeau. Mary les défendait, son jupon rouge étendu, et l'on renversait les meubles, on cassait des porcelaines, on criait, on se bousculait.

Madame Corcette se tordait de rire, s'amusant plus que les autres. Manette, très délurée, pinçait tout le monde, y compris monsieur, et madame riait plus fort, appelant son mari: grand lâche!

On coucha Mary, après minuit, ce jour-là, dans le cabinet de toilette de madame Corcette où on avait dressé un petit lit bleu et blanc très coquet. Elle oublia de faire sa prière tant le sommeil lui mettait de poudre aux yeux. Le lendemain, elle vit entrer chez elle une merveilleuse magicienne vêtue de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel avec un bonnet pointu sur la tête et enveloppée d'un voile transparent. C'était madame Corcette qui avait mis un de ses costumes de bal masqué. Mary ne la reconnaissait pas et avait un peu peur.

—Je vous déclare, Mademoiselle Mary, disait la voix du capitaine caché derrière une porte, que si vous êtes sage, vous irez en voiture avec une foule de gentilshommes bien disposés à votre égard. Puis la magicienne se sauva laissant son voile aux bras de l'enfant abasourdie.

Manette vint habiller Mary, et comme elle ne parlait pas de cette aventure, celle-ci lui dit:

—Vous avez vu la dame, vous?

—Quelle dame?

—Une fée ... ou bien, ajouta la fillette moins crédule qu'à cinq ans ... ou bien une dame dans un costume de fée!

—C'est-y Dieu possible!... s'écria la rusée servante aussi comédienne que sa maîtresse ... une fée!... Je me doutais du tour ... parce que, hier, j'ai vu des nuages roses au ciel... C'est, dit-on, le présage certain qu'il fera beau ... et qu'on recevra la visite d'une fée! Madame, Madame, venez vite!... La fée est par là ... éveillez-vous donc!

Madame Corcette, déshabillée, entra se tamponnant les yeux d'une éponge.

—On ne peut pas dormir, ici ... fit-elle comme réveillée en sursaut. Où diable voyez-vous des fées, ma pauvre Manette?

—Dam! c'est mademoiselle qui veut sans doute nous en conter!

Et Mary dut expliquer la chose tout au long. Le capitaine arriva, il haussa les épaules, elles étaient folles, pour lui il allait au jardin faire un tour. Quelques minutes après réapparaissait la magicienne, mais plus grande, plus forte, cependant avec la même voix de polichinelle enrhumé.

Manette levait les bras au ciel, madame Corcette se sauvait en hurlant, le chignon ébouriffé, la chemise flottante.

Pour Mary, elle y perdait sa fable de Lafontaine. Elle ne croyait plus aux fées, mais tous ces changements de costumes, rapides comme les trucs de théâtre, la bouleversaient.

A déjeuner on ne parla que de l'apparition, et Manette jura Jésus et la Vierge qu'elle avait demandé à la fée de réaliser un de ses vœux.

—Lequel? interrogea le capitaine Corcette.

—Celui de vous donner une jolie petite fille comme Mademoiselle! riposta Manette.

—C'est vrai, murmura madame Corcette, embrassant Mary, je saurais bien l'élever, mais ... n'y a pas moyen ... vois-tu, ma mignonne, nous n'en aurons jamais, nous!

Mary insinua d'un ton mystérieux qu'on avait fait venir l'homme des choux, il fallait lui acheter un bébé aussi.

—Oh! fit Corcette, sans songer à ce qu'il disait, ce serait un véritable enfant de troupe!

Madame Corcette bondit.

—Théodore, tu es ignoble!... devant cette enfant!... As-tu bientôt fini de m'insulter de la sorte?

—Calme-toi, bichon, c'est un mot ... rien de plus!... Oui ... à cause de tes cheveux, de ton genre, de tes costumes ... on ferait des histoires ... je voudrais bien, moi ... en avoir une ou un ... mais on est sûr de quelle femme, en ce drôle de monde!... je préfère m'abstenir et te forcer à ne pas perdre la tête ... tant pis pour toi, bichon!

—Corcette, je te tuerai ... tu es un misérable.

Et brusquement elle saisit un morceau de pain, le lui lança à la tempe, il riposta par une fourchette garnie de sauce.

Mary, pensant que c'était une nouvelle représentation, tapait des mains, enchantée de voir ses bons amis si gais. Cependant madame Corcette ayant reçu l'os d'une côtelette dans l'œil, devint très rouge, puis éclata en pleurs. Mary cessa de rire.

—Vous êtes un méchant! dit-elle, serrant bien fort sa magicienne entre ses bras minces. C'est toujours la même chose, ajouta-t-elle tristement, s'adressant à Manette qui arrivait avec des compresses, quand on joue avec un garçon...

La philosophie de cette phrase naïve produisit une réaction.

Corcette se précipita aux pieds de sa femme, lui demandant pardon, répétant qu'il méritait la pire des morts. Il les embrassait toutes les deux au hasard des lèvres, les chatouillant afin de les faire sourire, et, de temps en temps, imitant la voix d'un très petit enfant, disait qu'il ne le ferait plus!... Madame Corcette finit par s'adoucir; on eut une signature de la paix magistrale, les chats exécutèrent des cabrioles dans les débris du déjeuner, Manette alluma du rhum. Ah! c'était une maison bien joyeuse que celle du capitaine Corcette!

Tulotte apporta les vêtements de Mary avant la fameuse promenade en voiture. Madame Barbe souffrait beaucoup, le colonel ne décolérait pas, et l'oncle de Paris se montrait fort inquiet de la suite des affaires. On priait madame Corcette de garder la petite toute la semaine, s'il était possible.

—Possible! s'écria la jeune femme, elle est adorable, un vrai bijou! elle s'amuse de nos farces comme une prisonnière qui sort de prison. Ah! elle restera tant qu'on voudra!

—Oh! oui! déclara Mary les paupières baissées devant son institutrice.

—Ingrate! formula la cousine Tulotte, navrée que son éducation mît si peu de cœur au fond de l'étroite poitrine de sa nièce.

Et elle repartit de son pas de gendarme, infatigable.

Vers deux heures, toute une bande arriva de Dôle, les uns à cheval, les autres dans le break du colonel, qu'on empruntait souvent.

Mary fut installée au milieu de ces messieurs, Jacquiat, de Courtoisier, Pagosson, Zaruski, dans la voiture; Marescut et Steinel galopaient aux portières. Madame Corcette, plus grave que de coutume, parlait des précautions dont un accouchement difficile doit s'entourer. Soudain, elle s'aperçut qu'elle avait oublié de peigner Mary.

—Une jolie maman que vous feriez! s'exclama Zaruski, et tous les autres pouffèrent de rire. Elle assurait que si, regrettant son mari, le pauvre chat-foin, resté aux arrêts, se fouillant pour trouver un peigne.

—Voilà! dit le plus jeune des hussards présentant son peigne à moustache. Alors, on défit les cheveux de Mary, et il y eut un cri d'admiration quand leur nappe d'encre se répandit sur les dolmans chamarrés et les pantalons garance. L'ordonnance qui conduisait poussait ferme son attelage, le vent s'engouffrait sous les stores du break; bientôt la chevelure s'éparpilla, immense, chacun recevait des mèches dans la figure, elles s'attachaient aux brandebourgs, s'entortillaient autour de leur cou, on ne pouvait plus les renouer.

—Ma foi, j'y renonce, cria madame Corcette en rendant le peigne.

—Laissez-les-lui ainsi, c'est magnifique! dirent tous les officiers ravis.

Et, debout sur une banquette, la petite fille, la tête renversée dans le vent, enorgueillie par cette splendeur qu'elle s'ignorait encore la veille, buvait l'air vif du printemps revenu, excitant les chevaux d'un claquement de langue, ivre d'une ivresse de femme cruelle à sentir, derrière sa frêle personne, noyés dans les flots de ses cheveux, tous ces hommes qu'elle n'aimait pas.

On descendit de voiture à mi-côte. Madame Corcette courait comme une folle, perdant son chignon, déchirant sa jupe, une jupe garnie de soutaches et de brandebourgs qui la faisaient ressembler un peu aux hussards de son entourage; elle criait tout haut le nom de ces messieurs: «Ici, Jacquiat. Avancez donc, Zaruski... Oh! le traînard de Steinel!» avec des gestes tout à fait réjouissants.

Mary, plus réservée, allait au pas de Jacquiat, le seul hussard gras du régiment. Le lieutenant, fort de sa responsabilité, expliquait à Mary qu'il y avait des pierres dont on fabriquait des presse-papier en les polissant; ils ramassèrent de ces pierres-là une douzaine; un bon prétexte pour ne pas courir!

Jacquiat gardait toujours son idée de devenir le favori du colonel en passant par sa fille.

—Voyez-vous, racontait-il, dans sa grande douceur d'homme blond, à votre place, Mary, je cajolerais le papa pour qu'il lève les arrêts de Corcette: le capitaine est si amusant ... il vous a de ces inventions!... Oui, je monterais des scies à papa ... je lui dirais par exemple: «Pourquoi mon ami Jacquiat n'a-t-il pas autant d'avancement que le petit Zaruski, un effronté? Jacquiat est un mâtin plein d'avenir et...»

—Qu'est-ce que c'est que d'avoir de l'avancement? demanda Mary.

—C'est d'attraper ses grades le plus vite possible, tiens!... Ensuite: «Jacquiat est un officier bien élevé, une rareté à notre époque, un officier qui ne va pas perdre son temps en permission, qui s'occupe de ses hommes... Il faut voir ses chevaux, ses chambrées... Ah! un fameux piocheur, ce Jacquiat.»

—Pourquoi ne le dites-vous pas vous-même à papa? interrogea encore Mary, persuadée que son compagnon se moquait d'elle.

—Il ne me croirait guère, soupira le gros hussard. Il prétend d'ailleurs que mon ventre m'empêche de monter à cheval!

Et tout d'un coup, Jacquiat, très entêté, se planta sur une roche les épaules bien effacées, le jarret tendu, rentrant son estomac comme à la parade.

—Tenez, examinez-moi, Mademoiselle Mary, ai-je du ventre, oui ou non?.. Je soutiens que ça diminue tous les jours!

De formidables éclats de rire retentirent derrière la roche, car les autres avaient deviné le sens de la démonstration. Jacquiat avait-il ou n'avait-il pas trop de ventre? telle était la question débattue perpétuellement entre eux. Ce malheureux engraissait à vue d'œil, malgré les exercices, la voltige, les assauts, les courses. Rien n'arrêtait les progrès de ce ventre intempestif. Il finissait par ne plus oser boire.

—Voilà Jacquiat qui prétend maigrir, rugit madame Corcette, pendant que les camarades se tenaient les côtes.

—Voyons, Mademoiselle Mary, s'exclamait-on de tous les côtés, faites-lui des compliments sur sa bonne mine!

Mary souriait de son sourire fin, un peu méchant.

—C'est un ballon! affirma-t-elle, navrant Jacquiat jusqu'au fond du cœur.

Et ils reprirent leur promenade sentimentale, cherchant des pierres, pendant que les autres lutinaient madame Corcette dans les mousses reverdissantes.

A un passage difficile, Jacquiat dut porter Mary pour lui faire franchir un ruisseau; celle-ci s'appuyait confiante sur sa large poitrine.

—N'ayez pas peur, lui dit-il d'un ton boudeur qui renfermait toute sa provision de méchanceté, un ballon doit aussi être élastique!

Mary s'humanisa.

—Je ne le dirai plus, Monsieur Jacquiat!

Il voulut l'embrasser, pensant que cela ne tirait pas à conséquence avec une gamine de cet âge, mais elle se cambra en arrière.

—J'aime pas qu'on m'embrasse! déclara-t-elle durement.

Confus, le bon Jacquiat se sentit pénétrer d'une émotion étrange vis-à-vis de cette petite fille nerveuse, aux cheveux de femme, qu'un baiser trouvait récalcitrante.

En haut de la montagne on s'assit pour admirer le paysage. Mary récita sa fable et madame Corcette, très allumée, lui indiqua les intonations à prendre.

—Elle possède un masque tragique, disait-elle, moi je me chargerai de lui former son répertoire.

Le faible de la jeune femme était la scène tragique. On lui fit dire un morceau d'Athalie, son triomphe, dans lequel, malgré ses gestes désordonnés, elle avait tous les ridicules. Mary et les officiers, secoués d'un fou rire, se roulèrent dans les buissons.

Rien, en effet, ne pouvait être plus drôle que cette créature mise à la dernière mode, ayant toque et chignon, brandissant son parapluie au sein de la pure atmosphère de la colline pendant que les oiseaux, réveillés par une journée très douce, allaient d'arbre en arbre avec des gazouillements de plaisir.

D'ailleurs l'actrice ne se fâchait point, acceptant ce genre de succès comme un autre et se bornant à leur dire:

—Vous ne sentirez jamais les belles choses, tas de polissons que vous êtes!...

On revint au Rendez-vous des cascades pour dîner tous ensemble. Le capitaine Corcette, qui ne s'était guère amusé, les accueillit à bras ouverts. On dressa des tables dans le salon, sans nappes, mais on organisa des serviettes de toilette mises bout à bout. Le menu, fort simple, se composait de rondelles de saucisson, d'un plat de pommes de terre frites, énorme, d'un jambonneau, de beignets à l'huile et de café. On arrosa le tout de vin blanc du pays. Manette servait en se laissant pincer les hanches. Madame Corcette distribuait les parts et lançait quelquefois une tranche ou un os de son jambonneau à travers les tables. On ramassait au vol. Corcette, lorsqu'on avait nettoyé un plat, exécutait des tours de prestidigitation pour calmer les impatiences.

Mary mangea très peu, dégoûtée de ces manières foraines et surtout parce qu'elle s'était aperçue que son verre conservait une trace graisseuse, près du bord.

Le soir il y eut un tapage infernal au piano. Les hussards polkaient entre eux, n'ayant pas de danseuses, puis on finit par tirer la bonne hors de sa cuisine, elle et madame Corcette tombèrent de lieutenant en lieutenant, s'amusant des mines effarées de Mary qui commençait à croire qu'on enfoncerait le plancher. Certes, cette soirée ne ressemblait pas aux soirées du colonel, on se mettait à son aise chez les Corcette, les uns posaient leurs pieds éperonnés sur le marbre de la cheminée, fumant des cigarettes orientales dont le capitaine avait de grosses provisions pour sa femme. Les autres vidaient des fioles de chartreuse. Enfin, vers minuit, on apporta un punch colossal, Corcette monta sur une table, presque gris, il fit un discours avec des imitations impayables... Il singeait tour à tour tous les officiers supérieurs du régiment, et Mary, qui s'endormait derrière un paravent en attendant qu'on vînt la prendre pour la porter dans le lit blanc et bleu, se réveilla subitement à la voix grondeuse de son père, voix que ce diable d'homme contrefaisait au mieux:

«Oui, Messieurs, clamait le capitaine, on est heureux de se réunir dans de solennelles circonstances pour se retremper en vue des devoirs sacrés du lendemain... La France, Messieurs, la bonne tenue du régiment, la prospérité du règne de Napoléon III, le poil de nos chevaux.....»

Mary ne put en saisir davantage, Manette était venue pour l'emporter, et elle se figura, l'innocente, que chaque réunion, au 8e hussards, se terminait par les mêmes recommandations graves sur le service!

Une semaine s'écoula ainsi en distractions étourdissantes, on voulait éblouir la fille de son colonel, Mary avait eu déjà une petite indigestion de crème et elle s'était donné une entorse, cependant elle riait de bon cœur, ses cheveux toujours au vent, elle se colorait les joues d'une grosse pourpre de gaieté, oubliant la mort des chats, la méchanceté de M. Anatole, lorsque, le samedi matin, madame Corcette, après une longue conférence avec Tulotte, partit pour la rue de la Gendarmerie, elle ne revint que le soir et sa figure était renversée. Le capitaine Corcette, revenu de son côté de la manœuvre, paraissait lugubre. Manette poussait de profonds soupirs, échangeant avec ses maîtres des signes d'intelligence quand elle croyait que Mary ne la regardait pas.

—Qu'est-ce que c'est? demanda la petite fille. Madame Corcette, vous avez l'air de me bouder.

—Non!... non ... chère mignonne, dit celle-ci la pressant contre son cœur, je suis inquiète à cause du frérot ... et le marchand de choux m'a raconté des choses terribles.

On n'essaya pas de se distraire ce soir-là. Corcette fit seulement des tas de cocottes en papier de couleur tandis que Mary, assise parmi les chats, ses nouveaux amis, pensait tristement qu'une semaine de vacances est bien vite finie.

—Maman n'a pas dit quelque chose pour moi? interrogea-t-elle encore durant un silence très pénible.

—Si ... si ... mon enfant, elle m'a chargée de te dire de ne pas oublier de faire ta prière au petit Jésus, répondit madame Corcette cachant des larmes.

Mary, toute la nuit de ce samedi, dormit d'un lourd et bon sommeil d'enfant qui s'est fatigué à courir, elle n'eut aucun des cauchemars qu'elle avait d'habitude chez elle, dans le grand lit du chanoine; ses nerfs, distendus par le plaisir, demeuraient plus calmes à présent qu'on les occupait à des jeux de toutes sortes. La férule de Tulotte ne se dressait plus menaçante, mademoiselle Parnier ne causait plus de l'enfer et le papa ne menaçait plus du fouet. Oh! comme elle aurait voulu une maman pareille à madame Corcette, mais moins mal élevée, si cela était possible!... et une bonne comme Manette, mais lavant les verres graisseux. Au petit frère qui arrivait elle ne pensait point, se disant que, peut-être, il hésiterait en route! Les marchands de choux ne sont pas pressés, dit-on!...

Elle fut réveillée dès l'aube par madame Corcette, toute de noir vêtue, n'ayant gardé dans sa toilette sombre que le plumet blanc de sa toque. La jeune femme pleurait sous sa voilette.

—Mary, balbutia-t-elle, s'agenouillant devant le le lit, tu vas être une petite fille bien malheureuse... je ne peux pas t'expliquer ... ton papa te demande tout de suite, nous allons te reconduire... Oh! ma pauvre Mary ... quel chagrin... Allons! du courage, mon enfant ... nous t'aimerons bien ... je ne peux pas te dire...

—Monsieur Corcette vous a battue? s'écria Mary indignée, et ne l'ayant vue pleurer que le jour où son mari lui avait jeté un os de côtelette dans l'œil.

—Non!... non!... chère Mary ... il faut que tu t'en ailles!... je ne peux pas te dire...

Mary, à moitié réveillée, ne comprenait plus ces pleurs, ce costume, ce langage plein de mystère. Elle démêla qu'il fallait s'en aller tout de suite et elle en eut une espèce de colère sourde. Quand elle fut habillée on la descendit dans le break du colonel qui attendait devant la porte, elle n'osa même pas risquer la proposition d'emmener un des chats. Il était six heures du matin, un vent frais piquait la peau. On lui avait fait endosser une vieille robe d'hiver, de velours noir, il lui semblait qu'on allait de nouveau rentrer dans les temps de Noël et que le printemps restait chez les Corcette.

Devant le portail de leur maison, elle aperçut beaucoup de monde, des officiers, des soldats et des gens de la rue qui s'attroupaient; une draperie noire, lamée d'argent, ornait la voussure de ce portail. Était-ce donc bien étonnant la naissance d'un petit frère? Cela lui faisait peur.

Dans la cour, une foule de personnes en deuil stationnaient, causant tout bas. On s'écarta pour laisser passer la petite fille et il y eut des hochements de tête douloureux.

Madame Corcette distribuait des saluts tragiques, serrant à la briser la main de Mary, car c'était une rude mission que la sienne, elle commençait à en sentir toute l'importance, regrettant par instant d'avoir laissé ce plumet blanc sur le côté gauche de sa toque.

La chambre de madame Barbe, très obscure, dépouillée de ses tentures bleues, avait repris son aspect de cave, des cierges brûlaient autour du lit à baldaquin qu'on avait mis à la place de l'ancien lit nuptial, en soie pâle. Au chevet, debout dans son visage affreusement blêmi, un large crêpe noué à son bras; il avait les yeux secs, mais ses moustaches tremblaient. Un peu plus loin, assis au fond des fauteuils de la reine Berthe, les parents de madame Barbe, une vieille femme toute timide et un vieil homme empêtré dans une redingote trop longue, sanglotaient, la figure cachée dans leurs mouchoirs.

Madame Corcette se précipita au pied de ce lit avec un mouvement théâtral, ses sanglots éclatèrent comme une fanfare. Mary, pétrifiée, restait clouée à sa place, le regard affolé, ne sachant plus ce qu'on lui voulait. Un homme de très haute stature sortit d'un groupe; il était chauve, d'un visage clair et froid dans lequel brillaient des yeux métalliques; il poussa doucement la petite sur l'amoncellement des bouquets.

—Il faut embrasser ta mère, mon enfant, dit-il.

C'était l'oncle Antoine-Célestin Barbe.

Sans doute, qu'elle voulait embrasser sa mère... Mais où se cachait le frère attendu? Pourquoi pleurait-on? Pourquoi ces grandes bougies fumantes et toutes ces fleurs?

Elle s'approcha du lit, monta sur un tabouret pour atteindre les mousselines qu'elle écarta de ses doigts anxieux. La face de sa mère se détachait d'un oreiller de satin lilas aussi blanche que de la neige, ses paupières closes allongeaient leurs cils comme des traits de plume sur un parchemin, et la bouche, dont les coins s'abaissaient, dans une expression de désolante amertume, avait perdu sa nuance carminée. Les bandeaux aplatis de ses cheveux bruns faisaient ressortir cette pâleur suprême, et pourtant elle n'avait jamais été aussi belle, la pauvre créature.

—Elle dort? fit Mary se retournant à demi; et mon petit frère?

Un frisson courut dans les veines des femmes. Le colonel fit une réponse rauque inintelligible, il sentait que s'il parlait il éclaterait, et il ne voulait pas faiblir une minute: son régiment était là!... l'uniforme lui brûlait la chair, mais il ne devait point le souiller d'une seule larme, dût son cœur se fendre.

—Vous ne l'avez donc pas préparée? murmura l'aîné des Barbe, le docteur, très ennuyé de l'horrible méprise. Il pesa sur l'épaule de madame Corcette, celle-ci répondit étranglée par les sanglots:

—Je n'en ai pas eu le courage!

Pour éviter une scène atroce, le docteur enleva Mary du tabouret, puis la conduisit dans sa chambre où il n'y avait qu'un berceau, un berceau de dentelles si exigu qu'il ressemblait au berceau des poupées. Un être au visage rougeaud, encore informe, tout plissé, microscopique, vagissait sous ses langes; un garçon comme on l'avait tant désiré.

—Voici ton frère, dit Antoine Barbe, il se porte bien, j'ai pu le sauver, lui ... mais ta pauvre maman est morte..., tuée du coup... Tu ne la reverras plus!

—Morte! Maman!... cria la petite fille qui eut la vision sanglante du bœuf qu'elle avait vu tuer un jour, au fond d'une espèce de cave, d'un coup, pour en tirer quelques gouttes de sang. Une révolution s'opéra en elle; on avait tué sa mère comme cela, du même coup, pour avoir ce petit morceau de chair ... tout ce qui restait d'elle, de sa tête, de ses cheveux, de sa poitrine, de ses jambes, de sa voix... Mary repoussa avec violence son oncle, le docteur, elle s'élança dans la chambre mortuaire les poings en avant, l'œil hors de l'orbite.

—Maman ... on a tué maman! hurla-t-elle, tandis que chacun se bouchait les oreilles, saisi de frayeur.

Et la petite fille, tourbillonnant sur elle-même, vint s'abattre, sans connaissance, devant l'écusson du lit antique où la devise éclatait, toute rouge, à la lueur des cierges: Aimer, c'est souffrir!


IV

Derrière le chalet, en un sentier très étroit, cheminait la fille du colonel, toute seule, toute noire, par un frais matin de juin. On avait quitté Dôle depuis un an. Depuis un an la mère était morte, laissant le petit frère comme une ombre de son corps malade dont on ne se souvenait peut-être plus. Un nouveau caprice du ministère relançait le régiment de l'Est au Centre. On était tombé à Vienne, une jolie ville de l'Isère, toujours sans trop savoir pourquoi, mais, dans cette course éperdue à travers la France, cette station se trouvait charmante; une adorable compensation, pleine de soleil, de l'eau bleue du Rhône et de fleurs merveilleuses.

Hors la ville, le colonel Barbe avait pu louer un chalet tout découpé légèrement, avec des galeries de bois, posé au milieu d'un jardin comme un jouet d'enfant. On appelait cet endroit de Vienne: la Vallée des roses, et l'on vivait là, le père, Tulotte, Mary, la nourrice—une franc-comtoise stupide et douce—l'enfant qui criait de l'aurore à la nuit, Estelle, moins pieuse, rééprise de ses deux ordonnances, plus un grand chien de chasse ne répondant jamais au nom de Castor.

Mary, ce jour de juin, semblait abandonnée à elle-même; sauf le chien, un magnifique épagneul anglais, personne ne la suivait. Elle avait fini par conquérir l'indépendance, car on se souciait beaucoup plus maintenant du frère que de la sœur. Mary terminait ses devoirs très vite après son déjeuner, dégringolait l'escalier des galeries et se sauvait dans la campagne; elle sortait par une porte du jardin donnant du côté du Rhône. Le sentier serpentait entre les jardins des villas avoisinantes, tout ombragé de sureau fleuri qui répandait une odeur violente le long de sa route. Encore en deuil, elle avait une robe de cachemire noire, une guimpe de batiste, un immense chapeau de paille brune, et sous ce chapeau s'étalaient ses deux nattes luisantes comme du jais, bien plus grosses, bien plus lourdes. Sa figure s'était singulièrement attristée, sa bouche devenue plus fine avait aux coins une ciselure méchante, ses yeux bleus rapprochés l'un de l'autre gardaient une expression de mauvaise audace. Elle avait grandi, sa taille sortait un peu des hanches qu'on pouvait deviner déjà rondes. Les jambes imitaient les nattes, elles s'allongeaient, élégantes. Ce n'était pas une jolie enfant selon les règles ordinaires de la plastique, mais elle était curieuse à voir.

Au bout du sentier, Mary s'arrêta devant un trou de haie; une planche jetée sur le fossé permettait de passer par le trou, et l'on sautait chez un horticulteur, M. Brifaut, un brave homme, espèce de philosophe qui, retiré du monde, greffait des rosiers pour en obtenir des produits miraculeux.

Son jardin, la véritable vallée des roses, s'entourait d'une triple haie de sureau formant un mur, et des treillages de fil de fer soigneusement peints en vert attrapaient les voleurs quand ils s'aventuraient. M. Brifaut ne voulait point mettre ses roses dans une prison, il avait horreur des tessons de bouteilles et il lui semblait que l'air ne jouait jamais assez librement autour de ses plantations.

Mary, une fois dans le jardin, appela Castor; le chien, sachant qu'il lui fallait être respectueux, se coucha près du trou, attendant le bon plaisir de sa maîtresse. Presque aussitôt un garçonnet de douze ans, habillé de toile bise, à la diable, un vieux paillasson de chapeau sur la tête, vint au-devant de Mary.

—Mademoiselle, cria-t-il avec une joie qui lui sortait de ses beaux yeux, je crois que notre Émotion est sur le point de faire des siennes!...

Mary, soudain enthousiasmée, lui mit ses bras autour des épaules et l'embrassa.

—Je t'apporte des brioches, du sucre d'orge, une bille de verre bleu, oh! tu vas rire, tiens!...

Et elle tira de ses poches les objets annoncés.

—Mon petit Siroco!... es-tu content? demanda-t-elle en se pendant à son cou avec un frisson de chatte heureuse.

Siroco était si content qu'il fit une grimace étonnante, se bouleversant le visage comme le savent faire les clowns.

Mary éclata d'un rire fou. On aurait dit qu'en mettant les pieds dans ce jardin, tout devenait pour elle sujet de gaieté; elle qui ne riait presque jamais riait aux éclats.

—Allons, les enfants, bougonna un vieil homme apparaissant derrière un massif, venez donc voir le fameux spectacle attendu depuis si longtemps, notre Émotion s'épanouit ce malin.

Sur les pointes, comme ayant peur de réveiller quelqu'un, les enfants le suivirent, la main dans la main, l'œil luisant de curiosité. Siroco mangeait la brioche, Mary tenait son chien par le collier.

Le père Brifaut avait bien soixante-dix ans, tout ratatiné, la barbe en broussaille, il portait une veste de laine décolorée par les averses; son regard, très noyé, exprimait une béatitude quasi céleste, il rêvait d'on ne savait quoi en vous parlant, et haussait tout à coup les sourcils d'un air de visionnaire.

Il amena les enfants devant une corbeille de rosiers taillés en boule comme des pommes; à droite de la corbeille, sur une boule plus petite, d'un vert jaune, ressemblant un peu à un chou bien mûr, un bouton de rose, à peine sorti de sa gaine verte, s'ouvrait dans l'atmosphère tiède.

Au centre du jardin était un petit lac d'eau pure venue du Rhône. Quatre corbeilles aux quatre coins du lac contenaient les plants les plus précieux, ceux qu'on visitait feuille à feuille tous les matins, puis, autour de la pelouse nette et drue, s'élancait la forêt des rosiers plus communs, les buissons de roses-noisette vert foncé, sans trop d'épines, étoilés de roses blanches; l'églantier de Virginie, aux fleurs simples rose chair, montrant dans une corolle très large, peu odorante, leur pistil plein de pollen; le rosier de Jacob, tout un arbuste à branches retombantes, orné de fleurs d'un jaune intense; le rosier de Bengale, entièrement rose, ruisselant de fleurs légères comme des fleurs de soie; le rosier du Salut, traînant et rampant sur des tonnelles, jetant partout des poignées de roses rouges, petites, pressées, en grappes ayant la senteur forte du girofle; le rosier de la Chine, un arbre gros comme le bras, très droit, très haut, portant six ou sept fleurs énormes d'un jaune foncé strié de rouge; le rosier serpent, qui s'enroule autour d'un tuteur trois ou cinq fois, toujours couvert de boutons qui avortent mais embaument; le rosier de Provins, agreste, aux feuilles rugueuses, à la fleur mal tournée, d'un rose intense, et si parfumée qu'on la choisit pour faire le vinaigre de rose; le rosier pompon, rempli de petites épines courtes, acérées, un peu méchantes, aux fleurs gracieuses rouge foncé ou panachées de deux nuances, blanc et carmin; le rosier de l'Orient, couvrant des mètres de terrain d'une verdure épaisse qui sent aussi bon que sa fleur splendide rose ardent.

Enfin toute la série des roses naines, taillées en petites haies vives, près de terre, jonchant le sable de leurs pétales multicolores.

Les allées sablées de sable fin, miroitant, couraient, capricieuses, sous les bosquets et les tonnelles. Il y avait des perspectives étranges de rosiers francs, alignés comme au port d'armes, puis des lointains de forêts vierges faites de branches de roses moussues, inextricablement enlacées dans un désordre fou, un écroulement de fleurs pesantes, tombant les unes sur les autres, ivres de rosée. Des coins d'ombre délicieux s'émaillant de taches pourpres comme si le sang de toutes ces fleurs finissait par couler.

Et la maisonnette du père Brifaut, modestement coiffée de chaume, se dissimulait derrière ces splendeurs, une maisonnette basse avec une unique fenêtre dont les vitres étaient voilées de toiles d'araignées, ayant un aspect de pauvreté qui serrait le cœur.

Les enfants ne bougeaient pas, retenant leur souffle; Mary savait combien le père Brifaut était sévère lors de ces événements-là. Siroco, l'aide-jardinier, avait la mine anxieuse d'un petit homme qui a mis du sien dans l'affaire. L'Émotion[1], une nouvelle greffe, devait donner un produit extraordinaire et elle avait coûté tant de soins, tant de bêchage, d'arrosage, d'émondage que l'on ne vivait plus depuis une semaine. Le bouton était couvert d'un sac de toile chaque nuit, afin d'éviter les visites fortuites des gros papillons nocturnes. Quand il devait pleuvoir trop fort, on posait une cloche de verre énorme sur le rosier tout entier. Siroco se chargeait des chenilles, des fourmis, des pucerons. Jamais un plant ne leur avait fourni une émotion pareille; aussi, le matin même, le père Brifaut l'avait baptisée de ce nom, s'attendant encore à quelque catastrophe.

Les poings sur ses cuisses, un peu penché en avant, le vieil horticulteur sentait la sueur perler à ses tempes. Le corset vert qui emprisonnait le bouton, un très gros bouton, on aurait pu dire un bouton gras, car il avait des rondeurs de bébé joufflu, craquait complètement, la fleur était à défriper, dans le moment précis où les roses se déploient avec des grâces de filles heureuses, elle allait témoigner franchement de sa nuance, exhaler son parfum.

Castor s'assit sur son derrière, battant le sable de sa queue ondoyante; il se demandait, le brave chien, ce qu'on pouvait ainsi examiner et, au lieu de regarder la rose, il regardait Mary, la tête tournée de côté, les oreilles dressées.

—Ah! c'est drôle, elle restera blanche! Mais non, elle est rose, rose clair, ou plutôt chair striée de carmin, et cependant, vue de haut, elle tire sur le jaune... Je m'y perds!

A vrai dire, c'était une merveille aux nuances point suffisamment indiquées, dont la robe toute en chiffon ne se distendait plus. Elle semblait née sous une impression de stupeur ingénue qui la rendait comme tremblante avec des larmes plein ses feuilles.

—Elle est bien jolie! murmura Siroco.

—On a envie de la manger! s'exclama Mary pâle d'admiration.

—Mes enfants, allez jouer un moment, Siroco a des vacances en l'honneur de l'Émotion... Oui! oui! je vais noter ce trésor et tâcher de lui créer une digne famille. Quand on songe, petits, que j'ai greffé cela sur un Bengale croisé de Chine avec un œil de la Malmaison. Hein!... quelle généalogie!...

Et le bonhomme regagna sa maisonnette où il serrait de gros manuels de jardinage dans une bibliothèque vermoulue.

M. Brifaut, médaillé à tous les concours, avait failli devenir le jardinier d'un prince de Bavière...

On lui achetait des plants de tous les coins de la France, pourtant il avait juste de quoi vivre, et lorsqu'il s'assit à sa table, il coupa un morceau de pain très dur, but un verre d'eau du Rhône, déjeunant ainsi tous les matins après ses laborieux travaux...

Il n'eût pas distrait un centime de ses revenus, son argent était à ses roses bien-aimées, il faisait pour elles des folies comme un Turc en fait pour son sérail.

Siroco, les cheveux ébouriffés, car il avait jeté son chapeau d'un geste de triomphe, se mit à cabrioler par le jardin, suivi de Mary et du chien, qui jappait dans un affolement joyeux. On se sauva vers la forêt des moussues où il y avait un banc de gazon mystérieux. Mary distribua ses sucres d'orge, Siroco se coucha près d'elle.

—Mary, dit le garçonnet qui la tutoyait quand ils étaient seuls, t'a-t-on grondée hier?

—Oh! oui, commença Mary rageuse, Tulotte m'a encore battue, Estelle n'a pas voulu me donner du gâteau de riz que nous avions pour dîner, papa n'est pas revenu du tout, il est resté chez madame Corcette. Maintenant, il est toujours chez elle. Moi, j'ai dû écrire beaucoup de pages ce matin, et je n'ai pas dormi une minute, mon frère est détestable. Il crie tant que je finis par croire qu'il se fendra la bouche, elle ira rejoindre ses oreilles, cette bouche, j'en serai bien contente, va! Et puis, il n'y en a que pour lui, quand même... La nourrice invente des plats sucrés, elle tourmente Estelle pour avoir de l'eau-de-vie... C'est drôle un enfant qui boit de l'eau-de-vie, hein?...

—C'est drôle! répondit Siroco dont les yeux bruns, fort beaux, contemplaient la fillette avec une tendre passion.

—Ensuite, on ne veut pas m'acheter une robe neuve pour la procession. Tu sais que la musique va suivre la procession et des officiers en grande tenue. On tournera autour du tombeau de Ponce-Pilate, là-bas, près de la route du chalet. Ce sera bien amusant, mais, moi, je n'irai pas ... elles y mèneront mon frère... Oh! je n'ai pas de chance, moi!

Siroco tripotait les belles nattes de son amie d'un air convaincu. Il la plaignait, cette petite d'un colonel que l'on rudoyait et qui s'échappait à la manière d'une sauvage pour vagabonder dans les fleurs avec lui.

Ils avaient fait connaissance à l'occasion d'un bouquet que M. Barbe était venu acheter pour madame Corcette. D'abord, Siroco, pieds nus selon son habitude, s'était senti bien humilié devant le pantalon garance et les éperons dorés du colonel. Mais la petite fille silencieuse, de mine chagrine qui se tenait en arrière, au rang de Castor, l'avait intéressé tout de suite. Après deux tours dans le jardin des roses, ils s'étaient compris; elle avait fraternisé en souveraine qui sait que l'on peut remettre à sa place un aide-jardinier, tandis que l'on est tyrannisé par une bonne quand on est en visite chez des amis de son rang. Elle allait le rejoindre dès qu'elle prévoyait un orage au chalet, et comme le bonhomme Brifaut était le meilleur des êtres, Tulotte tolérait ces fugues, heureuse d'être débarrassée de son élève.

Siroco croquait les sucres d'orge:

—Ton frère ... je voudrais lui tordre le cou, voilà mon idée!

—Il a tué maman! affirma la petite dont les prunelles lancèrent une flamme singulière.

—Petit cochon de frère! accentua Siroco, le poing tendu.

Mary se mit à pleurer:

—Du temps où j'avais ma maman, on m'apprenait le piano, je portais des robes blanches garnies de rubans, j'avais des chats, des joujous, des bonbons ... et papa n'était pas si maussade. Maintenant, on enlève la lumière de ma chambre, j'ai peur la nuit, ma chambre est toute triste, sans rideaux de soie, mon petit frère casse mes poupées, je n'en ai plus et si je rapporte, Estelle me bat.

—Pourquoi ne le dis-tu pas à ton père? Un colonel a un fusil et la salle de police, tiens!

—Je lui ai dit une fois, il a grondé tout le monde et alors, le lendemain, Tulotte m'a fait fouetter parce que je rapportais contre elle!

—Il fallait rapporter encore!

—J'ai pas osé ... puis, papa ne veut plus me croire... Il est chez madame Corcette; il a bien autre chose à faire, vois-tu... J'ai entendu dire à Estelle, un jour, que cette dame c'était comme qui dirait ma nouvelle maman sans être ma nouvelle maman, car elle ne veut plus s'amuser avec moi, elle appelle toujours papa au salon.

Siroco se grattait le front.

—Et il lui achète des bouquets... Dis donc, Mary, ça se pourrait qu'il fût amoureux d'elle.

Des feuilles de roses tombant de la voûte s'éparpillèrent sur les deux enfants, ils levèrent les yeux, souriant; c'était une fleur qui se fanait; elles tombaient ainsi toutes les unes après les autres sur le gazon, formant des couches odorantes que l'on balayait quand on avait le temps.

—Amoureux?... répéta machinalement la petite, entendant ce mot pour la première fois.

Siroco, élevé dans la banlieue de Vienne, savait des tas de choses; il était d'ailleurs né de cet amour dont il parlait si librement, on l'avait trouvé sur le bord du Rhône, un jour de grand vent, et il ne se connaissait ni père ni mère.

Mary hochait la tête.

—Il faudrait t'expliquer, petit bêta! fit-elle d'un ton doctoral.

—Attends! des amoureux, c'est un garçon et une fille qui se causent, ils se font des cadeaux de fleurs, ils s'embrassent et ma foi...

Siroco s'arrêta, le nez levé.

—Est-ce que ça va pleuvoir? Ohé! les moussues, le patron ne sera pas content, il faut fleurir et ne pas se laisser tomber comme ça!

—Ensuite? interrogea Mary avec vivacité.

Siroco la regarda de travers.

—Ensuite, rien!

—Papa donne des bouquets à madame Corcette, mais ils ne s'embrassent pas... D'ailleurs papa n'est pas un garçon, c'est un colonel et madame Corcette, c'est une dame. Tu auras vu des amoureux dans les villages, mon pauvre Siroco, il n'y en a pas dans les salons...

—Tu crois? dit Siroco étonné de la profonde logique de Mary.

Tout à coup, Siroco, qui était la vivacité même, et qui avait des instincts de câlinerie fort bizarres, glissa une poignée de roses dans la guimpe de la fillette.

—Tiens! dit-il riant de bon cœur, je te fais un cadeau, je suis un garçon, tu es une fille ... nous sommes deux amoureux!... ce n'est pas malin d'arranger ces histoires-là!

Mary ajouta: «Embrassons-nous!»

Ils s'embrassèrent avec des rires très doux, tandis que Castor, pris de langueur sur son lit de fleurs fanées, s'allongeait avec des bâillements nerveux.

—Je te donne la bille de verre bleu pour la poignée de feuilles, et si tu veux je t'apporterai des images demain.

—Non, c'est les garçons qui font les cadeaux, je t'assure... Je chercherai un nid, tu sais que les ronces par-là sont pleines de nids vides, et les bouvreuils ne manquent pas cette année.

—Alors ... qu'est-ce que je pourrais te faire en échange?

Siroco la renversa sur l'herbe et eut l'idée de secouer les arbustes. Toutes les fleurs ouvertes tombèrent, ce fut une pluie. Une odeur suffocante se dégageait de ces milliers de pétales et grisait leurs cerveaux d'enfants, les dilatant d'une manière surprenante, ils avaient la sensation de grandes personnes qui ont bu des liqueurs fortes.

—Siroco! s'écria brusquement Mary se roulant comme une couleuvre sur la jonchée, si je te demandais un beau cadeau ... un cadeau tout à fait d'amoureux ... voudrais-tu?

—Ça dépend, si c'est possible, je veux bien... Si ce n'est pas possible, tu ne pleureras pas, dis?

—Eh bien!... je voudrais la rose qu'a fabriquée ton patron, celle de la corbeille, voilà!

Siroco étouffa un cri de stupeur, joignant les mains.

—L'Émotion?... Tu veux que je coupe la dernière greffe de M. Brifaut? Tu es folle, Mary!... Il me tuerait!

—Elle n'est point si belle, sa rose, à ton patron, une pauvre petite rose chiffonnée, ni blanche ni jaune... Et puis je la lui payerais, tiens! j'ai des sous dans ma poche.

—Mary, tu es une sotte, déclara nettement le petit jardinier; car, devant une telle proposition, il oubliait qu'elle était la fille du colonel.

—Tu es un impoli! répéta Mary furieuse.

—Écoute, je te donnerai un empereur du Maroc, une grosse rouge, il y en a quatre de celles-là ... il ne verra pas la place, ou je dirai que le limaçon l'a mangée.

—Non, je veux l'autre! se récria Mary, s'entêtant de plus en plus, devenue femme et arrogante, dans son désir de faire commettre une sottise au petit homme qu'elle tyrannisait.

—Mary, tu n'es pas raisonnable... M. Brifaut me chasserait et je gagne mon pain ici, je ne suis pas une jolie demoiselle, je n'ai pas de papa colonel d'un beau régiment... Ce n'est guère gentil de me tirer la langue.

Mary lui tirait la langue et se mutinait affreusement, ravageant les fleurs, mordant ses poings, tapant sur son chien.

—Je veux la rose ... je la veux ... ou tu n'es plus mon amoureux, ou je ne reviens jamais.

Siroco tenait de cette enfant des riches les premières caresses qu'il eût reçues depuis qu'il était au monde; il l'adorait, et il souffrait de la voir aussi méchante.

Il la saisit en se garant de ses coups de griffes.

—Ma petite femme, soupirait-il, le cœur très gros, je t'en prie, ne te fâche plus... C'est comme si tu demandais la lune, encore que ce sacré rosier n'a pas d'autres boutons, non, vois-tu, je ne le peux pas.

Il reçut un de ses ongles dans les yeux. Alors, désespéré, il la fouetta tout doucement avec une branche, n'osant pas frapper trop fort.

Mary s'empara de la branche et la lui arracha. Des épines lui étant entrées dans les doigts, il se mit peu à peu en colère, bientôt; ils se prirent aux cheveux, se roulant, se mordant, s'égratignant.

Castor, furieux de voir bousculer sa jeune maîtresse, se jeta sur le tas, déchirant les habits du jardinier, au hasard de la gueule.

Mary ne criait pas, elle tapait, le poing fermé, serrant sa bouche mince, le regard luisant de fureur.

Siroco claquait, disant des choses horribles, apprises entre gamins.

—Tiens! petite peste! Tiens! petite saleté! Tiens! coureuse! vaurienne! diablesse!...

Tout d'un coup, il se releva, la saisit par ses longs cheveux noirs et se mit à la traîner sous le bosquet des Moussues. La violence de la douleur fit perdre connaissance à Mary, lorsque Siroco, fier de sa victoire, s'arrêta et se retourna, elle ne donnait plus signe de vie.

—Mon Dieu! songea le jeune jardinier, épouvanté de cette complète immobilité, elle est morte!

Il l'enleva dans ses bras, très robustes, en l'appelant.

La tête de la fillette retomba inerte, toute pâle.

—Pour sûr, elle est morte ... je l'ai tuée!... se disait Siroco, en proie au plus vif désespoir.

Il revint sur leur lit de roses, la coucha bien doucement et s'agenouilla, les larmes aux yeux, devant ce joli corps roidi. Comme les baisers n'y faisaient rien, il alla tremper son mouchoir dans l'eau du lac. Mary éternua sous les aspersions, elle ouvrit les paupières.

—J'ai mal derrière la tête, dit-elle de son ton rageur.

Siroco, plein de joie, lui répondit:

—Quelle peur tu m'as faite! Oh! Mary, pardonne-moi, je ne recommencerai jamais, je suis un méchant.

—Où est la rose? demanda-t-elle repoussant ses belles protestations avec un geste de princesse.

Siroco courba le front; il était écrit au livre du destin, que Siroco ferait des bêtises ce jour-là. Il se dirigea de nouveau, toujours le front baissé, vers le lac. Il regarda de tous les côtés. Son patron, plongé dans ses Manuels du bon jardinier, n'était même pas ressorti de sa maisonnette. L'Émotion resplendissait au soleil, conservant ses adorables nuances indécises, superbement délicate, un peu penchée sur sa tige, ayant son air inquiet de fille rougissante. Siroco avança le bras, une fois, deux fois, puis la cueillit, les yeux fermés; un frisson lui parcourant tout l'être.

Après il se sauva comme un vrai voleur.

—Tiens! fit-il désespéré ... je n'ai plus qu'à me jeter dans le Rhône, car mon patron me chassera.

—Je t'aime bien! murmura la petite panthère souriante et domptée, lui passant ses bras autour du cou, mais, console-toi, nous la rattacherons!

—A cette idée de rattacher une fleur, Siroco ne put s'empêcher de rire. Ils s'assirent, calmés, s'essuyant leurs yeux. Mary ne se lassait pas de respirer la rose qui avait réellement une odeur étrange. Soudain, elle y mit les dents et, dans un raffinement de plaisir, elle la mangea.

—Si les moutons ... commença Siroco.

—Tais-toi, interrompit-elle, puisque tu ne pouvais pas la rattacher!... oh! tu as été gentil ... je te pardonne ... je reviendrai ... m'aimes-tu toujours?

Elle se frottait à lui, heureuse, énervée, la peau chatouillée d'une sensation exquise, se renversant, dans ses bras, appelant ses lutineries de petit homme précoce. Siroco s'imaginait qu'il jouait à la poupée et, en toute innocence d'ailleurs, il allait un peu loin.

Ils finirent par s'endormir dans l'ombre asphyxiante des rosiers moussus, enlacés d'une étreinte folle.

M. Brifaut, ayant consigné sur son registre le produit de sa nouvelle greffe et entendant sonner trois heures, se leva pour donner des ordres à Siroco, mais il fît d'abord le tour de ses corbeilles. L'empereur du Maroc, en robe de pourpre presque violette, avait une feuille sèche qu'il ôta; la rose verte, toute petite, assez laide et se détachant à peine de son feuillage, vraiment verdâtre, lavée de couleur chair[2], demandait de l'humidité; une gloire de Dijon, énorme, lie de vin, avec un aspect de bourgeoise habillée pour le dimanche, était couverte de fleurs fanées; une cent-feuilles, monstrueuse, qu'on avait obtenue aussi grosse qu'une tête d'enfant, se penchait, malade. Le vieillard s'empressa autour de ses bien-aimées, bougonnant contre la paresse de Siroco.

—Pourvu, pensa-t-il, que le soleil n'ait pas terni notre Émotion!

Il arriva près du rosier, le cœur palpitant, l'œil attendri, puis brusquement il s'arrêta court. Il voyait bien le rosier rondelet, vert comme un chou, mais... Ah çà! est-ce qu'il rêvait!... Non, ce n'était pas possible! L'Émotion cueillie! L'Émotion disparue. Ses bras tombèrent. Allons donc!... Un vertige sans doute, une autre émotion! Il se frotta les yeux du revers de sa main tremblante et il ne put douter davantage... L'Émotion avait été cueillie.

—Siroco! hurla-t-il, se redressant terrible dans une superbe colère, car il pensait que Siroco aurait des nouvelles du voleur; Siroco!...

Les enfants se réveillèrent et bondirent sur leurs pieds. Le vieux jardinier criait comme un sourd.

—N'y va pas! supplia Mary se roidissant effrayée.

—Il faut bien! bégaya Siroco tremblant de tous ses membres.

Ils arrivèrent, l'un tirant l'autre, désolés maintenant d'avoir commis ce crime.

—Quelqu'un est entré dans le jardin? demanda le bonhomme frémissant d'indignation et n'osant les supposer coupables.

—Monsieur, je vais vous dire, balbutia Siroco cherchant vainement une fable, je crois que tout à l'heure Castor, le chien de Mademoiselle, a...

—Castor!... ce chien ... il a cueilli une fleur ... ah! mon gaillard, il y a de ta faute, paraît-il, puisque tu es sens dessus dessous, et que tu as les oreilles rouges... Expliquons-nous, voici un gourdin!...

Il ramassa un piquet, le mit en mouvement pendant que le malheureux Siroco demeurait pétrifié.

Mary se plaça soudain devant son ami.

—Monsieur Brifaut, dit-elle d'une voix ferme, les yeux fixes, c'est moi qui ai pris la rose...

—Pris la rose ... et pourquoi faire, Mademoiselle ... Mad ... e ... moi ... selle ... Ma ... ry?... dit le vieillard dont les paroles n'étaient plus distinctes.

—Pour la manger! répondit tranquillement la petite.

M. Brifaut se tourna du côté de son complice.

—C'est vrai, murmura celui-ci avec un triste sourire de reconnaissance à l'adresse de son tyran: elle l'a mangée!

Le vieux jardinier, pareil à l'ange exterminateur, levant son gourdin comme une épée flamboyante, désigna la grille du jardin à Mary. Celle-ci, très digne, se retira, contente après tout d'avoir fait courageusement son devoir.

—La petite misérable! balbutia M. Brifaut, et une grosse larme tomba sur sa barbe grise. La petite misérable!... Oh! les enfants, les idiots, les crétins, les lâches... Ça mange en une seconde des roses qui m'ont coûté à moi, un vieil homme près de mourir, deux ans de création! La petite misérable!...

Siroco s'était emparé d'un arrosoir.

—Monsieur, ne vous tournez pas le sang et battez-moi si ça peut vous consoler! dit-il humblement.

Le vieux jardinier haussa les épaules. Il revint d'un pas traînant vers sa maisonnette, comme assommé.

A partir de ce jour de juin, Mary, chassée du paradis des roses, ne sut plus que faire de ses récréations. Elle n'avait plus de prétexte pour fuir son petit frère qu'elle haïssait, on ne voulait pas la promener en dehors du jardin de leur chalet et on lui défendait d'aller du côté du fleuve. Elle s'asseyait sur la galerie, ne disant rien, sans cesse tourmentée par Tulotte, qui était devenue insupportable.

On lui préférait son frère et grossièrement on le lui faisait sentir. Si Estelle était moins pieuse que chez la dernière des de Cernogand, la propriétaire de Dôle, en revanche elle poursuivait toujours Mary de son ancienne rancune de dévote. Quand le petit Célestin criait, c'était Mary qui avait tort. Ce nourrisson faible et mal venu remplissait toute la maison de clameurs aiguës comme celles d'une perruche. On avait les nerfs irrités, le tympan meurtri, on avait besoin d'une querelle pour se détendre et on la cherchait à Mary.

—Quel malheur! répétaient les bonnes, d'être embarrassé de cette fille-là, quand ce garçon nous suffirait bien!

Le pire était que le colonel, ayant désiré un garçon de tout temps, se demandait quelquefois ce que signifiait la présence de cette fille, alors que le second poupard aurait dû naître le premier, mieux portant, plus vigoureux. Sans réfléchir qu'il lui avait coûté l'existence de sa femme, il lui trouvait une raison d'être, tandis que la fille lui semblait un objet inutile, représentant un avenir incertain.

Le colonel Barbe avait, du reste, une autre préoccupation affectueuse. Après les mois de deuil sérieux étaient venus les mois de liberté; la maison, remise sur un bon pied par la cousine Tulotte, s'était affranchie de ses habitudes maladives; on avait fabriqué des plats plus fortement épicés, ajouté une bouteille de bordeaux au verre d'eau rougie; Tulotte aimait la bonne chair, elle se privait du vivant de madame Barbe et désirait se rattraper tout son saoul. Estelle eut la permission de rire aux éclats dès qu'on lui passa sa livrée de demi-deuil, les ordonnances réintégrèrent la cuisine, mettant la note chaude de leurs pantalons garance dans les fumées du pot-au-feu.

Antoine-Célestin Barbe avait acheté, en s'en allant de Dôle, une partie du mobilier fantastique; mademoiselle Parnier lui avait cédé, sans trop de répugnance, toutes ces choses sentant la mort, et, par dessus le marché, profanes, pour une somme relativement minime. Dès le déménagement opéré, Tulotte fit emplette d'une drogue étonnante, passa à la teinture les soieries bleu pâle et remeubla la chambre de son frère en un grenat violent sous lequel les tendresses des nuances nuptiales avaient à jamais disparu. Le colonel, qui n'aimait pas les souvenirs douloureux, fut content. Madame Corcette venait de temps en temps pour consoler sa fille adoptive, elle causait avec le père quand les loisirs du service lui permettaient de rester chez lui. Ce fut ainsi que les punitions continuelles du capitaine Corcette s'adoucirent, et que, d'un commun accord, on éloigna Mary, pour laquelle la jeune femme était d'abord une nouvelle mère!

Mary, abandonnée par sa grande amie, se réfugia dans un mutisme farouche, elle ne lui disait même plus bonsoir, indignée de ces brusques revirements des personnes raisonnables.

Mary demeura au chalet quinze jours prisonnière après la scène effroyable de M. Brifaut, elle errait comme une âme en peine le long des galeries de bois, regardant, le matin, les bonds de Castor parmi les poules de leur basse-cour et songeant, au crépuscule, que le son des retraites militaires est une chose bien triste lorsqu'une petite fille écoute les échos des montagnes sans sa mère pour les lui expliquer.

Elle essaya de se distraire dans les lectures monotones de ses leçons, de descendre au jardin avec des livres comme le faisait souvent Tulotte qui lisait des romans traduits de l'anglais; seulement son roman à elle était sa grammaire ou son histoire de France et ces récits dépourvus d'imagination la faisaient pleurer d'ennui. Une fois elle eut un ver à soie que lui donna un ouvrier magnan,—il y avait des foules de magnaneries autour du chalet,—elle éleva son ver dans un cornet de papier, il fit un cocon, puis devint papillon; elle pensa qu'on pouvait apprivoiser ces sortes de bêtes, mais Estelle le piqua d'une épingle contre le mur de sa chambre, lui disant que cela «pondait des mites» sur les étoffes de laine.

Et son petit frère criait toujours, promené par la franc-comtoise ahurie qui chantonnait une invariable chanson de son pays. Impossible de dormir, impossible de penser. Célestin avait des coliques, des convulsions, et le caractère des souffreteux, gens intraitables dès leur berceau. La priorité de son sexe s'affirmait dans ses cris étourdissants; les trois femmes de la maison s'inclinaient devant cette rage inépuisable, l'une apportait un hochet, celle-ci du sucre, celle-là son sein. Il souillait abominablement ses langes et on lui disait qu'il était beau, qu'il ressemblait aux fleurs.

Ce paquet de chair faisait les délices de ces créatures brutales; c'était leur sensualité de tous les instants, elles l'embrassaient avec des bruits de lèvres goulues; bien que l'intelligence ne fût pas encore née dans cet avorton de garçon, elles lui prêtaient des idées merveilleuses, il avait toute sa connaissance, il leur parlait, il montrait le poing à Tulotte, griffait Estelle, souriait à la nourrice. Les deux ordonnances s'en mêlaient, se le passant de main en main et l'appelant «mon colonel»» avec des respects attendris.

Alors Mary, saisie de colères blanches, se demandait si elle ne ferait pas mieux de porter cet animal, plus stupide qu'un chat nouveau-né, à la rivière pour avoir enfin la paix. On le mena à la procession comme elle l'avait annoncé à son cher Siroco; elle dut rester seule pendant que la nourrice accompagnait ce braillard vêtu d'une robe brodée, couverte de rubans.

Ce dimanche-là Mary, n'y tenant plus, sortit par la petite porte du jardin, elle courut jusqu'au trou des sureaux et appela très doucement son ami. Siroco, en train de faire sa lessive dans le lac de la vallée des roses, avait plongé successivement sa chemise, son pantalon et sa personne. Le père Brifaut était en ville, lui, gardait les plantations, profitant de son dimanche pour nettoyer ses loques. Il entendit derrière la haie un bruit de pas très légers, un bruit qu'il connaissait bien, son cœur battit à se rompre.

—Mademoiselle Mary! cria-t il du fond de son bain. Entrez, n'ayez pas peur, Croquemitaine est parti!

Mary sauta le fossé, passa les sureaux et accourut suivie de Castor.

—Ah! mon Dieu! cria-t-elle, tu es tombé dans l'eau?

La tête ébouriffée de Siroco émergeait seule, ruisselante.

—Oh! que non pas, made... Mary, fît-il tout ému de la revoir, je fais ma toilette, le temps permet ça! Tournez-moi vite le dos que je puisse m'habiller; nous allons nous amuser. Je pensais que vous ... que tu ne voulais plus revenir!

Mary se tourna, obéissante, les yeux fermés, se demandant pourquoi ce mystère: c'était donc très sale, un garçon?

Quand il eut fini, il la prit dans ses bras et la couvrit de caresses. Certes, il n'aurait pas été la chercher au chalet, il avait même essayé de n'y plus penser, mais puisqu'elle était revenue ... oh!... il se sentait tout fier!

—Tu m'aimes bien? répétait Mary, qui conservait au fond de ses pensées farouches comme une soif inextinguible d'être très aimée.

—Oui! oui ... pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt?

—Je ne pouvais pas!... on me surveillait, et puis j'avais peur de ton maître.

—M. Brifaut! il est parti pour la procession, lui aussi... D'ailleurs, on peut s'arranger maintenant, car il y a un second bouton! je l'ai tant soignée, cette chienne de greffe! Il n'est pas méchant, M. Brifaut, va!

Ils s'assirent au bord du petit lac. Siroco, armé d'une énorme aiguille, d'un vieux dé percé, se mit en devoir de raccommoder sa veste de toile bise.

—Donne donc! s'écria Mary, et elle s'empara de la veste, bien qu'elle ne sût pas mieux coudre que lui.

Il se penchait vers elle, lui indiquant les endroits les plus détériorés.

—Tu es gentille, mon amoureuse! dit-il tout d'un coup en l'embrassant sur l'oreille.

Elle eut un rire plein d'une coquetterie de femme.

—Oh! je le fais pour toi ... chez nous, je ne veux pas apprendre à broder. On me donne des pénitences, mais je ne veux pas davantage!

—Petite désobéissante!

—Je n'ai pas besoin de rien savoir, mon frère saura tout pour moi.

—Il pleure toujours, ce monsieur? interrogea Siroco, s'allongeant sur les genoux de son ouvrière.

—Ça devient une chanson, mais faut s'y habituer ... jusqu'au moment où je l'étranglerai, répondit-elle, le regard bizarrement assombri.

—Tais-toi donc, pauvrette! Étrangler quelqu'un, est-ce que c'est possible?...

—Tu me disais qu'il fallait le faire, là-bas, sous les roses, est-ce que tu l'as oublié? demanda Mary avec vivacité.

—J'ai dit ça, moi!... Oh! la bonne histoire!... On dit tant de choses!... C'est ton frère!... il fait ses dents, vois-tu, et quand ça lui passera, il deviendra gentil ... comme toi!... ce sera ton petit Siroco numéro deux!...

—Jamais! je ne l'aimerai jamais!... Il a tué maman. Écoute, Siroco, s'il était mort et que je te prenne pour frère, voudrais-tu?

—Tiens, je crois que je voudrais ... être le frère d'une demoiselle et faire des parties ensemble toute la journée.

—Alors, tu vois bien ... il faut que je l'étrangle. Papa sera d'abord ennuyé, puis il fera comme pour maman, il se consolera, et je lui dirai qu'il te prenne avec nous... Tu n'as ni père ni mère, toi! tu es tout venu, tu n'as tué personne en naissant, tu es bon, tes yeux sont noirs... Oh! ce sera du plaisir plein la maison... Nous jouerons, nous écrirons, nous mangerons et tu ne pleureras pas, tu m'empêcheras de pleurer.

Le jeune garçon devint triste.

—Petite folle de Mary! Ça ne se peut pas, non, et quand je pense que si le régiment change, tu quitteras le chalet, je ne te verrai plus.

—Ne dis pas ça, cria Mary, lâchant son aiguille pour se jeter dans ses bras, je te le défends ... nous ne devons pas nous quitter... Des amoureux, est-ce que ça doit se quitter?

—Ça s'est vu! murmura Siroco; puis il la repoussa doucement.

—Prends garde, Mary, je suis encore tout mouillé.

En effet, il avait remis sa chemise et son pantalon au sortir de l'eau; ses habits n'étaient pas secs du tout.

—Tu as froid? dit-elle inquiète en l'épongeant de son mouchoir.

—Non, en juillet, il ne fait pas froid.

Elle voulut lui faire sortir au moins sa chemise pour aller l'étendre sur un buisson de roses.

Il s'impatienta.

—Un jour, à l'école des frères, où je suis resté deux ans, fit-il, j'ai renversé une cruche le long de mon pantalon; on était en hiver, je n'ai rien dit, et il ne m'est rien arrivé... Je suis un homme, les hommes ne s'enrhument pas!

La vérité était qu'il ne voulait plus se déshabiller devant elle. Il était pris d'une subite pudeur, parce qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'il ne fallait pas faire, cette petite demoiselle trop bien élevée. Il lui raconta d'autres histoires fabuleuses: il était tombé dans un puits en tirant de l'eau pour une femme qui le nourrissait, il avait nagé dans le Rhône sous la glace, et jamais un rhume, non, pas ça d'éternuement.

Alors, gracieuse, elle présentait ses deux mains au soleil pour les glisser ensuite dans sa poitrine humide.

—Finis donc, ou je tape! dit-il avec un mouvement d'humeur. Ils demeurèrent un instant silencieux, elle, cousant, les yeux baissés, lui, suivant ses doigts pointus qui arrangeaient les étoffes et regrettant peut-être, sans s'en douter, les chatouillement de ses petits ongles sur sa peau.

—Veux-tu que nous fassions un grand voyage? lui demanda-t-il quand son travail fut terminé.

—Oh! oui! Allons-nous-en!

—Eh bien! il y a fête au hameau de Sainte-Colombe, de l'autre côté de Vienne, il faut passer le Rhône et on s'amuse joliment!

—Mais!...

—Ton papa ne saura rien, puisque les bonnes sont à la procession et ta tante Tulotte lit ses livres sur la galerie. Elle croira que tu es ici, voilà tout...

—Nous irons!... Siroco. Pourvu que tu ne me laisses pas en route ... je marcherai.

—J'ai quarante-six sous d'économie dans le coin de mon traversin, et toi?

—Moi, j'ai vingt sous dans ma poche, j'irai chercher ma tirelire, si tu veux, car moi je ne dépense jamais mes sous.

—Non ... ça suffit ... nous sommes assez riches. Allons!

Chacun, ils cueillirent une rose. Siroco la mit à la boutonnière de sa veste. Mary l'attacha à son chapeau de paille brune et ils quittèrent le jardin d'un air délibéré.

Ils prirent le chemin de halage, le long du fleuve, pour gagner le bac qui passait les gens de Vienne à Sainte-Colombe, moyennant trois sous par personne. Quand on eut perdu de vue le chalet, Mary devint très brave, elle siffla son chien, jeta des bâtons dans l'eau, et Castor alla les chercher pour revenir ensuite se secouer sur la robe de sa maîtresse. Ils étaient faits comme de petits voleurs tous les trois: Mary avait un vieux jupon de soie noire que Tulotte lui mettait quand elle partait en récréation, car on ne savait jamais si elle ne grimperait pas aux arbres, des bottines de coutil blanc devenues grises de poussière; Siroco, les cheveux broussailleux, était encore tout mouillé; Castor, les poils crottés, ne représentait plus un épagneul d'une race quelconque; mais tous les trois, sous ces misères, conservaient la peau rose et parfumée de bonne santé.

Au bac, le passeur les regarda de travers.

—Vous savez que c'est six sous et que je ne veux pas le chien? leur dit-il.

—Voilà vos six sous! riposta Siroco sentant toute son importance de chef de famille.

Ils s'installèrent à l'arrière, tandis que Castor se jetait bravement à l'eau. Dans le courant, le chien faillit sombrer, mais Siroco lui tint la queue, ce qui l'aida beaucoup. Tous trois abordèrent à Sainte-Colombe sains et saufs.

—Hein! dit le gamin respirant librement, nous sommes nos maîtres, à présent. J'ai eu là une fameuse idée, ma petite femme!

—Oh! que oui!... balbutia Mary se cramponnant à lui comme à son sauveur.

Ils firent le tour de la foire. Sainte-Colombe est un joli village, ombragé par des mûriers énormes. Il y avait des baraques de saltimbanques sous ces mûriers, un bal champêtre, des tonnelles pavoisées, des tirs aux pigeons. Mary demeurait bouche béante. Elle eut l'envie irrésistible d'entrer dans la baraque de la femme géante, cela leur coûta cinquante centimes, mais Siroco n'y regardait pas, lui!

—Tu sais qu'elle est en coton! dit-il pourtant quand ils furent sortis.

Et comme ils avaient très soif, ils demandèrent, sous une tonnelle, une tasse de lait pour Madame, un verre de vin pour Monsieur. Castor s'offrit gratis une croûte qui traînait.

Ils tirèrent aussi des macarons pour compléter leur collation.

Ils se reposaient depuis un quart d'heure des émotions de la fête, lorsque Mary tressaillit, elle se retourna du côté de la tonnelle voisine.

—Entends donc, Siroco, chuchota-t-elle.

—Quoi?

C'était la voix de madame Corcette qui criait il tue-tête:

«Mon colonel!... je vous dis que c'est l'enfant... Il est bien facile à reconnaître, la nounou a des rubans bleus, et il crie, selon son habitude, ce polichinelle!... Quel sacré gosier!

—Papa!... bégaya Mary pâle comme une morte.

—N'aie pas peur ... tais-toi!... souffla Siroco, qui la saisit à bras de corps, craignant de la voir tomber.

—Nous sommes perdus!

—Mais non ... si le chien se tient tranquille, ton papa ne saura rien; les verdures sont trop épaisses ... nous décamperons dès qu'il sera parti.

Une tempête d'éclats de rire s'éleva dans la grande tonnelle, on vit çà et là reluire des uniformes de hussards.

Il y avait Jacquiat, Corcette, de Courtoisier, tous venus dans le break du colonel à la frairie de Sainte-Colombe, histoire de s'encanailler un peu, et on reconnaissait de loin, parmi les paysans endimanchés, les rubans bleus de la nourrice qui portait le petit Célestin couvert de dentelles.

—Mais oui, reprit la voix du colonel Barbe, c'est bien mon fils qui se promène! Cette nourrice est folle, sous prétexte de procession elle me le perdra dans la cohue!

Cependant le père était tout attendri par la subite rencontre de l'héritier présomptif. Madame Corcette, en toilette superbe, s'élança comme un tourbillon du côté de la nourrice. Bientôt Estelle et les ordonnances arrivèrent aussi, un peu honteux de leur fugue.

—C'est bon! c'est bon! grommela le colonel, on s'amuse sans demander la permission, on court les foires avec des demoiselles, et le gamin prendra une maladie. Parbleu!... vous êtes des chenapans.

Seulement il tordait sa moustache, très gêné que ses domestiques le vissent avec la femme de son capitaine dans un laisser-aller de pékin qui fait la noce.

—Voyons, toi, fais-lui des risettes, dit madame Corcette, enlevant le bébé des bras de la nourrice.

Et tous les officiers l'entourèrent, sachant que c'était là le point faible de Daniel Barbe.

On finit par offrir une galette à la franc-comtoise, on lui glissa des pièces blanches, le colonel sentant un besoin d'indulgence pour lui-même, car il menait une vie de jeune homme depuis quelque temps, lui pardonna, tout en lui recommandant de mettre l'ombrelle sur la tête de Célestin.

—Et nous, Messieurs, je propose d'aller visiter la ménagerie, fit madame Corcette, très fière de traîner un régiment à sa jupe en la personne de son chef... Ils sortirent de la tonnelle où ils laissèrent des morceaux de galettes avec des verres de chartreuse.

Mary se serrait contre Siroco, et celui-ci, moins rassuré, tenait Castor par son collier. Ils faisaient une piètre mine, tout poudreux qu'ils étaient, semblables à des vagabonds de la foire qui vont, après leur maigre repas, endosser le maillot de l'équilibriste ou la blouse bariolée du paillasse. Mary tremblait d'une colère qu'elle n'osait avouer.

—Toujours mon frère! dit-elle les dents grinçantes. Ah! si c'était moi qu'on eût trouvée ici, tu aurais vu quelle semonce... Cette madame Corcette qui m'amusait autrefois ... elle s'amuse avec papa, aujourd'hui. Tiens! je voudrais sortir pour leur dire un mot...

—Reste tranquille, souffla Siroco désespéré, tu serais punie, et moi on me ramasserait d'une belle façon... La paix, Castor, ajouta-t-il en envoyant une bourrade au chien qui voulait s'élancer vers son maître.

Le colonel passa enfin suivi des officiers, riant entre eux de la rencontre du petit au moment où on pensait aux fredaines. Jacquiat, si empressé jadis, n'eut même pas une parole de regret concernant Mary.

—Je vous déteste! cria la petite fille, tendant le poing derrière l'épaisse verdure de la tonnelle.

—Du calme! dit Siroco, et le vin pur ayant agi sur ses nerfs, à lui aussi, il la pinça vigoureusement.

Mary éclata en larmes.

—Que je suis malheureuse!... oui ... je l'étranglerai.

—Qui?... moi? demanda Siroco, très rouge.

—Oh! non ... pas toi, Célestin, mais Jacquiat, madame Corcette, la nourrice ... papa ... tous, tous...

—Faudra z'élargir la porte du cimetière, avant! conclut Siroco en haussant les épaules.

Et pour que rien ne se perdît, il alla récolter les galettes abandonnées.

Mary n'en voulut pas, par une secrète dignité que Siroco ne comprit guère; quant à Castor, délivré, il monta sur leur table et dévora les restes sans aucun scrupule.

A la nuit tombante, ils gagnèrent le chemin de halage, déjà morts de fatigue. Toutes ces émotions les avaient un peu désunis; Mary boudait, Siroco sifflottait, Castor marchait la queue basse.

—Devine à quoi je pense? demanda le jeune garçon s'arrêtant brusquement.

—Je ne peux pas, j'ai du chagrin! soupira Mary, fatiguée et cherchant de l'œil un coin pour se reposer.

—Eh bien!... si nous ne rentrions pas! j'ai encore dix sous. Nous fabriquerions une hutte dans les bois, nous attraperions des oiseaux et nous irions les vendre à la ville. Personne ne nous embêterait, va!... Je vois bien que tu ne pèses pas beaucoup chez toi, moi je suis mon maître depuis que je suis né... Ça te va-t-il?

—Tu ne m'aimes plus! murmura-t-elle en faisant la moue.

—Oh! parce que je t'ai pincée! la belle affaire!

Il la prit dans ses bras, la porta sur le talus de la route, aux pieds d'un groupe de peupliers immenses.

Ils se blottirent tout petits et tout légers, comme des passereaux, sous une roche enguirlandée de lierre qui se trouvait là.

—Mary, je te demande pardon! dit le garçonnet, la câlinant et lui tirant ses longues tresses de cheveux.

Elle se mit à sourire.

—Ne recommence pas, Siroco...

Devant eux roulaient en fureur les eaux du Rhône. Sur l'autre rive, la ville s'estompait dans l'ombre; il faisait chaud, de plus en plus chaud, et on aurait dit que le soleil de la journée avait fait bouillir le paysage; une vapeur s'échappait de la foire lointaine pour monter vers le ciel qu'elle rendait noir.

Un grondement sourd venait de l'horizon, où s'allumait une étoile si tremblotante qu'on croyait la voir s'éteindre à chaque seconde, comme la lueur d'une bougie.

—Est-ce qu'il va faire de l'orage? interrogea Mary, se rapprochant de son ami, presque contente d'avoir peur.

—Je crois, dit mystérieusement Siroco, que c'est mon parrain...

—Ton parrain? dit la petite fille, ouvrant des yeux étonnés et cherchant sur la route déserte la silhouette d'un homme.

Soudain, un tourbillon de poussière s'éleva jusqu'aux peupliers qui se courbèrent comme de simples épis, un hurlement gronda du Rhône et le vent brûlant dont la Méditerranée fouette le Midi arriva comme une trombe sur la campagne.

—Le siroco! cria l'enfant trouvé, heureux de pouvoir témoigner enfin d'un acte de naissance.

—Ah! mon Dieu! nous allons mourir! sanglota Mary épouvantée.

Ce vent rugissait en une espèce de beuglement de taureau, puissant et cependant point triste. Il était plein d'on ne savait quelle clameur joyeuse, joyeuse comme le cri de son filleul. Il y avait plus de peur que de mal dans sa façon étrange de bouleverser l'atmosphère, et très bonhomme, au fond, il ne cassait rien tout en menant le plus horrible bruit du monde.

Les enfants rampèrent sous la roche pour se garer de la poussière, puis ils s'étreignirent.

—J'ai peur! répétait Mary.

—Petite bête!.. Nous allons, au contraire, nous amuser pour revenir, ce vent-là vous fait marcher d'un train de locomotive!,.. Tu vas voir ... que tu ne pleureras plus!

Ils avaient oublié leur projet de courir les bois.

—C'est drôle, en effet, murmura la petite, de sentir ce hou-hou autour de ses oreilles... Je n'ai plus si peur!

Siroco, rendu nerveux au possible par le retour de son parrain, serrait Mary à l'étouffer et de nouveau ce fut, comme dans le bosquet de roses, des caresses folles que partageait cet endiablé de vent pénétrant partout.

Ils revinrent au bac avec une vitesse vertigineuse, se tenant par la main, lancés tantôt à gauche, tantôt à droite, riant, tournant, sautant, pareils à des gens ivres. Vraiment Mary s'amusait bien plus qu'à la foire.

—C'est ça qui sèche mes habits! disait Siroco encore un peu humide de sa lessive.

Quant à Castor, il devenait complètement insensé, s'enlevant par bonds élastiques et jappant de plaisir.

Sur le bac, ils crurent qu'on chavirerait dix fois, l'homme qui tenait la corde ne savait à quel saint se vouer.

Derrière le chalet, ils se quittèrent, se promettant de recommencer dès qu'ils en auraient l'occasion.

—Tu trembles tout de même! dit Mary anxieuse, le sentant frissonner sous sa malheureuse veste de toile.

—Non, ma petite femme, répondit l'intrépide garçon, c'est mon parrain qui me secoue. Au revoir, mon amoureuse, ne te fais pas gronder et viens à la vallée dès que tu pourras... M. Brifaut te pardonnera sûrement, car il y a un autre bouton de sa rose... Au revoir!...

Longtemps Mary, sans savoir pourquoi, le suivit des yeux dans cette gaie tourmente qui le lui emportait.

Une fois, elle crut que le vent, d'un seul effort, l'avait lancé jusqu'au ciel, puis elle rentra au chalet suivie de Castor moins bruyant. Il fallait se préparer à une correction exemplaire.

Tulotte, après cette escapade sur laquelle d'ailleurs ni Mary ni son chien ne voulurent fournir d'explications, ne décoléra pas d'un mois, et Mary, durant un mois, ne vit pas s'ouvrir la petite porte donnant dans le sentier des Sureaux.

Enfin, un matin, elle réussit à tromper la surveillance de sa geôlière, elle courut tout d'une traite jusqu'à la grille de M. Brifaut. Le vieillard était là, devant sa corbeille de prédilection, épluchant le rosier de l'Émotion qui se fleurissait gaillardement d'une seconde rose comme l'avait prédit Siroco. En apercevant la petite, le bon jardinier n'eut pas le courage de lui faire froide mine.

—Allons! entrez, dit-il doucement, mais vous allez être bien ennuyée, Mademoiselle Mary, votre ami est parti!

—Parti, Siroco?... s'exclama-t-elle dans une douloureuse surprise ... parti ... sans me dire adieu?

—Hélas! Mademoiselle, fît le brave homme hochant la tête, ce sont les méchants enfants qui restent... Siroco est mort, voilà une semaine, d'une manière de gros rhume pris je ne sais où!... Je l'ai fait enterrer gentiment à mes frais, le pauvre gamin!...

Mary s'en retourna, muette, ne pouvant pas pleurer, tenaillée d'une douleur atroce.

Ainsi, il était parti comme il était venu, dans un tourbillon de ce vent chaud qui se montrait miséricordieux aux petits enfants orphelins ... parti sans la revoir, parti pour toujours!

Et chaque fois que soufflait le joyeux siroco, Mary s'enfermait dans sa chambre en se bouchant les oreilles...

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