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La montée aux enfers

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The Project Gutenberg eBook of La montée aux enfers

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Title: La montée aux enfers

Author: Maurice Magre

Release date: May 7, 2022 [eBook #68010]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Eugène Fasquelle, 1918

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MONTÉE AUX ENFERS ***

LA

MONTÉE AUX ENFERS

EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 11, rue de grenelle

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Publiés dans la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume


POÉSIES

La Chanson des Hommes.
Le Poème de la Jeunesse.
Les Lèvres et le Secret.
Les Belles de Nuit.

CONTES

Histoire Merveilleuse de Claire d’Amour.

PSYCHOLOGIE

La Conquête des Femmes.


ROMAN

Les Colombes poignardées. L’Édition.

THÉATRE

Le Vieil Ami, pièce en un acte (Théatre Antoine). Fasquelle, éditeur.

Le Dernier Rêve, pièce en un acte en vers (Odéon). Fasquelle, éditeur.

Velléda, tragédie en quatre actes en vers (Odéon). Privat, éditeur.

Le Marchand de passions, comédie en trois actes en vers (Théatre des Arts). La Belle Édition.

La Fille du Soleil, tragédie en trois actes en vers, musique d’André Gailhard (Arènes de Béziers et Opéra). Fasquelle, éditeur.

L’An mille, tragédie en quatre actes en vers (Théatres de plein air). Mauriès, éditeur.

Comediante, pièce en deux actes en vers (Comédie-Française). Fasquelle, éditeur.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

5 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.

MAURICE MAGRE

LA

MONTÉE AUX ENFERS

—POÉSIES—


QUATRIÈME MILLE


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGENE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1918
Tous droits réservés

TABLE

LE JARDIN MAUDIT

LE JARDIN MAUDIT

Dans le jardin maudit je suis venu, moi, l’homme,
Ayant pour conducteur l’être aux yeux de serpent.
Là, la terre est pourrie et les poisons embaument,
Là, les oiseaux du ciel ne vivent qu’en rampant...
Or, les pierres saignaient, la rose était vivante,
J’ai pris la fleur aromatique du sureau,
Elle m’a fait aux doigts une tache sanglante,
Ses pétales gluants se collaient à ma peau.
Des arbres mous avaient des blessures ouvertes,
Des humeurs ressemblant à celles de la chair,
Et les pousses du bois au lieu de jaillir vertes
Étaient blanchâtres et vivaient comme des nerfs.
Le lait de chaque tige était la sève humaine.
La pivoine semblait un grand cœur arraché.
Dans la fleur du sorbier d’où soufflait une haleine
S’ouvrait un sexe affreusement martyrisé...
Un amandier était fleuri de mains coupées;
Un tronc, comme une femme, avait des cheveux d’or.
J’arrivai près d’un champ de grotesques poupées,
Des enfants dans le sol poussaient là, drus et morts.
Un printemps écœurant d’une chaleur mouillée
Baignait l’arbre de chair et la plante de sang.
La nature par la souffrance travaillée
Créait avec ardeur mille êtres repoussants.
Alors, je vis venir vers moi les créatures.
Impudiques et laids, enfantins et chenus
Et pareils à des échappés de la torture,
Vous trébuchiez et titubiez, hommes tout nus!
Ils étaient boursouflés, extravagants, exsangues.
Celui-ci dans l’œil droit avait un clou de fer,
L’un portait un carcan, l’autre avait une cangue,
Celui-là rayonnait et montrait un cancer.
Et tous, l’être sans dents, l’être aux orbites vides,
L’être dont des grosseurs faisaient le crâne lourd,
Tous étaient satisfaits, tous se trouvaient splendides,
Ils portaient avec eux leur mal avec amour.
Ils ne s’étonnaient pas de la forme des choses,
De la feuille trop pâle et du bois trop laiteux.
Ils pressaient sur leur peau le sang vivant des roses,
Aux tiges tièdes ils buvaient les sucs douteux.
Les saponaires savonneuses des pelouses
Étaient des lits mouillés pour leurs corps maladifs
Et la tulipe obscène et le chardon ventouse
Faisaient vibrer de spasmes fous leurs nerfs à vif.
Ils ont en me voyant poussé des cris de joie
Et l’un m’a fait toucher du doigt le trou sans œil.
Un autre m’a tendu le fer perçant son foie,
Tous m’ont montré leur plaie ouverte avec orgueil.
Ils ont cueilli des fleurs dans le parterre étrange
Et sur ma bouche ils sont venus les écraser
Et j’ai senti le goût humide du mélange
Des végétaux, du suc humain et du baiser.
Un soleil déformé, jaunâtre, bas, énorme
Se reflétait sur des marais de désespoir...
Et les plantes sans nom et les humains difformes
Se mêlaient dans l’éclat du fantastique soir...
Et moi, je n’ai pas fui parmi les crucifères,
J’ai regardé jaunir le jardin sans regrets.
Je me suis rappelé que c’étaient là mes frères,
Que j’allais devenir leur pareil. J’ai pleuré...
—Ayant pris l’être aux yeux de serpent comme guide,
En mars, dans le mois de la guerre, un vendredi,
Moi, l’homme, avec mon cœur qui fut jadis candide,
Voilà ce que j’ai vu dans le jardin maudit.

 

ÉPIGRAPHE

 

ÉPIGRAPHE

Sans robe, sur le lit, tu t’étais allongée.
Je regardais ton corps et la chambre orangée
Dans la phosphorescence et la chaleur du soir
Se refléter au fond des pâleurs du miroir.
Et tout à coup, je vis les choses familières,
Sous un verdissement bizarre de lumière,
Qui se décomposaient, prolongeaient leurs contours,
Se muaient en êtres humains aux torses courts,
Aux cous trop longs. Je vis les meubles de la chambre
Qui se prenaient entre eux et qui tordaient leurs membres,
Revêtaient une forme à l’aspect animal.
Un palais fantastique et caricatural,
Avec des lacs de chair, de vivantes tentures
Et des contorsions d’obscènes créatures

Et des sexes géants figurant des piliers,
Remplaçait l’endroit cher où, sur ton bras plié,
Reposait en rêvant ta tête éblouissante.
Mais hors du lit, coulant comme une eau jaillissante,
Tu tordis tes cheveux qu’électrisait le soir
Et tu vins écraser tes seins sur le miroir,
Et ton buste d’enfant, souple comme une lame.
Et moi, voyant cela, j’avais peur dans mon âme
Que les bouches et que les bras que tu frôlais
Ne te fissent tomber dans l’étrange palais.
Mais tu ne voyais pas l’architecture folle,
Ni les accouplements, ni les affreux symboles,
Et tu riais devant le miroir argenté
De ta peau de fruit clair et de ta nudité.

 

 

L’ANE A CORNES

COMBAT DE FEMMES

Elles devaient se battre au couteau, toutes nues...
L’odeur du vin sortait d’un tonneau débouché...
Le bouge rayonnait sous la lumière crue...
Un patron monstrueux lavait le zinc taché...
Les filles attendaient avec des yeux qui flambent,
Couchant leurs corps contre les hommes attablés.
Par la porte du fond on voyait une chambre,
Les housses, la pendule et les draps maculés.
Il fumait et jetait au plafond la fumée.
Les voix se turent. L’on fit cercle avidement.
Les rivales étaient par le rut animées,
Impudiques, elles riaient sauvagement.
Et la blonde semblait une grande génisse
Avec des bas de soie et de puissantes mains.
La brune charriait dans son sang tous les vices
De la rue. Elle avait une odeur de jasmin.
C’était un serpent noir qui portait sur le crâne
Une rose et ses seins étaient fermes et droits.
Pour égayer encor le public qui ricane
Elle fit devant lui danser son ventre étroit.
Et puis les deux couteaux luirent dans l’air opaque,
La sueur ruissela sur les corps furieux,
On entendit les coups sur les membres qui craquent,
Une main empoigna la toison des cheveux.
Les yeux des spectateurs s’exorbitaient de joie,
Ils appelaient le sang par des mots orduriers.
La blonde par la nuque avait saisi sa proie
Et s’efforçait de l’écraser sur le plancher.
Alors, le serpent noir dans le sang qui l’inonde
Roula ses reins presque brisés sous l’étouffoir
Du corps et de son arme ouvrit en deux la blonde
Qui fit: Ahan! comme une bête à l’abattoir.
Les témoins prirent peur et vidèrent la salle.
Le jeune homme toujours fumait paisiblement,
Et la brune, les mains sanglantes, triomphale,
Sur la morte gesticulait obscènement.
Un gramophone au loin berçait la nuit des bouges...
Le pas de la police errait sur les pavés...
Et la chair qui sentait le jasmin, la chair rouge,
Put enfin s’enfoncer au fond du lit rêvé.
Celle qui demeurait vainqueur de la rafale
Des poings épais et du couteau la tailladant,
Geignit d’amour sous le baiser des lèvres mâles
Qui buvaient sa salive et qui mordaient ses dents.
L’autre, selon la loi du faible, n’eut pour couche
Que le plancher pourri maculé de son sang
Et n’eut pour seul baiser que celui d’une mouche
Bleue et verte, qui vint sur elle en bourdonnant...

LE JEUNE HOMME AUX CITRONS

La porte était de bronze, étroite, ornementée...
Elle s’ouvrait au fond d’une rue écartée.
Tout de suite une odeur de rose et de jasmin
M’enivra, je suivis une petite main
Qui dans l’ombre sortait d’une manche vert pâle.
Un portique, une salle, un jet d’eau sur des dalles,
Des coussins noirs et des lanternes au plafond
Et de lourds citronniers tout chargés de citrons...
Avec trois fruits d’or clair un jeune homme nu jongle
Il vient de se baigner; l’eau fait briller ses ongles.
Il lance les citrons dans l’air et quelquefois
Une goutte d’argent vole aussi de ses doigts.
Derrière, à pas de loup, marche une jeune fille.
On comprend à ses bras levés, ses yeux qui brillent

Qu’elle va pour jouer le surprendre, baisant
Ses lèvres, étouffant son rire entre ses dents.
Mais je passe... Et c’est une chambre cramoisie
Avec une statue aux hanches amincies
D’une vierge peut-être ou d’un adolescent
Et du marbre du cœur coule un filet de sang,
Car un stylet d’acier traverse son sein gauche.
Et dans l’ombre, une forme à genoux, toute proche.
Fait le geste des mains pour recueillir le sang.
Mais je passe... Le bruit des gonds, le seuil glissant,
Les quartiers morts dormant au bleu des lunes mortes...
—Depuis, j’erre le soir pour retrouver la porte
De bronze et le parfum de rose et de jasmin.
Je gravis des perrons, je touche avec la main
Des heurtoirs et je cherche en les serrures vides
Le jongleur de citrons au visage splendide,
Les gouttes d’eau, la femme et son rire muet,
L’être au sexe inconnu dont le marbre saignait...

LA PREMIÈRE NUIT AU COUVENT

Dans sa cellule s’éveilla la carmélite.
Elle tâta d’abord sa tête aux cheveux courts,
Se souvint du froid des ciseaux, de l’eau bénite
Et du bruit du portail fermant ses battants lourds.
Sa chemise grossière abîmait de brûlures
Son corps pur. Toute moite elle avait des frissons.
L’ombre du Christ faisait une caricature...
Elle entendit des voix derrière la cloison...
Des pas furtifs glissaient dans le couloir immense.
Elle entr’ouvrit la porte et vit courir ses sœurs
Et toutes relevaient leur robe avec aisance
Et découvraient leurs jambes longues sans pudeur.
Quelque chose d’étrange était dans leur allure
Un rire fou les secouait, faisant saillir
Des seins inattendus et des croupes impures
Sur ces corps qui semblaient de rêve seul fleurir.
Viens avec nous! lui dirent-elles. Leurs mains chaudes
L’entraînèrent. Dehors l’escalier solennel
Et le cloître d’argent sous la lune émeraude
Avaient l’air d’un décor fantastique et cruel...
Avec des ventres gros et des faces lubriques
Des moines à travers les piliers ont surgi,
Saisissant par les reins les nonnes impudiques,
Les renversant, les culbutant avec des cris.
Et les cloches soudain dans les tours retentirent,
Sonnant une danse burlesque, un galop fou,
Et parmi les appels hystériques, les rires,
Les poitrines cognaient et claquaient les genoux.
La novice fuyait avec sa robe ouverte,
Mais de partout, des mains sortaient, la pétrissant,
La roulant sur les dalles froides, l’herbe verte,
Meurtrissant son corps nu d’étreintes jusqu’au sang.
Les grands saints alignés sous les arceaux gothiques
Soulevaient leur robe de pierre en ricanant,
Ou, gardant sur leur socle une pose extatique,
Étaient à son passage horriblement vivants.
Elle courut à la chapelle. Là des vierges
Étalaient sur les croix leur corps crucifié.
Elles riaient dans le clignotement des cierges...
Un prêtre officiait en dansant sur un pied...
A cheval sur un grand balai, la supérieure
Conduisait une farandole dans le chœur,
Et des soupirs, des bruits d’amour, des voix qui pleurent
Venaient des coins obscurs dans des parfums de fleurs.
Et brisée, elle vit, par la porte des cryptes,
Un adolescent nu, mince et brun émerger,
Portant un croissant d’or et des bijoux d’Égypte,
Ayant le torse creux et le buste léger.
Sa chair était de bronze, un triple cercle en jade
Faisait sur son front mat comme un glauque bandeau.
Il marchait lentement parmi les colonnades
Et la fixait de loin avec des yeux vert d’eau.
«Satan, je suis à toi, cria-t-elle, je râle
De plaisir à te voir et tords pour toi mes reins.
Voici toute ma chair offerte sur ces dalles.
Prends-moi sous cette châsse, à l’ombre du lutrin.»
Elle éclatait comme une rose près d’éclore
Et lui la laboura d’un long baiser savant...
«O Satan! O seigneur!» C’était déjà l’aurore...
—Telle fut la première nuit dans le couvent...

LE MÉDECIN AVORTEUR

Je suis un médecin louche d’avortements.
Le soir, dans un quartier perdu, secrètement,
Mon logis clandestin s’ouvre aux filles enceintes.
J’écoute leur histoire éternelle, leurs plaintes,
Je tâte le malheur du corps supplicié
Et c’est toujours pareil et j’ai toujours pitié.
Je suis un charlatan aux secrets salutaires
Qui connaît le revers du baiser, la misère
De ces flancs de plaisir qui sont devenus lourds
Et je tue au berceau stérile de l’amour
Avant qu’il ait poussé le cri de la naissance,
L’atome au sexe humain dans le germe en puissance.
Je suis un médecin béni des malheureux,
Car j’apaise les nerfs et je sèche les yeux

Et fais passer la loi des pauvres créatures,
Avant l’inexorable loi de la nature.
Mais vous, races sans nom, vivants indésirés,
Blés corporels qu’aucun soleil n’aura dorés,
Larves aveugles qui mourrez avant de vivre,
Cellules du malheur, c’est moi qui vous délivre
De la séduction, des méchants, des ingrats,
Du baiser qui trahit, de l’amour qu’on n’a pas,
De l’abandon glaçant les chambres solitaires,
Des peines qui rongeaient celles qui vous portèrent,
De tant de maux, de tant de pleurs, en vous jetant
Dans le repos de l’ombre et la paix du néant.

LA BALEINE EN RUT

Comme elle avait suivi le poulpe et l’espadon,
Dans des mers charriant les herbes des Florides,
La baleine sentit passer par ses fanons
Le terrestre printemps et ses tiédeurs fluides.
Le soleil descendait parmi les archipels...
Elle courut dans l’or et les phosphorescences
Projetant des jets d’eaux de toute sa puissance,
Pour s’ébrouer parmi des chemins d’arc-en-ciel.
Brûlant de la chaleur d’un sexe gigantesque,
Elle voulut de sa nageoire en éventail
Étreindre une île au corps dentelé d’arabesques
De pierre, avec des seins de craie et de corail.
Elle ne put monter sur elle et dans l’eau bleue,
Cherchant éperdument une forme à saillir,
Avec le battement immense de sa queue
Essaya d’épuiser sa force et son désir.
Mais le rut de la mer vibrait au creux des anses.
Les crabes se prenaient dans leurs pinces entre eux
Et les poissons volants, ivres de jouissance,
Faisaient sur les embruns des cercles lumineux.
Des électricités baignaient le fond des criques.
Le poisson-scie aimait la torpille au long corps.
On entendait mugir les squales hystériques,
La coquille univalve ouvrait un sexe d’or.
Et la baleine alors sentant passer sur elle
La douleur d’être seul familière aux géants,
A travers les bas-fonds aux fleurs surnaturelles
S’élança dans la nuit des abîmes béants.
Mais le peuple des flots fuyait devant sa masse.
Les polypiers fermaient leurs molles cavités.
Les poissons éperdus plongeaient dans les crevasses
Les infusoires verts éteignaient leurs clartés.
Les déserts sous-marins ont des splendeurs si vastes!
C’est là que vous dormez, coques des vaisseaux morts!
Dans cette solitude où l’on ne voit plus d’astres,
La baleine glissa par les courants du nord.
Dans les forêts de madrépores fantastiques,
Broyant avec ses flancs les perles par millions,
Brûlante, elle roula vers les pays arctiques,
Vers la mer froide où les soleils sont sans rayons.
Mais même dans les bleus d’aurore boréale,
Ne projetant que des jets d’eaux cristallisés,
Elle fondait encor les grands icebergs pâles,
Les banquises de neige avec son chaud baiser.

L’ANE A CORNES AU PALAIS

LE CHATIMENT DU LUXURIEUX

Il est dans un boudoir aux tentures vivantes
Et touche sans cesser, de la chair et des yeux.
Tous les objets sont des poitrines languissantes.
Il s’enfonce dans un divan gélatineux.
Il hume à pleins poumons l’odeur des sexes fades
Dont l’écœurant bouquet obscurcit son cerveau.
Il les voit par milliers dans les miroirs malades,
Il est illuminé par ces flasques flambeaux.
Elle se colle à lui, le parcourt et le presse
Et lui donne un plaisir plus cruel qu’un tourment.
Elle le serre avec une telle caresse
Que sa sève s’écoule intarissablement.
Il décroît, s’aplatit, se vide comme une outre,
Mais pour renaître avec un corps qui s’est gâté,
Une chair tachetée et par endroits dissoute
Avec des plaques parsemant sa nudité.
On dirait qu’une mouche énorme et verte pompe
Ses cellules et les substances de son sang
Et qu’une tentacule inlassable, une trompe
De bête, le dévore et tour à tour le rend.
Plus son désir grandit, plus il se décompose
Dans la sueur d’amour du salon corporel.
Il devient dans l’excès des odeurs et des roses
Une tombe vivante, un charnier sensuel.
Les meubles hoquetant autour de lui s’accolent,
Il est enveloppé par d’invisibles mains,
Par l’aspiration de mille bouches molles,
Un peuple jaillissant de jambes et de seins.
Des démons caressants et velus le renversent,
Ses nerfs vibrent jusqu’aux racines des cheveux
Et des doigts en forme de fourche le transpercent,
Il se sent pénétré par des langues de feu.
«Seigneur, dit-il, pitié, mets un sceau sur ma bouche!
Je voudrais allonger et reposer mon dos.
Une heure de sommeil seulement dans la couche
Dont l’étroitesse ne permet que le repos...»
Mais la femme éternelle à la bouche édentée,
La Parque de la terre et qui file la chair
Lui prodigue toujours son haleine gâtée
Et ses reins réguliers et forts comme la mer.

L’ANE A CORNES SUR LA TOUR

L’âne à cornes gravit l’escalier de la tour,
Sur les dalles faisant sonner ses sabots lourds...
Les nains au corset bleu, les courtisanes grecques,
Les eunuques, les ruffians et les évêques,
Les mendiants, les sorciers, les nègres, les imans,
Avec les bracelets, les croix, les talismans,
Regardent sur la place, immobiles, la bête
Dont le vent fait gonfler la robe violette
Et demeurent figés, épouvantés, muets.
Et quand l’âne royal atteignit le sommet,
Le soleil flamboya dans sa mitre écarlate,
On le vit se dresser sur ses puissantes pattes
Et debout il se mit à braire puissamment.
Et bien mieux que l’éclat des cloches, ce braîment

Retentit à travers les couloirs, les portiques.
Les jeunes gens firent voler leur dalmatique,
Les courtisanes s’allongèrent en riant
Et des eunuques fous tournèrent en dansant.
Aux balcons du palais des princesses parurent,
Otant leurs vêtements et criant de luxure.
Des musiciens brisaient leur luth sur les piliers.
Des femmes avalaient les perles des colliers.
Une négresse alla dépouiller la statue
De Pallas Athéné et marcha, revêtue
Du casque en bronze vert et du bouclier bleu.
Et là-haut, sur la tour, le soir baignait de feu
L’âne à cornes, ses grands bijoux talismaniques
Et son dos recouvert d’une gale magique...

LE BAL FANTASTIQUE

La reine au masque rouge a passé dans le bal...
Elle a touché les uns de ses ongles en pointe
Et les autres de sa babouche de cristal...
Son frôlement a séparé les formes jointes...
Son passage a fait trébucher dans l’escalier,
Les évêques en mitre et les rois en simarre.
Les noirs valets ont laissé choir les chandeliers...
Le jardin du château s’est empli de fanfares...
Une étrange fureur a pris les dominos.
Les arlequins dans l’air ont fait siffler leur batte,
Les Faust ont transpercé le cœur des Méphisto,
La danseuse a crevé les yeux de l’acrobate.
Elle a tourbillonné dans les groupes épars,
Comme une fleur dansante, imprenable et lascive,
Tendant de ses seins nus la chair brûlante et vive,
Griffant de temps en temps une face au hasard.
Le désir animait les mains lourdes de bagues...
L’un broyait une gorge tendre entre ses bras
Et l’autre déchirait la jupe avec sa dague.
Le sang giclait dans un clinquant de mardi gras.
Parmi les bijoux faux et la soie écarlate,
Deux femmes s’étreignaient en un baiser ardent,
Mordant avec amour leurs bouches délicates,
Écrasant le carmin et le sang sur leurs dents.
Un page lacérait une mauresque brune...
Deux vieillards torturaient un blême adolescent...
Un pierrot fou hurlait comme un chien à la lune,
Sur un balcon ouvert devant des cieux de sang.
Un cortège a paru de moines en cagoule,
Qui chantaient gravement d’obscènes oraisons,
Et les masques, comme des grappes qui s’écroulent,
Se vautraient, à ce chant rythmant leur pâmoison.
Soudain, un courant d’air a soufflé les bougies.
L’aurore a rougeoyé dans le bleu des miroirs
Comme un soleil couchant, sur un faste d’orgie...
Devant les portes grimaçaient les valets noirs...
La reine au masque rouge est montée en carrosse.
Et des cors ont joué, parmi les bois prochains,
Un air bizarre et long et tellement atroce
Que les oiseaux sont morts dans les branches des pins.
Le sang sur les parquets faisait de grandes flaques...
Les spasmes, les hoquets et les cris de douleur
Étaient sinistrement mêlés dans un cloaque
De pourpres, de bijoux, de coupes et de fleurs.
Et plus tard, une femme ayant sur la poitrine
Une croix qu’un ivrogne avait faite de vin,
Descendit du perron, toute nue et divine
Pour se baigner paisiblement dans le bassin...

LES ÉPHÈBES ET LA FEMME HYDROPIQUE

Les éphèbes avec des ceintures cerise.
Leur peau brune poncée et les chevilles prises
Par des anneaux de cristal vert, dansaient entre eux,
Dans le salon grenat, odorant, ténébreux...
Quelques-uns agitaient des éventails de soie
Ou, le corps frémissant d’une bizarre joie,
Se pâmaient au milieu des coussins nuancés
D’un art tel que les uns évoquaient le passé,
Et d’autres les plaisirs pervers, d’autres les rêves.
Dans un vase d’onyx croissait l’arbre sans sève.
Et le plus beau parmi les beaux adolescents
A peine assis au bord d’un sopha bleuissant,

Son front frisé penchant sur son poignet fragile
Chanta l’étreinte vaine et les amours stériles.
La porte alors s’ouvrit, laissant passer le vent
Et la femme hydropique avec ses seins mouvants,
Sa bouche, ses grands pieds, et son odeur de femme,
Entra, hurlant un sexuel épithalame,
Des paroles de chair, des mots de rut chargés.
Elle roula parmi les coussins dérangés,
S’aplatit en riant, s’affala dans sa force
Et d’un éphèbe évanoui saisit le torse...
Dans leur fuite éperdue au fond du corridor,
Les éphèbes courant perdent leurs bagues d’or
Et plus loin dans la cour que les jets d’eaux arrosent
Tombent leurs anneaux verts et leurs babouches roses...

LA PRIÈRE DU SOIR

Je regardais prier la jeune fille en deuil
Debout et ses deux mains s’appuyant à la chaise.
Les piliers jaillissaient au ciel avec orgueil,
Les vitraux éclataient de bijoux et de braises.
On sentait la ferveur ardente de l’esprit
Dans l’élan de son corps et la pudeur des voiles,
Les chaires s’éployaient dans le chœur assombri
Où se cristallisaient les lampes en étoiles.
La chapelle s’emplit d’étranges Chérubins,
Un pli pervers au coin de leurs bouches trop roses,
Hors du vieux bénitier, comme l’on sort d’un bain
Un démon noir et nu jaillit, tenant des roses.
La jeune fille ouvrait ses bras en frémissant.
Des confessionnaux, des châsses polychromes,
Des êtres surgissaient, bronzés et languissants,
Luxurieusement sortaient des formes d’hommes.
Et quelques-uns avaient des babouches d’argent,
Des turbans verts et des colliers talismaniques.
Les démons se changeaient en Iblis d’Orient,
Des bruits de tambourins berçaient la basilique.
Puis marchèrent, légers, à travers les arceaux,
Des jeunes gens frisés sous des tuniques grecques.
Les Eros remplaçaient les anges des vitraux,
Adonis se leva du tombeau des évêques.
Des bacchantes, les seins de leurs doigts lacérés,
Trouaient de blanc l’air que l’encens faisait opaque
Et couraient çà et là, ivres de vin sacré,
Comme aux soirs fastueux des fêtes dionysiaques...
Des Osiris, moitié hommes, moitié taureaux,
Sur les dalles jetaient les Aphrodite blondes.
De lunaires Tanit couvertes de joyaux,
Recevaient des Baal les étreintes profondes.
Des Thamuz poursuivaient de fuyantes Ishtar;
Sabaoth déployait son ventre de ténèbres.
Sous les ciboires d’or et les cierges blafards,
Teutatès et Mithra confondaient leurs vertèbres.
Puis ce fut un fourmillement plein de fureur,
De vagues dieux grossiers des temps cosmogoniques,
D’une animalité sans forme et sans couleur,
De signes primitifs, de pierres priapiques.
Et les verrières en flambant firent pleuvoir
Des étoiles et des soleils d’Apocalypse,
Et sous les voûtes ruisselantes, je crus voir
La jeune fille nue en des clartés d’éclipse...
Les bouches fa buvaient et les bras la pressaient,
Vers son corps déferlaient des fleuves de caresses,
Des océans d’amour entre ses seins passaient,
Elle était tous les dieux et toutes les déesses...
Plus rien. Un angélus d’une tour a glissé...
La basilique en feu s’éteint comme une torche...
La jeune fille en deuil s’en va, les yeux baissés,
Et son long voile noir m’effleure sous le porche...

VISITE MATINALE

J’ai sonné... le couloir sent l’opium et l’ambre.
Quel étrange visage a la femme de chambre!
Derrière les rideaux j’entends des frôlements!
Maison des voluptés et des enchantements
Des langoureuses nuits et des étreintes mortes!
J’avance à pas de loup et je pousse une porte.
Une femme est couchée en croix sur une peau.
Une trace de dents au sein droit fait un sceau
Charnel, dont on marqua cette chair épuisée.
La bouche semble vide et la nuque brisée
Dans l’abandon immense et le renversement
De la tête où les cils vivent seuls par moments.
Sous une soie en feu dont l’écarlate flambe
Une autre laisse voir la naissance des jambes,

Et les genoux étroits que des mains ont marbrés.
Deux êtres sur le lit sont tellement serrés
Qu’on ne voit qu’un seul corps avec deux chevelures.
L’odeur fade de sève humaine et de luxure
Me saisit à la gorge et me fait défaillir.
Quel visage charmant aurais-je vu jaillir,
Creusé par l’insomnie et les mauvaises joies
Si j’avais soulevé la pourpre de la soie?
Horrible est le plaisir qu’on n’a pas partagé!
Des roses en tombant ont un soupir léger,
Et sur le cercle obscur que dessinent les robes
Filtre pudiquement un triste rayon d’aube...

LA PRINCESSE ET LES LAQUAIS

Le repas dans l’hôtel flamboyait sous les lustres
Et s’achevait dans un grand cérémonial...
Le vin n’animait pas les convives illustres,
Les diamants luisaient sur plus d’un front royal...
Des vieillards sous les croix, les ors, les uniformes
Levaient leur verre avec des doigts momifiés.
On voyait par la porte un escalier énorme,
Le morne alignement des grands fusains taillés.
Lorsque ses hauts talons sonnèrent sur les dalles,
Les courbettes firent plier les mannequins.
On la vit s’éloigner, blanche, de salle en salle,
Avec sa gorge nue et sa robe en satin.
Mais nul ne vit l’œillade au groupe des tziganes,
Ni le signe muet qu’elle fit en passant,
En avançant sa bouche au tissu diaphane
Vers le laquais cynique, immobile et puissant.
Les lustres un à un à minuit s’éteignirent,
Mais ensuite quelqu’un vint et les ralluma,
Le couloir se remplit de pas furtifs, de rires
Étouffés, une fête étrange commença.
Les trois filles étaient d’abord intimidées,
Minaudaient et croisaient leur châle sur leur peau.
Mais la princesse mit à leur bouche fardée
Le chaud baiser qui rend tous les humains égaux.
Elle les dévêtit et leur tendit les verres
Dont le vin débordant lui coulait sur les bras,
Elle dansa, tendant ses bijoux aux lumières
Ou se blottit près du laquais au menton ras.
Elle fuma, croisant ses jambes sur la table,
Culbutant de son pied les cristaux et les fleurs,
Et l’âme en proie à un génie inexorable
Elle cria des mots grossiers avec fureur.
Un tzigane jouait une valse en sourdine,
Un autre maintenait une fille sous lui.
Les bouteilles gisaient comme des javelines
Dont la flamme à travers les gorges avait lui.
Et vautrée au milieu des plats d’or et des grappes,
Son dos clair s’écrasant sur des magnolias,
La robe déchirée, ayant pour lit la nappe,
La princesse pâmée au laquais se donna.
L’aube cristallisa l’hôtel parmi les ombres...
La goutte d’un bijou qu’on perd... Un pas qui fuit...
Un bruit de porte... Un corridor... des formes sombres...
La grosse main carrée où sautent des louis...

LE SÉRAIL MORT

LA CATHÉDRALE FURIEUSE

Ma chair s’est trop roussie à la ville fumante,
J’ai trop reçu de feu dans mes yeux en vitraux,
Je suis lasse d’offrir aux coups de la tourmente
La croupe de l’abside et les seins ogivaux.
Je ne veux plus lever vers les cieux fantastiques
Mes deux jambes de séculaires moellons.
Dans le sexe géant de mon portail gothique
On a trop fait passer le bronze des canons.
Je ne verserai plus la sueur des gargouilles,
Je n’entr’ouvrirai plus les lèvres des autels,
Je purgerai mon corps de tout ce qui le fouille,
Je secouerai mes sanctuaires rituels...
J’arracherai les oriflammes qui m’affublent
Et je ferai sortir des tombeaux souterrains
Les archevêques morts en mitres, en chasubles,
Avec des sacrements fantômes dans leurs mains.
Je précipiterai hors de mes sacristies,
Comme un vomissement, les cierges, les lutrins,
Les anneaux pastoraux, les châsses, les hosties,
Crachant dans un hoquet mes reliques de saints.
De mon orgue percé, de mes cloches fêlées,
Je chanterai des chants grotesques et puissants
Et dans le chœur des monacales assemblées
Retentira l’appel de mes échos déments.
Et puis, je briserai moi-même mes colonnes,
J’agiterai les hémicycles de mes reins
Et faisant un bouquet de cloches et d’icônes,
Je lancerai ces fleurs de peinture et d’airain.
Et je lapidérai la ville de mes pierres.
Je lancerai la porte et les morceaux de tours,
Les confessionnaux, les grilles et les chaires,
Je me ravagerai le corps avec amour.
Et quand sous le ciel lourd et sous la lune basse
De la voûte où s’ouvrait jadis le paradis,
Il ne restera plus qu’une affreuse carcasse,
Une église crapaud qui bave, hurle et maudit.
Alors, il jaillira de mes débris immondes
Un grand christ chassieux, mi-homme, mi-serpent,
Dieu pervers de la pourriture du vieux monde
Et les hommes viendront l’adorer en rampant.
Et je rirai, moi la cathédrale hystérique,
Au milieu des chardons et des louches odeurs,
En les voyant fouler l’hostie eucharistique
Et le sang de celui qui fut notre seigneur...

LES CHAMBRES DE L’HOTEL

Les chambres de l’hôtel communiquent entre elles.
Je regarde au retour du vieux minuit fidèle,
Solitaire, allongé dans un banal fauteuil,
La porte peinte en blanc, la porte dont le seuil
A tous les imprévus des rencontres s’oppose...
Que d’êtres séparés par cette porte close
Qui pourtant se seront côte à côte étendus,
Tant d’amitié peut-être et tant d’amours perdus!
Je fais l’ombre et je vois un rais clair sous la porte...
Dans la chambre voisine on veille et l’air m’apporte
Un parfum... Puis des pas étouffés... On dirait
Une robe qui tombe... Un bruit de bracelet
Sur du marbre... Quelqu’un guette ma chambre obscure,
Dans cette goutte de clarté qu’est la serrure...

L’hôtel silencieux repose... mon cœur bat...
Au loin un fiacre passe et je ne bouge pas.
Et soudain dans l’éclat d’une lumière brusque,
Longue et splendide, ayant le torse qui se busque,
Avec un diaman entre ses seins qui luit,
Une femme apparaît sur la porte, sourit,
Fait un geste amical bizarre... Une seconde
Et rien de plus... Et puis l’obscurité profonde,
Un rire de cristal et le bruit d’un verrou.
—Dans quel soir ai-je vu flamboyé ce bijou?
Quel est le souvenir de cette ressemblance?
Le rais clair. Le fauteuil... Les heures... Le silence...
Oh! rêves de minuit dans les chambres d’hôtel,
Quand sonne la pendule au cœur surnaturel!...

L’APRÈS-MIDI DU FAUNE

Imprudente, tu vas sous l’épaisseur des branches,
Dans le parc merveilleux par l’automne doré,
Sans savoir qu’à l’odeur que laisse ta chair blanche,
Moi, le monstre velu te suis dans les fourrés.
A plat ventre, enfonçant mon sexe dans les herbes,
J’ai scruté bien souvent sous le tissu léger
Tes deux jambes en fleurs, vigoureuses, superbes,
Et ta grâce de vierge ignorant le danger.
Or, l’automne en chaleur décompose les feuilles,
Du feu sort en vapeurs de l’humus craquelé,
Les marronniers brûlants en gouttes d’or s’effeuillent,
Et je danse en pensant à ton corps violé.
Je pourrais tout à coup te tirer par la tresse
Et te faire tomber d’un geste, sur le dos.
J’étoufferais tes cris de ma forte caresse,
T’immobiliserais du poids de mon fardeau.
Non, je veux te forcer comme on force une bête,
Te faire revenir à l’animalité
Par la peur, te montrant subitement ma tête
Affreuse, et mon corps nu de désir dévasté.
A la course! Pour fuir tu lèveras ta robe,
Mon souffle d’animal te chauffera les reins.
Les arbousiers avec l’œil rouge de leur globe
En passant de leur suc t’humecteront les seins.
Tu heurteras les troncs, glisseras sur les gommes,
La ronce à chaque pas te déshabillera,
Plus fortes que les fleurs, des odeurs mâles d’hommes,
En effluves épais entoureront tes pas.
Tu fuiras jusqu’aux lieux où le parc est sauvage,
Où la racine à vif perce le sol en rut,
Où le pourrissement des bois et des feuillages
Fait un lit séminal aux grands arbres membrus.
Je te culbuterai parmi les fondrières,
Je te déchirerai, je te ravagerai,
Je te ferai sentir tout l’amour de la terre
Dans un élan que rien ne pourra modérer.
Et dans le rythme immense où tu seras plongée,
Tu percevras, tes mains fouillant le terreau noir,
Le baiser des fourmis, l’amour des scarabées,
Des étreintes de mandibule et de suçoir.
Et tu sauras combien est beau le crépuscule,
En sentant sous ton dos broyé par mon poitrail,
Les insectes amants, les couples minuscules
Et tout le grouillement de la terre en travail.
Et, boueuse et sanglante, au sein de la nature,
Tu renieras l’orgueil de ta virginité
Dans ce lit de la vie et de la pourriture
Dont j’aurai fait jaillir l’éternelle beauté.

PLAISIRS DU SULTAN

L’ESPRIT DE LA MER

Le veilleur dans la tour fit retentir sa corne,
Glaçant d’effroi sur les quais bleus les débardeurs.
Et la plage s’emplit de requins, de licornes
De mer, de poissons morts montant des profondeurs.
Sur les remparts bâtis de galets verts, l’évêque
Parut avec l’étole et la mitre qui luit
Suivi par les calfats, les marchands de pastèques
Qui, tordus par la peur, tendaient les mains vers lui.
Et sa coque luisait de nacres, de polypes,
De coraux sous-marins, de madrépores d’or.
Les pétoncles et les mollusques qui s’agrippent
S’étaient cristallisés dans le bois des sabords.
Il était cuirassé de la pierre des gouffres,
Il venait de plus loin que les courants des fonds,
Il portait comme un sceau sur sa poupe et ses roufles
Des signes incrustés par d’antiques typhons.
Et sur les ponts, parmi les mâtures fléchies,
Un équipage avec des corps huileux et blancs,
Des marins, respirant au moyen de branchies,
Manœuvraient. Ils avaient des nageoires aux flancs.
Ils portaient des turbans et des burnous d’arabes,
Ils regardaient au loin par d’aveugles yeux ronds.
Quelques-uns avaient des mandibules de crabes,
Et des sabres battaient sur leurs pieds d’esturgeons.
Et tout couvert de talismans kabbalistiques,
Un être avec un bec se tenait à l’avant.
Ses doigts palmés levaient un pentacle magique
Et sa robe en tissu perlé flottait au vent.
Il se fit un reflux d’eaux ternes et malsaines
Et ceux qui se trouvaient sur la plage ont cru voir
Les trois albatros morts sur le mât de misaine,
Avant que le vaisseau s’enfonçât dans le soir...
Depuis la ville semble atteinte de jaunisse...
L’homme languit, frappé par l’esprit de la mer,
Et fou, sur les quais bleus où les bateaux pourrissent,
L’évêque danse avec sa mitre de travers...

FEMME A LA PANTHÈRE

LA BOUCHÈRE NUE

Le village est cassé, atteint de lèpre, hagard.
Les toits sont par endroits troués par le désastre.
La place boursouflée et le clocher camard
Ont l’air de grimacer au silence des astres.
On dirait que le désespoir et le remords
Sont les hôtes geignants de ces portes de briques.
Mais comme un pou géant enfanté sur les morts
L’orgie au ventre épais bave dans les boutiques.
Ils entrent et parmi les bœufs morts de l’étal
S’accroupissent, luxurieux et pleins de joie.
Les visages ont quelque chose d’animal.
Au loin la lune monte... un chien errant aboie...
Et l’énorme bouchère aux grands seins descendant
Paraît et le public éclate quand elle entre.
Elle rit de plaisir et fait claquer ses dents,
Nue et flasque, elle danse une danse du ventre.
La viande et la sueur sentent également.
Un vieux en ricanant tient la lampe à pétrole
Et la hausse et la baisse à chaque mouvement,
Comme un prêtre bouffon d’une grotesque idole.
C’est pour les spectateurs un plus rare régal
Qu’un festin qu’on ferait dans le décor d’un bouge.
Et la danse ressemble un cérémonial
Du vieux culte de l’homme à la chair de la gouge...
Puis l’on part. L’air est lourd de fièvre et de tabac,
La bouchère tord ses cheveux brillants de graisse...
La lampe fume et meurt... Un peu de sang fait: flac!
C’est la tête de veau pleurant dans l’ombre épaisse...

LA FILLE DU SULTAN

I

La fille du sultan dans sa robe à sequins,
Toute menue au fond de l’étroit palanquin,
Rêve de supprimer l’horrible forme mâle.
Parfois ses longs doigts peints qu’encerclent les opales
Frôlent la favorite assise à ses côtés.
Ses yeux verts sont perdus sous de grands cils bleutés...
Malheur aux jeunes gens qui viennent sur leur porte
Ou sortent des bazars lorsqu’avec son escorte.
Ses eunuques et son grand tigre apprivoisé,
Serrant ses petits seins sous son châle croisé,
Elle rêve aux beautés des lignes féminines.
Malheur aux jeunes gens qui sortent des piscines

Et marchent au soleil couverts de gouttes d’eau.
Ils sont à coup de fouet attachés dos à dos,
On les mène au palais, on en fait des eunuques.
Quand ils sont épilés, revêtus de perruques
Et de robes, sanglants et des chaînes aux pieds,
Demi-hommes déchus en femmes habillés,
La fille du sultan à son balcon regarde
Heureuse et frissonnante, et fait signe à ses gardes
De les frapper plus fort de la lance ou du fouet
Afin qu’ils la supplient de leur voix en fausset.

LES CASTRATS

II

LE BAIN ROUGE

III

La fille du sultan aime sa favorite,
L’esclave aux cheveux courts, la pâle Moscovite.
Et comme elle est jalouse elle la fait garder,
Dans la salle aux jets d’eaux par les hommes fardés
Et cruels à qui seuls les adolescents plaisent.
Elle rit trop souvent avec les sœurs Maltaises,
Celle aux roses, celle qui porte un attirail
De talismans et celle à l’anneau de corail...
La fille du sultan dévêt la Moscovite,
Et puis, à se baigner près d’elle elle l’invite,
Ouvrant ses bras menus au milieu du bassin.
Alors elle l’enlace et sur leurs yeux, leurs seins

A toutes deux, le jet d’eau verse un ruisseau rouge,
Une petite pluie en fleurs qui frôle et bouge.
Des trois sœurs aux yeux noirs que l’on vient d’égorger
Il ne reste plus rien que ce jet d’eau léger.
Et dans les marbres bleus il danse, tourne et saigne
Sur les corps frémissants des femmes qui s’étreignent...
Dans le grand escalier l’homme au sabre descend...
Trois corps dans un grand sac... Quelques taches de sang...
Et parmi les coussins où traîne une odeur fade,
Les roses, le corail, les talismans de jade...

LA CHAMBRE DE BARBE BLEUE

La chambre en velours noir aux portes cramoisies...
Les sept corps suspendus à des crochets de fer
Gardent les spasmes morts des vieilles frénésies
Dont les plaisirs divins ont dévasté leur chair.
Dans les flaques de sang qui des gorges déferlent
Est une tache d’or étroite, c’est la clef.
Un petit doigt crispé garde encore une perle,
Un cou brisé de diamants est constellé...
Voilà celles que j’adorais, mes sept compagnes,
Que j’ai faites périr de mes mains tour à tour.
Et pourtant mon amour chantait dans la montagne
Ainsi qu’une fanfare au sommet d’une tour.
Voilà la Florentine avec sa toison brune
Qui me faisait crier lorsque je la serrais,
Et mon amour était plus ardent que la lune
Qui consume, l’été, les lacs et les forêts.
Voilà le torse étroit de la danseuse Grecque
Et j’embrassais son corps avec plus de ferveur
Qu’un dévot à genoux baise un anneau d’évêque,
Un jour de Pâques plein de cloches et de fleurs.
Voilà les cheveux courts de la Visitandine
Qui gardait un parfum de sacrilège aux seins
Et voilà Belcolor avec ses jambes fines
Et Gaétane aux yeux couleur de ciel marin.
Voilà celle qui, nue, en d’épaisses fourrures
Se jetait brusquement sur le lit de brocart.
Ses dents de louve étaient avides de morsures,
Ses reins battaient comme un bélier sur un rempart.
Voilà la plus petite et son visage d’aube,
La pudique, dont je n’ai pas baisé les doigts.
C’est lorsque mon poignard ouvrit en deux sa robe
Que j’ai su quel trésor était perdu pour moi.
Comme je vous aimais, ô mes épouses mortes!
Vous pouviez demander mes champs et mes châteaux,
Mais vous avez voulu le secret de la porte
Cramoisie, et la mort est venue aussitôt...
Vous ne saviez donc pas, ô femmes bien-aimées,
Qu’il n’est pas de palais qui ne cache en sa tour
La chambre en velours noir, terrible et parfumée
Où dort le souvenir du sang et de l’amour.
Plus jamais! Vos bijoux jettent des éclairs fauves...
Derrière la fenêtre on entend les corbeaux...
Les ongles sont bistrés, la chair est bleue et mauve...
J’effeuille le bouquet et j’éteins le flambeau...

LA MAISON DES ADOLESCENTS

L’adolescent franchit le mur du beau jardin
Car il ne savait pas qu’après les tamarins,
Les seringas géants, les camphriers blanchâtres,
Se dressait la maison secrète aux murs de plâtre
Où vivaient les enfants aux corps luxurieux,
La mulâtresse aux mains savantes, aux longs yeux,
La svelte au tambourin et la toute petite
A tête rase, aux seins couleur de chrysolithe.
Il frappa doucement sur la porte en or peint.
Un rire clair, de l’ombre fraîche, des coussins,
Des fruits dans des plateaux, des vins dans des carafes...
Sur un voile en lin bleu luit l’émail d’une agrafe.
Une bouche agace sa nuque en le mordant,
Un autre prend sa bouche et caresse ses dents.

La musique du tambourin, les lourdes roses...
La robe de lin bleu, la robe de lin rose
Tombent. Ses doigts crispés sur le frêle front ras
L’adolescent se pâme et fléchit dans les bras
Bronzés, puis dort et la nuit vient et la nuit passe...
Et d’autres nuits encor viennent. Les plantes grasses
Éclatent au soleil et les grands camphriers
Murmurent, les lézards courent sur les graviers...
Toujours l’adolescent étreint, renaît, se pâme
Dans le plaisir de chair, sur la chaleur des femmes.
Et lorsque se dressant au milieu des coussins
Il entend par-delà les murs, sur le chemin
Sa mère qui, de loin, l’appelle et se lamente,
Il serre avec ardeur les trois adolescentes
Il répand à leurs pieds une âme sans regrets.
Il est dans la maison dont on ne sort jamais.

L’INCUBE ET LA VIERGE

Elle ôte en s’étirant sa robe et, virginale,
Près du miroir, défait la gerbe des cheveux.
La coupe de cristal sonne de son opale...
Le sein n’est pas formé, le cou n’est pas nerveux.
Toute la pureté de la chair et de l’âme
Emplit comme un parfum ce décor rose et bleu.
L’air est léger et doux, le feu jette des flammes...
Elle sent son corps chaud sous son peignoir soyeux
Et comme elle pénètre entre les draps où l’ambre
Monte subtilement des oreillers brodés,
Il semble qu’un soupir tressaille dans la chambre...
Elle écoute, le front sur le bras accoudé.
Ce n’est rien. Elle éteint la lumière. Une haleine
Étrange, de la nuque aux talons la parcourt,
Et voilà que soudain pour elle l’ombre est pleine
De souvenirs pervers et d’images d’amour.
Elle veut les chasser, mais toutes les racines
Des duvets de sa peau frémissent en brûlant.
Les draps bougent. Près d’elle une longue main fine
A pris son torse et la caresse en la frôlant.
Elle allume. Elle a peur. Mais non, le lit est vide.
Elle ferme les yeux pour dormir, mais alors
Elle sent sur sa bouche une autre bouche avide,
Qui la savoure ainsi qu’un fruit à pulpe d’or.
Et c’est un corps humain qui près d’elle se glisse,
Dont la forme et l’odeur lui font bondir le sang.
Elle se laisse aller à ce nouveau délice
De croire être blottie entre des bras absents...
Mais ce n’est pas un songe, ô Seigneur! Une forme
Est bien là qui la tient fortement par le cou,
Une puissance d’homme, une carrure énorme
Qui la meurtrit avec les os de ses genoux.
Elle ne pourrait plus s’échapper et du reste
Ne le veut plus. Le lit est splendide et fatal.
Elle flambe à présent des flammes de l’inceste
Contre le compagnon fantastique et brutal.
La tendre jeune fille au beau visage pâle
N’est plus qu’un être de plaisir entre des bras,
Une bête agrippée au lit, une cavale
Qu’un chevaucheur sans nom fait courir sur les draps.
«O bien-aimé nocturne et terrible, demeure!
Par ton large baiser mon visage est mangé.
Enivrons-nous encor du délire des heures
Au creux de ce torrent qu’est le lit ravagé...»
Mais l’aurore apparaît aux carreaux. Elle éclaire
Le linge déchiré, l’empreinte, la sueur,
La trace des doigts durs, le bistre des paupières
Et la chambre déserte... Il fait froid. Le feu meurt...
«Quel est l’être, ô Seigneur, sans âme et sans figure,
Qui dans mon lit de vierge a, cette nuit, couché?
Pourquoi suis-je à présent si souillée et si pure?
Je connais le plaisir infini du péché...»

LE PAGE AUX GANTS MAUVES

On a crucifié le page au maillot noir
Qui chanta les couplets défendus, au boudoir,
Le beau page insolent aux cheveux bleus et fauves.
On a planté les clous à travers ses gants mauves,
Et remis sur son front la toque au plumet long.
Il entend ricaner son ami, le félon
Qui l’a dénoncé, puis c’est l’abbé qui l’exhorte.
Le maître satisfait passe avec son escorte,
Oublieux qu’une fois le souper finissant
Il conduisit, l’ayant grisé, l’adolescent
Vers sa chambre secrète en velours de Byzance.
Des femmes, à la nuit, viennent mettre en silence
Des fleurs devant sa croix, car elles ont aimé
Le jeune homme et dormi dans ses bras parfumés.

Lui, des lèvres tout bas demande quelque chose.
Mais nulle ne comprend. Elles posent des roses
Et s’en vont... Celle dont il refusa l’amour
La petite comtesse espiègle aux cheveux courts,
Vint la dernière avec l’aiguière et le peigne.
Et c’est elle qui nettoya le front qui saigne,
Mit la toque plus droite, arrangea le pourpoint
Et quand il fut coiffé, maquillé avec soin
Et que le sang des gants fut couvert par les bagues,
Elle perça son cœur d’une petite dague.

LA TRISTESSE DU NAIN CHINOIS

Pour faire un boniment près des manèges ivres,
Dans le faste de pains d’épice et d’oripeaux
Des quatorze juillet vibrant du chant des cuivres,
Un soir, il débarqua chez les Occidentaux.
Les trafiquants comptaient sur son épaule torse,
Sur sa face huileuse avec des yeux bénins,
Sur sa natte tressée et cette grande force
De comique que cache une forme de nain.
Car dans le bruit que fait la foire et sa folie,
Il entend retomber les rames des sampans,
Sous les palétuviers il compte les coolies,
Dans les sentiers de joncs où dorment les serpents.
Il voit les abris bas pour les âmes en peine,
Le village en bambous auprès du champ de riz.
Le petit temple bleu qui domine la plaine
Et l’ombre tamisée où le Bouddha sourit.
«Je ne danserai pas dans le bruit des cymbales,
Devant ce peuple abject grotesquement vêtu,
Pour la race innommable avec des faces pâles,
Des yeux striés de sang et des mentons velus.
«Vous êtes plus affreux que les dragons de bronze
Que Confucius place au seuil de son enfer,
Que les esprits du mal que conjurent les bonzes,
Avec des bâtonnets en aréquier vert.
«Vous êtes plus mauvais que les Tatars antiques
Qui vinrent ravager l’empire du Milieu
Car ils se contentaient pour trophée, à leur pique,
D’une tête dont ils avaient ôté les yeux.
«Mais vous, dès que vos fils sont sortis de leur mère,
Ils apprennent la mort et ses arts raffinés.
Vous les faites pourrir dans le charnier des guerres,
Vivants, vous les sciez et vous les dépecez.
«Je préfère, voyant vos mufles, vos babines,
Où sont inscrits vos sanguinaires appétits
Les peuplades sans front de l’île Sakhaline,
Les déterreurs de morts du désert de Gobi.
«Votre soleil a l’air d’une lune et me navre.
Vous marchez en mangeant vos enfants dans vos bras
Et c’est ce qui vous fait cette odeur de cadavre
Qui sort de vos habits comme un nuage gras...»
—Le fouet tourbillonna sur le nain impassible.
Les mirlitons criaient et claquaient les drapeaux.
Dans sa face immobile ainsi qu’en une cible
La patronne planta son épingle à chapeau.
Et le lutteur vint lui donner la bastonnade,
Et la foire chanta son plaisir, ses amours...
Toujours le nain voyait parmi le bleu des jades
Un Bouddha souriant au fond du demi-jour...

LE PARC MASQUÉ

Un orchestre étouffé s’échappe du château.
Le soleil jaune et bas fait pâmer les roseaux
De l’étang, et le bal que je vois de l’allée
A l’air bizarre et lent par les portes vitrées
Comme si l’air humide endormait les danseurs...
Il flotte à ras de terre une épaisse chaleur...
Le jet d’eau fatigué s’accroupit sur la vasque.
Dans les arbustes gras je vois passer des masques...
Leurs pieds plongent parmi les feuilles pourrissant
Et l’air semble rouiller leurs manteaux languissants.
Deux pierrettes s’en vont tendrement enlacées.
Leur culotte et leur collerette sont froissées.
Et sous les loups de soie émeraude, je vois
Leurs deux bouches de sang qui s’étreignent parfois.

Elles viennent s’asseoir sur mon banc et m’entraînent,
En riant, en dansant, vers les voûtes lointaines
Que font les sureaux blancs de leurs branches de lait.
Le soir met sa buée en leurs yeux violets.
Leur rire sonne bas et leur danse est très lente.
Elles mêlent encor leurs deux bouches sanglantes
Mais longuement contre mes lèvres et je sens
Le goût des deux baisers fade comme du sang.
Et puis devant une statue elles me laissent.
En étendant les mains je tâte des mollesses
De pétales... L’orchestre au loin berce le parc...
Je vais, par la moiteur brûlante du brouillard
Dans l’allée un peu plus obscure, entre deux files
De dominos fluets, argentés, immobiles.
Je vois les dominos des acacias tremblants,
Les masques gris des pins, les lis aux masques blancs,
Un bal mystérieux s’éveille dans les choses
Et frôlé des sureaux, caressé par les roses,
Je cherche le château, les masques du vrai bal,
Sous l’œil malade et bleu du soleil automnal...

LES GLADIATEURS AVEUGLES

Poussés à coups de pieux hors des grands vomitoires,
Sous les casques fermés et sans trous pour les yeux,
Les Andabates tâtonnant vont vers la gloire
Et l’âme des buccins éclate dans les cieux.
Sur les gradins du cirque où le peuple s’étage
Le vent met des fraîcheurs dans le lin des peplum,
Les yeux sont agrandis d’un rêve de carnage,
Au flamboiement du soleil bleu sur les velum.
Le César languissant et le front ceint de roses
Presse parfois la main d’un mignon favori,
Et ses yeux verts sous les paupières demi-closes
Ont les stagnations d’une eau d’étang pourri.
Et les gladiateurs se cherchent de leur glaive,
Ils fendent l’air, frappent le sable éblouissant,
Leur bras vers l’ennemi chimérique se lève
Jusqu’à ce que les coups fassent jaillir le sang.
Pour mieux voir le combat des aveugles, des hommes
Qui sans croiser leurs yeux vont se percer le cœur,
La foule en s’écrasant et par grappes énormes
Hors des balcons cintrés déborde avec fureur.
Elle pousse des hurlements, elle stimule
Le combat et se pâme à chaque corps à corps,
Et les chrétiens captifs au fond des cunicules
Se pressent en tremblant au souffle de la mort...
On entend le métal qui sonne sur les casques
Et les corps partagés s’écroulent sous les chocs.
Les muscles du héros soudain deviennent flasques,
Un esclave le traîne au loin avec un croc.
Il meurt tout seul dans l’ombre au cri des populaces,
Etouffé par la nuit dans le cirque vermeil.
Nul ne saura jamais ce que ses mains embrassent,
Son immense désir de revoir le soleil.
Mais le dernier vainqueur tient la dernière gorge.
Le glaive est suspendu sur le gladiateur.
Les deux thorax en feu brûlent comme des forges
Et le casque sans yeux questionne l’empereur.
Alors une folie étrange prend la foule,
Un beuglement de mort jaillit sinistrement.
Son cercle immense ondule, elle tourne, elle roule...
Des millions de fous dansent en écumant.
«Il faut crever encor cette poitrine humaine,
Jamais assez de sang ne repaîtra nos yeux!»
Une onde d’hystérie emplit la plèbe obscène,
On voit les Augustans s’égratigner entre eux...
Une femme va s’écraser contre la piste...
Une autre en gémissant mâche et mord son miroir...
Une vierge arrachant sa tunique améthyste
Se donne dans un coin à des esclaves noirs...
L’empereur accoudé près des porteurs de lyres
Incline entre ses mains peintes son front frisé,
Il ordonne la mort du coin de son sourire,
Du clignement de ses yeux verts décomposés...
Le vainqueur ébloui voit enfin la bataille
Et les vaincus masqués qu’il ne haïssait point
Et portant ses lauriers, soutenant ses entrailles,
Plein d’orgueil, il trébuche et va mourir plus loin...

LES VOLUPTUEUX

Les laquais ont servi les sorbets à la rose
Et les voluptueux ont pris de tendres poses
Pour écouter l’orchestre invisible à travers
Les tentures de soie étrange aux tons de chair.
On voit le parc charmant par les portes vitrées
Et l’air tiède est rempli d’une ambre évaporée
Mêlée artistement aux aromes des fleurs...
Avec son voile vert dépouillant ses pudeurs
La jeune fille au corps parfait s’est mise nue
Pour que les jeunes gens et les femmes venues
Pour la beauté, parmi les bouquets et les ors,
Jouissent par l’esprit des lignes de son corps.
Ils n’ont pas entendu les pas dans les arbustes.
Ils n’ont pas vu surgir les faces et les bustes

Du peuple, des affreux escaladant les murs
Pour profaner le parc où fleurit l’art impur.
La foule est là, obèse, extravagante, énorme...
Et le dégénéré à tête un peu difforme,
Au cou trop long, aux yeux rougis d’avoir trop lu,
Qui sait des joueurs grecs les secrets disparus,
Prend la lyre et, chétif, devant l’horrible horde,
Fait merveilleusement résonner les sept cordes.
Le peuple grimaçant grogne, grince des dents
Et n’ayant pas compris s’éloigne cependant.
Mais les voluptueux à peine une seconde
Dérangés par le bruit qu’a fait la vie immonde,
Se recouchent dans l’épaisseur des coussins d’or,
Savourant les sorbets, les vers et les beaux corps.

LE DERNIER SPASME

Comme ils avaient compris le sens de la comète,
De l’épaisseur de l’air et du trouble des eaux
Les jeunes gens, hantés de luxures secrètes,
Entrèrent en courant dans le parc du château.
Déjà des craquements sortaient du creux des arbres,
Les lévriers pâmés hurlaient sur les gazons...
La chaleur partageait les vasques et les marbres
Et la mort répandait sa forte exhalaison...
L’horreur embellissait les trois nobles visages,
La lutte dessinait la ligne des corps purs.
Sur les portes, des gens criaient à leur passage...
Mais déjà des éclairs zébraient d’or les azurs...
La cavalcade alla jusqu’aux forêts prochaines.
Là, les déshabillant, leur broyant les genoux,
Les hommes en fureur sous les ombres des chênes
Prirent les trois enfants aux corps minces et doux.
Car ils ne voulaient pas entrer dans le silence
Sans percer de leur cri de plaisir les cieux lourds.
Ils désiraient connaître en mourant la puissance
De la vie, éclater de jeunesse et d’amour.
Mais déjà les oiseaux tombaient comme des pierres,
Les chevaux étaient morts debout, tous les tocsins
Hurlaient dans la soirée aux verdâtres lumières...
Eux, pensaient seulement à la forme des seins...
Ils apprenaient le rythme essentiel du monde.
Le plaisir à présent devenait mutuel
Et la terre en cassant ses vertèbres profondes
Leur donnait un nouvel aliment sexuel.
Les jeunes filles par l’étreinte ravagées
Gémissaient et serraient les hommes sur leurs flancs.
Les dents marquaient les cous et les lèvres mangées
Entre elles se buvaient intarissablement.
La mer se souleva, les montagnes flambèrent
Le ventre de la terre eut des bruits de canon...
Sortis des profondeurs des monstres émergèrent
Les peuples affolés devinrent des charbons...
De hauts vaisseaux lancés par des ras de marée
Allèrent s’enfoncer au milieu des labours...
Le fleuve fou roula sur la ville égarée...
Les amants demeuraient l’un sur l’autre toujours...
La lune se fendit dans le ciel de désastre...
Des geysers de feu par milliers jaillissaient...
Mais sous la lave en flamme et sous les morceaux d’astre,
Les amants enlacés toujours se possédaient...
Et plus haut que le jet des volcans gigantesques,
Dans le chaos et les éthers carbonisés,
Arrêtant les soleils dans leur folle arabesque
Monta le dernier spasme et le dernier baiser...

LA MESSE DE L’ANE A CORNES

L’âne à cornes se peint, se maquille avec soin.
Ses mignons près de lui se tiennent les pieds joints,
Prêts à lui présenter un corps qu’il aime à mordre.
Ses femmes sont sur des divans, guettant ses ordres.
Mais quand il a vêtu l’étole de brocart
Et la mitre, il les quitte en faisant des écarts,
Il sort de son palais et s’en va vers les bouges.
Il cogne les judas avec sa patte rouge
Et pelée, et fait voir son mufle monstrueux.
A son cri, le rebut de tous les mauvais lieux,
Les matrones, les procureurs et les ribaudes
Viennent vers lui, dansant de joie, chantant des laudes,
Et l’un porte un ciboire et l’autre un ostensoir,
L’autre lève en riant deux cierges dans le soir.

Alors, sur un autel formé d’un dos de femme,
Des nains chauves servant d’enfants de chœur infâmes,
Et sous la cathédrale immense du ciel bas,
L’âne bénit, étend son étole grenat
Et semble célébrer une messe grotesque.
Et quand avec sa patte il trace une arabesque,
Frappant la femme-autel du sabot à grands coups,
Le peuple agenouillé roule sur les cailloux
Parmi les détritus et les choses impures.
L’un étreint le ruisseau, l’autre baise l’ordure,
Un autre mord au cierge et mange avidement,
Et tous, les yeux soudain grandis stupidement,
T’adorent dans la nuit de plus en plus profonde,
Ane à cornes galeux qui règnes sur le monde!...

 

 

LES RENCONTRES DANS LE PORT VIEUX

LE LONG DU PORT VIEUX

Le long du port vieux on fait des rencontres,
Un bateau pourrit auprès d’un fanal.
Près du parapet, un noyé se montre,
Et dans la ruelle, au bord du canal
La misère est là comme un vaste étal.
Le long du port vieux on voit des fenêtres
Qui semblent pleurer les morts qu’on aimait.
Le long du port vieux on croise des êtres
Comme nulle part on n’en vit jamais,
Et les uns sont bons, les autres mauvais.
Le long du port vieux, l’on boit et l’on chante,
Et la chair est faible et le lit affreux.

Là, des égarés et des repentantes
Parfois voudraient fuir le long du port vieux.
Mais le couteau luit, la vie est méchante.
Est-ce ici, seigneur, que trinquent des frères?
Pourrais-je m’asseoir, je viens de si loin!
Et m’aimera-t-on, j’en ai tant besoin!
A tous les carreaux meurent les lumières.
C’est un peu plus loin... C’est toujours plus loin...
Le long du port vieux, la boue est fétide.
Parmi les filets je fais des détours,
Heurtant des anneaux, des barriques vides,
Sans trouver jamais une ombre d’amour,
Le long du port vieux, je marche toujours.
Le long du port vieux, que de formes bougent,
Que de chants d’ivrogne et de cris de faim!
Le long du port vieux où je vais en vain
Avec ton seuil noir et tes carreaux rouges,
Maison de pitié, te verrai-je enfin?

L’ENFANT MORT

Auprès du lupanar repose un enfant mort.
En peignoir rose, en peignoir mauve, dans la rue
Avec des cris elles sont toutes accourues.
Le gros numéro tremble au vent qui vient du port...
L’être est dans le ruisseau sous des linges immondes,
Il a les yeux vitreux, il est jaune et gonflé.
L’absence de pitié, la tristesse du monde,
Monte sinistrement du port ensorcelé.
Et lorsqu’elle baisa sur le front l’être jaune,
Son visage carré de marchande de chair
Devint plus beau que le visage des madones
Et la lune en montant lui fit un nimbe clair.
L’épicière du coin apporta quatre cierges,
Les quatre adieux du mal et de la pauvreté.
Les filles de maison pareilles à des vierges
Levaient ces feux sur les ordures des cités.
Pierreuses et voyous formèrent un cortège,
Car l’enfant du ruisseau était bien de leur sang.
Un marin ivre ainsi qu’un prêtre sacrilège
Promenait sur ce peuple un ostensoir absent.
Ils allèrent ainsi, méditant dans leur âme
Et ceux qu’ils rencontraient, suivaient, ayant compris.
Et près de l’enfant mort les pitiés porte-flamme
Par les peignoirs ouverts montraient leurs seins flétris...
Les bouges, gorges d’ombres, exhalaient leurs haleines,
Le peuple sentait mieux le malheur éternel.
Au loin se dessinaient comme des bras de haine,
Des mâtures de rêve au fantastique ciel.
Ils allèrent ainsi de ruelle en ruelle,
Vers le bassin qui sert de dépotoir au port,
Où se déversent les égouts où s’amoncellent
Les coques pourrissant auprès des pontons morts.
Il semblait que c’était la faute originelle
Qui courbait tous les dos en arc de désespoir
Et la patronne alors de ses mains solennelles
Leva l’enfant et le jeta dans le flot noir.
«Seigneur, accueille au fond des clémentes ordures,
Loin du soleil injuste et des hommes mauvais,
Dans cette tombe affreuse et pour nous la plus pure
Ce pauvre paria, pour qu’il dorme à jamais.
«Et puisque tu n’as pu lui donner en partage
Que le coin de la rue et le lit du ruisseau,
Qu’au moins notre pitié plus profonde et plus sage
Le couche malgré toi dans le meilleur berceau.»

L’ARBRE DE CHAIR

Je suis l’arbre de chair qui pourrit dans la nuit,
Je cache des poisons dans le suc de mes fruits
Et sous le rougeoiment de feu des soirs de paie,
Comme une bête en rut l’homme boit à mes plaies.
Il ne me parle pas, il n’a pas de pitié,
Il déchire mes draps des clous de ses souliers,
Il se vautre à loisir, il me possède, il crie
Et retourne aussitôt à l’ombre de sa vie.
Ainsi que les forçats je porte un numéro.
Le malheur dans mon lit comme dans un terreau
Malsain s’épanouit sur ceux qui me besognent,
Sur des sommeils de pauvre et des réveils d’ivrogne.
Mes amours sont toujours précédés d’un débat
Sur le prix, pour adieux je reçois des crachats.

Je vois se refléter dans ma glace ternie
L’image de l’horreur et de l’ignominie
Et pourtant comme un mort dressé hors du cercueil,
Je me tiens droite sur ma porte avec orgueil.
Si, de ses bons travaux il faut faire la somme,
Mon apport vaudra bien celui des autres hommes.
J’offrirai comme un feu d’amour, comme une fleur,
Mon sexe fatigué d’innombrables labeurs.
Parmi les êtres purs j’élèverai ma face,
Où l’alcool et la maladie ont mis leurs traces,
Mon front chauve où l’on voit le crâne blanchissant
Sous la peau et branlant ma mâchoire sans dents
Je montrerai mon mal, ses trous, ses boursouflures,
Disant: je l’ai transmis à mille créatures!
S’il est un châtiment, je l’ai connu déjà.
Et s’il est un pardon, qui me le donnera?

L’ORGIE PAUVRE

Le garni fastueux se farde et se parfume
Comme une courtisane avide de plaisir.
Par les pores fanés des vieux rideaux il hume
L’odeur des corps humains d’où montent les désirs.
Il s’étale sous le crépuscule des lampes
Qui pare ses fauteuils d’une vague splendeur.
Dans le miroir malade aux reflets faussés rampe
L’encens qu’on a brûlé dans une assiette à fleurs.
La tête renversée, une jambe pendante,
Une femme se pâme hors des draps rejetés,
Une autre la caresse et de sa main tremblante
Peuple ce ciel de chair d’éclairs de volupté.
Une autre, fauve et lourde, en gémissant s’affale,
Se crucifie et meurt sur le divan crevé.
Plus loin, les yeux brillants et la face animale,
L’homme est comme un forçat à son spasme rivé.
Le champagne et l’éther coulent et se mélangent.
Près d’une tache d’huile un genou trop épais
Prend dans le demi-jour une importance étrange,
Le tapis est usé, les sièges contrefaits...
Mais soudain, au milieu de ces caricatures
De la magnificence absente de l’amour,
Un souffle délicat descend des moisissures
Du plafond, sort des trous des draps et des velours.
Et malgré l’espoir vain, la détresse profonde,
Malgré l’odeur humaine et les relents du mal,
Un frisson de beauté circule une seconde
Dans ce rez-de-chaussée où vomit l’idéal...

JE VOUDRAIS BIEN ENTRER...

LA JEUNE FILLE AU LUPANAR

Au judas, apparaît un visage de plâtre.
Devant la maison louche, aux clartés du fanal,
Luisent les diamants et les bagues bleuâtres
De la femme mi-nue en sa robe de bal.
Un coin de son hermine est pendant dans la boue.
La ruelle s’éclaire et fait ressortir mieux
Le blé de ses cheveux, la rose de sa joue,
L’ivoire de ses seins, le métal de ses yeux.
Elle embrase en passant le corridor sinistre
De la flamme en satin qui double son manteau.
Sa prunelle aux tons mats que ne cercle aucun bistre
Écorche les miroirs comme un feu de couteau.
Le troupeau, comme une eau malade se déverse
Dans le salon, timide, hébété, paresseux...
Elle, dans les sofas se pâme et se renverse,
Montrant sa jambe fine et son torse nerveux.
L’aspect des corps lassés attise sa luxure,
Elle écrase les seins tombant entre ses doigts,
Se moque insolemment des pauvres chevelures,
De la rape des peaux et du graillon des voix.
Elle les fait danser, se coucher sur son ordre,
Ainsi qu’une dompteuse exquise aux yeux d’acier,
Domptant des animaux qui voudraient bien la mordre,
Mais courbent leur échine et lui lèchent les pieds.
Le piano faussé résonne et le vin coule...
Parfois elle égratigne avec son ongle peint
Le dos vaincu d’une des femmes qui s’écroule,
Ou la cingle du coup de fouet de son dédain.
Sous l’électricité les visages se creusent.
L’alcool est plus puissant, les tapis plus profonds,
Un halo de splendeur baigne la visiteuse,
L’envie et le malheur descendent du plafond...
Et soudain, sans un mot, tout le bétail se dresse
Avec un goût de sang, des regards d’assassin.
Elles se penchent, haletantes de l’ivresse
De broyer à la fois ses bijoux et ses seins.
Elles voudraient casser cette main frêle et rude,
Crever cette peau fine avec ses diamants,
Ce corps trop ferme insulte à leur décrépitude,
Et vaincre ce cynisme orgueilleux de vingt ans...
Or, debout, l’autre s’est campée au milieu d’elles
Et se grise du voisinage de la mort,
L’air de crime la fait plus perverse et plus belle,
Hors la robe, elle tend exprès son jeune corps.
Et le couteau pâlit devant l’éclair bleuâtre
Des bijoux, toutes les tigresses en fureur
Ne sont plus qu’un troupeau de chiennes qu’il faut battre,
Pour leur air malheureux de femelles en pleurs...
Mais la petite reine, avec une allumette
Qu’elle frotte sur son soulier de satin blanc,
Rallume alors indolemment sa cigarette
Pour leur souffler au nez sa fumée en riant...

LE SECRET PERDU

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