La Marquise de Sade
[1] Cette rose existe en réalité.
[2] Elle existe ainsi que la rose bleue.
V
Dans l'énervement des longs jours passés sans plaisir, Mary connut des désespoirs de femme. Elle sut comment s'y prennent les grandes personnes pour avoir une douleur qu'on n'ose avouer et, par moment, elle souhaita de mourir aussi pour aller rejoindre Siroco. Cette petite, née vieille, s'attardait en ses idées de passion bien plus qu'on ne pouvait le deviner.
Lorsqu'elle jouait au cerceau sur la route qui menait à la berge du fleuve, qu'elle courait, les yeux brillants, les cheveux défaits, droit devant elle et que Tulotte était obligée de crier: Prends garde! Tu vas perdre ton cerceau dans le Rhône! C'était peut-être elle-même qu'elle aurait voulu précipiter aux flots pour échapper à la souffrance trop vive, non proportionnée, qu'elle ressentait de cette perte d'un précoce amoureux.
Et l'été s'acheva monotone, avec un vent presque continuel qui secouait le cœur de Mary comme il secouait les rosiers de la vallée des roses.
Aucun bruit de changement de garnison ne survenant, on réinstalla le campement d'hiver, selon l'expression du colonel; on mit des bourrelets aux portes du chalet, des tapis dans les chambres et une partie de la galerie de bois fut vitrée. Daniel Barbe, très étonné de voir qu'on resterait probablement où on se trouvait encore, eut la perspective d'un coin de vie de famille; il prit le soin de mettre un gros poêle de faïence dans la chambre de la nourrice, et, un soir, il fit monter Mary chez lui afin de lui annoncer une sérieuse nouvelle.
—Ma fille, lui dit-il, je crois qu'il est temps de te préparer à ta première communion, je pense que nous resterons ici un ou deux ans, et madame Corcette, une excellente créature, celle-là, m'a demandé à surveiller un peu tes études au sujet du bon Dieu!
Mary, la tête baissée, ne répondait pas.
—Tu auras dix ans le printemps prochain, c'est un peu tôt, je le sais, mais on n'a guère le loisir de faire les choses régulièrement dans notre état. Je demanderai les dispenses nécessaires. Enfin, tu comprends, je te trouve assez raisonnable pour cela! Tu vas donc me piocher sérieusement le catéchisme, l'histoire sainte, les évangiles, tout le tremblement de ces machines pieuses. Tulotte achètera les livres, et, au lieu de vagabonder de droite et de gauche, tu feras les prières qu'il y a dans le règlement. Nous avons l'espoir de rester à Vienne peut-être trois ans; alors, il faut en profiter. Il paraît que les changements de diocèse ne sont pas favorables à ces choses de curés (c'est toujours madame Corcette qui le dit). Une femme sait mieux que nous ce qu'il faut faire ... mais Tulotte est comme moi, elle a la dévotion d'un képi!...
—Est-ce que madame Corcette est dévote? demanda Mary rêvant, les yeux fixés sur la muraille.
—Non ... elle est catholique, voilà tout.
—Et Tulotte?
—Tulotte, ma fille, est protestante, comme moi, comme ton oncle. Seulement ta pauvre mère était catholique, on a baptisé mon fils dans sa religion et elle a bien recommandé en mourant que tu fasses ta première communion ... le plus tôt possible! Elle craignait que Tulotte te dirigeât d'un autre côté. Je t'apprends tout ça, ma chère Mary, parce que tu es en âge de démêler ces histoires et puis madame Corcette est si bonne!
—Je ne comprends pas, moi! murmura Mary qui boudait toujours madame Corcette.
—D'ailleurs, ajouta le colonel impatienté, je ne te demande pas de verser dans la religion corps et âme. C'est une consigne pour moi de te donner une instruction religieuse, je me moque bien de la prêtraille, mais je ne veux pas me moquer des dernières recommandations de ma femme, tonnerre de Dieu!
L'entretien, qui avait débuté par des mots très graves, des pensées presque tendres, menaçait de très mal tourner.
—Oui, papa! répliqua Mary, disant oui tout de suite pour avoir le droit de se sauver.
Le colonel lui prit le bras qu'il serra un peu brutalement. On sentait que dans ce père, encore incertain du mal qu'il faisait, le remords se mélangeait à son désir d'avoir, l'hiver comme l'été, une maîtresse fort drôle. Maintenant, il n'y avait plus de courses à cheval, plus de frairies, plus de parties sur l'herbe, plus de petits voyages en bateau; on se cantonnerait chez soi, dans le chalet, on aurait la nourrice et Tulotte sans cesse derrière les épaules et cela deviendrait mortellement triste. Aussi avaient-ils, elle et lui, organisé cet innocent mensonge d'une instruction religieuse. Madame Corcette viendrait tous les dimanches et tous les jeudis pour conduire Mary à la petite église de Sainte-Colombe, leur paroisse; ensuite ... pendant que l'enfant profiterait des enseignements du curé... Mais quel ennui d'avoir d'abord à expliquer ces choses si simples!
—Voyons, fit-il d'un ton grondeur, car au fond sa conscience lui faisait mille reproches, tu ne vas pas faire ta bête, hein!.. Je suis déjà assez mécontent de toi, Mademoiselle. Tu polissonnes comme un gamin des rues; tu n'es jamais rentrée à l'heure des repas. Tout cet été tu as couru les chemins avec un petit voyou. Si je le pince, celui-là, je lui tire les oreilles d'une rude manière, je t'en préviens! C'est qu'à ton âge on est grand, il faut songer à se bien tenir! La fille d'un colonel, le chef du 8e hussards, n'est pas une bohémienne. Changeons la manœuvre, petite, sinon je te relèverai du péché de paresse.
—Maman n'est plus là! dit très bas Mary, qui eut envie de pleurer.
—Ta mère! s'écria le colonel pourpre de colère. Et n'es-tu donc pas honteuse d'en parler de ta mère, quand tu ne te souviens même plus d'elle? Voilà une jolie sentimentale, ma foi, sa mère!...
Tout d'un coup il devint digne comme un homme qui se lave à ses propres yeux en morigénant un autre pour la bonne cause.
—Je t'engage à prononcer plus respectueusement des phrases pareilles, Mary! Ta mère est un souvenir sacré pour nous tous, et je tiens à ce qu'on le rappelle dans des moments plus propices. Ta mère a-t-elle quelque chose à voir dans les courses de chien perdu que tu fais par monts et par vaux? Je vous le demande? Est-ce que c'est ta mère que tu cherches quand tu t'amuses avec un petit chenapan, un vaurien dont je ne sais même pas la demeure?... En vérité une mère ne se mêle pas à toutes les sauces... J'y pense quand il faut, tu m'entends!...
Mary ne comprenait absolument rien au motif de cette annonce, quasi solennelle, d'une première communion prochaine. Hélas! puisque Siroco était parti, était mort, inutile de lui reprocher ses vagabondages!
—Papa, dit-elle, relevant le front, je suis pourtant très sage, je ne sors plus qu'avec Tulotte et j'ai appris hier une leçon bien difficile, je t'assure. Je veux bien aller au catéchisme, mais...
—Mais, quoi encore? Tulotte a raison de dire que tu n'es jamais contente de rien. Est-ce que tu vas faire mauvaise mine à madame Corcette, une jeune femme si dévouée ... car c'est du dévouement que de s'occuper d'une enfant volontaire, d'une créature indisciplinée comme mademoiselle ma fille!
—Papa, je n'aime plus madame Corcette.
—Vraiment!... Et ... peut-on savoir ce qui t'a éloignée de cette dame?
Mary embarrassée ne savait comment formuler son accusation. Depuis Siroco elle gardait certains secrets pour elle, n'osant pas franchement les appliquer aux aventures de la famille. Elle se rendait un compte vague du rôle que jouerait la femme du capitaine dans son éducation, mais elle devinait que ce n'était pas uniquement pour sa félicité que son père lui imposait sa présence. Elle finit par balbutier:
—Elle caresse toujours mon frère et moi elle m'a laissée.
—Nous y voilà, s'écria le père s'emportant, tu es jalouse de Célestin. Comme toutes les mauvaises natures, tu fais retomber tes torts sur un pauvre innocent... Madame Corcette est un excellent cœur, elle, nous aimons Célestin et elle l'aime parce que nous l'aimons... Tu as saisi, n'est-ce pas? et je t'engage à ne pas broncher vis-à-vis d'elle sous le joli prétexte que l'on te préfère Célestin. Eh bien! oui, nous préférons tous ton frère, car ce sera le diable s'il n'est pas meilleur que toi. Il braille, lui, on l'entend, au moins! Toi ... on ne sait plus ce que tu veux ni ce que tu penses. Tu restes des heures entières à regarder les murs et tu n'ouvres la bouche que pour dire des choses désagréables. Quel malheur que tu ne sois pas un garçon, corbleu!... Je te mènerais ferme, je te le promets!... Allons, décampe, tu me dégoûterais de la paternité. Souviens-toi que je ne veux pas d'observation au sujet de cette bonne madame Corcette!
«Ainsi, songeait Mary, je serais un garçon qu'on ne me préférerait pas davantage à lui ... oh! nous verrons ... papa ... nous verrons!»
A partir de ce jour Mary reçut la visite promise tous les jeudis et tous les dimanches. Madame Corcette, bien enveloppée de ses manteaux extraordinaires, tantôt écossais, tantôt de velours bleu, venait la prendre pour la mener à Sainte-Colombe dans le break qu'elle conduisait elle-même. On passait sur un grand pont qui tremblait et on s'arrêtait devant une petite église de village, non loin du terrain de manœuvre.
Remplie de confusion, la jeune femme, comme si elle avait des crimes à se faire pardonner, se jetait sur un prie-Dieu à côté du bénitier, et plongeait la tête dans ses mains gantées. Mary gagnait sa place, au banc des écoliers, attendant son tour d'être interrogée par le curé, puis elle ne manquait pas de regarder derrière elle, de temps en temps, seulement madame Corcette avait disparu, elle était allée dans une auberge voisine remiser le break du colonel ou se chauffer les pieds au feu de quelque paysan; elle avait toujours froid aux pieds, madame Corcette. L'instruction religieuse était terminée depuis longtemps quand elle revenait chercher Mary; celle-ci, assise tristement dans un coin de cette église glaciale, contemplait les saints immobiles, ou rêvait à des brises folies qui épanouissent le cœur au milieu d'une exquise senteur de rose. Souvent, elle finissait par pleurer de rage sans trop savoir pourquoi, et quand elle arrivait, cette jeune femme, elle lui aurait craché à la joue pour se venger d'une chose qu'elle comprenait à peine. Alors, madame Corcette l'embrassait tendrement.
—Ma pauvre petite fille, disait-elle sur un ton navré, je ne suis pas assez pénétrée de ma mission, non, je crois que je n'en suis pas digne. Oh! c'est sacré, vois-tu, une église! Moi, je ne peux pas y rester cinq minutes sans être toute impressionnée!... La prochaine fois ce sera ta bonne qui t'accompagnera... Je suis si frivole, ton père est un fou de te confier à moi ... ma chère Mary... Dire que je ne puis être sa vraie mère!
Et elle soupirait, sincère dans son repentir d'une seconde, ayant l'idée théâtrale d'un pardon demandé publiquement à la petite fille, en pleine église, devant le curé béant et les écoliers de ce hameau tout pétrifiés. On rentrait au chalet en expliquant les passages de l'évangile, madame Corcette se plongeait dans d'innocentes extases qui lui donnaient des frissons de fièvre, elle ne savait plus si elle venait d'apprendre aussi son catéchisme et elle faisait des réflexions étonnantes:
—Donc c'est le Saint-Esprit qui a fabriqué le petit Jésus... Et qu'est-ce qu'il te raconte de saint Joseph, ton curé ... il ne le plaint pas un peu?
—Non, répliquait Mary, c'est la Sainte Vierge qui a mis au monde Notre-Seigneur Jésus... Le Saint-Esprit et saint Joseph n'ont rien fait, eux... Ah! il était bien heureux d'avoir une maman sans papa! ajoutait la fillette, l'œil assombri.
—Mais pourquoi que ces curés peuvent vivre tout seuls! soupirait madame Corcette, ne voulant certes pas blesser son élève, mais gardant malgré la sainteté de sa mission on ne savait quel parfum des œuvres de Satan.
Et quand Mary lui faisait le récit d'un miracle, dans sa stupeur de nouvelle initiée, brusquement madame Corcette allongeait un coup de fouet à ses chevaux en déclarant «que cette blague-là était trop forte! Non, elle ne pouvait pas avaler une pilule de cette grosseur! Pauvre petite ... comme on se moquait d'elle! Ça faisait pitié!» ... Heureusement que l'église était bien située, assez loin de la ville pour éviter de fâcheuses rencontres et assez près du terrain de manœuvre pour que les occasions...
—Dis donc, Mary, déclarait-elle en arrivant au chalet, redevenue sérieuse, nous y retournerons dimanche prochain, c'est entendu!
Le capitaine Corcette eut, pendant l'hiver, de l'avancement, on le nomma capitaine instructeur. Il offrit un punch, le colonel rendit un punch, et Tulotte, qui ne se surveillait plus du tout depuis la mort de madame Barbe, but beaucoup à la soirée de son frère, elle but tellement que Mary, en montant se coucher, la rencontra titubant dans les escaliers du chalet.
D'ailleurs, Estelle et la nourrice avaient leur compte de petits verres, elles se battaient dans la cuisine, pendant que le colonel, attendri selon la coutume, répétait plein de sa double dignité de chef de corps et de chef de famille:
«Préparons-nous, mes amis, mes nobles compagnons d'armes, pour la guerre future. Que le 8e soit brillant, très brillant ... car la prospérité de ce règne et la grandeur de la France ... oui, Messieurs ... la bonne tenue de nos hommes, la santé de nos chevaux... Messieurs, je vous l'affirme....»
La chambre de Mary se trouvait dans le pavillon du chalet, sous les toits. Quand il faisait très froid on y grelottait, mais cependant elle était traversée par le tuyau du poêle qu'on avait installé chez son frère et ce tuyau représentait une complaisance de la cousine Tulotte. Il aurait pu passer ailleurs, car les enfants, dès qu'ils sont en âge de lire, ne doivent pas se chauffer, c'est malsain pour eux. Mary, d'un tempérament particulier, avait toujours froid; quand elle se couchait, elle prenait ses pieds dans ses mains sans réussir à les réchauffer, puis elle tassait l'édredon sur sa poitrine et se couvrait la tête avec les draps. Sa désolation surtout était de demeurer sans lumière; la nuit, chez son frère, il y avait une veilleuse que la nourrice entretenait jusqu'au matin, et lorsque Mary faisait des rêves de grande dame elle se jurait d'avoir une jolie veilleuse rose, si dans l'avenir une fée lui apportait une grosse fortune.
Mary, cette nuit-là, vit arriver Tulotte de la plus singulière façon; la cousine, achevée par le froid des corridors et qui avait bu autant que les servantes, s'était laissée choir sur le palier, puis, par un violent effort, elle s'était remise à quatre pattes pour entrer.
—Je ne sais pas ce que j'ai attrapé, bougonnait-elle, sa longue figure tout hébétée, je vois double ... oui ... je vois double ... je ne sais plus ce que ça veut dire. Eh bien! vas-tu te coucher, toi, grimacière?...
Mary, assise sur son lit, ôtait ses bas et ne disait rien.
—De quoi ... la France!... la prospérité de ce règne! nous nous en moquons un peu, mon colonel... seulement c'est de madame Corcette qu'il s'agit. Faut éblouir le nouveau capitaine instructeur par de belles histoires patriotiques... Mais il vous a un nez fin, lui, mon capitaine ... il laisse causer ... et il attrape des galons.
Mary qui pensait que cela s'adressait à elle se prit à sourire.
—Madame Corcette est l'amoureuse de papa ... dit-elle du ton le plus naturel du monde.
—Hein? soupira Tulotte fort mal à l'aise, mêlez-vous de ce qui vous regarde, Estelle, je vais me coucher, moi, et mettons que vous n'avez rien entendu, ma fille... On les paye, ces créatures de malheur, on les saoule et encore il faut qu'elles vous rabrouent les maîtres. Estelle, aussi vrai que je ne suis pas grise, je t'enverrai dehors ... là... Mon Dieu, comme ça tourne!
La cousine Tulotte, qui ne portait plus de crinolines parce que la mode en était passée, avait la manie de s'affubler toujours comme un gendarme, elle avait sa toilette de soirée, une robe de satin grenat, taillée dans le reste des tentures qu'elle avait teintes pour l'alcôve de son frère; un peu décolletée, elle ornait son cou osseux d'un énorme médaillon. Elle s'effondra sur son lit non loin de celui de sa nièce.
—Les temps sont durs, continua-t-elle, prenant Mary pour Estelle, sa confidente ordinaire, les temps sont durs. Il doit lui fourrer des masses d'argent, car il se plaint de mes dépenses ... moi qui économise sur le manger pour avoir du meilleur vin. Si c'est possible de m'accuser de gaspillage! Je n'achèterais pas une robe neuve sans y réfléchir... La réflexion est le propre de l'homme, ajouta-t-elle d'un ton tellement convaincu que Mary abasourdie crut qu'elle allait lui faire la leçon en pleine nuit.
—Tulotte, murmura la petite, inquiète, tu es malade?
—Allons, bon! voilà Mademoiselle la rapporteuse qui commence son antienne!.. Te tairas-tu? méchant cœur... Estelle, fouettez-la donc de ma part.
Tulotte renversée sur son lit faisait des gestes effrayants, mais ne bougeait pas ses jambes qu'elle sentait molles comme des jambes de coton.
—Que je t'y pince, mauvaise gale, à te plaindre de moi au chef! Oui, nous nous préparons pour les guerres futures, Daniel!... Là-bas sous le clocher de Sainte-Colombe! Une propre vie!... Et il a bientôt soixante ans, ce cher frère ... je ne lui pardonne pas ça!... J'aimerais mieux le voir lever le coude; ça c'est plus moral au moins! et quand on a une fille en âge de s'expliquer!...
Mary, saisie de peur, avait repris ses vêtements. Cette fois-ci Tulotte devait être en effet bien malade, car jamais Mary ne lui avait remarqué une pareille figure, elle grinçait des dents, hochait tout d'un coup le front, et, au fond de cette ombre, elle ressemblait à une moribonde qui n'en finirait pas de mourir.
—Voulez-vous que j'appelle Estelle? demanda la petite, n'osant plus la tutoyer.
—Avec un peu de fleur d'orange ... sur un morceau de sucre, n'est-ce pas? Il ne m'en faut pas, moi, des douceurs. Une institutrice de ma trempe ne devrait pas être à la merci de ce coco... J'ai bien envie de le lâcher, quelque beau soir, pour aller dans une famille plus noble! Vois-tu, Estelle, je pouvais me marier, j'ai mieux aimé faire le bonheur de mes parents. D'abord, je n'ai pas pu m'accorder avec mon aîné, Antoine-Célestin, un dur, celui-là, je t'ai raconté cette histoire, hein! Un ambitieux ... un vieil égoïste qui n'a pas de cœur, il m'a remise à ma place; puis je suis venue trouver Daniel pour lui tenir son ménage, il s'est fichu dans la cervelle les femmes, à quarante ans, depuis ... ça le mord, quoi!... Estelle, va me chercher un peu de rhum... Moi, je sens que rien ne va plus ... ici!.. Ses officiers ont des façons de le regarder... Oui, c'est le dévouement qui me guide lorsque je fais des sottises... Un enfant, je supportais la chose, mais deux... Où est-il ce rhum?
Mary se glissa hors de la chambre, elle avait un dégoût de son institutrice qui lui semblait inexplicable, car elle était malade après tout, et elle aurait dû la soigner. Elle appela Estelle; presque au même instant la nourrice arriva sur elle comme une masse.
—Faites attention, dit Mary vivement, vous allez tomber!
Elle était suivie d'Estelle dont les yeux brillaient dans l'obscurité de l'escalier.
—Voilà Mademoiselle Grognon, fit la cuisinière furieuse; attendez, je vais vous la nettoyer, moi, il ne faut pas quelle nous dénonce au rapport, demain!... pourquoi n'es-tu pas couchée?
—Ma tante est malade, balbutia Mary se reculant devant les deux filles qui sentaient l'eau-de-vie.
—Malade! Elle a son compte, tu veux dire!... Tant pis pour elle, moi je casserais tout, ce soir, et bien sûr que je ne vais pas lui préparer un lait de poule! Nom d'un chien! quel travail! quelle sacrée maison! Je viens de rincer plus de cinquante verres... Je crois que Pierre a fermé la grille du chalet. S'il ne l'a pas fermée, tant pis!.. tant pis ... entre qui voudra! Qu'on vole, qu'on pille, moi je ne mets pas une patte dehors ... de ce froid-là!... Va te coucher! La vieille finira par dormir que je te dis ... et houp!...
Elle enleva Mary par le bras en la poussant, contre un mur.
—Veux-tu rentrer te coucher, mauvaise graine!
—Vous me faites mal! s'écria Mary indignée, car la fille ne voyait pas que la porte se trouvait plus loin. Lâchez-moi, ou j'appelle papa!...
—Ton père! Ah! elle est bonne ... ton père ronfle comme une toupie dans sa chambre fermée à double tour! Faut croire qu'il a peur que sa femme vienne le tirer par les orteils ... ou qu'il est sorti sans qu'on le sache! Ton père a autre chose à faire que de s'occuper de ses moucherons... Voyons, te tairas-tu?
Mary, saisie de vertige, et comprenant peut-être qu'elle seule conservait sa présence d'esprit devant ces trois femmes, appela son père; mais un silence lugubre régnait dans les appartements d'en bas, personne ne répondit.
Estelle la secoua rageusement.
—Reste tranquille! bégaya la nourrice cherchant son aplomb, ne la touche pas, cette petite. J'aime pas qu'on batte les enfants, moi!
La franc-comtoise, point méchante, avait le vin tendre, elle tira Mary des mains fiévreuses de la cuisinière et elles gagnèrent la chambre de Célestin.
Le petit dormait profondément dans son berceau. La nourrice referma la porte et s'affala sur une chaise.
Mary effarée se demandait ce qui allait encore lui tomber sur les épaules.
—Entends-les se disputer! fit la lourde paysanne avec un rire hoquetant, et elles me criaient tout à l'heure que j'avais bu!... si c'est permis, hein! ma pauvre petiote?... quelle existence!...
Elle se mit à fredonner sa chanson habituelle.
Estelle injuriait la cousine Tulotte qui ripostait par des confidences très dignes sur la famille des Barbe et le 8e hussards. Du reste, elle ne voulait point de fleur d'orange, Tulotte, ni de lait de poule. Est-ce qu'on la prenait pour une femmelette, un chiffon comme défunte sa belle-sœur? Elle boirait seulement un petit verre de rhum chaud qui lui donnerait du nerf. Estelle attrapa un pot à eau et l'on entendit comme un glougloutement impérieux. La cuisinière inondait le corsage décolleté de l'institutrice. Alors il y eut une véritable scène de meurtre avec des coups de poings lancés sur les murailles et des jurons de soldat.
—Sainte mère de Jésus, marmottait tranquillement la nourrice, pouvant à peine se déshabiller, on dirait que mes jupes sont de pierre!... aide-moi donc, Mary!
Le bébé se réveilla au bruit d'à côté; le poêle était éteint et il avait très froid, lui qui ne buvait pas de liqueurs fortes. Il poussa un cri aigu, un cri de jeune chat qu'on agace.
—Ça y est! soupira la nourrice désolée, il hurlera toute la nuit, je ne pourrai pas dormir. Apporte-le-moi, Mary, je vais le réchauffer dans mon lit. Puis elle ajouta d'une voix inintelligible: Je me sens mal, tout de même, elles m'auront donné du kirsch, moi qui ne peux pas le souffrir, oh!... les bêtes! elles m'ont donné du kirsch!
Mary apporta l'enfant démailloté avec une répugnance qu'il lui était impossible de surmonter. Elle aurait bien voulu partir, mais elle avait peur de la cuisinière, et comme Tulotte ne pouvait pas la défendre dans l'état où elle se trouvait, elle préférait encore passer le reste de cette horrible nuit assise sur un tabouret contre le mur. L'enfant selon son habitude criait à faire crouler le toit. La nourrice chantonnait, glissant tantôt à droite tantôt à gauche, et quelquefois elle riait d'un bon rire niais, de plus en plus convaincue qu'on lui avait fait boire du kirsch.
Au dehors une aigre bise fouettait la galerie vitrée. Tout le feuillage du jardin étant mort, on apercevait, de la fenêtre, le Rhône roulant avec ses furies coutumières. Mary regardait pensive ce fleuve rempli jusqu'à ses bords, menaçant la douce vallée des roses d'un cataclysme formidable. De pâles étoiles piquaient, de reflets livides, les vagues tumultueuses, et les collines qui entouraient ce coin de campagne avaient des lointains si noirs que cela faisait peur. Une morne tristesse envahissait la petite fille, les hou hou du vent lui rappelaient la fin mystérieuse de Siroco, et elle pensait que le catéchisme est une chose bien inutile.
Un besoin de sommeil lui lancinait tout le corps, elle se raidissait contre son mur, accrochée au rideau qu'elle avait écarté pour regarder: les maisons de Vienne, accroupies au delà des jardins, semblaient tressauter par moments, puis le tombeau de Ponce-Pilate, là-bas, dans un fond de route noir, se dressait tout menaçant et tout luisant de givre.
Elle savait l'histoire de ce personnage qui se lavait les mains pour laisser condamner son Dieu. La veille encore, elle la récitait dans l'église de Sainte-Colombe et madame Corcette lui expliquait que Vienne étant une vieille ville pleine d'antiquités, ce bonhomme avait voulu se faire enterrer là pour le plaisir des archéologues futurs. Elle ouvrit les yeux très grands ne se souvenant plus de sa position croyant rêver à cette corne de pierre portée sur quatre pattes et la voyant brusquement s'avancer dans les sanglots du vent.
Au ciel des nuages couraient les uns après les autres, bousculés par les rafales et semblant se déchirer sur les étoiles comme une mousseline sur des pointes d'acier. Le chalet entier craquait. Le long de ses boiseries à jour, des doigts paraissaient s'accrocher qui le secouaient affreusement.
Tout d'un coup les cris du petit Célestin cessèrent, la nourrice ne chantait plus, mais un bruit rauque se mêlait aux craquements du chalet, ce bruit partait du lit, on aurait dit un souffle de bête qui étouffe. Mary se leva d'un bond, tout à fait réveillée. Parmi ces femmes ivres, il y en avait une vraiment malade, car on ne ronfle pas ainsi quand on dort.
A tâtons, elle s'approcha du poêle, frotta une allumette et ralluma la veilleuse qu'on avait laissée sans huile, puis elle se tourna vers le lit.
La grosse franc-comtoise, couchée en travers, à demi déshabillée, la bouche ouverte, les paupières closes et avec son éternel aspect de niaise, cuvait son kirsch. On ne voyait plus le petit enfant qu'elle avait roulé dans les couvertures, elle s'était jetée dessus de tout son poids, elle l'écrasait en songeant peut-être qu'il lui souriait de meilleure humeur! Deux très petits pieds tendus, rigides, derrière l'oreiller, sortaient seuls de l'amas de ses lourdes chairs. Mary sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et toujours ce bruit rauque, indéfinissable, ce bruit de bête qui étouffe se mêlait aux hurlements du vent. Elle fit un pas dans la direction de ce lit, il fallait éveiller de force la brute endormie ou appeler tout de suite du secours, il suffisait même de repousser un peu la nourrice pour dégager l'enfant, mais une idée atroce s'empara du cerveau de Mary. Pourquoi aurait-elle sauvé la vie de son frère? L'avait-elle demandé ce frère? Avait-elle souhaité sa naissance, sa naissance, c'est-à-dire la mort de sa mère? Déjà, il ne criait presque plus, et le calme s'étendait lentement dans la chambre, calme qui serait éternel si elle le voulait, car elle n'avait qu'à se taire pour laisser l'écrasement s'accomplir. Elle veillait toute seule! Personne n'entrerait avant le jour, et la nourrice ne se douterait jamais qu'elle était restée là. Mary fit encore un pas, les petits pieds ne s'agitaient plus que par faibles secousses, ils devenaient peu à peu d'une teinte violette et l'on n'entendait plus le bruit rauque. Mary eut un rire silencieux, ses yeux superbes lancèrent un éclair de haine.
—Toi, murmura-t-elle, tu as fini de pleurer!
Elle gagna la porte, sortit sans hésitation et revint dans sa chambre où elle se coucha, le visage tourné du côté du mur. Une heure après elle dormait, un sourire aux lèvres, du sommeil des innocents!
Ce matin-là, on se leva très tard chez le colonel Barbe. Estelle bâillait à se décrocher les mâchoires en descendant aux cuisines; mademoiselle Tulotte, honteuse de se retrouver en grande toilette de soirée sur son traversin, ne savait trop comment s'expliquer la chose d'une façon décente. Elle passa une robe de chambre, but un verre d'eau, et s'en prit à Mary qui faisait sa prière à genoux devant son lit.
—Espèce de marmotteuse! gronda-t-elle.
Armée d'un peigne, elle arrangea les cheveux noirs de son élève tout en la bourrant de ses préceptes.
—Il faudra pourtant que tu apprennes à te peigner! Quand tu seras une femme, t'imagines-tu que je te servirai de coiffeur?... Tu pourras te chercher un mari qui ait des rentes ... ma jeune princesse. C'est ton jour de catéchisme aujourd'hui, la bonne madame Corcette viendra, tâche d'être polie. Si tu crois que ça l'amuse, cette dame, de venir faire une pareille corvée?...
Mary se taisait, fronçait les sourcils quand Tulotte lui tirait les cheveux aux endroits sensibles, et grelottait de tous ses membres, car la servante, étourdie de sa petite orgie de la veille, n'avait pas pensé à chauffer le tuyau de leur chambre.
—J'étais bien malade hier, reprit-elle un peu honteuse, cette imbécile d'Estelle avait mis du poivre dans ses ragoûts. Je suis sûre aussi que ton père est malade et il y a une inspection aujourd'hui; le 8e n'a qu'à se tenir droit.
Mary, qui était le 8e hussards de Tulotte, avait beau se tenir droite, elle recevait d'effroyables coups de démêloir.
Soudain, de la chambre voisine partit un cri terrible, un cri de femme désespérée. Tulotte laissa échapper le peigne et les cheveux; Mary porta ses poings à ses oreilles.
—Ah! mon Dieu! fit la vieille demoiselle secouée d'un frisson, est-ce qu'il est arrivé quelque chose à l'enfant?
La nourrice apparut sur le seuil, les yeux hors de la tête.
—Mademoiselle!... je suis perdue! Venez vite! on me fera fusiller bien sûr! Mademoiselle, je voudrais être le chien ..., non, ce n'est pas Jésus possible! il était si gentil, si beau, notre petit, je vais me jeter par la croisée... Bon Dieu de malheur! Mademoiselle, on me fera fusiller!...
Elle courait autour de la pièce, se tordant les mains, déchirant son tablier, se frappant les tempes contre les meubles...
Tulotte se précipita dans le corridor, tandis que Mary, haussant imperceptiblement les épaules, descendait aux appartements de son père.
Le colonel était déjà loin. On avait sellé son cheval vers neuf heures et il galopait.
Toute la maison fut bientôt à l'envers, les femmes sanglotaient, les ordonnances, les bras ballants, considéraient la nourrice qui, debout sur la galerie, voulait se jeter en bas.
Estelle rugissait qu'on était damné pour l'éternité, et, ses anciennes dévotions de Dôle lui remontant au cerveau, elle appelait des saints complètement inconnus à son aide, elle voyait l'enfer, sa kyrielle de démons, ses flammes.
Tulotte atterrée ne pouvait plus prononcer un mot, des larmes ruisselaient de ses yeux bistrés comme un ruisseau, et, d'un mouvement machinal, elle berçait le petit cadavre sur ses genoux.
Madame Corcette tomba au milieu de cette folie et se trouva mal. Il fallut l'emporter au grand air, la frotter de vinaigre. Mary, l'air calme, et cependant fort pâle, demandait doucement «ce qu'il avait?» Un des ordonnances eut enfin la pensée de faire venir un médecin des environs; on attela le break, et à chaque minute on s'imaginait voir le père au tournant de la route.
Le médecin ne put que constater le décès de l'enfant, décès qui datait du milieu de la nuit et il adressa de sévères questions à la nourrice. Celle-ci en proie au délire criait qu'on allait la fusiller, qu'elle ne se défendrait pas, elle le méritait bien.
—Elles sont toutes les mêmes, répétait le docteur, homme assez brutal, elles se couchent avec leur bébé sur le sein et le tonnerre ne les réveillerait pas... Il faudra la faire passer aux assises, voilà tout. Celle-là payera pour les autres, si le père ne l'étrangle pas en rentrant!
—Un enfant magnifique! hurlait Estelle.
Madame Corcette, revenue à elle, ne voulut pas supporter ce spectacle, elle sortit du chalet afin de s'emparer du père dès qu'il descendrait de cheval. Mais Mary ne lui laissa pas le temps d'exécuter son projet, elle se lança la première à la bride de Triton.
—Papa, s'écria-t-elle avec un accent intraduisible, tu n'as plus que ta petite fille à aimer sur terre... Papa, pardonne-moi la peine que je te fais... Célestin est parti.
Elle disait parti comme on le lui avait dit pour Siroco, pensant que ce mot atténuerait le coup. Daniel Barbe chancelait, ne comprenant plus rien, car c'était le tour de madame Corcette qui lui jurait une affection éternelle, le suppliant de ne pas entrer au chalet tout de suite... Puis elle l'embrassa, lui prodiguant des noms tendres et des caresses folles.
Mary s'éloigna, tremblant d'une colère impuissante; ainsi il y aurait toujours quelqu'un entre son père et elle. Comment l'écraserait-on, celle-là? Dégoûtée, elle se sauva au fond du jardin, où elle demeura jusqu'au soir sans qu'on vînt la chercher.
De nouveau, les dames du régiment visitèrent la maison, portant des bouquets de camélias blancs et des couronnes de perles. Estelle et Tulotte reprirent le grand deuil, le père dans son étincelant uniforme, le crêpe au bras, reçut les mêmes phrases de condoléance; seulement il pleurait cette fois, il pleurait de rage de n'avoir pas été là pour sauver cet enfant qu'il aimait déjà de toutes les forces de son orgueil de mâle.
Il avait eu un garçon et il n'en avait plus! Il n'en aurait jamais plus! Fini, bien fini, les joyeux espoirs pour l'avenir! Il croyait, lui, qu'on élevait ces petits-là sans la mère, et au moment où on le sevrait, où il criait moins, où il suivait du regard les lumières, où il commençait à marcher, à gesticuler, à rire, on le lui tuait sous son toit, dans sa propre maison! Pourquoi lui avait-on arraché cette brute de fille! Il l'aurait massacrée si volontiers! Pas de sa faute? Est-ce que l'on dort quand on est chargé de veiller sur un enfant? Les sentinelles qui s'endorment on les fusille et madame Corcette miséricordieuse l'avait mise elle-même dans le train qui la ramenait en Franche-Comté! La misérable paysanne! Qu'irait-elle dire à la dépouille de la pauvre mère restée là-bas?... Quel pardon pourrait-elle implorer? Le chagrin du colonel était fait surtout d'un paroxysme de colère qui devait influer sur toute sa vie. Il lui semblait que quelque chose de volontaire s'était mêlé à toute cette sombre histoire. Une nourrice ne s'endort pas sur un enfant sans être obligée de se réveiller au premier tressaut! et lui, qui ne savait pas que l'on s'était grisé après le punch, dans ses propres cuisines, il accusait un inconnu quelconque de lui avoir tué son fils!
Mary n'essayait plus de le consoler, elle pleurait d'ailleurs de voir tout le monde pleurer et parce que ces cérémonies lui rappelaient l'enterrement de sa mère.
L'hiver se termina dans un chagrin sombre.
Madame Corcette avait reçu la défense de s'occuper des catéchismes de Mary et c'était Tulotte qui conduisait à présent la petite fille au village de Sainte-Colombe.
Mary se confessait régulièrement tous les mois. Jamais l'idée ne lui vint de dire au prêtre de quelle façon Célestin avait expiré. D'allures assez indolentes, en fait de dévotion, Mary attendait qu'on la questionnât: elle répondait non ou oui et elle s'accusait elle-même quand elle se sentait des remords, mais elle ne regrettait nullement le départ de Célestin. Au contraire, elle pouvait mieux dormir et on ne la battait presque plus; si son père ne lui souriait pas davantage, au moins elle n'entendait plus ses perpétuelles comparaisons entre la beauté de Célestin et son détestable caractère. Elle ne demandait pas beaucoup, cette petite fille tranquille. Elle voulait la paix, bien froide, bien unie, une paix muette comme celle d'un tombeau, et, ma foi! pour l'avoir elle n'avait pas hésité à en ouvrir un! Ces choses-là sont simples quand on a dix ans.
La religion ne modifia guère l'étrange nature de Mary Barbe. Elle eut d'abord la curiosité du miracle, le curé lui ayant expliqué, avec beaucoup de citations à l'appui, que souvent un ange, ou la Sainte Vierge, pouvait se mêler des affaires de ce monde; le miracle lui parut la seule chose amusante du catholicisme. Sans s'arrêter aux gloires des martyrs ni à la douceur d'aimer un Dieu, tout jeune, entouré de souffrances pitoyables, elle s'inquiéta de la manifestation sensible de ces puissances inconnues. Après avoir prié, selon les règles, en s'appliquant, dans un positivisme déjà naissant, à ne rien omettre pour que l'acte surnaturel pût se réaliser, elle attendait des heures entières qu'un messager vînt lui dire quelques mots généreux. Elle guettait, devant les autels, un signe de la Sainte Vierge, une porte de tabernacle s'ouvrant brusquement, un saint descendant de son piédestal, ou encore un cantique entendu subitement. Elle se prêtait à tous les exercices de dévotion pour obtenir cette sanction d'une foi qu'elle avait très peu, mais elle trouvait raisonnable de faire un échange de sa raison de mortelle contre une cause divine. Elle serait devenue d'une piété exemplaire si le moindre trouble cérébral, une disposition hystérique lui avait donné l'illusion d'un miracle, d'un tout petit miracle. Elle ne pouvait pas comprendre que, puisqu'il y avait eu de ces histoires incroyables jadis pour des pécheurs bien plus endurcis qu'elle, une de ces histoires ne devait pas lui arriver aujourd'hui qu'elle s'y préparait selon les méthodes en usage.
La veille de sa première communion, elle s'imagina que le miracle se faisait probablement dans ce sacrement solennel. Elle tourmenta Tulotte et son père à ce sujet. Peut-être bien que l'hostie sacrée aurait un goût particulier, qu'une sensation exquise la prendrait de la gorge au cœur et, pleine de confiance, elle revêtit la robe blanche. Madame Corcette était à l'église quand elle passa au milieu de ses compagnes le jour de Pâques. Cela lui fit plaisir, elle s'arrêta pour lui demander quel effet lui avait produit sa communion à elle. Madame Corcette, en robe de soie rose, lui répondit étonnée:
—Je ne me souviens pas!
Sans doute, songea Mary, que le bon Dieu devient pour celui qui le reçoit comme un ami que l'on consulte à chaque instant, que l'on sent près de soi, dont les ordres sont glissés dans vos oreilles d'une manière secrète mais péremptoire, et qu'un plaisir se dégage de cette intimité charmante. Quelle consolation n'aurait-elle pas désormais, l'enfant négligée, n'ayant plus de mère, à peine de père et qui avait perdu Siroco!... Elle fut navrée du résultat. Rien! elle ne ressentait rien d'appréciable, sinon que le jeûne qu'on lui avait imposé lui occasionnait des bâillements ridicules. Elle s'accusa en toute sincérité d'être une mauvaise catholique, une créature dénaturée, puis elle finit par accuser aussi ce système d'éducation extraordinaire qui commençait par vous prédire mille félicités et ne vous donnait pas le moyen absolu de se procurer une satisfaction pour tout ce qu'on endurait de supplices à attendre quelque chose qui ne venait pas. Certains sauvages aiment le soleil parce que le soleil semble les aimer en les éclairant. Il est bien difficile de faire saisir aux natures primitives—et les enfants sont des primitifs—pourquoi il est agréable d'adorer un invisible que rien ne manifeste hormis les chants de la messe. Les dévots ne raisonnent pas, Mary raisonnait toujours. Elle avait laissé étouffer son frère parce que ce petit criait trop fort. Elle laissa de même s'étouffer ses naïves aspirations religieuses parce que Dieu, en elle, ne criait pas du tout. Madame Corcette la ramena au chalet avec Tulotte; on fut plus aimable pour elle qu'on ne l'avait été les derniers temps; d'abord elle portait dans les plis de sa robe blanche une ingénuité neuve, ensuite elle paraissait tellement déçue qu'il fallait bien la consoler. Madame Corcette lui répétait que tous les enfants n'avaient pas eu plus de chance qu'elle, cela se devinait bien à leur mine. Elle promettait seulement de continuer à être sage, de s'instruire comme une demoiselle qui dirigerait plus tard la maison. Tulotte se faisait vieille, le papa aussi et elle devait songer à prendre de l'empire sur eux. Estelle l'embrassa en pleurant, le père lui pinça la joue en lui disant:
—Si tu étais toujours gentille!... Je n'ai plus que toi!... hélas!
Une âme charitable, comprenant son âme à ce moment suprême, lui aurait montré ce retour des grandes personnes aux tendresses de la vie comme étant le véritable miracle; peut-être eût-elle fondu la dureté native de ses sentiments, mais madame Corcette, profitant de l'occasion, attira le colonel dans un coin du salon et lui raconta tout bas des choses... Mary se roidit contre une émotion vraiment douce, elle fronça de nouveau les sourcils, puis, soupirant, la poitrine oppressée d'une lourde angoisse, elle se retira pour ne pas les gêner.
Le printemps était de retour, on pouvait risquer des promenades dans les environs. Mary, après les leçons de Tulotte qui allongeaient maintenant en proportion des jupes de l'élève, allait se dégourdir les jambes dans la vallée des roses; elle trouvait le bon M. Brifaut devant ses corbeilles et on causait histoire naturelle. C'était étonnant ce que ce diable d'homme savait à propos des papillons et des oiseaux.
Il ne tarissait plus, tout en inspectant ses greffes, il récitait des livres complets, n'omettant ni un terme technique ni un numéro d'ordre. Quelquefois, Mary l'arrêtait devant l'Émotion par un geste distrait, il hochait la tête, se rappelant le pauvret. «Dieu ait son âme!» disait-il pendant qu'une larme se suspendait au bout des cils noirs de la fillette. N'était-ce pas bien douloureux que Dieu passât son temps à avoir des âmes, surtout celles qui ne demandaient qu'à rester dans leur corps!
M. Brifaut, pour remplacer Siroco, avait loué deux garçons de dix-sept à vingt ans, et il prétendait qu'ils ne faisaient pas le quart du travail que vous abattait ce coquin de Siroco. Et puis ce n'était pas du tout le même genre de travail: Siroco aimait les roses, lui; ces garçons-là les bêchaient, simplement.
Mary était trop jeune pour savoir ce qui l'attirait chez M. Brifaut; cependant elle s'asseyait durant des heures sous les roses moussues, ressassant des souvenirs en compagnie d'un vieil homme et elle en rapportait une joie mélancolique l'aidant à finir toute une semaine d'études.
On la promenait aussi dans Vienne, à la musique, sur la place plantée de beaux platanes, et les officiers de son père la saluaient respectueusement; elle devenait une demoiselle, elle répondait du haut de la tête, surtout à Jacquiat; elle lui en voulait de l'avoir négligée un an pour son frère. Puis elle entendait les lamentations des six filles de la trésorière qui regrettaient les oublis de Dôle bien meilleurs que ceux de Vienne et dont on avait davantage pour deux sous. Au fond, elle s'ennuyait d'un ennui tranquille, sorte de mal de croissance qui tuait en elle tous ses bons instincts, la laissait à la merci de ses précoces passions de fille cruelle et ne lui ouvrait aucun des horizons de l'intelligence. Elle n'avait point le désir de s'attacher, soit à une fleur, soit à une montagne, soit à un chien, puisque l'on quitte brusquement les choses ou que brusquement les êtres vous quittent. Ses longs silences d'enfant rudoyée qui boude portaient peu à peu des fruits amers, elle s'isolait avec une volonté froide de tout ce qui est le plaisir de l'existence; à l'état latent, c'était déjà une blasée, ayant le dédain de courir et sachant déjà que marcher fatigue.
Elle avait parfois des désespoirs fous lorsqu'elle songeait au miracle attendu vainement. Ah! il était aimable le bon Dieu! Qu'est-ce que cela lui aurait coûté de faire tomber un ange microscopique de son paradis, un ange pour la distraire, un Siroco très léger, toujours flottant derrière ses épaules? Elle ne jouait plus à la poupée, elle s'intéressait aux livres de voyage illustrés où il y avait des bêtes féroces qui mangeaient des hommes. Faire des voyages, affronter des périls, tuer des éléphants, la tentait. Ou elle s'imaginait les excentricités que voulait faire Siroco le jour de la frairie du village. On partait deux dans une forêt sombre, et on plantait un parapluie n'importe où. On s'asseyait pour manger un morceau de singe cuit sous la cendre et des bâtons de sucre de pomme, puis on s'embrassait en s'appelant: ma femme, mon cher mari. On était libre comme le vent, on grimpait aux arbres pour chercher des fruits verts. Il y avait des dangers épouvantables, des ruisseaux à franchir, une lionne enragée qui jetait du feu par la gueule, des Indiens qui voulaient vous faire frire; on tremblait la main dans la main, prêts à mourir, puis tout à coup un bosquet de roses, des ruisseaux de miel, un chat savant qui exécutait des saluts cérémonieux; on s'étendait dans l'herbe et on se jurait de ne jamais se séparer.
Généralement, à travers les contes qu'elle se faisait à elle-même, Mary mettait un petit esclave, moitié ange, moitié garçon, qui l'aimait beaucoup et supportait en son honneur une foule de tortures grotesques. Les émotions de ces voyages chimériques étaient toujours d'une violence inouïe, en raison inverse du calme glacial de ses actions réelles. Elle faisait une hécatombe de jeunes Indiens alors qu'elle festonnait paisiblement un mouchoir ou comptait des points de tapisserie.
Une fureur de bataille échauffait son cerveau sans que ses yeux purs révélassent les conflits de son imagination. Elle finissait par en souffrir à fleur de peau tellement elle s'identifiait aux personnages de son roman. Il y a plus qu'on ne croit de ces petites filles ou de ces petits garçons se racontant des histoires à eux-mêmes: les uns ont un air idiot qui désole leurs parents, les autres ont l'expression béate des studieux tout pleins de leurs leçons.
L'imagination est en germe dès l'âge le plus tendre, il n'existe pas d'enfant qui ne pense pas à autre chose qu'à ce qu'il fait. Mary avait peur, la nuit, et, comme la fille d'un colonel ne doit pas avoir peur, Tulotte soufflait la bougie dès qu'on était couché. L'habitude de ces contes qu'elle se récitait venait de cette peur nerveuse, qu'elle ne pouvait dompter qu'à force de voyages extravagants. Et la petite avait fini par s'amuser ainsi malgré les froideurs de sa physionomie: elle jouait à penser. Mystère insondable de l'être humain qui de lui-même tire des joies pouvant le ravir hors de sa prison de chair.
Alors, elle retrouvait souvent sa mère avec qui elle engageait des conversations sérieuses; sa mère l'approuvait d'avoir aidé Célestin à mourir, il aurait fait un vilain garçon et dans le même ciel se retrouvaient également les petits chats de Dôle, Siroco, des rois, des reines, des pots de confitures vidés jusqu'au fond, des lits à colonnes torses où s'endormait un vieux chien galeux, mademoiselle Parnier de Cernogand crucifiée par des Juifs abominables, une énorme poupée qui marchait et parlait, et les hommes capables de tuer les bœufs pour les manger erraient, parmi la bizarre population, avec des carcans au cou et des glaives dans la poitrine.
VI
En automne, le 8e hussards reçut l'ordre de se rendre à Haguenau, en Alsace, petite ville fortifiée, assez noire, qui ne plut pas du tout au colonel Barbe. On prit un logement dans une rue tranquille pas loin des fortifications. Mary fut comme dépaysée et Tulotte ne put se faire tout de suite aux gros nœuds que les bonnes portaient sur leur tête, d'un air naturel. Mais lorsqu'on eut vécu quelques mois de la vie bourgeoise de cette ville, les étonnements se succédèrent. Certainement le ministre s'était trompé et les avait envoyés hors de France, tout le bas peuple parlait un charabia effroyable, et entre eux les gens du monde se servaient d'un autre jargon, plus distingué peut-être, mais aussi inintelligible.
Le colonel Barbe, excellent patriote par état, en était abasourdi. Les simples soldats racontaient dans les chambrées que les maisons mal famées possédaient des interprètes et qu'alors ... c'était à se tordre! Pagosson, de Courtoisier, Jacquiat, Steinel, Zaruski, les célibataires enfin, avaient trouvé au café des officiers des notes laissées par le régiment précédent. On leur signalait une telle comme sachant parler un peu le français, telle autre comme «très bien» mais n'ayant jamais su qu'un mot de la langue en question, mot que d'ailleurs elle disait facilement au premier venu.
D'abord, le 8e hussards s'amusa de l'accent du pékin, horrible accent tourné en ridicule sur tous les théâtres, où l'on met en scène un enfant d'Israël, puis on se lassa et il y eut des rixes pour un b ou un p mal placés. Au 8e, on était peu patient: quand un cavalier entendait son cheval traité de bovre pête, il finissait par descendre, histoire de se gourmer réciproquement. La ville, du reste, n'aimait pas les soldats, elle le leur faisait quelquefois sentir. Un quartier entier était consacré aux juifs, une synagogue tenait le milieu; dans ce quartier, un règlement défendait aux hussards l'accès de certaines rues parce qu'ils auraient pu écraser des enfants sous les pieds de leurs montures. Là-dedans grouillaient des familles sordides, parquées au fond de petites boutiques dont la porte en plein-cintre ne s'ouvrait que sur un signe particulier. On avait deux ou trois marches à dégringoler pour pénétrer au sein des mœurs les plus bizarres. Une lampe à bec pendait des solives noircies du plafond, le lit affectait la forme d'une tente arabe très malpropre, les murailles se couvraient de hardes en pourritures et sur un tapis graisseux s'asseyaient en tailleur les hommes de la maison, vêtus de redingotes du temps de Napoléon 1er. Ces hommes avaient de petites barbes pointues mal soignées, les ongles en deuil, les yeux noirs très vifs, le dos légèrement voûté et souvent ils étaient d'un roux flamboyant qui éclairait toute la salle. Tous vendaient quelque chose, on ne savait jamais bien quoi. Ils exhalaient une odeur de vieux souliers particulière à la race. Les femmes se montraient peu: on en concluait, au 8e, qu'elles étaient fort belles, des juives enfin, mais elles ne possédaient aucun attrait, elles avaient seulement la touchante coutume de cacher leurs cheveux derrière un tour de cheveux faux qui les enlaidissait de la manière la plus pitoyable. Aux réjouissances publiques, elles sortaient leurs enfants par douzaine, des enfants roux, sentant l'huile. Peut-être y avait-il des femmes de race plus fine, mais alors il fallait les voir dans les salons de la sous-préfecture et les hussards n'aimaient guère ces sortes de réunions où on n'enlève point les femmes du bras de leur mari. La religion sévère de Dôle était remplacée à Haguenau par l'amour de son intérieur et des berceaux. Quand on entrait dans un salon de bourgeoise, on attendait une heure avant de pouvoir saluer la maîtresse du logis; en revanche, des appartements voisins, on entendait des cris de paons, des éclats de rire, des pleurs de bébés corrigés, et la dame finissait par vous arriver, son dernier sur les bras, souillée de taches de confitures ou de tout autre chose. Il faut dire que ces intérieurs n'avaient point le charme de l'intérieur français dans lequel la coquetterie a toujours son coup de pinceau pour le peintre, son trait d'esprit pour l'observateur, quelquefois sa larme pour le mélancolique. A Haguenau on faisait les enfants sur un unique moule d'enfant gras et stupide; mais on en faisait des tas, fièrement, lourdement, en regardant le prochain du coin de l'œil pour savoir s'il en avait davantage. Les jeunes bourgeoises pondaient, les vieilles débarbouillaient, inutile d'insister sur ce que le mari pouvait ajouter de son labeur. On était assez riche, sans noblesse, avec des préjugés de caste frisant l'insolence des marchands établis de père en fils. On buvait une jolie bière blonde, la bière de Strasbourg fabriquée dans le pays, et autour de la ville se dressait une forêt de perches à houblon du plus monotone effet. La bière produit des griseries épaisses dont le cerveau reste embrouillé pendant des siècles; ces habitants de Haguenau, qui ne riaient pas du tout, chantaient le soir, à travers les rues mal pavées, des complaintes funèbres interminables, puis ils se prenaient les bras par vingtaine pour réintégrer leur domicile, s'accompagnant jusqu'à ce que le plus malade finît le dernier couplet tout seul.
Pour être juste, il faut dire que leur voix ne manquait pas de charme dans les chœurs, mais elle ne nuançait pas. Et toujours ce diable d'idiome revenait semblable à un écroulement de cailloux. Les hussards attardés, pris d'une honte secrète en les entendant beugler leurs monotones chansons, donnaient de leurs bottes le long des portes cochères et avaient mal aux cheveux.
Le journal paraissait rédigé moitié en français, moitié en alsacien pour ne pas dire en allemand.
Une aventure survint au colonel Barbe, en pleine place publique, aventure qui témoignera de l'extraordinaire façon qu'avait le bourgeois de juger les mœurs hussardes. Mary pour s'acclimater eut une petite fièvre chaude et son père dut faire venir un docteur de la ville, n'importe lequel, dont le nom s'éternuait quand on hésitait à le prononcer.
Le brave homme rédigea d'abord son ordonnance en alsacien, ce qui fit faire une atroce grimace au colonel.
—Monsieur, dit-il, affectant un grand air de dédain, nous ne sommes pas des Chinois ici, et je vous prierai de soigner ma fille en bon français!
Le docteur, un jeune savant, à gros yeux bleus faïence, ayant déjà trois enfants, les avait toujours soignés en alsacien et ils se portaient à merveille, pesant le poids voulu de graisse, digérant les plats de nouilles comme les escamoteurs font disparaître des muscades.
—Hein? grogna-t-il avec un rire doux, à qui en a-t-il, ce hussard-là?
—Monsieur, reprit Tulotte exaspérée, mon frère est un Normand, je suis Normande, et nous ne parlons que le français... Moi je n'ai jamais voulu savoir d'autre langue, c'est du patriotisme, comprenez-vous, Monsieur?
Le docteur alsacien ne comprenait qu'une chose, c'est qu'on lui faisait perdre son temps en des subtilités grotesques et il avait à accoucher le même jour la femme du percepteur, la dame d'un marchand, rue de la Synagogue, et une autre jeune mariée de neuf mois.
Mary guérit de sa fièvre; son père la promena sur le Cours, une après-midi de musique. Il était entouré de quelques-uns de ses officiers; madame Corcette, ornée d'une cocarde du pays, produisait un chapeau absolument inédit. De loin en loin les grosses juives passaient toutes de la même couleur: le Bismarck, un brun clair, dont les modes de ce temps étaient teintes.
Le médecin sortit d'un groupe pour venir saluer sa jeune malade; il lui pinça le menton, ce que Mary trouva choquant, puis riant de son rire tranquille:
—Mon colonel, dit-il, je crois que ce n'était rien. Vous autres, Français, vous n'avez que des maladies de nerfs!
Le colonel pirouetta sur ses talons pour se trouver en face de son docteur. De Courtoisier devint pâle, Pagosson se dressa de toute sa hauteur en soufflant dans ses joues, Zaruski se cambra, se chatouillant les éperons du bout de sa cravache, et le trésorier, devenu énorme, se planta les poings en avant. Si Marescut n'avait pas permuté et si de Mérod n'avait pas été nommé colonel d'un autre régiment, ils se seraient joints à l'hostilité de tous, cédant aussi à ce mouvement par esprit de corps.
—De quoi, Monsieur? demanda le colonel Barbe, rouge d'indignation terrible, de quoi, s'il vous plaît?
—Je disais, répéta le docteur, à cent lieues de songer qu'il pouvait avoir lâché une énorme bêtise, je disais que vous autres Français, vous aviez les nerfs sensibles...
Le colonel regarda circulairement ses officiers.
—Vous êtes témoins, Messieurs, que ce ventru (le jeune docteur était en effet un peu ventru) a répété la chose.
—Oui, mon colonel, s'écrièrent en chœur les hussards, formant le cercle.
Alors, il faut avouer que Mary, qui connaissait les fureurs de son père, eut un méchant sourire; elle roula sa corde à sauter autour de sa taille et attendit l'exécution, clignant ses paupières soyeuses avec impertinence.
—Ventru! murmurait le médecin, pesant le mot dans son esprit naïf... Mais pourquoi diable ce colonel maigre m'appelle-t-il ventru?
—Monsieur, voici ma carte! déclara le colonel Barbe, tirant majestueusement une carte de son dolman brodé.
—Mais je sais votre adresse! soupira le pauvre alsacien navré des allures cassantes de ces hussards qu'il connaissait à peine.
—Mon adresse! rugit le colonel, de rouge devenu pourpre, ah! çà, Monsieur! je vois bien que le français vous est de plus en plus inconnu. Mais puisque vous y tenez, je vais vous apprendre le hussard, moi... Non, Messieurs, ajouta-t-il en repoussant toutes les mains qui se tendaient avec joie vers la figure du docteur, je désire vider seul ce petit différend. Les leçons de beau langage me reviennent de droit, au 8e. Monsieur le docteur, vous êtes un drôle.
—Ah! çà, colonel, s'écria l'Alsacien, partant d'un éclat de rire, est-ce que vous êtes fou?... Je suis ventru, je suis un drôle, expliquons-nous, mon Dieu!... expliquons-nous!
Aussitôt de Courtoisier, le plus près, lui monta sur les pieds, Pagosson le poussa du coude en faisant des hum! hum! épouvantables. Quant au colonel, il lui envoya sa carte au nez d'une chiquenaude très réussie. Le docteur pâlit, puis rompant le cercle d'un coup de poing à assommer un bœuf, il s'éloigna, tandis que de Courtoisier, l'épaule démise, sortait de la main gauche son sabre du fourreau.
Il s'ensuivit une bagarre. Madame Corcette s'évanouit, Tulotte emmena Mary qui trouvait cela très amusant, et le docteur continua sa route, la face pâle, sans rien penser de plus.
Cet homme possédait dans la ville des Juifs une petite maison très close, très blanche où une belle plaque de cuivre sur la porte énumérait tous ses titres de médecin, accoucheur, diplômé, et palmé par les instituts. Un gentil perron frotté chaque matin au sable conduisait à la salle à manger toujours emplie de cette douce odeur de noisette, de cette odeur de la bière fraîche qu'on buvait là dans les choppes de verre de Bade. Des vagissements de bambins se glissaient par les fentes des boiseries, il y en avait trois: deux jumeaux et une fille. La mère, une Alsacienne de teint clair, aux cheveux aussi blonds qu'une torsade de lin, les habillait avec un soin patient de femme qui n'a rien de mieux à faire et fera cela toute sa vie. Quand le père parut, il avait retrouvé une mine joyeuse, il s'assit au milieu de la nichée, tapant sur sa cuisse pour leur dire de monter, leur parlant dans cet alsacien baroque qui donne à un cheval de sang l'envie de se cabrer, et un bonheur se dégageait de ces jeux enfantins, bonheur que le ventre du papa ne faisait point trop ridicule, car la mère avait la beauté de la Marguerite de Faust.
—Wilhem, disait la jeune femme tout émue, nous aurons une tarte aux kouetches ce soir pour notre dîner. J'ai préparé des nouilles qui sont fines comme des cheveux d'ange! Ah! tu reviens du Cours ... quelles nouvelles, le maire y était?... Madame Guilher a-t-elle sevré son petit?... et as-tu demandé la recette de sa confiture de myrtil, qu'elle confectionne mieux que moi?
Lui, répondait longuement à ces choses importantes pour eux, sans omettre la vision de son maire, qu'il avait eue quand la carte du colonel s'était aplatie sur son nez.
—Ne serre pas ainsi la brassière de Jacques, ajoutait-il en prenant l'un des jumeaux, énorme, crevant de santé, et il défaisait sa brassière, les doigts experts en cette chose, ne voulant pas qu'il pût se déformer la taille. Sa femme suivait ses moindres gestes, ayant le double respect du médecin qui l'avait accouchée et de l'époux qui l'avait rendue mère. Une bonne vint les prévenir que le dîner fumait sur la table. On mangea consciencieusement des plats monstrueux. Pour que la digestion s'opérât bien, on ne discuta qu'à voix basse le mérite de la tarte dont un coup de feu de trop avait rendu les bords un peu trop croustillants, la bonne fut réprimandée d'une phrase lente, une phrase qui causa une peine extrême à tout le monde. Puis, le soir tombé, le docteur bourra une pipe de porcelaine, baisa le front de sa femme et se retira chez lui. En général, les époux alsaciens ont deux lits, cette disposition du ménage rendant plus solennels certains actes de leur existence. C'est une dignité que d'avoir deux lits.
Ce soir-là, Wilhem, au lieu de se coucher, écrivit son testament. Dans sa tête calme de mari discrètement heureux, il arrangeait sa mort sans se lamenter davantage: reculer, ça ne se pouvait pas, selon toute logique; pour un colonel de perdu, il retrouverait trente-six hussards furieux, et on ne pouvait plus arranger l'affaire. Il ne s'était jamais battu, le courage n'était pas son métier, il accouchait des femmes, lui. Il mettait au monde des hommes et ne les tuait pas. S'il y avait un moyen de se sauver, peut-être l'aurait-il accepté, parce que, c'était sûr, aucune loi humaine ne prescrivait de laisser orphelins des enfants et d'abandonner une femme enceinte (madame Wilhem l'était encore), toute seule en proie à la misère. D'ailleurs, il ne comprenait pas plus maintenant cette histoire de carte qu'il ne l'avait comprise à la musique du Cours! Français était chez lui une manière de s'exprimer, et s'il ne les reconnaissait pas comme amis, les hussards, il ne leur faisait point d'injure en le leur disant. Il eut peur pendant toute la nuit, sa digestion se fit mal, et pourtant il ne voulait pas appeler sa femme, car dans l'état où elle était ... oh! pauvre femme! comme elle pleurerait son Wilhem. Vers l'heure des témoins, c'est-à-dire dès l'aube, il se lava le visage avec du lait pour effacer les plis que la nuit avait creusés, et il murmura, tranquille: Allons-y! Il y allait parce qu'il ne trouvait pas de moyen de faire autrement, il ne réveilla pas madame Wilhem; il mit son testament bien en vue sur un meuble, s'habilla et attendit.
MM. de Courtoisier et Zaruski arrivèrent, le képi un peu incliné sur l'oreille, sanglés, boutonnés, reluisants. Leurs sabres traînèrent contre les chambranles, et doucement le médecin les supplia:
—Vous allez réveiller ma femme!
De Courtoisier se mit à marcher sur ses pointes pour faire le galant.
—Où sont vos témoins? demanda Zaruski, stupéfait de voir le docteur décrocher deux chopes qu'il posa devant eux.
—Tout de suite! répondit Wilhem souriant. Il sonna la bonne, lui donna des adresses; celle-ci partit, ne manifestant pas même sa surprise.
Les amis, deux camarades de collège, se présentèrent béats, Wilhem leur expliqua la chose, on fuma un peu, on but une nouvelle canette, puis tout fût organisé, séance tenante, à la papa; il voulait bien se battre, le ventru, il le fallait, eh bien! voilà, il allait mourir, plus tôt ou plus tard!
De Courtoisier n'en croyait pas ses yeux. Quelques minutes après, derrière le talus des fortifications, Wilhem recevait du colonel Barbe un coup d'épée par le travers de son gros ventre, et le lendemain il était mort, en riant à sa jeune femme troublée si malheureusement dans sa gestation.
Le duel fit du bruit. Le 8e hussards rédigea une adresse au colonel pour le remercier de ce meurtre d'un pauvre homme, meurtre qu'on ne pouvait éviter, n'est-ce pas, quand on fait métier de patriote! Il n'y avait de la faute de personne, tout bien considéré. Mais le colonel s'était crânement conduit, les habitants de Haguenau rentreraient leurs: vous autres Français! Quel joli peuple et comme on était fier de penser que le reste de l'Alsace ne lui ressemblait pas. On s'attendait aussi à quelques manifestations de la part de la jeunesse. De Courtoisier, exaspéré par le manque de femmes, guettait une nouvelle occasion de raccommoder son bras démis, mais un calme solennel régnait dans la ville de Haguenau. Les cafés demeuraient sourds aux fanfaronnades de Pagosson; chez le sous-préfet, toujours la même réserve, le même charabia dans les coins et les mêmes airs béats. Les bourgeois ne se souciaient pas d'aller voir derrière les fortifications si le colonel y était!
Au petit théâtricule de Haguenau on jouait la Belle Hélène, et quand Messieurs du 8e sifflaient, le pékin ne bronchait pas. Chacun ses goûts! semblaient dire leurs impassibilités. La vengeance était sans doute attendue d'ailleurs, de plus haut, pour le colonel Barbe.
Ce fut à Haguenau que Mary débuta dans les exercices équestres. Son père lui offrit un poney, car il avait été fort content de sa tenue durant la scène de la provocation. Corbleu! elle tenait de lui, la petite! Elle vous lançait un regard impertinent droit à son but... Bien ... bien ... on la récompenserait. Le régiment, pressentant une future héroïne, se mêla de l'instruction. Jacquiat lui donna la prudence, la sûreté de la main, de Courtoisier le galop de chasse qui laisse tout le monde à mille mètres dans la plaine, Pagosson la sûreté de l'assiette, Zaruski le saut des fossés et la façon de se relever quand on a la tête posée à la hauteur de son étrier; pour Corcette, il lui apprit des tours que le colonel ne craignait pas de déclarer du ressort des clowns. Madame Corcette accompagnait leur élève, en amazone verte dont les boutons d'or lui faisaient une étonnante livrée. Tout n'était pas gai, pourtant, le colonel avait souvent le souvenir de son fils qui le torturait, et il le voyait au lieu et place de l'écuyère frêle. Alors il grondait d'un ton d'orage, il tapait sur le cheval innocent, n'osant pas taper sur la fille; plus d'une fois celle-ci vida les arçons sans essayer même de se rappeler le système donné par Zaruski. Puis, comme elle avait des battements de cœur inquiétants, le colonel modéra son enthousiasme, craignant de voir s'évanouir le dernier espoir de sa famille. L'hiver s'écoula triste et froid, coupé des punchs ordinaires. Tulotte ne se grisait plus qu'à huis clos, les soirs où l'on recevait le régiment, mais Estelle roulait au beau milieu de sa cuisine, cassant les verres qu'elle lavait, injuriant les ordonnances et faisant à elle seule un tapage d'enfer.
Tulotte n'osait pas la renvoyer, elle savait trop d'histoires, et ces deux femmes s'agonisaient de sottises dès que le colonel avait le dos tourné.
Pour la Noël il y eut une fête d'enfants chez un gros négociant qui se trouvait être le propriétaire de leur maison. Mary reçut une invitation. Comme elle se mourait d'ennui, elle supplia son père de l'y conduire. On lui prépara une toilette de circonstance en crêpe blanc ornée de nœuds de velours noir, on natta ses cheveux avec un fil de perles et on les enroula autour de sa tête. Elle avait si grand air sous cette couronne que Daniel Barbe faillit oublier que ce n'était pas un mâle! A leur entrée dans le salon du négociant, on murmura:
—Voici le colonel, mon Dieu!... pourvu qu'il n‘y ait pas de querelle!
On avait espéré qu'il confierait sa fille à la garde d'une bonne, mais on ignorait qu'Estelle se grisait, et que mademoiselle Tulotte détestait ces corvées-là.
Daniel Barbe, très droit, en uniforme, le sabre traînant, fronçait les narines d'un air dédaigneux. Sa fille lui faisait honneur, le pékin était enfoncé. Cependant il remarqua que pas une de ces dames ne se détachait pour venir à leur rencontre; le gros négociant avait salué sans lui tendre la main. Daniel caressait sa barbiche grisonnante, mâchant des mots qu'un colonel doit employer quand il flaire une déroute...
Ces fêtes alsaciennes, dont rien à Paris ne peut donner une idée, sont uniquement réservées aux enfants, et les parents n'y ont que le second rôle. Il ne leur est pas permis de se plaindre du bruit, de la gourmandise ou des taches, les plus nabots sont leurs maîtres absolus, et ce que l'on mange est incalculable. De tous les côtés des domestiques poussaient des corbeilles roulantes combles de gâteaux: des pains de Colmar dorés et gratinés d'anis, si légers, qu'on en dévore des masses sans s'en douter, des tartes à la cannelle odorantes et chaudes, des bâtons d'angéliques cuits à l'eau et poudrés de sucre candi, des fruits entourés de pâte molle, soufflée, des tranches de koukloff garnies de leurs grains de raisins bruns, toutes les variétés de beignets, des crèmes cuites au four, très rousses, des œufs durs coloriés. L'on puisait les sirops dans une fontaine de porcelaine flanquée de glace et les boissons chaudes dans des pots de terre appelés «bavarois» hauts comme de vieilles amphores. En attendant l'ouverture du salon mystérieux qui contenait l'arbre de Noël, le père Fouettard, si célèbre parmi les gamins de l'Alsace, faisait des discours ténébreux sur la sagesse de ces demoiselles et l'effronterie de ces messieurs. Le père Fouettard était masqué, sa hotte pleine de jouets lui servait de tribune, et il brandissait une verge de solides genêts. Ce poste de père Fouettard se donnait, entre les parents, avec une gravité à la fois comique et touchante. Tous les ans on devait faire, dans ce discours en pur alsacien, l'éloge de l'enfant le plus raisonnable; des familles austères se disputaient cet honneur précieux d'avoir à élogier leur propre rejeton au détriment de celui du voisin. Innocente manie qui dégénérait en discussions violentes, c'est-à-dire que l'on se disait sur un ton cordial: «Ce n'est pas bien!» quand l'adversaire finissait par triompher.
Le père Fouettard disait probablement des choses pénibles cette nuit-là aux nez roses de son auditoire lilliputien, car on apercevait des mamans s'essuyant les yeux d'un geste furtif.
Le gros négociant lui-même toussait très fort. Les petits se serraient les uns contre les autres, regardant à la dérobée la fille du colonel assise dans un fauteuil de présidente et ne comprenant rien du tout à ce verbiage animé.
—Est-ce que tu t'amuses? interrogea le colonel, se penchant sur le dossier du fauteuil.
—Oui, papa, répondit la fillette, ne voulant pas perdre le bénéfice de sa toilette en avouant que l'alsacien lui portait sur les nerfs.
—Tant mieux! sapristi! Mais c'est une véritable gageure!
Il se mit à examiner les murs pour tâcher de se distraire, lorsqu'en face de lui la porte s'ouvrit à deux battants, des cris d'admiration s'élevèrent, et l'arbre de Noël parut flambant de ses mille bougies. Le coup d'œil était vraiment féerique. Le gros négociant vint prendre la main de Mary, la conduisit à la branche où pendait son jouet tout orné de rubans et de noix argentées, on exécuta une ronde folle avec des pétards à fusées de toutes les nuances, et l'on recommença à dévaliser les corbeilles roulantes.
Mary s'amusait maintenant comme les autres, empêchant les plus petits de se battre et distribuant aux fillettes timides les jouets qu'elles n'osaient pas décrocher. Les parents souriaient autour du colonel, un peu ébloui par les merveilles de cet arbre, qui touchait le plafond et comptait autant de lampions que de brindilles vertes.
—Vous les aimez les petits mâtins, vous autres Alsaciens? dit-il, pour dire quelque chose de gracieux.
Le gros négociant souriait, un peu embarrassé.
—Oh! oui ... mais ce n'est pas pour mes enfants à moi que j'ai donné la fête, voyez-vous.
—Vos enfants? interrompit le colonel ahuri ... (il y avait bien vingt-cinq bébés dans la salle), vos enfants? Quelle nichée!
—J'ai trois sœurs, mon colonel, et quatre frères; chacun a sept ou huit enfants, encore ils ne sont pas tous là, mais ... tournez-vous...
Le colonel fit volte-face. Derrière lui il y avait une fenêtre donnant sur une serre, et le long de l'ouverture, comme sur une loge grillée, retombait un ample rideau de mousseline. C'était une loge, en effet, contenant des spectateurs immobiles, deux garçonnets tout pareils. Une vraie paire de gros pigeons. Le colonel ne put s'empêcher de rire.
—Eh! eh! qu'est-ce qu'ils font là, ces troupiers, ils sont punis?... Pourquoi les met-on sous globe?
En cet instant suprême toutes les mères se tournèrent vers le colonel, les yeux bleu faïence de ces Alsaciennes eurent des éclairs de menace, elles formèrent le cercle ainsi que l'avaient fait jadis les officiers de hussards autour de leur chef, sur le Cours, à la musique. Le papa négociant hocha son front chauve, il écarta doucement le rideau et les petits sortirent de l'ombre leurs deux figures bouffies. Ils se tenaient enlacés dans une joie inexprimable qu'on leur permît de voir mieux, leurs boucles blondes comme du lin se mêlaient, ils avaient le même rire d'anges trop nourris, le même mouvement d'admiration muette, les mêmes prunelles fascinées, seulement, au lieu de deux pigeons blancs, c'était une paire de pigeons noirs; ils portaient un costume de deuil si simple à côté des fringantes paillettes de l'arbre, qu'ils faisaient peine.
—Quoi, mes mignons, on a du chagrin? fit Daniel Barbe.
—Ils sont en deuil de leur père, balbutia une des dames, la plus hardie, et les autres poussaient du coude le gros négociant suffoqué, lui marchaient sur les pieds.
—Oui, répéta-t-il, enfin, de leur père ... mort tué en duel, il y a quelque temps et pour que ce soit convenable, nous les cachons là... Notre amie ne peut plus faire la fête chez elle... Hélas! je la leur montre, moi!...
Le colonel reçut un coup au cœur; lui qui se baissait déjà pour les caresser, ces deux petits mâles, il se recula, les moustaches tremblantes. Les dames le regardaient toujours, d'apparence très humbles, cependant effrayantes à présent qu'on les avait comprises. Quelle épée pouvait lutter contre la clarté lumineuse de ces regards de mère allant droit au point faible!
Le colonel lâcha un juron, ses poings se fermèrent, puis se déclarant vaincu, ayant peur de pleurer, lui aussi, il alla chercher sa fille dans les rondes.
—Filons! je suis touché! dit-il à Mary, résumant la situation en une rageuse phrase de bretteur.
Mary ne voulut pas; c'était bête de partir juste au moment de la distribution des joujoux. Le gros négociant retint la fillette sur le seuil du salon.
—Laissez-nous-la, mon colonel, dit-il, insistant sans se fâcher. C'est la fête de tous les enfants aujourd'hui, nous l'avons invitée pour la soigner comme les nôtres, ajouta-t-il d'un accent plein d'une candeur qui valait à elle seule la plus folle bravoure.
Et le colonel la laissa, car il finissait par avoir envie d'accoler ce patriarche. Sacrebleu! Non, il ne se serait jamais attendu à celle-là!
La silhouette de ces deux enfants vêtus de deuil hanta longtemps le cerveau du colonel Barbe, il les revoyait dans ses promenades militaires à travers les perches à houblon qui monotonisaient les routes de la campagne. Il leur prêtait une vague ressemblance avec son fils et cette espèce de double remords le plongeait dans des mélancolies boudeuses. De nouveau, il trouva ridicule d'avoir une fille et eut des alternatives très pénibles pour le 8ehussards; celui-ci, naturellement, s'en prenait à la ville de Haguenau. On ne pouvait plus y tenir.
Pourtant la ville gardait on ne savait quel air d'innocence propre aux filles de l'Alsace, surtout les jours de marché, où elle s'animait de paysannes endimanchées aux regards remplis d'une céleste béatitude. Elles s'échelonnaient, ces paysannes, sur les trottoirs des rues et des places dans leur merveilleux costume, debout en des processions interminables. Il y avait des robes de laine rouge pour les jeunes, verte pour les vieilles, garnies d'un pli en bas et courtes, laissant voir les mollets, des corselets de velours se laçant sur une chemise de toile à coulisse, et des châles frangés s'enroulaient autour du cou, puis les nœuds énormes s'étalaient sur la tête ayant l'aspect de papillons prêts à s'envoler. Il y avait les petits bonnets de satin rouge brodés d'or, les décolletages d'opéra-comique avec des colliers et des devants de chemisettes brodées et ajourées. Il y avait les paletots-mantes en velours, à capuchon de nuances vives, les galoches sculptées de la Forêt-Noire, toute proche, les bas de laine assortie au jupon et les enfants vêtus de même, représentant l'exacte réduction des grandes personnes, comme sortant d'une boite à surprise.
La file serpentait le long des trottoirs, sans encombrements, dans une suite paisible de figurant aux costumes fraîchement renouvelés et attendant les bravos du public. Elles vendaient des œufs, du beurre, de la crème, des herbages, des choses proprettes, fleurant bon. Leurs bras et leurs visages montraient une peau ravissante et leurs cheveux blonds, d'un éternel blond de lin, répandaient une clarté de lune pâle. Elles éclataient sur les maisons noires, à pignons déjetés, qui leur servaient de fond. Mais quand toutes ces créatures jolies se mettaient à parler elles auraient mis en fuite un peintre amoureux, tant leur vilain langage contrastait avec leurs charmes reposés de buveuses de bière.
Décidément, c'était à ne pas y tenir et le colonel influença pour tirer son 8e de ce trou empoisonné de choucroute.
Un jour de mai, on partit de Haguenau où on ne devait jamais revenir, hélas!
Le régiment fut envoyé dans l'Yonne, à Joigny, une joyeuse cité bourguignonne où l'on avait le vin français, disait-on.
Joigny grimpe sur le dos des collines avec la gaminerie d'une ville qui a la ferme intention de montrer la vigueur de son sang, elle a des rues en escaliers, des places posées de travers, une église titubante et les vignes, tout aux environs, s'accrochent comme des guirlandes qu'un coup de vent pourrait bien enlever.
Les vignerons, une hotte sur les épaules, vont chercher en bas la terre qui croule d'en haut et, philosophiquement, une cigarette aux dents, la remontent. Ça dure depuis des siècles, l'escalade du gai travail sur des rochers sauvages qu'on recouvre de plantations miraculeuses.
La population a la riposte très leste, les hommes ne craignent pas d'en venir aux mains tout de suite, et les filles, assez hautes en couleurs, ne pensent pas qu'un baiser soit chose défendue.
Le 8e hussards se détendit les nerfs. Le quartier était bien placé en face d'une rivière charmante et d'une promenade sous les arbres de laquelle il fait nuit en plein jour. Les logements se louaient pour presque rien, le colonel eut une maison face à la promenade moyennant 400 fr. de loyer annuel. Messieurs les officiers mariés se dispersèrent dans de clairs faubourgs où les écuries étaient de petits palais, et deux semaines après une installation des plus bruyantes, car les écoliers de la ville avaient mis du leur en aidant les soldats à déclouer les caisses, on entama des relations amicales. On parlait beaucoup de certaines dames de la meilleure société qui éprouvaient le plus grand plaisir à offrir des punchs aux jeunes lieutenants. Bientôt, ce furent des rumeurs de galanteries de tous les côtés. Avec cela le sous-préfet était un garçon extraordinaire, très riche, important les régates sur l'Yonne et pavoisant la ville à propos du moindre incident. On avait langui à Haguenau, on se rattrapa à Joigny. Il y eut banquets sur banquets, réunions au café, musique devant la mairie, courses de chevaux libres, régates en barques fleuries. Le colonel lui-même se laissa gagner par tous ces bons lurons, il fit quelques infidélités à madame Corcette en compagnie de Corcette, son capitaine instructeur. Madame Corcette agaça le sous-préfet, de Courtoisier pendit une échelle de corde au balcon de la maîtresse du sous-préfet, un chassé-croisé terrible s'ensuivit, et des explications les plus franches sortirent les raccommodements les plus inattendus.
Mademoiselle Tulotte acheta une pièce de vieux bourgogne. Elle n'avait jamais bu une goutte de bière, cependant elle désirait se laver l'estomac. Estelle et les ordonnances, après quelques discussions, prétextant un défaut de la cave, des murailles humides, affirmaient-ils, déposèrent la pièce dans la cuisine et elle fut mise sous la direction de Tulotte, laquelle avait de sérieuses raisons pour fermer les yeux sur les abus. Une fois, Mary les trouva tous armés de grosses pailles, humant le bourgogne comme les poitrinaires hument les brises de Nice. Elle raconta la chose au colonel qui ne put s'empêcher d'en rire de bon cœur.
Le nez de Tulotte, très pointu, rougissait un peu maintenant; elle causait des malheurs de la famille après le dîner, s'étendant sur ce qu'elle aurait dû entrer dans une pension, à Saint-Denis, par exemple, ou perfectionner l'éducation d'une demoiselle noble; elle avait appris tout ce qu'elle savait à sa nièce et elle se demandait ce qu'elle allait faire quand son excellent Daniel s'apercevrait de l'inutilité de sa personne. Mary, d'ailleurs, lui rendait l'existence odieuse, car elle la respectait de moins en moins. Elle chicanait tous ses ordres, avait demandé une chambre à part, faisait sa dégoûtée et repoussait les tentations de fonds de verres qu'elle essayait de lui glisser.
L'époque de la débandade était venue, semblait-il, pour tout le monde, soit que l'air de la nouvelle garnison y contribuât, soit que l'intérieur du colonel Barbe eût un vice de forme, on aurait dit que la machine croulait tout à fait. Les habitudes régulières s'en allaient une à une, le salon était aussi peu ciré que possible, les ordonnances vendaient l'avoine des chevaux et les étrillaient fort mal, la cuisinière laissait les bonnes des voisines s'introduire dans le ménage, on nouait des connaissances pour se dérouiller la langue et oublier le charabia de l'Alsace. C'était des histoires à perte de vue sur les villes qu'on avait habitées, les gens, les monuments qu'on connaissait bien et dont on écorchait les noms. Ensuite, on prenait une goutte de vieux bourgogne pour trinquer à de nouvelles amitiés françaises. Les repas, faits en trois temps, étaient généralement brûlés ou pas cuits, alors on courait au restaurant du coin, un excellent restaurant, pas cher, et on achetait n'importe quoi tout chaud. A ce moment-là, les bruits de guerre se répandaient plus accentués. Les journaux de Joigny, rédigés en belliqueux français, lançaient de fréquentes allusions aux espions prussiens. Le peuple, dans ses bagarres, se traitait d'espion, après avoir employé les injures du dictionnaire bourguignon, assez riche en vocables épicés. Estelle, les ordonnances, Tulotte avaient sans cesse le mot de sale Prussien à la bouche. Il résultait de ces désordres intimes et de ce patriotisme de bas étage une effervescence bizarre tenant à la fois d'un énervement féminin et d'une lassitude des choses, grondant sourdement de partout.
Les réceptions du colonel, revenant tous les jeudis, se ressentaient de cet état de fièvre; on y faisait un vacarme frisant le scandale: une exaspération de tous ces pantalons rouges ayant des envies de sauter. Le souvenir des arrêts forcés de Haguenau leur remontait à la tête; ils se payaient du plaisir vite, à bras que veux-tu, parce que du train où marchait l'affaire on ne savait pas si on s'amuserait encore demain. Pas un de ces officiers, du reste, ne doutait du succès si on déclarait une guerre quelconque, car ils se préparaient en prévision du grand jour. On exécutait les plus brillantes manœuvres libres sur le terrain préparé pour ces simulacres de batailles. On astiquait ferme ses boutons et puis on faisait l'amour! Jamais on ne prouvera aux cavaliers français que faire l'amour n'est pas la meilleure préparation à un combat meurtrier. Chaque matin on pérorait, au café, sur la belle réponse du ministre: du même à la même!... Hein! quelle arrogance! c'était collé, ce mot visant l'Allemagne!...
Pendant que le colonel Barbe, sortant tous les jours à l'heure de l'absinthe, donnait son avis devant Pagosson, Zaruski, de Courtoisier approuvant du geste, Estelle, dans la cuisine, brandissait des fourchettes contre les ordonnances béants; elle voudrait en tuer un de ces cochons de Prussiens! Ah! si on écoutait quelquefois les femmes, il y aurait de jolies victoires. Et il ne fallait pas faire traîner la chose ... les attacher tous à la queue de leurs chevaux! Tulotte, quand elle avait une fiole en main, buvait gravement à la santé des braves comme elle l'avait vu faire la veille par son frère Daniel avec ces messieurs du 8e. Les esprits se montaient rapidement au milieu de cette ville guillerette, pleine de pampres verts et de brunes filles. Il y eut des mariages bâclés en un rien de temps; on s'épousait, prévoyant qu'il y aurait du grabuge mais que ça ne pouvait pas durer, étant donné la capacité du soldat qu'on avait sous ses ordres. Un espoir d'avancement rapide talonnait aussi les plus jeunes. On partirait simple sous-off et on reviendrait capitaine. Il pleuvrait des croix, des pensions; une véritable folie de gloriole soufflait dans les rangs du régiment, qui s'imaginait avec une entière bonhomie que toutes les récompenses devaient être pour lui. Et les chevaux caracolaient le long des rues, les femmes ouvraient leurs fenêtres, envoyant des sourires. Le colonel Barbe, se croyant vingt ans de moins, les saluait de l'épée, roulant des yeux amoureux quoique toujours d'une fixité cruelle, tels que les rendait la préoccupation de la consigne.
Vers le milieu de l'été, il sortit de ces perturbations un acte de courage qui mit le feu aux poudres. Le petit Zaruski poursuivit un chien enragé, à pied, le sabre haut dans toutes les rues de la ville. Le chien se réfugia sur le perron de l'église pendant qu'on chantait les vêpres; comme le portail était ouvert, chacun se retourna; le prêtre resta la bouche arrondie et les femmes poussèrent des cris de frayeur. Mais Zaruski, sans se déconcerter, envoya un coup à la pauvre bête qui se prit à hurler effroyablement. Il y eut une mêlée horrible; deux dames furent presque écrasées dans la bousculade. Le sous-préfet, homme de prévoyance, qui assistait aux offices, s'arma d'une chaise. Zaruski se découvrit par respect pour la cérémonie et entra de son côté poursuivant toujours le chien. Enfin on le tua sur les marches de l'autel.
Cet événement fit un bruit de tous les diables. Les journaux belliqueux le commentaient de cent façons. L'un déclarait que le sous-préfet avait été plein de noblesse; l'autre ne savait trop louer la délicate attention de l'officier qui n'oubliait pas de se découvrir, malgré le danger, en présence d'une cérémonie religieuse; celui-ci ajoutait que les deux dames se portaient mieux; celui-là insinuait que le courage des hussards était proverbial. On en causa tellement qu'un beau jour le sous-préfet dit à Zaruski, devenu son inséparable depuis l'aventure:
—Pourquoi ne ferions-nous pas un carrousel? Notre ville aime tant les distractions militaires?
Il serait peut-être bien difficile d'établir la relation qui existe entre la fin d'un chien atteint d'hydrophobie et le commencement d'un projet de carrousel; pourtant la phrase du sous-préfet jaillissait d'une discussion au sujet de la rage, voilà le fait.
Tout de suite on alla trouver le colonel Barbe et le commandant du dépôt des chasseurs qui se trouvaient aussi à Joigny. Le colonel se caressa la barbiche. En effet, il y avait de quoi faire un joli carrousel, là, du côté des promenades, près de la rivière; on demanderait l'autorisation à la municipalité. Les femmes des notables s'en mêlèrent; on discuta la chose pendant une semaine, puis il fut arrêté que ledit carrousel coïnciderait avec la fête de la ville. Une noce complète de hussards fraternisant avec les Bourguignons.
Le plan du combat, dû, en partie, à l'imagination de Pagosson et de Courtoisier, était de mettre aux prises les défenseurs du drapeau avec l'ennemi. (L'ennemi se recruterait parmi les chasseurs.)
Corcette, saisi d'une inspiration sublime, ajouta qu'au-dessus du drapeau planerait le génie de la guerre. Le sous-préfet renchérit en demandant que le génie de la guerre fût une femme, ou plusieurs femmes. Cette proposition eut un réel succès. Le sous-préfet, un peu rapin, tenait aux idées allégoriques. La question était de trouver une femme assez digne pour représenter le génie de la guerre sans donner lieu à de vilains propos, et assez courageuse pour se mettre en spectacle parmi des chevaux galopants.
Le trésorier indiqua ses fillettes; à elles six, elles feraient un gentil génie de la guerre n'ayant pas peur des chevaux. On ne savait plus à quel génie de la guerre on aurait affaire lorsque, dans une soirée chez le colonel Barbe, Jacquiat s'écria:
—Que nous sommes donc écervelés! Le voilà, notre génie de la guerre! et il désignait Mary Barbe.
Le colonel fronça d'abord les sourcils. Ce n'était pas convenable! Mary gagnait ses douze ans; une demoiselle qui se respecte se déguiser! Mais une telle unanimité se produisit qu'il fallut céder. Au fond, cela le flattait qu'on appelât sa fille à jouer un rôle dans un carrousel comme au temps de la vieille chevalerie française.
L'âge ingrat avait forcé les traits de Mary. Elle était plus élancée de taille et plus brune encore de cheveux. Son nez se détachait davantage, ses yeux bleus avaient pris un reflet métallique singulier et sa bouche, plus dédaigneuse, tranchait très rouge sur la chaude pâleur de son teint mat. Il y avait déjà de la panthère dans ses allures de grande fille indomptée; elle parlait d'un ton bref et hautain qui désespérait les gens; quand elle allongeait la main on se demandait si des griffes ne dépasseraient pas les doigts et rien ne demeurait moins calme que son humeur. Les attendrissements du bourgogne ne prenaient pas sur sa nature sauvage; elle désespérait Tulotte qui ne se reconnaissait pas du tout dans sa nièce.
La question du costume fut agitée le lendemain en conseil militaire. Pour la fille du colonel ils étaient d'avis de faire largement les choses. On écrivit même à un couturier de Paris en lui envoyant des mesures. Le génie de la guerre, après maints orages, se décréta comme il suit: une robe de soie violette et blanche, une cuirasse d'argent rehaussé de verroteries éclatantes, un casque d'argent serti de petits aigles d'or; le sceptre serait une lance effilée. Les détails de ce costume se trouvèrent, par hasard, indiqués dans le journal de la localité, ce qui rendit Mary assez fière.
Les manœuvres préparatoires du carrousel marchèrent d'un train d'enfer; on se donnait un mal de chien pour se procurer tous les accessoires; il y aurait des têtes de turc à figures grotesques, des oriflammes de soie rose, des gradins à crépines et des coussins de velours. Jacquiat s'était mis au régime du vinaigre et du pain rassis afin de maigrir convenablement; il avait réenfourché son dada, l'avancement par les bonnes grâces de Mary et avait eu la pensée de son succès pour travailler un peu au sien.
Pendant les exercices des militaires, le pékin, lui, ne restait pas inactif; on organisait une joute sur l'eau avec transparents autour des barques illuminées; le sous-préfet avait rapporté de Paris un nouveau modèle de lanternes chinoises d'un effet décoratif merveilleux et les dames de Joigny gourmandaient leurs couturières.
Le matin du grand jour, il tomba une telle averse que l'on fut sur le point de tout décommander. Les Bourguignons furieux s'empilèrent dans les cafés pour noyer leur chagrin, les dames eurent des attaques de nerfs, on faillit arrêter un cent et unième espion prussien derrière le théâtre lisant une affiche de la fête d'un air goguenard. Estelle cassa un carreau de dépit; Tulotte renversa sur sa robe neuve un bol de brûlot qu'elle avait allumé pour se remonter avant les émotions de l'après-midi; le colonel cravacha le Triton.
Puis, brusquement le soleil reparut, sécha les pavés, les arbres touffus de la promenade se secouèrent un brin, on sortit des cafés, le maire donna l'ordre de placarder des avis très rassurants. Chez le colonel Barbe on déjeuna à la hâte pour pouvoir sonner sa grande tenue.
Mary s'habilla avec l'aide du couturier parisien qui avait créé un chef-d'œuvre. La robe, relevée à la grecque sur le côté, laissait voir un maillot de soie violet sombre broché de camées d'or; le cothurne, en lacet d'argent, rejoignait les camées tandis que les pans de la jupe très bouffants et très longs retombaient en arrière dégageant la hanche un peu indécise de l'adolescente. La cuirasse serrait exactement son buste frêle, grossissant ce qu'elle avait de trop frêle et le cou sortait nu d'une torsade de faux rubis comme d'une cuvette de sang.
Les splendides cheveux de Mary, dénoués sous le casque mignon, fouettaient les épaules de leurs mèches rebelles, se mêlant aux plis de la robe de soie et allant presque au bas de sa traîne de cour. Quand Mary parut dans le cirque elle fut accueillie par des bravos frénétiques. Elle donnait la main à son père; tous les deux descendaient de cheval et allaient saluer le sous-préfet. Mary reçut du galant fonctionnaire un énorme bouquet de violettes qu'elle ficha au bout de sa lance avec un petit rire si crâne que l'on n'en revenait pas. Où cette enfant de douze ans avait-elle pu apprendre la fierté de ses allures? Elle semblait née pour jouer ce rôle de jolie cruelle avec ses yeux rapprochés comme ceux des félins, sa lèvre dédaigneuse et ses dents pointues férocement blanches.
Au centre de l'arène on avait dressé un fort en miniature. Sur un rocher de mousse étoilé de fleurs, s'étageaient des banderolles roses tenues par les six filles du trésorier (il avait été impossible de les éviter) vêtues de taffetas rose; le sommet du fort, piédestal du génie de la guerre, s'ornait d'un étendard français à hampe de velours. Mary s'assit sur un trône à l'ombre de l'étendard et remarqua qu'elle serait admirablement placée pour jouir du coup d'œil. Ses demoiselles d'honneur pétrifiées ne disaient rien, elle les apostropha:
—Eh bien! petites, tenez-moi ça un peu ferme, vous savez que la consigne est de ne pas bouger, jusqu'à la prise du drapeau! C'est Zaruski qui le prendra; il sautera de son cheval sur la mousse, escaladera le fort où on a planté des crampons exprès, vous inclinerez vos bannières et moi je lui donnerai le drapeau pour que ce soit plus vite fait. N'oubliez pas le signal, Zaruski aura un cheval blanc pour qu'on le reconnaisse de loin.
Les six demoiselles du trésorier répondirent oui toutes ensemble et redressèrent leurs têtes blondes avec timidité.
La première partie du programme s'exécuta dans un ordre parfait; les gradins du grand cirque pavoisé étaient combles de bas en haut; les toilettes fraîches se mêlaient heureusement aux habits noirs; çà et là, un uniforme jetait une note claire parmi ces gammes de nuances tendres; la musique alternait avec les salves d'applaudissements, et on se montait la tête parmi les citadins, on lançait des couronnes de feuillage, on vociférait des encouragements.
Le colonel, immobile, devant la tribune des autorités, sur son cheval s'ébrouant, jugeait des lances rompues et des turcs enfilés. Les chasseurs avaient d'abord paru beaucoup plus calmes que les hussards, mais, peu à peu, échauffés par les regards de toute une ville qui leur préférait les hussards, ils s'emballaient, abattaient des masses de turcs, sautant les barres fixes, voltant, valsant, y mettant du leur, en tant qu'ennemis. On forma une roue gigantesque qui faillit manquer à cause de leur ardeur soudaine à vouloir tourner. Le colonel retroussait les narines, et le sous-préfet, qui avait assisté aux répétitions, ne comprenait plus.
Mais quand vint le morceau sérieux du carrousel, la prise du drapeau, voilà que les gredins de chasseurs eurent tous à la fois l'idée de ne pas laisser prendre l'étendard du fort et que les coquins de hussards, d'ailleurs dans leur droit, ne voulurent pas leur céder le pas. Les chevaux, entraînés aux sons de la musique et des applaudissements depuis deux heures, envoyaient des ruades ne présageant rien de bon. Madame Corcette se pencha à l'oreille du sous-préfet pour lui murmurer:
—Je crois, Anatole, que cela se gâte!
Une femme d'officier ne devait pas s'y tromper. Cela se gâtait, seulement le bon peuple ne devinait pas, lui, et applaudissait toujours.
Mary s'était levée de son trône, les yeux dilatés par l'odeur de la poudre. Un bras enroulé à sa lance d'or, le profil tourné vers la bataille, elle souriait d'un orgueilleux sourire de femme qui ne doute pas de la victoire. Elle attendait Zaruski; Zaruski c'était son régiment, son corps, et elle se moquait des autres. Piètres ennemis ces chasseurs sans brandebourgs sur la poitrine!
Des tourbillons de poussière environnaient par instant le rocher de mousse, les spectateurs ne voyaient plus que la fillette debout dans la gloire du drapeau, sa tête dégageant une lueur d'astre. Le vent agitait ses cheveux noirs, lui donnant l'aspect d'une petite furie antique, et elle était aussi belle que comique dans son attente d'une victoire qu'elle croyait assurée.
Tout à coup, la mêlée devint brutale. Zaruski voulait passer, un capitaine de chasseurs, l'ennemi, se cabrait, à moitié désarçonné devant lui, barrant la route comme un homme qui perd son point d'appui.
—Eh! Monsieur, cria le lieutenant impatienté, on voit bien que vous n'êtes pas à Saumur, ici!
La phrase était vive, mais on avait positivement le diable au ventre, ce jour-là.
—Parbleu, Monsieur, riposta le chasseur, un maigriot très rageur, je suis en pays conquis, et c'est pour cela que je m'empêtre.
—Farceur, fit Zaruski, si vous voulez tomber, faites-le avec plus de grâce, les dames nous regardent.
Et il poussa le cheval de l'ennemi, sentant que derrière lui on poussait le sien avec violence. Des cris s'élevèrent de la foule, un cavalier d'attaque avait roulé à terre.
—Si vous ne me laissez pas aller au drapeau, Monsieur, dit Zaruski, je vais vous passer sur le corps pour éviter un accident.
Soudain le chasseur exécuta une volte très habile, se remit en selle et courut droit au fort pendant que Zaruski emporté par son élan le suivait, bride abattue.
Les demoiselles du trésorier abaissèrent les banderolles sans voir qu'il y avait deux vainqueurs au lieu d'un. Zaruski sauta, ainsi qu'il était convenu, à bas de sa monture, mais il demeura coi en présence du tour incroyable de l'ennemi qui avait dressé son cheval debout, les deux pieds de devant sur le fort dont il enfonça les créneaux de carton.
—Ah! la bonne plaisanterie! hurla Zaruski, les bras ballants de stupeur, et ne pouvant en aucune manière gagner le trône de Mary par le même chemin.
L'émotion de la foule était à son paroxysme. On trépignait de joie, et, là-bas, sur la piste, on ramenait des cavaliers couverts de contusions. Le colonel mâchait de formidables jurons. Le sous-préfet pinçait les lèvres.
—Le drapeau, Mademoiselle! réclama le chasseur, riant de la voir si jolie de près.
—Jamais! rugit-elle, et soudain, transfigurée par un intraduisible sentiment de haine, elle arracha l'étendard qu'elle précipita dans le vide. Le chasseur eut de la peine à tirer son cheval de sa périlleuse situation; tout confus, il rejoignit son escadron; quant à Zaruski il avait relevé le drapeau qu'il agitait frénétiquement pour en secouer la poussière.
On se disputait sur les gradins. Qui avait gagné? Personne, à en juger par les mines déconfites. Cependant Zaruski remonta à cheval pour saluer les tribunes; en passant près de son colonel, il l'entendit grommeler:
—Il fallait le rattraper au vol!
—Pas moyen, mon colonel, votre fille était si vexée de la sottise du chasseur qu'elle a fichu le drapeau en bas sans regarder où je me trouvais!... Oh! une crâne enfant! mon colonel, mademoiselle Mary!
—Oui, mais elle devrait savoir qu'on ne fait pas tomber un drapeau dans la poussière, sacrebleu et en présence d'un front de bataille...
Zaruski riait. Mary, elle, ne riait plus. On lui avait volé sa victoire des hussards, elle ne le pardonnerait jamais aux chasseurs...
Et elle descendit lentement les degrés fleuris de son trône, des larmes dans les yeux, souffrant d'une blessure reçue en plein esprit de corps, ne daignant pas consoler les petites filles roses qui avaient eu une peur folle.
Seule, sur la piste des jouteurs, la robe flottante, le casque étincelant, elle revint au poney harnaché de violettes qui l'attendait.
—Zaruski est un imbécile, dit-elle, les dents serrées.
—Tu as raison! répondit le père, n'osant rien dire du drapeau parce qu'on était près des tribunes.
Elle suivit le défilé d'un regard distrait, effeuillant son bouquet sur les hommes et sur les chevaux avec une vague inclination, semblant leur dire que rien ne l'intéressait plus puisqu'on était si lâche. Elle aurait voulu la mêlée pour de bon avec les sabres au clair, les têtes vraiment coupées, les vaincus vraiment morts. Quelque chose de sinistre tout en restant drôle... Un combat acharné pour une de ses violettes s'envolant, des cris d'agonie, un champ de carnage et du sang ruisselant à flots. Cela faisait pitié de voir de quelle allure ses soldats s'amusaient! Pour un beau chiffon de soie ils n'avaient pas eu le courage de se tuer un peu. Quand les enfants se battent, ils tapent sérieusement, à poings fermés.
Une semaine après les fêtes qui avaient fait à la jolie ville de Joigny comme une apothéose, la guerre était déclarée aux Prussiens. Le colonel partait avec le gros du régiment, ne laissant dans sa garnison que le dépôt des officiers non désignés, sa sœur et sa fille. Avant de partir, il fit un discours à son dernier punch; le brave homme, sans varier la traditionnelle allocution, y ajouta seulement une scène digne des temps anciens. Il prit la main de Mary, la plaça sur celle de Jacquiat et leur dit:
—Mes enfants, vous êtes bien jeunes, mais cependant je désire vous fiancer en ce jour solennel. Il se peut que je ne revienne pas, Jacquiat aura de l'avancement, lui; il reviendra, j'en suis sûr. Il servira de père à ma fille: c'est ma volonté; ensuite, quand elle atteindra ses seize ans on les mariera et ... morbleu! souvenez-vous qu'il faut beaucoup de mâles pour servir le pays!
Certes, rien ne faisait prévoir une telle conclusion. Jacquiat crevait d'orgueil dans son dolman trop étroit, il prépara une phrase ronflante et ne trouva qu'un «oui, mon colonel» suffoqué. Tous les camarades se poussaient du coude ayant l'air de se dire: «aux innocents les mains pleines». Mary, elle, gardait un sérieux glacial. Épouser celui-ci ou celui-là, que lui importait, à son âge? D'ailleurs il pouvait ne pas revenir non plus. Tulotte donna l'accolade au futur, elle promettait de lui servir de mère. Un instant chacun eut comme une larme et fit des hum! hum! de circonstance, puis on causa des succès extraordinaires qu'on entrevoyait par delà le Rhin. Le 8e hussards ferait son devoir, car «le poil brillant de ses chevaux, les gloires de ce règne et les destinées de la France» l'y invitaient. On se sépara sur ce cri: «Vive le colonel!»
Un matin, on vint apprendre à Mary que son père était en route pour la frontière; elle fut stupéfaite. La veille encore il l'avait embrassée en lui répétant qu‘elle devait ne point s'attendrir. Alors, elle retint ses pleurs. Jacquiat, le fiancé, avait envoyé un bouquet blanc, elle le mit dans l'eau fraîche et chercha des nouvelles dans les journaux de la localité.
Son imagination de petite fille qui se raconte des histoires lui montrait la guerre sous des formes brillantes, un peu le carrousel et un peu son costume d'amazone constellé de bijoux très rouges. Elle pensait qu'on pavoiserait et qu'on tirerait le canon pour annoncer les victoires. Elle prêtait l'oreille quand une rumeur de la rue lui arrivait. Les premiers temps, ce fut une douce émotion à chaque coup de sonnette. D'abord son père serait nommé général, Jacquiat passerait commandant, et le chasseur qui avait voulu lui voler le drapeau serait tué.
Madame Corcette, devenue veuve inconsolable, venait attiser ce beau feu; elle jurait à Tulotte que nous aurions toutes les dames de Berlin pour cuisinières; elle leur ferait payer cher les probables infidélités de son Corcette, car ces messieurs du 8e avaient des intentions sur les femmes de là-bas! Estelle rêvait de ne plus se servir du torchon, et des impatiences naissaient de ces racontars féminins.
Enfin, un jour, les murs de Joigny se couvrirent des affiches si désirées. Une grande bataille, un succès prodigieux! A peine les ennemis avaient-ils paru que les nôtres les avaient démolis. Les mitrailleuses fonctionnaient à merveille, nos hommes étaient remplis d'ardeur. On s'embrassait dans les rues, le sous-préfet donna des ordres pour illuminer.
—Quand je vous le disais! murmurait madame Corcette: ils vont nous apporter les Berlinoises.
Les commentaires les plus extravagants suivaient les dépêches. Quelle guerre que celle-là, débutant par une telle victoire!
Et, désormais bien tranquilles, les habitants de Joigny attendirent la marche sur la capitale prussienne, en pointant des masses de petits drapeaux à travers des cartes spéciales.
Ce fut ainsi jusqu'à l'invasion: un enthousiasme fou secouait de dépêche en dépêche la pauvre population bourguignonne. On croyait tout ce qui était écrit sur les papiers bleus et il en pleuvait de ces papiers bleus! Les officiers partis n'osaient pas découvrir les horreurs qu'ils devaient faire, selon leurs consignes.
Une heure vint, terrible, durant laquelle on apprit les désastres de l'armée et ceux du gouvernement. Il y eut un mouvement de stupeur indicible, puis on se révolta avec fureur. Brusquement, de tous les patriotes de la ville, il ne resta plus que des gens qui enterraient leurs objets précieux, comme des avares, au fond des jardins. Des hommes inconnus sortirent des recoins les plus sombres pour proférer des menaces contre le sous-préfet, les notables, les femmes à toilettes. Le dépôt des hussards fut pris à partie dans les cafés, sur les places; des soldats durent dégainer contre un ouvrier sans travail qui leur reprochait d'avoir vendu tout un pays que ces malheureux ne connaissaient même point de nom. On ne traitait plus son adversaire d'espion prussien, mais bien de failli, de vendu, de traînard, de lâcheur.
Ensuite, sans que rien pût le faire prévoir, le bruit courut que les ennemis étaient dans la forêt de Joigny. Le propriétaire du colonel Barbe arriva chez Tulotte, et, devant elle, il décrocha de vieux rideaux de soie jaune garnissant les fenêtres du salon: il ne voulait pas que ses rideaux pâtissent de la guerre, cet homme.
—Mais, balbutiait Tulotte, on les défendra, vos rideaux! Ça ne pressait pas, mon Dieu! Il aurait mieux valu décrocher votre fusil de chasse pour le nettoyer en cas de bataille sous la ville!
Personne ne releva la remarque de Tulotte.
Les rideaux de soie jaune furent enfouis derrière les cloches à melons, dans le bout du jardin qu'avait le propriétaire.
Les bruits s'accentuant, la situation empira et l'on finit par enfouir les draps de lit. Il y avait des familles entières qui couchaient sur de simples paillasses, attendant le jour néfaste où l'ennemi entrerait dans la ville.
Tulotte se laissa gagner, car rien n'est contagieux comme ces sortes de paniques, elle emballa tout leur mobilier, décidée à se replier sur Paris; d'ailleurs le dépôt avait reçu des ordres de départ, ce n'était qu'une question de temps. Et la population, ne s'expliquant pas l'intelligence de ces retraites devant le vainqueur, clamait qu'on voulait la livrer, l'abandonner. Les récits des atrocités prussiennes leur inspiraient des épouvantes intraduisibles; à part les dames employées aux ambulances et quelques jeunes élégants regardant les choses du haut de leurs chevaux de luxe, tout le monde songeait à la fuite du côté du Midi.
Une nuit, Mary Barbe, qui dormait peut-être seule dans toute la cité, fut réveillée par un chant étrange montant de la rue. La fillette se leva, les cheveux hérissés, la sueur aux tempes. Elle s'approcha de la fenêtre, cela lui venait véritablement de la rue et n'était pas un cauchemar. Elle ouvrit avec précaution et risqua sa petite tête pâle en dehors. La rue semblait déserte; pourtant, une masse confuse se vautrait dans le ruisseau, devant leur porte, une espèce d'animal, marchant à quatre pattes, couvert de boue.
—La vilaine bête! s'écria Mary.
L'ivrogne continuait son interminable refrain; il déclarait, sur le ton le plus faux d'ailleurs, que l'ennemi errant dans ses campagnes égorgeait ses filles et ses compagnes! Jamais Mary n'avait encore ouï rien de pareil.
«Attends!» murmura Mary qui avait le dégoût de l'ivrognerie... Elle saisit une carafe, la vida en riant sur le pochard; celui-ci parvint à se remettre en équilibre, un peu dégrisé, et hurla beaucoup plus fort:
—Aux armes, citoyens! Marchons!... marchons!...
Mary avait fait la connaissance de la Marseillaise et telle est la puissance de cet hymne terrible et grandiose que le lendemain, obsédée par le refrain, elle, se surprit à hoqueter, comme l'ivrogne de la nuit.
—Aux armes, citoyens! Formez vos bataillons!...
Tout d'un coup, la cousine Tulotte se précipita, sanglotante, se tordant les bras, vers sa nièce pour l'empêcher de chanter.
C'était avant leur déjeuner, le moment des nouvelles de la guerre.
—Qu'y a-t-il encore? demanda l'enfant prévoyant une autre bataille perdue.
—Ton père! Ils l'ont tué!
Et machinalement, pendant qu'elle pressait Mary contre elle, la pauvre demoiselle répétait:
—Non! non!... ne pleure pas!... Est-ce que la fille d'un brave militaire doit pleurer?
VII
Le savant docteur Célestin Barbe dut, bien malgré lui, recueillir sa nièce après les désastres de la guerre de 1870. Il lui fallut, sans témoigner son irritation, bouleverser un peu sa demeure pour y introduire cette petite inconnue et, par-dessus le marché, Tulotte, une sœur qu'il ne supportait pas. D'ailleurs, il était déjà si accablé, si désorienté, qu'il ne prenait plus la peine de compter ses ennuis. Il avait soutenu le siège, mangé du pain détestable, entendu les fusillades des insurgés, il avait surtout vu détruire des monuments, de chers monuments qu'il aimait, et l'adoption forcée de l'orpheline mettait le comble aux catastrophes, il ne pouvait plus que se résigner!...
Cependant trois longues années ne lui suffirent pas à s'habituer à son nouveau genre d'existence. Il avait beau interdire sa porte, les reléguer dans les appartements d'en haut, il lui tombait toujours une femme du ciel quand il traversait son corridor.
Le frère de Daniel Barbe habitait, depuis qu'il avait fait fortune, une tranquille maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, entre cour et jardin. Parisien pur sang, il était resté au centre des luttes scientifiques au lieu de se retirer en province comme le lui conseillait souvent le pauvre colonel défunt.
Antoine-Célestin Barbe, homme d'action, d'une rare intelligence, se sentait lié par ses plus secrètes fibres au monde savant. Là, on l'avait suivi dans ses théories, on avait applaudi ses audaces, couronné ses découvertes. Professeur à l'École de médecine, grand amateur de sciences naturelles, botaniste enragé, diplômé de tous les congrès, ayant publié un traité d'anatomie fort en honneur, il possédait des amis et des élèves respectueux; puisque tout n'avait pas sombré dans les derniers désastres, il espérait bien voir luire encore de beaux jours pour les débats de ces questions ardues qu'on ne peut résoudre qu'après de longues années. Or, voici que des femmes... Célestin Barbe, le grave professeur de soixante ans, n'aimait guère les femmes. Aux époques passionnées de sa vie, il avait su borner ses aventures galantes à de simples relations hygiéniques. De tempérament calme, il ne comprenait que pour les autres la nécessité du mariage, prétendait même qu'il vaut mieux subir l'amputation d'une jambe que de se faire une maîtresse et répondait en ricanant, quand on lui indiquait une jolie femme sur un trottoir: «Croyez-vous qu'elle ait eu quelque maladie honteuse? Vous ne le croyez pas? Eh bien! ou elle en a une ou elle en aura deux! Cela est à peu près certain.»
Le docteur Barbe plaisantait parce qu'il ne craignait pas le nuage de sang qui, montant aux yeux, les trouble et transforme un laideron en beauté idéale. Il ignorait donc, sachant tout ce qu'on peut savoir des choses sérieuses, la douceur des parties fines, et il avait, durant sa carrière d'accoucheur célèbre, tant palpé, tant retourné, tant respiré de belles créatures répugnantes, qu'il haussait les épaules dès qu'on vantait devant lui ce fameux sexe faible.
Ainsi son frère avait eu grand tort de se marier. Maintenant qu'il reposait sur un lointain champ de bataille, pourquoi sa fille, pourquoi ce morceau de sa personne, errait-il autour de son cabinet? Ce morceau vivant, ni bon à disséquer, ni propre à se conserver en un bocal d'alcool! La reproduction, dont il parlait publiquement trois fois par semaine, était une merveille très attachante en ses développements, mais pas quand elle vous jetait en travers de votre existence et de votre corridor une jeune fille nattant ses cheveux ou mangeant des cerises! Il avait divisé la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs en deux camps: Mary aux mansardes avec son institutrice, et lui au premier avec sa vieille cuisinière et son valet de chambre, un ancien garçon d'amphithéâtre que Célestin regardait comme une perle, parce qu'il ne disait jamais un mot de trop.
Tulotte, sortie de ses affolements prussiens, avait recommencé à boire pour se consoler, sans y parvenir. La cuisinière, qui ne ressemblait pas du tout à Estelle, de légère mémoire, tournait le dos à la plus gracieuse de ses invitations bachiques. Tulotte vieillissait de dix ans tous les mois. Mary, dépaysée, bien quelle fût habituée aux changements de garnison, devinait qu'on était dans un autre monde qu'on ne connaîtrait jamais. Elle avait l'envie ridicule d'appuyer son oreille contre les murailles pour savoir si quelqu'un ou quelque chose viendrait.
Comme les voitures faisaient une peur atroce à sa tante, elle sortait le moins possible, et quand le besoin de courir la prenait, elle descendait au jardin de l'hôtel, un jardin immense, étant donné les ressources de Paris, mais qu'elle trouvait beaucoup plus étroit que ceux des villes de province. Alors, en descendant, elle croisait parfois son oncle, elle s'arrêtait, tremblante, devant celui que la tradition de la famille lui avait toujours représenté sous un aspect de grand personnage, directeur de la vie des femmes et des enfants. Elle se collait derrière un battant de porte, s'enveloppait d'un rideau, le cœur oppressé.
—Te voilà, petite! disait-il pour ne pas l'effrayer davantage. Ne fais pas de bruit! Sois sage, étudie tes leçons!...
La phrase, depuis trois ans, ne variait guère et il s'éloignait suivant une pensée compliquée au sujet de son livre: Les Diatomées, ou se demandant quelle nouvelle théorie il aurait à propos des abcès sous-périostiques aigus. Célestin Barbe n'était pas méchant, il aurait volontiers ajouté une réflexion à son éternelle phrase, seulement cela lui prenait du temps; les réflexions et le temps, pour parodier le mot des Anglais, c'est la science. Mary continuait sa descente, marchant sur ses pointes, retenant son souffle, ahurie encore par les malheurs de la famille que venait de lui remémorer Tulotte, elle errait dans les allées avec la mine d'un chien perdu en quête d'un maître.
Le jardin, lui aussi, l'impressionnait singulièrement.
A part un bosquet de petits arbres à l'écorce noirâtre, aux feuillages maigres, le reste des plates-bandes était encombré de plantes fort bizarres, d'odeurs suspectes, toutes les herbes médicinales que le savant cultivait lui-même avec un soin jaloux.
Il y en avait dans des pots, sous des châssis, en pépinière, en fossé, toutes ornées d'étiquettes latines qui troublaient l'imagination de Mary. Du banc de pierre adossé au bosquet, elle contemplait la série de cartes blanches, les seules fleurs épanouies de ce jardin de sorcier.
Elle n'avait aucun animal autour d'elle, les chats étaient sévèrement interdits, car ils auraient cassé des ustensiles dans le cabinet, il ne fallait même pas penser aux chevaux, l'unique traîneur du coupé de M. Célestin était un demi-sang brun, maussade, qu'on n'avait jamais apprivoisé et qui ruait quand la jeune fille entrait dans l'écurie. Le valet de chambre, cocher à ses heures, n'aimait pas ses visites, il le laissait bien voir en ôtant la clef.
Mary, lorsqu'elle avait longuement joui de la perspective de toutes ces étiquettes rangées sur quatre lignes, remontait chez elle, puis se plongeait dans la lecture. Ceci était une compensation, elle n'avait plus besoin de se raconter des histoires, on lui permettait d'ouvrir la bibliothèque des voyageurs illustres, et pourvu qu'elle ne détériorât point les volumes, elle avait le droit de dévorer les récits extraordinaires de ceux qui reviennent du pôle Nord en rapportant la boussole ou le compas rouillé du voyageur précédent.
A ce régime, Mary prit des maladies de langueur, elle passa par toutes les fièvres de croissance, et, un matin, elle se réveilla nubile, ayant quinze ans révolus, bonne à marier, revêtue de la pourpre mystérieuse de la femme. Son oncle, instruit de cet événement, songea tout de suite à l'excellente occasion qu'il pourrait avoir de s'en débarrasser. Jacquiat, le fiancé du 8e hussards, était bravement mort, comme son colonel, l'idylle commencée n'avait pas eu de suite; il fallait chercher un prétendu sans pantalons rouges. Un savant? Ils étaient tous assez âgés, aimant leur tranquillité. Parmi ses élèves? Ils étaient trop jeunes, avec des situations mal assises. Quel tracas nouveau cette enfant allait lui donner! Il exprima ses opinions à Tulotte; celle-ci pleura tellement sur les deuils passés qu'il finit par l'envoyer au diable. On ne pêcherait pas cependant un mari sur les dalles de leur cour, et les gens qu'ils recevaient n'avaient pas la prétention de s'enamourer d'une fillette de quinze ans, même avec sa jolie dot.
La conduire dans le monde? Tulotte ne voudrait pas se charger d'une pareille corvée, et leur monde, très restreint, se composait de gens à l'image du docteur, ennemis de la femme, désintéressés au point de vue de l'argent.
Célestin Barbe eut à ce sujet une telle tension de nerfs qu'il oublia de soigner son jardin botanique et qu'il rudoya terriblement Charles, son valet dévoué. Enfin un soir il trouva une idée au milieu d'une dissection intéressante, il lâcha le scalpel tout d'un coup.
—Parbleu! se dit-il, elle est catholique, pourquoi n'aurait-elle pas eu déjà l'envie de se faire religieuse? Si je l'interrogeais une bonne fois? Je tourne comme un imbécile autour de la difficulté. Tranchons ça, mon ami, avec plus de franchise. Il se peut qu'elle fasse ma volonté sans une observation. Elle me semble bien élevée. Quand elle mange à ma table elle se tient droite et elle répond «merci». Je la trouve moins ennuyeuse que Tulotte, et n'étaient ses jupes, ses cheveux, elle ne manquerait pas d'une certaine allure ascétique. Excellente idée! Parbleu! je ne veux pas la violenter ... non!... non!... je lui donnerai jusqu'à ses seize ans!... Mais ... il faut que je liquide cette situation. Je me sens responsable de ma nièce et je ne peux pas tout planter là pour m'occuper d'une gamine... Eh! après tout! est-ce ma faute si Daniel s'est marié?...
En se résumant de la sorte, le docteur tira le cordon de la sonnette; Charles apparut.
—Allez chercher ma nièce! ordonna-t-il d'un ton bref. Charles, pétrifié, n'en croyait plus ses oreilles. Aller chercher mademoiselle! Mademoiselle qui depuis trois ans vivait dans les appartements du haut sans se douter que le cabinet de monsieur était juste en dessous de sa chambre! Quelle perturbation! Il aurait offert un flacon d'anisette à Tulotte que le silencieux valet n'eût pas été plus déconcerté. Il partit, le pas traînant, pour que son maître, s'il revenait de sa distraction, comprit bien l'offense qu'il lui faisait et se faisait à lui-même. Introduire cette petite dans le cabinet de travail! Un jour, la cuisinière avait reçu un charbon allumé sur la cornée lucide (Charles se servait des expressions choisies) et le docteur, pour lui retirer ce charbon, l'avait fait asseoir au salon, ne voulant pas qu'une créature encombrante pénétrât dans le cabinet de travail!...
Les femmes, ça ne respecte rien! Et la fille de l'officier verrait le sanctuaire, elle? Un malheur qui se préparait, bien sûr!
Mary fut abasourdie par l'invitation, mais elle descendit très vite, se doutant qu'une crise, n'importe laquelle, serait plus agréable que leur perpétuel mutisme. Elle avait, de son côté, des choses à confier à son oncle. Tulotte la combla de recommandations du haut de la rampe.
—Souviens-toi de lui demander du bordeaux pour tous nos repas, je t'en prie, criait-elle; moi, je me délabre l'estomac à boire de l'ordinaire...
Mary ne répondait pas, elle courait à la lutte avec une sorte de courage sauvage.
Quand elle se présenta sur le seuil du cabinet, elle demeura tout interdite à cause des choses nouvelles qu'elle aperçut. Ce cabinet, tendu de drap vert myrte, aux rideaux et aux portières en verdures flamandes, exhalait on ne savait quel relent fade, une odeur très désagréable. Le fond de la pièce était occupé par une grande bibliothèque à colonnes torses. Les livres s'entassaient dans un désordre pittoresque, les uns ouverts, les autres posés de champ, majestueux, reliés d'or et de cuir fin. Une petite forge, installée à côté de la bibliothèque, montrait son ouverture comme un trou dont on ne doit pas voir l'issue. Puis, deux fourneaux, d'aspect compliqué, des tas de fioles aux goulots tordus, des instruments de chirurgie, des écrins en velours contenant les plus artistiques bijoux d'acier, luisants et mystérieux. Trois ou quatre consoles de marbre noir portaient encore des objets étranges: un squelette criblé de numéros comme d'une vermine, de longues peaux d'animaux avec leurs nerfs détaillés, des bocaux remplis de bêtes innommables, et, dominant ce chaos, une Vénus anatomique s'étendait endormie dans l'angle d'un mur, au-dessus de la bibliothèque, reléguée là comme une poupée devenue inutile.
Antoine-Célestin, penché sur sa table de travail, examinait à la loupe un morceau d'étoffe rougeâtre, il avait recouvert d'une toile quelque chose devant lui d'un geste furtif. Il se redressa lorsque la jeune fille eut murmuré, moins brave qu'elle voulait le paraître:
—Me voici, mon oncle, que désirez-vous?
Une habitude médicale lui fit lever un peu l'abat-jour de la lampe, il regarda sa nièce d'un regard clair et perçant.
—Ne t'effraye pas, ma chère enfant, dit-il avec un sourire bienveillant. On ne peut guère causer en présence de ma sœur, elle est devenue sensible et elle me fait perdre mon temps en récriminations absurdes. Voyons! allons droit à la question qui nous intéresse tous les deux. Assieds-toi!
Il lui désignait un escabeau près de sa table, mais elle resta debout, les mains appuyées au dossier sculpté, la tête inclinée sur l'épaule, anxieuse.
—Tu t'ennuies peut-être chez moi, mon enfant, reprit-il, la maison n'est pas gaie, il ne passe personne dans notre rue et nous sommes loin des centres bruyants. Ton éducation est terminée, je crois, tu sais lire, écrire, compter, coudre et puis, que diable! tu es une demoiselle, aujourd'hui, une demoiselle à marier. Je pense plus que je n'en ai l'air à ton avenir. Mon pauvre frère t'a léguée à moi...
Il s'arrêta court, saisit sa loupe et la braqua de nouveau sur son lambeau rougeâtre. Il comprenait maintenant que l'histoire du couvent allait être dure à faire avaler. Aussi, il avait mal débuté en lui rappelant ses deuils nombreux et la tristesse de la vie qu'elle menait chez lui. Comment se tirer de là? Il lui demandait si elle s'ennuyait dans une rue où il ne passait personne; la perspective d'un couvent était bien pire.
—Mary, continua-t-il après un silence de plusieurs minutes, je ne suis pas un croquemitaine comme ton papa, seulement j'ai besoin de calme, besoin de solitude. Mes travaux exigent une indépendance absolue d'idées... Si je ne me suis pas donné les soucis d'un ménage, c'est que je me dévoue à la cause de tous... Mes livres et mes actes le prouvent. On me consulte, on me croit nécessaire, je ne dois pas enrayer la marche de certains projets pour m'occuper d'un intérieur de femme... Tu m'écoutes, mon enfant?
Elle l'écoutait, le dévisageant de ses yeux fixes qui avaient des scintillements d'astres bleus. Mary, dans une vision douloureuse, le revoyait au chevet de sa mère et cet homme lui disait: Elle est morte! Le docteur, assez maigre, se tenait roide, boutonnant hermétiquement son habit, sa physionomie sévère reflétait une glaciale indifférence. Mais sa bouche, encore fraîche sous sa barbe châtain, prenait des expressions douces quand il voulait. Presque chauve, il avait la coquetterie de cette barbe ondulée qu'il caressait, en montant en chaire, d'une main blanche, une main merveilleuse d'accoucheur habile... Non, il n'avait pas la mine d'un croquemitaine; pourtant, elle lui avouerait crûment la vérité.
—Mon oncle, je vous écoute!... répondit-elle fronçant les sourcils, et je vous comprends: je vous gêne parce que je ne suis pas un garçon.
Stupéfait, M. Barbe lâcha sa loupe. En effet, c'était cela, lui-même ne le pouvait mieux définir. Un garçon, il en aurait fait un médecin ou un botaniste, tandis que le sexe de Mary empêchait ce rêve. La petite avait du sens commun.
—Oui! je ne te cache pas que je t'aimerais mieux un homme! fit-il de mauvaise humeur.
Toujours l'éternelle passion de la famille pour les mâles! Mary se révolta.
—Eh bien! puisque je suis une femme, chassez-moi donc de chez vous, mon oncle, car c'est un crime que je ne veux plus m'entendre reprocher. Je serai libre de courir et de chanter, au moins. J'ai quinze ans, je ne vous ai pas fait de peine, je m'applique à vous obéir en tout et vous me traitez comme une prisonnière qui serait coupable. Je n'ai ni le droit de causer ni le droit de cueillir un brin d'herbe. Votre maison est une belle maison, c'est vrai, mais il faut que je marche sur la pointe des pieds, il faut que je prenne des précautions pour les meubles, pour les livres. Quand je veux sortir, Tulotte me dit que vous le défendez; quand je demande à rencontrer des figures humaines qui ne soient pas la vôtre ou la sienne, vous prétendez que je deviens une demoiselle et que les demoiselles ne reçoivent pas de visites. Vous ne vous demandez pas, vous, si j'ai fini de lire les voyages des explorateurs célèbres? C'est la dixième fois que je les recommence! Vous ne pensez pas que j'aimerais à apprendre autre chose que la botanique de Van Tieghem, Tulotte n'a pas le courage de me l'expliquer. Je vous suis étrangère et le peu de bruit que font mes bottines dans le corridor vous impatiente. Voyez-vous, mon oncle, je vais vous le déclarer franchement: je ne vous aime pas. Vous ne m'aimez pas, donc chassez-moi, je me moque de tout, désormais. Ici, je ne trouve pas le soleil, j'irai le chercher ailleurs.
M. Barbe était ahuri; elle lui débitait ces phrases les dents serrées et l'œil grand ouvert, très hautaine, surtout très belle dans sa modeste robe noire, diadémée de ses cheveux opulents avec une frange droite, coupant son front, elle avait une bizarre tournure de fille décidée qui devine le néant des protestations.
—Mon Dieu, ma chère Mary, comme tu es exagérée! murmura le savant; et selon la coutume, s'imaginant qu'il avait affaire à quelque hystérique, il s'approcha d'elle, lui prit le poignet.
—Tu n'as pas la fièvre, hein?
Elle n'avait aucune fièvre, sa main allongée, aux doigts souples, se crispa dans la main de Célestin.
—Ne t'emballe pas, petite!... je n'ai pas envie de te chasser ... tu es ma nièce.
Soudain il s'interrompit pour examiner le pouce de la jeune fille.
—Tiens! tiens! ajouta-t-il, voilà une curiosité, ce pouce!... Proportion gardée, il est aussi long que l'autre.
Oubliant tout à fait son idée à propos du couvent, il l'amena contre la table; d'un mouvement rapide, il ôta la toile qui cachait un membre humain. C'était un bras d'homme; les nerfs mis à nus saillaient sur son épiderme exsangue, les doigts, rigides, se tendaient comme dans une récente angoisse.
—C'est drôle! dit-il, prodigieusement intéressé, et il accoupla le pouce vivant au pouce mort. Celui de Mary était presque de la même longueur quoique beaucoup plus mince, et celui de l'homme se faisait déjà remarquer par une dimension anormale. Le savant se caressait la barbe.
—Curieux! mais pas flatteur! Hum!... marmottait-il. Mary n'avait pas eu un frisson. Elle contemplait le bras, dédaigneuse, peut-être supposant qu'il était en faux.
—Qu'est-ce que vous voulez dire? interrogea-t-elle.
—Ah! tu n'as pas eu peur ... bien ... je te félicite. Ce bras est celui d'un assassin qu'on a décapité hier.
La jeune fille se pencha.
—Pauvre homme! dit-elle, la voix un peu altérée ... et ce fut toute son émotion.
—Mon oncle, reprit Mary sans détourner les yeux de la chair morte, que me reprochez-vous? Rien? Pour ma récompense donnez-moi ma liberté. Tulotte et moi nous pourrons vivre avec la pension de papa. Elle boira ce qu'elle voudra, moi je sortirai quand il me plaira... Nous séchons de chagrin ici, je ne tiens pas à vous gêner davantage. Vous serez délivré. Tulotte dit que je dois hériter de vous... Faites, à partir de ce soir, votre testament pour qui vous aimez, si vous aimez quelqu'un.
Le docteur l'écoutait, hochant le front.
—Alors, tu ne te plais pas chez moi?... Voudrais-tu te marier?
Elle eut un rire moqueur.
—Pas avec vous, toujours! riposta-t-elle en retirant sa main.
Il réfléchissait, la scrutant de son regard clair.
Elle lui semblait une autre créature depuis la découverte de son pouce, il lui venait le désir de l'étudier de plus près.
—Si on s'occupait de te meubler la cervelle pour que tu ne lises pas les mêmes histoires dix fois de suite, hein? demanda-t-il d'un ton conciliant.
—Mon oncle, vous n'avez jamais le temps, et je suis une femme!
—Mary, je réponds de toi, comprends-tu, j'ai la frayeur de l'avenir. Tulotte est une créature tellement extraordinaire... Ah! je te marierai de bonne heure, va, le plus tôt possible. En attendant, ne te monte pas l'imagination, je te prêterai de nouveaux livres.
Mary hésitait.
—Aurai-je la permission de parler haut?
—Oui!... tu causeras avec moi, tu me conteras tes peines, si tu y tiens!
—Irai-je me promener en voiture, le dimanche?
—Soit, je te promènerai!
—J'ai encore une chose à vous demander ... et elle s'arrêta, rougissant de honte ... pour Tulotte, ajouta-t-elle.
—Demande.
—Je désirerais lui acheter de mon argent du vin de Bordeaux, car...
—Car, fit-il en dissimulant une expression railleuse, elle t'a chargée d'insister là-dessus... Allons, nous sommes une demoiselle très digne tout en n'aimant pas nos parents; ton caractère me plaît. Je t'avais mal jugée! viens m'embrasser.
Elle s'approcha de bonne grâce, et mettant ses bras fluets au cou de son oncle qui dut s'incliner, elle l'embrassa.
—La paix est signée! déclara-t-il gaiement, nous laisserons Tulotte boire, ce qu'elle voudra, pourvu qu'elle ne se grise pas devant mes domestiques.
Tout en la soulevant du sol jusqu'à ses lèvres, il s'aperçut qu'elle sentait le réséda d'une manière fugace et délicieuse, comme certaines brunes lorsqu'elles se portent bien.
A partir de ce soir-là, l'existence de Mary changea peu à peu; elle eut régulièrement sa place au dîner de son oncle, dans la grande salle à manger meublée des antiquités qu'il avait achetées à Dôle. Elle descendit de sa mansarde à la fameuse chambre dont le lit s'ornait de la devise: Aimer, c'est souffrir! Elle secoua les vieux brocarts, épousseta les bahuts et mit des plantes vertes sur les tables massives. Puis, Tulotte eut son bordeaux favori. Le dimanche, la jeune fille s'habillait avec soin; elle faisait elle-même appeler le valet Charles pour lui dire d'atteler le coupé, le docteur endossait sa redingote neuve, et ils partaient tous les deux soit pour Meudon, soit pour Vincennes. La promenade, d'abord silencieuse, s'égayait dès qu'on se trouvait en plein bois, et quand on rencontrait des couples d'amoureux, le docteur pinçait les lèvres en l'entendant faire des réflexions naïves.
Cependant son pouce lui trottait par la tête. Comment diable avait-elle le pouce aussi long que celui d'un assassin? Ensuite il se prenait à méditer sur la lâcheté de ses concessions. C'était cette petite qui avait dicté des lois. Au lieu de lui tracer une ligne de conduite aboutissant au couvent, il s'était laissé brusquement mener hors de sa propre voie. Et cela s'était fait sans qu'il pût s'en plaindre; elle avait l'air si tranquille! D'ailleurs il travaillait tout autant à côté d'elle. Un remords lui venait même de l'avoir négligée comme une pauvre mendiante. N'avait-elle point vécu, trois hivers rigoureux, dans les combles, se chauffant au méchant poêle de la cuisinière? Maintenant, elle rangeait discrètement son cabinet, lui copiait ses notes d'une écriture fort nette, et classait les pages de l'herbier avec une méthode étonnante. Par exemple, chaque fois qu'il arrivait un ami ou un élève, il la priait de se retirer.
C'était bien assez d'avoir à traverser Paris en voiture sans qu'elle eût à entendre les échos de la ville perverse. Il voulait conserver la plus grande pureté dans leurs mœurs pour la marier à la première occasion, selon ses principes. Une fois seulement il survint un nuage. Mary, libre de soigner les plantes de son jardin, s'appropria une très belle sensitive, l'installa chez elle, dans une jardinière de Sèvres et, là, s'amusa à l'épuiser sous ses coups d'ongle. Elle éprouvait un indicible plaisir en voyant le grêle feuillage en forme de mignon trèfle, se refermer dès qu'on l'effleurait, et elle finit par tuer la plante. Son oncle se fâcha, toujours froidement, mais il demeura songeur durant une semaine, ne voulant plus lui adresser la parole.
—Tu ne ferais pas de mal aux animaux? Pourquoi tourmentais-tu cette sensitive? demanda-t-il.
—Cela m'amusait de lui voir des tressauts parce qu'elle ressemblait aux ramifications des cerveaux humains qui sont coloriés sur vos gravures anatomiques, mon oncle! J'avais l'idée de torturer une tête en fleur, mais je ne recommencerai plus!
Antoine-Célestin Barbe ne trouva rien à lui répondre... Mary, douée d'une bonne mémoire, s'instruisait pour se distraire, ne se doutant pas le moins du monde qu'elle était à Paris, au sein de toutes les distractions possibles; elle se croyait fort heureuse quand elle avait saisi le mystère de l'insensibilité des centres nerveux, alors que la peau est sensible à l'attouchement d'une pointe d'aiguille, se piquant en conscience sous la direction de son oncle; ou surveillé de patientes expériences ayant pour but la cristallisation de l'acide carbonique, une marotte de chimiste. Ils causaient comme deux hommes du même âge en choisissant des sujets à faire dresser les cheveux d'une demoiselle à marier: les terrains dévoniens, par exemple et l'idée qu'ils étaient composés de la roche qu'on appelle la vache noire (Grauwak) la remplissait d'une respectueuse admiration. Elle savait le difficile avant d'avoir appris le facile et il résultait, de cette instruction développée en serre chaude, les incidents les plus drôles. Célestin était obligé de s'interrompre pour s'écrier:
—Ah! j'oublie que tu ne sais ni la chimie, ni la géologie, ni l'anatomie, mais ce serait si long à t'expliquer ces choses que, d'ailleurs, tu n'as pas besoin de savoir! Je perds mon temps.
Cependant il se surprenait à les lui expliquer, cherchant les termes les plus doux, les images les plus gracieuses. Comme l'adolescente, avide de chimères pour sa pensée, l'écoutait, bouche béante, il était intérieurement flatté. Le sourire étonné de Mary trouvait peu à peu le chemin de son cœur mort et l'électrisait. Elle puisait dans la nouvelle instruction un mépris des hommes, ces grains de poussière, et aussi des arguments pour sortir au soleil quand elle avait mis le savant de bonne humeur.
Tulotte bénissait ce regain d'étude; la vieille fille passait quelques moments heureux dans des dîners plus fins, arrosés des vins qu'elle préférait, entre la nièce et l'oncle désormais réconciliés, point gourmands, lui abandonnant les meilleurs plats.
Une maladie de Mary vint augmenter l'intérêt de M. Barbe pour la jeune fille. Un été, elle eut la petite vérole. Laissant subitement ses cours et ses études, il demeura près de la patiente comme une mère. Peut-être bien ne fut-il pas tendre, il s'offrit même certaines expériences in animâ vili qu'il n'aurait pas osé risquer sur le corps de ses clientes de jadis, mais enfin il la sauva, et quand il fallut préserver le charmant épiderme d'une grossière flétrissure, il accomplit des miracles à l'aide d'un masque de caoutchouc rose point désagréable à voir dont il avait fait un chef-d'œuvre. Durant la convalescence, il la promena dans le jardin où il planta des rosiers en fleurs, parce qu'elle répétait toujours qu'elle préférait les roses à la plus belle herbe médicinale. Ils s'asseyaient tous les deux sur le banc de pierre, s'entourant de livres, avec Tulotte, au coin du paysage, tricotant une couverture de coton extrêmement compliquée. On échangeait des propos du genre de ceux-ci:
—Pensez-vous, mon cher oncle, que lors des époques tertiaires les arbres eussent la forme du palmier ou celle du chou?
—Quand on songe, Mary, que le Plésiosaurus avait la queue du lézard, de ce joli lézard qui court là, sur le mur!
Et Tulotte, l'œil abruti par ses nombreuses libations de la veille, se grattait la nuque du bout de son aiguille à tricoter.
Pourtant, l'âge des amours était proche, le médecin ne devait pas se faire illusion. Mary, plus développée et plus belle après sa convalescence, gardait au fond des yeux une mélancolie mystérieuse; elle s'ennuyait de nouveau, comme elle s'était toujours ennuyée chez ses parents. Elle avait des insomnies terribles et quand elle respirait les roses plantées pour elle, on la surprenait en de vagues rougeurs, les lèvres tremblantes. Célestin s'amusait à cette délicate transformation d'une nature bien pure et bien conditionnée; il notait la marche des aspirations ardentes comme un avare compte son or. Hier elle riait sans savoir pourquoi, aujourd'hui elle pleurait, demain elle casserait une potiche d'un mouvement brusque. A part son pouce et une tache noire au cerveau (qu'il ne devinerait jamais car elle datait de trop longtemps), il la trouvait d'une superbe structure. Sa taille avait une moyenne finesse, sans le secours du corset qu'il lui interdisait absolument; ses épaules tombaient gracieuses sur des bras nerveux d'un dessin mièvre mais solide; ses pieds étaient étroits, à souhait cambrés; ses hanches s'arrondissaient élégantes et félines. Son visage doré s'illuminait du reflet suave de ses yeux.
M. Barbe s'inquiétait de l'avenir, seulement il n'avait plus le chagrin d'être un étranger pour ce morceau de son frère, il l'apprivoisait ainsi qu'on apprivoise les oiseaux rares en mettant une glace devant eux; il lui disait qu'elle était une belle femme, prête à la maternité, prête au bonheur, et sans lui parler de l'homme futur, il s'attardait, un peu déridé, à lui détailler médicalement les joies d'une nourrice allaitant un bébé. Mary écoutait, le sourcil froncé, car elle détestait les enfants d'instinct et n'osait pas témoigner sa répulsion. Une fois elle lui demanda d'un ton très calme:
—Mon oncle, puisque vous m'apprenez tant de choses, qu'est-ce que l'Amour physique, le grand livre que je ne peux pas lire, celui qui m'expliquerait, selon vos propres aveux, tout ce que je ne saisis pas dans la science?
Le médecin resta un instant étourdi. Diable!... Il aurait mieux aimé qu'elle le suppliât de la mener au théâtre. Il se moucha, caressa sa barbe, puis, ne trouvant rien, il leva la séance sous le plus petit prétexte.
L'oncle Célestin n'était pas un homme à faux préjugés, le lendemain il risqua une épreuve décisive; il résolut d'aller chercher l'ennemi au lieu de l'attendre, et, posant le majestueux bouquin sur les genoux de sa nièce, il lui ordonna de lui faire tout haut la lecture de ses secrets.
Mary lut de sa voix brève et claire des pages assez brutales, mais valant mieux, de l'avis du docteur, que les romans dédiés aux demoiselles dans les journaux de modes. Lorsque Mary ne saisissait pas, il lui expliquait, choisissant les termes techniques de préférence aux mots voluptueux, et bientôt cette vierge eut l'expérience d'une matrone. Ils discutèrent de ces choses des semaines entières, d'abord tranquillement, puis le docteur finit par s'animer; il s'emporta contre les jeunes hommes qui font de l'amour, physique ou platonique, le but de leur vie. Lui, il n'avait jamais ressenti ces ardeurs-là. A la vérité, il existait bien une seconde de plaisir, mais pour cette seconde que de malheurs et de sottises ensuite! Du côté des femmes, toutes mentaient effrontément la plupart du temps. Les vertueuses concevaient des êtres sans le savoir; les libertines erraient de passions en passions, dévorées de désirs, souvent d'ulcères épouvantables. Ah! l'amour, une fière attrape, sacrebleu!
—Alors! pourquoi dois-je me marier? demanda Mary, dissimulant un sourire railleur au coin de sa lèvre dédaigneuse.
—Parce que c'est mon devoir de chercher ton bonheur où les autres croient le trouver. On n'a rien inventé de mieux pour le bonheur de l'homme.
—Et celui de la femme? Je vois, mon oncle, que vous parlez toujours de l'homme! ajouta Mary un peu boudeuse.
Cette fois-là, soit que l'atmosphère—on était au mois d'août—fût saturée d'électricité, soit que Mary répandît autour d'elle une véritable odeur de réséda, l'oncle Barbe devint nerveux. Il se fâcha en songeant qu'elle pouvait épouser un sauteur. Il avait déjà jeté son dévolu sur un certain baron de Caumont, qui lui avait été présenté par un ami sincère. Un monsieur de quarante ans, ne paraissant pas son âge, du reste bien en point, assez expérimenté, presque fat, ce que ne détestent pas les jeunes filles. Il avait quelque fortune, il aimait les sciences, suivait ses théories, et lui recommandait le fils de son garde-chasse, un mauvais drôle dont il voulait faire un médecin, par charité.
—C'est un baron authentique, murmura Célestin en caressant sa barbe, qu'en dirais-tu? Hein! je te voudrais un petit tortil, moi, pour poivrer la situation, car cela te donnerait l'entrée des salons en vogue. Ce monsieur est bien élevé, il cause de tout ce que j'ignore: le monde, la mode ... mais ... mais... Tiens, si tu me croyais, tu ne te marierais pas!... Nous resterions chez nous: Tulotte finirait sa couverture de coton; tu classerais mes herbes, tu deviendrais une savante. Il y a eu des savantes très belles qui choisissaient le célibat et restaient auprès de vieux froids comme ton oncle.
Pris d'une irrésistible tentation, il la souleva de terre pour l'embrasser; elle renversa sa tête avec une gaieté d'écolière. Ah! elle était loin, l'époque maussade durant laquelle son oncle, l'égoïste, la reléguait sous les toits de sa maison!
Tulotte, attendrie, les examinait se disant qu'on aurait peut-être une liqueur d'extra au dessert du soir.
—Vous avez l'air de deux amoureux, cria-t-elle en pouffant. C'est ça, ne vous gênez pas ... voulez-vous que je sorte?
Les lèvres de Célestin rencontrèrent, par un singulier hasard, les lèvres de Mary, comme dans un rêve mal défini. Une tiédeur inexplicable envahit tous les membres du froid vieillard. Il lui sembla que son cœur, écrasé depuis un siècle sous un glaçon, éclatait hors de sa poitrine et qu'une pluie d'un sang nouveau le rajeunissait, une pluie aux intimes parfums de réséda.
VIII
On recevait à l'hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Oui, une réception avec des fracs, des gilets ouverts. Charles n'en revenait plus et Tulotte se croyait au temps heureux des punchs du colonel Barbe. Le savant docteur, maté par une espèce de vertige qui le tenait depuis des mois, avait tout à coup décidé qu'on donnerait une grande soirée. On allumerait les lampes Carcel du salon, immenses comme des amphores, ornées de guirlandes en bronze; les housses de l'ameublement retirées laisseraient voir le velours jaune, un velours frappé, très convenable, s'encadrant de bandes de tapisserie Louis XV. Dans la cour, sous la marquise de verre, un globe à gaz se balancerait, les voitures pénétreraient par le sombre portail fraîchement nettoyé; la cuisinière avait l'ordre de préparer un thé fort chinois qui se servirait dans des tasses de Japon riches, cannelées et dorées au feu.
C'était un anniversaire scientifique, d'ailleurs, un jour de découverte précieuse, on la fêterait à la manière des mondains, en échangeant des banalités, en mettant des habits neufs. Célestin voulait bien, lui, il voulait ce qui lui faisait plaisir, surtout.
Oh! l'apaiser, maintenant, serait-ce en lui sacrifiant plus que sa vie, c'est-à-dire son repos de vieil homme jusque-là demeuré digne! Oh! la voir, lui sourire, l'entendre murmurer un seul mot de pitié! Mon Dieu! il aurait ajouté un piano pour danser, quitte à se brouiller avec tous ses amis, si elle avait voulu cela comme le reste. Ensuite, il devait la fiancer en public à ce baron Louis de Caumont. Elle désirait devenir baronne, très vite, une drogue d'oubli qu'elle lui demandait, impérieusement, sans lui permettre de réfléchir.
Il allait par les corridors, se heurtant contre les massifs de plantes qu'un fleuriste renommé avait arrangées dans les embrasures. Il étouffait au milieu de ce luxe de chaleur, de lumières et de fines odeurs. Sa pauvre maison! était-elle bouleversée!
Pour entrer dans son cabinet, il avait dû tourner derrière un paravent; la porte avait été enlevée; des rideaux masquaient l'ouverture du côté du corridor, et du côté du salon tout s'étalait à la clarté crue des lampes. Lui qui conservait une pudeur religieuse pour ses instruments, chacun les irait manier avec des regards curieux; il ne défendrait pas sa Vénus anatomique des plaisanteries de ces jeunes sots dont il y a tant parmi les carabins. Quant à ses livres, on les gâcherait si on ne les lui empruntait pas! Un martyre qui variait, enfin!... Après les vibrations inutiles des sens, la profonde irritation des nerfs, ses habitudes le fuyant, ses chères habitudes avec lesquelles il vivait depuis si longtemps. Cette femme, à peine échappée de son enveloppe d'adolescente, se souvenait des branle-bas de garnison qui avaient ballotté son berceau; la fille du hussard reparaissait, la cravache de son père à la main, se vengeant d'une atroce façon, par des inventions de soldat ivre. Il voulait le calme pour essayer d'endormir sa torture; elle, réclamait une fête, des lampes allumées, des petits gâteaux sur toutes les tables et des fleurs à en être asphyxié. Il s'assit à l'écart, se cachant le visage derrière ses doigts tremblants, se répétant qu'elle avait raison, mille fois raison. Lorsqu'un vieux fou comme lui se mêle de roucouler, il est puni et n'a que ce qu'il mérite. Un moment, il écarta les doigts ayant peur de sa venue, mais il n'aperçut que lui-même dans une psyché qu'on avait plantée juste à la place de son bureau. Il eut un tressaut d'horreur, car il voyait là un vieillard. Antoine-Célestin qui à soixante-huit ans portait haut le front, et caressait sa barbe, encore châtain, d'une main ferme, avait depuis un an des mouvements nerveux, répandant quelquefois le vin sur la nappe. Il était complètement dépouillé de ses derniers cheveux, sa lèvre inférieure commençait à pendre, ses joues flottaient, sa barbe blanchissait, et, un peu à gauche, il ressentait des palpitations étouffantes. La décrépitude sénile, la hideuse décrépitude arrivait, le foudroyant au milieu de ses désirs irréalisables. A son cours, il avait de fréquentes distractions que les gens remarquaient bien. On chuchotait, malgré le respect qu'il imposait par sa science et sa situation. Une rage absurde le tenaillait quand il songeait que, sans elle, il serait encore solide. Sans cette fille désespérante, personne n'oserait se moquer de lui. Est-ce qu'il n'allait pas finir par baver aussi comme les gâteux qu'il soignait jadis avec des réflexions moqueuses? Mieux vaudrait mourir tout de suite. Il se leva d'un brusque mouvement de colère, ouvrit un tiroir de sa bibliothèque, le tiroir des choses nuisibles où il serrait les poisons. Là, se trouvaient en des fioles mignonnes, les unes cerclées d'argent, les autres d'un cristal bleu lapis, l'acide prussique, fluide et incolore, le curare épais, crémeux, jaune, puant, et des poudres bizarres brunes et blondes, de l'arsenic, des cantharides... Là était la prompte délivrance, une fuite lâche qu'on ignorerait.
Soudain, un bruit d'étoffe de soie, étonnant frou-frou pour ce lieu austère, emplit la pièce. Mary descendait des appartements de Tulotte.
—Mon cher oncle, dit-elle de sa voix mordante, je crois que vous êtes en retard.
—Oui, balbutia-t-il, repoussant à demi le tiroir, j'ai oublié de mettre mon habit. Il ne faut pas m'en vouloir, je suis si malheureux, ce soir, Mary! Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, saisi de ce frisson sénile qui effrayait son expérience médicale, mon Dieu! quelle robe as-tu donc?
Mary, debout, dans la splendeur de ses dix-huit ans, portait une singulière toilette, sa création des fiançailles.
«Je veux une robe couleur de souffrance,» avait-elle déclaré à la couturière stupéfiée. Cette robe incarnait parfaitement l'idée qu'elle avait eue, la cruelle fille! Sur la jupe de satin vert émeraude, arrachant les yeux, se laçait une cuirasse, mode inconvenante de l'époque, une cuirasse en velours constellé d'un paillon mordoré à multiples reflets ou pourpres ou bleus. Ce corsage était montant et cependant s'ouvrait par une échancrure inattendue entre les deux seins, qu'on s'imaginait plus roses à cause de l'intensité de ce velours vert.
La cuirasse laissait les hanches comme nues, et le long des plis de la jupe, très collante, couraient des branches de feuillage de rosier sans fleurs, criblées de leurs épines. La perverse coquetterie de Mary avait fait explosion avec une assurance frisant la naïveté. Jamais elle ne s'était souciée de ses chiffons avant ce soir-là, et d'un seul effort elle atteignait au sublime.
Ses cheveux tordus derrière la nuque s'ornaient d'une épingle en métal nuancé, pareil aux broderies du corsage. Et la pointe passait, menaçante, tandis qu'un oiseau pourpre, qui semblait traversé, étendait sur la noirceur de ses magnifiques cheveux ses ailes implorantes de pauvre petit tué. La couturière contrariée avait avoué que si c'était original, ce n'était guère de mise pour une jeune fiancée. Mary aimait le vert, il éclairait son teint de brune et donnait à son regard voilé de cils épais un scintillement humide comme les regards de femme en ont au bord de l'eau. Elle n'écouta donc pas les réflexions de celle qu'elle payait pour accomplir des tours de force. Un peu de dentelle blanche atténuait la crudité de l'échancrure près des chairs; encore cette concession devenait-elle un raffinement de plus, en rappelant, dans les hardiesses du costume, la chasteté orgueilleuse de la vierge.
La traîne fuyait, doublée de neigeuses mousselines rendant plus délié le bas de sa personne svelte, s'effilant en un corps d'insecte miroitant et fabuleux. Tout ce vert était, pour les pauvres yeux fatigués du docteur Barbe, comme une décharge électrique.
—Je t'assure, murmura-t-il s'appuyant contre la bibliothèque, cela n'est pas une toilette de jeune fille!
—Oh! je ne suis plus une ingénue, mon cher oncle grâce à vous! riposta la fille du colonel en le tenant cloué sous la dureté subite de ses prunelles.
Il joignit les mains, prévoyant encore une scène odieuse.
—Écoute, Mary, je t'ai proposé mon nom, ma fortune, tout le reste de ma vie, et je te répète que je suis prêt à me faire ton esclave. Oui, j'ai été coupable, j'ai abusé de ton abandon d'enfant, je me sens digne de tes plus cruels reproches, mais aussi j'ai voulu réparer mes torts, et puisque tu as repoussé la réparation, ne continue pas à m'accabler. Louis de Caumont est beaucoup moins riche que je ne le pensais. Ce n'est guère le parti qu'il te faut, si tu dois prendre goût à de semblables toilettes; ce viveur, car il a fait de nombreuses folies, dit-on, ne t'aimera pas comme je t'aime, c'est impossible, vois-tu. As-tu pesé mes raisons? Réfléchis-tu quand je te parle?... Mon enfant, je t'en prie...
Elle haussa les épaules.
—Je ne veux pas épouser mon oncle. Est-ce qu'on épouse son oncle? Quel singulier médecin vous faites! «Remonter le cours des descendances familiales...» rappelez-vous un peu les phrases de vos livres sérieux. A mon tour de vous prier de ne pas m'accabler de vos ridicules déclarations. Devenir la belle-sœur de Tulotte qui a cinquante-cinq ans! Non!... mon oncle, j'épouserai le baron de Caumont parce que ce viveur, sans me plaire, a pour moi l'avantage de ne pas être mon parent, et je brûle du désir de sortir de la famille, vous m'entendez!
En scandant cette dernière phrase, elle avait déployé son éventail en plumes de lophophores, fixant toujours sur lui son regard étrange, inquiétant comme celui d'un oiseau de proie.
Le malheureux était retombé dans son fauteuil, la tête basse.
—Pitié! dit-il d'un ton sourd.
—Allons donc! pitié, s'exclama-t-elle; est-ce qu'on a eu pitié de moi, depuis que je suis au monde? Je ne demandais pas à naître, n'est-ce pas?... Quelle rage a-t-on eue lorsqu'on m'a jetée sur terre? La belle chose que la tendresse de nos parents qui nous font quand nous ne voudrions pas être faits?... Aujourd'hui, tout changera, je vous en préviens; les sciences que vous m'avez si libéralement données tourneront contre vous, le savant!... Et quand vous vous plaindrez, je vous dirai de vous souvenir de certaine soirée... Estimez-vous heureux que je n'aille pas crier vos hontes devant tous ceux qui vous croient respectable. Je me marierai avec le baron, je vivrai ici parce que j'aime cette maison, et que je la dirigerai malgré vous. Il est temps que je descende tout à fait du grenier où j'ai grelotté trois hivers, mon cher oncle. Tulotte m'obéira, et si vous n'êtes pas content, je lui expliquerai des choses, à votre sœur ... des choses qu'elle pourra ressasser tout à son aise entre deux bouteilles de votre vin de Bordeaux!
Célestin Barbe ne remuait plus, son grand corps étendu avait l'air mort.
Elle dirait à Tulotte, cette Tulotte qu'il méprisait jadis pour ses passions abrutissantes du boire et du manger! Et il revoyait, dans une terrible vision, les moindres détails de la soirée néfaste: Mary, assise à ses côtés, tout près de lui, lisant le chef-d'œuvre de Longus qu'il lui semblait ouïr pour la première fois, vêtue d'un peignoir de blanche batiste, sans corset, un peu ouvert et ses cheveux sombres se répandant le long de ses hanches, de ses hanches qui, devenues très dures, tendaient l'étoffe. Avant la lecture il s'était amusé comme un collégien malicieux à démonter pièce à pièce sa Vénus, joyau merveilleux et mécaniquement obscène. Aucune idée de dépravation pendant ce travail que le professeur laissait respectable, mais par hasard elle avait ri, montrant ses petites dents de louve tourmentée des sens, elle avait ri, et lui, fort ému, il avait voilé d'une serge les charmes de cire, songeant aux charmes vivants. Une obsédante pensée lui était venue en l'écoutant raconter la touchante idylle païenne, l'histoire chaste la mieux faite pour fouetter les sens des pauvres vieux, et avait pensé qu'il devait avoir eu tort de négliger les joies contenues en ces délicatesses si vite flétries de la femme. Un moment elle s'arrêta, le regardant du coin de son œil étrange; le livre glissa, il la prit sur ses genoux: alors, c'est là que ses souvenirs s'enveloppaient d'une espèce de folie. Certes, elle irait vierge au bras de l'époux qu'elle se choisirait, mais... Mon Dieu! lui qui aurait voulu créer une nouvelle spécialité de jeune fille, sachant tout et impeccable par cela même qu'elle posséderait l'explication de tous les dangers!
Le docteur Barbe se leva avec un geste de résignation:
—Soit, dit-il, ce que tu veux est juste, je le reconnais, mon amour t'offense et tu as le droit de te révolter. Je vais m'habiller, Mary, je tâcherai de garder ma dignité vis-à-vis d'eux. Quant à Tulotte, j'espère qu'elle ne saura rien.
Il sortit du cabinet en s'accrochant aux meubles, ayant peur d'une faiblesse nouvelle, les paupières battantes conservant entre le blanc des yeux et la peau l'éclair brûlant de sa robe verte.
A minuit, heure très indue pour la vieille maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, une trentaine de personnes entouraient le vieux savant dans son salon brillamment illuminé et on discutait avec rage des questions extraordinaires. Il y avait là: Victorien Duchesne, le vivisecteur encore à l'aurore de sa gloire, causant, d'un ton bref comme un coup de cisailles, des nerfs de ses chiens qu'il empêchait de mordre, mais pas de crier à cause de l'humanité; le petit Slocshi, tenant pour la crémation et détaillant l'auto-da-fé de sa belle-mère dans un four bien aménagé, avec double et triple courant d'air rebrûlant la fumée du corps, injectant à travers les chairs des dards de flamme qui le trouaient de part en part; il avait suivi l'opération à travers une lentille et il en avait les cils tout brûlés; seulement, sa femme, la fille de la morte, s'était refusée à la distraction de la lentille. Il s'en étonnait.
Marscot, décrivant son système miraculeux du coup de tam-tam, qui plus tard, si on le laissait expérimenter, arriverait à renverser comme des capucins de cartes des tas de filles nerveuses que d'ailleurs il ne se chargerait jamais de guérir, se contentant des manifestations curieuses de la catalepsie, sans songer à autre chose; filles et chiens étaient là pour servir de vulgaires mannequins à souffrance. Les plus tranquilles, botanistes et chimistes, se montraient réciproquement des articles du Bulletin de la Société de géologie, des Annales des sciences naturelles, entamaient des récits de l'époque quaternaire, ne s'étant peut-être pas vus depuis une année et réunis à l'occasion solennelle de cette fête, ne se demandant même pas de leurs nouvelles, mais constatant, non sans plaisir, que cette époque quaternaire prenait des phases inattendues grâce à la découverte récente d'un crâne. Il y en avait un, maigre, d'aspect maladif, ayant son plastron mis tout à l'envers, aux manchettes fripées, aux gants dépareillés, qui allait de groupe en groupe, les cheveux droits comme une corne de tarasque, répétant qu'il avait enfin un oursin que personne ne pouvait définir, son oriolampas, quoi! Cet oriolampas le mettait hors de lui depuis des mois. Il y rêvait la nuit et le contemplait le jour. Quelques jeunes, très brutaux, s'abordaient en se demandant:
—As-tu vu son ours ... hein?
L'oriolampas était la scie favorite et le bonhomme charmé, n'ayant jamais fait un jeu de mots de son existence, se cramponnait à ses jeunes pour leur montrer son oriolampas, d'une petitesse surprenante.
A cinq ou six, d'autres poussaient un patient dans une embrasure pour lui faire sentir la nécessité de la Société contre l'abus du tabac, et le patient, pris de colère, déclarait que ça lui était bien égal, il fumait une boîte de cigares par jour, et il se portait admirablement.
M. Munas Chalmier pérorait à voix haute, s'étendant en des phrases de beau causeur, toujours sûr de finir par un mot à sensation, embrassant toutes les connaissances à la fois de son auditoire qui hochait des fronts de mauvaise humeur, parce que plus on sait de choses et plus il devient difficile de les expliquer, de l'avis des anciens. Et l'astronome Flammaraude allait et venait, le pied impatient, la tête renversée, dans une chevelure de comète, lançant des paradoxes, affirmant des histoires folles et pourtant d'une clarté éblouissante, comme baignées par les rayons cherchés là-haut. Ce diable d'homme les entortillait de son accent câlin: pourquoi pas ceci, et pourquoi pas cela?... Aristocrate de la science, lui, quand il avait trouvé une vérité, elle était jolie. Des bourgeois ahuris lui envoyaient des palais d'été, sous pli recommandé, contre un livre à propos de la lune. Savant du merveilleux, plus merveilleux écrivain encore. Surtout, charmant de physionomie.
Autour de la table à thé, derrière un paravent, des vieux complètement finis devisaient à propos de l'inconséquence de certains élèves qui veulent tout avaler, géologie, botanique, anatomie; de leur temps on étudiait plus à froid, et se cantonnant dans le terrain dévonien, affectant de ne pas savoir ce qu'on racontait au delà, ils discutaient, en cassant leur petit cube de sucre en deux pour éviter un excès de douceur, sur des mots effroyables, tout un troupeau de Ganoïdes qui défilait au dessus des tasses japonaises: les Cocosteus, les Ptéraspis, les Céphalaspis avec les flots des déluges partiels, horribles aquariums de monstres. Les élèves, au nombre de trois seulement, choisis parmi les plus intéressants du docteur Barbe, écoutaient sérieusement les professeurs qu'ils n'avaient pas envie d'interrompre.
Félix de Talm riait quelquefois d'un mot, puis se regardait dans la glace du cabinet d'histoire; son habit neuf lui allait bien, il était content. Le second, Maurice Donbaud, débitait, avec une terreur cocasse des farces d'amphithéâtre, au troisième, Paul Richard, un blond, imberbe, timide comme une jeune fille.
—Je te dis que c'est chic, l'idée de l'oreille au cocher. Je lui ai fourré ça dans sa poche au moment où elle descendait de voiture, elle a cru que c'étaient des louis, parbleu!
Et Félix de Talm approuvait d'un signe dans une décision féroce de faire des femmes à l'œil pendant que le narrateur anxieux cherchait si on l'écoutait parmi les maîtres...
—Elle est bien étonnante! répondait Paul Richard qui étudiait la robe verte de mademoiselle Mary Barbe.
Celle-ci, accoudée au socle d'une statue égyptienne, droite comme elle, ayant la finesse de ce corps glauque, un problème de deux mille ans, buvait du thé, son vague sourire aux lèvres. Le baron Louis de Caumont, un bel homme, prenant ses premières privautés de fiancé, se penchait dans son cou pour lui dire une fadeur. Louis de Caumont tranchait sur ce monde de gens peu soucieux de la toilette. Il avait une élégance discrète, point de breloques, point de bottes, de petites perles au plastron; le tortil brodé en violet au fond du claque doublé de satin noir, une senteur douce de benjoin et un habit qui le faisait paraître le seul habillé, au milieu des autres.
Ni beau ni laid, il conservait cependant une allure si correcte en faisant des choses insignifiantes qu'il plaisait extrêmement; mais il avait les larmiers très creusés, d'une couleur citrine indiquant un passé rempli d'excès de toutes sortes. Par instants, quand il regardait Mary, ses yeux ternes flambaient de lueurs.
—Nous irons souvent dans ma maison de Fontainebleau, n'est-ce pas? demandait-il.
—L'été, oui; l'hiver nous resterons chez mon oncle, il me promet de nous abandonner son hôtel. J'ai hâte de faire certains changements, vous savez, je transporterai son laboratoire dans les appartements d'en haut. Son cabinet sera mon boudoir.
—Je ne suis malheureusement pas assez riche pour vous proposer d'acheter mieux que vous avez ici, chère petite amie. Hélas! il y a des heures où l'on voudrait être roi!
—Bah! dit soudain la jeune fille, sûre de ce qu'elle avançait, tout ce qu'il a est à sa nièce...
Alors, Louis de Caumont baisa sa main. Il n'en revenait pas: cette fille de dix-huit ans calculait comme une vieille femme tout en demeurant affolante de beauté. Dès leur première entrevue, lorsqu'il était venu pour recommander le fils de son garde-chasse à M. Barbe, elle lui avait paru gauche; depuis un an elle s'était épanouie en une floraison mystérieuse, et chaque visite chez le savant l'avait rendu plus amoureux. Malgré l'intérêt pécuniaire qu'il avait à ce mariage, il ne pensait qu'à la possession de la belle créature, sa découverte, à lui, l'expert en matières féminines, son oriolampas unique. Ce n'était pas une banale parisienne, mais une petite doctoresse jouant avec les traités de son oncle comme elle aurait joué avec des bracelets. Son éducation lui assurait sa vertu en même temps qu'elle lui promettait des surprises pour le coin du feu. Elle n'avait jamais eu le temps d'aller dans le monde, donc elle était chaste.
—Mary, comprenez-vous que je vous aime? répétait-il.
Elle se tourna sans rougir.
—Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle.
—Je suis bien plus âgé que vous, Mary.
—Oh! vous l'êtes beaucoup moins que mon oncle!
—Adorable candeur de petite fille! Est-ce que je dois être un oncle pour vous?...
—Sans doute! murmura-t-elle avec un rictus railleur dont il ne pouvait saisir le sens.
Antoine-Célestin Barbe, venu derrière eux, s'essuyait les tempes, n'écoutant pas un enragé qui voulait lui développer sa théorie sur la cristallisation de l'acide carbonique.
«Mon Dieu! songeait-il, pourvu qu'il ne sache jamais cela!... Car je le trompe, cet homme, après tout, et le médecin sait mieux que le viveur quel genre de confiance il faut accorder à une femme de cette espèce. Elle ne l'aime pas, elle n'aime rien, elle a la cruauté de vouloir en torturer deux au lieu d'un... Aveugle! imbécile qui se croit fort!...»
Et le vainqueur de l'acide carbonique se démenait furieux.
—Mary, dit Célestin chancelant sur ses jambes, va donc t'occuper des gâteaux: on ne mange ni on ne boit, ce soir, et on a besoin, ce me semble, de se reposer!
Ce qu'il n'osait pas s'avouer à lui-même, c'est qu'il était jaloux de les voir causer à voix basse si près de lui.
—Un trésor! bégaya le baron quand elle fut partie, et il lui serra les mains avec effusion.
—Vous ne pensez plus à maigrir? riposta ironiquement le docteur, incrustant ses ongles dans son gilet.
—Est-ce que vous trouvez que ce ventre?... et de Caumont s'examina à la dérobée. Son naissant embonpoint, pour lequel il consultait tous les médecins, le rendait de temps en temps rêveur. Il n'avait encore que l'allure d'un député, mais bientôt il friserait le marchand enrichi dans les denrées coloniales, cela nuirait à son aristocratie parfumée de benjoin.
—Le mariage diminuera ça! dit-il riant d'un air convaincu.
Exaspéré, le savant s'éloigna sous prétexte de gourmander Tulotte.
Celle-ci, pétrifiée par la sobriété de tous ces gens, cherchait fièvreusement un carafon de rhum. Il n'y avait que du thé, des gâteaux, très fins à la vérité, mais aucune liqueur forte.
—Mon cher frère, dit-elle aigrement, je ne pense pas que notre Charles aille les boire à la cuisine? Où sont donc vos fameux digestifs? Le thé, c'est de l'eau chaude, une boisson bonne pour des Chinois... Je voudrais bien trouver quelque fiole plus réconfortante.
—Juliette, répondit le docteur avec un mouvement de colère qu'il ne put réprimer, allez donc vous coucher!
—Hein? me coucher! moi votre ... ta sœur!... quand tu reçois et qu'il n'y a pas d'autre femme pour tenir compagnie à mon élève?
—Allez vous coucher! vous dis-je, et Célestin lui serra le poignet en la poussant vers la porte.
—Oh! c'est dur! s'écria Tulotte à demi suffoquée, n'osant pas faire une scène devant les invités.
Celle-là payait pour Mary. Il passa dans son cabinet et aperçut les trois étudiants qui inventoriaient ses instruments. Il n'y tint plus.
—Messieurs, dit-il prenant son accent de professeur, vous êtes libres ... j'ai besoin d'être seul.
—Qu'est ce qu'il a donc? interrogea Paul Richard, tremblant de tous ses membres..
—Il a que le besoin de ronfler le lancine, parbleu! risqua Félix de Talm, et Maurice Donbaud affirma que ce serait une vraie ganache avant deux ans.
En traversant le salon, Paul Richard mit le pied sur la traîne de la robe de soie verte.
—Grand maladroit, fais donc attention! murmura le baron de Caumont, puis il le présenta à sa fiancée.
—Mademoiselle Mary, permettez-moi de vous nommer ce coupable. C'est un assez mauvais carabin que je protège parce que son père fut jadis mon garde-chasse, du temps où je possédais des bois. Votre oncle en tirera le parti qu'il pourra. Voyons, tiens toi mieux que ça, Paul. As-tu fini de regarder tes pieds? Ce n'est pas la peine quand on les met sur la jupe des dames: Monsieur Paul Richard.
Le jeune homme salua gauchement; une vive rougeur envahissait sa peau de blond, toute tendre encore sur le cou et dans les cheveux taillés en brosse; il avait un œil gris foncé, large ouvert comme par une stupeur perpétuelle, une jolie bouche meublée de dents très saines, le menton d'un homme entêté. Des mains qu'on devinait calleuses malgré le gant blanc, la carrure d'un ouvrier.
—Mademoiselle! excusez-moi, dit-il, comme s'il allait pleurer.
Il aurait préféré recevoir une gifle que d'être présenté à cette femme dont la robe lui faisait peur.
—Mais, Monsieur, il n'y a pas de quoi vous désespérer, dit Mary avec une forte envie de rire.
Elle le trouvait drôle et surtout d'une tournure bête à plaisir. Elle s'éventa pour cacher ses lèvres. Alors, Paul Richard perdit contenance tout à fait; une rougeur plus intense lui grimpa au front, ses narines s'ouvrirent brusquement, un flot de sang inonda le devant de sa chemise et son gilet.
Félix de Talm pouffa, tandis que M. de Caumont lui mettait son mouchoir sous le nez.
—Oh! décidément, s'écria le baron très dégoûté, tu es un rustaud que je renonce à dégrossir, voilà l'émotion qui s'en mêle, et nous en avons pour une heure!
Les médecins de l'assistance apportèrent des flacons d'hyperchlorure de fer; on entama des récits de circonstance; les uns voulaient essayer des remèdes radicaux, les autres disaient que cela lui passerait avec la jeunesse et on bousculait l'étudiant afin de vérifier l'épaisseur de son cartilage nasal. Mary ne riait plus, elle effaçait du bout de son doigt une gouttelette purpurine qui tremblait, pareille à un rubis, sur les broderies de son corsage.
—Je crois que c'est fini, dit le baron, revenant près d'elle; cet imbécile a gagné au jeu de ses hémorragies d'être réformé pour faiblesse de constitution et il est plus solide que la tour Saint-Jacques. Rien ne le guérit. Une infirmité assommante. La première fois qu'il a pénétré dans l'amphithéâtre, la vue des cadavres lui a donné la même secousse. Voulez-vous que nous allions du côté des tasses, chère mignonne? vous êtes émue!
—Non, seulement je suis peinée pour lui.
Et ils se sourirent de nouveau, pensant à sa pauvre figure bouleversée.
La soirée se termina dans une rageuse décomposition de l'albumine, des globules. On se chamaillait en brandissant des mouchoirs tachés de rouge; les botanistes et les géologues étaient partis avec Paul Richard. Leur élément naturel surgissant, les médecins pressaient Célestin Barbe de leur donner un fin mot qu'ils ne trouvaient pas.
Quand Louis de Caumont sortit, Mary lui glissa un adieu mélancolique.
—Je vais me retirer aussi, dit-elle, car leurs conférences me rappellent un abattoir que j'ai vu dans ma petite enfance... Avouez donc, Monsieur Louis, qu'il est triste, l'intérieur que je vous prépare au milieu de tous ces savants sans pudeur.
—Mais vous êtes là, vous, la pudeur même! soupira le galantin, lui baisant les cheveux à la faveur des ombres du corridor.
Mary eut un imperceptible tressaillement d'épaules.
Lorsqu'elles'endormit, cette nuit-là, mademoiselle Barbe se demanda si elle ne faisait pas une grosse faute en épousant le prétendu que son oncle lui avait choisi. Puis, elle pensa qu'elle ne pouvait guère agir autrement: des murs étaient entre elle et la vie qu'elle brûlait de connaître; pour démolir ces murs il lui fallait un nom de dame, il lui fallait le tortil de baronne, cette machine mince comme un fétu de paille, qu'elle avait examinée durant la fête au fond de ce chapeau d'homme élégant. Ensuite, l'amour était une chose bien sale qui ne la séduirait jamais.
Le lendemain, dans la débandade des tasses japonaises et l'affolement des domestiques, une scène éclata. Mary avait trouvé Tulotte ivre d'alcool, étendue de tout son long sur le velours jaune d'un canapé du salon. Elle la réveilla en lui lançant des pots d'eau.
—Eh bien! quoi? grogna Tulotte, ton oncle n'a pas voulu me donner un digestif ... et j'ai bu ce que j'ai déniché, là, dans un godet en argent.
Le godet, c'était la lampe du samovar.
—Vous voyez, rugit la jeune fille à son oncle qui entrait, la mine soucieuse, votre sœur n'a pas même une ivresse convenable à s'offrir! Elle boit de l'esprit-de-vin pour s'empoisonner. J'entends que vous lui laissiez la clef du cabaret aux liqueurs ... je le veux!
Tulotte, dégrisée, écoutait sa nièce, l'œil larmoyant. Il y avait un rude changement! Voilà qu'on flattait son vice. Déjà il lui semblait que Mary, tout en la malmenant, lui faisait la part plus belle... A présent elle demandait la clef du cabaret.
—Je te remercie, ma petite, grogna-t-elle, tu défends la déshéritée, toi, et c'est un juste retour des choses d'ici-bas. Tiens! oui! pourquoi que monsieur mon frère ferait son Caton?... il se met à festoyer, donc il faut qu'il cesse d'être pingre. Je ne suis pas une gamine, peut-être! je sais me conduire! Ah! du temps de notre Daniel ce n'était pas ça, je dirigeais la barque, les officiers aimaient le rhum, et toute la ribambelle de fines. Mais ici c'est le cabinet de la mort. Si on touche à une bouteille, il y a du poison. Et leur thé ... ils me font rire! Sans doute qu'ils ont une rude terreur de se griser, les carabins. Mon frère, tout baisse, jusqu'aux sacrées lampes Carcel, qui n'éclairaient pas plus que des coquilles de noix, hier!
Célestin éleva la voix:
—Ma sœur, dit-il brutalement, tournant le dos à Mary, je vous chasserai si vous continuez à nous couvrir de ridicule. Vous êtes chez moi, dans une maison sérieuse, et je déteste les disputes.
Mary lui saisit le bras qu'il avait levé en signe de menace.
—Moi, fit-elle avec hauteur, je suis chez moi ainsi que vous, et je vous déclare que je ne crois pas l'honnêteté de la maison en péril parce qu'elle boira du cassis au lieu de boire de l'esprit-de-vin.
Elle souligna à dessein le mot honnêteté. Célestin essaya de se révolter contre cette dénomination fatale l'envahissant de plus en plus.
—Non, Mary, non ... calme-toi! Te céder pour une chose qui tue ta tante, je ne le dois pas... Juliette, sors ... je te l'ordonne, suis-je l'aîné?
Tulotte, abrutie, allait sortir, mais Mary la retint.
—Ma foi, dit-elle, riant d'un rire cruel, quand un oncle veut courtiser sa nièce, il commence par chasser les témoins, naturellement. Tulotte vous gêne et vous espérez qu'en lui rendant l'existence impossible, elle vous abandonnera, un beau matin!
Le docteur devint pâle. Ses traits se convulsèrent, il bégaya:
—Mary, je te maudis!...
Tulotte s'affaissa sur un fauteuil, les dévisageant l'un après l'autre.
—Hein! la courtiser? C'est trop fort! Son oncle... mon frère ... un vieux barbon?
—Oui, reprit Mary avec violence, je garde mes défenseurs, moi, j'y tiens! Tulotte, tu resteras et tu auras les clefs de tout. Quand je serai mariée, nous verrons.
Le prestige, la gloire de la famille s'évanouissait. Ah! c'était bien la peine d'avoir mis trente ans à découvrir, parmi des tas de remèdes pour les femmes en couches, le mal d'amour!... Il était propre, leur aîné! Qu'en pensait le hussard, là-bas, sur le champ de bataille? S'amourracher de sa nièce, une petite fille vis-à-vis de lui, un grand-père!... et c'est qu'il ne réclamait pas contre cette énormité crachée à sa face de professeur estimable! Joli, l'honneur d'Antoine-Célestin!... Non! il ne disait rien, il pleurait dans ses mains sautillantes, le gâteux.
—Sacrebleu! s'exclama Tulotte redressée, prenant l'aplomb de jadis, quand elle morigénait son cadet. Qu'est-ce que tu as dans les veines, toi, Monsieur le docteur? On te confie une enfant, tu la fais pourrir au grenier pendant trois ans, puis, sans crier gare, il te la faut toute la journée autour de toi ... et tu lui apprends à lire des livres qui me font rougir malgré mon âge... Tu es digne des tribunaux, mon bonhomme!
Elle se campa devant lui.
—Réponds un peu, Monsieur le docteur, a-t-elle menti?
Il écarta ses mains.
—Je veux encore l'épouser. Elle refuse. Tulotte ... ne me dis pas que je la pervertissais, je l'aimais. Je ne la touche pas, je ne l'embrasse pas ... mais ... elle va trop loin, ma bonne Tulotte, elle me tuera. Quelle honte!
Mary le regardait pleurer. Une indicible satisfaction éclairait sa brune physionomie. Tulotte hochait la tête, grimaçant une moue de dédain.
A partir de cet instant, l'intimité de la famille fut rompue. L'enfer s'ouvrit pour le docteur Barbe; elles s'entendirent au sujet des cruautés à lui faire. Tulotte, lâchée dans toutes les bouteilles de la cave, affichait son vice, disant qu'il lui fallait bien boire pour oublier les scandales de son frère qu'elle n'appelait plus que le vieux, tout court. Mary l'excitait, lui laissant rabâcher leur malheur à son aise. Aux repas, dès qu'il ouvrait la bouche, on lui rappelait ses faiblesses par des allusions tellement transparentes qu'elles devenaient odieuses. Durant ses cours à l'École de médecine, il lui arrivait de se tourner d'un air anxieux pour s'assurer si Tulotte n'allait pas entrer ivre et lui reprochant de vouloir violer sa nièce.
Il finit par s'estimer très heureux de déménager du premier étage pour s'installer dans leur ancienne mansarde, très vaste, très nue, solitaire comme le haut d'une église.
Là, du moins, il ne les rencontrait plus avec leurs yeux brillants de haine. Mary renvoya le valet Charles et mit la cuisinière au pas. Un jardinier traça des ronds et des ovales dans le jardin botanique dont on jeta les herbes au fumier.
Le fiancé venait tous les jours apportant des bouquets blancs; alors le docteur descendait, se composant un visage impénétrable, souriant à ses nouvelles mondaines: c'était l'heure de la comédie paternelle.
Mary, entre eux, surveillait les mots et les gestes, déployant une grâce merveilleuse pour l'homme qui la posséderait bientôt.
Célestin, le dos voûté, les doigts tremblants, les écoutait avec un regard humide.
—Est-elle adorable, cette enfant! murmurait le baron éperdument épris, ne pouvant deviner tout ce que l'oncle endurait.
—Une excellente petite femme, balbutiait le vieillard se sentant agoniser, l'aimant toujours d'un amour de pauvre qui mendie. D'ailleurs, elle lui permettait encore de ne pas déménager son cabinet, cela sauvegarderait un dernier lambeau d'honneur.
Humblement, il acquiesçait à tous leurs projets. Ils recevraient, ils iraient dans le monde, on promènerait le tortil, et lui, l'avare dépouillé de son trésor, il resterait transi près de la cheminée en songeant que c'était, selon l'expression de Tulotte, le juste retour des choses d'ici-bas. Maintenant il n'aurait plus le courage de se tuer.
Le mariage eut lieu à Notre-Dame-des-Champs, sans trop de faste. Quelques gommeux de la société du baron, quelques savants du cercle de l'oncle Barbe y assistèrent. On était au printemps, il y avait beaucoup de fleurs naturelles. Le vieillard eut une syncope pendant la cérémonie, des dames le virent tomber roide et crurent que la mariée allait hériter le soir de ses noces. Lui, revenu à la raison, affirma que les fleurs lui faisaient cet effet quand il les sentait de près. On dîna chez lui, un dîner de quarante couverts auquel il se dispensa de prendre part à cause des grosses gerbes de roses ornant la table. Les époux annoncèrent le départ ordinaire pour l'Italie, mais ils gagnèrent tout simplement leur chambre. Le docteur dut passer devant cette chambre pour gagner la sienne, il s'arrêta brusquement secoué de sanglots pitoyables. Oh! c'était un martyre que de savoir qu'elle le méprisait au point de ne pas lui avoir tendu son front d'épousée en ce jour solennel. Pourtant, que demanderait-il de plus? Il lui avait donné, par contrat, la moitié de sa fortune, trois cent mille francs, son hôtel avec la seule charge d'y laisser Tulotte à sa mort et la permission d'agir publiquement à sa guise chez lui. Certes, il se reconnaissait coupable, mais il avait si longtemps expié une seconde d'égarement, qu'il espérait enfin le repos, il se remettrait à ses chères études, il soignerait le protégé du baron pour se distraire, ce paysan qui travaillait comme un forçat pour tâcher de paraître moins ridicule. Ce serait bon de se dévouer encore, mais pour un homme, sans les dangers effroyables que l'on risque auprès de ces femmes décevantes. Oublier? non, mais effacer et se réhabiliter par la fin de sa vie cachée, pénitente.
Adieu toutes les gloires, toutes les brillantes discussions. A quoi tout cela sert-il quand on n'a pas su se défendre d'un désir sensuel? Et ensuite il s'éteindrait tranquille en bénissant le petit enfant qui naîtrait d'elle....
—Monsieur, disait Mary, debout au milieu de leur chambre nuptiale et détachant son voile de tulle, une jeune fille élevée par un militaire, formée par un médecin, en sait plus long qu'une vieille femme; je me dispenserai donc de rougir ou de me sauver, comme doivent le faire, à ma place, les demoiselles de mon âge. J'ai tout lu, tout compris, et mon cher oncle m'a donné des explications par dessus le marché. Physiquement, je suis vierge; moralement, je me crois capable de vous apprendre des choses que vous ignorez peut-être. Trêve de préambules mystiques. Ce que vous voulez, je vous le donnerai tout à l'heure. Auparavant, j'ai des conditions à vous poser.
Le baron Louis de Caumont, qui avait mis un genou en terre, leva le front, stupéfait. Elle parlait d'un ton calme et résolu.
—Mary! dit-il, quel est ce langage? Ne m'aimeriez-vous point?
Elle haussa doucement les épaules.
—Voilà une grande phrase, mon cher ami. Je vous aimerai davantage demain, ce sera mon devoir, mais ne comptez pas sur une passion désordonnée, j'ai l'horreur de l'homme en général, et en particulier vous n'êtes pas mon idéal. Lorsque j'avais dix ans, je m'imaginais qu'un jardinier pieds nus et en chapeau percé serait le mari de mes rêves. Il m'aurait fallu, je crois, un mari amusant comme un petit saltimbanque pour développer en moi les belles folies dont vous m'entreteniez aujourd'hui. Si je vous accepte sans attendre mon bohémien, c'est que je tiens à m'affranchir de la tutelle de mon oncle. Vous êtes ma liberté, je vous prends, les yeux fermés... Vous seriez un voleur, que cela me laisserait indifférente.
—Mary, vous me glacez... Comment deviendriez-vous plus froide qu'en cette minute que j'espérais si délicieuse?
—Attendez, Monsieur, je voulais vous demander une grâce, moi qui raisonne durement parce que les réalités de la vie me sont familières. Je sais ce que je vaux, voilà pourquoi je ne m'attarde point à caqueter avec vous avant le pacte. Louis, je suis décidée à ne pas vous donner d'héritier, et, comme il faut être deux pour ces sortes de décisions...
—Mary, vous êtes ou un monstre ou une petite fille de mauvaise humeur. Cessez cette plaisanterie, elle est cruelle! dit le baron devenu livide, redoutant de deviner des choses atroces.
—Répondez-moi, Louis, car je ne veux ni enlaidir ni souffrir. De plus, je suis assez, en étant, et si je pouvais finir le monde avec moi, je le finirais.
En prononçant ces paroles, elle avait reculé jetant le voile derrière elle, splendide, les yeux ardents, le sourire féroce, grandie d'une implacable haine de l'humanité.
Louis, épouvanté, mais cherchant à retrouver son aplomb de viveur mondain, se mit à rire du bout des lèvres.
—Exquise, vraiment, cette chère doctoresse, qui sait tout; est-ce votre saltimbanque ou votre oncle qui vous a appris ce dilemme nuptial? Elle est charmante. Pas d'enfant, Monsieur, sinon je me précipite par la fenêtre.
D'un mouvement brutal, il voulut la saisir, mais elle se dégagea et, lui montrant le lit:
—Ma mère est morte là, Monsieur, en mettant mon frère au monde; moi je ne veux pas mourir de la même manière, et, en supposant que je ne meure pas ... je ne veux pas subir la torture d'un accouchement, ce serait une joie qu'il me semble inutile de fournir à mon bon oncle, le plus habile accoucheur de Paris. Oh! j'ai des théories bizarres, mais il faut vous résigner, Monsieur. Il ne me plaît pas, moi, de faire des êtres qui souffriront un jour ce que j'ai souffert, ce que tout le monde souffre, prétend-on. La maternité que le Créateur enseigne à chaque fille qui se livre à l'époux, moi, j'épuise son immensité de tendresse à cette minute sacrée qui nous laisse encore libre de ne pas procréer, libre de ne pas donner la mort en donnant la vie, libre d'exclure de la fange et du désespoir celui qui n'a rien fait pour y tomber. Je vous dis cyniquement: je ne veux pas être mère, d'abord parce que je ne veux pas souffrir, ensuite parce que je ne veux pas faire souffrir. C'est mon droit aussi bien que le vôtre est de ne pas me comprendre. Je ne connais pas de puissance humaine capable de me faire fléchir; mais si vous abusez de votre titre d'époux, ce que je ne puis empêcher, si, vous ayant loyalement demandé l'abstention, vous vous moquez de mes prières...
Elle s'interrompit pour aller prendre dans un meuble antique un coffret ciselé.
—Tenez, dit-elle en l'ouvrant, il y a là de jolis flacons que mon oncle m'a offerts après m'en avoir raconté les histoires. Asseyez-vous près de moi, je vous ai dit que je vous apprendrais ce que vous ignoriez; je commence, Monsieur: ceci (et elle éleva aux lueurs de leur veilleuse d'albâtre, ronde et pâle, leur lune de miel, un des flacons de cristal teinté de bleu), ceci est la cocaïne, la fameuse cocaïne qui coûte 10 francs le gramme, introuvable dans le commerce, la cocaïne qu'il suffit de respirer une fois pour mourir tout d'un coup, foudroyé, sans un cri, sans un geste. Cela (et elle agita un autre flacon en or bouché avec la cire et cerclé de platine), cela c'est l'acide osmique, plus prompt encore, qui vous conserve votre attitude après son effet produit, tellement qu'on peut s'imaginer la rupture d'un anévrisme. Voici le curare (et elle ouvrit une boîte d'ivoire où se trouvait une aiguille d'argent très fine sur une crème épaisse), le curare, pas détestable au goût, puisqu'on le prend en piqûre. Voici le cyanure de potassium, le bichlorure de mercure et enfin, la morphine pure, le plus violent de tous...
Elle avait vidé le coffret sur ses genoux, les fioles étincelaient comme des joyaux.
Elle eut un rire subitement espiègle en s'apercevant que le baron s'était, éloigné, saisi d'une horrible répulsion.
—Monsieur de Caumont, n'ayez pas peur, je voulais vous avouer mes faiblesses avant d'encourager les vôtres. Ce sont mes poupées, ces jolis poisons-là ... et je désire (elle appuya sur sa phrase) ne pas en avoir de plus curieuses!
Il s'empara de son claque, la salua profondément.
—Madame, murmura-t-il d'une voix étranglée par l'indignation, je ne pensais pas avoir épousé Locuste, je me retire dans la chambre voisine où je crois qu'il y a un lit; ce sera le mien désormais Votre humble serviteur chère Madame!
Et il sortit.
Mary se coucha, riant toujours. Elle trouvait sa retraite digne, mais il avait eu peur, cela se sentait. Elle le tenait à sa merci et sûrement elle n'avait aucune envie de le tuer, ce grand seigneur qui la conduirait au bal. Elle avait le positivisme de l'opérateur qui vient de réussir proprement une désarticulation difficile et qui a développé en même temps une théorie douloureuse aux oreilles du patient, mais pleine de justesse. Pourquoi auraient-ils fait des enfants? De quelle absurde loi cela dépendait-il? Se doit-on à la chose encore latente? Non, et elle voulait chercher d'autres problèmes que celui des larmes d'un nouveau-né! Elle qui avait voulu la mort de son frère, elle ne voudrait pas la vie de petits monstres à son image ou à l'image de cet homme déjà stigmatisé par ses excès de jeunesse.
Élève d'un docteur, elle agissait en docteur. Quant à l'amour, elle persistait à le rêver d'une façon vague avec des gens pieds nus qu'on peut jeter dehors dès qu'ils vous gênent.