La "National Gallery"
MURILLO
JEUNE BUVEUR
MURILLO, peintre de genre! Il semble qu’on profère une sorte de blasphème d’associer à ce nom glorieux une forme d’art réputée inférieure. Murillo, le peintre des Madones souriantes et des anges roses, descendre ainsi des régions célestes et se complaire au vulgaire spectacle des mendiants, des bouffons et des buveurs! Certes, la palette de Murillo se charge plus habituellement des couleurs tendres et délicates avec lesquelles on sertit de clartés la tunique des vierges ou l’auréole des saints; mais ce merveilleux ouvrier de Paradis était un homme, un Espagnol, un Sévillan. Redescendu de ses hauteurs, il s’intéressait en curieux et en artiste à tout ce qui sollicitait sa vue par le pittoresque ou la couleur. Tous les types séculaires de la vieille Espagne l’attiraient et il se plaisait à noter leurs gestes, leurs attitudes, à peindre leurs voyantes guenilles et leurs fiers haillons avec la méticuleuse précision d’un Flamand.
Ne dirait-on pas, en effet, une création flamande, ce Jeune buveur que nous reproduisons ici? Ne nous rappelle-t-il pas ces piliers d’estaminet que Vermeer de Delft et Jan Steen excellaient à peindre? Ne lit-on pas dans ce visage allumé de plaisir et dans le mouvement du bras qui serre amoureusement le flacon la même satisfaction sensuelle que nous trouvons sur les faces rubicondes des buveurs de Brauwer? Le type seul diffère: le jeune buveur de Murillo est Espagnol; ses traits n’ont pas l’ampleur ni le jovial épanouissement du masque hollandais, mais, à cela près, c’est la même solide facture, la même couleur sobre, le même réalisme, la même recherche du détail.
Phénomène curieux et qui démontre bien la souplesse du génie de Murillo, cet extraordinaire coloriste, l’un des plus chatoyants et des plus brillants qui soient, a su trouver les tons fauves et sourds qui conviennent à ces modèles de cabaret. Le Jeune buveur porte une souquenille couleur de bure; autour de son cou est négligemment noué un foulard blanc. Dans cette peinture il semble que l’artiste se soit complu à déployer sa virtuosité. Lui qui ne travaille qu’en plein ciel, dans l’éblouissante lumière des apothéoses, a voulu manier le clair-obscur et il a noyé d’ombre la tête de son personnage. Il s’y montre supérieur comme il est supérieur en tout. Habitué à dessiner des mains fuselées de Madones ou des menottes potelées d’angelets, il a trouvé des vigueurs rembranesques pour modeler ces mains nerveuses et solides de paysan qui sont des merveilles d’exécution.
Bartolomé Esteban, plus connu sous le nom de Murillo, naquit à Séville à la fin de l’année 1617, dans une modeste maison de la calle de las Tiendas, louée par son père aux religieux de San Pablo. Ce quartier était le plus misérable de la ville et avoisinait le quartier juif; là, l’enfant vagabondait avec les petits mendiants qu’il devait immortaliser plus tard par son pinceau. Ses parents étaient pauvres et il eut le malheur de les perdre à dix ans. La protection de son oncle, médecin sans grande clientèle, lui valut d’entrer chez un peintre comme élève. Il y fit surtout métier de domestique, balayant l’atelier, broyant les couleurs, nettoyant les brosses. Mais cela n’empêcha pas Murillo de travailler, et avant d’avoir atteint sa seizième année, il avait déjà placé des œuvres de lui dans plusieurs maisons religieuses de la ville.
Son maître ayant quitté Séville, il demeura seul; et pour gagner sa vie, il travailla pour la feria qui avait lieu une fois par semaine; les fermiers, les marchands, leurs transactions terminées, ne dédaignaient pas d’acquérir quelque Madone ou de poser séance tenante pour quelque portrait rapide que le jeune artiste leur livrait à très bon compte.
Persuadé qu’il avait encore à apprendre, Murillo, ne pouvant aller en Italie, résolut de se rendre à Madrid; il s’y présenta à Velazquez qui l’accueillit de suite, lui donna des conseils et lui ouvrit les portes des galeries royales; et quand il rentra à Séville, il était véritablement un peintre.
Il eut la chance d’obtenir une commande pour le couvent des Franciscains; cette peinture fraîche, harmonieuse, colorée, eut un succès immédiat. La réputation lui vint, et bientôt la fortune. Le pauvre petit peintre qui, trois ans auparavant, peignait à vil prix des tableaux pour la foire, épousa doña Beatrice de Cabrera y Sotomayor, de famille noble et riche. Il devint un personnage et quelques années après, il fondait à Séville une Académie publique d’art.
Son œuvre, qui est immense, fut surtout consacrée à la glorification de l’Église; c’est surtout par les scènes religieuses qu’il a assis sa réputation dans l’histoire de l’art. Néanmoins, il aborda tous les genres avec un égal bonheur; il peignit des paysages d’un très grand caractère, de nombreux portraits répandus aujourd’hui dans tous les musées du monde et surtout des types de pouilleux et de mendiants, observés dans sa vieille cité andalouse.
Le Jeune Buveur a été légué à la “National Gallery”, par M. John Staniforth Beckett en 1889; il figure dans la salle XIV, réservée à la peinture espagnole.
FRANZ HALS
GROUPE DE FAMILLE
FRANZ HALS ne peignait pas uniquement les personnages isolés. Groupes de régents, groupes de corporations et groupes de famille se sont multipliés sous son pinceau; Franz Hals a été en quelque sorte l’historiographe politique, social et domestique de Haarlem. Ses groupes de famille sont particulièrement nombreux: on en trouve à Haarlem, à Berlin, au Louvre, en Irlande, à Munich. Celui de la “National Gallery”, que nous donnons ici, est un des plus intéressants. Suivant une manière chère au peintre, les personnages y sont singulièrement pressés, tassés les uns sur les autres, dans un coin de la toile, devant un rideau épais et sombre de grands buissons et d’arbres; les claires notes des visages, des mains, des cols et des bonnets s’en détachent avec une vigueur de contraste très puissant, peut-être trop aisé et à coup sûr monotone, malgré le soin que prend Hals d’interrompre soudain ce fond sur un vaste et calme paysage mouvementé par le passage au ciel de grands nuages qui se bousculent. Tous les personnages ne s’enlèvent pas sur le fond uniforme; les derniers vers la gauche ont débordé sur l’espace plus ouvert, mais derrière leurs têtes les nuages et le ciel sont peints dans une teinte bistre et obscure. La plaine, les prairies sont immenses, et, accident unique dans l’œuvre du maître, on y aperçoit deux vaches tachetées au pâturage.
Les grands-parents sont assis avec la famille groupée debout autour d’eux. Cette famille appartient évidemment à la petite bourgeoisie hollandaise: sans doute des marchands que l’on devine endimanchés à l’allure un peu guindée de leurs attitudes. Franz Hals n’était pas d’ailleurs un metteur en scène bien habile; il lui importait peu que les personnages fussent écrasés sur un petit espace; une seule chose l’inquiétait, la traduction fidèle des visages et des caractères. Néanmoins, il y a de la bonhomie, du naturel et même de la grâce dans le mouvement des jeunes enfants qui s’ébattent au premier plan, et dans celui de la fillette qui tend si gentiment les menottes vers la grand’mère. Quant à la ressemblance, on la devine parfaite, on se persuade facilement que ces modèles alignés sur un fond de paysage n’avaient pas plus de distinction qu’il ne leur en a donné. Hals est un traducteur irréprochable de la nature, mais il se contente d’en exprimer ce que voient ses yeux, et rien de plus. Ne cherchons pas les pensées secrètes, les sentiments ou même les particularités de caractère qui peuvent différencier cet homme et ces femmes des autres habitants de la cité, n’essayons pas de descendre dans ces âmes que l’observation de l’artiste n’a même pas cherché à pénétrer. Franz Hals est réaliste, certes, mais son art ne dépasse pas, le plus souvent, la physionomie superficielle des personnages qu’il peint; il entend peu de chose au mystère de l’âme. Les lignes de la figure humaine, l’aspect variable que leur confèrent les mille jeux du modelé et de la lumière, c’est là ce qui le retient; il surprend au passage les transformations sans nombre qui vont de la plus grave sérénité à des explosions de douleur ou de joie; il transcrit les symptômes révélateurs de tous les sentiments, et lui-même, au gré de son humeur ou selon son âge, sait en provoquer l’éveil. Il ne se laisse diriger, circonscrire, absorber par personne. S’il n’a pas poursuivi les hautaines chimères sur les cimes infréquentées, il a vibré de plaisir et de souffrance. Son art n’est pas le miroir froidement exact des réalistes absolus. Le mouvement trahit, dans les images d’hommes et de femmes qu’il nous a laissées, leur résignation ou leur joie. Au lieu de n’être que véridique scrupuleusement, il l’est avec une fougue incomparable.
Franz Hals naquit à Haarlem, vers 1580, de parents qui avaient occupé d’honorables fonctions dans la cité. Après un court séjour à Anvers, il rentra dans sa ville natale, y fut l’élève de Karl Van Mauder, s’y maria et s’y fixa pour le reste de ses jours. Dès le début de son mariage, sa conduite donne lieu à de fâcheux commentaires: il se montre violent, extravagant et ivrogne, et il est réprimandé par les bourgmestres pour s’être porté à des sévices sur sa femme et pour avoir abusé de la bouteille. Néanmoins, il jouit de la considération publique, car il ne fait pas scandale et de plus il a du talent. Des notables de la cité lui demandent leur portrait; il a des commandes nombreuses et il arriverait à une belle fortune s’il savait conduire ses affaires et gouverner ses vices. Il a des dettes criardes et doit laisser des tableaux en gage pour payer son boulanger. Les Hollandais, gens pratiques, prennent prétexte de ses besoins pour obtenir des portraits à bas prix. Même à l’époque de sa plus grande vogue, ses tableaux sont cotés assez bas.
Hals produit avec une incroyable facilité et son œuvre est immense, mais elle ne peut le sauver de la misère. Devenu vieux, il doit implorer les secours de la municipalité qui lui consent une aumône de cinquante florins. Et quand il meurt, dénué de tout, la dépense pour son enterrement ne dépasse pas quatre florins.
Le Groupe de Famille fut longtemps conservé chez lord Talbot, au château de Malahide, en Irlande; il a été récemment acheté par la “National Gallery” pour la somme de 725.000 francs. Bien que partiellement repeint, il compte parmi les œuvres maîtresses de Franz Hals. Il figure dans la salle X, réservée à la peinture hollandaise.
W. HOGARTH
LA FILLE AUX CREVETTES
CERTAINS critiques et même des peintres comme Reynolds, ont dénié à Hogarth la qualité de peintre. Observateur ingénieux, physionomiste spirituel, dessinateur satirique; mais peintre, non. Pourquoi? Sans doute à cause que le genre adopté par lui—et qui est tout simplement le genre—ne jouissait d’aucun crédit à l’époque où vivait Hogarth.
Il en a été de même dans tous les pays pour tous les peintres qui se spécialisèrent dans cette peinture anecdotique. Decamps, chez nous, éprouva les mêmes injustices et subit les mêmes attaques. La postérité s’est chargée de les venger l’un et l’autre.
«N’est-elle pas d’un beau peintre de race, cette vivante figure de la Fille aux crevettes, dont le joyeux et blanc sourire, fixé d’un pinceau si rapide et si sûr, d’un pinceau d’impressionniste, semble éclore dans le brouillard de Londres, comme une fleur dans la nuit?» Où trouver une plus gracieuse figure de plébéienne, plus fraîche, plus saine, plus vraie? Sous la charge de la corbeille remplie de crevettes, et dans l’encadrement des cheveux noirs, le visage apparaît épanoui dans une gaîté splendide qui fait rire les yeux, retrousse le nez, fait éclore des fossettes et découvre les dents, de vraies perles. A la contempler, on songe à la Bohémienne de Franz Hals; mais le rire de la Fille aux crevettes, moins appuyé par le pinceau, acquiert une légèreté, une sorte de «flou» qui en augmente le charme. Ce type est bien celui de la jeune Anglaise, si fine et si précieuse—quand elle est jolie—qu’elle ressemble à un bibelot d’étagère. Quant à la couleur, elle est sobre, chargée de tons bruns, très chauds, qui font penser à la manière de Ribera quand il peignait les vermineux mendiants de Séville.
Hogarth fut avant tout le peintre des types populaires de Londres; ses prédilections et ses aptitudes l’inclinaient vers la notation des laideurs et des ridicules de son temps. Il y eut en lui, dès les débuts, un satirique et un observateur original. Né dans le peuple, en 1725, il trouva ses premiers modèles dans les tavernes, les cafés, les carrefours et les faubourgs de la grande cité.
«Tout concourait, écrit M. Philarète Chasles, à cette éducation spéciale; tout l’éloignait de l’idéal grec, de l’unité, de la règle antique et du type sévère du beau. Tout le préparait à devenir non l’élève du Titien, du Corrège et de Raphaël, mais le satirique vigoureux et souvent brutal, le peintre moral et souvent cynique du XVIIIe siècle anglais, le violent adversaire de la convenance attitrée et de la fausse élégance dans l’art, même du grand style et de l’idéal...»
Il voulut quand même aborder le grand style: il peignit la Fille de Pharaon, Sigismond et Danaé, le Bon Samaritain, la Prédication de Saint-Paul, etc., mais ce ne furent que des velléités passagères dans la carrière de l’artiste; il n’était manifestement pas taillé pour la grande peinture. Il appartenait plutôt à la race des peintres moralistes, et sa manière s’apparente à celle des petits maîtres hollandais, observateurs narquois des vices de leur époque, et à leurs qualités Hogarth ajoute cette pointe ironique et «pince sans rire» qui constitue l’humour anglais.
Nous retrouverons Hogarth au cours de cette publication, dans la scène du Mariage à la mode qui porta à l’apogée sa réputation et qui le classe parmi les plus grands maîtres de la peinture de «genre». Sur l’art d’Hogarth, nous ne saurions mieux faire que de citer l’opinion d’Armand Dayot, dans sa belle étude sur la Peinture anglaise:
«Faut-il voir dans Hogarth un des grands maîtres de la peinture anglaise, un technicien exemplaire? Assurément non; le don de composer lui fait souvent défaut. Dans la plupart de ses œuvres, voire même celles où l’intention philosophique est la plus lisible et où il paraît avoir voulu s’attacher plus aux idées qu’aux formes, l’envahissement souvent vulgaire de l’accessoire, la confusion de détails inutiles nuit à l’expression du sujet principal. Souvent aussi sa touche âpre et lourde, son dessin sec et heurté, sont en complet désaccord avec le caractère du sujet. On a pu dire que Hogarth avait quelque chose de Swift pour l’amertume et de Daniel de Foë pour la vérité. On aurait pu aussi ajouter que malheureusement dans toute son œuvre n’existe pas l’unité de forme et de pensée qui domine celle des deux grands écrivains.
«Ces réserves faites et en admettant même avec Mérimée que William Hogarth fut plutôt poète comique que peintre, il faut bien reconnaître que dans l’œuvre, si frémissante, de cet extraordinaire artiste, le plus anglais peut-être des peintres anglais, il existe des pages où l’expression de la critique des mœurs est d’une technique très adroite et qui fait songer parfois à celle de notre grand Chardin, avec plus de fluidité peut-être dans la caresse du pinceau et souvent autant de légèreté dans le clair-obscur des fonds. Assurément ces pages, véritables petites merveilles de métier, sont assez rares. Mais on les trouve encore sans trop de peine dans le prodigieux amoncellement des œuvres de l’artiste.»
La Fille aux crevettes (Shrimp Girl) compte parmi les toiles les mieux venues d’Hogarth. Elle a été léguée par M. Richard Wheeler Fund, en 1884, à la «National Gallery», où elle figure dans la salle XIX, consacrée à la vieille école anglaise.
GABRIEL METSU
LA LEÇON DE MUSIQUE
ON doit placer Gabriel Metsu—c’est ainsi qu’il signe son nom—parmi les peintres les plus habiles de l’école hollandaise. Il a un dessin juste et vrai, une couleur harmonieuse, une touche libre et facile. Chez lui, chaque coup de pinceau, bien posé, exprime une forme, et ce n’est point en polissant et en blaireautant qu’il arrive au fini. Son art est chose si admirable, qu’il sait rendre intéressants des objets qu’on ne regarderait pas dans la nature, des ustensiles de cuisine, des bottes d’oignons, des bocaux, des pots de grès, du gibier, des poissons et de la volaille plumée par quelque maritorne.
Dans cet ordre d’idées, il a produit des tableaux qui sont de vrais chefs-d’œuvre, notamment le Marché aux herbes d’Amsterdam, une des plus précieuses toiles hollandaises du musée du Louvre. Le plus gai mouvement anime la composition. Les commères, les chiens, la volaille, les ivrognes y grouillent et s’y bousculent, et tout cela est vif, amusant, plein d’observation et peint avec une rare maestria.
Cependant Metsu se souvenait volontiers qu’il avait été l’élève de Gérard Dow. Très souvent il traita les intérieurs reluisants de la Hollande, aux meubles bien frottés, aux cuivres brillants, mais il s’attardait moins que son maître à ce polissage minutieux et légèrement exagéré. D’ailleurs, chez lui, le décor n’est pas, comme pour Gérard Dow, la partie capitale de l’œuvre; il n’y joue que le rôle qui lui convient, un rôle d’accessoire. Ce qu’il traite avec le plus de soin, et avec une évidente prédilection, ce sont les personnages: et il rentre alors dans le genre élégant pratiqué par Terburg et Netscher. Mais il est moins compassé que celui-ci et moins précieux que celui-là. Terburg cherche à affiner ses modèles, Netscher à les ennoblir; Metsu se contente de les peindre tels qu’il les voit et tels qu’ils sont certainement. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de convertir en petits maîtres musqués et pomponnés, comme faisait Terburg, les fils de famille hollandais dont la roture éclatait malgré tout sous les flots de rubans, ni de les poser en grands seigneurs allant au petit lever du roi Soleil à Versailles, suivant la manière de Gaspard et de Constantin Netscher. Ses personnages à lui sont de bons bourgeois cossus, vêtus de bonnes et solides étoffes, mais dénués de prétentions. Ils ont du naturel, de la jovialité, des mines bien portantes et se distinguent tous par un tour spirituel et bon enfant que l’artiste tirait de son propre fonds pour le leur donner.
Ce sont des personnages de cette catégorie que nous montre Metsu dans sa Leçon de musique. Étrange leçon de musique que celle-là! Certes, on aperçoit bien le clavecin, grand ouvert devant la dame et nous pouvons admettre à la rigueur que le papier qu’elle tient à la main est un morceau de musique. Mais il faut croire que la leçon n’est pas trop sérieuse, à en juger par l’attitude du professeur. Nous le voyons plus occupé du vin contenu dans son verre que des progrès de son élève. Son violon d’accompagnateur repose oisif sur la table voisine et rien n’annonce que la leçon va bientôt reprendre. Il a bien tous les dehors de son emploi, le joyeux professeur. Il appartient évidemment à cette race, vieille comme le monde, des coureurs de cachet, dont Aristophane faisait déjà des gorges chaudes.
Il a dans l’attitude et dans le costume, quelque chose du pédant et du pique-assiette, pour qui chaque leçon est une aubaine, un prétexte à décrocher quelques miettes. Peut-être aussi est-il tout simplement Hollandais, c’est-à-dire ami de la bouteille et ayant besoin, pour retrouver son éloquence professionnelle, d’aller la chercher de temps en temps au fond du verre.
La dame, elle, regarde son professeur en souriant. Elle est habituée sans doute à ces intermèdes bachiques. Et la conversation va son train. Elle n’est pas très jeune ni extrêmement jolie, cette blonde Hollandaise, avec ses cheveux tirés et roulés sur la nuque, avec son front bombé, son nez qui relève et son menton qui tombe; elle n’est pas non plus d’une élégance bien raffinée dans le corsage rouge et dans l’ample robe jaune qui drapent ses robustes appas. Mais il y a quand même du charme dans ce visage fleuri et bien portant qui sourit avec complaisance aux explications du musicien; il y a de la finesse aussi dans le plissement des yeux bridés et dans le pincement des lèvres.
Il faut également noter dans ce tableau, avec le naturel des personnages, l’art supérieur du coloris dans lequel les Hollandais furent toujours des maîtres. Les tons vifs et les teintes discrètes s’y distribuent avec une ingéniosité parfaite, les unes faisant valoir les autres, et toutes se fondant dans le plus harmonieux ensemble. A l’habile opposition des lumières et des ombres, il est facile de deviner que Metsu travailla dans l’atelier de Rembrandt et y apprit à manier le clair-obscur.
Si la “National Gallery” est riche aujourd’hui en tableaux de l’école hollandaise, elle le doit à la munificence d’un collectionneur éclairé, M. Robert Peel, qui lui en a légué un nombre considérable, en 1871. Parmi ces toiles, la plus précieuse est certainement cette charmante Leçon de musique, que nous donnons ici. Elle figure dans la salle XII, réservée aux œuvres de la collection Peel.
ROSA BONHEUR
LE MARCHÉ AUX CHEVAUX
CONDUITS ou montés par les meneurs, les jeunes chevaux se bousculent et se ruent, par le boulevard Saint-Marcel, vers la rampe qui donne accès au marché aux chevaux. A gauche, fermant la perspective, se dresse le dôme de la Salpêtrière.
Il se dégage de ce tableau célèbre, une impression de mouvement frénétique et d’irrésistible puissance. Voici de vigoureux percherons, à robe pommelée, la queue roulée, qui tirent violemment sur le bridon et frappent le sol de leurs membres solides. Entraînés par le vertige de la course, d’autres chevaux les suivent, animés, les naseaux fumants, la crinière envolée, élégants ou trapus, selon la race. Au centre du tableau, un magnifique étalon noir, ardente bête aux yeux de feu, se cabre en un mouvement superbe, tandis que son meneur le frappe sur la tête pour l’obliger à reprendre pied. Derrière ces chevaux de premier plan, d’autres s’aperçoivent et l’on devine que d’autres encore suivent, et l’on croit entendre le fracas, sur le sol, des sabots impatients ou furieux.
Cette ruée vertigineuse d’une force formidable et aveugle est traduite avec une prodigieuse intensité. Par cette œuvre admirable, Rosa Bonheur se classa, du jour au lendemain, au premier rang des peintres animaliers de son temps.
Dès sa plus tendre enfance, Rosa Bonheur avait marqué une prédilection toute particulière pour les bêtes. Elle les connaissait, les comprenait et les aimait. Aux alentours de la maison paternelle, à Neuilly, se trouvaient des fermes abondamment pourvues de vaches, de moutons, de porcs, de volailles. Munie de ses crayons, elle allait s’y installer et pendant la journée entière, elle essayait de surprendre et de noter les différentes attitudes de ses modèles préférés. Bientôt il ne lui suffit plus de les étudier au dehors, elle veut en avoir chez elle. Elle obtient de son père d’hospitaliser un mouton dans l’appartement: peu à peu la ménagerie s’accroît d’une chèvre, d’un chien, d’un écureuil, d’oiseaux en cage et de cailles qui évoluent en liberté dans sa chambre. Plus tard, à sa propriété de Chevilly ou à son château de By, elle y ajoutera des gazelles, des cerfs, des daims, des chevaux, des chiens de toute espèce, des taureaux, des vaches, des mouflons, des isards, des singes, des yacks, des sangliers, des aigles, des lions.
Rosa Bonheur avait trente ans lorsqu’elle exécuta son Marché aux chevaux dont l’histoire mérite d’être relatée.
Malgré son succès triomphal, cette toile ne trouva pas immédiatement acheteur et rentra dans l’atelier de l’artiste. Elle ne fut acquise que plus tard par un grand marchand de Londres, M. Gambard, qui la paya 40,000 francs. Quand elle traita avec M. Gambard, Rosa Bonheur, qui ne fut jamais avide, craignit d’avoir demandé une somme trop forte. Comme son acquéreur désirait faire reproduire le tableau par la gravure et que celui-ci était de dimensions considérables, peu commodes pour le travail du graveur, elle offrit à M. Gambard de lui faire, à titre gracieux, une réduction du Marché aux chevaux au quart de l’original.
M. Gambard, qui faisait une excellente affaire, accepta, on devine avec quel empressement. La réduction fut livrée et immédiatement achetée par un amateur anglais, M. Jacob Bel, pour une somme de 25.000 francs. Quant à l’original, il fut exposé dans la galerie du Pall-Mall; mais ses grandes dimensions rebutaient les acheteurs. Il fut enfin acquis par un Américain, M. Wright, au prix de 30.000 francs, avec la clause que M. Gambard le conserverait encore deux ou trois ans pour l’exposer en Angleterre et aux États-Unis. Quand le moment de la livraison fut arrivé, l’Américain prétendit avoir droit à la moitié des bénéfices produits par les diverses expositions de l’œuvre. Si bien que le tableau original acheté 40.000 francs par M. Gambard, ne lui fut définitivement payé que 23.000 francs, tandis que la réduction qui ne lui avait rien coûté lui en avait rapporté 25.000. Bien plus tard, l’Américain possesseur de l’original ayant fait de mauvaises affaires, le Marché aux chevaux fut mis aux enchères et adjugé 265.000 francs à M. Vanderbilt qui en fit don au musée de New-York.
Quant à la réduction que nous donnons ici, M. Jacob Bel la légua à la “National Gallery” où elle se trouve actuellement.
Quand Rosa Bonheur apprit que cette réduction allait entrer au musée de Londres, elle fut prise d’un scrupule qui montre bien sa probité. Croyant n’y avoir pas apporté le même fini qu’à l’original, elle recommença une troisième fois le Marché aux chevaux et y mit une telle conscience, y déploya tant de talent que d’aucuns estiment cette deuxième réplique supérieure à l’original. La toile achevée, elle l’offrit à la “National Gallery”. Les autorités anglaises, très touchées du désintéressement de l’illustre artiste, la remercièrent vivement, mais, se jugeant liées par le legs de Jacob Bel, ne crurent pas pouvoir accepter son offre généreuse. Cette réplique fut achetée pour 25.000 francs par M. Mac Connel.
Le Marché aux chevaux figure dans la salle XVI, réservée à la peinture française.
DAVID TÉNIERS (le Jeune)
VIEILLE FEMME PELANT UNE POIRE
DANS le royaume fantaisiste qu’il s’est choisi comme domaine, David Téniers le Jeune est resté maître incontesté. Il ne cherche pas ses sujets dans le monde élégant et il n’use pas sa palette à peindre les somptueuses décorations des maisons riches. En Flamand de pure race, il se sent davantage attiré vers les scènes plus vulgaires mais plus pittoresques de la vie campagnarde. Il adore peindre les cabarets embués de la fumée des pipes, les ivrognes à trogne joviale, les paysans balourds et les femmes plantureuses des Flandres. Il n’est certes pas le peintre de la beauté, dans son acception la plus généralement admise, mais il a su démontrer—avec beaucoup d’autres peintres de son pays—que l’art ennoblit tout, embellit tout, même les sujets qui nous paraissent au premier regard les moins dignes de la peinture.
On s’explique mal aujourd’hui, devant ces tableaux charmants, le discrédit qui les frappa pendant si longtemps. Louis XIV, à qui l’on montrait quelques œuvres de Téniers, eut un geste de dégoût: «Qu’on ôte de devant moi ces magots!» s’écria-t-il.
A la rigueur on excuse la colère du grand roi, qui n’admettait en art que les compositions solennelles et nobles. Possédant Le Brun, il ne pouvait honorer même d’un regard Téniers le Jeune.
Celui-ci d’ailleurs ne travaillait pas pour Versailles. Son ambition ne visait pas si haut. Il n’en avait d’autre que de traduire fidèlement et aussi spirituellement que possible les scènes quotidiennes de la vie paysanne de son temps. Par l’exactitude, la diversité et la vérité de son œuvre, il se classe comme l’historiographe le plus complet des mœurs flamandes au XVIIe siècle.
Mais Téniers n’est pas que cela; il est en même temps un merveilleux artiste. Peu de peintres ont manié le pinceau avec plus de légèreté et plus de science. Sous l’apparent laisser-aller de ses compositions, le dessin s’affirme net, solide, avec des contours accusés et précis; sa couleur est blonde, transparente, lumineuse et chaude. Ce virtuose de la palette, qui brossait un tableau en quelques heures, possédait une sûreté de main que les artistes les plus scrupuleux et les plus savants lui auraient enviée.
Nous trouvons un exemple de ces remarquables qualités dans le tableau de la Femme pelant une poire, reproduit ici.
Dans un taudis de village, moitié grange et moitié logement, une vieille femme est assise, dans un rai de lumière, tombant d’une fenêtre qu’on ne voit pas. Elle porte le costume des paysannes flamandes, sur lequel est noué un tablier bleu. Le couteau à la main, elle pèle une poire qu’elle jettera sans doute après dans la terrine de grès posée à côté d’elle. Les autres poires qui gisent à terre semblent indiquer qu’elle prépare des confitures. A en juger par le titre, c’est là tout le sujet, et l’on serait tenté de dire, avec les contempteurs des Flamands, qu’il est bien mince pour retenir l’attention d’un peintre. Ne nous y trompons pas. Cet épisode banal n’est qu’un prétexte dont Téniers s’est servi pour nous montrer un intérieur campagnard de son époque.
Voyez avec quelle entente de son art il a disposé toutes les parties de son tableau. Tout près de la brave femme assise, il a placé, dans un pêle-mêle pittoresque, les principaux attributs d’une cuisine de campagne. Sur une cuve retournée, un chaudron fait étinceler ses cuivres, tandis que sur un billot une bouteille fermée d’un bouchon de papier et une casserole voisinent avec une pipe, celle du maître du logis. On ne voit pas le paysan, seigneur du lieu, mais sa présence se révèle à la veste et au chapeau jetés négligemment, entre deux poutrelles, au haut du four. A la droite de la femme se tient une levrette. Dans le fond de la pièce, éclairée par la porte ouverte, on aperçoit un bahut, une chaise et une sorte de cabestan sur lequel s’enroule une corde. L’ensemble de cet intérieur est modeste, presque pauvre, mais en dépit de l’apparent désordre qui y règne, tout y est d’une propreté parfaite.
Tout l’intérêt de ces détails, en apparence insignifiants, réside dans la manière supérieure dont ils sont traités. Ce qui frappe notamment dans ce tableau, c’est l’admirable distribution de la lumière, un art difficile entre tous. Seul un grand peintre pouvait trouver ces tons dorés, cette atmosphère transparente qui éclaire si harmonieusement la partie gauche de la toile. Pas de lueurs brutales, faciles à produire par des oppositions de touche, mais une lumière égale, tamisée, qui se pose sur les objets, doucement, et qui donne l’illusion complète de la réalité. Plus extraordinaire peut-être est la pénombre dans laquelle est plongé le reste de la pièce. Ombre lumineuse, merveille de clair-obscur, qui ne laisse dans la nuit aucun détail, et qui permet de voir jusque dans les coins les plus assombris de la chaumière.
La Vieille femme pelant une poire fait partie de l’ancienne collection de la “National Gallery”. Elle y figure dans la salle X, réservée à la peinture flamande.
RAPHAËL
LA VIERGE ET L’ENFANT
CETTE magnifique peinture, plus connue sons le nom de Madone degli Ausidei, peut être considérée comme l’un des plus purs chefs-d’œuvre de Raphaël. Jamais «l’ange d’Urbino» ne s’est élevé à une plus grande hauteur d’expression ni à une plus sublime perfection.
La Vierge est assise sur un trône élevé auquel on accède par des degrés; au-dessus du trône, un baldaquin frangé de vert s’avance et abrite la mère de Dieu. La Madone est vêtue d’une robe de pourpre recouverte d’un large manteau bleu. Sur son genou droit est assis l’Enfant Jésus, tout nu, les jambes croisées, une menotte ramenée sur la poitrine. De la main gauche, la Vierge maintient sur son autre genou un livre d’heures dont elle montre les enluminures à son divin Fils. Sa tête auréolée s’incline vers le livre, en une attitude où se lisent l’attention, le respect et l’infinie tendresse de son cœur.
Debout à la droite du trône se tient saint Jean-Baptiste, revêtu d’une cape rouge admirablement drapée. Ce personnage peut passer pour l’un des plus beaux morceaux qui soient jamais sortis de la palette d’un peintre. On ne peut guère lui comparer que le fameux Saint Jérôme du Corrège. Il est impossible de rêver, pour un corps humain, plus de noblesse et de perfection des formes. Quant au visage, il est un vrai prodige d’expression et d’exécution. Posée en un raccourci d’une grande hardiesse, cette figure est un miracle de vie et d’éloquence. On y lit la ferveur, l’adoration, l’extase, poussés à des limites de réalisation que nul peintre, après Raphaël, n’a jamais atteintes.
A la gauche du trône, se tient saint Nicolas de Bari, en habits épiscopaux, crossé et mitré. Sa belle et fine figure est inclinée sur un missel qu’il paraît lire avec beaucoup d’attention. Aux pieds de l’évêque, on ne devine pourquoi, sont représentées trois pommes. La présence de ce saint s’explique sans doute par quelque lien de parenté qui l’aurait uni à la famille Ausidei, donatrice du tableau.
Au-dessous du fronton du trône se lit l’inscription: Salve, Mater Christi. Derrière, une grande fenêtre à plein cintre, par l’ouverture de laquelle la vue s’étend sur un panorama de ville et sur un horizon formé de montagnes bleues.
Toute la composition est équilibrée sur un rythme savant, harmonieux comme de la musique, et les lignes s’y combinent, s’y répondent en formant les plus heureuses oppositions. La beauté du dessin, la noblesse des types, la pureté des contours, le beau jet et le grand goût des draperies n’ont rien à envier à la statuaire grecque. Dans ce chef-d’œuvre, le spiritualisme chrétien idéalise la perfection plastique. Ce ne sont pas seulement de beaux corps que nous avons sous les yeux, ce sont des âmes célestes. Raphaël les créait à son image.
Personne n’a su comme Raphaël donner à la mère de Jésus cette beauté à la fois idéale et réelle, virginale et féminine, cette pureté de regard, ce sourire charmant qui est le sourire de l’âme, plus encore que celui des lèvres. Il a fixé à jamais le type de la Madone, et c’est toujours avec les traits d’une Vierge de Raphaël que l’idée de «Marie pleine de grâce» se présente au dévot, au poète, à l’artiste.
Nous parlons ici de la Madone telle que le peintre d’Urbin la comprenait dans les derniers temps de sa vie, au sommet de sa troisième manière. Dans ses seconde et première manières, lorsqu’il se souvient encore des leçons du Pérugin, Raphaël représente la Vierge d’une façon plus naïve, plus timide, non moins charmante, qui se sent encore un peu du style gothique. Il la place dans des paysages ornés de villes et de fabriques qui n’ont rien de commun avec la Judée, et, sur le ciel clair, il profile des petits arbres au feuillage sobre et rare.
C’est à cette manière qu’appartient la Madone degli Ausidei. Raphaël n’avait que vingt-trois ans quand il l’exécuta. La Vierge, en dépit de sa beauté, n’y a pas cette suavité céleste que le peintre lui donnera plus tard; elle tient encore par quelques traits à la matérialité terrestre. Le tableau n’en est pas moins un pur chef-d’œuvre.
Cette Madone avait été peinte par Raphaël pour la chapelle de famille de Filippo di Simoni de Ausidei, dans l’église de Saint-Florent, à Pérouse, petite église sans grand aspect architectural que l’on peut voir encore de nos jours dans cette ville. Vers la fin du XVIIIe siècle ce tableau devint la propriété du troisième duc de Marlborough, à qui il avait été signalé par son frère, lord Robert Spencer. Lorsque le bruit se répandit, en 1884, que le huitième duc était sur le point de vendre sa collection, l’Angleterre fit tous ses efforts pour conserver la précieuse Madone. Le directeur de la “National Gallery”, Sir Frederick Burton, chargé d’estimer cette peinture, l’évalua 2.773.000 francs. M. Gladstone, qui était à cette époque, chancelier de l’Échiquier, en offrit 1.720.000 francs au duc de Marlborough. Cette transaction fut sanctionnée par un acte spécial du Parlement, et la Madone degli Ausidei est aujourd’hui la propriété de l’Angleterre. Elle figure à la “National Gallery” dans la salle VI, réservée à l’école ombrienne.
REYNOLDS
LADY COCKBURN ET SES ENFANTS
LADY COCKBURN, drapée sous sa robe blanche, d’un ample manteau couleur safran bordé d’hermine, est représentée assise avec ses trois enfants. Le plus jeune, baby d’un an à peine, est posé tout nu sur les genoux de la jeune femme et, dans un geste d’un naturel charmant, saisit son pied avec sa menotte. Un autre, également potelé et presque aussi peu vêtu, se dresse sur les genoux de sa mère dont il accapare l’attention en lui contant quelque naïve et puérile histoire. Un troisième, placé derrière la chaise, se hisse vers la maman dont il emprisonne le cou avec les bras, et passe sa tête éveillée par-dessus l’épaule maternelle. A côté du groupe, sur un perchoir, près du soubassement dune colonne, un magnifique ara des îles étale son éclatant plumage. Une draperie d’un rouge éteint sert de fond au tableau et laisse apercevoir, en se relevant, un coin de paysage et un pan de ciel bleu.
Tout est charmant dans ce tableau, comme agencement et comme exécution. Tout au plus pourrait-on lui reprocher de manquer un peu d’atmosphère, de situer les personnages dans un cadre dépourvu de profondeur, sur un plan trop uniforme. Mais, ces légères réserves faites, il convient d’admirer la gracieuse disposition du groupe, le charme délicat de tous ces visages—celui de la mère aussi bien que celui des enfants—la souplesse du dessin, la précieuse harmonie des tons.
Reynolds restera, dans l’histoire de l’art anglais, comme le peintre de la grâce aristocratique, dans ce qu’elle a de plus délicat et de plus raffiné. Il fut moins bien doué que certains de ses rivaux; Gainsborough, notamment, avait plus de spontanéité, de sensibilité et, disons le mot, de génie. Mais tout ce qu’on peut acquérir par une volonté de fer et un travail opiniâtre, Reynolds se l’assimila et en tira des effets merveilleux.
«Reynolds, écrit Armand Dayot, puisait son génie dans une sorte d’enthousiasme réfléchi, après avoir tout d’abord nourri son esprit des sages et graves conseils de Richardson et rempli ses yeux de la plus pure lumière des écoles de Rome, de Parme et de Venise. Phénomène très curieux dans l’histoire de l’art, l’œuvre de Michel-Ange pesa de son poids formidable sur la volonté du maître anglais, et le peintre gracieux de la femme et de l’enfant, le peintre exquis, un peu superficiel, de la grâce blanche et rose des ladies aux robes légères et des babys aux yeux couleur de ciel et aux cheveux d’or fin, se prosternait avec une ferveur passionnée devant les terribles peintures de la chapelle Sixtine et devant les tombeaux de la chapelle des Médicis...
«Malgré son admiration profonde pour Michel-Ange, Reynolds fut avant tout un élève des Vénitiens. Le Titien, Véronèse et le Tintoret furent ses maîtres véritables. Dans ses recherches infinies pour pénétrer le secret de ces grands artistes, dont il aimait instinctivement l’art fastueux, le coloris éclatant, dans ses élans de passion pour saisir le secret de leur génie, on le vit sacrifier des toiles dues à leurs divins pinceaux, afin d’en décomposer les couleurs, d’en découvrir les pratiques mystérieuses.
«N’hésitons pas à nous ranger parmi ceux qui déplorent cet excès de conscience et de curiosité artistiques.
«En résumé Reynolds est parvenu, à force d’habileté, à dissimuler et à fondre dans une unité, qui cependant lui est bien propre, les divers emprunts de sa palette, et si, en sacrifiant des tableaux du Titien et du Tintoret, pour découvrir par le frottement les diverses couches de couleurs que ces maîtres avaient employées, il eut la curiosité un peu excessive du passé, on est obligé de reconnaître qu’il sut, avec une science et un art incomparables, surtout dans les portraits de la femme et de l’enfant (genre où il est supérieur), donner à ses personnages, par l’esprit naturel des attitudes, par des arrangements de fond appropriés au sujet, par des effets de lumière très imprévus, un caractère tout particulier que souligne encore l’emploi de rouges et de bruns qui appartiennent à sa palette.»
C’est par des œuvres de grâce exquise, comme ce portrait de Lady Cockburn que le nom de Reynolds rayonne si doucement au ciel de l’art. Il manque certainement d’observation, de pénétration psychologique. De ses modèles il ne peint que le visage, sans chercher l’âme. Mais n’est-ce pas déjà une belle gloire que d’avoir exprimé avec tant de délicatesse toutes les distinctions et toutes les élégances de la femme et toutes les grâces de l’enfant?
Le portrait de Lady Cockburn et ses enfants avait été légué en 1892, à la “National Gallery” par lady Hamilton. Mais comme plusieurs héritiers de sir James Cockburn firent valoir leurs droits sur cette peinture, elle fut restituée en 1900 à ses légitimes propriétaires qui la mirent en vente. M. Alfred Beit l’acheta pour 500.000 francs et, quatre ans après, en fit don à la “National Gallery”, où elle figure aujourd’hui dans la salle XVIII réservée à la peinture anglaise.
LE TITIEN
BACCHUS ET ARIANE
GUSTAVE GEFFROY, dans ses Musées d’Europe, décrit ainsi cette magnifique peinture:
«Bacchus roi, vainqueur de l’Inde et de ses monstres, traîné par des tigres sur le char de triomphe, suivi de Ménades et d’Ægipans qui brandissent les membres déchirés des animaux consacrés dans le mystère de la passion dyonisienne, parmi le tumulte des tambourins et des tympanons, Bacchus revient des contrées barbares vers une Grèce lucide et limpide, peuplée de villes et de paysages. Ariane, effarée, court vers le rivage, près de la mer où disparut Thésée, et sa main retient le désordre de ses vêtements, en un geste charmant qu’indiqua, que dessina Catulle dans la fermeté plastique de ses vers. Les arbres frémissent. Une constellation bienveillante luit au ciel. Le dieu, transporté, saute à bas du char, et l’image légère de la délaissée, à demi drapée dans l’ampleur de ses voiles, qui laissent voir la richesse blonde de sa chair vénitienne, fuit devant l’élan du triomphateur qui semble s’envoler, soutenu par son manteau. Un délicieux petit faune aux yeux brillants traîne la tête d’une victime, un chien aboie, les cymbales et les tambourins retentissent.»
Ce splendide chef-d’œuvre fut exécuté par Titien vers 1523 pour le duc Frédéric de Gonzague. C’est peut-être le plus beau morceau de peinture italienne que possède la “National Gallery”. Jamais Titien n’a poussé plus loin la perfection de la forme et la magie de la couleur. Les personnages y sont d’une beauté qui rappelle les œuvres les plus accomplies de la statuaire grecque. Quant au paysage, il s’accorde parfaitement au caractère fantastique de l’œuvre. Rembrandt, qui s’y connaissait en coloris, voyant ce tableau, se plaignait de ne pas trouver de termes assez forts pour le vanter. Il s’extasiait surtout sur «l’impossible magnificence de ce bleu» qui s’épand sur le ciel et sur les flots de la mer.
Il est évident que Turner, qui a traité aussi Bacchus et Ariane, s’est inspiré, pour les deux principales figures, du tableau du Titien.
Quand on a contemplé cette harmonieuse composition, quand on l’a bien comprise, on est en mesure d’apprécier l’influence que l’école vénitienne a exercée sur la peinture de tous les temps et de tous les pays.
De cette école, Titien possède toutes les qualités, portées à leur suprême degré de perfection. Son coloris est le plus beau que jamais palette humaine ait posé sur une toile; son dessin n’est pas moins sûr que sa couleur; il a de la vigueur, de la souplesse, de l’élégance, du modelé; il est le maître que l’on consulte toujours utilement, avec la certitude de n’être jamais trompé.
Le Titien a été l’un des plus prodigieux artistes que le monde ait connus. Sa vie s’est prolongée durant un siècle, sans que sa main, même aux heures extrêmes de la vieillesse, ait eu la moindre défaillance. C’est un astre qui n’a pas connu de déclin. Lorsque la peste l’emporta, en 1575, il avait conservé intacte la plénitude de son génie. Les plus belles de ses peintures furent faites par lui alors qu’il avait dépassé les années que le Psalmiste concède à l’homme.
Il traita tous les sujets, tableaux d’autel, portraits, tableaux historiques, mythologiques, allégoriques, et il serait malaisé de décider une préférence pour l’une ou l’autre de ses œuvres. Il n’a pas consacré de toile spécialement au paysage, mais le sentiment de la nature alla toujours en augmentant chez lui; et depuis le moment où il acheva la dernière peinture de son maître Bellini jusqu’au jour où la peste vint le saisir à son travail, devant son chevalet, il ne cessa d’exprimer, comme dans Bacchus et Ariane, le charme de la campagne tel qu’il le ressentait.
Comme peintre allégorique et mythologique, il restera fameux, parce qu’il est celui dont l’œuvre s’adresse le plus à la sensualité humaine. Sans scrupule, avec une audace extraordinaire, il a donné au monde des peintures païennes, exécutées par lui avec la joie d’un écolier qui a trouvé la porte d’un verger ouverte. Il s’y échappe libre et enthousiaste; bien qu’atténuée par les années, cette fougue subsiste jusqu’à la fin de sa carrière, où son œuvre exulte encore de la joie de vivre et reste l’expression la plus intense du mouvement de la Renaissance, avec la glorification de l’amour et du corps humain.
Supérieur dans tous les genres, génie puissant et créateur, Titien fait partie de cette élite glorieuse qui honore l’art et l’humanité.
Bacchus et Ariane fut acheté pour la “National Gallery” en 1826, en même temps que le Quo vadis d’Annibal Carrache et la Bacchanale de Poussin, pour une somme globale de 225.000 francs. De la sorte cela mettait à un prix très modeste le merveilleux chef-d’œuvre du Titien, qui figure aujourd’hui dans la salle VII, réservée à l’école vénitienne.
JAN VERMEER
LA FEMME A L’ÉPINETTE
IL a fallu trois siècles pour rendre à Jan Vermeer de Delft la justice qui lui est due et jusqu’au nom qui fut le sien. Bien que fort estimé de son vivant, son œuvre suivit dans la disgrâce celui de tous les peintres hollandais et flamands du XVIIe siècle. Cette époque, subissant l’ascendant de Versailles, n’avait plus d’yeux pour la peinture familière, minutieuse, un peu mesquine des «petits maîtres»; la mode était aux grandes compositions, pompeuses et nobles, célébrant des actions héroïques ou de fabuleux exploits. L’évolution qui s’opéra, dans le siècle suivant, ne fut pas plus favorable aux Hollandais: on changea la formule, mais les peintres qui donnèrent le ton s’appelaient Boucher, Fragonard, Watteau, et la société du moment était la plus élégante et la plus raffinée que le monde eût jamais connue. C’était le siècle des madrigaux et des boudoirs, des conversations galantes, des robes à paniers, des perruques poudrées, des pastorales fleuries et enrubannées. Quelle figure auraient pu faire les tableaux de Téniers ou de Van Ostade dans les coquettes demeures dorées et festonnées du règne Louis XV? De quel œil horrifié les délicates marquises de l’époque auraient-elles vu les fantaisies de Van Steen ou les intérieurs Terburg sur les panneaux laqués de leur salon?
Loin de servir les «petits maîtres», la venue de David ne fit que les enfoncer davantage dans la réprobation et le mépris. Le grand pontife du classicisme n’admettait même pas qu’on pût compter au rang des peintres, des hommes ayant ravalé leur pinceau à d’aussi misérables objets.
Il ne fallut rien moins que la poussée naturaliste de 1850 pour rendre à ces parias de la peinture la part de gloire qu’ils méritaient. L’art de Courbet, une fois accepté, permit de comprendre le charme de ces tableaux familiers, sans prétentions, mais si parfaits qu’on y découvre toutes les qualités de la grande peinture. Et bientôt surgirent à nouveau, des limbes profondes de l’oubli, tous ces noms aujourd’hui glorieux, les Téniers, les Van Ostade, les Brauwer, les Nicolas Maës, les Terburg, les Peter de Hooch, les Vermeer.
De tous ces peintres, Vermeer est celui à qui le désastre fut le plus fatal, il y perdit jusqu’à son nom. Dans ces derniers temps encore, une similitude de nom le fit confondre avec les Van der Meer de Haarlem. Et même, aujourd’hui, bien des œuvres qui lui appartiennent sont arbitrairement attribuées à d’autres Hollandais de la même époque. Seules, les toiles qui portent sa signature sont admises comme siennes, et cela explique la rareté des œuvres de Vermeer, qui fut cependant un artiste remarquablement fécond.
Jan Vermeer naquit à Delft où il fut baptisé le 31 octobre 1632. Les détails sur sa vie sont assez rares. Certains commentateurs croient qu’il étudia la peinture avec Fabritius, d’autres nomment Rembrandt comme son maître. Mais rien dans sa manière n’indique qu’il ait fréquenté l’atelier du grand peintre d’Amsterdam. Quant à Fabritius, il était du même âge que Vermeer et il y a peu d’apparence qu’il ait été son maître puisqu’ils brillèrent en même temps à Delft. Il est plus logique de supposer, avec M. Havard, qu’il fut l’élève de Bramer, peintre de Delft, ami et allié de la famille Vermeer.
Quoi qu’il en soit, Vermeer, tout jeune, jouit d’une grande réputation dans sa ville natale. A l’exemple de bien des artistes de son temps, comme Brauwer, comme Franz Hals, comme Rembrandt lui-même, il mena une existence assez décousue. Malgré de nombreuses commandes, il ne réussit pas à sortir de la médiocrité et très souvent il eut maille à partir avec les créanciers et les hommes de loi. Quand il mourut, en 1675, à l’âge de quarante-trois ans, il ne laissait que des dettes à sa femme et à ses huit enfants.
Très habile en son art, Vermeer, peignit des portraits, des sujets de genre, des paysages, des vues de villes. Toutes ses œuvres connues se distinguent par des qualités de premier ordre: un dessin ferme, vigoureux, une couleur solide, posée par larges traits qui rappellent la manière des peintres romantiques; il avait le sens de la composition et il savait exprimer avec finesse et légèreté le caractère d’une figure et le charme d’un intérieur.
Voyez dans quelle jolie lumière baigne cette Femme à l’épinette, reproduite ici. Par la grande fenêtre aux vitraux cernés de plomb, le jour arrive dans la chambre qu’il emplit d’une gaîté rayonnante. Pas un coin d’ombre dans cette chambre, pas un détail d’ameublement n’échappe à l’œil amusé et ravi. La femme elle-même, bien qu’elle tourne le dos à la fenêtre, est comme baignée de clarté. Elle est charmante, cette jeune femme blonde, avec ses frisures voletant sur le front, avec son jovial et plein visage de Hollandaise heureuse et bien portante. A la façon dont elle tourne la tête, on devine qu’il s’agit d’un portrait; l’épinette sur laquelle elle appuie les mains, n’est là, évidemment, que pour lui donner une contenance. La Femme à l’épinette est, avec la Dentellière du Louvre, l’une des meilleures œuvres connues de Jan Vermeer; elle figure dans la salle XI, réservée à la peinture hollandaise.
CLAUDE LORRAIN
PORT DE MER AVEC PERSONNAGES
MÊME s’il n’avait pas été le plus merveilleux manieur de lumière de la peinture, Claude Lorrain se fût acquis une gloire immortelle comme peintre architectural. Il n’a pas son égal pour dresser de nobles monuments, ornés de colonnes élégantes, de statues décoratives, d’escaliers à double révolution développant leurs gradins de marbre entre des balustres de porphyre. Nul, comme lui, ne sait prolonger à l’infini une enfilade de palais dont il encadre la blancheur dans les vertes frondaisons des grands arbres.
Cette science difficile de la perspective linéaire, qui faisait le désespoir de Véronèse, Claude Lorrain l’acquit, bribe par bribe, dans l’atelier d’un vieux peintre romain, où il remplissait le double rôle d’apprenti et de domestique. Venu à Rome avec une troupe de cuisiniers lorrains, la fortune lui avait été hostile dès les premiers jours et, pour vivre, il avait dû renoncer à la pâtisserie pour entrer en condition.
Le hasard, qui fait parfois des miracles, lui donna pour maître un peintre médiocre, bourru, paresseux, mais tout de même un peintre. Et le jeune pâtissier ignorant qui, durant toute sa vie, fut presque incapable de signer son nom, sent s’éveiller en lui, au contact de la peinture, une obscure vocation. Dès lors, pendant les absences du peintre, il s’empare de ses crayons, et, seul, durant de longues heures, il s’exerce à dessiner, entassant ébauche sur ébauche, puis se risquant à poser la couleur sur ces essais. Un jour son maître le surprend en plein travail et demeure interloqué. Bon homme au fond, il l’encourage au lieu de se fâcher. Et bientôt, le jeune Claude Lorrain pourra voler de ses propres ailes.
Cependant, une chose lui manque et lui manquera toujours: la science technique, le métier. Par le fait de cet enseignement rudimentaire, l’éducation, les notions premières lui font défaut, comme lui font défaut les éléments de la grammaire. Mais, par un prodige unique, son instinctive intuition de la nature, sa merveilleuse acuité de vision, son imagination supérieure suppléeront à tout. Il est un ignorant sublime.
Impressionné comme tous les paysans par les majestueux palais des grandes villes, Claude Lorrain croit devoir introduire dans ses tableaux les somptueuses demeures Renaissance qui l’ont ébloui dès son arrivée à Rome. On les y retrouve toujours et peut-être, dans l’esprit du peintre, sont-elles l’objet véritable de la toile, mais en réalité, dans l’œuvre de Lorrain, tout ce qui n’est pas lumière est accessoire. C’est le soleil, à son lever ou à son déclin, qui est le véritable et le seul protagoniste de ses tableaux; son éclat y domine tout, les flots, les verdures et la terre; il flamboie triomphalement sur les voiles des navires et sur les marbres des palais; sans lui toutes ces mâtures effilées et ces colonnes polies se dresseraient inertes sur un horizon sans splendeur.
Que serait, en effet, le port que nous donnons ici, sans le rayonnement prestigieux de l’astre? Certes, l’ordonnance de la composition est habile. Le monument qui se dresse à droite, avec sa terrasse surplombant la mer et son architecture gracieuse est du plus bel effet. Comme tout véritable artiste, Claude Lorrain possède l’art de varier l’intérêt; il sait, quand il le faut, rompre la monotonie d’une perspective en y interposant un massif de feuillages ou en projetant en avant une tour pittoresque; il sait l’importance des premiers plans qu’il décore toujours d’un vigoureux monument destiné à servir de contrepoids à tout le reste. Dans le port, les vaisseaux et les barques sont distribués avec une entente parfaite de la composition. Mais tout cela ne dépasserait pas l’art précis et documentaire d’un Canaletto si, sur toute cette nature et sur ces choses inertes, ne s’épandait la pourpre caresse du soleil. Là est le tableau tout entier. Cette lumière chaude, dorée, de l’astre qui lentement s’enfonce dans la mer, lumière vibrante qui emplit tout l’espace et dont l’œil chercherait vainement le sillon sur la toile, c’est un miracle de poésie et d’art que Lorrain a été le seul à pouvoir réaliser.
Quels sont les personnages qui peuplent ce Port de mer? Il serait malaisé de le dire et Lorrain lui-même eût été embarrassé pour l’expliquer. Ces élégants conversant à la terrasse, ces badauds assistant au déchargement des barques ne sont là que pour animer le paysage. Ce n’était même pas Lorrain qui les peignait, car il ne savait pas dessiner les figures. Il en laissait le soin à des collaborateurs, comme Bril, mais n’y attachait pas plus d’importance que nous n’y en attachons nous-mêmes. Si l’on en croit le titre, il ne s’agirait de rien moins que de l’Embarquement de la reine de Saba allant visiter Salomon. Mais qu’importe? Le vrai roi n’est-il pas le soleil et lui seul?
Ce magnifique tableau porte cette inscription: Claude Gil. JV., faict pour Son Altesse le Duc de Bouillon, à Roma, 1648. Acquis par M. Augustein, celui-ci le légua, avec sa collection, à la “National Gallery” où il figure dans la salle XVI, réservée à la peinture française.
GHIRLANDAJO
PORTRAIT DE JEUNE FILLE
C’EST une bien délicate et bien vivante figure que celle de cette jeune Florentine. Tournée de trois quarts vers la droite, elle semble fixer l’étonnement de ses yeux bleus sur le mystère de la vie qui s’ouvre devant elle; il y a, dans ces yeux, bien des choses, de la candeur, de la sérénité, de la douceur. Tout le visage est éclairé de cette lueur limpide; des yeux, le sourire descend jusqu’aux lèvres, sourire presque insaisissable, qui se fixe à peine, mais qui voltige sur le front, sur les joues qu’il anime, sur le nez dont il fait palpiter les fines ailes, sourire ému peut-être, car il semble imprimer à ce masque virginal une sorte de frémissement et de langueur. Cette admirable tête de patricienne est couronnée de la parure blonde des cheveux, lissés en bandeau sur le front, nattés sur la nuque et s’épandant en flots onduleux de chaque côté des tempes.
Le cou nu et la gorge délicate s’enferment dans un corsage de velours nacarat qui fait valoir le grain de cette chair de blonde sur laquelle quatre siècles écoulés ont déposé une précieuse patine d’ambre et d’or.
Devant cette peinture si légèrement brossée que le travail du pinceau y demeure insaisissable, on ne peut se lasser d’admirer l’art de ces maîtres du XVe siècle qui restent des modèles merveilleux. Quelques frottis à peine appuyés, une touche imperceptible et la chair s’anime, la vie monte du fond de l’être dans le miroir des yeux, les joues se colorent, toutes les impressions de l’âme se révèlent et la vie intime du personnage nous livre ses secrets.
De cet art évocateur, Ghirlandajo fut un des plus remarquables virtuoses parmi les peintres de son époque. Et cependant, ces peintres s’appelaient Léonard de Vinci et Michel-Ange.
Né à Florence en 1449, Domenico Ghirlandajo était le plus jeune des trois fils de Tomaso Bigordi, ciseleur florentin très estimé. Son surnom de Ghirlandajo lui fut donné parce que, tout enfant, il fut employé à confectionner les guirlandes tressées dont les belles patriciennes de sa ville natale aimaient à se parer. Mais son goût pour la peinture décida sa famille à le faire entrer dans l’atelier d’Alessio Baldovinetto. Il ne tarda pas à distancer son maître et à se tailler une place de choix dans une ville qui s’honorait déjà de posséder les premiers artistes de l’Italie.
Laurent de Médicis, à qui l’histoire à décerné le surnom de Magnifique, régnait alors sur Florence, qu’il gouvernait avec une main de fer. Mais il avait le goût des arts et des belles-lettres et il mettait sa gloire à s’entourer, dans son palais, de tout ce que la péninsule renfermait en hommes illustres. Sa cour était la plus brillante de cette époque et pouvait rivaliser avec la cour pontificale. Les poètes y disaient leurs vers devant un auditoire cultivé et connaisseur; les peintres, familiers du palais, y étaient toujours assurés d’un accueil agréable et d’une efficace protection. Laurent ne se contentait pas d’honorer les peintres, il les comblait de largesses et leurs confiait la décoration des palais et des églises de la ville.
Ghirlandajo était des mieux en cour. Laurent l’affectionnait particulièrement. Il avait en outre trouvé un protecteur puissant et tout dévoué dans la personne de Francesco Sassetti, banquier florentin devenu l’homme d’affaires des Médicis, qui exerçait à la cour de Laurent les fonctions de fondé de pouvoirs, sinon de ministre du fastueux tyran de Florence.
C’est grâce à lui que Ghirlandajo peignit les fameuses fresques représentant six scènes de la vie de saint François, patron de Sassetti. Cette commande lui en amena d’autres, et bientôt il fut considéré comme le premier peintre de fresques de son temps. Son chef-d’œuvre en ce genre est la série qu’il exécuta, avec son frère David, dans l’église Santa Maria Novella, pour Giovanni Tornabuoni, un autre de ses protecteurs; ces scènes représentent des scènes de la vie de saint Jean-Baptiste et de la Vierge.
Ces œuvres de Ghirlandajo témoignent d’une science de la composition très remarquable pour l’époque; il excellait à distribuer les personnages et les scènes de ses tableaux, sur les vastes murailles des églises, en groupes harmonieux et pittoresques. Mais, venu au monde en un siècle et dans une ville fortement marqués de paganisme, il manque d’émotion religieuse et de sentiment poétique. Il est charmant, ingénieux, habile, coloriste délicat et précieux, il n’est pas véritablement chrétien.
Mais il devient un artiste incomparable dès qu’il aborde le portrait et surtout le portrait de femme. Nul n’a exprimé avec plus de grâce voluptueuse le charme des fines et altières patriciennes de la riche cité toscane. La jeune fille que nous donnons ici est certainement l’une des plus belles qu’il ait peintes.
Quelques critiques pensent que cette peinture n’est pas due, au moins en sa totalité, au pinceau de Ghirlandajo, et l’attribuent à son beau-frère, Mainardi; mais cette opinion ne s’appuie sur aucun document sérieux.
Le Portrait de jeune fille figure à la “National Gallery” dans la salle III réservée à l’école toscane.
NICOLAS MAËS
LA SERVANTE PARESSEUSE
UNE maison bourgeoise de Hollande. Par la porte entr’ouverte de la cuisine, on aperçoit une confortable salle à manger où un homme et deux femmes sont en train de déjeuner. La chaise restée vide est celle de la maîtresse de maison qui, n’entendant pas dans la cuisine le bruit accoutumé des vaisselles remuées, s’est dérangée, ménagère attentive, pour connaître les raisons de ce silence. Et que voit-elle? Accroupie sur une chaise, la tête dans sa main, la cuisinière s’est endormie sur son ouvrage, devant les plats et les casseroles étalés en désordre. Pendant qu’elle dort ainsi, le chat de la maison, grimpé sur le buffet, profite de son inattention et mord à belles dents dans un gigot. La maîtresse de maison est une brave femme, selon toute apparence. Au lieu de se fâcher et d’éveiller rudement la dormeuse, elle épanouit sa bonne figure en un large sourire et montrant la servante, elle semble prendre le spectateur à témoin de la difficulté que l’on a à se faire servir. Le grave problème des domestiques, on le voit, ne date pas d’aujourd’hui, il se posait déjà au XVIIe siècle, mais avec moins d’acuité peut-être. Il y avait alors, entre maîtres et serviteurs, des liens de cordialité qui n’existent pas de nos jours et il entrait dans leurs rapports journaliers, plus de déférence d’un côté, et de l’autre plus d’indulgence.
Nicolas Maës était passé maître dans la peinture de ces épisodes familiers de la vie domestique. Avec lui nous pénétrons dans les intérieurs hollandais et nous en surprenons l’existence intime, faite de menus détails, notés d’un pinceau alerte et humoristique. Il ne se complaît pas, comme Jan Steen ou Brauwer, au spectacle des buveurs aux trognes enluminées, il ne va pas chercher ses modèles dans les bouges enfumés du port d’Amsterdam ni dans les carrefours populaires où se déchaînent les rondes bruyantes des maritornes et des paysans. Son pinceau n’aime pas à s’encanailler. Les scènes de la vie bourgeoise conviennent mieux à sa nature paisible, à son talent pondéré; il aime peindre les causeries sous la lampe familiale, les parties de cartes près de la haute cheminée où flambe un joli feu de bois. S’il lui arrive de descendre dans la rue, les scènes qu’il représente sont pittoresques, animées, amusantes, mais jamais débraillées. Ses personnages ne sont pas des muscadins, mais ils ont de la tenue, ils sont décents.
Nicolas Maës jouit d’ailleurs, dans sa ville, de l’estime générale; à la différence de la plupart de ses confrères, il mène une vie rangée, laborieuse, exempte de vices et de dettes. Les notables le chargent de portraiturer leurs filles et les magistrats de la cité ne dédaignent pas de poser devant lui.
Cette estime, il la mérite comme homme et comme peintre. Il possède un talent de premier ordre et peut marcher de pair avec les plus célèbres de son temps. Au surplus, il a de qui tenir: il est élève de Rembrandt et le maître, si difficile, apprécie de façon toute particulière le mérite de son élève. A cette rude et géniale école, Maës a appris jusque dans ses moindres détails l’art du dessin, qu’il aura toujours ferme et irréprochable; la science du coloris qu’il emploiera dans des tonalités moins violentes et plus gaies que celles de son maître, enfin le secret du clair-obscur que possédèrent plus ou moins tous ceux qui eurent l’honneur de travailler sous la puissante direction de Rembrandt.
Plus que tout autre, Nicolas Maës profita de ces leçons; il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur la Servante paresseuse, reproduite ici.
La qualité maîtresse de Nicolas Maës est le naturel. C’est un maître charmant que ce peintre et quoique son talent se soit exercé dans un cercle un peu limité de sujets, on ne saurait trop admirer la variété d’invention qu’il y a montrée, la fine observation de nature, l’harmonie de couleur et la finesse de touche qui le caractérisent. N’est-elle pas d’une vérité criante, cette servante endormie, la tête dans ses mains? Et n’est-elle pas aussi bien naturellement campée, la joviale maîtresse qui vient surprendre sa domestique en flagrant délit de paresse?
Quant à la couleur, elle est parfaite. Elle est claire, fraîche, d’une qualité qui lui a permis de résister à l’action du temps. Les ombres et les lumières sont distribuées avec une science, une virtuosité qui trahissent l’élève de Rembrandt. La salle à manger est noyée dans une demi-obscurité qui reste quand même lumineuse et ne laisse échapper aucun détail de l’ameublement et des personnages. Dans la cuisine même, le jour tombe d’une fenêtre qu’on ne voit pas et se distribue habilement sur les personnages principaux de la scène, les deux femmes. Le reste, qui n’est qu’accessoire, se révèle faiblement dans l’ombre, en demi-teintes atténuées et discrètes. Mais cette ombre n’est jamais opaque, la lumière y court et, en regardant bien, on y discerne les objets.
Certaines œuvres, attribuées à Nicolas Maës, ne présentent pas les mêmes qualités; elles sont même si manifestement inférieures qu’on se refuse aujourd’hui à y reconnaître sa main. Il est inadmissible, en effet, que le même artiste ait pu produire des chefs-d’œuvre et des compositions aussi médiocres.
La Servante paresseuse porte, à côté de la signature, la date de 1655. Elle a été léguée à la “National Gallery”, en 1846, par M. Richard Simmons. Elle figure dans la salle X, réservée à la peinture hollandaise.
ROMNEY
Mrs. MARK CURRIE
S’IL avait fondé sa réputation sur les sujets historiques ou mythologiques auxquels il se complut un moment, Romney n’aurait acquis qu’un renom médiocre et son œuvre ne lui aurait pas survécu. Fort heureusement pour sa gloire, il a laissé une magnifique suite de portraits qui le classent, à la suite de Reynolds et de Gainsborough, parmi les représentants les plus illustres de la peinture anglaise au XVIIIe siècle.
Peu connu sur le continent jusqu’à ces derniers temps, Romney jouit dans son pays d’une vogue considérable, presque aussi éclatante que celle de ses deux grands rivaux. Il y avait à Londres, dans le monde des arts et de la Cour, deux partis opposés, l’un tenant pour Romney, l’autre pour Reynolds. Lord Thurlow, attorney général, devenu plus tard lord Chancelier, constate cette rivalité de gloire. «Reynolds et Romney, écrit-il, se disputent les suffrages de la ville et je suis du parti de Romney.»
Dans ce parti se rangeaient aussi la plupart des femmes de la société anglaise dont Romney était devenu le portraitiste préféré. Il y avait une raison à cet engouement. Le pinceau délicat et flatteur de Romney savait trouver sur la palette les couleurs tendres qu’il fallait pour embellir et poétiser ses modèles. Toutes les femmes de Romney ont du charme, de la grâce, de la distinction, et celles qui posaient devant lui lui savaient gré de constater dans leur portrait des avantages que parfois elles ne découvraient pas dans leur miroir.
Reynolds ne pouvait s’empêcher de jalouser son rival; il l’appelait, avec un peu de dédain, «l’homme de Cavendish Square». C’est à Cavendish Square, que Romney possédait son atelier, en effet, où se pressait l’élite de l’aristocratie anglaise.
La postérité, qui voit plus juste parce qu’elle voit de plus haut et de plus loin, a départagé les deux rivaux. Elle assigne à Romney, malgré son incontestable talent, une place de second rang, après Reynolds et Gainsborough. Il est le premier parmi les peintres de deuxième ordre. Même dans ses œuvres les meilleures, l’art demeure un peu superficiel; l’âme apparaît rarement sur ses plus charmants visages; il s’inquiète peu de psychologie, de caractère. Le seul effort que l’on discerne dans cette peinture facile et brillante, c’est l’effort vers le «joli», qui fit beaucoup plus pour sa popularité que pour sa gloire véritable. Sa couleur est pure et limpide, sa manière simple et distinguée, son dessin gracieux et plaisant, mais son œuvre témoigne d’une absence de profondeur qui devient encore plus manifeste quand on l’examine d’ensemble. Ses toiles apparaissent alors avoir été coulées dans le même moule, exécutées d’après une formule invariable. Si Reynolds et Gainsborough firent de fâcheuses concessions aux conventions superficielles de leur époque, Romney en fut l’esclave absolu.
Il n’en a pas moins produit des œuvres qui, par la maîtrise de l’exécution, le brillant du coloris, l’élégante perfection du dessin, peuvent se comparer aux plus belles de Reynolds. Certains de ses portraits furent célèbres et le sont encore. De ce nombre est la gracieuse effigie de Mrs. Mark Currie, reproduite ici.
La jeune femme est représentée assise dans un parc, devant un fond de verdure qui met en pleine valeur sa fine beauté blonde. Ses cheveux abondants et bouclés encadrent le plus délicieux visage qu’on puisse voir. Elle incline légèrement la tête vers la droite, dans une attitude de rêverie; son coude gauche s’appuie à une balustrade de pierre. Elle est vêtue dune robe de mousseline blanche, serrée à la taille par une ceinture d’un rouge éteint; des rubans de même couleur sont noués aux bras et à l’échancrure du corsage. Le cou et les bras sont d’une admirable pureté de lignes. A travers les balustres de la terrasse, le regard s’étend sur un paysage de verdure et d’eau et sur un beau ciel bleu.
Charme, finesse, distinction, toutes les qualités de Romney se retrouvent dans ce charmant portrait. Il n’en a jamais peint de supérieur à celui-là, exception faite toutefois pour la Fille du pasteur, que nous retrouverons d’ailleurs dans cette galerie.
Mrs. Mark Currie s’appelait Élizabeth Cloze, de son nom de jeune fille. Elle épousa, en 1789, M. Mark Currie, riche banquier qui résidait à Upper Gatton, dans le Surrey.
«En réalité, écrit M. Armand Dayot, c’est à la peinture du portrait que Romney doit le plus pur de sa gloire. Il n’a ni la science profonde, ni la somptuosité de touche de Reynolds; la distinction acquise de son art ne s’élève pas à l’aristocratique instinctivité des Gainsborough; et si la sécheresse de son dessin, parfois un peu hésitant, impressionne péniblement le regard, l’œil se réjouit au spectacle des colorations délicates et chaudes qui, comme un doux reflet corrégien, baignent ses gracieuses figures de femmes.»
Mrs. Mark Currie fut acheté en 1898 au Révérend Sir Frederick T. Currie pour 87.500 francs. C’est le prix le plus élevé qu’ait payé la “National Gallery” pour une peinture anglaise. Elle figure dans la salle XVIII, réservée à l’ancienne école anglaise.
PIERO DELLA FRANCESCA
NATIVITÉ
QUELLE ravissante chose que cette Nativité si l’on se reporte à l’époque où vécut son auteur! Quel charme dans le détail et quel délicat parfum de piété véritable dans cette composition naïve! Conçu dans une forme inattendue et pittoresque, l’événement fameux de la naissance du Christ nous captive et nous enchante par sa variété, son imprévu et aussi sa beauté réelle. Rien ne rappelle la scène admise et consacrée par les Livres Saints. L’étable creusée dans le roc s’est transformée en une sorte de hangar, fait de quelques planches disposées en auvent. Contrairement aussi à toutes les traditions, ce n’est pas dans la nuit glacée de décembre que se déroule le grand prodige, mais sous le clair soleil de l’Italie, dans un paysage toscan où se profilent les tours de la ville d’Arezzo.
Mais si le décor est moderne, le sujet est bien conforme à la vérité historique. Le lieu où le peintre l’a placé est une lande aride et désolée et tout, dans les personnages et les choses, trahit la pauvreté dans laquelle voulut naître l’Homme-Dieu. Le voici, Celui qui commande dans les Cieux et sur la terre, couché tout nu sur un pan du manteau de la Vierge, à même le sol raboteux et dur. Devant lui, agenouillée dans une pose de prière et d’adoration, sa divine Mère joint les mains et contemple, avec un respect mêlé d’amour, le fruit béni de ses entrailles. Piero della Francesca, ignorant du costume comme tous les peintres de son époque, a revêtu la Vierge d’une robe bien ajustée, comme en portaient alors les dames florentines. Un peu en arrière et à droite, saint Joseph se tient assis sur le bât de son âne. Comme étranger à la scène, il croise ses mains sur sa jambe repliée. Il porte une sorte de souquenille noire et un bonnet où pend un gland d’or. A côté de lui, debout, on aperçoit deux bergers. Au fond, sous l’auvent de l’étable, le bœuf allonge sa bonne tête aux yeux ronds tandis que l’âne, le museau levé, la bouche entr’ouverte découvrant les dents, a l’air de braire de contentement.
Mais le groupe principal du tableau, c’est le groupe des cinq anges qui, debout devant l’Enfant-Dieu, célèbrent sa gloire par leurs chants. Deux d’entre eux s’accompagnent avec des violes.
Ce groupe est une véritable merveille d’exécution. Les visages ont une beauté qui rappelle les plus parfaites créations de Raphaël, la ligne des corps est admirable et les robes sont drapées avec un art supérieur. En présence de ces anges, on ne peut s’empêcher de penser à ces figures célestes que le divin Angelico tressait comme une couronne de clartés autour du trône de la Vierge.
Au temps où vivait Piero della Francesca, les peintres s’attachaient surtout à exprimer le visage humain, et négligeaient assez volontiers l’exécution du corps que leur inexpérience de l’anatomie leur rendait plus difficile. Devançant son époque, Piero della Francesca fit montre, dans l’étude du corps, d’une science remarquable dont on ne trouve aucun autre exemple dans les œuvres de la même période. Il possédait à un égal degré le don de l’observation et il savait donner à ses personnages le caractère qui leur convenait.
On classe généralement Piero della Francesca, ou dei Franceschi comme on l’appelle aussi, parmi les premiers maîtres de l’école ombrienne. Mais né à Borgo San Sepolcro, en Toscane, vers 1415, il doit être rattaché à l’école florentine, qui fut l’inspiratrice de son art. Domenico Veneziano, dont il fut l’élève, l’initia à la technique de la peinture à l’huile et l’incita à la recherche du caractère tandis que l’étude approfondie de Paolo Uccello attirait son attention vers les problèmes de la perspective. Son œuvre est considérable et nous le voyons durant sa vie parcourir toutes les villes de la péninsule pour y exécuter des commandes. Il reste malheureusement peu de chose de cet artiste, mais on peut admirer aujourd’hui encore, dans l’église Saint-François d’Arezzo, des fresques remarquables dues à son pinceau représentant les légendes de la Croix. Esprit scientifique et clair, Piero s’était passionné, dès son jeune âge, pour l’étude des sciences exactes et le fameux mathématicien Luca Pacioli, fut son élève et son ami. Très versé dans son art, il écrivit un traité de perspective, dédié au duc d’Urbin, qui était très estimé et qui pendant longtemps a fait autorité parmi les architectes et les peintres.
Piero della Francesca a manifestement ouvert la voie, par sa technique savante, aux grands peintres qui l’ont suivi et il exerça sur le développement artistique de son temps une influence qui n’est pas douteuse. Il fut le premier peintre qui comprit l’importance de la valeur des tons et qui donna de l’atmosphère à ses tableaux. On pourrait dire qu’il fut le précurseur des peintres de plein air dont le XIXe siècle a marqué l’éclosion.
Aussi comprend-on que le registre mortuaire de sa ville natale, en inscrivant son décès, ait qualifié de peintre fameux Maestro Piero Benedetto dei Franceschi, mort le 12 octobre 1492.
La “National Gallery” a l’heureuse fortune de posséder deux œuvres de cet éminent artiste, le Baptême du Christ et la Nativité, reproduite ici. Elles figurent l’une et l’autre dans la salle VI, réservée à l’école ombrienne.
TERBURG
PORTRAIT D’HOMME
L’APPARITION de Terburg dans l’art hollandais marque une date intéressante. Avec lui cet art se modifie, s’oriente vers des routes inusitées et fait effort pour s’élever au-dessus de la formule en honneur jusque-là. Ce que furent les peintres qui le précédèrent et même ses contemporains, nous le savons déjà: de joyeux vivants, artistes remarquables, techniciens de premier ordre, esprits humoristiques ou truculents, mais bornant leur horizon, par le fait même de leurs qualités et de leurs défauts, à la taverne où tous les jours ils venaient s’asseoir. Mêlés à ce monde de buveurs et de paysans, ils ne conçoivent pas qu’on puisse chercher ailleurs les modèles et les sujets de peinture. Ceux qui ne peignent pas les ivrognes ne placent guère plus haut leur idéal: du cabaret ils passent à la cuisine, ou s’il leur arrive de monter jusqu’au salon, ce n’est jamais que dans le salon de petits bourgeois où leur tournure d’esprit railleuse leur fait encore découvrir des laideurs et des ridicules. Ne les chicanons pas sur ce goût, puisqu’il a produit ces œuvres charmantes de fantaisie et de couleur que les musées et les collections se disputent aujourd’hui. Ces piliers d’estaminet furent d’incomparables maîtres: à Jean Steen, à Franz Hals, à Brauwer, à Van Ostade, à Nicolas Maës on doit de connaître et d’aimer cette Hollande de jadis, joviale et débraillée, qui nous semble si pittoresque dans ses oripeaux brillants et dans ses frénésies de ripailles.
Terburg, lui, ne fréquente pas les auberges; sa palette ne traîne pas sur les tables, au milieu des chopes et des pipes. Il appartient à une famille où l’on a de la tenue et à un siècle qui tend déjà à l’élégance. Comme tous les autres pays d’Europe, la Hollande subit l’influence, occulte d’abord, victorieuse ensuite, de l’esprit et du goût français, entrés dans les Pays-Bas à la suite des armées du Grand Roi. La société hollandaise, insensiblement, s’affine et, comme il arrive toujours, elle trouve son peintre et son historiographe.
Ce peintre fut Terburg. Il a consacré son pinceau aux personnages de bonne compagnie; les intérieurs qu’il nous montre sont riches, confortables et élégants. Il fait aussi des portraits, mais seulement de gens bien nés, ayant de l’éducation et du linge.
Ce n’est évidemment pas un homme du commun, le personnage représenté ici, dans son pompeux costume noir. Il appartient à l’aristocratie, à en juger par la distinction de son visage et la finesse de sa main. Mais quel bizarre accoutrement! Sur la perruque aux boucles ondulées est posé un chapeau à larges bords et terminé en pyramide, assez semblable à celui des médecins de Molière. Sous la collerette de dentelle s’agrafe un manteau de cour, qui cache à demi le justaucorps et les manches de linon. Le haut-de-chausses affecte la forme d’un tablier et les jambes sont ornées de bouffettes noires qui les couvrent entièrement et qui ne laissent apercevoir que le bout carré d’un soulier à la plus pure mode du temps.
Pour adoucir un peu la sévérité de ce portrait, traité dans la note sombre, Terburg l’a fort habilement encadré entre la double tache pourpre d’un tapis et d’une chaise, placés à côté du personnage.
Très Hollandais en dépit de ses tendances novatrices, Terburg a toutes les qualités des peintres de son pays, un souci minutieux du détail, la constante préoccupation de la vérité et une splendeur de coloris remarquable. A ces dons, il ajoute le mérite d’avoir élégantisé la manière hollandaise, sans lui rien enlever de sa saveur pittoresque. Bien que vêtus élégamment, ses personnages fleurent bon le terroir néerlandais; ils sont bien de Haarlem ou d’Amsterdam.
Terburg naquit à Zwolle en 1617. Il étudia tout d’abord la peinture avec son père, artiste d’un certain mérite qui avait voyagé en Italie; il entra ensuite dans l’atelier de Peter Molyn le Vieux, avec lequel il travailla à Haarlem jusqu’en 1635. Dès son jeune âge, Terburg manifesta une véritable vocation pour l’art, ses premiers dessins témoignent d’un talent précoce et remarquable. Mais, désireux de se perfectionner, il voyage en Europe, visite l’Italie, l’Espagne, la France et l’Angleterre, où il fait un assez long séjour. Puis, après un passage assez court à Amsterdam, nous le retrouvons, de 1646 à 1648, fixé à Munster où il exécute sa toile célèbre de La paix de Westphalie, qui est son chef-d’œuvre. Les autorités de la ville refusèrent de lui payer les 6.000 florins qu’il réclamait pour ce tableau et il dut le garder dans son atelier jusqu’à sa mort. En Espagne, où il se rend ensuite, il est flatteusement accueilli par le roi Philippe IV, protecteur de Velazquez; et quand il rentre à Zwolle, son pays natal, il jouit d’une réputation considérable. L’aristocratie et la haute bourgeoisie de Hollande l’adoptent comme peintre et il ne peut suffire aux commandes de portraits qui lui arrivent de toutes parts. Il se délasse de ces travaux en exécutant ces ravissantes scènes d’intérieurs, ces Conversations, ces Leçons de musique, aujourd’hui si célèbres et si recherchées.
Terburg fut le maître de Gaspard Netscher qui accentua encore sa note élégante, avec une pointe d’afféterie qui marque déjà la décadence. Le Portrait d’homme fut acheté par la “National Gallery” à Sir Charles Eastlake, pour la somme de 1.875 francs. Il figure dans la salle XI, réservée aux écoles flamande et hollandaise.
TINTORET
L’ORIGINE DE LA VOIE LACTÉE
VASARI, qui n’aimait pas Tintoret, lui décerne cependant cet éloge, dans son livre des Vies des Peintres:
«Il charme en jouant sur des instruments de musique variés; il a la main la plus capricieuse, le cerveau le plus hardi, le plus obstiné qui ait jamais appartenu à un peintre. La preuve en est dans ses œuvres d’une composition si capricieuse et si différente de toutes les autres.»
Avec un peu plus de justice, Vasari aurait pu pousser plus loin son dithyrambe et mesurer l’éloge d’une main moins parcimonieuse. La postérité s’est, d’ailleurs, chargée de rendre à Tintoret sa véritable part de gloire et elle l’a définitivement placé à côté de ses deux grands rivaux vénitiens, Titien et Véronèse.
Tintoret fut, avec Véronèse, l’élève du Titien, dans l’atelier duquel il entra tout jeune. Si l’on en croit Ridolfi, le maître et l’élève ne sympathisèrent pas, Titien s’étant montré jaloux, dès le début, des éminentes qualités de peintre qu’il découvrit chez le jeune artiste. Des querelles s’élevèrent et, un jour, Titien ayant trouvé des copies de ses propres œuvres si habilement faites qu’on les pouvait confondre avec l’original, il chassa Tintoret de son atelier. Il affecta toujours d’ignorer son mérite; grand dispensateur des commandes officielles, il n’en réserva jamais aucune à son ancien élève.
Mais celui-ci était doué d’une foi robuste et d’un courage à toute épreuve. Admirateur passionné d’un maître dont il n’estimait pas le caractère, il s’efforça de pénétrer la manière du Titien, de surprendre le secret de sa couleur, en un mot de devenir un maître à son tour. Il y parvint à force de persévérance et de travail: il était d’ailleurs servi par une prodigieuse facilité. Toujours le pinceau à la main, il acceptait toutes les commandes, quel qu’en fût le prix, plutôt que de rester désœuvré; il était devenu la terreur de ses concurrents qui l’avaient surnommé Il Furioso. Sa production est extraordinaire: quoique nombre de fresques et de tableaux aient été détruits, il existe encore de lui plus de six cents ouvrages créés pendant les soixante-quinze années de sa vie; ce qui se trouve au palais des Doges, à Venise, suffirait seul à glorifier une longue existence d’artiste laborieux.
Ce n’est pas de sa faute si le spectateur se déconcerte devant ses toiles; on ne saurait l’étudier rapidement. En passant des autres peintres à lui, il faut une attention durable, une connaissance expérimentée. C’était un artiste d’une vision si large, d’une conception si magnifique qu’on ne doit l’approcher qu’avec une sorte de vénération; nous ne pouvons aller à lui comme au Titien ou à Véronèse et apprécier d’un regard des toiles qui coûtèrent des années de travail. John Ruskin, devant son formidable Paradis de la Salle du Grand Conseil, à Venise, demeure confondu et se résigne à l’admirer par fragments, se sentant écrasé par l’immensité de l’œuvre. A lire certains critiques qui n’ont pas su s’élever à la hauteur du Tintoret, on se rend compte que si des restrictions ont été faites, c’est parce que le thème si vaste, la facture si brillante ont déconcerté les générations successives; sa théorie de la relativité des couleurs a été mal comprise et mal interprétée: il fallait l’éclosion de l’impressionnisme pour que justice lui soit pleinement rendue.
On ne le discute plus aujourd’hui: peintre de fresques, peintre d’histoire, d’allégories, de mythologie, portraitiste, il apparaît toujours prodigieux, par sa profonde science technique, par la beauté de son coloris et par la fantaisie de son imagination.
Ces qualités maîtresses de Tintoret, on les retrouve à un degré supérieur dans ce magnifique tableau de la Voie lactée, l’un des plus beaux chefs-d’œuvre du maître, que nous donnons ici.
Rien de plus ingénieux et de plus harmonieux à la fois que la composition de cette œuvre. On connaît la légende mythologique: Junon, en allaitant Hercule, laissa échapper de son sein quelques gouttes de lait qui, en se répandant sur le firmament, formèrent cette traînée blanchâtre et lumineuse qu’on aperçoit au ciel, pendant les nuits sereines. C’est cet épisode de la Fable que Tintoret a traité avec une prodigieuse fantaisie.
Dans un lit de repos porté sur les nuages, Junon, reine de l’Olympe, est à demi couchée et sa splendide nudité blonde fait une tache de lumière dans la splendeur azurée du ciel. Apporté par Jupiter, Hercule s’accroche au sein de la déesse et nous voyons des fusées de lait jaillir en étoiles. On aperçoit au pied du lit le paon, l’oiseau symbolique de Junon et, au second plan, l’oiseau de Jupiter, tenant entre ses serres la foudre du maître des dieux. Tout autour de Junon volètent des amours, porteurs de flèches et de flambeaux.
On a tout dit sur l’incomparable beauté du coloris vénitien, porté par Tintoret et Véronèse aux dernières limites de la perfection et que l’action corrosive des siècles n’a pu réussir à éteindre. Signalons aussi la prodigieuse science de Tintoret dans l’art du raccourci, et l’extraordinaire tour de force de ces amours et de Jupiter suspendus en plein ciel. On ne peut leur comparer que l’ange figurant dans le Miracle de Saint Marc, du même peintre.
L’origine de la voie lactée appartient à l’ancienne collection; elle figure à la “National Gallery” dans la salle VII, réservée à l’école vénitienne.
GÉRARD DAVID
UN CHANOINE ET SES SAINTS PATRONS
GÉRARD DAVID est l’un des plus illustres successeurs de Hans Memling; beaucoup de critiques le considèrent même comme son égal. Avec Gérard David, qui est représenté à la “National Gallery” par deux de ses plus beaux chefs-d’œuvre, l’art flamand du XVe siècle touche à sa fin. C’est le suprême et complet épanouissement de cette école glorieuse dont les frères Van Eyck furent les fondateurs. David est le dernier représentant d’une tradition; ses élèves ne le suivront que de très loin et laisseront déchoir un art qui fut porté si haut.
L’année 1500 marque le point de départ d’une ère malheureuse pour Bruges; le XVIe siècle fut particulièrement néfaste à cette ville jusqu’alors si florissante. Commercialement, elle fut détrônée par Anvers, et les luttes provoquées par la Réforme achevèrent sa ruine. Mais en 1483, à l’époque où y arriva Gérard David, venant de Hollande, Bruges était encore la reine des Flandres. Dès l’année suivante, sa réputation de peintre lui valait l’admission comme membre de la Gilde de saint Luc.
Comme la plupart des peintres qui illustrèrent les Flandres, Gérard David venait du Nord. La Flandre positive et mercantile n’avait que peu de dispositions naturelles pour les arts, et si les peintres s’y établirent, c’est que la richesse de ses villes leur offrait de plus grandes chances de fortune,
Fiers de leurs trésors, les marchands enrichis commandaient de nombreux retables et des tableaux qu’ils offraient aux églises, conciliant ainsi leur piété réelle avec leur vanité de parvenus. Gérard David fut un des fournisseurs les plus appréciés de la bourgeoisie brugeoise. Il jouissait de l’estime générale, et il épousa en 1496 Cornélia Knopp, fille d’un riche et habile joaillier de la cité, où il résida jusqu’à sa mort, survenue le 18 août 1523.
L’art de Gérard David présente de nombreuses analogies avec celui de Quentin Matsys, son grand rival d’Anvers. C’est la même noblesse dans l’expression des physionomies, la même minutieuse recherche du détail, le même fini de l’exécution mis en honneur, dès l’origine, par les frères Van Eyck. L’un et l’autre s’efforcèrent de découvrir des expressions nouvelles, des idées nouvelles, un style nouveau; l’un et l’autre ils surent imprimer à leurs créations une intense ardeur de vie, une émotivité profonde dont aucun de leurs prédécesseurs, Memling excepté, n’avait su animer sa peinture.
Gérard David a de la flamme, de l’émotion, de la sensibilité; sa piété n’est pas seulement apparente, elle est réelle, intime et transparaît sur le visage de ses Vierges et de ses Saints. Son art a de la magnificence, sa technique de la vigueur, son coloris un éclat incomparable. Il possède la palette de Van Eyck avec l’âme de Memling. De Memling à Gérard David, la filiation est directe, immédiate, incessante; et l’influence exercée par l’œuvre de Gérard David sur les destinées ultérieures de la peinture flamande n’est pas niable, c’est elle qui a éveillé et entretenu dans l’âme de Rubens le culte de la beauté.
Un chanoine et ses saints patrons, que nous donnons ici, est une des plus admirables œuvres de l’artiste. Elle représente le donateur, Bernardino de Salviatis, chanoine de l’église Saint-Donatien de Bruges, agenouillé, les mains jointes, vêtu d’un long surplis sur sa soutane bordée de fourrures. A côté de lui, le regardant, se tient debout saint Donatien, patron de son église, en costume épiscopal avec la mitre d’or, tenant la crosse de la main droite et portant dans la main gauche son symbole, une roue piquée de sept chandelles. Derrière lui, le patron du donateur, saint Bernard, revêtu de la robe de son ordre, pose légèrement la main sur l’épaule du chanoine, suivant l’usage adopté dans ces tableaux, comme pour bien montrer qu’il a placé son protégé sous son égide. A la droite de saint Bernard, se trouve saint Martin, couvert d’une somptueuse chape pourpre et or, mitre en tête et s’appuyant sur une riche crosse d’or ciselé; de la main droite levée, il bénit le donateur agenouillé. En arrière du groupe, dans un sentier, on aperçoit un mendiant qui chemine en s’appuyant sur une béquille.
Gérard David a situé la scène de son tableau dans un magnifique cadre de verdure qui montre bien à quel degré les Flamands de cette époque—supérieurs en cela aux Italiens—possédaient le sentiment de la nature. Il est impossible de trouver un paysage plus parfait, avec de plus opulents feuillages, des collines plus fraîches, un ciel plus limpide.
Quant à la couleur, elle est absolument admirable, par sa fraîcheur et son éclat, demeurés, après quatre siècles, aussi brillants qu’au premier jour. Et elle est aussi harmonieuse que brillante, parce qu’elle est distribuée avec une science que les Flamands et les Hollandais possédèrent au plus haut degré.
Cette magnifique peinture appartint, de 1792 à 1859, à M. Thomas Barrett, de Lec Priory, dans le Kent. Elle fut acquise, en 1859, par M. William Benoni White, qui l’a léguée, en 1878, à la “National Gallery”, où elle figure aujourd’hui dans la salle IV, réservée à la peinture flamande.
C. CRIVELLI
L’ANNONCIATION
VOILA certainement l’une des plus extraordinaires interprétations des scènes du «Nouveau Testament». Jamais peut-être la fantaisie d’un peintre ne s’est donné plus libre carrière, jamais en tout cas on n’a traité un sujet religieux avec un plus parfait dédain de la vraisemblance et de la vérité historique. Et cependant cette peinture, anachronique au premier chef, nous ravit dès l’abord; elle nous enchante par l’abondance du détail pittoresque, par les trouvailles ingénieuses ou naïves d’une imagination fertile, par le luxe de l’ornementation et la richesse architecturale et, disons-le aussi, par la science d’une technique très avancée pour l’époque où vécut Crivelli.
Que de charmantes choses dans ce tableau, l’un des plus grands que possède la “National Gallery”! Dans l’esprit du peintre, la Mère de Dieu ne pouvait être placée que dans un cadre somptueux et, sans plus de recherches, il lui aménage la plus brillante demeure qui se puisse voir. Comme nous voilà loin de l’humble maison de Galilée où nous savons que vivait Marie! Ici, tout n’est que marbres, colonnes décorées, frises sculptées, plafonds à caissons, tapis aux couleurs éclatantes. A ce palais on accède par une ruelle magnifique bordée d’autres palais; au second plan, un beau portique supporte une terrasse où se promènent de riches oisifs. Par la porte entr’ouverte de la maison de la Vierge, on aperçoit un intérieur coquet, orné de jolis meubles et de tapis riants. Sur une tablette accrochée au mur, sont posés des objets familiers, les flacons voisinant avec les livres. Mais voici la Vierge elle-même, agenouillée et lisant un livre pieux placé sur un prie-Dieu. Au-dessus de son front plane l’Esprit-Saint, venu du ciel bleu dans un rai de lumière d’or. C’est le premier acte de la maternité divine qui s’accomplit. D’ailleurs, l’archange est au dehors, envoyé par Dieu le Père pour annoncer à son humble servante qu’il l’a choisie pour devenir la mère du Rédempteur. C’est un véritable bijou de compréhension naïve et charmante que ce messager céleste. Le peintre l’a revêtu des plus somptueux habits; sa robe est toute de pourpre et d’or et ses ailes s’ornent de plumes multicolores. Sous le casque, insigne de son rang, une abondante chevelure blonde encadre un visage plein de grâce; dans sa main gauche, il tient un lis, emblème de la pureté de la Vierge. A côté de l’archange, le peintre a placé saint Égide, patron d’Ascoli, le tableau étant destiné au couvent de l’Annonciation de cette ville. Ce bienheureux a, sous la mitre et la chape épiscopales, un joli visage de jeune homme, presque d’enfant. Pour ne laisser aucun doute sur sa personnalité, Crivelli lui a mis entre les mains le plan en relief de la cité dont il est le protecteur.
Autour de ces personnages principaux, le peintre a multiplié les comparses. Dans le fond de la venelle, on aperçoit des bourgeois et des dames qui circulent. Au second plan à gauche, sur une terrasse étroite, trois hommes s’entretiennent pendant qu’un enfant se penche pour contempler la scène inusitée qui se déroule au-dessous de lui. Que de détails encore, gracieux ou bizarres, on trouve dans ce tableau! Ici, c’est un paon qui étale son plumage multicolore; là, des oiseaux s’ébattent sur des perchoirs piqués dans le mur; un peu partout, ce sont des pots de fleurs, et, sur le sol, au tout premier plan, on s’étonne de trouver un concombre et une pomme. Au bas du tableau, entre les armes de l’évêque d’Ascoli, devenu pape plus tard sous le nom d’Innocent VIII, on lit la devise latine Libertas ecclesiastica, donnée par ce pontife à la cité dont il avait été le pasteur. Elle signifie: «Indépendance sous la protection de l’Église.» Au bas du chambranle gauche de la porte, le peintre a mis sa signature: Opus Caroli Crivelli Veneti.
Crivelli appartenait, en effet, à une famille vénitienne. On ne sait que peu de chose sur sa jeunesse, sur ses maîtres et l’on ignore même la date précise de sa naissance, que l’on place approximativement à l’année 1430. On sait toutefois qu’il vient en 1468 à Ascoli, dans les marches d’Ancône, et on l’y voit travaillant pour les églises de la ville, peignant des fresques et des autels. L’un de ses plus beaux tableaux de cette époque, qui se trouve également à la “National Gallery”, est la Vierge et l’Enfant sur le trône, entourés de Saints. Son œuvre fut très considérable; mais elle subit le sort de la plupart des fresques, qui disparurent avec les monuments qu’elles décoraient ou qui se sont effritées sous l’action du temps.
Mais ce qui en reste suffit à témoigner de l’originalité du talent de Crivelli. Il fut le contemporain de Mantegna et de Pérugin. Il ne posséda ni le savoir profond du premier ni la suavité du second, mais il n’en est pas moins un peintre de premier ordre par la beauté classique du dessin et par l’harmonieuse variété de sa couleur. Ses figures ont un charme teinté de mélancolie encore accentuée par la teinte porcelainée qu’il donne aux carnations.
Venu un siècle plus tard, Crivelli, avec son instinctive science de la peinture et son intarissable richesse d’invention, serait peut-être devenu un second Véronèse. Tel quel, il est un des peintres les plus charmants du XVe siècle.
Peinte à la détrempe, pour le couvent d’Ascoli, l’Annonciation y demeura jusqu’en 1770. Elle fut offerte à la “National Gallery”, en 1864, par lord Taunton, alors M. Labouchère. Elle figure dans la salle VIII, réservée à l’école de Padoue et à la vieille école vénitienne.
HOGARTH
LE MARIAGE A LA MODE
HOGARTH a été le peintre le plus parfait des ridicules anglais au XVIIIe siècle, dans le peuple, dans la bourgeoisie et dans l’aristocratie. Ces divers mondes, il les connaît à fond pour les avoir successivement fréquentés et observés. Enfant, il avait vécu dans des ateliers d’imprimerie et le temps que n’absorbait pas son métier d’apprenti, il l’employait à vagabonder à travers les rues du quartier avec les polissons de son âge. Plus tard, il s’éleva d’un échelon, gravit la classe supérieure et pénétra dans la bourgeoisie dont les qualités, en Angleterre comme partout, s’accompagnent presque toujours de certaines manies. Hogarth que la causticité naturelle de son esprit et sa gouaille populaire inclinaient à la satire, observait tout, notait tout et transcrivait ses impressions en des caricatures et des tableaux d’une verve cinglante. Le grand monde ne tarda pas à lui ouvrir ses portes, quand la réputation lui fut venue, et ne se douta pas qu’il introduisait chez lui un impitoyable critique, à qui rien n’échapperait de ses vices ou de ses tares. Il fut le premier des grands humoristes, le précurseur d’un genre que l’esprit français a, de nos jours, porté aux extrêmes limites de la perfection.
La transposition de ses œuvres satiriques en planches gravées contribua puissamment à sa réputation en répandant à des milliers d’exemplaires ses boutades et ses railleries. «Ce qui, dans ses peintures nerveuses et cruelles, excitait surtout la curiosité publique, c’était la mimique grotesque des physionomies derrière lesquelles le spectateur se plaisait à rechercher et à découvrir, sans grande difficulté d’ailleurs, des figures très connues. Dans ses tableaux comme dans ses dessins, gravures, documents d’histoire physionomiques, du plus grand intérêt, Hogarth a fixé d’un trait sûr et impitoyable les traits, les gestes, les grimaces des gens du peuple observés dans la rue, dans les tavernes, dans tous les mauvais lieux et aussi les mises et attitudes fausses ou maniérées des gens du théâtre ou du monde, utilisant pour le dessin de sa vaste comédie humaine la somme énorme des matériaux documentaires recueillis dans ses flâneries à travers les bouges, les tripots, les coulisses et les salons.» (Armand Dayot.)
C’est le monde des salons, précisément, que met en scène Hogarth, dans sa série du Mariage à la mode qu’il exécuta en 1745 et qui comprend une suite de six peintures, actuellement exposées à la “National Gallery”. Cette étincelante satire en six actes suffirait à la gloire d’un peintre. «A vrai dire, c’est la plus complète expression des tendances philosophiques et satiriques du maître, et jamais la causticité de son pinceau n’eut de plus savantes affirmations. Ici, le peintre se révèle avec éclat à côté du moraliste, et l’œil et l’esprit se réjouissent également au spectacle lumineux et vivant des pièces diverses qui forment la série des multiples péripéties du Mariage à la mode et qu’on peut examiner tout à loisir sur une des cimaises de la “National Gallery”.»
«Hogarth a divisé son drame comique en six actes, disons en six tableaux: le Contrat de mariage, l’Intérieur du jeune ménage, la Visite chez l’empirique, le Petit lever de la comtesse, le Duel et la mort du comte, la Mort de la comtesse.» (Armand Dayot.)
C’est le deuxième acte, l’intérieur de la comtesse, que nous montre le tableau représenté ici. Peu après le mariage, dit la notice. Cet intérieur ne manque pas, certes, de pittoresque et, au premier coup d’œil, nous découvrons que l’ordre et l’économie n’y règnent pas. Le décor est très riche, l’appartement se prolonge en un salon tout peuplé de tableaux de maîtres, mais il suffit de regarder les personnages pour se convaincre que la gêne, peut-être même la ruine, menacent ce luxueux logis. Nous sommes au petit jour; le mari vient de rentrer, après une nuit de débauche; il s’affale sur un fauteuil, l’habit défait, débraillé et, les mains enfoncées dans les poches, il subit d’un air indifférent les invectives de sa femme qui a passé la nuit à l’attendre.
A gauche du tableau, on aperçoit le vieux maître d’hôtel, les mains pleines de billets qu’on n’a pu payer et qu’on ne payera pas; il s’éloigne navré, en levant les yeux au ciel. Évidemment, Hogarth a connu ce ménage, et peut-être beaucoup de ménages semblables; nous savons trop bien que cette histoire est éternelle.
«Il est difficile de découvrir dans l’histoire de la peinture anglaise des documents plus fidèlement représentatifs d’une époque. Dans le cadre si précis des accessoires, les personnages apparaissent doués d’une vie si réelle, qu’à leur vue l’évocation historique se produit immédiate et le spectateur se trouve immédiatement transporté au foyer dévasté d’une de ces familles de la haute société anglaise atteinte par la dissolution générale des mœurs.» (Armand Dayot.)
Hogarth ne toucha que 3.150 francs, en 1750, pour les six toiles du Mariage à la mode que Sir Augustin paya, trente ans plus tard, 34.325 francs. C’est ce collectionneur qui les a léguées à la “National Gallery” où elles figurent aujourd’hui dans la salle XIX, réservée à la vieille école anglaise.
VELAZQUEZ
PHILIPPE IV
LE Philippe IV de la “National Gallery” représente le monarque aux environs de la quarantaine. Ce n’est plus le mince jeune homme qu’une haute stature fait paraître légèrement efflanqué; ses joues maigres se sont emplies, un double menton se pose sur la fraise de dentelle et un léger embonpoint lui donne une plus grande apparence de majesté. Mais la chair envahissante a transformé le masque sans l’altérer: toutes les caractéristiques de la race s’y retrouvent. C’est le même visage étroit, aplati sur les tempes; l’œil a cette même fixité inquiétante de jadis, où se lisent l’orgueil de la race et une sorte d’hébétude tranquille, un peu cruelle, qu’on remarque dans le regard des fauves. Le haut du visage, avec le front haut, ne manque pas d’intelligence; le bas, au contraire, avec la lèvre autrichienne tombante, le menton empâté et lourd, accuse la déchéance commençante qui, si vite, va plonger dans une quasi-imbécillité les tristes descendants de Charles-Quint. La rude griffe du destin ne s’est pas encore trop violemment imprimée sur la face ronde de Philippe IV; ce monarque n’est qu’au premier échelon de cette émouvante et tragique descente d’une dynastie s’abîmant dans le néant. Ce roi possède un certain air de noblesse qui trahit son illustre origine; on ne devinerait pas, au seul examen de ces traits, que, derrière le masque énergique, se cache une volonté faible, une humeur fantasque, un médiocre esprit. Comme tous ceux de sa famille, Philippe IV, héritier de Charles-Quint aux cheveux rouges et du blafard Philippe II, porte en lui cette langueur autrichienne qui se manifeste par l’excessive blondeur des cheveux et des moustaches. Il n’a rien d’espagnol, ce roi, ni le feu sombre des yeux, ni la vivacité des mouvements, ni le goût du plaisir. Son humeur est morose, son esprit inquiet, il règne sur des peuples qu’il ne connaît pas et, comme ses ancêtres, il gouverne deux mondes du fond d’une cellule de l’Escorial. S’il chasse, car il est grand chasseur, c’est moins par plaisir véritable que pour tromper l’ennui mortel qui le dévore. Son costume est toujours de couleur sombre, comme celui des moines dont il fait son habituelle compagnie, et tout le luxe de ce monarque, possesseur des plus beaux diamants du monde, se borne au collier qui soutient la Toison d’Or.
Tel est le personnage dont Velazquez nous a laissé de si nombreux et si puissants portraits. Peintre officiel de la cour, il a eu à peindre son souverain en de nombreuses circonstances. On trouve des portraits de Philippe IV dans presque toutes les galeries d’Europe et nous l’y voyons à tous les âges. Celui que nous donnons ici est un des plus beaux avec celui du Louvre.
Quand on parle de Velazquez, il semble superflu de s’attarder aux beautés de son œuvre. Elles brillent d’un tel éclat et s’emparent si vivement de notre esprit que tout commentaire affaiblirait l’impression reçue. Ne suffit-il pas de contempler ce portrait pour sentir que l’on est en présence d’un maître? N’est-ce pas une âme qui transparaît derrière ce masque indolent et altier? Cette toile est vraiment émouvante: la physionomie est empreinte de désillusion, de tristesse, on y devine la lassitude de toutes les obligations du rôle officiel, toute la désespérance de l’homme qui a perdu sa première femme et son fils, ainsi que deux des enfants de sa seconde femme et dont l’intelligence est à peu près annihilée par la dévotion.
Il faudrait la plume d’un Michelet pour décrire ces effigies royales laissées par Velazquez; ce sont, en même temps que d’admirables morceaux de peinture, des documents révélateurs, on pourrait même dire indiscrets. L’artiste se montre là un pénétrant psychologue: grâce à lui, nous connaissons à fond la psychologie du morne Philippe IV, et d’après sa physionomie, nous comprenons les causes de l’inéluctable décadence de l’Espagne.
Philippe IV, disons-le à sa louange, fut toujours un parfait protecteur de Velazquez. Il fit même mieux que le protéger, il l’aimait autant que pouvait aimer cette nature indolente et mélancolique. En 1625, après son premier portrait, il le gratifie d’un présent de trois cents ducats, d’une pension de même valeur et d’un logement à la Cour. Très souvent, il s’échappe de ses appartements et vient passer de longues heures dans l’atelier de Velazquez et s’entretient avec lui en le regardant travailler; en 1651, il le nomme maréchal du Palais, avec un superbe traitement et un logement princier dans la maison du Trésor. Cette charge oblige le peintre à organiser des fêtes pour la nouvelle reine Mariana d’Autriche, jeune princesse de dix-sept ans, que la triste cour d’Espagne ennuie et que le roi veut distraire. Enfin, en 1668, Philippe IV le fait chevalier de Santiago, malgré les résistances du Conseil de l’ordre qui ne le trouve pas d’assez bonne noblesse et refuse de l’admettre. C’est une gloire, la meilleure pour le roi, d’avoir toujours défendu son peintre contre l’hostilité de la cour; il s’opposa même plus tard, avec une louable énergie, aux entreprises de ceux qui voulurent, après sa mort, salir sa mémoire.
Le portrait de Philippe IV appartient à l’ancienne collection; il figure dans la salle XIV, réservée à la peinture espagnole.