← Retour

La Marquise de Sade

16px
100%

IX

Dans le cabinet du savant, Paul Richard étudiait penché sur un énorme livre. La croisée était ouverte, une bouffée de vent tiède pénétrait, toute parfumée de rose, jusqu'à ses papiers qu'il feuilletait. Il était seul.

Durant les vacances, lui qui n'avait ni ami ni parent pour l'inviter aux ébats de la campagne, il travaillait avec M. Barbe, flatté intérieurement de ce que le vieillard le tolérait chez sa nièce. Tout le monde, à présent, savait que la baronne était la maîtresse, et s'il avait déplu à Mary, M. Barbe l'aurait prié de se retirer. Peu carabin de sa nature, Paul n'aimait guère à courir: quand il quittait l'amphithéâtre, c'était pour rentrer dans la mansarde de l'hôtel, située derrière les chambres des domestiques. Depuis quatre mois il habitait là, entouré de livres, s'absorbant comme un alchimiste. On était vraiment bon pour lui, le baron payait ses inscriptions, M. Barbe lui glissait de petites bourses ou récompenses du professeur à l'élève. Une fois, avec 27 francs, il avait eu une jolie fillette du boulevard Saint-Michel, pas fière, sachant son métier et qui lui avait déclaré qu'il marquait bien pour un étudiant campagnard. Avaient-ils assez ri tous les deux de son nom de Richard, alors qu'il se trouvait si pauvre en pleine vie luxueuse, à Paris! Il pensait à la fillette, ce matin-là, mais comme elle était vulgaire!

Mon Dieu, elle valait ses 27 francs, pas un centime de plus. Elle s'était moquée de ses saignements de nez périodiques avec des plaisanteries dégoûtantes, et un jour, au lieu d'aller la retrouver au jardin de Cluny, il l'avait lâchée pour se souvenir d'une robe verte, demeurée au fond de son cerveau, dans un éblouissement de féerie. La fillette, pourtant, représentait une femme possible, tandis que cette robe!... Paul, la tête pesante—il faisait chaud—recula le livre. Soudain, il entendit retentir le timbre de la porte d'en-bas, il n'y avait personne, le docteur reposait et il grognait quand on dérangeait sa sieste. Paul descendit rapidement l'escalier en arrangeant le col de sa chemise.

—Madame la baronne! murmura-t-il effrayé.

C'était elle qu'on croyait à Bade avec son mari et qui revenait au mois d'août, la mine mécontente, dans une avalanche de malles.

—Payez le cocher, dit-elle, lui lançant sa bourse, je n'ai pas le temps.

Elle monta, mais ne trouvant pas son oncle, elle frappa la table de son ombrelle.

—Ah! cela ne va pas se passer ainsi, s'écria-t-elle, il me faut de l'argent, de l'argent tout de suite. Sous prétexte que c'est mon mari, il tient la clef de la bourse quand nous sommes loin, et ici il tremble devant mon oncle. Attendez, baron, je vais vous abandonner à l'amour platonique. Nous verrons si cela vous suffit. D'ailleurs, je suis lasse de cet homme, il est usé, il est bête; je crois, Dieu me damne, qu'il est plus révoltant encore que mon oncle!

Mary était devenue la maîtresse du baron au lieu de devenir sa femme et cela fatalement, un soir, qu'enragé d'amour, quelques semaines après leur singulière nuit de noces, il lui avait juré tout ce qu'elle avait bien voulu lui faire jurer. Peut-être même, le vœu bizarrement impie de l'épouse lui assurait-il la réalisation d'un de ses projets à lui, très secret, dont il ne pouvait pas parler. Le viveur, au hasard, écrivit son testament en détaillant le genre de mort que procuraient les jolis poisons de mademoiselle Mary Barbe, sa femme! Il possédait, outre une cinquantaine de mille francs, débris de ses splendeurs, la Caillotte, une maisonnette de Fontainebleau, sous des branches de hêtres; puis, il l'aima sans l'avoir du reste instituée son héritière. Ce fut un délire. Mary, ravissante en ses printemps de neige, réellement vierge, était une coupe pleine du plus grisant breuvage. Elle n'eut avec lui ni les pudeurs des jeunes filles, ni les goûts des prostituées, mais une nonchalance indifférente, tolérant beaucoup, jointe à la beauté d'une statue grecque. Dès qu'il voulait, elle ne voulait plus; sa science tenait toute dans ce refus perpétuel de son être qu'elle abandonnait pourtant à de certaines heures, quand le mari épuisé par des luttes successives se mordait les poings, rageur et impuissant. Alors, comme un camarade un peu railleur, elle avouait que son mépris de l'homme s'accentuait davantage.

Oui, elle avait pensé juste en pensant que l'amour était un sentiment ridicule! Et l'amour qui finit est trop court! A la place des mâles, elle ne se serait pas vantée d'être amoureux, quand une minute venait qui les rejetait vaincus pour une résistance relativement légère.

Sans son oncle, et elle n'expliquait pas tout à fait cette cause, elle aurait ambitionné de demeurer à jamais la vierge glaciale, imprenable.

—Mais tu finiras par m'aimer?... répétait-il ivre de son regard froid qu'elle lui lançait comme une aumône.

—Non ... seulement je n'aimerai personne, je le crois.

—Ah! si tu me trompais, je te tuerais, Mary... Sur mon honneur de gentilhomme, je jure que je te tuerais!

—Bah! vous juriez que vous ne céderiez pas à mes petites volontés. Vous avez eu peur, hein?...

Il la prenait à plein bras, ayant l'idée folle de la briser contre les colonnes de leur lit; elle riait de son rire aigu de faunesse, montrant ses dents d'émail, et il l'embrassait, demandant pardon, suppliant...

—Oui, j'ai eu peur ... ça t'amuse de me sentir lâche! tu es un monstre, je t'aime mieux ainsi ... tu as raison; les femmes ordinaires sont des bêtes, je les déteste; toi, tu es l'idéal de nos passions, la créature qu'on désire d'autant plus qu'elle est dangereuse, tu me ferais tout le mal imaginable que je ne me plaindrais pas.

Il la couvrait de caresses, lui sacrifiant ses dernières forces de beau lion et n'en obtenant que ce regard froid signifiant que rien, pour elle, n'était un plaisir.

Ils allèrent courir les stations balnéaires, au début de l'été, puis ils se fixèrent à Bade parce que brusquement elle avait été prise du désir de jouer. Elle perdit. Il voulut lui faire une observation, déclarant que c'était ridicule cette fantaisie de jouer, lorsqu'il souffrait mille tourments de la sentir à ses côtés scellée comme une tombe. Elle s'emporta, et il brava ses colères, retrouvant ses dignités d'époux devant l'argent perdu. Elle avait déjà dépensé des sommes relativement énormes pour ses toilettes de nouvelle mariée. Elle avait acheté une victoria et un meuble de salon artistique chez le tapissier du high life.

—Mary, déclara-t-il, vous dilapidez notre fortune!

—Qu'importe, puisque nous n'aurons pas d'enfants?

Elle le cinglait de cela, brutalement, en plein visage.

—Voyons, Mary, tu oublies trop que je peux me venger!

Le jour où il lui répondit par une menace, elle quitta Bade, le laissant désespéré, croyant qu'elle avait fui avec un croupier quelconque....

Paul Richard, très surpris de ce retour inopiné, l'examinait les yeux fixes. Elle avait ôté son chapeau et se débarrassait de son manteau de voyage.

—Madame, demanda-t-il, voulez-vous que j'appelle votre oncle? il dort.

—Non, je le verrai toujours assez tôt.

Elle s'assit dans le fauteuil voltaire du professeur, et retira ses gants.

—Monsieur le baron se porte bien? fit le jeune homme feuilletant son gros livre pour essayer de lui paraître moins gauche.

—A merveille!

Ils demeurèrent un moment silencieux; les roses du jardin envoyaient des odeurs enivrantes.

—Les malles sont dans la cour, si je les rentrais? ajouta-t il pris du besoin de lui être utile.

—Je m'en moque! A propos, et vos saignements de nez?

—Ça va mieux, je vous remercie.

—Qu'est-ce que vous étudiez là?

—Madame?

Il n'osait pas lui dire que c'étaient des descriptions de squelettes et il cachait les planches coloriées, mais elle passa derrière lui et, se contentant de lire un titre, elle détailla toute la leçon d'anatomie; avec une sûreté de maître elle nommait sans effort chaque pièce de cet ossuaire, lui rappelant les positions des membres et le nombre de leurs muscles; elle n'hésita point quand elle descendit à certaines parties intimes, décarcassant la pauvre nature telle qu'elle est, beautés et hontes.

Il en frissonnait dans sa chair, se croyant fouillé aussi jusqu'aux moelles.

—Ah! vous êtes une savante, vous, malgré vos robes vertes! s'écria-t-il, dans un élan naïf.

Elle le regarda, souriante.

—Je suis une femme qui s'ennuie, Monsieur Paul, et je crois que c'est de ne plus travailler.

Elle se tenait appuyée contre le dossier de sa chaise, adorable dans sa robe de pongée havane, une étoffe d'apparence mouillée, dessinant son être aux merveilleuses formes. Un bouquet un peu fané, acheté durant son voyage, se plaquait à sa poitrine; en se penchant, elle avait laissé une mèche de ses cheveux noirs se mêler aux cheveux blonds du jeune homme.

—Monsieur Paul, pourquoi vous appelez-vous Richard? demanda-t-elle, tandis qu'un nouveau sourire entr'ouvrait ses lèvres.

Elle aussi voulait savoir pourquoi on l'appelait Richard. Est-ce que toutes les femmes s'entendaient pour se moquer de lui? Il arrangea les livres et les papiers, indiquant qu'il prendrait congé bientôt afin de lui céder le cabinet où elle était la maîtresse comme partout, dans l'hôtel.

—Voilà, Madame la baronne: je suis un orphelin sans père connu, répondit-il tristement; on appelait ma mère—une paysanne—la Richardière, par ironie, comme on aurait dit la Pauvresse, elle avait une petite laiterie et elle vendait son lait de porte en porte, à Fontainebleau. Lorsque Monsieur votre mari s'est occupé de moi, de Richardière j'ai fait Richard, pour me présenter dans le monde.

—Mon mari s'est occupé de vous? à quelle époque? fit-elle encore, l'examinant de la tête aux pieds.

—J'avais dix ans; je vagabondais dans les rues des villages, montrant des rats blancs que j'avais apprivoisés. Un jour, le curé de Fontainebleau me fit venir chez lui: depuis la mort de ma mère, il me donnait toujours des habits et un peu de monnaie. Le prêtre, ce jour-là, me remit une lettre de recommandation pour un monsieur demeurant à la Caillotte, route de Paris. Je trouvai votre mari, il lut la lettre, je crois qu'il n'était pas fort content de ce qu'elle contenait, car il la déchira en petits morceaux. Puis, le lendemain, après un excellent déjeuner, nous partîmes tous les deux pour un collège où il me fit admettre... (Paul s'interrompit brusquement.) Madame, dit-il avec une vivacité boudeuse, je comprends bien ce que vous ne me demandez pas, moi et vous auriez grand tort de suspecter M. le baron. Sur l'honneur, je ne suis pas son fils, il a été généreux simplement; car si j'avais été son fils, quand je pleurais, n'ayant rien à aimer que de méchants camarades qui me rudoyaient, il me l'aurait avoué. Non! M. de Caumont est un loyal gentilhomme, il n'a pas une pareille faute dans son passé, j'en réponds. Madame, songez que ma mère, la laitière, est presque morte de faim ... il ne l'aurait pas laissée mourir. Vous pouvez adorer votre mari, il le mérite, Madame la baronne.

Paul, les yeux humides, le teint rouge, ne pensait pas que ces confidences le mèneraient si loin. Après tout il disait la vérité pour qu'elle ne lui déclarât pas la guerre à cause de la protection du baron. Un homme est libre de faire le bien sans doute! Il passait pour le fils de son garde-chasse justement pour éviter des histoires stupides. Mary fit un mouvement de joie.

—Alors, vous ne croyez pas que mon oncle ait eu un soupçon à votre sujet?

—Non, Madame, je ne le crois pas... Cependant si je vous gêne ... et il fit un pas vers le corridor. Mary le retint par le poignet.

—Grand fou! dit-elle en mettant dans ces mots une intonation remplie d'une soudaine tendresse.

Il s'arrêta. Elle riait.

—Je puis donc adorer mon mari?

—Oh! oui! balbutia-t-il envahi par une atroce angoisse. Oui, adorez-le ... il doit vous aimer tellement, lui!

A cet instant Tulotte entra comme une folle.

—Les malles, devant le perron ... ma nièce!

Elle se jeta au cou de la jeune femme.

—Mais, sacrebleu, on prévient les gens! Moi, j'étais chez la fruitière, là-bas, au coin de la rue. Figure-toi, le vieux sale qui ferme tout depuis votre départ! Tu as bien raison de revenir. Je crève ... il me fera mourir de soif. Et ton mari, où est-il?

—Je l'ai laissé à Bade. Il me refusait de l'argent pour jouer. Tu me connais, n'est-ce pas? J'ai pris le train, me voici!

Tulotte éclata de fureur. Oh! ces hommes! hurla-t-elle brandissant son chapeau avec une indignation tragique.

M. Barbe, réveillé par les appels formidables de Tulotte, descendit, les jambes molles, tout désorienté; elle revenait toute seule: un malheur qui se préparait pour lui. Il l'embrassa sur le front, timide comme un écolier.

—Tu auras de l'argent ici, mon chat, bégaya-t-il, tout ce qu'il te faudra ... mais tu ne me brutaliseras pas, hein?... J'ai offert l'hospitalité au petit Richard, il est si tranquille ... il ... ça ne tire pas à conséquence, il dîne à ma table ... au bout, tu sais ... il ne parle jamais... Je le renverrai d'ailleurs, dès ce soir ... il m'est si dévoué cet enfant, et si respectueux!

Elle fit un signe gracieux d'acquiescement.

—Vous êtes bien libre, mon oncle!

Et elle sortit pour aller se faire préparer un bain à la menthe, son délassement favori. Le dîner fut gai. Mary, quand elle le voulait, savait mettre chacun à son aise; elle ne taquina pas trop le pauvre carabin, probablement elle avait les renseignements qu'elle était venue chercher. Elle cajola son oncle qui finit par sangloter de bonheur sur son assiette, elle offrit à Tulotte une bouteille de crème des Barbades qu'elle lui rapportait exprès pour ses petites soifs solitaires, et elle leur déclara que son mari, malgré leurs cinq mois de ménage, lui plaisait encore, mais qu'elle ne tolérerait pas qu'ayant de son côté la fortune, il serrât les cordons de leur bourse.

Paul Richard pétrissait la mie de son pain, songeant que cette femme devait fièrement aimer le baron de Caumont, puisque sur une idée de jalousie rétrospective, elle était arrivée à lui poser des questions redoutables. Lui, il ne se payait pas de ses airs de dégoût. Toutes les filles de dix-neuf ans font leurs dégoûtées et elles sont amoureuses de l'époux comme des chattes. Il s'agissait d'une querelle d'oreiller, il sentait cela, et la baronne ne l'aveuglerait pas aussi facilement qu'elle aveuglait ses parents un peu gâteux.

—Monsieur Paul, dit Mary après le dessert en passant son bras familièrement sous le sien, si nous allions au jardin? On étouffe ici.

Ils descendirent au jardin, lui, retenant à grande peine son hémorragie qui regrimpait au cerveau, elle, d'allures indifférentes, arrachant les roses par-ci par-là, se baissant pour contempler un caillou.

L'honneur était si grand que l'étudiant enrageait de ne pas être mieux habillé; il avait dû aider le professeur dans une analyse chimique, et il était couvert de taches.

—Madame, demanda-t-il très anxieux, je voudrais bien me changer; je suis fait comme un voleur. Nous autres élèves, nous ne restons jamais propres, voyez-vous!...

—Vous êtes un cérémonieux, Monsieur Richard. Je vous trouve superbe, moi!

—Oh! Madame... Il n'osa pas ajouter un mot, car très décidément son infirmité du diable lui revenait, il avait des picotements précurseurs au fond du nez, à l'endroit où s'attache à l'os frontal la plus importante des lignes du profil.

«Je suis perdu. Ce qu'elle va rire!» se dit-il désolé.

—Le beau soir! murmura-t-elle pesant davantage sur son bras.

—Oui, Madame!

Il eut l'idée de pencher la tête en arrière, le sang retomba dans sa bouche, et, courageusement, il se mit à l'avaler, ne pouvant plus le dissimuler d'une autre façon.

—Ce n'est pas la peine, continua la jeune baronne, d'aller loin pour découvrir des fleurs, la fraîcheur, la tranquillité. Ici j'ai des roses magnifiques, une pièce d'eau presque limpide; on n'entend même plus de voitures. Un coin de province, la rue, et un paradis, le jardin. Mon mari a tort de se moquer de notre vieille maison. Qu'en pensez-vous, Monsieur Paul?

Paul ne répondait rien; il étouffait. Une expression douce erra sur la bouche cruelle de la belle créature, elle tira de son corsage un flacon et le déboucha.

—Allons! pas tant d'émotion, mon pauvre ami, murmura-t-elle, respirez-moi ceci, ne vous étranglez pas.

Il tomba au milieu du banc vers lequel ils s'étaient approchés.

—Madame, que vous êtes bonne ... et comme je dois vous paraître bête!

—Mais non, mon cher enfant.

Elle l'appelait son cher enfant, elle qui avait deux ans de moins que lui. Il lui sembla que le ciel de ce Paris maudit s'ouvrait, faisant pleuvoir des roses pourpres.

—Ah! Madame la baronne! je ne suis pas son fils, vous savez!

Il était poursuivi de cette affreuse idée qu'elle aurait pu le haïr si vraiment il avait été le fils de son mari...

—J'en suis sûre, Paul Richard... Est-ce que je serais là, en croyant le contraire?

—Et moi, s'écria le jeune homme entre les gorgées de sang qu'il crachait dans son mouchoir, est-ce que j'oserais vous trouver belle si je ne pouvais pas vous le dire, à vous, la femme de mon bienfaiteur?

Tout d'un coup il pâlit, le sang reflua violemment à son cœur.

—Mon Dieu, dit-il, ivre de ce parfum d'amour qu'elle épandait autour d'elle, je deviens fou!

—Et vous êtes guéri? ajouta-t-elle avec une caresse le long de son épaule.

—C'est vrai!

Ils restèrent immobiles l'un devant l'autre, saisis de la même émotion. Pour la première fois Mary s'attendrissait à propos de la misère d'un homme. Lui, la dévorait de son regard large, curieux comme un regard d'enfant et hardi comme toutes les passions. Oh! ce peignoir de dentelles si mal attaché qu'on l'aurait crue roulée nue dans des écheveaux de fils fins, s'écartant sur la gorge pour lui donner un éclair de sa peau vernie d'or! Ce peignoir s'entortillant à ses membres pour lui jeter l'impérieux désir de la détortiller, de les trouver un à un comme de petits oiseaux dans un nid. Oh! oui, elle avait l'air d'une tourterelle blanche, et c'eût été si facile de lui arracher ses plumes pour essayer de voir dessous!

Elle embaumait la chair toute jeune, toute saine, toute chaude! Elle tenait du gâteau, des petites colombes, aussi des petits chats avec ses yeux phosphorescents dans l'ombre du bosquet.

Il joignit les mains, ayant peur d'y toucher et de lécher son doigt ensuite.

—Madame, soupira-t-il, vous vous moquez de moi, je comprends! Vous êtes trop polie pour me chasser de chez votre oncle, et alors, en me poussant à dire une grosse bêtise...

Il s'interrompit, faisant un geste de colère.

—Non!... je ne dirai rien du tout! Vous ne saurez rien! Le jour de votre mariage j'ai pleuré là-haut, dans ma chambre et puis je me suis déclaré que je me casserais la tête dès que je sentirais que je souffrirais trop. Le mal vient de la soirée des fiançailles, je vous assure! Et moi je ne m'en doutais pas quand je pleurais... Imbécile que j'étais! Est-ce que ça s'arrache, ces épines-là, et vous en aviez tant sur votre robe verte! Aujourd'hui, quand vous êtes entrée, j'ai eu l'explication ... parce que le petit bouquet de votre corsage a glissé dans mon livre. Je l'ai pris, vous étiez partie sans le ramasser, j'avais le droit ... et je l'ai mangé de caresses. Regardez-le! aurez-vous la méchanceté de me le refuser?

Il le lui montra écrasé sous sa veste de coutil.

—Paul! dit-elle avec un rire malicieux, je croyais que vous ne vouliez rien dire?

—Faut-il que je m'en aille? demanda-t-il. Et une larme brûlante coula de son œil assombri.

—Non!... qui vous a dit de partir?

—Madame, vous me tuez!

Il était secoué par des frissons de fièvre. Elle l'excusait, elle, la femme du bienfaiteur, la femme de celui qui, généreux comme un père, l'avait sorti du ruisseau pour en faire un étudiant en médecine, plus tard un homme honorable reçu chez les gens riches et gagnant sa vie! Peut-être bien qu'il eût mieux valu pour lui ne jamais savoir certaines choses, par exemple que les filles à 27 francs la nuit ne suffisent pas au cœur de qui a faim d'amour véritable. Mais comme il se voyait odieux en présence de sa femme!

—Vous me tuez! répéta-t-il en se raidissant contre la folle tentation qu'il avait de lui baiser les bras.

Elle éclata de rire. En vérité, il lui rappelait le petit Siroco de Vienne, l'enfant trouvé au bord du Rhône, dans un tourbillon de vent.

L'odeur des roses ajoutait une illusion de plus, elle redevenait la fillette frêle et câline qu'on berçait encore pour l'endormir.

—Paul, vous êtes amoureux: on n'en meurt pas!

Il bondit, debout, ébloui de ses audacieuses coquetteries.

—Madame, c'est un crime de vous aimer, puisque votre mari me donne du pain! Madame...

—Eh! tais-toi donc, Paul, répondit-elle en glissant autour de ses robustes épaules ses bras nerveux, félinement tordus, tu vas faire accourir Tulotte. D'abord, je n'aime pas mon mari, je ne l'ai jamais aimé, il m'a offensée à Bade en me traitant de courtisane. Oui! cet homme a osé, parce que je lui réclamais de l'argent qui est le mien! Je ne lui pardonnerai pas, je ne pardonne pas, moi. Je me suis souvenu de tes yeux, je savais que tu m'aimais, car tu es devenu amoureux le soir de la robe verte, hein?... Je suis arrivée pour te voir ... je ne veux pas te chasser ... tu es si drôle avec ton beau sang toujours prêt à jaillir et qui est d'un si beau rouge!

—Vous m'aimeriez, vous? demanda-t-il d'un ton rauque, et je peux espérer?...

Elle lui ferma la bouche.

—Tu te trompes, il ne faut rien espérer du tout.

Il ne comprenait plus. Il voulut réagir bravement, comme un honnête garçon qui doit lutter pour l'honneur d'un bienfaiteur.

—Écoutez, Mary, ce sont les roses, la fatigue du voyage... Moi, je suis un pauvre ignorant des grandes dames et je n'ai pas bien parlé... Nous oublierons cela!... Vous êtes en colère, votre mari vous a brutalisée, vous cherchez une vengeance ... je devine, il vous aura fait une scène pour le jeu!... Mon Dieu! que je souffre!... Mais ... je me rappelle ce qu'il a eu de bonté vis-à-vis de moi, un abandonné... Je ne peux pas aimer sa femme, je serais la pire des canailles. Ah! c'est impossible! je vous aime ... je t'aime... Ah! que tu es belle!

Et, oubliant ce qu'il avait eu l'idée généreuse de lui dire, il la pressa sur sa poitrine, haletant, couvrant ses cheveux de baisers éperdus.

—Laisse-moi, fit-elle riant toujours, nous sommes des enfants, et les hommes auraient le droit de nous gronder, s'ils nous surprenaient... Adieu ... je me sauve..

Elle s'enfuit à travers le jardin sans se retourner. Lui, les bras encore tendus, chancelait, ivre d'une volupté irritante.

—Sa femme! balbutiait-il, c'est sa femme, il m'a tiré de la misère et moi je l'aime, je la veux.

Cette nuit-là, Madame de Caumont reposa heureuse dans toute l'acception du mot sur ce lit monstrueux où se lisait la devise: Aimer, c'est souffrir. Elle aimait sans souffrir, car on souffrait pour elle. Durant son paisible sommeil de pécheresse, Paul Richard se roulait sur le parquet de sa mansarde en proie à une épouvantable crise de nerfs. Il avait espéré qu'elle lui ferait un signe, qu'elle lui dirait: je t'attends, et il était demeuré une heure à genoux, caché dans les portières de son seuil, mais elle n'avait pas bougé, la cruelle, qui savait même si elle ne l'avait pas déjà oublié après avoir bien ri de ses saignements de nez ridicules, devant la glace qui lui renvoyait le reflet de sa suprême beauté?

Trois jours s'écoulèrent. Paul travaillait avec M. Barbe, n'osant plus paraître à table. Il sanglotait la nuit, tremblait en écoutant des pas de femme de chambre, puis il se jurait que l'honneur l'empêcherait de la prendre si elle venait s'offrir. Le matin d'un dimanche il trouva un petit billet très laconique dans un de ses livres d'études, sur les pages marquées.

«Venez au jardin du Luxembourg, fontaine Médicis, deux heures.»

Il y alla à une heure, et connut, durant son attente, tous les tourments de l'honnête garçon qui va sombrer. Que lui dirait-il, là, devant ces promeneurs indifférents? comment lui crierait-il: «Je vous aime et je ne vous veux pas!»

Elle vint enfin de son allure froide, impérieuse.

—Monsieur Richard! lui dit-elle en souriant, mon mari doit revenir ce soir et j'ai tenu à causer encore avec vous.

—Madame, répondit-il en la saluant d'un air gauche, je suis bien heureux de vous rencontrer!

Quelques minutes avant, il s'était promis de la fuir sans l'écouter.

—Paul, allez me chercher une voiture fermée, nous irons n'importe où.

—Oui, Madame.

Ils montèrent dans un fiacre, tous les deux examinant les environs, puis Paul murmura à l'oreille du cocher:

—Au Bois!

Ainsi cela se réaliserait fatalement comme la plus banale intrigue.

Ils avaient été au Bois du même train, lui et la fillette de 27 francs! Son cœur se serrait. La baronne de Caumont s'installa dans le fond, relevant sa voilette et ôtant ses gants.

—Mon ami, dit-elle l'enveloppant de son regard tout limpide comme une eau tranquille, moi, je vous aime, c'est décidé. J'ai bien réfléchi et j'ai constaté que vous étiez mon premier, mon seul amour. Avez-vous eu beaucoup de maîtresses?

—Mon Dieu! balbutia-t-il, je crois que vous me mentez; c'est plus fort que moi! Est-ce que vous expliqueriez cela de ce ton si vous m'aimiez?

Elle eut un rire muet, puis passa son bras autour de ses épaules.

Paul tressaillit.

—Oh! Mary, je souffre horriblement. Non, je n'ai pas eu de maîtresse; qui songe à se donner à moi? Personne! et je suis pauvre. L'étudiant Richard est un petit joujou qu'il vous faut, n'est-ce pas? C'est drôle pour une mariée de six mois de tromper son mari. Alors, vous le trompez? Un homme d'honneur de moins! Qui le saura? Vous apprendrez ce rôle avec celui-ci pour le jouer avec celui-là. Et vous oublierez le cœur jeune que vous aurez brisé!... Mary, tu es belle, tu es infâme, oui, je t'aime, oui, j'en mourrai!

Mary l'embrassait sur le cou, tout doucement.

—Vous vous moquerez, après une minute d'amour, de mon amour que vous trouverez bête, et je pleurerai toute ma vie... J'étais malheureux hier, demain je n'oserai plus rien demander et mon malheur augmentera... Vous sentez si bon, Mary!

Il laissa tomber sa tête dans son sein, se cachant sous les dentelles d'une écharpe brodée de jais. Une voluptueuse douleur le tenaillait en lui faisant peu à peu oublier son crime.

—Paul, dit-elle, qui vous a permis de croire que je me donnerais?

Il pensa qu'elle plaisantait,

—Mais tu viens de faire un aveu, Mary!

—Je t'aime ... et voilà tout!

—Que tu es folle! Merci! chère femme de mon cœur, de me rendre lâche et de me rendre vil. Je n'ai jamais mieux compris la joie de s'enivrer. Quand on se réveille, on se tue ... à mon tour d'ajouter: et voilà tout!

Il voulut embrasser sa bouche, elle recula.

—Paul, j'ai besoin d'un être de mon âge pour lui causer, lui sourire, me blottir dans ses bras... Nous n'irons pas plus loin; veux tu?... Une idée que j'ai parce que mon mari est un maître et que je n'aime pas les gens sérieux. Nous ferons une école buissonnière de notre tendresse. Tu me diras tes peines, je te dirai mes joies. Nous nous presserons les mains nos têtes à côté l'une de l'autre. Je rêve de l'amour très impossible fait de mystères enfantins et que l'on n'ose pas mettre en action. Paul, je t'aime comme t'aimerait une petite sœur libertine!

—Moi je t'aime comme un amant qui te désire! rugit-il tout d'un coup en la broyant dans une étreinte insensée, car décidément elle se moquait de lui.

Mary se dégagea.

—Paul, dit-elle, me prenez-vous pour une fille du quartier latin?

Il éclata en sanglots. Mais qu'est-ce qu'elle voulait donc? Puisqu'elle se donnait comme une fille, fallait-il la respecter au risque d'être traité de sot?

—Madame, bégaya-t-il, vous m'avez demandé si votre mari était mon père; auriez-vous encore un doute?

—Non, répondit-elle avec un énigmatique sourire, je n'ai plus aucun doute à ce sujet, mon cher enfant.

Cette expression: mon enfant, exaspérait le pauvre étudiant. Et elle prononçait cette mauvaise parole si délicieusement que, malgré lui, il se sentait tout entier son bien.

—Mary, ajouta-t-il en s'essuyant les yeux et se mettant à genoux, amusez-vous de moi, je jure de ne pas me plaindre.

Elle lui saisit la tête à deux mains pour lui effleurer les lèvres et ils demeurèrent une grande heure ainsi étreints, ne parlant plus, ne s'inquiétant guère du chemin qu'ils faisaient; lui, se tordant sous les caresses perfides; elle, jouissant du spectacle de l'homme, enchaîné par sa science du baiser. Un moment elle eut un frisson de femme vaincue, ce fut une hésitation si courte qu'il ne s'en aperçut pas.

—Mary, disait-il à son oreille, dans combien de temps?

—Oh! répliqua-t-elle, peut-être tout de suite, peut-être jamais ... je veux savoir de quelle force mon corps dispose vis-à-vis de toi!

—Mon Dieu! à quoi bon? Soyons coupables sans tant de préméditation! Crois-tu réserver quelque chose à ton mari en me plongeant dans cet enfer de voluptés décevantes! Qui es-tu, méchante femme?

—Je suis le véritable amour, celui qui ne veut pas finir!

Et elle passait sur sa bouche ardente l'extrémité de ses ongles rosés, jouant le long de cette chair vive comme sur un clavier, montant et descendant la gamme du plaisir sans aboutir à l'accord.

«Je crois que je vais mourir!» songeait le jeune homme en essayant de fuir la délicate torture; mais elle rapprochait sa tête de son corsage un peu ouvert d'où sortait un parfum bizarre de fleurs chauffées, un parfum de résédas.

Paul sauta hors de la voiture quand ils furent arrivés au plus profond des taillis.

—Je préfère marcher, dit-il, aspirant l'air et chancelant comme un blessé. Tu n'as pas pitié de mes vingt ans, toi, tu ne sais pas que j'étouffe. Faut-il t'aimer pour ne pas avoir l'envie d'abuser de mes droits? Et tu me répètes, je t'aime? Est-ce possible, Mary?

Elle se promena à côté de lui toute joyeuse, en écolière, le tenant par un doigt et balançant leurs bras. Elle lui confiait ses projets pour l'hiver. Elle laisserait son mari libre d'aller au Cercle ou dans le monde, et eux ils iraient courir des coins de ce Paris qu'elle voulait connaître, du Paris des étudiants et des filles. Ce serait bien drôle, ce ménage d'amoureux innocents.

—Ton mari te possède! répondait Paul frémissant d'un désespoir qui le rendait presque imbécile; moi, je n'ai rien eu, je n'aurai jamais rien, cruelle!

—Je ne l'aime pas, mon mari! s'écriait-elle dans un élan de sincérité fougueuse, et elle se suspendait à son épaule, le regardant en face, la bouche tout près de la sienne; puis, quand il se penchait, elle s'éloignait armée de ce rire à la fois doux et effrayant des sirènes qui se refusent. Devant un ruisseau il dut s'arrêter pour se baigner le visage, le sang lui étant revenu aux narines. Elle demeura debout derrière lui, délayant du bout de son ombrelle dans l'eau verte le flot rouge qu'elle avait appelé de toutes ses caresses menteuses.

—Tu es bien avancée, maintenant! fit-il honteux, montrant son mouchoir complètement pourpre.

—Oui, j'ai un bonheur à le voir couler, je t'assure. Peut-être je t'aime à cause de cela! murmura-t elle tandis que cet homme pâli, exténué, s'étendait à ses pieds, n'ayant même plus de désir.

Ils rentrèrent rue Notre-Dame-des-Champs vers l'heure du dîner. Paul prétexta une migraine et monta se coucher. En réalité, il était malade, son amour avait fourni une trop longue carrière, il s'abattait fourbu, esclave.

«Elle me tue, mais si je veux mourir, moi!» se disait-il, le front dans le traversin, semblant défier ses propres révoltes d'orgueil.

Le baron de Caumont arriva quand on sortait de table. Il se débarrassa de toutes les questions en affirmant qu'il avait conseillé la fugue de sa femme.

—Elle perdait au jeu, ma foi, mon oncle, j'ai dit à la petite enragée de rompre la veine, de se sauver!

Dès que la porte de leur chambre fut refermée sur eux, il la saisit à bras le corps.

—Écoute, gronda-t-il, j'ai failli me brûler la cervelle. J'ai cru que tu avais déjà un amant et j'ai cherché partout ton complice. On m'a donné une fausse piste là-bas: une jeune dame avec un officier qui paraissaient se cacher dans tous les hôtels des environs de Bade... Voilà pourquoi je n'osais plus écrire ici. Tu es calme, mais avoue que tu ne m'aimes guère, toi, ma femme chérie, ma petite maîtresse intrépide!

Et le viveur, près de pleurer, l'asseyait sur ses genoux, couvrant de baisers fiévreux ses cheveux noirs qu'elle dénouait avec une froide tranquillité.

—Je ne vous ai jamais aimé, Monsieur! répondit-elle en se levant.

—Oh! je sais! tu dis toujours des choses pareilles ... qui aimeras-tu alors?

—Personne, Monsieur!

—Tiens! couchons-nous ... tais-toi! je m'y habituerai peut-être. D'ailleurs, je suis le seul, je suis ton mari... je t'ai!

—Qu'importe, Monsieur, si mon cœur est loin de mon corps? Rappelez-vous que vous m'avez appelée courtisane. Je ne vous pardonnerai jamais.

—Et quelle sera ma punition?

Pour toute réponse elle se dirigea vers le lit, se déshabilla et se coucha, lui tournant le dos, parfaitement inerte.

—Mary, moi qui reviens humble comme un pénitent, je te supplie, mon ange, est-ce que je n'avais pas raison de craindre tes vengeances, dis?... Tu es si volontaire, si horrible dans tes représailles de femme expérimentée! Mary, regarde, je me traîne au chevet de ton lit et il est aussi le mien, pourtant.

Il joignait les mains, elle éclata d'un rire clair.

—Monsieur, vous êtes grotesque, ne vous donnez plus la peine de jouer ce rôle de jeune; vous prenez du ventre, baron, vous êtes ridicule.

Elle le comparait au bel enfant blond, sa conquête de la journée.

—Encore, dit-elle d'un ton plus railleur, si vous pouviez être votre fils!

Louis de Caumont se dressa, le sourcil froncé.

—Vous me feriez regretter l'aveu du testament! murmura-t-il.

A partir de ce retour, Mary redoubla ses rigueurs et ses caprices. Entre son oncle tout chevrotant et son mari tout aveugle, elle agaçait de ses signes d'intelligence l'étudiant qui, la mine sombre, tâchait de se dissimuler au bas bout de la table. Elle ne voulait pas aller à la Caillotte et leur disait qu'elle était reprise d'une folie scientifique. De fait, elle restait des jours sur un livre barbare, expliquant en camarade des choses absolument monotones, et dès que le professeur leur laissait une seconde de liberté, ils se rapprochaient, au-dessus des analyses chimiques pour se tendre leurs lèvres.

—Tu es bonne quand même! soupirait Paul Richard alangui par son regard magnétique.

—C'est si charmant de le tromper sans te permettre d'aller plus loin!

Elle savourait ces voluptés comme les chattes savourent le lait, la paupière mi-close et la griffe en arrêt, heureuse mais n'attendant qu'un prétexte pour lancer l'égratignure. Lui songeait souvent qu'elle finirait par user sa cruauté à ces jeux-là. Il espérait une faiblesse, un cri, une larme de pitié, alors il se saoûlerait de la victoire pour oublier remords et martyre. Oh! il l'aimerait tant en une seule nuit d'abandon qu'elle comprendrait enfin que le plaisir c'est d'être doucement naïf, non de torturer une pauvre chair innocente.

—Richard, lui dit une fois le docteur Barbe, vous êtes pâle depuis un mois, je vous trouve l'aspect fiévreux, les pupilles dilatées. Vous travaillez trop, mon garçon.

Et, ce disant, le professeur offrit une petite enveloppe blanche à son élève, elle contenait cinquante francs. Paul hocha la tête:

—Merci, cher maître; seulement je n'ai pas besoin de courir le guilledou, je vous assure, je suis triste, ça se passera!

—Hum! vous mentez, Paul, et j'avertirai le baron. Mon neveu s'intéresse toujours à vous, il aura peut-être la chance de vous tirer des confidences.

—Je ne crois pas! riposta le jeune homme avec un geste de colère.

Paul devenait follement jaloux. Le mari de Madame de Caumont n'était plus pour lui le bienfaiteur, c'était le mari, le monstre, l'homme heureux, celui qui s'endormait dans ses bras quand il sanglotait sous les combles, lui relégué comme un domestique dont on ne peut pas vouloir, par dignité. Il s'imaginait qu'il était heureux.

De son côté, le baron rudoyait cet étudiant inutile, plus beau que lui, surtout très jeune, plein de sève. Sans être jaloux, il se croyait le devoir de le morigéner à propos de ses manières gauches. Durant les repas, il glissait d'un accent hautain des remarques de grand-père qui a fait la noce, mais qui n'admet pas les expressions vulgaires. On ne pouvait pas prononcer: grue, carabin, le boul-Mich, le singe, le macchabée, dans les salons où Paul n'irait jamais, bien entendu. On s'habillait de telle façon, il fallait marcher de telle manière. Un médecin qui n'a pas de chic ne peut pas compter sur une clientèle choisie, il ne réussit pas. Jean aurait dû se faire garçon d'amphithéâtre, une destinée plus appropriée à sa tournure.

—Tu es un animal, ajoutait-il pour terminer ses harangues de monsieur à bonnes fortunes et authentiquement blasonné.

Une haine sourde s'emparait de ces deux hommes dont l'un profitait de toutes les occasions pour mettre en relief l'infériorité de l'autre. Mary les examinait à la dérobée, marquant les coups. A la fin des vacances, le baron lui déclara qu'il n'était pas fâché de le voir retourner à l'École de médecine au lieu de le garder à fainéanter dans le cabinet du docteur. Elle eut un sourire mystérieux. Le lendemain elle se rendait à la sortie de l'École, montait en voiture avec Paul et dînait au restaurant.

—Quelle raison donneras-tu?... demanda le jeune homme anxieux, s'il va savoir que nous avons été en cabinet particulier?

—Je lui dirai que je t'ai rencontré au moment de ton retour, et que je t'ai proposé de faire une partie fine, c'est tout simple!

—Tu es folle! Mary, il va te tuer sur place! Comment, tu lui diras la vérité?

Elle tint parole. Le baron, abasourdi, la voyant rire aux éclats, ne trouvait aucune réponse.

—Hein!... avec lui ... en cabinet ... chez Foyot?

—Oui! et qu'est-ce que cela vous fait? Avez-vous peur que je m'éprenne de lui, par hasard?

—Vous ... je pense que vous n'oseriez pas, mais lui qui ne sait rien, lui, ce petit manant! Mary, je vous défends de sortir avec lui!

—Je ne vous trompe pas, mon cher époux, de quoi vous plaignez-vous, mon seigneur et maître?

Elle continuait à rire, faisant claquer ce rire comme un fouet.

Le baron se sentant pour toujours débordé, ayant cédé lâchement en une minute de rage amoureuse, perdait auprès de cette femme singulière tout son ascendant de personnage très au courant de la vie. Il eut alors la seule volonté bien nette de jouir de son reste avec ses rentes. Au début de l'hiver ils firent des visites et en reçurent beaucoup. Dans le bruit des conversations banales, ce mari à la mer tâchait d'oublier ses défaites d'alcôve. Il lui désignait ses anciennes conquêtes, au fond en ayant encore peur, mais la méprisant assez pour la traiter comme les filles que rien ne peut effaroucher. Il lui cita la comtesse de Liol, et lui apprit de quel talent secret cette créature, fort respectée de son monde, disposait en faveur de ses amants. Puis il lui nomma plusieurs jeunes femmes nouvellement mariées qu'il avait eues avant leur mariage. Sans être ni mieux ni plus habile qu'un autre, il possédait ses tablettes de Lauzun. Toutes les anciennes vinrent à l'hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Au mois de décembre ils donnèrent un bal où elles se trouvèrent toutes mêlées aux figures d'un quadrille, et Mary leur adressait ses plus sympathiques saluts, car elle se savait uniquement aimée par un amant qu'elle prendrait quand elle voudrait et qui la vengerait de ce mari éteint.

Le baron sortait souvent en garçon, il éprouvait maintenant le besoin de renouer les relations interrompues et d'user du moyen suprême de l'indifférence. Cet orage de passion pour sa femme légitime lui semblait bête, il n'y a que les époux amoureux que l'on trompe, et quand il serait rentré en lui-même, elle lui reviendrait un soir plus abordable, plus soumise. Il fréquenta son Cercle, passa des nuits blanches, offrit un souper à des actrices, fuma, de cinq à six, son cigare sur le boulevard des Italiens.

—Ton mari se dérange! déclara M. Barbe, une fois, tandis que Tulotte larmoyait pour complaire à sa nièce, et prévoyant déjà des réconciliations arrosables de toutes les manières.

—Je ne l'aime plus! répondit Mary avec une insouciance glaciale.

Le vieux docteur frissonna.

—Tu sais, dit-il, voulant éloigner toute explication dangereuse, que ce pauvre petit Richard est malade. Je l'ai forcé hier à se mettre au lit. Le baron voulait l'envoyer à l'hôpital, moi j'ai refusé. C'est un si bon enfant!

Mary rougit subitement.

—Je vais aller le voir, mon oncle, les soirées et le théâtre me font négliger mon camarade, je suis impardonnable!

Elle jeta sa serviette sur la table, et, sans attendre son oncle qui avait l'idée de la suivre, elle monta d'un pas pressé l'escalier de service. Paul était couché dans un lit de fer, étroit, mal garni. Une tasse de tisane fumait, à côté de son chevet, pour qu'il pût la saisir sans le secours des gens de son bienfaiteur. Il était là par charité; un mot de M. de Caumont, et on l'expulsait, il n'avait pas le droit de se plaindre. Les études s'arrêtant, il restait là sans un prétexte honnête, ce n'était pas comme l'autre, le mari, qui, lui, légitimement lié à une famille riche, pouvait se faire servir par leurs propres serviteurs et profiter d'un bien être que son titre de baron payait en satisfactions illusoires. Un étudiant vit aux crochets de ses amis, quand il n'est ni baron ni époux ... et comme il ne serait point l'amant, qu'il l'avait deviné dans ses longues insomnies de malheureux rêvant des caresses, il pleurait en se répétant qu'il faudrait la quitter pour la rue, pour le désespoir.

—Madame la baronne, dit-il, la voyant s'asseoir audacieusement sur son lit, je vais mieux, ne m'insultez pas, je m'en irai demain; je comprends que ma présence vous pèse. Écoutez! j'ai refusé ma huitième inscription. Je ne crois plus au remboursement par mon travail. Devenir médecin, c'est bon pour les gens très élégants. Vous avez entendu votre mari, il prétend que je suis un imbécile et que je me tiendrai mal dans le monde. A votre dernier bal j'ai cassé une tasse du Japon. Votre oncle a fait semblant de ne pas voir, votre mari m'a secoué le bras, furieux. Or, je ne veux plus qu'il me touche, je lui sauterais dessus. J'irai, dès que je serai solide, m'embaucher sur les quais pour décharger les bateaux; un rustre a toujours cette ressource... Il finirait par me reprocher ses bontés. Songez, Mary, que j'en mourrais, moi qui vous aime encore...

Il lui expliquait d'un ton amer ces choses et il avait, en même temps, le désir d'embrasser sa main perdue dans les plis du drap. Elle était venue, il pouvait crever à présent: sa joie de partir serait complète.

—Paul, murmura-t-elle les yeux emplis d'une chaude lueur, je suis montée pour te supplier de rester. J'ai obtenu la tranquillité à force de scènes et à force de refus. M. de Caumont éprouve le besoin de s'étourdir, il court les mauvais lieux, dit-on, et me laisse, depuis quelques semaines, libre de dormir. Mon lit est meilleur que le tien, je viens te l'offrir. Le temps des épreuves est passé, Paul...

Le jeune homme se renversa en arrière, son teint animé de fièvre se décolora, et il perdit connaissance. Mary appela son oncle.

—Il se trouve mal, vite, vos flacons, pauvre amour!

Le docteur tira des sels qu'il avait dans sa robe da chambre.

—Que lui as-tu dit? Tu l'as chassé? demanda-t-il effrayé de la pâleur du jeune homme.

Elle haussa imperceptiblement les épaules.

—Alors, il t'aime! fit Célestin, entourant le malade de soins paternels et jetant à sa nièce un regard tout courroucé.

Est-ce qu'elle allait le tuer, ce petit Paul naïf et bon comme le pain?

—Que vous importe, mon cher oncle, répondit-elle avec une expression acerbe. Son amour est plus naturel que celui d'un vieillard! Croyez-vous que les belles filles sont faites pour les hommes usés! Moi, je suis sûre du contraire.

Célestin se tut, tout tremblant.

—Mary, s'exclama l'étudiant qui reprenait ses sens, Mary, m'avez-vous encore menti ou ai-je eu le délire... Mary ... je t'aime tant, je souffre tant...

Puis, brusquement, il se cacha la figure sous le drap en apercevant son maître penché vers lui.

—Sortez! dit la jeune femme désignant la porte au docteur.

Il sortit, docile, n'osant pas risquer une réflexion au sujet du mari qu'elle bravait.

—Je vais être leur complice, pensait-il, et nous sommes déshonorés. Bientôt, ce sera public ... je suis un très brave homme ... un homme usé, mais si utile!... Oh! quelle expiation! Hier on m'a décoré pour mon ouvrage de physiologie, aujourd'hui je protège les adultères de ma nièce. Voilà une étude qu'aucun médecin ne pourra faire! Va, mon vieux savant, obéis!

Il ricanait, point jaloux, mais navré de ne pas avoir prévu cette période nouvelle du mal.

—Mary, bégayait l'étudiant, dévorant ses doigts de caresses folles, vous avez eu pitié... C'est le ciel, c'est la vie, c'est toi... Je vais dormir à la place désirée, ma tête sur ton sein merveilleux, je vais enrouler ta chevelure toute dénouée autour de mon pauvre corps qui se pâme rien qu'en se sentant à côté du tien! Tu veux? dis!... répète-le-moi!... (il se redressa au milieu de son transport). Et ton mari? cria-t-il tout à coup désolé.

—Mon mari ne doit pas rentrer cette nuit; quant à mon oncle, il fera selon mes ordres!

—Tu es la maîtresse, je sais, mais si on nous surprend?

—J'ai des poisons!

—Bien! fit-il, rassuré, nous mourrons aux bras l'un de l'autre; tu es l'amour, celui qui ne finit jamais!

Elle redescendit pour donner des verres de chartreuse à Tulotte et veiller à la domesticité, car elle dirigeait tout. Dans une exacte prévision de l'heure des folies, elle avait calculé la dose de ses culpabilités à l'avance, ne voulant pas donner au hasard le moindre détail de son crime. Et qui s'imaginerait qu'elle commettait un adultère pendant la première année de son mariage, sous le toit de son mari, avec l'assentiment de son oncle? Tulotte alla se coucher ivre jusqu'à ne pas trouver son chemin; le vieux docteur s'enferma dans son cabinet, prêt à la défendre si le mari s'armait d'un révolver.

Un calme de maison honnête se répandit, et la baronne Mary commença sa toilette d'alcôve.

Il arriva dès que le timbre de la pendule eut sonné onze heures, il gratta la porte comme un chien, très discrètement, avec l'horrible angoisse de ne pas la voir s'ouvrir. Des gouttes de sueur coulaient le long de son front. Il aurait souhaité le mari caché par là pour l'étrangler si elle n'ouvrait pas et il grelottait de fièvre, ressaisi de son mal à l'instant béni du plaisir.

Mary parut sur le seuil, en un peignoir de mousseline. Un grand feu éclairait la chambre sombre. Les rideaux étaient clos, le lit mystérieux les attendait. Oh! cette chambre l'épouvanta vraiment! elle était tendue d'épaisses tentures où s'enfonçait l'idée d'amour. Une peau d'ours blanc, le tapis devant le lit, éclatait au sein des splendeurs du velours violet et des brocarts antiques semblables à une grande nudité; par-ci par-là un meuble ou un tableau scintillait comme un œil farouche qui vous épiait.

—Mary ... je vais tomber! dit-il, quand elle eut refermé la porte.

—Tu as peur? Ne m'aimerais-tu pas assez? Ne t'aurais-je pas assez torturé? Faut-il te renvoyer pour t'arracher le reste de ton cœur! Est-ce que le souvenir du protecteur serait plus fort que ta passion?

Il s'affaissa devant elle, les mains jointes.

—J'ai peur de mourir avant d'être heureux, voilà tout! répliqua-t-il les dents serrées, les joues inondées de larmes.

Elle sourit triomphante. C'était bien un esclave, celui qu'elle avait lentement dépouillé de son honnêteté, son unique trésor de pauvre.

—Et après, auras-tu peur de mourir?

—Après, tous les poisons que tu voudras! soupira-t-il en extase.

Elle joua de ses admirations, retardant sa chute par un raffinement de volupté, et aussi parce qu'elle voulait se convaincre qu'elle ne l'aimait guère. Les hommes sont des brutes, elle avait le mépris des jeunes comme des vieux, des oncles comme des maris, et des amants comme des maris.

Il murmura, d'un accent plein d'humilité:

—Je suis si malade que j'espère ne pas avoir d'hémorragie. Tout mon sang est parti à vous désirer sans espoir. Vous ne vous moquerez pas de moi. Mais pourquoi es-tu si froide, ma bien-aimée? Tu disais que tu m'aimais?

—Je ne t'aime pas, je mentais!

Il hurla de douleur, renversé à ses pieds, baisant le bas de son peignoir.

—Oh! non! non! je ne puis plus!... c'est trop!... grâce!... je deviens fou ... ce n'est pas possible! Mary, que voulez-vous donc?

Elle riait en lui passant sur le visage un écran de plumes d'autruche, et les frisures légères procuraient à l'étudiant l'illusion de coupures de rasoir. Elle espérait que, malade comme il se trouvait, il ne la violenterait pas. D'ailleurs il ne l'avait jamais fait; il l'aimait d'un amour d'enfant, respectueux, délicat. Paul par un effort désespéré se leva, la prit par la taille.

—Madame, dit-il d'une voix sourde, vous ne me méritez pas, je vais vous haïr!

Un éclair de haine illumina son cerveau; peut-être vit-il enfin quelle créature il avait pour adversaire! Il la traîna jusqu'au tapis tout blanc, la renversa dans la mollesse de la fourrure.

—Paul! supplia la jeune femme déconcertée par cette sauvage attaque, je vous aime... Paul ... ce serait odieux!

Ce fut odieux! Ensuite, il la coucha dans son grand lit de reine où il ne voulait pas entrer. Elle se roulait, furieuse, échevelée, l'appelait lâche.

—Madame, taisez-vous, dit-il se détournant, car elle était irrésistiblement belle, votre mari est peut-être derrière la porte.

Cette menace produisit une étrange réaction. Elle s'apaisa.

—Non, répondit-elle, viens, nous n'avons rien à craindre, c'est ma faute ... je suis une coquette, tu as bien agi.

Il hésita, la partie serait gagnée pour toujours s'il avait le courage de la fuir. Elle l'aimerait en toute sincérité de corps et de cœur s'il domptait son orgueil par un affront comme il avait dompté sa personne par le viol, mais il la regarda.

—Me pardonneras-tu, chère femme? balbutia-t-il quand il fut retombé dans ses bras, tout honteux de sa brutalité d'un moment.

Elle l'attirait dans l'ombre de ce lit, mettant une étrange persistance à l'éloigner de la lumière du feu. Il la connaissait à peine pourtant, et il aurait bien voulu se repaître de sa beauté; le peignoir était écarté, elle se livrait presque nue, blanche comme la toison de la féroce bête dont le crâne aplati, les yeux de verre orangé paraissaient les guetter en rampant.

—Mary, répéta-t-il enivré, me pardonnes-tu?

Soudain elle jeta un cri:

Paul! s'écria-t-elle, va-t-en ... je te trahis, je veux ta mort, va-t-en... Par mon amour, mon véritable amour, cette fois, va-t-en!... Oh! que je t'aime!

Elle se tordait entre ses bras, sanglotant ... elle pleurait à son tour, elle qui ne pleurait jamais. Il devina que les sens lui étaient venus.

—Mary, ma passion, mon ivresse! Est-ce que tu mentirais encore?... Et ne savais-tu pas?...

Le bruit de la porte cochère battant dans la nuit silencieuse l'interrompit, un roulement de voiture monta de la cour.

—Va-t-en! priait Mary éperdue, c'est lui, c'est mon mari, je lui avais dit de venir parce que... Oh! c'est atroce ... tu vas me haïr ... et il va te tuer!...

Paul, abasourdi, ne bougeait pas. Il avait un cercle de fer autour des membres. Que signifiait ce bruit sourd qui lui étourdissait le cerveau et ces paroles sinistres en pleine volupté? Elle avait le délire. Son mari! Ah! la terrible créature! Elle le poussa hors du lit.

—Là ... là-bas ... derrière le rideau de la croisée. Vite!... il est trop tard pour sortir.

Il cherchait ses habits sans avoir conscience de ses mouvements, puis, s'entêtant, il demeura immobile, écoutant le son étouffé des pas dans le corridor. Une clef pénétra dans la serrure, la portière se releva et le baron parut. Le feu flambait à travers le garde-étincelles de cuivre ciselé, lançant des rayons au jeune homme debout dans sa pose de statue. Le baron abaissa l'arme qu'à tout hasard il avait prise.

—Le misérable! rugit-il, visant ce tas de chairs sans défense.

—Ne tirez pas, Louis! dit-elle, se traînant à genoux, c'est moi qu'il faut tuer à présent.

M. de Caumont laissa glisser le revolver, sa main eut un intraduisible geste d'effroi.

—Comment, lui?

Et il ajouta pendant que Richard, prêt à mourir, s'accroupissait passivement sur les fourrures neigeuses:

—L'amant ... c'est mon fils!!!...

Il avait eu un trouble en entrant, voulant d'abord tuer l'homme nu qu'il ne croyait pas nécessaire de connaître, puis il voyait son fils, beau comme un dieu, son fils de l'adultère! Paul foudroyé crut sentir une balle au cœur et s'évanouit.

Mary rattachait les rubans de son peignoir.

—Eh bien! oui, avoua-t-elle, je voulais me venger! Puis, il me plaisait. Vous m'aviez appelée courtisane. Je voulais mériter amplement cette injure et vous faire tuer votre fils. Pourquoi m'avez-vous livré le testament un soir que vous disiez m'adorer trop pour me vouloir cacher quelque chose? Vous y parliez d'assassinat. Je voulais vous prouver que je raisonnais mieux que vous. Le vulgaire supplice que de vous empoisonner! Le testament détruit, je savais quand même que vous aviez un fils naturel, Paul Richard, à qui vous léguiez votre fortune personnelle, moi refusant de vous donner des enfants. Mais je ne pensais pas aller si loin. Je suis capable de le défendre à présent que je possède une nouvelle science, grâce à lui. Lorsque je vous écrivais cette lettre anonyme, j'ignorais qu'un homme pût être amusant. Je l'aime, entendez-vous? Je regrette cette scène ridicule.

En parlant, Mary allait et venait de son mari suffoqué à son amant étendu comme mort.

—Madame, dit le baron d'un ton rauque, ces fameux poisons vont vous servir, je pense! Prenez le plus violent. Lui, je l'épargne, il est en puissance de démon, le malheureux. Qu'il quitte votre demeure, voilà tout. Ah! Madame! Madame!

Et Louis de Caumont, craignant que son revolver partît tout seul, se sauva dans le corridor, les mains crispées au-dessus de sa tête, ayant l'aspect de quelqu'un qui fuit au milieu d'un incendie.


X

Ce fut le docteur Barbe qui installa Paul Richard dans une maison de la rue Champollion, loin des vengeances de son père. Le jeune homme, abruti, se laissait conduire, ne voulant plus penser. Allait-elle mourir? Ou allait-il se tuer? Il vécut là trois semaines enfermé avec des études que le vieillard lui imposait pour le forcer à l'oubli. Pas un mot, entre eux, ne se dit au sujet de Mary. Pourtant Paul remarqua que son maître ne portait pas encore le deuil.

Un soir, Mary arriva, sortant d'un bal, toute couverte de fleurs et de joyaux, elle monta ses six étages, répandant des odeurs vanillées le long de cet escalier fumeux. Elle frappa deux coups comme le docteur en avait l'habitude. Richard ouvrit. Il ne s'était pas déshabillé et travaillait.

Il recula, lâchant le livre qu'il lisait.

—Oh! ce n'est pas possible! bégaya-t-il, se rappelant seulement qu'elle avait été sa maîtresse quelques heures.

—Oui, c'est moi-même; t'imaginais-tu que je ne reviendrais jamais?

—De ta tombe? demanda t-il, les yeux égarés.

—Grand fou! répondit-elle, et, comme le soir des promesses, elle s'assit sur son lit après avoir enlevé l'abat-jour de sa lampe. Il vint lui toucher les épaules, ses fourrures glissèrent, découvrant sa chair merveilleuse, aux aspects de fruit fondant.

—Mon Dieu! soupira-t-il, la femme de ... de l'homme qui est mon père! Ah! le cauchemar affreux, la cuisante douleur, ... je t'aimais bien.

—Tu m'aimes toujours?

—Non! ce serait un crime si lâche, Mary!

Elle se mit en devoir de défaire les agrafes de son corsage, ôtant des guirlandes qui la gênaient.

Lui demeurait sérieux.

—Mary, commença-t-il, plein d'une cérémonieuse dignité, j'ai cru qu'il t'avait tuée. Je le remercie de la vie qu'il te rend bien plus que de celle qu'il m'a donnée ... mais l'amour ne peut plus revenir. On nie la voix du sang; moi, j'y crois. Tu n'es plus pour le fils du baron Louis de Caumont qu'une sorte de belle-mère coquette et cruelle, un monstre. Je sais que cet homme n'a pas été aussi bon pour le pauvre mendiant, son fils, qu'il aurait pu l'être; mais aujourd'hui, ai-je le droit de me plaindre, moi qui ai violé sa femme ... Mary ... je t'ai violée, n'est-ce pas? Oh! l'horrible nuit! Nous sommes donc des maudits, nous autres, les enfants naturels? Mary, je vous aimais tant! Vous vouliez me faire tuer. Mary, je vous aime encore; d'ailleurs, pourquoi le cacherais-je? d'un amour sans espoir désormais, d'un amour qui me mangera le cœur; Mary, la femme de mon père, Mary, la chère adorée que je ne peux plus serrer dans mes bras!

Le jeune homme s'animait. Déjà, ce n'était plus le crime qui l'occupait. Elle était là, demi-couchée, railleuse, ôtant toujours ses vêtements et tout heureuse de se montrer au vainqueur.

—Paul, dit-elle, suis-je bien la même femme?

—Hélas! par pitié, ne me tente pas... Tu es aussi belle, aussi perverse, Mary ... mais je ne te peux plus souffrir. Tu m'as trompé en le trompant, ton mari.

Il disait «ton mari,» ne répétant pas «mon père».

Elle éteignit la lampe, puis l'attira près d'elle.

—La voix du sang! murmura-t-elle, c'est la voix de l'amour. Tu hais le baron de Caumont, et moi, tu m'aimes encore. Ne viens-tu pas de me l'avouer?... Allons! ce serait folie que de gaspiller notre temps; il est minuit, je rentrerai chez moi vers trois heures du matin, le coupé m'attend place de la Sorbonne. Paul Richard ... ne faites donc pas votre romantique!

Cette phrase singulière retentit à l'oreille de l'étudiant comme un éclat de rire. Peut-être avait-il rêvé, en effet, des choses fort inutiles. Après tout, il n'aimerait jamais ce père de hasard dur et hautain, l'ayant abandonné aux vagabondages des rues tant qu'il avait pensé que les preuves de sa naissance n'existaient pas.

Mary était une créature odieuse; cependant elle ne lui représentait point l'odieux inceste, elle avait vingt ans, lui en comptait vingt-deux. Un couple choisi par Dieu pour se consumer de plaisir. Et elle venait de lui baiser la nuque, lui courbant la tête avec l'autorité d'une véritable passion.

Paul s'abandonna, les idées perdues, possédé jusqu'aux moelles du désir honteux de savoir si elle éprouverait de nouveau ce frisson de joie mystérieuse qui la lui avait offerte.

—Mary, bégaya-t-il, se délivrant lâchement de ses remords, je suis sûr, à présent, que cet homme se fait illusion. Je ne peux pas être son fils, je t'aime trop, vois-tu!

Quand Mary rentra chez elle, son oncle l'arrêta au passage du corridor.

—Misérable! dit-il tout bas. Et, la saisissant par les poignets, il l'emmena dans son cabinet.

—Vous exagérez, mon cher oncle, répondit-elle avec un tranquille sourire. Je ne vous le fais pas garder, choyer comme un trésor pour votre propre distraction. Mon mari est en Russie, à la poursuite d'une actrice, moi je m'amuse pendant son absence: cela est, prétend-on, d'un joli genre. Votre morale, assez souple je pense, me permettra de me diriger à ma guise.

—Mary! gronda le vieillard exaspéré, vous ne voulez que sa mort, c'est une névrose que je devine enfin. Vous avez la monomanie des cruautés... Ah! ce pouce, ce pouce long et mince ... il est l'indice absolu ... je ne l'ai pas osé croire, ce pouce! Il lui plaçait sous les yeux ses deux doigts rosés; elle eut un clin de paupière impertinent.

—Ah! vous savez, mon cher docteur, qu'il est dangereux pour vous d'examiner les défauts de ma personne.

Célestin Barbe hocha le front.

—Mary, vous voulez le tuer! Moi, je le défendrai, cet enfant; il est naïf, il est bon. Vous voulez le tuer!

Alors Mary se dégagea, hautaine.

—Tenez, dit-elle, posant sa bourse sur une console, vous ferez monter chez lui, dès demain matin, un lit plus confortable que celui que vous lui avez donné; j'ai le dessein d'aller le voir très souvent. Vous m'instituez régisseur de votre fortune, mon oncle, et je veux doubler vos aumônes.

Elle ramassa la queue de sa robe, puis, sans qu'il eût le temps de placer le discours violent qu'il s'était juré de lui faire entendre, elle rentra dans son appartement.

Une vie d'exquises folies commença pour Paul Richard. Décidé à ne plus penser, il lui obéissait comme un enfant, passant ses jours à la désirer. Elle, qui savait que le baron de Caumont pouvait revenir de sa fugue d'un moment à l'autre, prenait le prétexte des bals et du théâtre pour s'arrêter rue Champollion.

La comtesse de Liol avait un hôtel non loin, sur le boulevard Saint-Germain, elle recevait tous les mercredis soirs. Mary partait de ce salon à l'anglaise vers l'heure du souper. A l'Opéra, elle apparaissait dix minutes dans sa loge, quelquefois elle prétextait des malaises subits quand elle rencontrait de vieux amis de son oncle, pour ne permettre aucun soupçon. Seul, son cocher se doutait; mais elle l'avait acheté si cher que nul à Paris, pas même le mari, ne devait être capable de renchérir sur le prix. Le concierge de la rue Champollion la croyait une cocotte de grande marque se souvenant de ses anciennes tendresses, et il recevait ses pièces de 20 francs les yeux fermés. Ensuite elle était toujours voilée.

Dès qu'elle arrivait, Paul lançait toutes ses bûches dans la petite cheminée et verrouillait sa porte. Il tombait en des extases devant elle, vêtue de satin ou de velours, n'osant pas la toucher, lui répétant que son indignité le faisait martyr. Elle riait.

Une fois, pendant qu'il l'adorait ainsi, le front prosterné sur ses pieds chaussés de brocart d'argent, car elle devenait d'une somptuosité de reine, il fut repris de ses hémorragies; les pieds scintillants, les pieds d'idole, se couvrirent de pourpre. Honteux, il lui demanda pardon, se mettant de l'amadou aux narines et tâchant d'essuyer les jolis souliers.

—Ce n'est rien, dit-elle, avec une farouche précipitation; au contraire, laisse donc, cela m'amuse de me sentir marcher dans ce flot rouge!

Elle lui expliqua qu'elle l'avait aimé pour cette infirmité de gamin bien portant, et que, si elle osait, elle le ferait saigner ainsi par plaisir. Paul, désormais, rechercha les occasions. Tantôt il se cognait le front, ayant l'air de ne pas le faire exprès. Tantôt il tenait la tête penchée, plus basse que le reste du corps, et quand il se relevait il guettait comme une récompense son cruel sourire de femme capricieuse. Alors elle l'enlaçait plus étroitement, s'enivrant du sang qui la barbouillait; durant ces heures, elle le comblait de ses caresses les plus perverses, de ses mots les plus délirants. Elle finit par lui avouer que si on le guérissait, elle en serait fort ennuyée. Elle aimait ce sang comme Tulotte aimait les liqueurs. Chaque nuit voyait s'augmenter leur passion et ce vertige de la chair se liquéfiant, vermeille, sous les étreintes sauvages.

—Pourquoi n'es-tu pas mon mari, toi? demandait-elle au milieu de ses bonheurs.

Et il se sentait plein d'orgueil, oubliant que le mari, celui qu'ils trompaient, était son père.

—Puisqu'il ne m'a pas tuée, c'est un lâche! disait-elle encore, le méprisant tout haut, devant l'étudiant, qui l'approuvait de ses regards fous, ne voulant pas se rappeler.

Un matin, vers la pointe de l'aube, le jeune homme s'évanouit dans ses bras parce qu'elle s'était plu à lui mettre des compresses d'eau froide sur les tempes, activant l'hémorragie; il avait inondé les draps, et la cuvette remplie exhalait l'odeur d'un égorgement.

—Pauvre ange! fit-elle, le contemplant dans sa rigidité presque effrayante.

Elle s'habilla à la hâte, descendit et alla glisser un billet au cocher qui dormait, place de la Sorbonne.

—Ramenez mademoiselle Juliette, lui dit-elle d'une voix brève. Elle revint en courant. Paul s'éveillait, faible et tout ahuri.

—Tu vas garder la chambre! déclara-t-elle, j'ai prévenu Tulotte, elle nous fera un bon déjeuner. Tu ne travailleras pas. Moi je dirai que je suis restée chez madame de Liol! D'ailleurs, mon oncle n'a rien à voir à ma conduite!

Il eut peur.

—Non! Mary! non, ce n'est pas raisonnable. Tu feras un scandale! Songe donc! Tulotte ne sait pas notre amour.

Elle lui ferma la bouche sous une caresse.

Tulotte vint une heure après, apportant un costume de ville à sa nièce et moins étonnée qu'on aurait pu le croire. Elle pinça l'épaule de l'étudiant pendant que Mary changeait sa robe de bal.

—Une vraie noce, déclara la vieille fille, je vais acheter un déjeuner solide, et quelques bouteilles d'un cachet vert que je connais... Ne vous remuez pas! Le baron? un grigou. Quant à l'oncle? un sale!... C'est moi, une honnête créature, qui vous le certifie, Monsieur Richard! Eh bien! elle les trompe ... ça prouve que les femmes ont du cœur, quoi! On l'a sacrifiée! ma pauvre petite élève, une enfant que j'ai tant choyée lorsqu'elle était au berceau. On l'a mariée à ce pantin, tout de suite, sans consulter ses inclinations ... je me comprends! Il y a des hontes dans les familles qui veulent des vengeances terribles. On devrait l'appeler Célestin le Barbon au lieu de lui donner du «Cher maître» et du «Monsieur Barbe» long comme le bras.

Mary la fit taire d'un signe impérieux.

—Suffit! Madame ma nièce, continua la vieille fille, enchantée de promener ses ivresses, perpétuelles maintenant, dans un désordre qui lui servait d'excuse, suffit! Je vais acheter un fameux vin de Mâcon qui ne sera pas un vin d'épicier. J'ai raconté à notre oncle que vous étiez chez la comtesse de Liol, trop souffrante pour rentrer. Il est capable de s'imaginer que c'est une indisposition de bon augure!

Et sur cette grossière plaisanterie, Tulotte descendit afin de commander le déjeuner.

Mary sacrifiait sa réputation. Elle aimait avec la rage de son existence à jamais gaspillée, puis elle savait au juste ce que vous enseignent les livres de médecine au sujet de la morale.

La morale est de demeurer sain; elle avait une excellente santé et son amant se portait très bien, quelle situation plus normale en ce monde? Qu'avait à faire, dans leurs jeunes élans, le nom de son mari, un viveur déjà flambé, ou celui de son oncle, un hypocrite à moitié mort? Ils déjeunèrent tous les trois près du feu, en devisant de l'avenir: si le vieux partait l'année prochaine, le plus tôt possible, Mary demanderait une séparation de corps qu'elle se chargerait de faire prononcer contre l'époux. Moyennant une rente qu'elle lui offrirait, elle deviendrait libre, et Paul serait le maître rue Notre-Dame-des-Champs.

—Mais, tu veux que je passe pour un entretenu! murmura l'étudiant.

—Des mots! s'exclama Mary impatientée, des mots!...

Ce matin-là, l'oncle Barbe comprit que c'était l'écroulement définitif. Tulotte, l'esclave, et l'amant, fou à lier, obéissaient sans une ombre de pudeur. On ne lui disait pas, à travers les rues: «Vous êtes leur complice;» mais l'instant viendrait où le mari, ressaisissant son revolver, tuerait pour de bon la femme qui se moquait ainsi de toutes les lois sociales. Antoine-Célestin, déjeunant seul dans leur vaste salle à manger, lisait ses revues scientifiques.

—Je suis si inutile! se disait-il, en feuilletant les pages de son dernier article sur la cristallisation de l'acide carbonique.

A midi seulement, les deux femmes descendirent du coupé, et entrèrent chez lui.

—Mon Dieu! balbutia-t-il, la voyant très pâlie derrière une voilette de tulle noir, mon Dieu, comme elle l'aime!... et cela sans son cœur, parce qu'il est jeune!

—Mon frère, expliqua Tulotte, le verbe insolent, car elle avait bu beaucoup de mâcon, nous venons du boulevard Saint-Germain. Un ressort du coupé s'est cassé, cette mignonne a dû dormir là bas!

—Vous mentez, malheureuse! répondit le vieillard, levant la main, prêt à frapper sa sœur, plus exaspéré encore de ce mensonge que de l'altitude calme de la femme adultère.

Mary sourit.

—En effet, dit-elle avec une étrange douceur, elle ment, je sors de la rue Champollion, il était malade, je l'ai soigné.

Et lui, le pauvre barbon, qui le soignerait s'il était malade? Il se retira très vite, baissant les yeux, abîmé dans une honte mortelle. Sa cervelle semblait se dissoudre, il grommelait des phrases de son article, essayant, mais en vain, de lui rappeler que c'était infâme de manquer à la foi jurée. Il s'enferma avec cette revue, prenant des notes, causant tout bas du néant de ses études. Tulotte et Mary échangèrent un signe d'intelligence.

—Je crois qu'il bave! fit la cousine, méprisante.

—Encore un an, et nous en serons délivrés! riposta Mary, mettant toujours la haine à côté de l'amour.

Elles allèrent se coucher. Il faisait une journée sombre, et les globes de gaz étaient restés allumés au plafond du corridor; les domestiques bâillaient, un lourd ennui planait sur la maison. Quelqu'un sonna à la porte du perron; c'était le savant à l'oursin, le dernier fidèle, qui demandait le professeur Barbe pour une commission urgente. La femme de chambre, un peu maussade, car elle avait attendu sa maîtresse toute la nuit, le bouscula dans l'escalier.

Est-ce que monsieur avait le temps? Il détestait les visites! Si jadis il avait eu des réunions, aujourd'hui il ne voulait plus voir personne... Il tombait en enfance, elle servait la baronne de Caumont à la condition de ne pas servir M. Barbe, un gâteux insupportable. Tout tremblant, le vieux naturaliste expliquait à la jolie fille de mauvaise humeur, qu'il fallait absolument qu'il eût un entretien avec son camarade de collège.

—Oui! Mademoiselle, ajoutait-il, s'entêtant à pénétrer jusqu'à cette lumière qu'on lui cachait depuis un an, mon camarade de collège! Les autres sont des égoïstes qui ont la célébrité pour les consoler, mais moi je n'ai que son amitié... Mademoiselle, il a classé mon oursin dans son article... Comprenez-vous? Un oriolampas!... un oursin unique! et vous croyez que je peux vivre sans le remercier! Il s'est souvenu de mon oriolampas! Je le verrai, Mademoiselle... En usez-vous?

Faisant un effort de galanterie, il lui tendait sa tabatière.

Pour le coup, la femme de chambre s'emporta. L'astronome Flammaraude était venu lui-même demander des nouvelles, et la baronne, sa nièce, avait refusé de laisser voir son oncle. Il était comme un hypocondre, leur grand savant, et on l'embêtait quand on lui posait des questions.

Madame était bien libre, sans doute, de l'affranchir de leurs empressements ridicules. On lui avait supprimé aussi son élève, l'étudiant Richard, à cause de la fatigue.

—Allons! quand je vous dis qu'il n'y est plus! cria-t-elle, tendant le poing.

L'homme à l'oriolampas s'adossa contre la porte du cabinet de travail. Il savait que le maître l'entendrait.

—Mademoiselle, recommença-t-il très humble, il faut vous dire que c'est le seul qui en ait parlé dans une revue scientifique, et il l'a décrit de souvenir, bivalve et légèrement veiné de grenat! peut-être ayant servi de terrain à des racines de Byssus ou encore...

La fille, hors d'elle, finit par le pousser le long du mur. Depuis le mariage de la nièce, on n'avait pas vu un pareil importun. Est-ce qu'elle allait subir une leçon d'oriolampas, à présent?

Soudain une explosion formidable retentit, la maison fut comme agitée d'un frisson électrique, et les deux disputants se trouvèrent renversés, la face dans le tapis du corridor. Mary, réveillée en sursaut, crut à un retour de son époux déchargeant son revolver au hasard, par fureur d'avoir tout appris. Elle mit son peignoir garni de cygne, se regarda, se coiffa, intrépide comme un général d'armée qui va livrer une bataille décisive. Enfin elle sortit de sa chambre. Une vapeur d'un goût singulier emplissait le corridor, elle ne reconnut pas la fumée de la poudre et elle se dirigea du côté du cabinet. Le cocher était en train de faire sauter la serrure pendant que l'obstiné visiteur, accroupi sur les genoux, essayait de ranimer la servante, complètement privée de sentiment.

—Madame, allez-vous-en! supplia l'homme à l'oriolampas, je crois que mon pauvre collègue a trouvé sa cristallisation[1].

Un éclair illumina la mémoire de Mary. Elle se précipita, suivie des domestiques, dans le cabinet du docteur: il était étendu, les yeux fixes, sa barbe toute hérissée, un peu d'écume aux lèvres, les débris de sa presse hydraulique jonchaient le sol. La Vénus anatomique, détachée de son piédestal, avait bondi, droite encore, mais décapitée, en travers de sa table, sur un amas de fioles brisées. Les livres épars avaient leurs pages arrachées, le squelette, le bras en l'air, contemplait la destruction de ses orbites creuses.

—Mon vénéré maître! sanglota celui qui avait voulu le voir et qui le trouvait mort.

—Une victime de la science! dit Mary, conservant son calme, tandis que les domestiques faisaient des scènes de lamentations. Quand on voulut le relever pour le porter sur un lit, elle s'y opposa, disant que puisqu'il n'y avait rien à espérer, on devait attendre les constatations. En réalité, elle pensait que si un souffle lui demeurait, il étoufferait grâce aux vapeurs de l'acide commençant à se répandre d'abord au ras du parquet. Et on le laissa là s'achever, un coussin sous sa tête chauve, enveloppée d'un rideau que l'explosion avait descendu de la fenêtre.

Le vieux naturaliste, point médecin, lui palpa la poitrine un instant; puis, se sentant des nausées, l'esprit très confus, il sortit derrière la baronne de Caumont, larmoyant son histoire d'oriolampas pour laquelle il aurait bien voulu donner à son collègue, un maître vénéré, de plus précises explications.

—Il a été tué raide, déclara Mary à sa tante.

—Tant mieux! grogna Juliette Barbe, il ne mettra plus la discorde chez nous.

Peut-être le savant était-il las de servir de témoin à cette discorde et avait-il choisi le chemin le plus court pour s'enfuir!

Ceux qui constatèrent son décès s'aperçurent que, soit trouble de tous ces gens profondément affectés, soit ignorance de la part du bonhomme à l'oursin, il n'avait expiré qu'un quart d'heure après sa chute et qu'en tombant il ne s'était fait aucune blessure mortelle.

—Victime de la science! répétèrent les journaux, échos complaisants de la jeune baronne. Il y eut un enterrement magnifique. M. de Caumont, prévenu, arriva pour l'ouverture du testament. Antoine-Célestin Barbe léguait toute sa fortune à sa nièce. Le baron, attendri, ne sachant plus où s'était perdu son fils naturel, ayant lui-même bien des choses à se reprocher, fit une démarche auprès de sa femme. Tous les deux vêtus de grand deuil, revenant du cimetière dans la voiture ornée d'énormes nœuds de crêpe, entamèrent une banale conversation.

—Madame, croyez que je prends part à votre chagrin. Les larmes effacent les fautes, Mary! Ah! quel noble cœur, cet homme que le Paris scientifique regrette avec nous!...

Elle se garda de relever son voile, car il aurait vu qu'elle ne pleurait point, mais avait un singulier sourire.

—Monsieur, répliqua-t-elle digne et froide, je sais que mes torts ne sont pas de ceux qu'un mari oublie. Nous tâcherons de nous supporter mutuellement, à moins que vous ne désiriez me convaincre d'adultère devant un tribunal.

A cela, il avait souvent pensé. La phrase le plongea dans de mornes réflexions. Un scandale ne mènerait à rien de logique: il avait un fils naturel, et elle possédait une belle fortune. Entre ces faits accomplis, un avocat le ballotterait avec d'odieux commentaires. Il serait la fable de ses amis, les viveurs du cercle aristocratique, et Mary, jeune, orpheline, intéresserait autrement que lui, ex-fanfaron, sujet aux fredaines des blasés, un peu engraissé du ventre.

—Mary, murmura-t-il, on irait au bout du monde, qu'on ne vous oublierait jamais!

Il eut l'envie de lui prendre la main; il se retint pour ne pas lui paraître ridicule.

Chez eux, elle décida qu'elle lui donnerait le droit de gérer les capitaux selon ses idées.

Il la trouva généreuse. Pour un rien de tendresse, il lui aurait demandé si elle pouvait aussi effacer le passé.

Il reprit une certaine tranquillité quand il eut interrogé les domestiques et les amies mondaines. Tulotte lui semblait un porte-respect bien suffisant; le cocher avait juré tous ses dieux que madame ne sortait pas sans sa tante. La petite comtesse de Liol, l'ancienne conquête, lui avoua qu'elle n'avait aucun rapport défavorable à lui faire. Elle gardait bien ses secrets, Mary, en admettant qu'elle en eût, cette créature, un peu doctoresse avec ses compagnes du frivole faubourg Saint-Germain, et la comtesse termina en félicitant le mari qui cascadait par delà les frontières pendant que sa femme soignait un vieil oncle à héritage. Leur deuil les empêchant de recevoir et de courir les salons, ils durent se cloîtrer dans l'hôtel, très agrandi par la catastrophe. A la lueur d'une lampe intime, ils durent passer des soirées en tête-à-tête, lui ne sachant que dire, elle lisant ou brodant sans rechercher la causerie. Il lui fallut de nouveau l'admirer sous les simplicités de ses robes noires comme avant leur fatal mariage, et il constatait qu'elle était encore embellie: ses yeux, bistrés par la douleur, se rejoignaient, toujours de ce bleu inexplicable au milieu des pâleurs dorées du visage, s'estompant de leurs fins sourcils prêts à se froncer. Ses cheveux lourds, plus en deuil que sa robe, avaient des senteurs délicates de ce réséda mystérieux qu'elle portait en son être, malgré la faute, malgré le crime, fleur de jeunesse au paroxysme de la passion, fleur d'amour provocante et toujours ingénue.

Une fois, comme elle se penchait pour saisir un peloton de laine, elle le frôla du coude, demandant pardon. Alors il n'y tint plus, il l'entoura de ses bras, les larmes au bord des paupières.

—Mary, dit-il sincèrement ému, tu as voulu te venger, parce que tu m'aimes, n'est-ce pas? Il est impossible que ce soit la dépravation des sens qui t'ait entraînée, toi qui n'as pas de sens, toi la femme orgueilleuse et de glace?...

Elle lui laissa croire tout ce qu'il arrangeait pour sa propre conscience.

Le jour même, elle avait reçu, par son cocher, un billet la suppliant de se rendre à la rue Champollion: elle voulait cette victoire sur le mari pour le mieux aveugler.

—Tu es mienne! ajouta le baron, rien ne me change ta chair, va! j'en aurai toujours faim!

Quand ils furent au lit, elle eut une patience vraiment angélique, puis, d'une façon scandaleuse, lui s'endormit, n'achevant pas sa phrase passionnée. Elle sauta à bas de la couche conjugale, alla tirer un flacon de chloroforme d'une cachette qu'elle avait ménagée derrière un tableau et elle le mit une seconde près du visage du dormeur.

En s'habillant elle le regardait, soucieuse, pensant qu'il ne se douterait guère de son audace, mais qu'elle risquait de se partager chaque nuit et que c'était ignoble pour l'amant.

Elle se glissa jusqu'aux écuries, réveilla le cocher qui l'accompagna avec des précautions de filou. Elle ne respira que dans l'escalier de Paul Richard, mécontente de son peu de courage. Paul avait mal dîné, il ne voulait plus allumer de feu, et il était assis devant un énorme registre de négociant, une tenue de livres dont il croyait tirer des sommes d'argent. Mary haussa les épaules.

—Tu sais, lui dit-elle, que mon oncle m'a légué cinq mille francs pour toi, je te les apporte!

Une rougeur envahit les joues du jeune homme.

—Je te remercie, mais je n'accepte pas ... c'est ton notaire qui doit me rendre des comptes. Voyons?... tu veux décidément me réduire à ce rôle d'homme des ruisseaux? Où est la preuve du legs?

Elle arpenta la mansarde, exaspérée. La situation devenait embarrassante.

—Voici les billets, fit-elle des dents grinçantes, et je vous ordonne de les prendre!

—Oh! murmura-t-il, joignant les mains devant elle, tu as donc quelque chose, tu me grondes et tu cherches à m'avilir davantage. Ton mari?...

Il s'arrêta, la regardant fixement.

—Sans doute, mon mari: je viens d'être sa femme! As-tu supposé que M. le baron de Caumont avait de la dignité? Il ne m'a pas tuée, le reste est arrivé par surcroît ... les hommes sont très forts!

Paul Richard faillit hurler de désespoir. C'était à présent que la honte l'empoignait, car il serait encore moins fort que l'époux.

Il accepta ces billets de banque, se réservant de les dépenser seulement pour elle, il ne s'occuperait plus de son diplôme de médecin et irait au métier qui lui fournirait tout de suite du pain.

Ils demeurèrent silencieux, le front bas, n'osant pas se toucher, craignant d'avoir envie l'un de l'autre dans le souvenir brutal de la rentrée en possession du mari.

—Oh! cria-t-il, crispant ses poings, s'il pouvait mourir comme ton oncle, je ne le pleurerais pas, tu sais!...

Elle le quitta, très sombre, emportant ce cri d'amour au fond de ses oreilles.

—Madame, lui chuchota le cocher, s'autorisant d'une position critique pour lui donner des conseils, je crois bien que ce jeu-là est dangereux, Monsieur n'est pas de la première verdeur, pourtant il finira par s'apercevoir que vous désertez... Il se réveillera ou on le réveillera et nous serons fichus.

—Taisez-vous! répondit la baronne, s'enveloppant de son manteau, avec un geste impérieux.

Le lendemain elle combla son mari de prévenances. Coquette, folle, elle l'emmena dans leur chambre nuptiale dès la nuit close.

—Louis, lui affirma-t-elle, je vous jure que vous ne dormirez plus!

En effet, il ne dormit pas, très fier de cette surexcitation qu'il attribuait au retour des coquetteries de sa femme.

Les jours suivants il eut de véritables crises, se pelotonnant à ses pieds menus avec des extases de jeune premier quelque peu grotesque.

Dans l'ordinaire fatuité des hommes, il se croyait aimé d'un amour plein de reconnaissance pour la faute pardonnée. Elle ne lui disait rien, comme un joli sphynx, mais il lisait des choses sur sa physionomie d'enfant repenti. Elle avait maintenant des raffinements discrets qui le comblaient d'enthousiasme, elle se livrait plus entière, plus humble. Ah! les maris qui n'ont qu'une femme vertueuse ne savent pas les plaisir d'avoir été cruellement trompé, puis d'avoir permis ensuite ces sortes de dénouements avec leur pointe obscène! Il se serait félicité de son ridicule de jadis s'il avait osé se l'avouer.

A la vérité, dans les longues après-midi brumeuses, il était forcé de se coucher une heure ou deux pour chercher un repos réparateur. Il éprouvait d'étranges vertiges comme un viveur qui a le casque, selon les expressions des noceurs. Pourtant il mangeait et buvait chez lui, sans grand appétit, des plats assez simples, un vin sans alcool. Mais dès qu'il la rencontrait par les corridors ou qu'elle venait se pencher sur lui, il était repris de cette surexcitation merveilleuse qui lui faisait accomplir des actes de héros. Leur lune de miel recommençait. Au moins, c'est ce qu'il croyait. Elle était si belle, si jeune, si originale. Un moment il s'écria, se sentant fou:

—Tiens, Mary, je te remercie de t'être vengée! Pour m'avoir trompé un jour, tu es une autre femme, mille fois plus désirable!

Mary eut le bon goût de ne pas répondre.

La petite comtesse de Liol, qui avait rassuré l'époux en jurant que son amie était impeccable, fut témoin d'une scène bizarre. Elle était venue visiter le couple, un peu intriguée au fond par les allures de madame de Caumont, une femme ne soupant jamais et sortant de chez elle avant minuit, s'isolant, ayant l'aspect d'une religieuse qui traverserait un vilain monde. Lorsqu'on l'annonça dans le salon de Notre-Dame-des-Champs, Monsieur s'échappait derrière une portière, tandis que Madame, demeurée grave, rajustait sa coiffure. La fine Parisienne posa une question embarrassante:

—Je vous dérange?

—Non, chère amie, pas du tout, au contraire!

—Ce n'est guère poli pour ce pauvre baron, ce que vous dites là, riposta la comtesse, une charmante vicieuse, cherchant la plaie dans les ménages, non à cause de la morale, mais pour en profiter à des points de vue spéciaux.

—Vous êtes une heureuse créature! soupira-t-elle. Moi, depuis que je suis veuve, j'ai eu l'idée de prendre un amant, et si je n'en ai pas pris, c'est que je doute de tous ces messieurs!

Mary ne put s'empêcher de sourire.

—Vous n'avez pas douté de mon époux, jadis, m'a-t-on raconté!

Les deux femmes étaient assises en face l'une de l'autre. Elles se dévisagèrent. Il y avait une absolue indifférence dans le sourire railleur de la baronne. Madame de Liol se rapprocha d'elle.

—Vous ne l'aimez pas, méchante! dit-elle, vexée de ce qu'il lui avait appris ses anciennes fredaines.

—Je l'aime comme on doit le faire en alliance légitime, ma chère: raisonnablement!

—Hum!... et pourquoi cette fuite précipitée?

Mary quitta le ton du marivaudage.

—Eh bien! dit-elle avec un dégoût qu'elle ne put dissimuler, il m'excède, voilà la vérité.

La comtesse était une blonde très fanée, très élégante, soignant particulièrement ses mains, dont les deux index se trouvaient rongés jusqu'au vif, ce qui donnait à penser qu'elle avait la triste habitude de les mordre, ses yeux cernés luisaient à de certains instants comme des diamants, elle recherchait la compagnie des brunes, pour ressortir, et des blondes, pour les désespérer. On la surnommait dans son monde Chiffonnante, parce que sa principale joie était de courir les grands magasins de nouveautés et d'y collectionner des étoffes nouvelles. Veuve, elle avait eu quelques amants, vite las. On la prétendait hystérique; ainsi, d'ailleurs, le sont toutes les femmes que les hommes ont vu rire et pleurer dans une querelle d'amour, mais rien ne prouvait les désordres de son tempérament, car elle se vantait en parlant de ses feux. Ses amants la considéraient comme une glaciale.

—Pauvre chatte! soupira la comtesse de Liol.

Elles causèrent ensuite toilette, évitant de reparler du baron.

Une semaine s'écoula. Mary semblait oublier l'étudiant et ne lui écrivait que de loin en loin. Celui-ci, à moitié fou de rage, la guettait à tous les coins des rues, ne s'occupant plus de ses études médicales, renonçant au gagne-pain présent ou futur. L'amour de cette cynique lui était nécessaire comme la lumière; quand elle partait il retombait dans un chaos et allait, tâtonnant, se briser les membres contre les murs. Il savait que ce mari l'avait reprise et il voyait, dans ses cauchemars, se dérouler des scènes horribles. Durant huit jours il résolut de manger chez des camarades pour ne pas toucher à son argent. Les invitations s'épuisèrent, il était si morne que les compagnons en eurent bien vite assez, il lui fallut jeûner. Que faisait-elle donc? Ses billets lui disaient que la prudence la retenait auprès de cet homme et qu'elle le priait d'attendre.

Alors, un dimanche, il dépensa cinq francs d'absinthe sur les billets de banque qu'il n'avait pas encore ôtés de l'endroit où elle les avait placés. Le cocher de l'hôtel Barbe vint le soir avec une fleur et un ruban. Paul sanglotait tout seul, couché tout habillé dans son lit pour avoir moins froid.

—Que voulez-vous, je pleure, je ne suis plus qu'un enfant! Joseph! elle m'oublie!

Joseph lui répondit des tas de choses inutiles sur un ton fort gourmé.

—Ces affaires-là ne me regardent pas, Monsieur Richard, on me paye pour vous servir, mais on ne m'a pas chargé de vous consoler. Ces grandes dames sont si capricieuses!

—Et le mari? que devient-il, mon bon Joseph?

L'étudiant joignait les mains comme lorsqu'il avait dix ans et qu'il montrait des souris blanches pour quelques sous. Peu lui importait d'être rudoyé par son domestique: n'avait-il pas bu son argent le jour même?

—Ma foi, Monsieur est tout pendu à ses jupons, il a une figure cramoisie que c'est une véritable honte. Ce monde-là se la coule douce, je vous assure!

Paul rugit et se dévora les poings... Si elle allait l'aimer, maintenant qu'elle savait l'amour!...

Joseph sortit, plein de pitié.

Vers minuit on frappa légèrement. Paul était en train d'enfoncer un clou et d'arranger une corde, il avait décidé de mourir, sa lettre d'adieux était terminée. D'un bond il fut sur le seuil.

—Toi!

—Oui, moi!

—Et lui ... lui que tu tolères, à ce que me racontent tes gens? lui que tu veux aimer? N'es-tu pas la plus vile des femmes?

Elle riait en se débarrassant de ses fourrures.

—Fâchez-vous, tyran, quand je travaille à notre délivrance!

—Enfin, où est-il? T'a-t-il embrassée avant que tu montes cet escalier?

—M. Louis de Caumont est, à l'heure qu'il est, dans les bras de ma meilleure amie, la comtesse de Liol!

—Hein! ce n'est pas vrai! Joseph dit qu'il t'adore depuis ta dernière visite ici, et qu'il ne cesse de te caresser les cheveux pendant les repas.

—Oh! il caresse même le menton de ma femme de chambre; ce cher baron est en train de se faire maigrir, je crois!

Paul Richard, suffoqué, ne comprenait plus.

—Nous serons désormais aussi libres que lorsqu'il était en Russie, mon amour! ajouta-t-elle gaiement.

Il ne voulut point lui demander d'explications. Il alluma le feu avec la lettre d'adieux et lança la corde par la fenêtre. Quant au clou, il y pendit les fourrures de sa maîtresse en plongeant ses narines dans leur odeur d'ambre.

En effet, le baron était cette nuit-là chez la petite comtesse de Liol et celle-ci avait prévenu sa complice par ce billet laconique:

«Ma brune belle, le monstre restera chez moi, ce soir; on ne dansera pas au piano, mais il y aura du thé.

A vous.»

Elles s'entendaient. Un mépris commun du maître les faisait s'unir pour que l'une débarrassât l'autre des assiduités gênantes du viveur sur le retour. Peut-être bien la marquise avait-elle un plan ou soupçonnait-elle son amie de ne pas lui dire tous ses secrets d'épouse qui a besoin de demeurer chaste. Mais elle se dévouait sincèrement!

Louis de Caumont, à partir de son escapade, renoua des intrigues et se glissa en des lieux épouvantables. Un continuel besoin de volupté semblait le mener à travers les sociétés les plus interlopes. Il appelait sa femme une Mandragore. Dès qu'on respirait l'air qui l'entourait on devenait satyre et, toujours fier de ses forces renaissantes, il courtisait, à la fois, la comtesse, une fille du quartier latin, la prostituée des trottoirs, les cocottes du café Américain. Elles étaient toutes jolies, toutes savantes, toutes jeunes ... et, planant au-dessus de toutes, il revoyait l'image de Mary, l'énigmatique créature dont les baisers versaient du feu de ses reines.

«Une cure que ce vieux Barbe n'aurait jamais faite, lui qui m'a refusé des drogues aphrodisiaques!»—pensait l'ex-beau de quarante-trois ans, quand il était obligé, maigrissant, de resserrer les boucles de ses pantalons.

[1] La cristallisation de l'acide carbonique a été découverte en 1881 par Wroblewski.


XI

Affranchie de son esclavage conjugal, Mary rejoignit l'étudiant presque toutes les nuits; Joseph le cocher n'avait plus besoin de l'accompagner, elle savait le chemin, et, vêtue de robes simples, ne prenant même pas de voiture, elle allait par les rues du vieux quartier, se perdant au milieu des vendeuses d'amour. Paul, tout à fait fou, ne discutait plus ses ordres, il prenait l'argent qu'elle apportait, le dépensant pour elle et pour lui, heureux de s'avilir puisqu'elle disait que cela l'amusait. Il avait abandonné brusquement ses travaux, car il se moquait de l'avenir sans elle. Il trouverait toujours une place d'imbécile, selon ses expressions, quand elle se dégoûterait de leurs plaisirs, et il entrevoyait un final idiotisme qui serait la consolation de sa perte, le suicide maintenant était trop indépendant, trop brave, il avait encore, elle partie, le besoin de penser éternellement à ses cheveux, à ses mains, à sa bouche, et pourvu qu'il y eût un coin sous l'arche d'un pont, il rêverait après avoir vécu. N'était-il pas sa chose, son bien, ne l'achetait-elle pas et devait-il se reprendre pour la mort? Elle l'écoutait lui balbutier ces aveux, le caressant comme une proie qu'elle dévorait, morceau par morceau, le cœur un jour, l'honneur le lendemain. Quelquefois ils se rendaient au théâtre voisin, se dissimulant derrière des stores pour ne pas entendre la pièce et ne pas regarder les acteurs. Alors sa distraction était de lui chuchoter dans un moment d'effroi.

—Le voilà! mon mari ... ton père!

Il tressaillait jusqu'aux moelles, la suppliant de ne pas rire de cette situation qui les faisait si criminels. Mais elle demeurait gamine en plein vice, riait davantage le sentant frémir à ses côtés.

Peu à peu, ils se relâchèrent de leurs habitudes craintives. Mary assurait que le baron, enragé, glissait d'une débauche à une autre comme un être saisi de vertige. Elle l'avait pris sous le toit de sa propre maison essayant de violer sa femme de chambre; depuis, elle se faisait hautaine, le menaçant d'une séparation qu'on aurait prononcée contre l'époux, malgré tous les torts de l'épouse. M. de Caumont passait l'eau quand il était en bonne fortune, il ne rentrait chez lui qu'à la pointe du jour, harassé de fatigue, ayant l'aspect d'un chien battu: son domestique lui administrait une douche après laquelle il buvait un verre de vin bouillant qui le remettait à neuf d'une manière étonnante, et vers dix heures il se sauvait, on ne s'imaginait pas où, toujours chassant la jupe. Paul Richard eut des doutes au sujet de son appétit féroce, il l'avait connu très réservé dans ses noces, se vantant de rester correct durant les plus bruyantes orgies. Mary, une nuit de bal masqué, mena son amant dans un salon dont la porte s'ouvrait devant une pièce de vingt francs: là elle lui indiqua le baron vautré sur un canapé en compagnie de créatures un peu ivres, qui cependant lui résistaient tant il se montrait cynique.

—Oh! misérables que nous sommes! murmura le jeune homme, songeant que le père ainsi que le fils assouvissaient leurs passions avec l'or de sa bourse.

—Allons donc! répliqua-t-elle, cela, je le veux! Rappelle-toi que je voudrai toujours ce qui m'arrivera, je suis la maîtresse de vos destinées; et quand je ne t'aimerai plus tu regretteras mon amour comme bientôt il regrettera la vie! Vous n'êtes pas malheureux, vous, les inconscients. Vous n'avez qu'à vous laisser diriger le premier vers un lit, le second vers la tombe, et c'est moi qui ai tout le mal!

—Crois-tu qu'il se tuera?

—Je l'espère bien, Paul!

—Tais-toi, Mary, balbutia-t-il, effrayé de son regard cruel. C'est lâche d'attendre l'agonie d'un homme qui m'a fait grâce...

—Préférerais-tu que j'eusse le courage de le tuer moi-même?

Paul sortit, navré. Elle jouait avec ces idées funèbres comme avec les couteaux brillants que font tournoyer les jongleuses. Quand il lui parlait de son oncle, le professeur vénéré de jadis, elle interrompait ses doléances, lui assurant qu'il avait moins valu que celui-là, que tous ces gens usés étaient des sales, des corrompus, il n'y avait que les jeunes qui fussent drôles et encore s'ils se résignaient aux coups de griffe et aux morsures. Paul inclinait le front, ne disant plus rien. Il aurait eu grand tort de se plaindre puisqu'elle le choisissait dans la jeunesse, puisqu'elle aimait sa belle sève débordante. Certains garçons robustes mais blonds ont de ces passivités de filles dès qu'ils ont l'âme ensorcelée. Elle inventait des supplices très mignons pour éprouver à toutes les minutes sa docilité d'amoureux. Souvent elle lui promettait de venir, elle ne venait pas, sachant qu'il pleurerait de dépit et arrivait lorsqu'il n'osait plus l'attendre.

Maintenant ses hémorragies étant moins fréquentes, elle avait découvert des petits points sur sa peau, entre l'épiderme et la chair. Elle les tirait à l'aide de ses ongles formant l'amande, en laissant le sang fluer hors les trous des pores élargis; lui ne bougeait pas, mais son épaule ou son dos finissait par lui cuire tellement qu'il se fâchait, les larmes aux yeux. Elle employait ses caresses les meilleures pour le calmer, répétant qu'un homme doit être vraiment au-dessus de ces faiblesses-là; une piqûre, une perle empourprée, c'est peu de chose en comparaison du plaisir charmant qu'elle ressentait.

Docile, se moquant avec elle de ses révoltes, il lui tendait ses bras pour qu'elle s'amusât à les labourer d'une épingle à cheveux, une pointe de métal cuivrée très mauvaise, elle le tatouait de ses initiales, appuyant d'abord doucement, puis écrivant la lettre dans la chair vive, l'empêchant de fuir en lui donnant un baiser par écorchure. Cela semble si naturel aux fervents de l'amour d'expier toujours des crimes imaginaires! Ne l'avait-il pas violée lors de leur premier rendez-vous?...

Et elle était si belle quand elle bégayait ces phrases magiques:

—Tu es mon mari, toi, je te mettrai à sa place ... tu verras ... je t'épouserai. Nous n'aurons jamais d'enfant!

La voix lui manquait pour crier merci! il le lui disait des yeux, retenant ses larmes.

Un matin, Mary revenait de la rue Champollion, elle rencontra le coupé du baron, son coupé à elle, qui longeait le jardin du Luxembourg. Elle n'eut que le temps de se rejeter en arrière, mais la glace de la portière s'abaissa, une tête de femme sortit effarée. C'était la comtesse de Liol.

—Ah! quelle plaisanterie, comtesse! vous, à six heures, dans ma voiture! Où allez-vous?

—Montez!... dit la jeune veuve toute frissonnante... Avant de vous demander pourquoi je vous rencontre ici, laissez-moi vous ramener chez moi... Le baron est malade!

—Je croyais qu'il vous trompait, comtesse? dit tranquillement madame de Caumont.

—Oh! ne riez pas ... il est resté roide sur mon lit, les membres tordus: un cadavre, ma chère; je suis folle! Et elle se mit à sangloter.

Mary pinçait les lèvres.

—Vous avez donc un amant? finit par crier la comtesse, furieuse.

—Et je ne suis pas la seule, je pense, chère amie... Alors, ce pauvre baron est malade?

—Une attaque d'hystérie, moi j'ignorais que les messieurs en eussent. Ah! vous êtes une effroyable personne!

—Je ne saisis pas le motif de votre colère, fit Mary, qui rajustait un peu sa coiffure, est-ce parce que je me promène le matin ou parce que le baron est malade, que vous me querellez?

La comtesse la serra soudain contre son sein palpitant...

—Je me moque de lui, tu sais ... je t'en veux de ne pas me dire tout ... tu aimes donc les hommes, toi?

Mary éclata. Positivement, la naïveté fabuleuse de cette petite mondaine était adorable. Elle la repoussa avec un geste ironique.

—Calmez-vous, Madame, en vérité, l'hystérie est à la mode. Que chacun garde ses névroses, moi je vous déclare que vos jeux de pensionnaire ne me suffiraient pas du tout!

La comtesse lui baisa la main, lui relevant son gant avec une feinte humilité.

—Oh! toi, dit-elle, tu es une tigresse, et c'est pour cela que je t'obéirai ... jusqu'à ce que tu m'obéisses... Je serai sage, tes secrets seront respectés.

Fronçant les sourcils, madame de Caumont se tut.

Arrivées à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, elles descendirent devant une porte bâtarde et pénétrèrent par un escalier de service dans la demeure de la comtesse.

Sur le lit de la chambre à coucher, un lit ruisselant de vieilles guipures, le baron était assis, le visage ahuri, les mèches de ses cheveux déjà grisonnants tout en désordre; il avait mis son pantalon, il s'examinait devant une glace.

—Hein! marmotta-t-il, mes deux femmes!... Voilà ce que je voulais voir... Si vous vous bécotiez, à présent que nous sommes de bons amis!

—Il radote, dit la comtesse indignée.

—L'accès est terminé ... répliqua la baronne, qui avait tâté le pouls de son mari avec l'expérience d'un docteur. Monsieur, vous donnez beaucoup de peine à cette excellente comtesse, il faudrait vous lever et me suivre, sinon, je plaide!

—Oh! Mary ... sois généreuse!... partons vite... C'est elle qui me racontait qu'elle voudrait t'avoir là, près de nous... J'en ai eu un fou rire et des syncopes! Je sens bien que tu vaux mieux que moi!

Il s'habilla, se peigna, puis après avoir, dans un éclair de sa galanterie chaste d'autrefois, effleuré les doigts de la comtesse, il suivit sa femme.

—Je vous jure, c'est elle qui a voulu ces bêtises! ajouta-t-il, dès qu'ils furent chez eux.

Mary écrivit une lettre charmante le soir même à madame de Liol, elle lui fixait une heure pour le surlendemain, ayant besoin de s'entendre de nouveau à propos de leur époux.

Le cocher Joseph déclara que la jeune femme, en lisant cette lettre, s'était pâmée de joie et lui avait jeté un louis.

La comtesse vint, superbe, décolletée, provocante, flairant une victoire, elle avait dévalisé un étalage de bouquetière et apportait de quoi faire tout une couche de lilas blanc. Mary, hermétiquement boutonnée, vêtue d'une robe de drap noir, gantée de Suède jusqu'à l'épaule, conservait son air de dédain habituel. Le baron, caché par un store, plus nerveux que jamais, attendait le résultat de la scène qu'on lui promettait très folle.

—Enfin! s'écria la comtesse, se jetant au cou de Mary.

—Puisque vous le voulez!... répondit la fille du hussard, dont le bras gauche replié derrière son dos paraissait tout agité. Le salon était clos, les velours jaunes, rebrochés de soie en médaillon Louis XV, s'égayaient d'un énorme feu crépitant, une chaise pompadour, devant l'âtre, invitait aux ébats mystiques, et les lampes, voilées d'écrans multicolores, donnaient une lueur de lune traversant des pierres précieuses.

La comtesse s'affaissa sur la chaise longue, les paupières clignotantes.

—Qu'as-tu dit pour qu'il nous débarrasse de sa présence?

—Auriez-vous peur de ses sarcasmes, ma chère enfant? demanda Mary avec un sourire froid.

—Non ... mais je t'aime pour moi seule!

—Êtes-vous si belle? mon Dieu, que vous brûliez de vous montrer à tant de gens, hommes ou femmes? murmura Mary, demeurée debout.

Pour toute réplique, la comtesse dégrafa sa robe; elle était sans corset, sa gorge de blonde, à cette lumière savante, produisait un effet de statue grecque, et la chemise transparente avait la douceur de flocons nuageux sur un marbre rose.

—Tu doutes encore? s'exclama-t-elle dépitée, voyant que Mary, fort bourgeoisement, tisonnait les braises.

—J'attends la fin! dit la baronne, dont la réserve s'accentuait.

La comtesse lâcha ses jupes, qui s'écroulèrent à ses petits pieds chaussés de satin.

Alors Mary se retourna, son bras gauche se tendit vivement et madame de Liol poussa un cri atroce, son corps se renversa sur la chaise, marqué au flanc d'une blessure fumante. Le tisonnier était rouge...

—Du secours! hurla le baron, s'élançant de sa cachette ... du secours, elle l'a tuée!... Oh! Madame, vous êtes le pire des bourreaux!

—Monsieur, scanda Mary avec une dureté sinistre, je suis chez moi et libre d'y punir comme il me convient un attentat aux mœurs... Cette femme est votre maîtresse, vous étiez présent, votre rôle sera grotesque si vous dites toute la vérité à la barre d'un tribunal...

Elle se retira, le laissant pétrifié en face de la malheureuse comtesse.

A trois semaines de là, madame de Liol, guérie, partait pour Nice. Son cercle d'intimes prétextait l'état de sa poitrine, peut-être eût-il fallu prendre la chose de moins haut.

Quant au baron, il avait, sous l'empire de ses crises assez inexplicables, recommencé les pires fredaines. Tulotte, très vertueuse, même étant grise, déclarait qu'elle quitterait l'hôtel si on ne l'envoyait pas, avec son amoureuse manie, à Charenton. Joseph, le cocher, pensait que Madame avait eu des excuses, et le docteur appelé, un ancien ami de Célestin Barbe, plaignait beaucoup cette jeune femme, obligée de se dévouer au monstre. Il leur conseilla le séjour de la Caillotte, leur propriété de Fontainebleau, où le sergent de ville était rare. Maintenant, avec le printemps, il fallait tout prévoir!

La Caillotte était une petite villa que l'humidité de la forêt avait rendue toute verte. On ne la distinguait pas dans sa pelouse et ses bosquets, elle semblait faite de mousse comme une vieille tombe. Il n'y avait point de fleurs; rien que des feuilles, myrtes, noisetiers, buis, les mille variétés des liserons, des pervenches, plantes sauvages de la ruine. Les croisées donnaient sur l'infinie perspective des routes de chasse, l'ombre de ses bois l'enveloppait d'un reflet reposant, mais bien lugubre aux heures du crépuscule. Dès le mois de mai, Mary voulut que le don Juan vînt habiter avec elle ce coin d'Éden mélancolique. Il fît une résistance opiniâtre, disant qu'on le sèvrerait là-bas de ce qui lui paraissait un besoin absolu, et capitula dans un moment de lassitude. Il se sentait très coupable, autant qu'elle; il ne pouvait plus invoquer sa dignité d'époux.

Le baron, entrant dans le jardin, faillit se trouver mal, l'air pur le grisait, son cerveau détraqué avait des élancements aigus; ses bras, remplis de fourmillements bizarres, lui refusaient leur service; il n'eut pas la force de retenir la grille à moitié rongée par la rouille, et elle lui dégringola sur les reins.

—Je vous ai averti! cria Tulotte, exaspérée par ce second gâteux, qu'on était obligé de suivre comme un garçon en bourrelet.

Le cocher ricanait.

—Joseph, dit la baronne, repoussant la grille, il faudra chercher un serrurier. Où est notre concierge?

Le concierge, un jardinier boudeur et qui ne les attendait pas si tôt, traversa la pelouse en maugréant. Tout à coup il s'arrêta stupéfait.

—Hein? Monsieur ... que désirez-vous?

—Tu es un abruti, mon vieux! dit le baron, s'appuyant aux hanches de sa femme.

—Pardonnez-moi, Monsieur le baron, je ne vous reconnaissais plus!

Impatientée, Mary entraîna son malade du côté du perron.

—Ah! c'est bête!... il a dû avoir une fluxion de poitrine depuis six mois! murmura le jardinier.

—Bah! répondit le cocher, adressant un signe d'intelligence à la servante, qui détachait leurs malles, on a du tempérament quand on possède une jolie dame.

Mary se retourna en haut des marches.

—Je pense que vous serez sage ici, dit-elle d'un ton presque doux, et nous vous guérirons.

—Je le crois! soupira-t-il très humble, se serrant près d'elle, craintif et allumé, l'œil vacillant comme une flamme qu'on éteint. Nous serons comme des tourtereaux! ajouta-t-il.

Elle passa devant lui, la lèvre ridée d'un terrible rictus.

—Louis, déclara-t-elle, quand on a mené des maîtresses sous le toit conjugal (et j'ai mes témoins), on n'a plus de femme. Mon rôle se bornera à vous soigner. Rappelez-vous les ordonnances. Du reste, je suis médecin, vous savez.

—Tu es une bonne amie! fit-il confus, mais je te supplie de ne pas me rudoyer! Je suis plus désolé que toi de mon état. Quand la raison me revient, je me logerais des balles dans la tête. C'est une honte! je lutterai ... nous lutterons... J'ai une existence trop oisive, je vais bêcher mes plates-bandes, semer des radis! Oh! je comprends que tu m'as bien aimé pour brûler la comtesse ... ma belle jalouse, j'ai oublié ta faute, va, tu es vengée à ton tour!

Ils visitèrent le logis, secouant les tentures, d'où tombaient des masses d'araignées velues.

—Cela sent le moisi! répétait le baron, s'éloignant de ces bêtes avec une horreur superstitieuse.

Sa chambre à coucher, faisant face à la forêt, était tapissée de vieux lampas brun encadré de bois sculpté, et des grisailles, douloureusement monotones, ornaient les meubles.

—Je voudrais dormir un peu; le chemin de fer m'a fatigué, dit le baron, les jambes molles.

Elle le laissa chez lui pour aller arranger un pavillon qu'elle voulait habiter, à l'autre bout de la maison.

Leur vie d'été débuta par une violente rechute du monomane, il s'était lancé à la poursuite d'une petite fille de huit ans qui avait eu la vilaine idée de lui faire une grimace. Le jardinier, indigné, la lui ôta juste à temps et accabla de grossièretés ce maître perverti.

Mary, toujours calme, prononça des phrases vagues.

—Soyez patients, il est malade!

En attendant, le baron n'avait plus d'appétit, plus de graisse et s'exténuait dans ses multiples rages d'amour. Le docteur se grattait le menton, le sentant flambé. Il avait envie de l'isoler de sa femme; seulement, elle refusait, désirant gravir ce calvaire tout entier. Une fois le baron, vis-à-vis d'elle et en présence du médecin, eut des manières de goujat.

—Vous voyez que je n'exagère pas! dit madame de Caumont, qui avait rougi.

—Séparez-vous! risqua le médecin, trouvant qu'un malade pareil n'était guère intéressant.

—Pour amuser un tribunal! répondit-elle avec amertume.

Le médecin sortit de la Caillotte tout ému.

La digne nièce de l'homme honorable que pleurait la science, cette Mary Barbe! Du reste, qu'elle satisfît ou non les passions de son époux, le mal augmenterait malgré ce dévouement sublime.

Le baron avait des causeries funestes que Mary ne pouvait pas enrayer. Tantôt il lui développait ses théories sur les passions contre nature, tantôt il s'ingéniait à lui découvrir des perfections dont elle ne se souciait pas. A l'ombre des frondaisons parfumées, dans les senteurs saines de cette forêt majestueuse, il débitait ces histoires malpropres, creusant les situations, répétant les mots crus. Les amours des femmes entre elles le hantaient.

Il prétendait que la pauvre comtesse avait injustement souffert. Si sa petite Mary était gentille, elle lui pardonnerait un jour; ce serait bien drôle! Tous les viveurs spirituels tolèrent ces choses; des préjugés, il n'en fallait plus. Notre siècle était le siècle des plaisirs élégants. Sans jalousie on faisait une triple noce qu'on oubliait à l'aurore, après son bain.

Pendant l'Exposition de 1878, et en Russie, il avait vu des régiments de ces jolies pécheresses, des créatures du meilleur monde, et il citait les noms, les rues, les hôtels.

Silencieuse, Mary l'écoutait, sucrant ses potions, les dents serrées, les yeux fixes, songeant aux ruts puissants et pourtant pudiques des carnassiers au fond des bois. Un loup, c'eût été beau devant l'homme de ce siècle des plaisirs élégants.

Paul Richard avait loué une chambre à l'auberge pas loin de leur villa. Dès que la nuit épaississait l'ombre des grands arbres, il se glissait comme un voleur le long du jardin. Le cocher lui donnait des renseignements et, selon l'humeur de Monsieur, Madame venait le rejoindre dans le pavillon formant une espèce de tourelle moyen âge à la maison.

Ils avaient, au dessus des serres, une pièce immense garnie de cretonne rose, avec un lit splendide en ébène massif. Des placards et des bahuts étaient là pour toutes les alertes possibles. Souvent, Paul dormait le matin, puis, lorsque Mary était allée réveiller le baron, il se réveillait aussi, s'échappait par la porte des serres, n'ayant plus de remords. Mais une nuit il eut une vision affreuse qui le désespéra. Son père, tâtonnant par les corridors, renversa un meuble et il fit irruption dans la salle où on s'aimait. Il entra titubant comme un homme ivre, la bouche tordue, les yeux tragiques. Paul se jeta par terre entre la muraille et le lit, ne respirant pas. Ou le mari savait tout une seconde fois, ou c'était un cauchemar hideux.

—Mignonne, supplia le pitoyable époux, j'ai du feu dans les veines, oh! je t'assure, je ne veux pas te faire mal, je ne te toucherai pas ... je vais m'asseoir, là, sur le tapis, et je dormirai. Mon lit est criblé de pointes d'acier, j'ai les reins meurtris! Ma petite reine, veux-tu?

Et il joignait les mains comme jadis Paul Richard le faisait quand elle le torturait de ses refus.

—Canaille! rugit la jeune femme, se dressant toute échevelée de sa couche.

Paul se boucha les oreilles.

—Mary, larmoyait-il s'agenouillant, le front abîmé sur les couvertures tièdes, tu m'aimais bien il y a trois ans!

—Voulez-vous sortir, ou je sonne! répliqua-t-elle, frémissante de dégoût.

—Et si je veux pas sortir, moi, na! dit-il, riant d'un rire idiot.

Avant que Paul eût la pensée d'intervenir, elle bondit en arrière, décrocha un fouet qui se trouvait dans une panoplie de chasseur et lui cingla le visage si brutalement qu'il prit la fuite, éperdu.

—Mon père! gronda l'étudiant, se levant affolé. Je te défends de frapper mon père!

Tous les deux ils se regardèrent un instant, la mine sombre.

—Je veux t'oublier! déclara le jeune homme, dont le sang avait reflué au cœur.

—Je crois que tu ne pourras pas, mon cher! ricana-t-elle en se recouchant sur ses magnifiques cheveux d'un noir que le rose des rideaux et des couvertures faisait plus intense.

Il éteignit la veilleuse, s'habilla, descendit l'escalier sans précaution, puis il courut le restant de la nuit parmi les bêtes de la forêt. Une semaine s'écoula; le baron, après un dîner fin qu'il avait demandé comme une suprême consolation, s'effondra, les jambes paralysées, au milieu de la pelouse où il était allé déguster un verre de cognac. Tulotte, déjà très gaie, lui posa des questions légères.

—Ma foi, baron, lui dit-elle, vous mériteriez que votre femme vous trompât... Est-ce que vous allez embrasser l'herbe? Vous auriez fait un charmant hussard, ma parole, toujours vainqueur!

Quand elle s'aperçut qu'il râlait, elle rassembla les domestiques; on le mit au lit, et Mary lui fit des sinapismes. Joseph avait envie de le veiller à sa place, mais elle refusa.

—C'est un monstre malade... Je le soignerai jusqu'à ce que le médecin me le défende. Si j'aime un autre homme, il faut que j'expie cet amour.

Madame de Caumont, quand la nuit fut close, chargea le cocher d'un billet pour Jean Richard, s'il était resté à son auberge. Tulotte, impressionnée par la catastrophe et le cognac, se coucha de bonne heure; la femme de chambre visitait Fontainebleau avec un cousin militaire. Mary était seule.

—M'oublier? se disait-elle accoudée à l'appui de la fenêtre, serait-il capable de m'oublier?... Cela dure trop!

A cette heure, absolument douce, faite des tendresses de toute la création, elle aima son amant comme elle ne l'avait jamais aimé. Puis, écartant les rideaux du chevet, elle examina son malade.

Le baron avait l'œil brillant, les narines dilatées, il agitait, d'un mouvement sénile, ses mains devenues osseuses.

—Je t'aime bien ce soir, mignonne! marmottait-il, et sans ces diables de jarrets qui me manquent, je te prendrais de force!

N'ayant plus que son désir abominable fixé sous son crâne, il ne savait plus ni où il était ni où il irait, heureux que la femelle de ce beau printemps fût là, sa femme, sa Mary mignonne, brune comme la splendide nuit, avec ses beaux yeux d'un clair d'acier, une double étoile d'amour, et il se tuait en d'ignobles extases.

—Je souffre bien! bégaya-t-il, essayant de toucher au moins sa robe, mais elle se dégagea, laissa retomber le rideau. Elle prit une tasse de lait, la sucra en y ajoutant quelques gouttes d'un flacon d'or et une poudre. A ce moment même, Paul pénétrait dans leur chambre rose; il en fit le tour d'un regard rapide et, n'apercevant point sa maîtresse, il alla droit à l'appartement de son père. Il ouvrit la porte avec précaution. Mary, distraite de l'œuvre qu'elle accomplissait, se redressa: elle fut effrayée par les prunelles de braise du jeune homme; il tremblait de tous ses membres, et pourtant une résolution solennelle se lisait sur sa figure bouleversée.

—Mary, dit-il à voix basse, donnez-moi ce lait, je meurs de soif et mon père n'en a pas besoin!

Elle tressaillit: il finissait donc par comprendre.

—Tu es fou! ton père ne dort pas! Et elle mit impérieusement son index sur sa bouche.

—Ce lait! accentua plus fort l'étudiant, je le veux!

—Pauvre ami! pas de drame, je n'ai guère le temps de t'écouter.

Elle s'avança sur le seuil. Le baron entendit du bruit.

—Mignonne! chevrota-t-il, ne t'éloigne pas, je me meurs sans toi!

—Tout de suite, Louis, c'est le médecin qui arrive, tu es beaucoup mieux! répondit-elle.

Paul Richard s'empara de la tasse et voulut la porter à ses lèvres. Alors, elle la lui arracha et la lança par la croisée ouverte.

—Je m'en doutais! dit l'étudiant qui, chancelant, se retenait à un fauteuil pour ne pas tomber.

—Va dans notre nid, fit-elle avec un sourire charmeur, je t'expliquerai. Ce poison, ce n'était que de la cantharide... Depuis six mois je lui en donne tous les soirs un peu ... mais ... tu n'en as pas besoin, toi, mon cher amour! Je t'assure qu'il a bien la mort qu'il mérite!

Paul rampa sur les genoux jusqu'au lit de l'agonisant, là, il baisa sa main exsangue qui pendait.

—Pardonnez-moi, râla-t-il ... mon père ... je m'en vais ... pour toujours...

—Mignonne! répétait encore le baron, car il ne trouvait plus d'autre mot.

Paul s'élança vers le seuil, ne voulant pas l'achever par sa présence.

—Où vas-tu? interrogea Mary palpitante, où vas-tu?

—Je te méprise! laisse-moi!

—Mais je t'aime! reprit-elle, s'accrochant à son bras, je t'aime. Oh! cœur de lâche qui ne comprend rien; lui mort, et mort sans qu'on puisse deviner la cause de son trépas, lui mort, nous serons unis, cher enfant que je veux tout entier, nous serons heureux librement. Ne t'en va pas! va m'attendre chez nous, mon bien chéri!

Il la repoussa par un effort surhumain en lui tordant ses jolies mains félines derrière le dos, parce qu'il sentait qu'elle le vaincrait encore si elle le prenait au cou.

Alors, elle eut une muette fureur; elle se jeta, la bouche en avant, le mordant à la hanche, et il dut lui laisser de sa peau pour pouvoir s'enfuir.

Le baron mourut le lendemain matin dans des spasmes joyeux.

—Un cas de satyriasis bien étrange! dit le docteur pensif, en constatant le décès.


XII

...

Et l'année lugubre de son double veuvage écoulée, sa vie s'épanouit en des exagérations à travers ce que les philosophes du siècle appellent la décadence, la fin de tout. Avec amis, parasites ou amants, elle courut dans les lieux mal famés qu'on lui vantait comme endroits recélant de fortes horreurs, capables, en ébranlant ses nerfs, d'étancher sa soif de meurtre. Après la Gazette des Tribunaux, les comptes rendus des journalistes mouchards; la Morgue; les romans naturalistes; les musées de cire du boulevard; les exploits des empoisonneurs spirituels, il restait encore les brasseries de femmes dans lesquelles, par bonheur, une fois, on pouvait être témoin d'une sanglante scène de jalousie, les maisons capitonnées, bien closes, où l'on fustige des vieillards décorés; les cabarets de lettres où de jeunes garçons, presque des enfants, causent de la possibilité de tuer leur mère dès qu'ils l'auront violée; où des gens, un peu ridicules, décrivent sur leurs bocks de bière frelatée ce qu'ils oseraient sans la préfecture de police; les bals musettes où le souteneur, désormais reconnu comme espèce par la société, ayant une raison presque légale de vivre, explique aux curieux devant lesquels il pose, les doigts aux entournures du gilet, le trois-ponts en arrière, sa manière d'estourbir une marmite récalcitrante et vous invite même à contempler sa belle, râlante des derniers horions reçus.

La Boule noire, l'Élysée-Montmartre lui fournirent des distractions, piètres d'ailleurs, mais elle allait toujours, espérant trouver dans un coin inexploré et moins voulu que les autres la vision de la Rome terrible se disputant les sexes sous des voiles de sang. Durant des nuits, elle voyageait suivie de ses fidèles, de bouges en bals de barrières, très lasse de la triste monotonie des querelles. Ceux qui sortaient leur couteau étaient toujours des individus étrangers aux mœurs nouvelles, des Italiens, des ouvriers de la province, quelques anciens soldats déserteurs. Au demeurant, le crime arrivait à ressortir moins sale que l'attitude des victimes, les femmes n'avaient aucune idée de se défendre et les hommes criaient au secours avant même d'être frappés.

Une période de lâcheté universelle. Elle ne prenait pas plus le parti de celle-ci que de celui-là. Ces batteries canailles sentaient le musc comme, en crachant, les gueules des petits chats furieux; une afféterie regrettable se mêlait à ces drames, leur donnant tout de suite des airs de vaudeville. Le matin, elle revenait chez elle, plus fatiguée qu'étonnée, ne sachant même pas si elle avait pu risquer sa peau dans sa tournée des bas-fonds.

A côté de sa demeure, une fois, elle rencontra un incendie, les pompiers n'étaient pas là, elle s'exaspéra et voulut forcer ses compagnons à grimper aux fenêtres pour éteindre. Ils éclatèrent de rire, prétextant la fatigue de leurs équipées: elle était de plus en plus folle. Est-ce qu'on gagne quelque chose à éteindre le feu de son voisin? C'est vieux, le monsieur qui saute dans la chambre de la demoiselle par une fumée intense et se suspend avec elle à un drap de lit. Alors, elle les traita d'imbéciles, leur tournant le dos, sans leur serrer la main. L'émulation du courage aussi était morte devant le bouton de la sonnette d'alarme.

Ça regardait la municipalité, n'est-ce pas? Non! non! plus rien de fougueux! Le sang fuyait des veines françaises et Paris, ce cœur de la terre, ne battait plus le rappel des guerres lointaines.

Elle entassait pêle-mêle ses réflexions de détraquée, trop puissante pour devenir veule, en s'endormant dans son grand lit solitaire.

Où était le mâle effroyable qu'il lui fallait, à elle, femelle de la race des lionnes?... Il était ou fini ou pas commencé.

Du reste, quel plaisir l'assouvirait, maintenant que les hommes avaient peur de ses morsures? Ah! ils la faisaient rire avec leur décadence, elle était de la décadence de Rome et non point de celle d'aujourd'hui, elle admettait les joutes des histrions dans le cirque, mais ayant, assis près d'elle, sur la pourpre de leurs blessures, le patricien, son semblable, applaudissant avec des doigts solides, riant avec des dents claires et vraies.

Elle aurait bien volontiers offert sa couche au voleur des grands chemins tel qu'on le représente, massacrant les gendarmes ou arrêtant à lui tout seul une diligence du gouvernement; mais les vols manquaient aujourd'hui de sauvagerie; que faire d'un voyou pâle qui a tiré sur un unique sergent de ville et s'est ensuite cavalé à toutes jambes? Où étaient les colères tonnantes des assassins contre la société pourrie: Lacenaire, Papavoine, madame Lafarge? Crime pour crime, c'était plus grandiose que les mièvreries d'Alphonse, le vitriol des petites couturières, et les habitudes des mondains toujours hystériques avant de frapper, évoquant des idées de folie pour soustraire leurs misérables têtes à la guillotine. Une puanteur, cette série de femmes coupées en morceaux! L'innovateur était peut-être excusable en son génie malsain, mais que penser de ces imbéciles, suivant à la file avec leurs quartiers de chair et, forcément, il en transpirait des racontars d'égout salissant leurs tristes gloires. On devinait que le dépeçage leur était suggéré par leur peur atroce d'être découverts. Ils ne faisaient pas cela pour l'amour de l'art...

Mary se réveillait au soir, se demandant ce qu'on inventerait de neuf pour se distraire, et elle s'habillait avec le soin minutieux d'une jeune épousée.

Elle gagnait la trentaine, mais elle gardait sa beauté de créature qui a de la santé à revendre. Le blanc de son œil conservait la teinte nacrée qu'ont les regards de vierges, et cet œil, sans s'agrandir, devenait long, ressemblant au rictus railleur d'une bouche mi-fermée. Ses cheveux luisaient d'un éclat de pure sève, lourds, très rebelles, se détordant sans cesse, noirs à la revêtir d'une nuit sinistre. Sa pâleur dorée, accentuée par les veilles multiples, rendait tout le sang de ses joues au sang de son cœur, toujours froid pourtant, mais régulier comme une machine que rien ne doit enrayer.

Folle, elle l'était pour les passants qui la voyaient une heure; mais l'épouvantable résultat des études que les intimes avaient faites sur son organisation affirmait le calme de tout son corps; elle avait aimé, elle n'aimait plus, elle prenait des amants une semaine, puis les chassait.

Elle rôdait la nuit et dormait profondément le jour, ainsi que les bêtes de carnage les mieux portantes; elle mangeait modérément, buvait de même, adorait les bains glacés qui détendent les muscles et garantissent des humeurs. Son être d'une chair incorruptible passait au milieu des hystéries de son temps comme la salamandre au milieu des flammes; elle vivait des nerfs des autres plus encore que des siens propres, suçant les cerveaux de tous avec la volupté d'un cerveau qui sait analyser à une fibre près la valeur de leurs infamies, et avoue sincèrement qu'il regrette ses cruautés parce que beaucoup de ses mets sont d'un goût douteux. Elle se serait trouvée sur un trône qu'elle aurait fait de bonnes choses, mais rouler en atome parmi tous les atomes de ce pays gangréné ne lui paraissait pas une mission... Elle se contentait de jouir du spectacle, cherchant la satisfaction de ses désirs de femme féroce sans s'inquiéter de la fin. La fin, elle s'en moquait, cela durerait toujours autant que M. Grévy, pour descendre à une plaisanterie banale, signe des temps de leur fameuse décadence. Homme, elle aurait rêvé de politique; femme, elle était trop habile et trop distinguée pour jouer un rôle absurde. Les petites guerres enrubannées que l'on danse après souper chez certaine grande républicaine, dont le but est de faire gagner un sou à celle qui tourne l'orgue de Barbarie, lui répugnaient, et les bourgeois tenant pour un roi l'égayaient. Quant aux créatures espionnantes, cadeau de la Prusse, contrefaçon française des duchesses allemandes, elle ne comprenait pas leurs déploiements de duplicité pour aboutir à des diamants ou à des maisons de tolérance.

Au fond, elle sentait que l'honnêteté et la sanité sont des merveilles, elle aurait voulu un pays comme la France des jours héroïques, alors que ni la Bourse ni la Morgue n'étaient le rendez-vous de toutes les classes, mais, ne visant point à la dignité de chargée d'affaires du Créateur, elle laissait, avec un ennui mélangé de dédain, couler la Seine dont le flot est épaissi par la décomposition des batailleurs qui ont lutté jusqu'au suicide.

Et la nuit ramenait ses dévergondages de curiosités bestiales, ses courses dans les ruelles empestées d'odeurs vicieuses, sous le domino, en carnaval, ou dans la jupe d'une grisette, aux saisons moins compliquées, s'appuyant à la hanche du dernier vainqueur, qui était bien plus un vaincu, et qu'elle choisissait à la fraîcheur du teint sans lui demander son avis, sans lui permettre de la questionner; elle allait, infatigable, se grisant de ce mauvais vin qu'on appelle l'émotion forte et qui n'atteignait, en elle, que la moitié de sa raison. Parfois, une plaie nouvelle sortait hideuse des brumes, et elle la touchait de son index rageur, la fouillant avec un plaisir éclatant en traits d'ironie.

Une nuit, elle voulut quand même se faire inscrire au registre d'un hôtel garni dont la réputation était horrible. De leur chambre, ils entendirent bientôt des pleurs de femme qu'on criblait de coups. Elle se leva, les narines ouvertes, flairant une scène drôle où elle briserait quelqu'un légalement, elle enferma son amant, un petit de dix-neuf ans, peu rassuré, ne comprenant rien à ses caprices fabuleux, et elle bondit dans la bagarre. Deux souteneurs,—toujours eux!—s'arrachaient une fille déshabillée; elle leur parla, le front haut, la lèvre impérieuse, tenant son revolver tout prêt, mais ils lâchèrent la dispute, la fille se mit à rire niaisement, en dissimulant ses bleus, puis on s'arrangea, la dame était bonne, par exemple, on avait trop peur des sergots pour s'assassiner! Et l'échauffourée n'eut pas d'autre suite qu'un compliment à l'adresse de la dame, une jolie personne, une égarée du boulevard, pour sûr!

Le lendemain, Mary, par hasard, lut un journal donnant les détails d'un crime commis dans l'hôtel borgne en question; elle se rendit à la préfecture de police, outrée de ce que ces gens-là n'avaient pas eu le courage de la tuer devant elle. Et comme le chef de la sûreté l'interrogeait sur la cause de son séjour nocturne chez des misérables, elle répondit!

—Monsieur, j'allais voir un crime, mais je suis partie trop tôt!

Pensant qu'elle cachait une intrigue amoureuse, le prudent fonctionnaire n'insista pas, car elle lui avait fait passer sa carte, fleurie d'un tortil authentique, et les souteneurs, casquette basse, vantaient son courage à défendre la pauvre tuée.

Enfin, elle eut la bonne fortune de plonger dans un dernier gouffre, plus nauséabond et plus puant le crime que tous les autres, et ce gouffre était à sa porte, il conservait un aspect de gaieté légère qui avait trompé son flair de sadique. Une nuit de carnaval, elle revenait de l'Opéra avec des journalistes quelconques, lorsqu'elle eut la tenace volonté de descendre prosaïquement à Bullier, malgré les réflexions maussades de ces messieurs. Il fallut s'entendre huer par certains étudiants, êtres d'une désespérante banalité, se servant des scies les plus grossières et perdant, en chaque soirée de bocks, leurs allures de frondeurs spirituels des temps de Murger; il fallut écouter les menaces des grues, moins bien grimées que de l'autre côté de l'eau et tout aussi mangeuses d'argent. Les journalistes grommelaient des phrases équivoques; Mary, drapée de son domino de velours sombre, le loup collé à la face, les suppliait de prendre patience, ils souperaient à l'aurore, voilà tout, et ils pensaient bien que les gens de la baronne de Caumont savaient se servir des réchauds. D'abord, elle fut saluée par de véritables hurlements; le domino à Bullier, c'était une aristocratie intolérable. Elle eut de la peine à se caser dans les galeries, ayant autour d'elle ses invités frémissant de dégoût.

Cette femme, exquise à table et généreuse de bourse, leur paraissait maintenant tout à fait ignoble avec ses débauches crapuleuses... Si cela continuait, elle les exposerait à des gifles pour leur plus grande gêne, car on ne se battrait pas en son honneur. L'honneur de la baronne de Caumont! une histoire ancienne!... Et ils se poussaient du coude, la regardant se pencher sur la balustrade, ses mains gantées de gants paille jointes dans une attitude méditative, ses yeux étincelants derrière le masque, la longue traîne de son domino loutre tournée autour d'elle comme la queue monstrueuse d'une hydre. Les dentelles ne cachaient pas la bouche fine et rose, d'une étroitesse de blessure qu'on ne pourrait jamais cicatriser; par instant les dents saillaient, lividement blanches. Elle attendait quelque chose qui ne voulait plus venir. Elle souffrait, n'étant pas encore blasée et voulant des émotions comme l'ivrogne veut de l'eau-de-vie. Ah! bien oui, l'honneur de la baronne de Caumont! l'honneur des dames de la névrose parisienne quoique titrées, menant un train d'enfer! Bon rapport de scandale pour les journaux à la mode... Autrefois, on les aurait défendues peut-être contre les lanceurs d'ordures, mais aujourd'hui, merci-Dieu, tout était changé, une femme n'était plus une femme: prostituée, grande dame et princesse, tout roulait pêle-mêle dans une cohue pareille à ces foules de Bullier salies du reflet vulgaire de ces globes multicolores. Eux-mêmes donnaient l'exemple, mangeant leur souper et bavant ensuite sur leurs jupes. La joyeuse débandade, hein? que les célébrités femelles leur déroulaient chaque nuit à travers la fumée de leurs cigares. Plus de mères, plus d'épouses, plus de jeunes filles ... rien que de la copie pour le Gil Blas.

Tout d'un coup, la baronne de Caumont se dressa étonnée. Elle avait aperçu le profil d'une tête charmante, un profil grec. Elle désigna la créature à Lucien Laurent, qui se trouvait à sa gauche.

—Tenez! lui dit-elle, Lucien, vous me raillez quand je vous raconte mes répugnances pour les passions entre femmes et vous ne me croyez pas de mon siècle. Eh bien! en voilà une que j'aimerai, si elle est à vendre.

—Ça, murmura Lucien, retenant un éclat de rire ... c'est un homme déguisé.

Tous se groupèrent pour le suivre des yeux. En effet c'était un éphèbe, à tant l'heure, merveilleux de coquetterie intuitive, vêtu en pierrelle de satin crème, aux décolletages fourmillant de dentelles, il avait la peau fraîche, les gestes candides d'une ouvrière qu'on a trop endimanchée.

Pétrifiée, Mary de Caumont le dévorait de ses prunelles claires qui se fonçaient. Un homme? Elle n'avait jamais vu ceux-là de près. Elle prit le bras de Lucien et rentra dans le bal. Il ne restait que quelques enragés noceurs avec des filles non levées, les plus laides.

Une société bizarre remplaçait à présent les étudiants désertant la salle, les quadrilles accentuaient leurs pas scabreux et des brutalités soudaines secouaient les danseuses. Des habits noirs, le gilet très ouvert, se promenaient gravement avec des perles à la chemise, des gants immaculés.

Bullier était devenu méconnaissable. Du large escalier descendaient des travestissements plus fantastiques, on eût dit que les acteurs de la joyeuse comédie cédaient leur place à des traîtres de mélodrame.

—L'heure des tapettes! dit laconiquement Lucien Laurent qui avait déjà constaté la chose autre part.

Ils surgissaient en bandes serrées de huit ou dix, mieux habillés que les femmes, de nuances plus éclatantes, d'étoffes plus coûteuses. Il y en avait en dames du monde se traitant de ma chère et de ma mignonne, portant des sorties de bal garnies de cygne sur leurs bras nus cerclés d'or; quelques-uns en paysannes Watteau, criblés de fleurs des pieds à la gorge et corsetés solidement comme des tailles de poupées, plusieurs en peplum attique serti de camées; beaucoup en mère Gigogne, très sveltes dans des crinolines du temps de l'empire. Ce monde nouveau se remuait avec des grâces de perverties, jouait de l'éventail, réclamait des bouquets perdus, et saluait de loin les habits noirs mélancoliques.

—Est-ce qu'ils ne vont pas être chassés? fit la baronne Mary, frissonnant en dépit de ses hardiesses coutumières.

—Allons donc! nous sommes en carnaval! répliqua Lucien.

A la faveur de ces spéciales nuits d'orgies, le cloaque débordait tranquillement dans cette salle naguère pleine des fils des meilleures familles, et ils injuriaient les prostituées de l'autre sexe réclamant leur morceau de chair qu'elles essayaient de leur disputer. Ils avaient une espèce de cynisme, très différent d'ailleurs, ne provoquant pas les hommes qui les regardaient, mais laissant agir les curiosités honteuses, sûrs d'en emporter un sur le nombre. Ces mêmes spectateurs, venant des bals plus élégants pour les trouver, approuvaient la chasse qu'on avait faite aux souteneurs ... ils n'auraient point chassé ces nouvelles créatures qui les amusaient en leur permettant une seconde de vice, par le regard. Mary reconnut autour de la pierrette au profil de camée grec le fils d'un médecin qu'elle avait déjà reçu du temps de l'oncle Barbe. Celui-là, fardé discrètement comme une femme du monde qui imite une fille publique, laissant deviner des bracelets sous sa manchette masculine, s'affichait dans la compagnie de ces traînées de barrière, riant de leur rire soumis, grasseyant de leurs accents ridicules, marchant de leur démarche alanguie de chien dont on vient de casser les reins. Tout fier d'une beauté qui lui donnait le droit d'être lâche, il ne se défendait pas des injures voisines, ne relevait jamais une allusion, intéressant par sa recherche même de l'ignominie. Du reste, un jeune homme bien véritable ayant fait ses preuves de mâle, puis retournant aux bêtises du collège, comme s'il ne voulait plus de ses vingt ans.

Mary s'arrêta.

—Hein? fit-elle le désignant à Lucien Laurent.

—Parbleu, on le dit; seulement plus on le dit et plus il est heureux, c'est pour cela que je ne le crois pas.

—Votre avis?

—Mon avis est que si on le disait de moi, je vous répondrais: je vous jure que non. Mais je ne réponds plus que de moi.

—Et encore! murmura la baronne à la fois dédaigneuse et gaie.

Mary était gaie parce qu'elle se sentait un but. Quand ses terribles désirs de meurtre la reprendraient, sa conscience ne lui reprocherait rien, si le choisi se trouvait un de ceux-là!

Elle ouvrait larges les narines derrière le velours du masque. Ce serait une idéale volupté que lui fournirait l'agonie d'un de ces hommes peu capable de se défendre d'une femme. Elle jetterait son mouchoir, par une nuit de printemps, dans ce tas d'animaux à vendre et elle l'amènerait chez elle, le couvrirait de ses bijoux, l'entortillerait de ses dentelles, le griserait de ses meilleurs vins, et, sans lui demander en échange autre chose que sa vie répugnante, elle le tuerait, avec des épingles rougies au feu, l'ayant d'abord attaché avec des rubans de satin sur son lit antique.

Un fin projet ... qu'elle ne mettrait pas à exécution, peut-être, mais qui lui aurait illuminé la pensée durant bien des jours sombres.

—Messieurs, dit-elle rappelant sa cour, allons souper ... je vous tiens quittes!

Comme un tourbillon, ils s'engouffrèrent dans sa voiture, se chuchotant des remarques littéraires à propos de ces travestis.

Le lendemain, vers dix heures, Mary se leva maussade. Pour tuer n'importe qui il faut compter avec la justice, si peu qu'il y en ait dans un pays... Elle traversa la salle où le souper avait eu lieu et heurta le corps de Tulotte abandonné le long de la table.

—Parbleu! grondait la jeune femme en secouant la vieille toute jaunie, les yeux fixes, on m'accusera de vilaines mœurs et je ne voudrais pas qu'on commît de ces erreurs sur mon compte. Aimant le sang, je choisis, pour le faire couler, celui qui est le moins utile, voilà tout. Je ne tiens pas à ce qu'on raconte que moi, la vraie femelle de l'époque des premières chaleurs du globe, j'ai pu réellement aimer l'un de ces insexués.

Elle continuait son raisonnement sur ce qu'elle avait découvert la veille et ne s'apercevait pas que Tulotte, les bras raides, avait cessé de souffler.

—Quelle triste gardienne tu me fais, ma pauvre Tulotte! lui dit-elle en lui vidant une carafe sur la figure.

Alors, elle la laissa choir, sa tête rendit un son mat, très lugubre au milieu de la débâcle des verres brisés, des bouteilles dorées près du goulot et des corbeilles de fruits en filigrane scintillant.

—Elle est donc morte? cria-t-elle, comprenant enfin.

Aussitôt, elle sonna; les domestiques accoururent, s'affolant. Il fallut demander un médecin, la mettre sur un canapé, essayer de la saigner. Rien ne pouvait la rappeler désormais à ses devoirs de fidèle institutrice, elle était bien morte d'une congestion, la face déjà tuméfiée, les jambes roides comme celles d'une statue de bois.


Mary ne voulut pas rester avec ce cadavre toute la matinée. Agacée des cérémonies stupides qu'on préparait, elle fit atteler le coupé bas et, prise d'un de ses caprices coutumiers en dépit de la circonstance navrante, elle se rendit à la Villette; là, on lui avait indiqué un débit de sang, espèce de cabaret des abattoirs où des garçons bouchers, mêlant le vin à la rouge liqueur humaine, buvaient, se disant des mots brutaux. Toute pâlie, dans ses fourrures de martre, moitié la petite fille qui veut du fruit défendu, moitié la lionne qui cède à l'instinct, elle se glissa parmi ces gens, tendit son gobelet comme eux, but avec une jouissance délicate qu'elle dissimula sous des aspects de poitrinaire.

Les garçons bouchers éteignirent leur pipe, jetèrent leur cigarette, la plaignant, car ils la trouvaient belle...

Un brouillard froid tombait du ciel qu'on ne voyait pas; le coupé, revenant, la roulait au travers d'une vapeur étrange sortie des porches béants. La file interminable des bêtes condamnées serpentait avec, de temps en temps, les râles sourds. Les senteurs vivifiantes de ces chairs qu'on abattait lui montaient au cerveau, l'enivrant d'une volupté encore mystique. Et elle songeait à la joie prochaine du meurtre, fait devant tous, si l'envie la prenait trop forte, du meurtre d'un de ces mâles déchus qu'elle accomplirait le cœur tranquille, haut le poignard!

Chargement de la publicité...