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La montée aux enfers

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Tel je serai. Dans un vieux corps une jeune âme,
Dans un visage replâtré des yeux repeints.
Car j’aurai jusqu’au bout le besoin de la femme,
Elle fut mon alcool, mon tabac et mon pain...
J’userai du crayon, du fard, du cosmétique,
Ma peau ruissellera de rouge délayé
Et je m’effondrerai dans les boudoirs antiques,
Cherchant les frissons morts, les parfums oubliés.
Éblouissant de bleu, de kohl, de calamistre,
J’irai comme un tableau peint sur du parchemin.
Chacun contemplera sur ce vainqueur sinistre
Les poches de mes yeux et les nœuds de mes mains.
Je serai l’automate à ressorts, au teint jaune,
Le mannequin vivant, le maigre épouvantail
Et l’on chuchotera les surnoms qu’on me donne:
Le cadavre au bouquet, le spectre à l’éventail.
Je serai la ruine en parfums que délabre
Le poison de l’acide et le suc de l’onguent,
Le galantin fardé, le cavalier macabre
Qui se cambre et sourit dans un bruit d’ossements.
—O pouvoir qui détruis et fais naître, ô nature!
Fais-moi mourir avec des cheveux et des dents,
Des possibilités d’amour sur ma figure
Et des lèvres pouvant embrasser en mordant...
Fais-moi mourir ce soir si la moindre faiblesse
Dans mon sang et mes nerfs doit se faire sentir,
Drapé dans ce soleil couchant de ma jeunesse
Qui me donne un regain plus puissant de désir!

LE NOUVEL ORPHELINAT

Nous n’avions ni bâton, ni coiffe, ni bouteille...
Par les trous de la robe on voyait notre corps.
Nous courûmes longtemps sur des routes vermeilles
Et pour nous voir passer se soulevaient les morts...
Nous ne comprenions pas pourquoi la maison blanche,
Le dortoir peint de chaux, les longs couloirs dallés,
Et la chapelle avec les cloches du dimanche
Et le cloître et la cour, tout s’était écroulé.
Un air de flamme avait brûlé les fruits des haies.
Nous ne pouvions dormir, la nuit, sur les talus.
Le mal était si grand que les cœurs se fermaient...
Le mal était si grand que Christ n’entendait plus...
Et bien plus tard, sous une lanterne, une dame,
Comme nous traversions un faubourg, eut pitié.
Elle nous dit: entrez... Nous avons dit: madame...
Il y avait tant de lits que nous avons pleuré.
Elle nous a donné des robes colorées,
Un salon merveilleux avec un piano,
Elle a lavé nos mains tendres et déchirées
Elle nous a donné du vin et des anneaux...
Elle a peigné nos chevelures défleuries,
Fait plus souples nos corps et nos yeux plus hardis.
Et nous avons pensé: C’est la Vierge Marie
Qui nous ouvre, ce soir, un coin du paradis.
Et c’est depuis ce temps qu’à des soldats, nos frères,
Nous nous donnons avec des rires et des chants.
Le parfum du tabac est moins lourd que l’encens
Et le baiser de l’homme est le plus grand mystère.
Jésus nous a conduit dans ce lieu: Hosannah!
Avec le même cœur nous vivons pour sa gloire.
C’est un autre dortoir, un autre réfectoire:
Nous avons simplement changé d’orphelinat...

L’AMITIÉ DES FEMMES

LE PLAISIR

O danseur, aux doigts longs, aux yeux peints, aux bas roses,
Dont les reins sont creusés, le torse languissant,
Avec le tambourin, le citron et la rose,
T’en vas-tu chez la vierge ou chez l’adolescent?
Je te suis à travers les lumières tremblantes
De la rue et tu mets sur un portail fermé
Le contour imprécis d’une femme charmante
Qui tend en souriant son manchon parfumé.
Mais toujours, compagnon léger, tu te dérobes.
Près du souper servi, s’accoude un beau bras d’or.
Avant que le vin coule ou que s’ouvre la robe,
Je t’entends fuir parmi le froid du corridor.
Danseur enfant, danseur fardé aux mains perverses,
La chambre ici sent le tabac et le charbon...
Dans tous les bras tendus vers toi, tu te renverses,
Tous les cœurs te sont chauds, tous les seins te sont bons.
Tu cours les carnavals tenant au bras les masques,
Étreignant leurs brocarts, leurs armes, leurs sequins
Et le prisme tournant de ton plaisir fantasque
A plus de feux que l’arc-en-ciel des arlequins.
Sur le seuil des villas parfois tu te reposes,
Les grands magnolias t’abritent un instant,
Avant qu’on t’ait porté le sorbet et la rose
Tu repars, ô subtil, délicat, inconstant!...
Tu voles un baiser sous un pilier d’église,
Tu mens avec amour au confessionnal...
Vers quel jardin fermé, quelle terre promise
Cours-tu pour boire aux fruits le lait verdi du mal?
Qu’espères-tu du soir, danseur aux jambes fines,
De la chaleur des lits que tu ne connais pas,
Du damas sous les fleurs ruisselant d’étamines,
Vers quels miracles d’yeux vas-tu rêver là-bas?
Ah! Comme j’ai souffert d’avoir voulu te suivre,
D’avoir pris pour ami, pour compagnon du soir
Un danseur équivoque, un adolescent ivre
Dont les yeux d’un bleu pur parfois deviennent noirs.
Pour toi, pour la beauté que ta forme révèle
Je n’ai pas voulu voir ceux qui tendaient les bras,
J’ai négligé les bons, oublié les fidèles,
Tu m’as fait plus ingrat encor que les ingrats.
J’ai bu le vin qui fait que l’âme devient folle,
J’ai joué mon bonheur sur un seul coup de dés,
Pour tourner un instant avec ta farandole
Pour respirer l’odeur de ton mouchoir brodé.
Pour toi j’ai tout laissé, l’étude, la tendresse;
J’ai cherché mes amis dans un monde vénal;
Je me suis dépouillé de toute ma richesse;
J’ai déchu volontiers, même j’ai fait du mal.
J’ai vieilli, j’ai cassé mes dents en voulant mordre;
Mes yeux se sont brûlés en pleurant de dégoût;
Mes traits se sont creusés des tares du désordre;
Sur la croix du désir on m’a percé de clous.
Mais tu m’as fui. Jamais ma soif n’a pu s’éteindre
Et mes sens ont toujours brûlé, te désirant;
Je n’ai jamais saisi quand je voulais t’étreindre
Que le reflet du vide et l’ombre du néant.
Et pourtant, quel que soit le mensonge et la chute,
Plaisir, quelle que soit la tristesse du joug,
Je n’abdiquerai pas la gloire de la lutte,
J’irai derrière toi, même sur les genoux.
J’userai ma puissance et mes dernières fièvres
Sous les derniers reflets qui tombent du flambeau
Pour atteindre le fard vénéneux de tes lèvres,
O subtil, ô pervers, par qui le monde est beau!

LE PAUVRE PÊCHEUR

Près du quai désert, près du pont qui s’arque,
Près de l’hôpital, près de l’entrepôt.
Moi, pauvre pêcheur assis dans ma barque,
Avec mon filet, avec mon falot.
J’ai vu des reflets qui sortaient de l’eau
Et sur les galets qui faisaient des marques,
De rouges reflets qui tachaient ma barque.
J’ai pris le falot, j’ai lâché la rame,
Je me suis penché sur le flot sanglant,
Des caillots épais coulaient dans les lames
Et l’air peu à peu devenait brûlant.
L’écume rougeâtre ainsi qu’une flamme,
Me chauffait la face en m’éclaboussant,
La barque roulait sur le flot sanglant...
Et j’ai vu passer de terribles formes...
Des membres coupés heurtèrent mon bord,
Je vis de longs bras, des visages morts
Et, gonflés par l’eau, des ventres énormes.
Et de glauques yeux aux lobes informes
Me fixaient, chargés d’un affreux remords...
Le fleuve sanglant charriait des morts.
Et je vis aussi des formes étreintes
Avec cet amour que la mort raidit.
Je vis passer ceux qui portaient l’empreinte
De l’espoir déçu, du mal, de la crainte.
Je vis les vaincus, je vis les maudits,
J’entendis monter une grande plainte
Et par la pitié mon cœur se fendit.
Le fleuve croissait, atteignait la ville
Et le flot de sang grossissait toujours.
Il battait les murs, il battait les tours,
Du vieux pont arqué dépassait les piles,
Enlaçait l’église et le carrefour
Et le quartier haut n’était plus qu’une île.
Parmi les noyés je voguais toujours...
Sur la terre au loin qu’ont donc fait les hommes?
Ai-je atteint ce soir le rouge royaume?
Je sens se dresser les poils de ma chair.
Des crânes sans yeux entonnent des psaumes.
J’entends m’appeler l’ange Lucifer...
Moi, pauvre pêcheur allant vers la mer,
Puis-je racheter ce qu’ont fait les hommes?...
Sur un Golgotha mille fois plus haut,
Une croix de soufre et des clous de flamme!...
Apportez la lance avec le marteau!
Que je sois cloué mille fois s’il faut!
Je veux racheter, moi, l’homme à la rame,
Les corps malheureux et les pauvres âmes
Sur un Golgotha mille fois plus haut.
Je travaillerai durant mille siècles,
Les humbles paieront la dette de sang,
Je ferai sortir les blés et les seigles
Du sol envahi par les ossements,
Je travaillerai si terriblement
Que, plus haut encor que le vol des aigles,
Jailliront les tours de mes monuments.
O grand fleuve bleu qui viens des montagnes,
Tu recouleras aussi pur qu’avant,
Ensemencé d’herbe, imprégné de vent.
Tu mettras ta force au cœur des campagnes
Et dans le bateau du pêcheur errant,
Et tu changeras les morts en vivants,
O grand fleuve bleu qui viens des montagnes...

LE CHATEAU DES MASQUES

Les sept rois noirs masqués vivaient dans le palais
Au milieu des danseurs, des nains, des bayadères,
Derrière des remparts sculptés, de bronze épais,
Et le soir ils dormaient dans sept chambres de pierre.
Chacun devait porter un masque devant eux...
Ceux des nains étaient bleus et ceux des femmes roses.
Certains étaient charmants, d’autres étaient affreux
Et certains imitaient la coquille ou la rose.
Et le palais couleur de rubis ruisselait
Des trésors amassés par les guerres des hommes,
Mais les masques toujours devaient cacher leurs traits
Que ce soit dans les bals, les festins ou les sommes.
Car il ne fallait pas que le prince enfantin
Sous son corselet d’or et son masque de soie
Dans les blancs escaliers croise un visage humain,
Voie aux lampes safran la tristesse ou la joie.
En vain il épiait les joueurs d’instruments
Et les nègres avec leurs cimeterres courbes,
Ou sous les longs jets d’eau les femmes se baignant...
Les corps nus même au bain gardaient les masques fourbes.
Mais un soir une vierge en peignant ses cheveux,
Peut-être exprès fit choir le loup de sa figure
Et le prince un instant vit de loin de grands yeux,
L’ovale délicat d’une chose très pure.
Le châtiment eut lieu dans la plus grande cour.
La jeune fille fut par sept fois flagellée.
On scella sur son crâne un masque de plomb lourd
Avec deux trous sanglants, les prunelles crevées.
Depuis le petit prince entendit, certains soirs,
Courir des pas muets dans le palais splendide.
Il fut souvent suivi de couloir en couloir
Par cette tête en plomb avec ses deux trous vides.
Était-ce la laideur, était-ce le remords
Qui lui cachaient la vie, ou bien des choses pires?...
Ah! pouvoir une fois ôter les crochets d’or
Des fronts vermillonnés et des mentons de cire.
Mais une nuit, hanté par l’espoir et l’effroi,
Seul vivant éveillé parmi les ombres mortes,
Des chambres où dormaient ses parents, les sept rois,
Lui le prince malade alla tâter les portes.
Il entra, grelottant de peur, mais voulant voir.
Les sept rois reposaient entre les murs de pierre,
Ils avaient pour dormir gardé leur masque noir...
Les chandeliers jetaient de tremblantes lumières...
Il se pencha sur eux, écartant doucement
Le métal qui cachait la face de ses pères.
Il vit sous chaque masque, immobile et dormant
Une tête de mort sans lèvres ni paupières...
Alors, il s’en alla sur la pointe des pieds,
Il gravit l’escalier, atteignit la terrasse,
Leva ses petits bras ainsi que pour prier
Disant: «Est-ce mon sang, Seigneur, est-ce ma race?
«Je sais pourquoi mes os deviennent plus saillants,
Je sais pourquoi mes mains se durcissent aux paumes,
Mon front qui s’ossifie a des yeux moins brillants...
Que je voudrais avoir un vrai visage d’homme...»
Du palais dont les murs n’avaient pas de miroir
Il franchit les remparts de bronze. A son passage
Les gardiens sur le seuil hochèrent pour le voir
La laque affreusement luisante des visages.
La ville des mendiants grouillait non loin de là
Avec ses toits tassés et ses balcons difformes,
Et l’aurore en naissant baignait d’un vague éclat
La petite cité sous le palais énorme.
Il arracha la soie attachée à son front
Et se pencha sur l’eau verdâtre d’une mare.
Alors il vit très loin dans la vase et les joncs
Une triste momie, une larve bizarre.
Quand le soleil parut et que sur le chemin
Des enfants en haillons, des femmes apparurent,
Il connut les cheveux, les lèvres de carmin,
Le riche mouvement du sang des créatures.
Mais il ne comprit pas la couleur de la chair,
Le charme rayonnant émané des figures...
«Quoi! la terre, dit-il, produit ces êtres clairs...
Les masques sont plus beaux que ces caricatures.
«Les sept rois effrayants ont des têtes de morts
Mais le peuple a pour moi des faces trop vivantes.
Je suis l’enfant déjà séché, marqué du sort,
Le squelette futur des royautés sanglantes.»
Il revint à pas lents au palais sans miroir...
Les gardes agitaient au vent leurs barbes peintes.
Les sept rois l’attendaient avec leur masque noir
Et de leurs sept mains d’os il sentit les étreintes.
Les salles rayonnaient sous les lampes de safran,
Les danseuses tournaient dans des robes splendides
Et les bouffons avaient un rire déchirant...
Seul un masque de plomb pleurait de ses yeux vides...

LA FILLE DE LUCIFER

J’aime Sabbahalla, fille de Lucifer,
La même qui jadis près d’un lac de Syrie,
Riait aux chameliers qui venaient du désert
Et leur montrait sa peau par la flamme fleurie.
Elle avait eu pour mère une chèvre aux poils blancs.
Elle rendait dément par un reflet de bague
Et tuait les enfants en les écartelant.
Ses reins étaient creusés et ses veux longs et vagues.
Elle vint une fois dans mon appartement
Avec ses bijoux verts, en robe de soirée.
Elle avait sur l’épaule une goutte de sang
Et le sable du lac dans sa jupe dorée.
Elle ôta ses gants blancs d’un geste familier
Et tout en fredonnant une valse tzigane,
Elle défit sa robe et jeta ses souliers
Et je vis dans ses yeux l’ombre des caravanes.
Depuis elle sommeille et fume et me sourit,
Étendue à demi sur le tapis orange.
Elle prend le plaisir de l’amour par l’esprit,
Non par les sens, et sait des caresses étranges.
Chez moi, certaines nuits entrent ses compagnons.
Ils passent par les murs comme par des nuages.
Elle les fait asseoir, elle me dit leur nom:
«Voici Samaël blanc avec ses deux visages.
«Celui-ci c’est Enoch, l’ange à l’esprit borné,
Le stupide, au front dur, à la mâchoire d’âne,
Voici Mammon déformateur des nouveau-nés,
Voici l’incestueux père des courtisanes...
«Voici l’ange sans sexe au visage fardé
Avec des jambes d’homme et des hanches de femme,
Et voici le démon animal, possédé
Par la bête qui hurle, aboie, glapit et brame.
«Ce cornu, c’est Emin, l’orgueilleux, le paré,
Au ventre énorme, lourd de saphirs et d’opales,
Et ce fourchu, c’est Astaroth, le désiré
Pour ses membres velus et sa puissance mâle.
«Voici le paresseux, amant des lits profonds,
Celui qui se souvient des sabbats priapiques,
Des crapauds baptisés en des rites bouffons
Et du grand bouc royal dans les nuits impudiques.
«Voici le tentateur au bouquet, l’ingénu,
Bélial dont la bouche est faite de babines
Et celui qui ressemble à quelque arbre chenu
Et dont les pieds au sol tiennent par des racines.
«De sa gorge, ce ténébreux crache la nuit
Et ce blême verse la peur et le silence.
Le triste qui se tait et qui pense est celui
Qui mangea les fruits noirs de l’arbre de science...»
C’était un grouillement de faces, de contours,
Qui semblaient tout d’abord effrayants. L’épouvante
Me faisait des os grelottants, un crâne lourd,
Mais je vis derrière eux deux formes étonnantes.
Une clarté venant de ces formes, montrait
Des fiertés sans espoir, des grandeurs imprévues.
Des visages affreux masquaient de beaux secrets,
Reflétaient des douleurs humaines jamais vues.
Le démon qui parlait par des cris d’animaux
Avait dans ses appels la misère des bêtes.
Les souffrances naissant de la haine et des maux
Sortaient des corps velus et des grosseurs des têtes.
La splendeur du désir harmonisait les dos
Des accouplés, de ceux que brûlaient les luxures.
La pitié, la beauté baignaient les infernaux,
Les révoltés, toutes les pauvres créatures.
—Brune Sabbahalla, fille de Lucifer,
Je t’aime pour les nuits sur le tapis orange,
Pour ton baiser sans flamme et pourtant si pervers
Et l’immortel désir de tes frères, les Anges...
Je sais qu’auprès de toi ma raison tremble et dort,
Mais tu m’as pris la main et tu m’as fait descendre
Au pays souterrain où sont les fleuves morts
Et les plus beaux palais qui sont bâtis de cendres...
Je sais qu’auprès de toi je risque d’être impur,
Mais, dans tes bras couché, j’ai compris le mystère.
Je sais combien on est aveuglé par l’azur
Et qu’il faut par en bas regarder cette terre.
Alors, on lit enfin les antiques secrets
Sur le revers obscur de la médaille humaine,
Pour la première fois les yeux voient le ciel vrai
Où tourne un seul soleil, fait d’amour et de haine.

LA MALÉDICTION

La ville dormira comme à son ordinaire
Et parmi les quartiers rien ne fera prévoir
Que le signe fatal a paru sur la terre,
Sauf la lune montant, verdâtre, dans le soir...
Les marchands gravement fermeront leur boutique,
Des femmes en marchant feront saillir leurs seins,
Dans les cafés mourront doucement les musiques,
Les bons et les mauvais iront vers leur destin...
Puis, devant une église, un prêtre voulant faire
Le signe de la croix et se touchant le front,
Retirera son doigt mouillé par un ulcère...
Toutes seules alors les cloches sonneront...
Des lézardes soudain partageront les rues.
Un homme passera jouant du violon.
Derrière les carreaux, les têtes apparues
Porteront des grosseurs, des déformations...
Un vieil hôtel tordra sa porte comme un membre
Et dans la cour allongera son escalier.
Deux amants paraissant sur le seuil de leur chambre
Se verront des sabots de chevaux à leurs pieds.
Et d’autres se plieront comme des acrobates,
Auront l’air de passer à travers des cerceaux.
Ils aboieront comme des chiens à quatre pattes,
Se rouleront comme des vers dans les ruisseaux.
Des musiciens bouffons marcheront en cortège.
Leurs instruments ne feront qu’un avec leur corps.
Les lèvres en piston cracheront les arpèges
Et les tambours seront des peaux de ventres morts,
Des nonnes, d’un couvent sortiront demi-nues;
Des poils drus sur leur corps se mettront à pousser;
Des mufles remplaçant leurs faces ingénues,
Aux bassins des jardins elles iront lamper.
Les rires casseront les dents comme du verre,
Les larmes brûleront comme du vitriol,
Les yeux dans un bruit mou tomberont des paupières,
Des goitres monstrueux traîneront sur le sol.
Les monuments vivront et vibreront de râles,
Ils se pénétreront entre eux avec fureur.
Les piliers fouilleront au fond des cathédrales,
Le ventre de la voûte et le sexe du chœur.
Des casernes éclateront comme des bulles.
On entendra craquer les échines des ponts.
Les usines perdront par d’énormes fistules
L’amas liquéfié de leurs productions.
L’air s’empoisonnera de mille pourritures.
Des gaz exploseront au-dessus des charniers.
Les eaux de la rivière auront des boursouflures,
S’épaissiront, seront un afflux de fumier.
Puis la ville, séchant comme une chrysalide
Périra d’une étrange ossification,
Les fenêtres seront de grands orbites vides
Dans les têtes de mort branlantes des maisons.
Les clochers auront l’air de fémurs fantastiques,
Les tours, de tibias déformés et géants.
Sur l’immense squelette aux vertèbres de briques,
Les soirs épais mettront le souffle du néant.
Et dix mille ans après, venus des antipodes,
Deux enfants nus s’assiéront là, feront du feu
Dans les amas ensevelis où le vent rôde...
Ils auront la cité maudite au fond des yeux.
Et ne comprenant pas la chute et le mystère,
Ils riront et se montreront avec la main
Des rats géants, de loin, dans les couloirs des pierres,
Qui, tristes, les suivront avec des yeux humains.

 

 

LE VOYAGE FANTASTIQUE

LA DIVINE ENCHAINÉE

LA VALLÉE DES LARVES

Les monstres vagissants enfantés par la femme
Étaient amoncelés sur les rochers crayeux...
Certains ouvraient des yeux énormes et sans flammes,
De frêles cous pliaient sous des crânes laiteux.
Et d’autres éclataient de sang pâle et de glaire,
Riaient avec un rire édenté de vieillard.
Des corps mous et bouffis sortaient du sol calcaire,
Semblaient en s’étalant de vivants nénufars.
La Parque descendait près de moi la colline.
Elle était belle et triste en le déclin du jour
Et vers le sol vivant courbant sa grande échine
Elle touchait du doigt les monstres tour à tour.
Et tout le mal inscrit au livre des ténèbres
Pénétrait ces cerveaux corrompus en naissant,
Il dessinait les traits, durcissait les vertèbres,
S’infiltrait dans leurs nerfs et coulait dans leur sang.
De sorte que ces crânes mous en apparence
Renfermaient cependant la pierre de l’orgueil,
La colère de marbre et les fureurs immenses
Qui devaient déchaîner les douleurs et les deuils.
Les visages réduits prenaient des bouffissures
De haine, devenaient tout à coup malfaisants.
Ces fœtus irrités dans des caricatures
De combats, essayaient leurs gencives sans dents.
Ils se dressaient grotesquement sur les chevilles
Et tentaient de leurs mains sans ongles de frapper,
Ou rampant sur le ventre ainsi que des chenilles
Ils se pressaient avec effort pour s’étouffer.
Mais la Parque toujours touchait les petits êtres
Et tranquille marchait vers le soleil couchant
Et toujours par milliers ceux qui venaient de naître
Affluaient à ses pieds comme l’herbe des champs.
Et je lui dis: «Ceci n’est qu’ortie et qu’ivraie:
Dans cet endroit maudit pourquoi porter tes pas
Puisque l’enfance humaine est une grande plaie
Qui coule et s’agrandit et ne guérira pas?»
Et la déesse alors au fond de la vallée
S’arrêtant, me montra dans un entassement
Effroyable, au milieu des formes emmêlées,
Un visage, rien qu’un, mais sensible et charmant...
Et le soleil mourant sur cette maladie
De la terre éclaira dans l’humus qui poussait
Un œil déjà bleuté par la naissante vie,
Un tremblotant éclat d’âme qui paraissait.
Et la Parque me dit: «Tout le mal de la terre
Est payé par un seul, s’il est vraiment humain.»
Et je la vis partir tranquille et solitaire
Parmi le flot montant des monstres enfantins.

LA RÉGION DES ÉTANGS

J’atteignis vers le soir la plaine des étangs.
Un vent glacé soufflait parmi les vastitudes,
Mes pieds s’enchevêtraient aux herbages flottants.
J’allais vite et j’étais ivre de solitude.
De longs roseaux vivants cherchaient à me saisir.
Des plantes se collaient avec leurs fleurs gluantes.
Vers moi de toutes parts comme un vaste soupir
Montait la fade odeur des choses croupissantes.
Et j’entendis, venant d’en bas, parler la voix
Et je vis émerger la face aux gros yeux glauques:
«L’escalier spongieux, dit-elle, est près de toi.
Descends parmi la vase et les eaux équivoques.
«Viens dormir avec nous au fond des lits tourbeux
Dans l’émanation des poisons délétères.
Viens rejoindre ce soir les hommes sans cheveux
Qui sont jusqu’à mi-corps enfoncés dans la terre.
«Avec les serpents d’eaux, les vers et les têtards
Tu joueras dans les végétaux des marécages,
Oubliant parmi les parfums des nénufars
Qu’il est un ciel immense où passent les nuages.
«Tu nous seras pareil, sans espoir, sans amour,
Tu connaîtras, vautré dans la vase éternelle,
Le bonheur de l’aveugle et l’ivresse du sourd
Et tu ne sauras plus les choses qui sont belles.»
Alors je vis des bras tendus pour me saisir
Et des milliers de blancs visages apathiques.
Et le peuple de ceux qui n’ont plus de désir
Sortait de l’eau couvert de plantes aquatiques.
Et j’avais déjà mis le pied sur l’escalier
Qui plongeait en tournant dans une boue épaisse,
Je voyais des palais informes, des piliers
Parmi les joncs sans sève et les herbes sans sexe,
Lorsqu’un grand vent passant à travers les marais
Me souffla des odeurs de forêts aux narines
Et je m’enfuis vers l’horizon où je voyais
Des sapins s’accrochant au ciel sur des collines...

LES ESCLAVES

Je les voyais marcher, enchaînés, deux par deux,
S’arrêtant quelquefois pour manger des écorces.
Alors, un cavalier courait à côté d’eux
Et d’un grand coup de fouet leur déchirait le torse.
Ils étaient las, pelés, exsangues et spectraux.
Les femmes les suivaient, à des bêtes semblables.
Comme un long bêlement humain et lamentable,
Une plainte montait de ce triste troupeau.
Et quand le lieu devint comme un chaos de laves
Et de rocs, où croissaient quelques palmiers roussis,
L’homme au turban rayé, le conducteur d’esclaves
Arrêta le cortège et cria: «C’est ici.
«Vous ne sortirez plus de cet enfer calcaire.
Le ciel vous roulera ses simouns sablonneux.
Vous n’aurez pour boisson que les sucs de la pierre,
D’implacables soleils vous brûleront les yeux.
«Vous vous dessécherez comme des chrysalides.
L’éternel manque d’eau vous plissera le corps.
Vous ne verrez passer dans les azurs torrides
Que les corbeaux venant pour dévorer les morts.
«Nous placerons sur vos échines excédées
Des fardeaux écrasants, des blocs cyclopéens.
Et vos filles seront devant vous possédées,
Serviront de jouet lubrique à vos gardiens.»
Et moi sur la hauteur d’où je voyais la scène
Je criai: «Vous seriez, esclaves, les vainqueurs.
Que ne lapidez-vous ces tourmenteurs obscènes?
Faites-leur expier votre sang et vos pleurs.»
Et le maître éclata de rire. Les esclaves
A quatre pattes accouraient baiser ses pieds.
Et lui négligemment parmi ces faces hâves
Promenait comme un soc ses éperons d’acier.
Et le vent, agitant les palmiers squelettiques,
Soulevait par moments son burnous de couleur,
Le faisait ressembler sur le soir désertique
A quelque grand oiseau de proie et de malheur.

LE PALAIS DES ROIS

Le seuil de cuivre feu avait cent trente marches
Et dix mille guerriers levaient leurs sabres plats.
La porte était immense et s’ouvrait comme une arche
Et les rois revêtus d’or safran étaient là.
Des chœurs retentissaient comme pour des obsèques,
Les bannières claquant comme des oiseaux fous,
On voyait flamboyer les mitres des évêques
Et les juges avaient des visages de loups.
Et les clefs et les sceaux et les mains de justice
Damasquinés de talismans et de bijoux,
Reposaient sur la pourpre à côté des calices
Portés par des hérauts chevelus, à genoux.
Et les chevaux piaffaient sur l’or des mosaïques
Et devant la splendeur d’un si grand appareil
Les pauvres un à un venaient, microscopiques,
Jusqu’au palais de feu beau comme le soleil.
Et les bourreaux joyeux avec leurs longues armes
Coupaient les têtes à grands coups sur l’escalier,
Et les rois quelquefois s’esclaffaient jusqu’aux larmes
Et les rires faisaient cogner les cavaliers.
Les membres confondus et les têtes coupées
Élevaient jusqu’au ciel leur amoncellement,
Les évêques parfois avec leurs mains trempées
D’eau bénite, aspergeaient le monceau gravement.
Et mon cœur soulevait mon étroite poitrine
De terreur en marchant vers le seuil à mon tour,
Je me sentais devant ces puissances divines
Plus frêle qu’un oiseau, moins qu’une plume lourd.
Devant les cavaliers et les rois formidables,
Les juges monstrueux et les bourreaux géants,
Je n’étais, moi porteur d’une âme pitoyable,
Que fragment de poussière et reflet de néant.
Je ramassai pourtant un caillou, ma sagesse
M’enseignant de lutter jusqu’au dernier moment,
Et je le lançai loin, de toute ma faiblesse,
Vers le palais des rois recouvert d’ornement.
Et voilà que soudain du monument de gloire
Il ne resta plus rien au choc de mon caillou
Qu’un coin de chapiteau, que l’os d’une mâchoire,
Qu’une mitre d’évêque avec tous ses bijoux.
Et j’ai craché sur ces débris et ces poussières
Et j’ai d’un coup de pied lancé la mitre aux cieux,
Car l’homme pauvre et seul et qui porte une pierre
Est plus fort que les rois et plus puissant que Dieu.

L’INVASION DES INSECTES

J’arrivai dans la ville où régnait la paresse...
D’étonnantes chaleurs tombèrent des cieux lourds.
Le soleil sur le port fit vautrer les pauvresses.
On ne versa plus d’eau sur les dalles des cours.
Les végétations brusquement se séchèrent.
Les bouches des égouts empoisonnèrent l’air.
Les femmes dans les lits parfumés s’enfoncèrent
Sous la possession des forces de la chair.
Et ce fut tout à coup une étrange naissance
D’insectes, dans le linge et les bois pourrissant,
Mille pullulements d’une vermine immense,
La vaste éclosion d’êtres buveurs de sang.
Les dormeurs épuisés eurent au crépuscule
Le grouillement d’un peuple gris parmi leurs draps.
On entendit le crissement des mandibules
Qui hérissaient les poils, pliaient les cheveux gras.
Des suçoirs aspiraient dans les poches rougeâtres
Le suc des hommes las qui ne résistaient plus.
Quelques-uns essayaient en vain de se débattre,
Les insectes sur eux montaient ainsi qu’un flux.
Les élytres vibraient dans les barbes vivantes,
Les œufs multipliés éclataient sur les corps.
Les dards aigus vrillaient les prunelles démentes
Et les germes actifs remuaient dans les morts.
Toute la ville fut pompée et dévorée...
Des hommes en fuyant coururent dans la mer.
Alors, un remuement obscur, une marée
De vase, les rendit à l’océan des vers.
Cela n’avait été prédit par nul prophète...
Les soleils infernaux ne se couchèrent pas...
Tout se passa sans cri, sans tocsins et sans glas...
Le peuple en ce temps-là fut mangé par les bêtes...

L’ÊTRE MAIGRE AUX MAINS IMMENSES

Et j’ai vu l’être maigre avec des mains immenses.
Il était recouvert d’écailles de poisson,
Il était étendu dans le sable d’une anse
Et le trou d’un rocher lui servait de maison.
Il m’a dit: Vois mon corps qu’un mal affreux dévaste.
Mon cœur atrophié ne bat plus sous mon sein.
Si mes mains à ce point sont ouvertes et vastes
C’est qu’un siècle durant je les tendis en vain.
Elle vient vers celui qui n’a pas vu sur terre
La face du pardon et du soulagement,
Elle connaît le mal, son sens et son mystère
Et monte comme lui quotidiennement.
Et j’entends dans sa voix la voix des mauvais hommes,
De ceux que si longtemps jadis j’ai suppliés.
A présent le sel pur et les algues m’embaument...
Malheur, malheur à ceux qui n’ont pas eu pitié!...
Malheur aux durs, aux furieux, aux égoïstes,
A ceux qui font semblant d’être aveugles et sourds,
A ceux qui m’ont tendu le morceau de pain triste,
Malheur aux généreux qui donnaient sans amour.
J’ai trouvé près des mers ton sentier, solitude,
Bordé de corail rouge et de pétoncles clairs,
Et mon corps rabougri par les vicissitudes
Mange le coquillage et s’enivre de l’air.
Mais, ni mon lit marin rempli de zoophytes,
Les vents de l’au-delà lourds d’aromes puissants,
Ni ma grotte verdâtre avec ses stalactites,
Ni les soleils du soir me transfusant leur sang,
Ne pourront me donner l’aliment de mon âme,
Ce que j’ai désiré, espéré, mendié,
Le repos, la chaleur, le breuvage et la flamme...
—Malheur, malheur à ceux qui n’ont pas eu pitié!...

L’AGNEAU DÉSESPÉRÉ

LA RENCONTRE DU SQUELETTE

Sous les figuiers géants, au fond de la vallée,
Parmi les flots de sable et les roches gelées,
Le puits me regardait, glauque et prodigieux,
Ainsi qu’un œil dans un visage de lépreux.
Sur l’antique margelle expirait le soir morne.
On était sous le signe froid du Capricorne.
Par des traces de pas j’avais été conduit
Et ces traces de pas s’arrêtaient à ce puits.
Et je savais qu’au loin mouraient les caravanes...
Il n’était ni fagot, ni vase, ni cabane,
Rien d’humain où mon âme aurait mis son espoir
Et je posai mon front sur la pierre pour voir...
Alors je vis sortir du puits un long squelette
Qui se tint devant moi, triste, branlant la tête

Et montrant ses os nus comme la vérité.
Il ressemblait un dieu du monde inhabité.
Des herbes lui faisaient une couronne noire,
Et voilà qu’une dent tomba de sa mâchoire,
Les phalanges se détachèrent de la main,
Le fémur se plia sous le poids du bassin,
Il se désagrégea, devint de la poussière...
Et l’ombre vint dans la montagne solitaire.
«Ah! que ne suis-je encor avec mes compagnons!
Quelqu’un m’appellerait peut-être par mon nom,
J’aurais un peu de vin au fond d’une outre, encore
De la chaleur sous un burnous multicolore...
Au moins je serais mort au chant des chameliers!»
La nuit morte gelait les branches des figuiers
Et je vis que la trace à peine saisissable
Des pas, allait plus loin dans la nuit, dans le sable...

LA MONTAGNE DES BÊTES

De partout, près de moi, sur les monts fabuleux,
Les loups pelés montaient par les rochers galeux.
Je voyais sur le bord des crânes plats et chauves
Bouger comme du sang la flamme des yeux fauves,
Je touchais les poils durs et les dents de métal,
Pesant la solitude et la peur et le mal
Et l’amour de la nuit qui possèdent les bêtes.
Sur un tronc dépouillé pleurait une chouette.
Près d’un trou d’eau verdi, dans le creux du ravin,
Un crapaud regardait avec ses yeux éteints.
Des scorpions tendaient le crochet de leur queue
Et des vers déroulaient leur dos d’écailles bleues.
Des milliers de fourmis sortaient des fourmilières.
Des vipères posaient leur front triangulaire

Sur mes pieds, des têtards dansaient dans mes cheveux
Et des germes sans forme éclataient hors des œufs.
«Je veux vivre avec vous, ô frères taciturnes,
Pleurer vos morts, compter vos naissances nocturnes,
Participer, moi, l’homme, à l’obscur idéal
Que verse la nature au cœur de l’animal.
Donnez-moi vos chaleurs, vos bontés et les lampes
De vos yeux, animaux, peuples de ceux qui rampent,
Car venant de plus loin, d’un plus triste chemin,
Vous voyez dans la nuit mieux que les yeux humains...
Vous êtes le sel noir mais de pure substance
Et la rédemption des choses, le silence
Qui doit parler et la beauté qui doit surgir.
Voici venir le temps, bêtes, de repartir.
Puisque l’homme a failli, vous êtes la jeunesse,
Il faut recommencer la course de l’espèce...»

LE NAGEUR

Pour aller jusqu’à l’île où sont les fleurs géantes
Et les cigognes d’or dans les arbustes nains,
Où les magnolias ont l’air d’adolescentes,
Où dans le port étroit dorment les brigantins,
J’ai nagé à travers les courants et les barres,
Enivré par l’écume et nourri par le sel;
L’épave m’a cogné, j’ai heurté des gabarres
Et vu les cachalots jouer dans l’archipel.
J’ai frôlé des pontons qui servaient à des bagnes
Et les forçats de loin m’ont lancé leur boulet.
J’ai troué des typhons hauts comme des montagnes
Et les vents furieux m’ont donné des soufflets.
Quand j’ai passé le long de leurs coques énormes
Les vaisseaux de haut bord ont tiré le canon.
Empoignant les cheveux d’herbages équivoques
J’ai saisi des noyés mangés par les poissons.
Je me suis débattu parmi les pieuvres bleues
Qui me fixaient avec mille yeux surnaturels,
Et les baleines du battement de leur queue
M’ont projeté dans leur jet d’eau plein d’arc-en-ciel.
Mais toujours je fendais allégrement la lame,
Sûr que je ne serais ni noyé, ni mangé,
Et porté sur les flots par la force de l’âme
L’infini de la mer me semblait sans danger.
Et lorsque j’émergeai couvert de coquillages
Et d’algues et pareil à quelque crustacé
Sur l’île merveilleuse et le divin rivage,
Mon corps marin par l’air terrestre fut glacé.
Et mes yeux n’avaient vu jamais de paysage
Plus désolé. Le sol était pauvre et crayeux.
Les grandes fleurs semblaient faites de cartilages
Et leur exhalaison était un souffle affreux.
Des squelettes de pélicans sur des eaux ternes
Claquaient du bec, non loin d’un cratère fumant.
Un soleil jaune ainsi qu’une horrible lanterne
Se balançait sur des collines d’ossements.
Alors j’ai dit: J’ai fui les grottes et les criques
Pour cela! Trahison de l’idéal humain!
J’aurais pu m’endormir sur les eaux magnétiques,
Chevaucher l’hippocampe ainsi qu’un roi marin.
Que le poulpe m’aspire et le crabe me ronge!
Je descends dans l’azur des abîmes profonds
Pour dormir à jamais dans un linceul d’éponges
Auprès de la méduse aveugle des bas-fonds...

 

 

LA DESCENTE AU PARADIS

LA DESCENTE AU PARADIS

Le lac miraculeux brillait dans les couloirs
De galets bleus et de rochers météoriques.
Des monts de fin du monde au loin fermaient le soir
Et je suis descendu dans l’abîme conique.
Des gerbes de mica jaillissaient par milliers,
Près de moi s’éployaient des arbres de porphyre,
Le soufre et le salpêtre humectaient l’escalier,
Je voyais aux parois des laves froides luire.
Elle tourna pour moi silencieusement.
Je me remémorai le regard de ma mère.
Je vis les rochers noirs et leurs entassements
Et quittai le chaos fraternel de la terre.
—Que d’azur! j’en étais entièrement baigné.
C’était un printemps clair, éternel, immuable,
De parterres taillés, de sources ineffables
Et tout était choisi, sans défaut, ordonné.
Et les roses semblaient des citrouilles parfaites
Par la dimension et l’absence d’éclat
Et le parfum de ces énormes cassolettes
Était comme un parfum de tisane et d’orgeat.
Les bienheureux marchaient en mornes théories,
La vierge sans désir baissant encor les yeux,
L’épouse vertueuse avec sa peau jaunie
Et l’enfant nouveau-né dont le corps est glaireux.
Et je pus contempler leur laideur étonnante.
Ils n’étaient éclairés par aucun sentiment.
Quelques femmes montraient des poitrines pendantes.
Les groupes se croisaient géométriquement.
Ils goûtaient, sans regret des choses de la vie,
Avec affection et se tenant les mains,
Aux bords des purs ruisseaux et des calmes prairies
Les plaisirs innocents et les bonheurs divins.
«Quoi, pas même une femme et pas même une vierge,
Ai-je dit, qui malgré les azurs bleus trop clairs,
Parmi ces corps pétris dans la pâte des cierges
Ne sente le plaisir lui tourmenter la chair.
«Pas même un chérubin, qui par sa grâce double,
Son torse féminin, ses hanches d’Adonis,
Rappelle le péché délectable et son trouble
Et ses remords autant que l’amour infinis.
«N’est-il pas quelque coin où des fleurs en désordre
Sont rougeâtres avec d’émeraudes lueurs,
Ou des femmes aux bras mêlés jouent à se mordre,
Tordant avec orgueil leur corps plein d’impudeur?»
Alors je me souvins des mortes admirables,
Et des chers compagnons que j’avais tant pleurés,
C’étaient des désireux et des insatiables,
Au cœur toujours ouvert et toujours déchiré.
Et je les vis... Leurs yeux, leur forme et leur image,
Mais ils avaient perdu ta lampe, ô souvenir!
Une béatitude emplissait leur visage,
C’était là la splendeur peut-être de mourir.
Mais ils étaient pour moi plus morts que les cadavres
Que l’on voit dans les lits, déjà décomposés.
De leur morne bonheur ils étaient les esclaves,
Ils ne possédaient plus le secret du baiser.
Ils avaient oublié l’amère connaissance.
Ils n’avaient plus au front le sceau de la douleur,
Ils n’avaient plus au cœur le mal de l’espérance,
Jamais plus de leurs yeux ne couleraient des pleurs.
Et j’ai fui vers la porte ouverte sur le gouffre
Vers l’obscur escalier où le salpêtre luit,
Et j’ai baisé l’ardoise et caressé le soufre
Et joui des clartés qui tombaient de la nuit.
Et j’ai crié: «Seigneur, ton amour est sans charme!
La souffrance est trop belle, on ne peut l’oublier.
Si la vertu de Dieu ne peut verser des larmes,
Je préfère le mal qui connaît la pitié.
«Je crache sur tes lis et vomis sur tes palmes.
Ta clarté n’est pas faite avec du vrai soleil.
A tes rêves trop bleus dans les jardins trop calmes
Je préfère le cauchemar de mes sommeils.
«Je préfère la chambre étroite où je me couche
Avec le linge impur et les bouquets flétris,
La triste odeur des corps, le goût humain des bouches,
Mon paradis mauvais plein d’ombres et de cris.
«Je préfère la femme au regard immodeste,
Les peines de mes soirs, le plaisir déchirant,
Le fumier familier où croît l’arbre terrestre
Et le vice fécond qui m’a fait le cœur grand.»

TABLE

  Pages.
Le Jardin maudit1
Épigraphe7
L’ANE A CORNES
Combat de femmes11
Le Jeune Homme aux citrons16
La première Nuit au couvent20
Le Médecin avorteur22
La Baleine en rut24
L’Ane à cornes au Palais27
Le Châtiment du luxurieux29
L’Ane à cornes sur la tour32
Le Bal fantastique34
Les Éphèbes et la Femme hydropique37
La Prière du soir39
Visite matinale43
La Princesse et les laquais45
Le Sérail mort48
La Cathédrale furieuse50
Les Chambres de l’hôtel53
L’Après-midi du faune55
Plaisirs du sultan58
L’Esprit de la mer60
Femme à la panthère63
La Bouchère nue65
La Fille du sultan67
Les Castrats69
Le Bain rouge71
La Chambre de Barbe-Bleue73
La Maison des adolescentes76
L’Incube et la Vierge78
Le Page aux gants mauves82
La Tristesse du nain chinois84
Le Parc masqué87
Les Gladiateurs aveugles89
Les Voluptueux93
Le dernier spasme95
La Messe de l’âne à cornes98
LES RENCONTRES DANS LE PORT VIEUX
Le long du Port vieux103
L’Enfant mort105
L’Arbre de chair108
L’Orgie pauvre110
Je voudrais bien entrer112
La Jeune Fille au lupanar114
Le Secret perdu118
Les Dieux sur les quais120
La Treizième Année124
La Complainte de l’hôpital126
Le Voile froissé129
Le Café-Concert maudit131
La Tresse coupée134
La Foire folle136
Les Nocturnes139
Viol de Fille141
La Petite Danseuse144
Le Corbillard infatigable146
Complainte de l’homme qui s’est perdu149
LA CHAMBRE AUX RIDEAUX VIOLETS
Si petite est la chambre155
La Silencieuse157
Que la soirée est belle159
Le Visage enfantin161
Le Vase imparfait163
J’entr’ouvris doucement165
L’Amitié et le Baiser167
Tigresse aux ongles peints169
Le Collier de turquoises171
Baisers morts173
L’Envoûtement175
La Bête177
Elle sentait le thym179
Le Miroir ovale181
Ote tes vêtements183
Le Passage de la belle heure185
Celui-là, jamais plus187
Le Fantôme189
Le Compagnon191
Femme aux bijoux193
L’Ame des pavots morts196
L’Inconnu familier200
LE SPECTRE DES SOUVENIRS
Le Présent subtil205
Le Souvenir caricatural207
Les Absents sont des morts210
Le vieil Hôtel212
La Solitude des femmes215
Le Nom à voix basse219
Tristesse d’Olympio220
L’Embaumeuse222
LE HUITIÈME PÉCHÉ
La Craintive229
L’Horreur tentatrice231
Les trois Adolescents234
Je te rêve, casquée236
La Femme aux trois colliers238
Repas d’hommes240
LE MASQUE DE LA BEAUTÉ PERDUE
Le Masque du Samouraï247
Le Temple brûlé249
La Bonté251
Vieillesse254
Le nouvel Orphelinat256
L’Amitié des femmes259
Le Plaisir261
Le pauvre Pécheur265
Le Château des masques269
La Fille de Lucifer274
La Malédiction279
LE VOYAGE FANTASTIQUE
La divine enchaînée285
La Vallée des larves287
La Région des étangs290
Les Esclaves293
Le Palais des rois296
L’invasion des insectes299
L’Être maigre aux mains immenses302
L’Agneau désespéré305
La Rencontre du squelette307
La Montagne des bêtes309
Le Nageur311
LA DESCENTE AU PARADIS
La Descente au Paradis317

Paris.—Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères.—54.497


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