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La montée aux enfers

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Une maison quelconque en un quartier perdu...
Le long couloir muet... L’escalier vermoulu,
Puis un palier, un rais de lumière, une porte...
Une servante avec un visage de morte
Me conduit. Des tapis où des êtres humains
Sont couchés au milieu de l’ombre et des coussins.
Les visages épais ont des regards sans flamme.
On distingue des seins et des bustes de femme
Et la fumée est lourde et je demeure là
Sous le miroir sans fin qui reflète un Bouddha
Et les peines du soir à mes côtés s’endorment.
Alors, un long visage clair, parmi les formes
Apparaît, il sourit, il se penche sur moi,
Sur ses lèvres se pose un minuscule doigt,
Qui fait chut! j’entends mal des choses à voix basse,
Je sens qu’un beau secret dans l’atmosphère passe...
Mais soudain un peignoir fait en se déplaçant
Un grand cercle couleur d’émeraude et de sang,
Comme un jet de cristal en flamme un rire fuse,
Les contours sont moins nets, les formes plus confuses
Et le visage au clair ovale disparaît...
Jamais je ne saurai quel était le secret.

LES DIEUX SUR LES QUAIS

Le jeune Grec sauta de la barque, léger.
Le vent du port souffla dans sa tunique orange,
Ses cheveux blonds étaient sur le front partagés,
Il avait des yeux verts d’une lumière étrange.
La jeune fille au corps couleur de bronze éteint
Le suivit et durant qu’il attachait l’amarre,
Sur son cou long et pur et dans ses cheveux fins
Elle ajusta ses bijoux bleus et sa tiare.
Quand sur le seuil fumeux ils se tinrent debout,
On cessa de cogner les tables et les verres.
Il fit de la beauté d’un mouvement de cou,
Elle versa l’amour en baissant les paupières.
«Qui donc es-tu, forme d’Éros au buste étroit?
Dans quel temple es-tu née, Aphrodite d’Asie?
Nul n’avait jamais vu tes seins sombres et droits...
Et l’âme devant toi, jeune homme, s’extasie...
«Jusqu’ici les vaisseaux venus de l’Orient
Ne rapportaient ici que des Arabes hâves,
Des juives en haillons avec des yeux brillants,
Les rebuts des harems et des marchés d’esclaves...
«Quels sont ces talismans autour de vos poignets,
Ces étranges bijoux et ces pierres coniques?
Pourquoi ces ongles peints et ces longs doigts soignés?
De quel tissu tressé sont faites vos tuniques?»
Un marin attirait la jeune fille à lui
Et ses doigts noirs de vin lui maculaient l’épaule.
Vers la bouche du Grec ainsi que vers un fruit
Se penchaient goulûment Carmen et la Créole.
L’accordéon boiteux se remit à bercer
Le rougeâtre minuit de sa musique fausse,
Les ivrognes recommencèrent à crier
Et l’alcool ralluma le bleu des yeux féroces.
Un obscène danseur au visage épilé
Qui pour rire agitait une grande mâchoire
Et qui tournait parmi les buveurs attablés
Saisit d’un bras velu le jeune homme d’ivoire.
La femme aux seins géants, jalouse, se dressa
Et la maigre en hurlant lui lança la bouteille,
Un couteau luit. Un air de bagarre passa
Sur les cols bleus et blancs et les trognes vermeilles.
Le Grec dans une odeur de rut et de sueur
Se sentit pris par sa chevelure frisée.
Et les hommes changés en bêtes en fureur,
Par terre écartelaient la vierge à peau bronzée.
On se les partagea comme un butin charnel,
Comme un trésor qu’on pille après une bataille.
Le bouge où se mêlaient marins et criminels
Vit une sexuelle et splendide ripaille.
Puis, comme la laideur et le mal sont puissants,
Les deux êtres parfaits sourirent dans l’orgie,
Le plaisir et le vin remuèrent leurs sens,
De la nuit animale ils surent la magie.
Lui rendait à présent l’étreinte et le baiser.
Elle s’offrait pâmée, impudique aux lumières...
Ils tendaient le désir de leurs bras épuisés.
Leur visage bouffit, leurs traits se déformèrent.
Quand l’aurore parut sur les pavés glissants
Vidant dans un hoquet le port et sa racaille.
L’Aphrodite à peau mate et l’Éros vomissant
Titubaient dans la boue et cognaient les murailles.
C’est depuis lors qu’on voit dans la tourbe des quais
Au milieu des calfats et des marchands d’oranges
Errer à demi nus, provocants, efflanqués,
Exsangues et lascifs les voyageurs étranges.
Ils rient stupidement, mais parfois le soleil
Dans le miroir cassé qu’ils regardent encore
Dessine indulgemment un beau pays vermeil
Et le fantôme d’or d’un temple callichore.

LA TREIZIÈME ANNÉE

LA COMPLAINTE DE L’HOPITAL

Le vieil hôpital est en briques rouges,
Palais de la mort avec quatre tours
Il a sur la porte un fanal qui bouge,
Le fleuve le baigne et serpente autour.
Auprès sont les bas quartiers et les bouges.
Le peuple, le soir, cherche ses amours
Près de l’hôpital fait de briques rouges.
On entend le vent à travers les salles,
Il fait des récits dans les corridors
Et chaque visage est un peu plus pâle,
Quand il dit par où, pieds devant, l’on sort,
Qu’avec sa bougie et son linceul sale,
La petite chambre où l’on met le mort
Est à droite, au fond, dans le corridor.
Que les yeux sont grands dans les faces blêmes!
Dans les maigres corps que de cœurs fervents!
Combien ont offert aux êtres qu’ils aiment
L’élan éperdu de moignons en sang!
Que de cris d’appel vers des Christ absents!
Quelle écume d’âme et que de blasphèmes!
Que les yeux sont beaux dans les faces blêmes!
O vieil hôpital dont les murs encerclent
Le mélancolique et l’affreux troupeau,
Marmite enfermant avec ton couvercle
Les membres, les os, les nerfs et les peaux,
Gîte de douleur, enfer aux cent cercles
Dont les torturés n’ont pas de repos,
O vieil hôpital, voici le troupeau,
Voici l’éclopé qui penche et se traîne,
Voici le manchot, voici le boiteux,
Ceux qui n’auront plus jamais avec eux
Le bonheur d’avoir une forme humaine,
L’homme sans mâchoire et l’homme sans yeux,
La jambe fendue et le cœur boiteux,
Corps mangé de plaie et pauvre âme en peine...
Fais-leur bon accueil, ô vieil hôpital!
Incline tes tours, ouvre-leur ton porche!
Pour leur tenir chaud, éclairer leur mal,
Allume ta brique ainsi qu’une torche!
Ouvre comme un ciel ton dôme ogival!
Pour ceux qu’on déchire et ceux qu’on écorche,
Un peu de pitié, ô vieil hôpital!

LE VOILE FROISSÉ

Voilà ce que je vis au fond du quartier vieux...
La jeune fille en deuil s’avançait au milieu
Des sordides bazars et des marchands d’oranges.
Le soir resplendissait dans les loques étranges,
Les haillons bigarrés aux fenêtres pendus.
Sa robe frémissait comme un songe perdu
Parmi le peuple affreux grouillant dans la ruelle.
Elle m’apparaissait tendre, rêveuse et frêle
Et je souffrais sentant combien les bruits, l’odeur,
Les visages devaient déchirer sa pudeur.
Je vis un torse épais, une chemise rouge...
Des voix d’homme sortaient du demi-jour d’un bouge
Et deux yeux d’assassin guettaient dans un couloir...
Et là, vint s’engouffrer soudain le voile noir

Le visage pudique et pur sous la voilette.
La nuit appesantit ses ombres violettes
Sur les fruits, les ruisseaux, les bars du quartier vieux.
Je voyais une lampe à des volets lépreux...
Plus tard on l’éteignit... Un pas léger dans l’ombre...
Le sang du bec de gaz... Pâle en sa robe sombre,
Elle passe et je vois que le voile est froissé,
Je comprends que des mains dans sa jupe ont passé,
On a mordu son cou, sa bouche a des empreintes,
Je sens qu’elle a tremblé sous une forte étreinte...
Elle va, les yeux clos, pudiquement, sans voir
Et deux yeux d’assassin la suivent du couloir...

LE CAFÉ-CONCERT MAUDIT

C’est au fond du faubourg, après les cheminées...
Le chemin de charbon mène au café-concert...
Les maisons sont autour lépreuses, lézardées
Et les enfants qu’on voit sont rongés d’un mal vert.
Et là, pour le plaisir de l’alcool et des femmes
Viennent les matelots halés par les saisons,
Les chauffeurs qui se sont roussis auprès des flammes
Dans les soutes, les déchargeurs de cargaisons.
Sur la porte flamboie une lanterne rouge.
Le ruisseau semble autour charrier des typhus.
C’est un bouge d’enfer maudit entre les bouges,
C’est le café-concert dont on ne revient plus.
Car la mauresque juive a des seins magnifiques
Qui pendent pesamment sur son corps glorieux,
Et sa danse du ventre est grotesque et lubrique
Et la faim de sa chair vous coule par les yeux.
Car le clown en gants blancs, en chapeau haut de forme
Grimace en imitant le hibou et le chat,
Si drôlement qu’on est saisi d’un rire énorme
Dont on roule par terre au milieu des crachats.
Dans les verres le vin rougeoie et le punch flambe.
L’air est opaque et sent le tabac et la chair
Et les filles montrent leurs gorges et leurs jambes
Dans des tangos coupés de coups de revolver.
Et le plaisir est tel de danser, d’être ivrogne,
De toucher des corps mous en beuglant des refrains,
De sentir la sueur des torses et des trognes,
Qu’on ne ressort jamais de cet enfer divin.
Pendant l’éternité durera cette fête.
On voit, en regardant de près, sous les gants blancs
Du clown, bouger les os de sa main de squelette,
Il a l’orbite vide et le crâne branlant.
Ces accroche-cœur bruns sont collés sur des tempes
Dont la peau est séchée et tombe par endroits.
Et la juive qui danse aux clartés de la lampe
Tourne son ventre ainsi qu’un astre mort et froid.
L’opulente Carmen a des tibias maigres
Pour supporter un corps qui va se dissolvant,
Et la rouquine étreint un long spectre de nègre
Et dans leur rire on voit se déchausser leurs dents.
Le matin charbonneux sur des quais de halage
Apparaît à travers des formes de vaisseaux...
Et les hommes dans le quartier des débardages,
Avec le dos courbé cheminent en troupeau...
Le bouge au loin frémit et danse dans la pluie...
Et titubant, un matelot, sous le fanal,
Regarde au ciel passer la brume avec la suie...
—O soleils qui montaient sur l’océan austral!...

LA TRESSE COUPÉE

LA FOIRE FOLLE

La foire flamboyait sur le boulevard ivre
Au chant criard de milliers de mirlitons.
Je m’avançais parmi les baraques, les cuivres,
Dans le rayonnement des cibles de cartons.
Et je passai près des mangeurs de sucre d’orge.
Un torrent de guimauve entre leurs bras coulait,
Les sucres colorés ruisselaient sur les gorges,
Ils étaient gras avec des yeux couleur de lait.
Et je vis le jeu de massacre. Les poupées
Étaient humaines et vivaient en grimaçant
Par les balles de son elles étaient frappées,
On les voyait danser, souffrir, cracher le sang.
Et je vis les lutteurs faisant saillir leurs formes
Et qui se pavanaient sous de roses maillots
Et des femmes auprès de ces amants énormes
Se disputaient avec d’hystériques sanglots.
Une clownesse ayant trop de carmin aux joues
Tourbillonnait avec un bouquet de papier.
Et soudain imitait un paon faisant la roue
Avec sa robe d’or aux volants déployés.
Et je vis le dompteur dans la ménagerie:
Il avait délivré le tigre et le lion,
Mais tous semblaient ce soir atteints de léthargie
Et dormaient près de lui, fraternels compagnons.
Les perroquets prenaient de bizarres postures
Pour lisser leur col vert et leur corps bleuissant
Et le singe malade, avec des couvertures
Près du boa, s’emmaillotait en gémissant.
Et les chevaux de bois roulaient en cavalcades
Fantastiques au ciel du plafond plein de trous.
L’on voyait alterner comme dans les ballades
L’amazone fantôme et le cavalier fou.
Vers la belle Fatma dont la robe défaite
S’entr’ouvrait sur des seins fabuleux, accouraient
Le prince Mignapouf et le veau à trois têtes
Et pour la posséder ils s’entre-déchiraient.
Les ruelles crachaient les voleurs et les filles
Et les couples gâtés d’interlopes amants.
Et le phoque géant et la femme torpille
Se mêlaient en un monstrueux accouplement.
Et dans l’ombre tombant de l’éléphant du cirque
Comme si, là, la foire avait mis son secret,
La petite danseuse et le nain anémique
Dessinaient en dansant un fragile ballet.
Mais je fus ébloui du cerceau des gugusses
Et du vol clair des écuyers surnaturels...
Et je fus projeté par les montagnes russes
A travers le feu d’artifice jusqu’au ciel.

LES NOCTURNES

L’esprit bleu de la nuit s’élève des pavés...
Ils marchent sans savoir ce qu’ils pourront trouver
Dans les longs corridors déserts que sont les rues.
Cœurs tristes des maisons, fenêtres disparues!...
Un volet claque, un bar clignote, un fiacre meurt...
Chacun un peu plus loin veut porter sa douleur...
Le brouillard pénétrant humecte leurs habits,
Un chaland mort repose au long du quai maudit...
De son clapotement le fleuve les appelle...
L’ombre de cette nuit leur paraît éternelle...
Rentrer chez soi tout seul! Tout vaut mieux que le mal
De l’allumette avec son éclair sépulcral
Dans l’escalier, que tous ces seuils inexorables,
Que l’appartement froid, la lampe sur la table,
Le livre ouvert, le lit, ce berceau des remords,
Et le morne sommeil, frère obscur de la mort.

VIOL DE FILLE

Après le dernier bar, au haut de la montée
S’ouvre sa chambre et de la rue on voit le lit.
C’est une fille magnifique et réputée
Qui vend à bon marché la luxure et l’oubli.
Les juifs des bas quartiers, les hommes de la troupe,
Les arabes, les assassins aux yeux bridés.
Les jeunes marsouins qui sautent des chaloupes
Sur les quais bleus, tous sont venus la posséder.
Pour lui, toutes les nuits, la misérable porte
Est fermée. Et collé sur le bois il entend
La femme qui se pâme exprès, de telle sorte
Que ses hoquets d’amour lui déchirent les sens.
Il guette la ruelle et voit ses camarades,
Assouvis, vacillant sur le seuil. Il les suit
Vers la brume du port où rêvent les escadres,
Retrouvant sur leurs pas les relents de leur nuit.
Viens ce soir, dit-elle une fois. Et des ivrognes
Le croisent. Son lit creux garde encor leur chaleur...
Ah! qu’importe! Elle rit dévêtue. Il l’empoigne,
Il tient la femme, il en respire la sueur.
Mais sans raison, elle résiste, opiniâtre.
Ils luttent. C’est pour elle un sauvage plaisir
De ne pas se donner mi-nue et de se battre.
Lui, près du beau corps brun sent monter son désir.
Ils s’acharnent parmi les bouteilles brisées
Où l’ardeur s’exaspère avec férocité.
Parfois comme une enfant elle gémit, blessée.
Elle cogne parfois sur le mâle excité.
Ils roulent dans le vin, se tordent sur les briques,
La mêlée à tous deux donne un besoin d’amour.
Elle claque des dents, rit d’un rire hystérique,
Ses jambes se serrant se refusent toujours.
Elle est lasse, étendue, et pourtant invincible.
Elle le brave encor. Le jour luit aux carreaux...
Qu’elle est belle, allongée... Il se dresse, terrible...
Dans le ventre imprenable il plante son couteau.
Un clairon matinal sonne dans les casernes.
Le sang sort du corps brun avec un bruit égal.
Ah! les pays perdus où les matins sont ternes!
Comme la mer du sud bleuit! Comme il a mal!...

LA PETITE DANSEUSE

Le géant était triste auprès du nain malade.
La grosse caisse et les cymbales expiraient
Et s’accoudant sur le carton des balustrades,
La petite danseuse au loin me regardait.
Sous la robe à paillette et le manteau de flamme
Je sentais qu’elle avait très froid au vent du soir,
Froid à sa chair d’enfant et froid peut-être à l’âme...
La foire finissait dans un grand désespoir.
Elle me regardait avec des yeux si tendres!
Une onde d’amitié vous baigne quelquefois,
On en a le cœur gros et l’on ne peut comprendre
La foule morne s’écoulait autour de moi

Alors parmi la mort de la foule muette,
Pour l’ami inconnu ainsi qu’un signe obscur,
La danseuse soudain fit quelques pirouettes
Et le geste d’offrir au ciel son corps très pur.
Mais je ne compris pas la parole subtile.
Cette mystérieuse offrande au sens profond...
L’homme ferme son âme en vivant dans les villes...
Et je partis avec les derniers lumignons...
Et c’est pourquoi, les jours de l’an, les jours de Pâques,
Depuis ce temps, je cours les foires au hasard...
Mais je n’ai jamais plus retrouvé la baraque,
La petite danseuse et son tendre regard.

LE CORBILLARD INFATIGABLE

Je vois derrière moi toujours ce corbillard...
J’ai beau fuir à travers le soir couleur de laine,
Au tournant de la rue il surgit du brouillard
Et de maigres chevaux empanachés le traînent.
Je vois les yeux brillants et les traits amaigris
Et les habits tachés des cousins et des frères,
Et je vois le drap noir sous les bouquets flétris,
Traînant sur les pavés sa loque funéraire.
L’église... Elle est béante et s’ouvre comme un ventre
D’orgue et d’encens qui va manger le corbillard...
Mais non... Le prêtre, au loin, les panaches, le chantre
Parmi les becs de gaz saignant... Il se fait tard...
Un bal public perdu dans un quartier de suie...
Des danseurs fatigués que bercent des tambours...
Un quatorze juillet attardé dans la pluie
Et malade parmi l’automne des faubourgs...
Je me cache au milieu du peuple qui reflue
Mais vois toujours couler les larmes du drap noir
Et les pauvres parents cheminent tête nue
Et parfois la polka les bouscule au trottoir.
Et l’un d’eux se met à polker! Les feuilles mortes
En groupe d’or dansent autour du corbillard...
Le port s’éteint... Je me tapis contre ma porte...
Le cortège apparaît au fond du boulevard...
J’ai gravi l’escalier et j’allume la lampe.
Ils sont derrière moi, ils montent lentement,
Et j’entends le cercueil qui cogne sur la rampe...
Ils entrent solennels dans mon appartement...
Au parfum délicat des robes suspendues,
Aux tiédeurs des coussins pour l’amour préparés
La mortuaire odeur du bois se substitue
Et le fade relent des vêtements mouillés...
Ils sont tous là... La chambre est à peine assez grande.
J’ai quelques fleurs au fond des vases. Les voici!
Ils tiennent leur chapeau dans la main, ils attendent...
Et leur cercle autour du drap noir s’est rétréci...
Ah! quand repartira ce cortège d’automne?...
Quel est le cimetière où le mort dormira?...
Le prêtre s’est assis et le chantre fredonne
Et quelqu’un dans un coin esquisse une polka...

COMPLAINTEDE L’HOMME QUI S’EST PERDU

Je me suis perdu dans la ville immense.
Chaque réverbère est un peu de sang.
Chaque ruisseau luit comme une espérance
Qui vous tord le cœur en disparaissant,
En tâtant les seuils je vais, gémissant.
A des carrefours je croise des danses.
Je vois l’assassin guetter le passant
Sur un boulevard gelé de silence.
Je me suis perdu dans la ville immense.
Dois-je m’arrêter ou marcher toujours?
Je passe le pont, j’ai peur et je cours.

Le fleuve a crié; c’est mon nom qu’il crie.
Dois-je m’arrêter à l’hôtellerie
Des mauvais vivants qui sont sans amour?
Voici la maison de la rêverie,
Et voici l’église et ses quatre tours...
Les portails sont clos, les portiers sont sourds,
La ville est si vaste et l’espoir si court!...
Où sont les amis et la bonne hôtesse
Et la table mise et les grands fauteuils?
Quelle est la fenêtre et quel est le seuil
Où je puis frapper pour que je confesse
Que j’ai le corps las et le cœur en deuil?
Aux jours de ma joie et de ma jeunesse
J’avais des amis pour me faire accueil,
Pour m’offrir leur vin et leur allégresse...
Où donc les amis, où donc la jeunesse?...
J’entends des volets claquer sur les murs
Et tourner des clefs au fond des serrures...
C’est l’heure où chacun, le pur et l’impur,
Pour la solitude ou pour la luxure
Fait la porte close et la chambre obscure.
Chacun a sur lui son morceau d’azur
Faites-en aumône à la créature!
Que les murs sont hauts, que les cœurs sont durs!
J’entends les volets claquer sur les murs...
Et je suis tout seul dans la grande ville.
L’hôpital se tait, les bouges sont morts...
Un dernier reflet de lampe vacille...
Mon pas fait sonner les pavés hostiles...
La ville à présent est comme un grand corps
Plein de gonflements et de corridors
De pierre et d’airain, desséché, fossile,
Rongé par le temps, marqué par la mort...
Et je suis tout seul dans la grande ville...
Ville sans pitié, ville sans pardon,
Ville des ingrats et ville des lâches!
Je peux appeler, nul ne me répond.
L’un a son sommeil et l’autre sa tâche
Mystère que seul le soleil arrache.
Pour l’homme perdu pas une maison!
Pourtant quelque part le bonheur se cache...
Mais je butte en vain à tous les perrons
Ville sans pitié, ville sans pardon!...

 

 

LA CHAMBRE AUX RIDEAUX VIOLETS

SI PETITE EST LA CHAMBRE...

LA SILENCIEUSE

QUE LA SOIRÉE EST BELLE...

LE VISAGE ENFANTIN

LE VASE IMPARFAIT

J’ENTR’OUVRIS DOUCEMENT...

L’AMITIÉ ET LE BAISER

TIGRESSE AUX ONGLES PEINTS

LE COLLIER DE TURQUOISES

BAISERS MORTS

L’ENVOÛTEMENT

LA BÈTE

La bête est quelque part dans mon appartement.
Je ne fais pas de bruit, je marche doucement;
Si je pouvais dormir avant qu’elle s’éveille!
Mais je sens qu’elle est proche et qu’elle me surveille.
En vain entre mes draps je cherche à me tapir,
Tout à coup, d’un seul bond, elle vient s’accroupir
Sur ma poitrine, elle la fouille de son ongle,
Avec ma peur, avec ma douleur elle jongle
Et son mufle heurtant mon cœur comme un marteau,
Dans sa patte de marbre elle tient mon cerveau.
O bête! Jalousie affreuse aux cent visages!
Tu m’écorches par le supplice des images...
Je vois la bien-aimée entre des bras, pliant,
Se renversant pâmée avec des yeux brillants

Et le torse éperdu lancé de tous ses muscles
Dans l’élan de l’amour que coupent des cris brusques.
Toute la nuit la bête est là qui me fait voir
La bien-aimée au fond des obscènes miroirs
Avec tous les détails délicats de sa forme.
Dormir! pouvoir chasser la vérité difforme,
La bête aux visions, le monstre aux ongles clairs!
Mais elle est toujours là dans les minuits amers,
Elle souffle une haleine infecte, elle renâcle
Et toujours ses yeux verts reflètent le spectacle,
La scène, sur le lit d’hystérie et d’horreur.
Il faut, pour que la bête apaise sa fureur,
Que le matin naissant dans les carreaux jaunisse
Et je m’endors enfin, brisé par le supplice.

ELLE SENTAIT LE THYM...

Elle sentait le thym, la fraise et la jeunesse...
Elle était si sensible à la moindre caresse!
Elle s’abandonnait pour un bouquet de fleurs.
Elle sentait l’épi, la grappe et le bonheur...
Les effluves du soir lui rougissaient la bouche.
Elle faisait voler sa jupe et ses babouches
Pour un brin printanier de jeune volupté
Et la chaleur des yeux la faisait palpiter.
Elle avait de l’orgueil à n’être pas fidèle,
Hors des draps émergeait son torse de modèle
Et ses reins dont l’élan a ravagé nos nuits.
L’absence de plaisir était son seul ennui.
Elle sentait les prés, la fougère et la vie...
Créature charnelle et jamais assouvie,

Elle criait d’amour quand on lui faisait mal
Et vous mordait la peau de ses dents d’animal.
Elle sentait le buis, le sureau, la pistache...
Il fallait alterner le sucre et la cravache
Pour posséder ce corps qui n’aimait qu’être nu.
Elle riait, tendant ses seins d’enfant menu.
Dans sa bouche on buvait la saveur des fruits aigres...
Avec ses cheveux courts, ses hanches un peu maigres,
Elle offrait quelquefois des grâces de garçon,
Elle se renversait avec de grands frissons.
A présent, je suis loin, on l’a prise peut-être,
Ainsi qu’un bijou rare et savamment poli,
Ainsi qu’un chien enrubanné qui cherche un maître,
Une bête de luxe à jeter sur un lit...

LE MIROIR OVALE

OTE TES VÊTEMENTS...

LE PASSAGE DE LA BELLE HEURE

CELUI-LA, JAMAIS PLUS...

Quand tu reposeras près d’un autre, la nuit
Et que tu veilleras, comptant le temps qui fuit,
Écoutant bourdonner ton ardeur à tes tempes
Ou regardant trembler sur les tapis la lampe,
Peut-être croiras-tu me voir auprès de toi.
Ce seront mes cheveux où glisseront tes doigts.
Ce sera mon épaule à côté de la tienne.
Ce sera la présence et la chaleur ancienne.
Alors, te rappelant l’étreinte sur mon cœur,
Peut-être voudras-tu dans un plaisir trompeur
Ressusciter l’amour de ces nuits disparues.
Au bercement des bruits qui montent de la rue,
Au même creux du lit creusé par vos deux corps,
Tu chercheras à retrouver le frisson mort

Et trois fois tu m’appelleras du fond de l’âme
Et du fond de ta chair désireuse de femme.
La lampe tremblera toujours sur le tapis
Et les bruits monteront de la rue, assoupis,
Tu fermeras les yeux pour mieux voir apparaître
La volupté sortant du mystère de l’être,
Tu tiendras des cheveux, des vertèbres, des bras,
L’antique forme humaine en les ombres des draps,
Mais le baiser vivant sur nos lèvres fermées,
Celui-là, jamais plus, vois-tu, ma bien-aimée...

LE FANTÔME

Je revois quelquefois dans les glaces nocturnes,
Ton visage, l’éclat de tes yeux taciturnes
Et tes doigts effilés en ivoire malade.
J’entends auprès de moi tes talismans de jade,
Le frôlement perdu des robes familières...
O vertu des miroirs dans les nuits solitaires!
Je m’approche et je tends les bras vers ta pensée
Et je vois ton image un peu moins effacée,
Dans le clignotement des lampes qui s’endorment.
Au bout d’un chemin blanc se précise ta forme.
L’air de ma chambre close est plein de ta présence.
Le grand mystère ouvre ses portes de silence
Pour me rendre, encadré des colliers et des gemmes
Et du peigne d’argent, le sourire que j’aime.

O bouquet de pavots où se cache une rose!
Je suis près du miroir et tendrement j’y pose
Un baiser. Et voilà qu’une vie délicate
Fait trembler les rideaux, brûler les aromates.
J’entends le linge mort qui bouge dans l’armoire
Et tes bijoux tombant dans la coupelle noire
Et le papier froissé des livres que tu touches.
Je vois ressusciter tes petites babouches,
Ton peignoir noir et or aux nuances passées...
Mais le baiser finit... Mes lèvres sont glacées...
Voilà la chambre morne où l’air est moins fluide...
Miroir terni! Peignoir défunt! Babouches vides!...

LE COMPAGNON

Il a les pieds feutrés, il est masqué de noir...
Il marche sans lanterne à travers les couloirs...
Il fait le long des murs un bruit de feuilles mortes...
Il gravit l’escalier, il en touche les portes
Et sous les paillassons il ramasse les clefs...
Il entre... Son visage est rougeâtre et pelé,
Il a la jambe grêle et le crâne difforme.
Il se tient, grimaçant, auprès de ceux qui dorment
Ou de ses doigts sans ongle il caresse leurs yeux.
Par son attouchement humide, les cheveux
Se détachent, un mal blanchâtre vient aux bouches,
Une corruption gagne la chair qu’il touche.
C’est pire pour le cœur. Fermez la porte, allez,
Et sous le paillasson ne laissez pas la clef.

C’est toujours lui qui vient, non la visite chère.
Je le sais. C’est pourquoi j’allume les lumières,
Je prépare un souper, je me mets en habit
Et j’attends, solennel, cette hôte de minuit,
Parmi tous les reflets électriques des glaces.
Le monstre vient, ricane et je lui dis: Prends place
Devant moi. Il s’assied. Son œil malade luit.
Il enlève son masque. O seigneur! Et la nuit
Est longue. Nous buvons. Jamais je ne m’écarte
S’il s’approche de moi. Sais-tu jouer aux cartes?
Non. Moi non plus. Lis-tu des livres? Non, jamais.
Surtout ne parle pas de celle que j’aimais...
Nous buvons. As-tu froid? Voici la couverture.
On entend un laitier passer dans sa voiture...
Quand le bonheur s’en va, vois-tu, c’est pour toujours...
Et nous nous endormons tous deux au petit jour...

FEMME AUX BIJOUX

Un piano bleuté
Couleur de nuit d’été,
Des tentures mauves
En velours byzantin,
Des bijoux, des écrins,
Sur des peaux de fauves,
Les rideaux sont épais,
Le jour ne luit jamais,
C’est le lieu que j’aime...
Et sur ton ventre impur
Tu fais couler l’azur,
Le grenat des gemmes.
Ah! laisse à tes genoux
Ce ruisseau de bijoux,
Ce torrent de bagues,
Car il n’est de saphir
Qui vaille un souvenir
Dans tes grands yeux vagues.
Je préfère aux anneaux
Sculptés dans les métaux,
Aux splendides chaînes,
Aux perles par milliers,
L’invisible collier
Tressé de mes peines.
Sa forme et sa beauté,
Ni ce qu’il m’a coûté
Afin qu’il existe,
Tu ne sais pas cela.
Tes yeux ont plus d’éclat
Lorsque je suis triste.
Voir tes yeux noirs verdir
Est mon plus cher plaisir
Et tous les topazes
Semblent moins orangés
Que ton corps allongé
Sans turban, ni gaze.
Aussi voici ce soir
Le collier aux grains noirs
Que seuls mes yeux voient.
Des perles de mes pleurs,
Du fil de mes douleurs,
Tu feras ta joie.

L’AME DES PAVOTS MORTS

L’âme des pavots morts monte dans la fumée...
Je contemple, étendu, les visages humains,
Les meubles délicats, les choses bien-aimées,
Bercé sur le vaisseau de l’opium divin.
L’homme à tête de chien se penche sur la lampe,
La femme aux anneaux d’or avec son corps étroit,
Ainsi qu’un serpent blond et métallique rampe,
Ondule et me saisit et s’enroule sur moi.
Dans les feux de la soie errent des chats magiques,
Tordant nonchalamment leur corps phosphorescent,
Des oiseaux font pleuvoir dans un vol féerique
Un arc-en-ciel de leur plumage éblouissant.
Tout un peuple grouillant dans les coins s’accumule,
De fourmis d’or, de vers ailés, de scorpions.
Les élytres, les corselets, les mandibules
Vibrent en se froissant et craquent par millions.
Je vais être mangé par cette vie étrange,
Par ce règne animal puissant qui vient du fond
Des ombres, mais voilà que l’homme-chien se change
En un arbre si haut qu’il perce le plafond.
Des fleurs vivent dans la crinière léonine.
Le long des murs coule un torrent de végétaux.
Le bambou de la pipe, ainsi qu’une racine,
S’enfonce fortement dans le sol du plateau.
Une forêt de lis et de roses géantes
Monte des satins bleus, jaillit des noirs velours,
Je vois naître et grandir des arbres et des plantes
Avec des troncs épais et des feuillages lourds.
C’est un fourmillement d’herbes parasitaires,
De lichens animés, de lierres vivants.
Le flot continuel des forces millénaires,
Dans les germes, les sucs, coule en les dévorant.
Puis, un dessèchement par l’excès de la vie
Se produit. Les forêts prennent des airs spectraux.
Dans l’humus qui s’amasse et qui se stratifie,
Je vois la fougère fossile et les coraux.
Je suis dans un désert de schiste et de calcaire,
Où sont carbonisés des herbages marins,
Dans un monde de houille et de couloirs lunaires,
De cristaux condensés par des feux souterrains.
Je vois des gisements de sel et de pétrole,
Des lacs vitrifiés stagnant dans du mica,
Des monts diluviens m’entourent et me frôlent,
D’étranges geysers m’aveuglent de leurs gaz.
Immobile, j’assiste aux naissances des pierres,
A la formation secrète des métaux,
Et sous les astres bleus d’époques tertiaires,
Le naphte en fusion m’emporte sur ses eaux...
—Ainsi, je vois, le soir, des milliers d’images
Que l’âme des pavots répand sur les coussins,
Je remonte le cours des races et des âges,
Bercé sur le vaisseau de l’opium divin.

L’INCONNU FAMILIER

Les meubles de ma chambre étaient tous à leur place,
La lampe à la clarté tamisée, un peu lasse,
Le livre ouvert, le lit compagnon blanc et nu.
Mais au fond du miroir marchait un inconnu.
Il était plus âgé que moi. Sur son visage
La tristesse et le mal avaient fait leurs ravages.
Ses yeux étaient brillants, un peu faux et glacés.
Il semblait revenir des pays du passé...
Il n’avait pas l’air bon. Il grisonnait aux tempes.
Et lorsque je voulus baisser un peu la lampe
Pour le voir moins, je vis qu’il la baissait aussi.
Ah! nous devrions pourtant ainsi que deux amis
Sincères, se trouvant après un long voyage,
Compter les actions mauvaises, le bagage

De bien et les regrets que l’on a rapportés.
Mais non, on ne veut pas, c’est triste de compter.
Le bagage de mal est si pesant et l’autre
Si léger! Mes chagrins et mes plaisirs, les vôtres
Valent-ils que tous deux nous en parlions ce soir?
Non, je ne dirai rien à l’homme du miroir...
L’on rentre, l’on est las. C’est tard, on se rappelle...
Le lit est trop étroit... Le miroir trop fidèle...
L’on voudrait tant penser à celui qu’on n’est plus!
Il ne faut pas... Laisse le livre à demi lu,
Et laisse les remords autour de toi qui rampent...
Pauvre homme, couche-toi, éteins vite la lampe.

 

 

LE SPECTRE DES SOUVENIRS

LE PRÉSENT SUBTIL

Je songe qu’elle est seule à l’ombre du cyprès,
Loin de la sombre ivresse et du plaisir secret
Qu’elle goûtait, couchée en robe jaune et noire.
Alors j’ai pris la lampe et la boîte d’ivoire,
La pipe à bout de jade et le plateau d’argent
Et les trois scarabées de nacre aux feux changeants
Et roulé sous mon bras sa robe préférée.
Je suis le chemin creux dans la chaude soirée.
Le cimetière est proche et le mur n’est pas haut
Et l’on sent que les morts dorment mieux sous l’air chaud,
Quand le vent ne fait pas bouger croix et couronnes.
Sur le tertre, j’étends la robe noire et jaune,
J’étale les objets sur le plateau sculpté
Et dans le calme mortuaire de l’été,

Tenant l’ivoire blême et la pipe de jade,
Tout ce que chérissait ma tendre camarade,
J’aspire la fumée et la jette aux gazons.
Toi qui dors pour jamais dans l’humide maison
De terre, dont le seuil est cimenté de plâtre,
Sans robe tiède d’ambre et sans lampe rougeâtre,
Un ami vint ce soir fumer auprès de toi.
Ah! que le grand parfum mette en ton lit étroit
Au vestige allongé de ta figure humaine,
Malgré la dureté de la terre chrétienne,
Le sourire éternel du vieux Bouddha de bois,
Que je place ce soir à côté de ta croix.

LE SOUVENIR CARICATURAL

O souvenirs! La nuit était chaude et malsaine,
D’électriques chaleurs rôdaient près des maisons.
Par la fenêtre entraient de vivantes haleines
Et je me suis penché dans l’air plein de poisons.
Alors, j’ai vu venir le cortège bizarre.
Des eunuques avec des manteaux byzantins.
Puis des hommes fardés qui portaient des simarres
Et des jupes, couverts d’ornements féminins.
D’énormes talismans, des formes priapiques,
Un Bouddha de bois peint, vivant et grimaçant,
D’exsangues chérubins aux ventres hydropiques,
Des vieillards aux virilités d’adolescents...
Toute nue au milieu marchait la bien-aimée,
La splendide aux seins droits, sous ses torsades d’or...
Mais horreur! Elle avait la taille déformée,
Des seins hideusement gonflés, des genoux tors....
Cette perfection, cette splendeur suprême
Était un corps rempli de rougeurs et de trous,
Et seul les yeux divins étaient restés les mêmes
Comme deux diamants perdus dans un égout.
Un perroquet juché sur son épaule gauche
Battait des ailes et la frappait de son bec.
Un être au teint parcheminé par la débauche
Derrière, dans sa chair enfonçait son doigt sec.
Une vieille en haillons qui tenait une torche
Ricanait et parfois lui roussissait les reins.
Et les lanternes clignotaient et sous les porches
S’esclaffaient le mendiant, la fille de l’assassin.
«Je t’aime, ai-je crié, toi l’unique et la pure!»
Les bras tendus vers l’idéal martyrisé.
Mais le ciel descendait comme pour l’écraser...
O souvenirs! O morts vivants! Caricatures!...

LES ABSENTS SONT DES MORTS

Les absents sont des morts qui n’auront pas de roses...
On ne prépare pas la chambre en pierres closes
Et l’on n’allume pas les quatre chandeliers.
Pour eux, pas de draps neufs, pas de bouquet lié
Avec ce jonc ténu qu’est un regret fragile.
Aucune illusion de forme volatile,
De halo lumineux et doux qui reviendrait
Hanter l’appartement où dort l’ancien secret.
Le temps fait du pastel une esquisse plus pâle,
La chaleur de la chair du sein ternit l’opale,
La rose s’évapore au fond du flacon d’or,
On le sait, on le dit... Les absents sont des morts.
Mais pourtant l’on voudrait tellement n’y pas croire,
Être encor l’habitant d’un coin d’une mémoire,

Dans la chambre d’hiver où sont les souvenirs.
Les absents sont des morts qui voulurent mourir.
La lettre est la couronne en immortelles fausses
Qu’on attache d’un fil de fer aux croix des fosses.
Le cœur y sonne vide autant que le métal,
De l’emblème agité par le vent glacial.
Puis plus rien. Même pas les fausses immortelles.
La pluie use les noms, les vases et la stèle.
Le fruit noir du cyprès tombe comme un remords
Du bonheur qu’on n’a plus... Les absents sont des morts...

LE VIEIL HÔTEL

J’ai gravi l’escalier où clignotait la lampe,
Sans ma canne de jonc, mon ancien chapeau clair.
Le bois comme autrefois gémissait et la rampe
Plongeait on ne sait où sa spirale de fer...
Le cœur du pauvre hôtel battait sous chaque porte.
La patronne en riant m’a tendu le bougeoir...
Que la voûte est étroite au souvenir qu’on porte
Quand elle était si vaste autrefois pour l’espoir!
J’ai vu monter l’antique aurore merveilleuse
Que contemplaient ces cœurs de vingt ans sans chagrin
Et glisser la blancheur des jeunes repasseuses
Dans une odeur de linge frais et de matin.
J’ai vu la chambre avec la table et les bougies,
Les livres rejetés, les cartes et le vin,
Le cadre désuet de l’enfantine orgie
Où chantaient les jetons, le rire et le satin.
Une voix étouffée a dit mon nom, des verres
Se sont entre-choqués quelque part, tristement.
L’hôtel dormait avec ses amours, son mystère...
Je suis redescendu silencieusement...
Et j’ai vu devant moi ma jeunesse qui marche,
Boiteuse, aux traits maigris, lasse et traînant le pied,
Et son doigt m’a montré sur la dernière marche
Le beau visage mort de la chère amitié.
«Dans les murs suintants et dans la moisissure,
O divine amitié, tu dors de ton sommeil,
Je ne connaîtrai plus que tes caricatures,
Je n’attends plus de toi ni baiser ni réveil.
«Mais je veux te bercer plus pure qu’une vierge
Comme dans un berceau, dans l’ombre du couloir.
Pour la veille de mort, à la place de cierges
Autour de toi j’allumerai quatre bougeoirs.
«Devant ta forme nue, immobile et clouée,
Mes mains élèveront un étrange ex-voto,
Fait du vin bon marché, des bottines trouées,
Des sous qu’on partageait, du pain et du réchaud.
«Et là, sous l’escalier rongé, dans les ténèbres,
J’accomplirai pour toi des rites solennels,
Ayant comme assesseurs de la veille funèbre
La patronne joyeuse et le garçon d’hôtel.»

LA SOLITUDE DES FEMMES

Il a pu se glisser malgré les portes closes
Et son souffle a soufflé la lampe doucement.
Il a flétri la robe et ravagé les roses...
Le malheur est venu dans les appartements.
Aussi long et muet que l’attente des lettres,
Dans la chambre est assis ce terrible témoin.
Il a fallu, le soir, dormir avec ce traître
Et le voir se tapir comme un chien dans les coins.
Nulle main ne prenait le soleil des persiennes
Et ne l’éparpillait sur les peignoirs d’été,
Seul, il a ricané comme font les hyènes,
Riant des jours perdus et des bonheurs gâtés.
Sur chaque souvenir il a mis une tache.
L’angoisse vient avec l’approche de la nuit.
Et comme il sait, hélas! combien le cœur est lâche,
Il mêle savamment la peur avec l’ennui.
L’ombre s’emplit soudain de formes et d’images.
Une goutte de sang coule sur le plafond
Et la porte entr’ouverte est un obscur passage
Par où, dans un couloir, des civières s’en vont.
On entrevoit là-bas une blancheur de salle...
L’ombre d’un prêtre passe avec les sacrements...
Au loin, emmaillotée, une figure pâle...
L’éclair des bistouris... Des déclics d’instruments...
L’iode et l’éther... L’odeur fade du chloroforme...
C’est un musée de cire entre des murs ouatés...
Comme dans un tombeau les malades s’endorment
Et tout d’un coup les hurlements d’un amputé...
Le malheur tourne et danse à présent dans la chambre,
Il vient de faire entrer des êtres singuliers.
L’un a les reins cassés et cependant se cambre
Grotesquement, tendant une jambe sans pied.
L’autre a l’air d’éclater d’un rire diabolique,
Mais il pleure: les lèvres manquent sur ses dents.
L’autre veut vous saisir de sa main mécanique...
Une mâchoire d’or fait un bruit obsédant...
Le manchot fait pirouetter l’unijambiste...
De ses deux yeux de verre, un autre obstinément
Vous fixe... On ne sait quel orchestre étrange et triste
S’élève on ne sait d’où pour ce bal d’impotents...
—«Seigneur, je reconnais l’homme sans chevelure,
Le scalpé, le manchot, le boiteux, l’estropié.
Tous ceux que j’ai chéris sont des caricatures,
Des morts qui, du tombeau, n’ont pu fuir qu’à moitié.
«Vous qui marchez, tremblants de précoce vieillesse,
Dont des ressorts cachés articulent les bras,
Avez-vous oublié l’odeur de mes caresses
Et le creux de mes reins dans la chaleur des draps...
«Je veux baiser la chair à vif de vos gencives.
Me presser sur vos seins ouverts par le scalpel
Et voir flamber sous vos paupières maladives
La flamme des vieux soirs amoureux et cruels...
«O cortège des éclopés, des invalides!
Je vous reconnais tous, vous êtes mes amants...
Mon corps était si seul dans les longues nuits vides...
Venez, le lit est prêt, j’ouvre mes vêtements...»
—C’est ainsi que le soir, les femmes hystériques,
Mangeant leurs voluptés et dévorant leurs pleurs,
Se tordent, faibles proies de leurs songes lubriques,
Dans les appartements que tu hantes, malheur!

LE NOM A VOIX BASSE

TRISTESSE D’OLYMPIO

C’était au même endroit, près de la même écluse,
Le long du même quai, sur le même canal.
Dans les arbres maigris la lumière diffuse
Baignait comme autrefois le paysage banal.
Devant le banc où l’on voyait les terrains vagues
Je l’ai croisée. Au loin résonnait un tambour,
Et le ciel était plein de cette grande vague
De poussière, mêlant la ville et les faubourgs...
Elle marchait avec une morgue grotesque.
Elle semblait avec son corps incontinent,
Son allure bourgeoise et pourtant romanesque,
Un oiseau hydropique, un cygne bedonnant.
Pourtant, j’avais chéri cette caricature
Et je m’étais chauffé des chaleurs de son sang.
Ensemble nous trouvions belle cette nature,
Nous goûtions sa laideur, nous en savions le sens...
Un prestige étonnant l’enveloppait sans doute
Qui nous faisait aimer le pont, l’octroi fumeux,
Les premiers becs de gaz clignotant sur la route
Et les tramways glissant entre les champs galeux.
—Mais quoi! Je suis peut-être un être dérisoire
Pareil à cette femme, à ce morne désert.
L’écorce de jeunesse et le fruit de la gloire
Sont peut-être tombés de l’arbre de ma chair.
Ah! pourquoi regarder le visage terrible
Des êtres oubliés et des lieux disparus!
Qu’il coule loin de moi, souterrain, invisible,
Le fleuve des beautés qui ne reviennent plus!
O souvenir! frère du mal et de la peine,
Ressuscité, reste à jamais enseveli,
Sous ta forme terrestre ou sous ta forme humaine,
Dans le vase de plomb scellé par mon oubli.

L’EMBAUMEUSE

Elle a des yeux très longs et des mains minuscules,
Elle habite au fond de l’allée une villa
Et l’on la voit marcher de loin au crépuscule
Parmi les camphriers, les pins, les seringas.
Sous son peignoir ouvert elle semble si lasse!
On dirait que le vent la fatigue et l’endort,
Le pli que fait le cou sur l’épaule un peu grasse
Trahit la volupté qui repose en ce corps.
Ah! quelle volupté de verser des essences,
De sculpter à nouveau des visages humains,
De refaire la vie avec des apparences,
D’avoir l’éternité dans ses petites mains!
Dans la chambre aux miroirs brillent toutes les lampes.
Elle prend le scalpel, le crochet tour à tour,
Elle enlève du front la cervelle, elle trempe
Le pinceau de métal dans l’huile avec amour.
Joyeuse, elle se livre à d’étranges chimies.
Elle mêle avec art le musc et le natron,
Elle donne des yeux de verre à ses momies
Enlumine de feu le parchemin du front...
Et quand les corps dans les substances balsamiques
Ont baigné longuement, qu’ils sont vernis, séchés,
Mortuaires bouquets d’aromates magiques,
Dans une chambre close, elle va les coucher.
Ils dorment oints d’odeurs par ses mains délicates.
Elle vient les veiller, elle leur parle bas,
Elle effleure parfois leurs lèvres écarlates,
Elle met des pavots coupés entre leurs bras...
Ou bien elle s’en va le soir dans les allées
Avec un grand bijou planté dans ses cheveux.
Elle tient sur son cœur une tête embaumée
Et baise quelquefois les yeux de cristal bleu.
Et moi je fus aussi porté chez l’embaumeuse.
Dans la chambre aux miroirs je me suis allongé,
J’ai senti le contact de ses mains merveilleuses,
Je fus par son scalpel vidé, puis partagé.
Je repose au milieu des pavots, bourré d’ambre,
De myrrhe, d’aloès et de nard pénétré.
J’entends son pas feutré qui glisse dans les chambres
Et j’ai la bouche peinte et les ongles dorés.
Ah! que ce soit bientôt à mon tour; prends ma tête,
Va-t’en parmi les seringas qui vont fleurir,
Mets le baiser du soir sur ma bouche muette
Et tends vers le soleil mes yeux sans souvenirs.

 

 

LE HUITIÈME PÉCHÉ

LA CRAINTIVE

L’HORREUR TENTATRICE

La tendre, la fidèle et la chaste était là...
C’était la peau de rêve au transparent éclat,
Le long cou délicat sur la gorge pudique.
D’un balcon bleu tombait une étrange musique.
Sur une soie indienne et des voiles rayés,
Elle se renversait avec les yeux noyés.
C’était elle! Et la jambe au dessin impeccable
Émergeait de la robe aux plis insoulevables.
Le pur mystère aimé de sa forme s’offrait.
O seigneur! Une main nonchalante serrait
La cheville et montait et s’arrêtait et, glauque,
Une bague y brillait comme un œil équivoque.

Deux hommes qui fumaient se penchaient pour mieux voir
Les lampes du souper flambaient dans les miroirs.
Elle cambrait son buste et soudain une face
Dont je ne distinguais que les deux lèvres grasses,
Prit ses lèvres, les écrasa, les savoura.
La tension des seins et le geste des bras
Indiquaient le plaisir qui consent et désire.
On entendait un bruit de verres et de rires...
Des fleurs au pistil noir s’effeuillaient à côté.
Une autre main plongeait dans le décolleté
Du corsage, arrachait les rubans et, pâmée,
Se dévoilait à tous la forme bien-aimée.
Pitié! Chassez au loin l’obscène vision!
La scène était plus proche et plus nette aux rayons
Des lampes qui tournaient comme des soleils ivres...
Je voyais le ruisseau de ses cheveux en cuivre
Couler parmi les arabesques du tapis.
Les murs prenaient de fantastiques coloris
Tachés en violet par des têtes lubriques...
Crucifiée, extasiée et magnifique,
Celle que j’adorais se tordait an milieu
De ces hommes dans un désordre radieux
Sous les bouquets penchant de lis, de balsamines
Qui lui tendaient de sexuelles étamines...
Et puis un grand silence arriva, tout se tut.
Une ombre s’étendit et je n’entendis plus
Que son rire, mais déformé, rauque, cynique,
Un rire de plaisir, un grand rire hystérique...

LES TROIS ADOLESCENTS

JE TE RÊVE, CASQUEE...

Je te rêve, casquée avec des cheveux bleus,
Devant l’adolescent étrange agenouillée
Comme devant un christ fardé, silencieux,
Dont tu baises le corps de ta bouche souillée.
Un reflet de chasuble erre dans les rideaux,
La nappe de l’autel est faite des draps vierges,
Le soir, en clignotant, jaune sur les carreaux,
T’éclaire nue ainsi qu’un invisible cierge...
Soudain la main du dieu serre ta nuque frêle,
Il se tord et défaille ainsi que pour mourir.
De l’ombre qui descend les miroirs s’ensorcellent.
La ville chante au loin l’oraison du plaisir.
Puis son visage peint se détend. Il repose.
Son corps mince s’enfonce au milieu des coussins...
Dans tes cheveux, sa main aplatit une rose...
Un hoquet de désir soulève encor tes seins...

LA FEMME AUX TROIS COLLIERS

La femme aux trois colliers sur l’homme asiatique
Se pencha, le frôlant des perles magnétiques
Et du chrysobéril verdâtre de son cou.
Le mulâtre à côté la tenait aux genoux
Dans la robe de bal plongeant sa tête épaisse
Et riait quand la fine main d’une caresse
De son rubis aigu l’égratignait exprès.
L’homme fiévreux de race blanche était auprès
De ce groupe, écoutant battre son cœur malade...
Du calice des lis sortait une odeur fade
Et sexuelle. Alors la femme tout d’un coup
Roula dans les coussins avec un rire fou,
Aux mâles frémissants s’offrant comme une proie...
Le crissement des peaux, le craquement des soies,

La robe partagée en deux des pieds aux seins,
Les hoquets de désir, les regards d’assassins,
Et l’éclair d’un poignard que lève l’homme blême...
La femme se dressant, le corps nu sous ses gemmes,
Tord alors le poignet débile, elle saisit
Un fouet caché parmi les velours cramoisis
Des tentures et cingle à grands coups le visage
Que la fièvre, la peur et la honte ravagent.
Puis, elle va s’étendre encor lascivement
Près du jaune muet, du mulâtre charmant,
Elle écrase par jeu l’or des lis sur leur bouche,
Ou les agace avec le bout de sa babouche...
Tous les plaisirs mauvais dans l’ombre sont assis
Et l’homme au front zébré pleure sur le tapis...

REPAS D’HOMMES

Le vin tachait la nappe et les plastrons des hommes
Et l’électricité dansait sur les cristaux...
Parfois glissaient de noirs maîtres d’hôtel fantômes,
L’alcool et le tabac empoisonnaient l’air chaud...
Et mes trois compagnons qui brandissaient leurs verres
Semblaient des animaux de plaisir laids et lourds.
Ils s’épanouissaient, jaunes, dans la lumière,
Ils bavaient de désir et hoquetaient d’amour.
Comme un gardien avec le fer pique des bêtes,
J’entretenais leur rut de propos singuliers
Et mon propre poison me montant à la tête,
Du feu que j’allumais je me mis à brûler.
«Dans un appartement profond, tendu de soie,
Sous la veilleuse rose et sous le baldaquin,
Elle dort presque nue et sa peau qui chatoie
Semble un bijou charnel serti de linge fin.
«Quand elle se repose elle a l’air d’une vierge.
C’est une courtisane au premier mouvement
Et sa gorge à minuit de la chemise émerge
Comme une pulpe d’or où vivent des ferments.
«Dans un demi-sommeil impudique et candide,
Elle se pâme en m’attendant, vivante croix.
Suivez-moi. Vous verrez que son corps est splendide,
Qu’elle a la jambe longue avec le buste étroit...»
Et l’avide troupeau qu’une flamme ensorcelle
Suivit le possédé que j’étais devenu.
Il faisait une nuit d’orage chaude et belle...
Dans les nuages se tordaient des êtres nus...
Les restaurants vibraient d’orchestres érotiques,
Des spasmes cadencés secouaient les maisons,
La ville tressaillait d’un rythme fantastique
Où se mêlait l’étreinte avec la pâmoison.
«Il est tard... Que fais-tu... C’est moi, ma bien-aimée...
Les meubles, les tapis me soufflaient son odeur...
Quand ma main se posa sur la portée fermée
Je défaillis d’espoir, de désir et d’horreur.
Je la pris par le corps et j’allumai la chambre,
Et j’arrachai le linge et les draps. La voilà!
Un parfum de cheveux, de femme blonde et d’ambre
M’enivrait. Allez donc, les bêtes, prenez-la...
Et sur l’être charmant qui criait d’épouvante
Dont j’avais adoré le cœur et la beauté,
Qui me tendait ses mains blanches et suppliantes,
Les trois fauves aux groins affreux se sont jetés.
Plus tard j’ai ramassé les roses écrasées
Qui faisaient sur les draps de grands cercles de sang.
Maîtrisant mon dégoût et domptant ma nausée,
J’ai recouvert de fleurs le corps éblouissant.
Elle pleurait à grands sanglots, vaincue et lasse,
Et grelottait dans le lit creux sous les draps froids.
«O splendide, ai-je dit, tu peux me rendre grâce,
Car je t’aimerai mieux, souillée ainsi trois fois.
«Tu m’humiliais avec une fausse noblesse.
Désormais, en cherchant le soir la volupté,
Nous serons tous les deux égaux dans les caresses:
Nous avons renié l’infâme pureté...»

 

 

LE MASQUE DE LA BEAUTÉ PERDUE

LE MASQUE DU SAMOURAÏ

LE TEMPLE BRÛLÉ

LA BONTÉ

Je ne crois pas qu’un dieu, dans de justes balances,
Pèse mon poids de bien et ma valeur de mal.
Nul jugement dernier ne rompra le silence.
La terre donnera de son grand rythme égal
Sans souci de pardon comme de récompense
Sa richesse féconde et son pouvoir vital,
Je suis un homme seul avec l’homme en présence.
C’était jusqu’à ce jour ma seule vérité,
Le bâton de ma vie et l’appui de mon âme.
Je savais dans le mal et dans l’adversité
Qu’il était quelque part un refuge écarté
Sur la bonne colline, où brûlait cette flamme.
J’y trouvais plus d’amour, même plus de beauté
Qu’en l’amour du soleil et l’amour de la femme,
Comment renoncerais-je à ma part d’héritage?
Je l’ai reçu si pur d’une si pure main!
Celui dont je le tiens le tenait en partage
D’un vieil homme blanchi, semblable de visage,
Et ce don est venu des temps les plus lointains.
Je garde ce dépôt du mal et de l’outrage.
Je veux transmettre aussi mon héritage humain.
Qui donc le recevra de la plus jeune race
De ces hommes marqués par une croix de sang?
Les cœurs sont plus mauvais, la lumière est plus basse.
C’est un soleil de mort qui dans le ciel descend...
Sur la vallée où sont les êtres gémissants
Qui poussera le cri du monde renaissant?
Quel héros juvénile osera crier grâce?
Par la nativité de la vigne et du pain,
Par le commencement des rites géorgiques,
Par le pollen, par le bourgeon, par le levain.
Par l’art premier, profond comme un chant liturgique,
Par le geste d’accueil que faisait l’hôte antique,
Par le creux de son lit et l’offre de son vin,
Je n’abjurerai pas la croyance organique.
Je bâtirai tout seul le temple sans colonnes,
Je ferai la muraille avec mes souvenirs,
Sculpterai le portail de l’espoir qui pardonne,
Je creuserai la voûte avec l’âme à venir,
Je l’illuminerai des cierges du désir
Pour placer sous la dalle où ne viendra personne
L’invisible trésor qui ne doit pas périr.

VIEILLESSE

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