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La Niania

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The Project Gutenberg eBook of La Niania

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Title: La Niania

Author: Henry Gréville

Release date: January 20, 2008 [eBook #24369]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NIANIA ***





LA NIANIA.

PAR

HENRY GRÉVILLE.



I

Antonine Karzof venait d'avoir dix-neuf ans; les violons du bal donné à l'occasion de cet anniversaire résonnaient encore aux oreilles des parents et amis; la toilette blanche, ornée des traditionnels boutons de rose, n'avait pas eu le temps de se faner, et cependant mademoiselle Karzof était en proie au plus cruel souci. Les rayons d'un pâle soleil de printemps éclairaient de leur mieux le salon vaste et un peu sombre où l'on avait tant dansé huit jours auparavant; le piano ouvert portait une partition à quatre mains qui témoignait d'une récente visite, --mais Antonine ne pensait ni au soleil, ni à la musique; elle attendait quelqu'un, et ce quelqu'un ne venait pas.

Vingt fois elle alla de la fenêtre à la porte de l'antichambre, puis revint à la fenêtre, retourna de là dans sa jolie chambrette qui ouvrait dans le salon, redressa une branche de ses arbustes, refit un pli au rideau... Tout cela ne perdait pas cinq minutes, et le temps passait avec une lenteur impitoyable.

--Ma mère est-elle rentrée? dit Antonine à une vieille servante qui apparut dans la porte de la salle à manger contiguë.

--Non, pas encore, mon ange chéri, répondit la vieille.

Antonine se jeta dans un fauteuil avec un geste d'impatience, et serra l'une contre l'autre ses deux mains fluettes, exquises de forme et toutes roses encore.

--Elle ne tardera pas, mon trésor, reprit la vieille. Pourquoi es-tu si impatiente aujourd'hui?

--Ce n'est pas de voir rentrer maman, que je suis impatiente, murmura Antonine.

La vieille bonne poussa un soupir, et disparut sans bruit. Personne ne l'entendait jamais marcher.

Antonine, les yeux fixés sur la trace lumineuse d'un rayon de soleil qui cheminait lentement sur le parquet, se mit à réfléchir profondément au passé. Ses souvenirs remontaient à deux années en arriére. C'était à la maison de campagne de ses parents qu'elle avait commencé alors à trouver à la vie un charme nouveau et indescriptible. Pendant la saison des vacances, son frère, étudiant de l'Université de Saint-Pétersbourg, avait amené deux de ses amis pour préparer, de concert, leurs thèses d'examen.

Pourquoi l'un de ces jeunes gens était-il resté aussi indifférent à Antonine que l'herbe du gazon sur lequel ils causaient ensemble le soir? Pourquoi les attentions de celui-là lui étaient-elles plutôt désagréables? Et pourquoi l'autre, celui qui ne parlait presque pas, était-il devenu l'objet de ses pensées secrètes? La théorie des atomes crochus l'expliquerait sans doute.

Dournof ne regardait guère Antonine, lui parlait à peine, ne lui faisait jamais de compliments, et s'inquiétait peu de ses actions en apparence: c'était un garçon de vingt-deux ans alors, robuste et brun, dont l'extérieur manquait absolument de poésie: on entend par poésie le romantisme sentimental qui a fait écrire tant de livres absurdes, et commettre tant d'actions ridicules. Mais la personne de Dournof respirait l'indépendance de la volonté, l'honnêteté, la loyauté la plus parfaite; il riait volontiers, montrant librement ses belles dents, trop larges pour l'oeil d'un dentiste, mais saines et blanches; il était jeune, alerte, ne connaissait aucun obstacle, et la liberté a sa poésie propre.

Dournof ne regardait donc pas Antonine; dans les réunions fréquentes à la campagne où l'on danse à toute heure du jour, dans les parties de jeux innocents, il se trouvait cependant à côté d'elle presque à coup sûr. Personne n'en pouvait prendre ombrage; ils ne se disaient pas deux mots en toute la journée. Cependant quand Dournof avait terminé la lecture d'un livre, il était rare qu'on ne vit pas le volume passer dans les mains d'Antonine. Mais là encore il n'y avait rien d'étonnant.

Madame Karzof, qui n'était pas née pour les grandes entreprises, avait pourtant suivi l'exemple général, devenu une mode dans les derniers temps, et elle avait établi une école libre dans le village. Antonine, comme de raison, s'était chargée des filles, Jean Karzof, son frère, avait voulu prendre soin des garçons; mais Jean était un rêveur; il oubliait l'école pour aller rôder dans les bois, avec son autre camarade, Maroutine, portant sur l'épaule un fusil avec lequel il tuait bien peu de gibier..., et Dournof prit l'habitude de le remplacer à l'école; c'était pour la régularité, disait-il.

Antonine et lui s'en allaient donc côte à côte, sans se donner le bras; ils entraient chacun dans la cabane de leur classe, et le plus souvent revenaient ensemble. L'été s'écoula ainsi. Ils se parlaient toujours très-peu, mais un peu plus que dans les commencements. Les vacances de l'Université tiraient à leur fin, cependant, et les feuilles des tilleuls commençaient déjà à tomber sur le gazon; Antonine, toujours sérieuse, avait un peu maigri; ses joues étaient moins roses qu'au printemps; parfois elle se retirait de bonne heure, sans prétexte plausible. Si sa mère inquiète la suivait alors dans sa chambre, elle la trouvait assise dans un grand fauteuil, les bras pendants, sans autre mal qu'un peu de fatigue.

Un jour qu'Antonine sortait de la maison d'école un peu plus tard que de coutume, elle vit que Dournof l'avait attendue. Assis sur les quelques marches de bois du petit perron, il regardait la route en sifflotant. Au bruit que fit la porte en retombant, il se leva, et Antonine reçut en plein visage un regard si profond, si plein de choses, qu'elle baissa les yeux.

Ils marchaient tous deux, et se dirigeaient vers la maison, lorsque Dournof, s'arrêtant brusquement, dit à Antonine:

--J'ai à vous parler.

Ils s'arrêtèrent près du puits. Ce puits, dont la margelle était haute de trois pieds environ, était construit avec de grosses poutres de sapin à peine équarries, enchevêtrées les unes dans les autres; l'eau venait presque à fleur de terre, et un seau de bois noirci par un long usage y flottait au milieu des feuilles jaunies des bouleaux que les vents d'automne y jetaient par tourbillons. La perche à contrepoids qui sert à relever le seau se perdait dans les branches basses des arbres, la haie du jardin haute et drue faisait un fond de verdure de cette construction rustique; l'herbe poussait là plus épaisse que partout ailleurs. A cette heure, personne ne venait au puits: à dix mètres des maisons, l'endroit était aussi solitaire que le fond d'un bois.

Antonine sentait battre son coeur, et craignait que Dournof n'en entendit les battements, tant ils lui semblaient terribles. Il resta un moment devant elle, la regardant, cette fois, de tous ses yeux.

--Vous êtes une demoiselle riche, commença-t-il.

--Je ne suis pas riche, interrompit vivement Antonine.

--Vous n'êtes peut-être pas riche pour votre monde, mais vous êtes riche en comparaison d'un petit fils de prêtre, qui n'a aucune fortune. Votre famille est de bonne noblesse.

Antonine allait parler, il fit un geste, elle se tut.

--Je suis de naissance obscure, puisque, je viens de vous le dire, mon grand-père était prêtre. Mon père était un pauvre gratte-papier dans une administration de province; il a acquis la noblesse héréditaire par ancienneté, et voilà pourquoi je puis mettre une couronne sur mon cachet...

Il souriait avec une certaine expression qui fit aussi sourire Antonine.

--Cela n'empêche pas que...

Il se tut et regarda Antonine qui, loin de détourner les yeux, leva sur lui son visage empourpré. Dournof alors étendit sa large main, élégante de forme, mais grande et lourde; la jeune fille y mit la sienne, sans hésiter, mais avec une gravité recueillie.

--Je crois, reprit Dournof, que nous suivons le même chemin tous les deux; j'ai idée de faire quelque chose... Je ne sais pas encore ce que je ferai, mais je crois bien que ce sera une oeuvre utile: voulez-vous m'aider? Non pas lorsque les chemins seront frayés et que la route sera facile, mais pendant les années de découragement et d'épreuve; lorsque je serai accablé de railleries, pendant que je suis pauvre et obscur, pendant que personne n'a foi en moi, excepté votre frère, qui a en moi une confiance absolue. Voulez-vous me donner du courage quand j'en manquerai, et de la joie toujours?

La main qui tenait celle d'Antonine tremblait un peu, malgré l'effort visible de Dournof pour paraître calme. Antonine regarda le jeune homme et répondit:

--Je le veux.

--Pensez-y bien, reprit-il avec émotion contenue dans la voix, je ne puis vous offrir à présent ni un toit, ni du pain... Je ne puis vous demander à ceux de qui vous dépendez que lorsque je me serai assuré de quoi vivre.

--Vous disiez tout à l'heure, interrompit Antonine, que j'ai quelque fortune...

--Précisément assez pour que je ne puisse prétendre à vous que si je vous apporte l'équivalent de ce que vous possédez. Que vous donnera-t-on en dot?

--Trente mille francs, répondit la jeune fille sans s'étonner de cette question.

--Eh bien, il faut que j'aie une place qui me rapporte au moins le revenu de ce capital. C'est peu de chose, ajouta-t-il avec son large sourire, et je l'aurai bientôt une fois que j'aurai passé ma licence. Mais il faut attendre, et cette place ne sera qu'un acheminement vers autre chose. Les années de travail et d'épreuve seront longues...

--J'attendrai, dit Antonine sans trouble.

Dournof la regarda d'un air ravi: ce regard sembla mettre sur elle une bénédiction, tant il était sérieux et tendre.

--Je vous aime, lui dit-il, je vous aime tant, que si vous aviez refusé, je crois que j'aurais renoncé à mon rêve.

--Que serez-vous? demanda alors Antonine.

--Avocat!

Antonine le regarda avec un peu d'étonnement. A cette époque, l'organisation des tribunaux étant encore tout entière à l'état de projet, les avocats n'existaient guère que de nom. On ne comprenait sous cette désignation que les avocats consultants, sorte d'hommes d'affaires généralement peu estimés.

Dournof lui expliqua alors les réformes projetées, et la place que pouvait prendre dans ce nouvel ordre de choses l'homme qui aurait le premier le talent, la force et le courage nécessaires pour s'imposer.

--Songez, dit-il en terminant, que jusqu'à présent tout est livré à l'arbitraire, que des milliers de gens spoliés crient justice sans rien obtenir! Songez que la lumière va se faire dans ce chaos, et après le Tsar, qui sera le premier bienfaiteur, quel ne deviendra pas le rôle de celui qui aura obtenu pour les malheureux le droit et la justice.

--Etes-vous ambitieux? demanda Antonine avec la même simplicité.

Dournof rougit; il plongea dans le fond de sa conscience et répondit ensuite.

--Non; car si j'étais ambitieux, je voudrais travailler seul, et je ne puis vivre sans vous.

--J'attendrai, répéta Antonine. Dès à présent je vous appartiens.

Il ne lui dit pas merci, ces deux âmes fortes s'étaient comprises sans phrases. Il serra fortement la main qu'il tenait, puis la laissa retomber.

--Il faut n'en parler à personne, n'est-ce pas? demanda la jeune fille en reprenant le chemin du logis.

--C'est à vous de le décider, répondit Dournof. Si vous pensez que votre famille m'accueille favorablement...

Antonine ne pût s'empêcher de rire; la nullité de son père et la frivolité bienveillante de sa mère lui inspiraient cette sorte d'affection qu'on éprouve pour des êtres irresponsables et dénués de bon sens.

--Ils ne vous accueilleront pas favorablement, dit-elle; attendons.

--Comme vous voudrez, répondit le jeune homme.

Ils atteignirent la maison sans échanger d'autres paroles.

De ce jour, madame Karzof n'eut plus à s'inquiéter de la santé de sa fille: Antonine avait repris sa gaieté sérieuse et les couleurs de ses joues roses. Seulement elle quitta peu à peu les ouvrages à l'aiguille de pur agrément pour les travaux plus solides. Elle voulut apprendre à tailler, à coudre, à repriser.

--Mon Dieu, quelle fille originale! disaient ses jeunes compagnes; quel plaisir peux-tu trouver à ourler des torchons?

Antonine plaisantait la première de ces travaux peu élégants, mais elle tint ferme, et devint très-habile. L'hiver rassembla souvent les jeunes gens: on dansait prodigieusement à cette époque en Russie. Tout était prétexte à sauterie, et même sans prétexte beaucoup de familles avaient un jour fixe où la jeunesse se réunissait et dansait dès sept heures du soir.

La plus brillante de ces maisons était celle de madame Frakine; comment celle-ci s'y prenait-elle pour procurer tant de plaisir à tant de monde avec des revenus d'une exiguïté invraisemblable et constatée? C'est un problème que jamais personne n'a pu résoudre. Peut être la bonne dame se privait-elle à la lettre de manger pour parvenir à payer le loyer d'un appartement très-vaste et très commode; peut-être vendait-elle en cachette ses derniers bijoux de famille pour subvenir aux dépenses d'éclairage de ce salon toujours plein le samedi; toujours est-il que nulle part on ne dansait d'aussi bonne grâce et nulle part aussi, l'heure venue, on ne soupait d'aussi bon appétit.

Le souper se composait de jolies tranches de pain noir et blanc artistiquement coupées et alternées sur des assiettes de faïence anglaise; d'un peu de beurre apporté de la campagne une fois par mois et soigneusement conservé à la glacière; de quelques harengs marinés, entourés de persil et d'oignons hachés, et d'une immense salade de pommes de terre et de betteraves. Un peu de fromage enjolivait ce menu frugal, digne d'un cénobite.

Mais le tout était si bien servi, il y avait sur la table tant de couteaux et de fourchettes, tant de carafes reluisantes dans lesquelles, en guise de vin, pétillait du kvass de fabrication domestique; tout cela était offert de si bon coeur, que la belle jeu-esse, plus affamée de plaisir que de friandises, se déclarait enchantée de tout et recommençait à danser après souper, d'aussi bon coeur qu'avant.

Vers deux heures du matin, madame Frakine apparaissait dans le salon avec un grand balai,--ce qu'elle appelait son balai de cérémonie; c'était, disait-elle, pour chasser les danseurs.

On l'entourait alors en lui demandant grâce pour un quart d'heure, pour une contre danse. Elle refusait, agitant son formidable balai; alors un enragé se mettait au piano, et jouait une valse; madame Frakine et son balai, entraînés dans le mouvement par les jeunes gens intrépides, faisaient le tour du salon, puis riant, essoufflée, le bonnet de travers sur ses cheveux blancs, elle se laissait tomber sur un canapé. C'était le signal du départ, on s'approchait, on l'embrassait, on la cajolait et l'on partait pour recommencer le samedi suivant.

Pourquoi la bonne dame sans mari, sans enfants, dépensait-elle ainsi le plus clair de son maigre revenu pour amuser des gens qui ne lui étaient rien? Elle l'expliquait d'un mot, et nul n'y pouvait rien répondre.

--Cela m'amuse, disait-elle. Il y a des gens qui prisent du tabac, d'autres qui font brûler des cierges, d'autres qui mettent tout leur argent chez le médecin et l'apothicaire; moi, j'amuse la jeunesse, et elle me le rend bien!

C'est là que, pendant tout l'hiver qui avait suivi leur étrange conversation, Dournof et Antonine s'étaient vus librement. Madame Karzof envoyait sa fille avec sa vieille bonne chez sa voisine; le vieux domestique venait la chercher vers minuit, et attendait en compagnie des autres, à moitié endormis sur les banquettes de l'antichambre, que la joyeuse compagnie fût rassasiée de rires et de danses. Depuis cinq ou six ans que madame Frakine recevait ainsi une cinquantaine de jeunes gens des deux sexes, plusieurs mariages s'étaient décidés et conclus dans cette heureuse atmosphère; bien des fantaisies passagères étaient écloses aussi dans les têtes folles, et avaient sombré avant d'arriver au port de l'hyménée, mais jamais il n'en était rien résulté de fâcheux; cette jeunesse étourdie était animée de sentiments purs et honnêtes: toutes les jeunes filles se respectaient elles-mêmes, et tous les jeunes gens respectaient les honnêtes femmes.

L'été revint, Jean Karzof ramena son camarade d'études à la campagne, et les fiancés reprirent leurs promenades à la maison d'école. Madame Karzof s'apercevait si peu de leur bonne intelligence, elle mettait tant de bonne grâce à les envoyer ensemble faire quelque course ou quelque excursion, que plus d'une fois l'idée leur vint qu'elle savait leurs projets et n'y était pas contraire. Antonine surtout en était si bien persuadée, que Dournof eut quelque peine à la dissuader d'en parler franchement à sa mère.

--Laissez-la faire, lui dit-il: si elle nous est favorable, elle ne nous dira rien; si vous vous trompez, elle pourrait nous séparer, au moins en attendant le jour où je viendrai vous réclamer; et alors que ferions nous?

L'idée d'une séparation même temporaire, dans de telles conditions, était devenue trop pénible pour qu'Antonine ne cédât pas à ce raisonnement.

Les jeunes gens se trouvaient heureux d'habiter le même lieu, de se voir quotidiennement, de travailler séparés au but qui devait les réunir; ce bonheur était modeste, aussi ne se sentaient-ils pas en état d'en perdre la moindre parcelle. Antonine garda le silence.

Une épreuve bien pénible les attendait. Le père de Dournof mourut pendant le second hiver, et le jeune homme fut obligé de partir pour mettre ordre à ses affaires.

La séparation, qui devait durer un mois au plus, se prolongea pendant cinq mois: Dournof dut établir sa mère et deux soeurs plus âgées, non mariées, dans une résidence plus modeste que l'appartement où son père logeait de son vivant. L'Etat loge volontiers ses fonctionnaires en Russie, et il les loge largement. Madame Dournof et surtout ses filles poussèrent des soupirs bien douloureux en voyant une petite maison de bois remplacer les vastes chambres, --nues, il est vrai, mais hautes et spacieuses,--où elles avaient vécu jusqu'alors.

Antonine et son fiancé avaient résolu de ne s'écrire qu'à la dernière extrémité, en cas de danger ou de besoin pressant; mais, la séparation se prolongeant, il fallut recourir à la correspondance, et la jeune fille se décida à mettre sa vieille bonne dans la confidence de son secret.

Personne ne savait plus le nom de la bonne, on l'appelait du nom générique Niania. Née dans la maison de la mère de madame Karzof, elle avait trente-sept ans lors du mariage de celle-ci; la jeune mariée l'avait reçue en cadeau de sa mère, comme un des meubles, et non le moins précieux, de son trousseau. La Niania avait vu naître les nombreux enfants de sa maîtresse, elle les avait tous soignés, et peu après couchés dans le cercueil à l'exception de Jean et d'Antonine, seuls restés vivants. Elle adorait ces deux êtres, comme elle adorait Dieu; et s'il lui eût fallu choisir entre son salut éternel et la vie de l'un des deux, elle se fût damnée sans hésitation.

Mais c'était à Antonine qu'elle s'était plus particulièrement vouée; c'était une petite fille, et par conséquent les soins devaient être plus minutieux et plus absorbants, et puis Antonine était restée à la maison, tandis que Jean faisait ses études au gymnase et ne rentrait qu'à quatre heures.

Depuis la naissance d'Antonine, c'est la Niania qui l'avait conduite à la promenade, habillée, levée, couchée; en un mot, elle marchait derrière Antonine comme son ombre dans l'intérieur de la maison. Ce qu'elle avait fait chasser de femmes de chambre, ce qu'elle avait lassé de gouvernantes qui avaient pris le parti de s'en aller, puisqu'on ne pouvait pas la faire renvoyer, ce qu'elle avait mis de querelles, de luttes et d'inimitiés dans la maison ferait un gros volume.

Tout être, quel qu'il fût, qui dérangeait ou ennuyait Antonine devenait bon à mettre au rebut, et il n'était pas de moyen qui ne semblât convenable à la Niania, pourvu qu'il arrivât au résultat désiré.

Les professeurs et institutrices finissaient par lâcher pied, et Antonine en vint de la sorte à se former un caractère très-résolu. Si elle ne devint pas despote, c'est qu'elle avait un sens inné du juste et de l'injuste qui la préserva. Mais pour tout le reste, elle se fit une loi de sa propre volonté.

Cette fermeté la sauva du caprice, défaut ordinaire de ses compatriotes, qui, sans cesse adulés, ne trouvent point de limites à leur fantaisie, n'ont plus de règle pour leur existence. Si Antonine devint fort entêtée, au moins ne le fut-elle qu'à bon escient.

Si persuadée qu'elle fût de la tendresse aveugle de sa Niania, elle tremblait intérieurement le jour où elle lui fit l'aveu de son amour pour Dournof. La vieille servante l'écoutait, les mains pendantes, comme il convient en présence des maîtres, la tête baissée, l'air respectueux.

--Eh bien, quoi? dit-elle, lorsque Antonine eut cessé de parler, tu aimes ce jeune homme? Pourquoi pas, si c'est un homme de bien?

--Mais ma mère ne voudra peut être pas! fit Antonine, surprise de ne pas rencontrer d'autre résistance.

--Si tu l'aimes, ça ne fait rien, ta mère ne voudra pas faire de peine à son enfant chéri. Seulement, ma belle petite, sois bien sage, ne laisse pas approcher ton amoureux......

Antonine jeta un regard si sévère à Niania que celle-ci perdit toute envie de la morigéner.

--C'est bon, c'est bon, reprit-elle. Pourvu que tu te maries à celui que ton coeur a choisi, c'est tout ce qu'il faut. Ta mère, que Dieu conserve, n'était pas si contente quand elle a épousé ton père... elle a bien pleuré!...

--Tu te le rappelles? fit vivement Antonine.

--Certes! elle en aimait un autre, un joli officier avec des petites moustaches, qui venait à la maison...

--Eh bien?

--Eh bien, que veux-tu que je te dise! elle s'est consolée... ton père est un brave homme, pour cela, il n'y a rien à dire, et ta mère a été toujours choyée comme la prunelle de ses yeux. Elle a toujours fait ce qu'elle a voulu.

Antonine garda au fond de son coeur l'espérance que sa mère, empêchée dans sa jeunesse d'épouser l'homme qu'elle aimait, serait compatissante à sa situation; cependant elle se contenta d'espérer en silence. Niania fut chargée de mettre à la poste et de retirer la correspondance des deux fiancés, et elle s'en acquitta avec beaucoup de zèle et d'adresse. Le matin du jour où Antonine se montrait si impatiente elle avait reçu un mot de Dournof lui annonçant son retour pour le jour même. Aussi les heures lui paraissaient elles longues.



II

La sonnette retentit dans l'antichambre; la Niania courut ouvrir, et, par la porte restée entr'ouverte, Antonine entendit ces paroles:

--Vous voilà revenu, Féodor Ivanitch, notre faucon, notre aigle blanc! Que Dieu vous donne une bonne santé! La demoiselle mourait d'impatience!

--Est-elle à la maison? répondit la voix grave de Dournof.

--Oui, oui, elle est à la maison, elle vous attend seule dans le salon.

Dournof fit rapidement les quelques pas qui le séparaient de la porte, l'ouvrit toute grande, et resta sur le seuil. Antonine debout, immobile, tournant le dos à une fenêtre, éclairée par une lumière luisante qui mettait une raie d'or sur chaque contour, l'attendait, en effet, sans oser faire un pas vers lui. Jusque-là elle n'avait touché que sa main. Comment contenir l'impulsion irrésistible qui la jetait dans les bras de son fiancé?

Elle n'eut pas le temps de réfléchir, elle sentit soudain deux bras l'étreindre avec tant de force qu'ils lui firent mal; sa tête se trouva sur la poitrine de Dournof, et ses cheveux furent couverts de baisers. La vieille bonne referma la porte du salon et sortit en murmurant une bénédiction sur eux.

--Ma lumière, ma vie! disait Dournof à voix basse, en serrant contre lui la tête d'Antonine qu'il caressait d'une main presque paternelle dans sa douceur, que j'ai souffert sans toi! Il l'écarta un peu pour la mieux regarder et ne dit rien, mais son sourire témoigna combien elle lui était chère.

--Comment avez vous passé ce long temps d'absence? dit-il ensuite en la conduisant vers un fauteuil où elle s'assit, pendant qu'il prenait une chaise en face d'elle.

--Je n'en sais rien, répondit Antonine; c'était comme une longue nuit. J'ai beaucoup travaillé.

--A quoi?

--A nos travaux d'école; j'ai préparé des leçons pour les enfants du village; ce n'est pas facile d'expliquer même les choses les plus simples à ces intelligences peu développées. J'ai eu bien de la peine à rendre claires quelques notions... Mais nous en reparlerons. Et vous, qu'avez-vous fait?

Dournof passa la main sur son front pour en chasser les soucis.

--J'ai eu des paperasses, donné des signatures, lutté contre la mauvaise foi des uns et l'obséquiosité des autres... j'ai arraché à grand'peine à toutes ces mains rapaces les bribes de mon patrimoine, j'ai installé ma mère et mes soeurs dans une demeure passable, et me voici... mais, Antonine, écoutez-moi bien: je ne veux plus vous quitter:

Elle le regarda, et ses yeux dirent clairement qu'elle non plus ne voulait plus le quitter.

--Je vais demander votre main à vos parents, je ne suis pas riche, bien loin de là, mais j'ai réalisé de quoi vivre très-pauvrement pendant cinq ans: d'ici là, j'aurai acquis une position digne de vous, j'en suis sûr Il s'était levé; sa forte poitrine dilatée par la joie et l'espoir respirait aisément, ses yeux brillaient, son teint coloré par la vie exubérante, ses cheveux bouclés capricieusement par la nature, et qu'il rejetait à tout moment en arrière de son front large et pur, disaient hautement que cet homme possédait une âme vigoureuse, énergique, indomptable.

--Craignez-vous la misère? dit-il à Antonine.

Elle répondit d'un signe de tête avec un sourire plein d'orgueil et de confiance.

--Et vos parents opposeront-ils une résistance sérieuse?

--Probablement, répondit-elle.

--Alors?...

--Rien ne nous désunira, dit Antonine à voix basse, en inclinant la tête.

--On voudra nous faire attendre.....

--Nous attendrons.

Dournof se rassit et poussa un soupir.

Antonine parlait d'attendre; en effet, pour elle, attendre n'était pas si dur; elle vivait dans la maison paternelle, où régnait l'aisance; elle travaillait suivant ses goûts, entourée d'objets de son choix... la vie lui était facile... Mais pour lui. Dournof, c'était une autre existence. Il regarda à terre, et dans son cerveau fatigué du voyage et de bien de tristes pensées, il vit apparaître l'image de sa vie solitaire.

C'était une chambre triste, où rien ne parlait de la présence d'une femme aimée; les meubles,--des meubles de garni, c'est tout dire,--n'avaient rien d'agréable au regard ni au toucher. Pas de souvenirs sur ces murailles tapissées d'un papier banal, à peine peut être la photographie d'Antonine. Le repas solitaire, le lever solitaire, la solitude partout, et dans le travail surtout... le travail qui aurait été si doux auprès d'elle! Combien la présence d'Antonine n'eut-elle pas embelli ce triste intérieur! D'ailleurs, toute pensée d'intérêt mise de côté, la petite fortune de la jeune fille aurait apporté le bien-être dans leur union. Ce n'était plus la chambre louée au mois qu'ils eussent habitée ensemble, mais un petit intérieur modeste où la main de l'épouse met partout son empreinte délicate et sacrée.

Antonine ne se doutait guère de cette différence de vie; elle n'en connaissait que la poésie. La pauvreté des paysans de son village lui était cependant familière, et elle en adoucissait les chagrins par tous les moyens en son pouvoir. Mais la pauvreté d'un homme de son monde devait être, et était, en effet, une chose bien différente; celle-ci lui paraissait tout ensoleillée par l'étude, les joies de l'intelligence, et par leur amour mutuel.

Dournof poussa un second soupir et releva la tête; Antonine le regardait tristement.

--Que faire? dit-il en s'efforçant de sourire; nous attendrons. Mais si vos parents persistent à refuser?

--Ce ne sont pas des loups, dit Antonine avec une gaieté feinte. Ils m'aiment et finiront par consentir. Et puis, qui sait? ils consentiront peut-être tout de suite!

Dournof ne le croyait pas, et il n'eut pas besoin de le dire. D'ailleurs, entre ces deux êtres graves et fiers, les mensonges, même ceux qu'ils auraient pu se faire par charité, pour s'épargner mutuellement un souci, étaient inconnus. Leur amour était cimenté d'une estime sans bornes, et c'est là ce qui le rendait si fort.

--Antonine, dit le jeune homme après un silence, je regrette de vous avoir attachée à moi; j'aurais dû comprendre que je n'avais pas le droit de parler tant que je n'aurais pas un nid à vous offrir... mais j'étais trop jeune pour savoir...

--Je ne le regrette pas, moi! fit Antonine en lui tendant la main.

Il la prit et la serra, mais sans la porter à ses lèvres. Se sentant sûrs l'un de l'autre et craignant de s'amollir, ils évitaient les caresses.

Une voiture s'arrêta sous les fenêtres et s'éloigna après avoir déposé ses hôtes.

--C'est ma mère, dit Antonine; elle a fait des visites avec mon père aujourd'hui. Voulez-vous leur parler?

Dournof étendit les bras, et la tête d'Antonine s'appuya un moment sur son épaule.

--Quoi qu'il arrive, pour toujours? dit-il.

--Pour toujours! répondit fermement Antonine.

On sonna. La Niania accourut dans le salon, afin de prévenir les jeunes gens, mais ceux-ci ne craignaient pas les surprises.

M. et madame Karzof entrèrent l'instant d'après dans le salon et témoignèrent leur satisfaction en revoyant le jeune homme après sa longue absence.

Madame Karzof était une femme de quarante-cinq ans, plutôt petite, rondelette, active, intelligente et bornée à la fois, comme beaucoup de femmes russes de sa classe; intelligente pour ce qui était de son ressort, pour tout ce qui l'entourait et se mêlait à sa vie, absolument bornée dès qu'il s'agissait de sortir du particulier pour passer au général. Elle était bonne et tracassière, généreuse et parfois rapace, capable de se priver de tout pour soulager une infortune, et également capable de laisser mourir de faim devant sa porte un pauvre à la pauvreté duquel elle ne croirait pas,--quitte ensuite à le faire enterrer à ses frais et à déplorer son erreur,--mais incapable de se corriger grâce à cette leçon.

Madame Karzof aimait sa fille et la persécutait sans cesse; Antonine aimait le bleu, sa mère lui faisait porter du rose, sous prétexte que le rose va à toutes les jeunes filles. La mode venait-elle des coiffures plates, elle obligeait Antonine à lisser ses cheveux avec soin, sans s'inquiéter de l'air de son visage, auquel cette coiffure ne convenait pas; de même que l'année suivante, elle faisait crêper sans pitié ses cheveux, longs d'un mètre, que personne ne pouvait plus décrêper ensuite et qu'il fallait couper,--le tout parce que quelque brave dame de ses amies lui avait dit que c'était la mode, et qu'on ne pouvait se coiffer autrement pour aller au bal.

Antonine détestait le monde guindé et malveillant des employés de classe moyenne où la conduisait sa mère; en revanche, elle aimait la liberté de bon ton qui régnait chez madame Frakine. Madame Karzof eût désiré le contraire; mais si elle la contraignait souvent à aller au bal, elle ne lui défendait jamais de se rendre aux samedis de la bonne dame. Seulement, s'ennuyant elle même près de celle-ci, trop simple et trop franche d'ailleurs pour elle, elle y envoyait Antonine avec sa bonne. La jeune fille était loin de s'en plaindre. Elle y trouvait Dournof l'année précédente, mais le deuil de celui-ci et son absence l'en avaient écarté cet hiver, au grand regret de toute la jeunesse, car Dournof, avec sa manière de voir sérieuse en toute chose, était à ses heures le plus joyeux boute-en-train de la bande.

C'est ainsi que madame Karzof avait accoutumé sa fille à ne pas faire grand cas de ses décisions; bien qu'Antonine n'eût jamais cessé de donner à sa mère les témoignages extérieurs du respect, celle ci se sentait gênée par le jugement de sa fille; elle le lui avait dit plus d'une fois, non sans aigreur; Antonine avait toujours répondu avec douceur et politesse, mais une fermeté inébranlable se cachait sous sa déférence apparente, et madame Karzof, qui le sentait, revenait de ses escarmouches plus décidée que jamais à rendre sa fille heureuse malgré elle, à l'amuser malgré elle, à l'habiller au rebours de ses désir? le tout pour son bien.

M. Karzof était un brave homme, c'est tout ce qu'on peut en dire, attendu que jamais oreille humaine n'avait ouï porter d'autre jugement sur son compte. Il remplissait mécaniquement ses devoirs à son ministère, visitait ses supérieurs, touchait ses appointements, n'était jamais malade, mangeait, sortait, dormait à ses heures régulières, qu'il n'aimait pas à voir déranger, et s'en remettait pour toute chose au jugement supérieur de sa femme, en quoi il donnait la plus grande preuve de sagesse qui fut en son pouvoir.

--Eh bien, Féodor Ivanitch, dit madame Karzof en ôtant son chapeau, une fois qu'elle se fut installée sur le canapé;--elle aimait le confort en toutes choses--qu'allez-vous faire à présent? Entrer au service dans un ministère quelconque, n'est-ce pas?

--Non, chère madame, je ne pense pas.

--Que voulez-vous donc faire? dit M. Karzof d'un air ébahi. La pensée qu'un homme pouvait ne pas entrer dans un ministère le bouleversait.

--Je voudrais me préparer! encore pendant un an ou deux à embrasser une carrière encore peu fréquentée...

--Quelle idée! fît le digne homme. Faites donc comme tout le monde!

--Peut-on savoir quelle est cette carrière peu fréquentée? demanda madame Karzof en souriant.

--Mon Dieu, à présent, je ne tiens pas à en faire un mystère. Vous savez que l'année prochaine on va ouvrir le Tribunal des référés?

--Oui, oui, fit Karzof en haussant les épaules, on vous jugera votre affaire, tout de suite, sans enquête... quelle stupidité!

--Le temps nous prouvera si, en effet, c'est une stupidité, monsieur, fit Dournof, considérablement plus parlementaire qu'il ne l'eût été en d'autres circonstances; en attendant, cette institution qui n'a d'équivalent ni en Angleterre, ni en France,--pour l'Allemagne, je ne sais pas...

--Moi non plus, interrompit Karzof d'un air digne.

--Cette institution, qui permettra aux gens pressés de terminer leurs différends sans attendre les vingt ou trente années que prend actuellement un procès,--va fonctionner avant un an.

--Oui, fit Karzof en se tournant vers sa femme; tu sais, ils ont bâti dans la Litéinaïa un palais superbe, avec une sculpture sur la porte, le jugement de Salomon. Quelle pitié! Ça ne servira pas dix fois!

--Eh bien, Féodor Ivanitch, reprit madame Karzof, quel rapport y a-t-il entre le jugement de Salomon et votre refus d'entrer au service?

--C'est qu'il faudra des jurisconsultes libres pour examiner: rapidement les dossiers, conseiller les clients, et, plus tard, il va falloir des avocats pour plaider les causes devant les tribunaux criminels et autres.

--Des avocats? de ceux qui tripotent les affaires du tiers et du quart, en grappillant des deux côtés? fit madame Karzof d'un air dégoûté.

--Non, chère madame, ceux dont vous parlez étaient les anciens avocats; ceux dont je vous parle seront les nouveaux.

--On les payera pour parler? demanda Karzof.

--Précisément.

--Et vous voulez en être un?

--C'est vous qui l'avez dit. Les époux s'entre regardèrent avec une sorte de commisération railleuse pour l'infortuné qui devait avoir, suivant l'expression vulgaire, un coup de marteau.

--On gagne de l'argent, là dedans? demanda M. Karzof d'un air de supériorité.

--On en gagnera certainement beaucoup.

--Eh bien, quand vous en aurez reçu, vous viendrez nous le faire voir, par curiosité! conclut le bonhomme en riant et en se tournant vers sa femme, qui se mit à rire avec lui.

Tout ceci était bien peu encourageant. Antonine, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis l'arrivée de ses parents, leva les yeux sur Dournof pour voir comment il le prenait: il lui répondit par un sourire de bonne humeur et un clair regard plein de courage et de tendresse.

--Qui vivra verra! dit il aux époux Karzof. En attendant, seriez-vous incapables de donner votre fille en mariage à un homme décidé à se faire une fortune brillante et rapide, mais qui pour le moment posséderait peu de chose, outre sa bonne volonté?

--Seigneur Dieu! s'écria madame Karzof, que contez vous là! Donner Nina à un homme sans fortune, c'est cela qui serait de la folie?

Antonine se tourna vers sa mère.

--Même si votre fille l'aimait? dit-elle doucement.

--J'espère bien que, grâce au ciel, je t'ai assez bien élevée pour que tu n'aies pas de semblables fantaisies, répliqua la mère avec une aigreur qui ne promettait rien de bon; et elle jeta à Dournof un regard mécontent.

Celui-ci vit qu'il fallait parler. Il se leva.

--Monsieur et madame, dit-il, j'aime votre fille depuis deux ans; j'ai lieu de croire que je ne lui suis pas indifférent, et je vous certifie qu'avec moi elle ne serait pas malheureuse. Voulez-vous bien me la donner pour femme, avec votre bénédiction?

--Après ce que vous venez dire! s'écria madame Karzof; mais, mon ami, ce serait tout bonnement de la démence.

--De la folie! rectifia M. Karzof.

--J'avoue, reprit Dournof, que j'ai eu tort de plaisanter tout à l'heure, mais je suis certain d'un avenir brillant, et j'aurais plus de courage si Antonine m'aidait à l'atteindre en marchant auprès de moi dans la vie.

--Entrez dans un ministère, et nous verrons, dit la mère.

--Dans un ministère, jeune homme, ajouta le père, c'est là seulement qu'on parvient aux honneurs et à la fortune.

Il toucha de la main la croix de Sainte-Anne qu'il portait au cou à un large ruban, pour indiquer les honneurs, et promena un regard satisfait autour de son salon, pour faire allusion à la fortune. Dournof réprima un sourire de dédain.

--Si Antonine veut que j'entre dans un ministère, dit-il, je suis prêt à lui obéir. Dites, le voulez-vous?

Il s'adressait à elle avec tant d'amertume, que, sur le point de dire oui, elle eut peur de lui déplaire. Elle savait bien qu'il l'avait aimée pour sa patience, sa persévérance, son énergie morale, et qu'en se laissant aller à une faiblesse, elle déchoirait à ses yeux. Le coeur navré, elle se fit un visage tranquille, leva sur lui des yeux résolus et dit:

--Non.

--Tu as perdu l'esprit! s'écrièrent alors les deux Karzof, et ils commencèrent une scène qui dura deux heures et demie.--Entrez dans un ministère! Tel était leur premier et dernier argument.

--Mais, objectait Dournof, si je me consacre au service de l'Etat, je ne pourrai pas m'occuper des questions de droit où mon avenir est engagé! Ce n'est pas pour gratter du papier dans un bureau que j'ai passé ma licence et travaillé huit ans!

--Vous pourrez mener les deux choses de front, proféra M. Karzof comme dernière concession; je connais--dans mon bureau même, je puis le dire,--un jeune homme très-intelligent; il fait des vaudevilles pour le théâtre russe, c'est-à-dire, il arrange des vaudevilles français pour la scène russe, et il réussit très bien. Outre cela, il a été décoré, et l'année dernière il a obtenu une gratification.

--Pour le service de l'Etat ou celui de vaudeville? demanda Dournof, dont le côté gamin reparaissait de temps en temps dans les circonstances les plus graves.

--Je... je... je ne sais pas, ce n'est pas notre affaire, répondit Karzof, un moment décontenance.

--Vous servez au ministère de la justice, fit Dournof. Eh bien, croyez-vous que votre jeune homme décoré s'occupe consciencieusement des affaires du ministère lorsqu'il a une pièce en répétition? Ne quitte-t-il pas le bureau avant l'heure, n'y vient-il pas en retard? Souffririez-vous cela d'un homme qui ne fait pas de vaudevilles?... Non, monsieur Karzof, celui qui veut servir l'Etat, et conséquemment son pays, doit s'adonner de toutes ses forces à un seul but, celui qu'il a choisi. J'ai choisi une autre voie que le ministère: je vais être aussi plus utile à mon pays que si je restais à faire l'oeuvre d'un scribe pendant de longues années... Je ne veux pas voler l'Etat en me faisant payer pour un service mal fait... et je ne veux pas briser ma carrière en consacrant loyalement mes forces à un service pour lequel je n'ai ni goût ni aptitudes.

Il avait parlé avec tant de chaleur, tant de flamme dans les yeux, que les Karzof restèrent interdits.

--C'est très bien, très-bien! dit M. Karzof; vous pensez noblement, jeune homme.

--Alors vous m'accordez Antonine? s'écria Dournof avec élan.

--Jamais de la vie, tant que vous ne penserez pas autrement, riposta madame Karzof. Vos pensées sont extrêmement nobles, comme votre manière d'agir, mais on n'est heureux qu'avec de la fortune. Ma mère m'a marié à M. Karzof que je n'aimais pas,--elle jeta un regard affectueux au vieillard étonné;--j'aurais préféré un petit blanc-bec qui m'avait tourné la tête; eh bien! je me suis toujours félicitée d'avoir eu une mère si sage et si prudente, car avec mon mari je n'ai jamais manqué de rien, Dieu merci, tandis qu'avec l'autre... je serais morte de faim.

--Vous me détendez alors d'espérer pour le présent?... demanda Dournof lassé de tourner dans le même cercle depuis si longtemps.

--Entrez au ministère! Dès que vous aurez une place seulement de 1,500 roubles, nous vous donnerons Antonine, et cela parce que vous êtes un bon garçon, que nous vous connaissons depuis longtemps et que vous êtes l'ami de notre Jean; car nous n'avions jamais pensé à un gendre de si peu de fortuné. Antonine pouvait prétendre à un colonel pour le moins, sinon un général civil!

--Quand j'aurai 1,500 roubles de revenu, me la donnerez vous? insista Dournof, prêt à se retirer.

--Seulement si vous êtes dans un ministère, car, voyez vous, Féodor Ivanitch, les administrations particulières vivent et meurent, les consultations et tout votre micmac ont des hauts et des bas; il n'y a que le service de l'Etat qui est éternel!

--Comme la bêtise humaine! pensa Dournof. Eh bien, soit, dit-il tout haut; vous savez que je suis un homme sérieux, vous ne me fermerez pas la porte, n'est-ce pas?

--Pourquoi donc... commença Karzof. Sa femme l'interrompit. Depuis un moment elle étudiait sa fille et reconnaissait avec joie que son extérieur ne trahissait aucun des signes auxquels on reconnaît une jeune fille "amoureuse ", comme on dit là-bas. Ni larmes, ni pâmoison, ni exclamations de tendresse; les joues d'Antonine n'avaient même guère pâli; il est vrai que son teint mat et peu coloré variait peu même dans ses grandes émotions; mais madame Karzof, qui avait beaucoup gémi dans son temps, était incapable de deviner la tempête qui bouillonnait sous cette apparente indifférence.

--Pourquoi pas? dit-elle; notre Jean dit que vous êtes pour lui un ami inestimable, l'ami de notre fils sera toujours le bienvenu chez nous. Quant à Nina, cette idée lui sortira de la tête, si elle y est entrée; c'est une fille d'esprit; elle sait que nous l'aimons, et elle n'a jamais été entêtée.

Ici madame Karzof mentait sciemment, car elle appelait Antonine entêtée au moins une fois par jour, mais elle jugeait inutile de l'apprendre à un étranger,--et surtout à un homme qui pouvait, le cas échéant, devenir son gendre.

Antonine allait répondre, un signe de Dournof lui fit garder le silence. Aussi longtemps qu'on leur permettrait de se voir la vie serait supportable. Le jeune homme salua donc les vieillards, en leur serrant la main comme de coutume; il tendit aussi la main à Antonine, et leur étreinte valait un serment, puis il sortit, en disant: Au revoir.

--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria sévèrement M. Karzof. Comment as-tu pu permettre à cet hurluberlu...

--Laisse-moi l'affaire entre les mains, mon bon ami, dit aussitôt sa femme: j'en parlerai avec Nina, et cela vaudra mieux. Une mère, vois-tu, sait mieux causer avec les jeunes filles, et le père avec les garçons; c'est dans l'ordre naturel, institué par Dieu et les lois.

Sur cette belle phrase, M. Karzof murmura un majestueux: C'est très-bien, et s'en fut revêtir sa robe de chambre, après laquelle il soupirait depuis long temps.

Madame Karzof emmena sa fille dans sa chambre, et là, pendant qu'elle aussi déposait son harnais de cérémonie, non sans force soupirs, elle interrogea Antonine, sur tous les points. Quand? Où? Comment avait commencé cet amour? Qu'avait dit Dournof? Avait il toujours été respectueux?

--Il ne m'a jamais baisé la main, répondit froidement Antonine.

--C'est que, vois-tu, mon enfant, la réserve virginale des jeunes demoiselles... La bonne dame parla sur la réserve virginale pendant une demi-heure, sans édifier beaucoup Antonine. Quand le sermon fut fini, madame Karzof ajouta:

--Tout ça, ce sont des bêtises; une jeune fille n'a que faire d'épouser un homme sans fortune, un philanthrope,--ce mot pour la digne femme désignait une espèce de novateurs fort dangereuse; on épouse un homme posé, un général, avec une "étoile" et de la fortune, et l'on est heureux; au moins est-on sûre que les enfants ne mourront pas de faim.

Madame Karzof parlait dans le désert. Sa sagesse bourgeoise était lettre morte pour Antonine; celle-ci aimait, ce qui aurait suffi pour la rendre à ces conseils; mais, de plus, elle avait entendu tant de fois répéter ces maximes qui faisaient partie d'une sorte de catéchisme à l'usage des mères de famille de la classe moyenne, qu'elle en était écoeurée d'avance. Rien d'auguste, d'élevé, ne sortait jamais de ces lèvres pourtant respectées. Antonine en souffrait, car elle eut voulu vénérer sa mère, elle ne pouvait que l'aimer.

La jeune fille reçut donc silencieusement sa douche de bons avis et d'admonestations prudentes, puis elle baisa la main qui la lui administrait et s'en fut dans sa chambre, pour être seule et se remettre de tant d'émotions; mais la solitude lui fit peu de bien; car, au bout de toutes les épreuves que l'avenir pouvait lui réserver, elle ne voyait briller aucun rayon d'espérance.



III

La soirée de madame Frakine était dans tout son éclat; dans le grand salon aux murs tapissés de papier blanc uni, une quinzaine de bougies éclairaient les quadrilles animés; une vingtaine de jeunes gens, une douzaine environ de jeunes filles, semblaient avoir oublié qu'il est des lendemains aux soirées de danse. D'ailleurs à cet âge, on ignore la courbature, ou, si elle se fait sentir, on en rit, et l'on recommence pour la faire passer. Un vieux domestique entra, portant un plateau couvert de verres et de tasse de thé.

--Emporte ça, pas de thé! s'écria un des danseurs; ça empêche de danser, ça prend du temps, et puis on a trop chaud après.

--.Mais vous aurez soif! fit dans la salle à manger la voix de madame Frakine attablée avec deux ou trois autres mamans devant un samovar gigantesque.

--Nous boirons du kvass répond une jeune fille.

--Et puis vous nous donnerez à souper, n'est-ce pas? cria de loin une autre voix masculine.

--Oui, mes enfants, comme à l'ordinaire.

--Il y aura du fromage?

--Et des harengs?

--Oui, et du veau froid! conclut triomphalement madame Frakine.

A l'annonce de ce festin délicieux, les cabrioles recommencèrent de plus belle dans le salon voisin, et la bonne dame expliqua aux mamans étonnées de ce luxe inaccoutumé, que le matin, même, ayant reçu un quartier de veau de sa petite terre, elle l'avait fait rôtir immédiatement, afin de régaler sa belle jeunesse, comme elle disait.

--Et précisément, acheva-t-elle en voyant entrer Dournof, voici l'enfant prodigue qui vient manger son veau traditionnel.

--Ah! il y a du veau? dit Dournof avec cette bonne humeur qui ne l'abandonnait guère; qu'elle aubaine! Vous avez donc fait un héritage?

--Mauvais sujet! fit madame Frakine, ne va-t-il pas me reprocher ma pauvreté! D'où sortez-vous comme ça sans crier gare?

--J'arrive du gouvernement de T...

--Quand?

--Ce matin.

--Ah! fit Madame Frakine en dirigeant ses yeux ver la porte. Antonine, qui tenait le piano au moment de l'entrée de Dournof, venait de céder sa place à une autre martyre du devoir social, et paraissait sur le seuil.

--Repartirez-vous? demanda la vieille dame au jeune homme qui venait de s'asseoir dans un vieux canapé vermoulu, tout près d'elle.

--Non.

Antonine s'approchait, et, sans témoigner de timidité ni d'embarras, elle s'assit auprès de Dournof. Les dames causaient entre elles en prenant le thé, le jeune homme se pencha vers sa vieille amie.

--Savez-vous qu'on me l'a refusée tantôt? dit-il à demi-voix.

--Hein? fit madame Frakine ébahie.

--On me l'a refusée parce que je n'ai pas voulu entrer dans un ministère.

--Hein? fit une seconde fois la bonne âme, plus stupéfaite que jamais. Dournof ne put s'empêcher de rire.

--C'est comme je vous le dis; mais cela n'empêche pas les sentiments, n'est-ce pas, Antonine?

Sa position de prétendant évincé lui donnait une assurance nouvelle; il n'avait plus à craindre de se trahir, et éprouvait une certaine joie à s'avouer amoureux de la jeune fille.

--Eh bien! qu'allez-vous faire, mes pauvres enfants? dit madame Frakine en les regardant avec une bonté compatissante.

--Nous attendrons! fit gaiement Dournof. Personne ne les observait; il prit tranquillement la main d'Antonine et la garda dans la sienne sous le regard bienveillant et attristé de la vieille dame. Nous nous aimons assez pour attendre.

--Longtemps?

--Dieu le sait! répondit Dournof en rejetant ses cheveux bouclés en arrière. Allons valser, ajouta-t-il en se levant.

Il avait quitté la main d'Antonine; mais, sur le seuil de la porte, il lui passa un bras autour de la taille et fondit la foule des cavaliers restés sans dames, qui regardaient danser les autres.

--Tu danses déjà? lui jeta un camarade peu charitable, faisant allusion à son deuil encore récent.

--Vita nuova, mon cher, lui jeta Dournof par dessus l'épaule; j'étais chenille, je me fais papillon, et d'ailleurs on prend son bonheur où on le trouve.

Sur cette réponse passablement énigmatique, il se mit à valser comme si la vie n'avait eu pour lui d'autre but que de tourner en mesure autour d'un salon.

Quand l'heure fut venue de rentrer, Jean Karzof, qui était arrivé fort tard, après l'opéra italien qu'il aimait passionnément, sortit avec sa soeur et un groupe de jeunes gens, qui tous demeuraient à peu de distance les uns des autres. Dournof les accompagnait, et bientôt, profitant de l'extase où la musique avait plongé son ami, qu'un camarade avait entraîné dans une discussion acharnée, il se rapprocha d'Antonine. La nuit était belle, la maison des Karzof tout proche; on allait à pied; les fiancés causèrent quelques moments ensemble.

--Il faut bien que je m'accoutume à ma nouvelle situation, dit Dournof; je suis à peu près comme un colonel sans régiment, un curé sans cure; je suis un fiancé sans fiancée...

Antonine tourna vivement la tête de son côté. Sous le capuchon qui recouvrait sa tête, il lut un reproche dans l'éclair de ses yeux.

--Je suis sans fiancée aux yeux des autres. Je puis avouer hautement que je vous aime, mais puis-je dire que vous m'aimez? --Elle hésita un moment, puis répondit franchement:

--Vous pouvez le dite, puisque c'est vrai.

Dournof la regarda, et se sentit fier d'elle.

--Je vois, continua la jeune fille, que le meilleur est de nous fier à l'amitié et à l'honneur de ceux qui nous entourent; si nous semblons nous méfier d'eux, quelque parole maligne reviendra à mes parents. Si nous ne cachons rien,--je suis certaine que tous feront de leur mieux pour nous protéger.

--Vous avez raison, s'écria Dournof, frappé de la logique juvénile de ce raisonnement audacieux. Commençons tout de suite. Amis! dit-il d'une voix forte.

Les cinq jeunes gens qui marchaient à côté de Jean s'arrêtèrent autour de lui.

--Toi, le premier, dit Dournof, tu sais que j'aime ta soeur et qu'on me la refuse; tu es chagriné de ce refus, et jusqu'ici nous avions vécu en frères...

--Et cela continuera jusqu'à la fin de nos deux vies, interrompit Jean.

--Ta soeur ne veut pas se soumettre à l'arrêt de ses parents..

--Elle a raison, fit Jean en prenant le bras de sa soeur sous le sien.

--Eh bien, à vous tous, mes amis, qui seriez heureux de trouver du secours dans une position semblable, je déclare qu'Antonine et moi nous continuons à nous considérer comme fiancés, en attendant le jour où un changement dans ma fortune me permettra de la réclamer.

Nous vous communiquons cette nouvelle, parce qu'il nous semble plus digne de l'amitié et de l'honneur d'agir franchement avec vous. Allez-vous nous protéger contre la calomnie, et nous prévenir des dangers qui pourraient nous menacer à notre insu?

--Nous jurons, dit une voix toute jeune et vibrante d'émotion contenue, de défendre la jeunesse et l'amour contre l'opiniâtreté intéressée de la vieillesse.

--Nous le jurons! répétèrent les autres.

Ils étaient alors sur un des innombrables ponts qui coupent les canaux de Pétersbourg; la ville dormait; à peine, de loin en loin, entendait-on le roulement d'une voiture attardée; leurs voix retendirent fraîches et jeunes.

--Hourra! crièrent ils gaiement, en se remettant en marche.

--Vous allez vous faire coffrer pour tapage nocturne, dit Jean, mais je vous remercie tout de même.

--Je vous remercie, dit Antonine de sa voix douce, en tentant la main à chacun de ses défenseurs.

A partir de ce moment, si quelqu'un d'entre eux avait été charmé par sa beauté ou sa grâce, il étouffa ce sentiment pour jamais: Antonine était sacrée pour eux puisqu'elle appartenait à Dournof. Désormais, elle eut autour d'elle une sorte de bataillon sacré pour la défendre, et elle fut, en effet, défendue contre les propos malveillants par la présence de ces cinq hommes qui lui furent également dévoués et dont elle ne distinguait particulièrement aucun.

Pendant que la jeunesse complotait contre eux, M. et madame Karzof, la tête sur l'oreiller, attendaient le retour de leurs enfants, en projetant aussi des desseins machiavéliques, à la clarté adoucie de la lampe qui brûlait devant les images saintes.

--Vois-tu mon bon ami, disait madame Karzof en regardant d'un air rêveur sa robe de chambre pendue à un clou au fond de la chambre;--c'était d'ordinaire sur cet objet que se portaient ses regards quand elle réfléchissait;--vois-tu, j'ai bien observé Antonine pendant que Dournof parlait; elle n'est pas amoureuse de lui. Ce n'est pas ainsi qu'une fille amoureuse reçoit la notification d'un refus.

--Mais, fit observer M. Karzof, avec plus de raison qu'on ne l'aurait pu supposer, peut-être bien sa manière à elle d'être amoureuse n'est elle pas pareille à celle des autre?

--Laisse donc! Toutes les jeunes filles sont semblables! Te rappelles-tu la petite Véra lorsqu'on ne voulait pas la marier au fils du prêtre de l'église de Kazan? A-t-elle assez pleuré, crié, refusé de manger et tout ce qui s'ensuit! C'était un tel vacarme chez eux que sa mère venait faire son somme ici pendant la journée; chez elle, son démon de fille ne la laissait pas dormir... Eh bien, ça ne l'a pas empêcher d'épouser un chef de bureau aux Apanages six mois après;--Voilà ce que j'appelle une demoiselle amoureuse! Mais Antonine... oh! non!

--Tant mieux! proféra Karzof, cela fait honneur à son bon sens, et à l'éducation que vous lui avez donnée.

--Eh bien, vois-tu, monsieur Karzof, de peur que notre fille ne s'amourache de quelque godelureau, je crois qu'il faudrait la marier sans retard. Elle a dix-neuf ans, il n'est que temps.

--Je veux bien, dit M. Karzof. Mais à qui?

--Ah! voilà! fit la mère en réfléchissant plus profondément que jamais, et en magnétisant de son regard la robe de chambre indifférente. C'est à toi de chercher; dans tes bureaux, tu dois avoir quelqu'un... il ne manque pas de célibataires dans les ministères...

--Oui, répliqua Karzof, mais ils n'ont pas de fortune.

--Les jeunes! mais les vieux?

--Est-ce que tu marierais Antonine à un vieux? fit M. Karzof d'un air éminemment dubitatif.

Combien as-tu de plus que moi? rétorqua victorieusement son épouse, en se tournant vers lui.

--Dix-huit ans, je crois... répondit le brave homme.

--Eh bien! est-ce que je t'ai rendu malheureux?

--Non, certes, oh! non! s'écria Karzof;--mais ce n'est pas la même chose, ajouta-t-il aussitôt avec justesse.

--Nous étions, il est vrai, des époux assortis, répondit madame Karzof. Mon Dieu, si je pouvais trouver pour Antonine un homme dans ton genre, que je serais heureuse!

Là dessus, les époux se mirent à chercher en commun parmi les messieurs de leur connaissance ceux qui pouvaient prétendre à la main d'Antonine. Si les oreilles ne tintèrent pas cette nuit à trente célibataires aussi peu occupés d'Antonine que l'enfant qui vient de naître, c'est que probablement ils dormaient sur ces mêmes oreilles.

Le résultat de cet examen fut que, la semaine suivante, on donnerait un bal, où les célibataires, triés soigneusement sur le volet, seraient offerts à l'admiration de leur fille.

Au moment où les époux, fiers de cette résolution, se préparaient à s'endormir pour tout de bon, ils entendirent un léger bruit de pas qui leur annonçait la rentrée de leurs enfants. Un petit rire échappé à Antonine qui disait bonsoir à son frère acheva de confirmer madame Karzof dans sa sécurité.

--Tu vois bien qu'elle ne pense pas à Dournof, conclut-elle, puisque tu l'entends rire. Et la bonne dame s'endormit sur un lit de roses.

Sa fille était rentrée dans sa chambre, cependant, et au lieu de se déshabiller, assise sur un petit canapé, la tête inclinée sur la poitrine, elle réfléchissait tristement.

--Eh bien, ma beauté, lui dit la Niania, qui l'attendait, si tard qu'elle dût rentrer, et qui ne se couchait jamais sans avoir fait sur elle le signe de la croix, pour écarter les mauvais rêves,--tu ne te déshabilles pas? Est ce que tu n'as pas sommeil?

Antonine tressaillit.

--Pardon, Niania, dit-elle, je te fais attendre,--tu dois être fatiguée.

Elle se leva aussitôt et se livra aux soins de sa fidèle servante. Celle-ci peigna avec soin les beaux cheveux, si longs et si lourds qu'ils inclinaient légèrement sous leur fardeau la tête de la jeune fille; elle était fière de ses cheveux bruns, si doux et si souples; elle les tressait patiemment tous les jours deux fois, pour éviter qu'ils ne perdissent leur lustre, et ne permettaient à aucune main étrangère de toucher aux nattes de "son enfant". Lorsque madame Karzof, mue du beau zèle dont nous avons parlé, se mit en tête de faire venir un coiffeur, elle eut à livrer une vraie bataille à la Niania, et si elle obtint les honneurs du combat, c'est uniquement parce qu'elle la renvoya à la cuisine en lui fermant la porte sur le nez.

--Eh bien, mignonne, dit doucement la vieille servante, tes parents n'ont pas accepté ton bien-aimé? Ils ont refusé de lui donner notre colombe?

--Oui, soupira Antonine.

--Et toi, qu'est-ce que tu dis?

--Je dis que je l'épouserai, lui ou personne.

La Niania garda le silence, et hocha par deux fois sa vieille tête grise.

--C'est qu'ils veulent te marier, reprit-elle au bout d'un moment.

--A qui? dit Antonine en levant brusquement la tête.

--Je ne sais pas; on te cherche un promis. On va donner un bal pour toi, et l'on s'occupera de te marier le plus vite possible.

--Quelle idée! Où as tu pris cela?

--J'ai écouté à la porte, pendant que tu étais chez madame Frakine. Et lui, que dit-il, ton ami?

--Il dit comme moi.

--Que Dieu étende sa main sur vous, soupira la Niania, car je prévois que votre vie ne sera pas tranquille!...

Antonine s'étendit sur son lit; sa bonne ramena les couvertures sur elle, attisa la lampe des images, et se retira en faisant des signes de croix dans l'air de tous côtés pour chasser l'esprit malin.

Mais l'esprit malin était resté au coeur de la jeune fille. Une colère sourde travaillait en elle et montait toujours, menaçant de submerger sa raison. Si on l'avait laissée en paix, maîtresse d'attendre que Dournof eût conquis une position, elle aurait été une fille douce et soumise, patiente malgré son chagrin, et respectueuse toujours... Mais on voulait disposer d'elle sans son consentement... on traitait son amour comme un enfantillage, on se jouait de l'homme qu'elle aimait... Sa colère devint si forte, qu'Antonine se leva, incapable de rester immobile plus longtemps. La fraîcheur de la chambre calma un peu sa fièvre. Elle fit deux ou trois fois le tour de sa cellule virginale, et s'arrêtant devant les images, elle s'agenouilla pieusement.

--Sainte mère de Dieu! dit-elle tout haut, en étendant la main vers l'image de la Vierge qui lui souriait placidement, son enfant dans les bras, je jure d'être à lui ou à personne.--Et s'il faut mourir pour tenir mon serment, je mourrai.

Elle se prosterna et resta longtemps en prières. Le froid et l'immobilité la glacèrent; un frisson passa sur son corps. Elle se leva, rejetant ses tresses importunes, puis retourna à son lit et s'endormit.



IV

Les jours suivants, madame Karzof continua à étudier attentivement sa fille, mais celle-ci s'était fait un visage impénétrable; Dournof vint voir Jean à plusieurs reprises, sans affectation; il passa la meilleure partie du temps de sa visite dans la chambre du jeune homme, et ne fit qu'apparaître et disparaître dans le salon. Antonine l'accueillait comme par le passé, lui tendait la main, lui souriait, exactement comme s'il n'avait jamais été question de mariage entre eux; les plus malintentionnés n'auraient pu rien trouver à critiquer dans cette conduite, si bien que madame Karzof, se disant que le danger était écarté de ce côté, s'adonna entièrement aux préliminaires de la fête projetée.

Pendant qu'elle faisait une tournée de visites préparatoires elle recueillit nombre de compliments sur sa fille, et pas mal d'ouvertures de la part des dames, aussi désireuses de placer un jeune célibataire que madame Karzof pouvait l'être de placer Antonine. Entre demandeurs et offrants, les choses finissent toujours par s'arranger. Cette grande comédie que donnent incessamment aux désintéressés les faiseurs de mariages a des hauts et des bas, comme toutes les représentations de ce monde; il y a des moments où il se trouve sur le marché plus de célibataires que de jeunes filles; d'autres, et c'est le cas le plus fréquent, où les demoiselles sont offertes en grande quantité, et les célibataires peu nombreux. Le grand talent, en telle occurrence, est de garder sa... comment dire cela sans blesser personne?... il s'agit d'acheter, en tout cas, si l'on ne peut supposer qu'il s'agisse de vendre! Le talent est donc de garder sa marchandise en magasin, aussi longtemps qu'elle n'est pas demandée sur la place. On a vu de très-beaux mariages, ce qu'on appelle des mariages avantageux, se conclure en vingt quatre heures, parce qu'un ambassadeur avait besoin d'une ambassadrice pour lui aider à représenter la république au Monomotapa; on a vu aussi des célibataires immariables, et abandonnés des marieuses les plus habiles, trouver femme sans coup férir; c'est qu'ils avaient choisi le bon moment,--ce qui est en toute chose le premier point.

Lorsque madame Karzof se mit en campagne pour marier Antonine, il s'était fait une grande razzia de demoiselles à la Noël précédente, et ceux qui n'avaient pas pris leurs précautions d'avance étaient restés célibataires comme devant. La bonne dame reçut donc des compliments extraordinaires sur le mérite, la beauté, l'intelligence, etc., etc, de sa fille, et dans les six maisons qu'elle parcourut le premier jour de sa tournée, elle trouva quatre prétendants,--non pas que tous les quatre eussent témoigné un désir particulier d'épouser Antonine, mais il y avait quatre messieurs disposés à épouser une jolie femme avec une jolie dot, ou même une jolie dot, sans faire d'une jolie femme un complément indispensable.

Madame Karzof sourit, et rentra au logis triomphante et la tête haute.

--Puisqu'il en est ainsi, dit elle à son mari au premier moment de tête à tête, nous les inviterons tous, et nous serons très-difficiles dans notre choix. Nous avons droit à la fleur du panier.

Le second jour fut plus favorable encore que le premier, car il se rencontra, parmi les victimes immolées à l'orgueil maternel de madame Karzof, quelqu'un qui avait vu--positivement vu Antonine, et qui la demandait personnellement! oui! personnellement! Non pas une personne bien élevée avec un petit capital, mais mademoiselle Karzof elle-même, telle qu'elle était! Madame Karzof, gagna sur-le-champ un pouce en hauteur.

Le lecteur se tromperait, et nous serions bien malheureux de cette erreur, s'il se figurait qu'en Russie l'on traite ces questions directement. Ce serait de la première grossièreté; tout au plus cela se passe-t-il chez les marchands dans la classe intelligente et civilisée des employés demi-supérieurs, les choses vont tout autrement. Madame Karzof abordait ainsi ses bonnes amies:

--Bonjour, chère Anastasie Pétrowna! Mon Dieu, qu'il s'est écoulé de temps depuis que j'ai eu le plaisir de vous voir!

--Il y a au moins six semaines! j'aurais dû aller vous rendre visite, mais...

--Du tout! c'est moi qui vous devais une visite.

--Vous croyez! tant mieux, cela me rassure; mais nous ne comptons pas les visites, n'est-ce pas, entre nous! Eh bien, quoi de neuf en ce monde?

--Mais pas grand'chose; les Morof ont marié leur fils, vous savez...

--Oui, oui, c'est de l'histoire ancienne. Et votre jolie Antonine, quand la mariez-vous?

--Oh! nous ne sommes pas pressés, Dieu merci! Nous n'en sommes pas embarrassés... une enfant si douce, si aimante! telle que vous la voyez, elle ne m'a pas donné une heure de chagrin dans toute sa vie. Je ne crois pas lui avoir jamais adressé un mot de reproche!

--Que vous êtes heureuse, ma bonne amie! Je n'ai pas eu tant de bonheur avec mes filles; elles sont toutes mariées, à présent, je puis le dire, elles m'ont donné beaucoup de mal pour leur éducation. Mais dans le temps je parlais comme vous.

Les deux mères se mettent à rire de concert, mais il y en a une qui rit jaune.

--Nous voulons donner un bal la semaine prochaine, reprend madame Karzof d'un air un peu pincé; connaîtriez-vous quelques gentils garçons, des messieurs bien élevés, qui voudraient danser chez nous?

--Chez vous? Je crois bien, vous trouverez toujours bien autant de cavaliers que vous en pourrez désirer! une maison où l'on s'amuse tant! Je vous amènerai M., X., M., V., M., Z., etc; mais si vous ne voulez pas marier Antonine cette année, je ne vous amènerai pas M. Titolof.

--Et pourquoi, ma chère amie?

--Parce qu'il est amoureux fou de votre charmante fille. Il l'a vue au dernier bal de l'assemblée de la noblesse, et il a cherché toute la soirée quelqu'un pour se faire présenter... Malheureusement je n'étais pas là, et s'il a trouvé nombre de jeunes gens pour lui parler de vous et de votre famille, il n'en a pas rencontré d'assez sérieux pour qu'il le prit comme chaperon.

--Et! quelle idée! on se fait présenter tout de même. Quel âge a-t-il?

--Environ trente-cinq ans, je crois; il a déjà le grade de général civil et la croix de Sainte-Anne.

--Comme mon mari, s'écria ici madame Karzof; si jeune! a-t-il de la fortune?

--Il n'est pas millionnaire, mais il doit avoir trois mille roubles environ de revenu, ce qui avec les appointements de sa place lui fait à peu près six mille roubles...

--Ce n'est pas à dédaigner, dit madame Karzof d'un air sérieux; mon Dieu que de prétendants! Nous n'en manquerons pas, à coup sûr; depuis huit jours, on m'en a proposé plus d'une douzaine.

--C'est ainsi que se font les mariages, pas tous, heureusement, à la plus grande gloire des mères de famille. On a cru remarquer que celles qui ont le plus mal marié leurs propres enfants sont les plus acharnées à conclure des unions pour les autres, mais on n'a pu s'assurer si c'est l'esprit de vengeance qui les anime, ou quelque autre sentiment.



V

Le résultat de tant de courses et de visites, sans compter deux journées entières employées à s'assurer un "tapeur" et des domestiques de renfort à veiller au souper, aux glaces, au thé, à la toilette d'Antonine, fut une violente courbature qui prit madame Karzof une heure avant le dîner, le jour de son bai.

Il était trop tard pour reculer, cependant; la malheureuse mère, victime de son devoir, endossa en gémissement une robe de soie lilas, trop étroite, parce qu'elle la mettait rarement, et se tint de son mieux à l'entrée du salon pour recevoir ses visiteurs.

Il vint beaucoup de demoiselles, amenées par leurs mamans, et plus encore de jeunes gens: ceux-ci arrivaient tout seuls; une demi-douzaine de prétendants "sérieux" et une autre demi-douzaine de prétendants moins sérieux se groupèrent autour d'Antonine.

Celle-ci avait eu pour premier soin doter les bijoux dont sa mère l'avait chargée, ce qui lui avait attiré un coup d'oeil flamboyant, mais sans effet: très calme, pâle comme de coutume, vêtue de blanc, elle recevait les hommages de ces inconnus avec une indifférence parfaite. L'escadron sacré se tenait à peu de distance, sous la conduite de Jean Karzof, que cette petite guerre amusait beaucoup.

On commença à danser; au moment où un des prétendants sérieux, homme d'une quarantaine d'années, chauve, un peu poussif, mais qui portait majestueusement des lunettes d'or sur son nez camus, s'inclinait devant Antonine pour la première valse, Jean la lui enleva sous ses besicles, et l'entraîna rapidement à l'autre bout du salon.

--Oh! Jean! s'écria madame Karzof. Quel polisson!

Cette exclamation, qui n'était pourtant pas de cérémonie, n'arriva pas aux oreilles du jeune homme. Très-affairé en apparence, il manoeuvrait pour faire passer sa soeur au moment voulu au bras de Dournof, sans la reconduire à sa place.

Le stratagème réussit parfaitement, et l'escadron sacré comprit aussitôt la manoeuvre. Après deux tours de valse, Dournof déposa Antonine sur une chaise, non loin de sa mère; mais au moment où les besicles se dirigeaient de ce côté, un des séides d'Antonine l'enlevait pour la repasser à un autre, et ainsi de suite jusqu'au moment où la valse fut terminée.

En Russie, on ne danse pas toute une danse, sauf le quadrille, avec la même dame; ce serait une haute inconvenance. On se permet tout au plus deux ou trois tours de salon s'il est très-vaste, après quoi l'on ramène la dame à sa place, où elle a la faculté d'accepter ou de refuser ensuite tel cavalier qui lui convient. Cette mode, à coup sùr moins fatigante que la mode française, permet à tout le monde de danser à peu près avec tout le monde durant la même soirée, et devait fournir à Antonine de nombreux moyens d'esquiver les protégés de sa mère.

--Ecoute, lui dit sévèrement cette dernière, au moment où, occupée de ses devoirs de maîtresse de maison, la jeune fille s'affairait à appareiller les quadrilles; ne danse pas avec ces petits jeunes gens, les amis de ton frère; tu peux les voir tous les jours; tu vois bien qu'il vient des gens convenables, sérieux, --c'est avec ceux-là qu'il faut danser, entends-tu?

Antonine fit un signe de tête, et s'esquiva. Lorsque les premières mesures de la contredanse retentirent, sa mère vit avec horreur qu'elle dansait avec un des "petits jeunes gens"! Elle lui adressa de loin une verte semonce, qui fut perdue, comme le reste.

--Pourquoi m'as tu désobéi? dit madame Karzof en rejoignant sa fille dans la salle à manger, dès que la musique eut cessé.

--Mais, maman, ce n'est pas ma faute si Matvéief m'a invitée avant les autres! Je ne pouvais pas me douter que le gros monsieur m'inviterait.

--Le gros monsieur? répéta la mère effarée.

--Eh oui! le gros monsieur à lunettes. A son âge, est-ce qu'on danse?

Après avoir enfoncé ce poignard dans le coeur de sa mère, Antonine s'envola comme un papillon.

Dix heures avaient sonné, et le phénix des prétendants, le général de trente-cinq ans, décoré de Sainte-Anne, n'était pas encore arrivé. Madame Karzof jetait des regards inquiets, tantôt sur sa fille, qui continuait à danser de préférence avec les "petits jeunes gens", tantôt sur la porte qui s'ouvrait souvent, mais pour laisser passer des visages connus. Enfin, sa bonne amie parut, vêtue d'une superbe robe de soie bleue, d'un bleu à faire rougir le ciel de juin, entraînant dans le remous des plis de sa jupe le général Titolof, qui avait beaucoup de peine à se dépêtrer.

--Oh! oh! dit à demi-voix Dournof, placé derrière Antonine à ce moment, c'est sérieux, cette fois!

Le général Titolof avait, en effet, trente-cinq ans environ, c'est-à-dire trente-sept ans et onze mois; c'était un homme de belle prestance qui portait en avant un beau torse bombé, recouvert pour la circonstance d'un linge éblouissant et d'un gilet plus éblouissant encore. Le reste du corps, orné de drap fin, suivait ce torse magnifique; la tête qui surmontait le tout n'était pas indigne de cet ensemble; de beaux yeux gris, des sourcils noirs, une fine moustache noire, une virgule noire, des cheveux noirs très-fins et frisés au fer, et surtout, oh! si admirablement pommadés! Des gants paille, un chapeau gibus avec des initiales surmontées d'une couronne... Tout cela était parfait, si parfait, que Karzof enfonça ses doigts dans les côtés de Dournof qui sursauta.

--Comment peux-tu te comparer à cet oiseau-là? lui dit-il; mais tu n'es pas seulement digne de serrer la boucle de son gilet.

--Je la serrerais peut-être un tantinet trop fort, répondit Dournof d'un air méditatif en contemplant la beauté incontestable du général Titolof.

--Je veux aller voir s'il miaule ou s'il aboie, dit Jean; il est impossible que cette tête-là parle d'une voix humaine, comme toi et moi.

Titolof, suivant toujours la robe de soie bleue, était arrivé auprès de madame Karzof.

--Le général Titolof, mon ami, et celui de mon mari, dit la robe bleue en le présentant.

Les talons de Titolof se rapprochèrent; il inclina la tête avec un geste mécanique irréprochable, et la releva aussi gracieusement, puis se pencha sur la main potelée de madame Karzof, qu'il porta à ses lèvres.

--Enchantés, enchantés, murmura la bonne dame, en se retournant aussi vite que sa courbature le lui permettait.

--Je vais vous faire faire connaissance avec notre famille... Mon mari... Le mari salua. Mon fils, Jean...

Jean Karzof venait, bien mal à propos, de demander une polka au tapeur aveugle, et le salon retentissait des accords mélodieux des "folichons". Jean s'inclina devant le monsieur, qui lui serra la main à l'anglaise.

--Et ma fille Antonine, où est-elle, Jean?

--Là-bas, maman, répondit respectueusement le jeune homme.

Antonine était là-bas, en effet, qui dansait la polka avec un "petit jeune homme"; au moment où sa mère lui lançait un regard irrité, elle l'aperçut qui quittait le petit jeune homme pour repartir aussitôt avec les besicles, et la colère de son regard se changea en une approbation qui devint du regret en retombant sur le général Titolof.

--Je vous la ferai voir tout à l'heure, général; passez donc par ici.

--Trop heureux, dit le général d'une voix suave.

Jean s'enfuit en pouffant de rire vers ses amis.

--Il ne miaule pas, dit-il, il bêle!

Antonine revint pourtant vers sa mère, car il fallait bien finir par là, et la présentation eut lieu.

--J'ai désiré me rapprocher de vous, mademoiselle, dit le général de sa voix melliflue; l'impression que vous avez faite sur moi est ineffaçable.

Antonine s'inclina légèrement comme pour dire: "En voilà assez!" Mais Titolof reprit:

--Je serais heureux que votre jolie bouche ajoutât une autorisation à celle que j'ai déjà reçue de madame votre mère...

Antonine regarda sa mère... hélas! l'autorisation n'était que trop écrite dans le sourire qui éclairait le visage de madame Karzof.

--Réponds donc, Nina! dit celle-ci. Elle est si timide! ajouta-t-elle en s'adressant au général.

--Je ne sais quelle est l'autorisation que ma mère vous a accordée, monsieur, dit Antonine, rougissant de sa propre audace.

--Celle de vous présenter mes hommages respectueux...

--Antonine! cria un peu trop haut Jean Karzof, on a besoin de toi ici...

La jeune fille fit un petit salut qui pouvait passer à la rigueur pour un acquiescement, et disparut en murmurant:

--Veuillez m'excuser.

--Ces jeunes filles! dit sa mère en souriant, elles sont si farouches quand elles ont été bien élevées! et je puis me vanter que rien n'a terni l'âme de mon Antonine. Elle ne sait pas seulement ce qu'on veut d'elle...

Le général Titolof et madame Karzof se retirèrent dans la propre chambre à coucher de la vertueuse dame, convertie en boudoir pour la circonstance, et curent là une de ces conversations matrimoniales qui se terminent généralement par ces mots:

--C'est Dieu qui vous a envoyé sur mon chemin!

Toutes les belles-mères débutent ainsi, et tous les gendres commencent par là.

Titolof dansa plusieurs fois avec Antonine; son inexorable mère la retint auprès d'elle par la jupe jusqu'à ce que le général fût venu s'incliner devant elle, le bras arrondi et la bouche en coeur. Mais au dernier moment pendant le cotillon qui suivait le souper, selon l'usage de cette époque, Antonine trouva moyen de ne pas échanger vingt paroles avec son cavalier. Elle dansait avec lui, mais à chaque minute elle lui était ravie pour une figure, de sorte que s'il se retira enchanté de lui-même, de sa conduite irréprochable et de ses manières exquises, la jeune fille eut la consolation, en le voyant partir, de penser qu'elle ne lui avait pas dit cinq phrases. Dournof emportait dans le gant de sa main gauche un petit billet au crayon contenant ces mots: "A vous ou à personne, je l'ai juré devant les images."



VI

Quinze jours se passèrent ainsi: le mois de février tirait à sa fin, et les dernières fêtes du carnaval mettaient toute la ville en branle. Le général Titolof était venu d'abord tous les deux jours, puis tous les jours; ensuite on l'avait invité à dîner, et quel dîner! jamais la cuisinière n'avait passé de plus rude journée! Cependant, Antonine avait gagné un point: elle avait maintenu son samedi chez madame Frakine; le Titolof abhorré n'avait point été invité chez la vieille dame, et madame Karzof n'attachait pas assez d'importance aux réceptions de celle-ci pour avoir l'idée de l'y présenter elle-même.

Cette soirée de liberté, semblable à celles d'autrefois, si dissemblable de la vie contrainte et cérémonieuse que les visites du prétendant lui imposaient désormais, produisit une impression extraordinaire sur la jeune fille. A peine entrée, en entendant le son familier du piano, au murmure de ces voix juvéniles dont plusieurs lui étaient chères, elle perdit contenance; tout son grand courage l'abandonna en un instant, et elle fondit en larmes au milieu du salon.

Toute la jeunesse présente,--il n'y avait pas une seule maman--se pressa autour d'elle, les jeunes gens pour la soutenir, les jeunes filles pour l'interroger et lui offrir les caresses faciles et charmantes de leur âge.

--Qu'as-tu donc, Antonine? on t'a fait du chagrin? Peut-on te venir en aide? Ces questions et dix autres se croisaient autour d'elle; appuyée sur l'épaule d'une amie d'enfance, elle essayait vainement d'arrêter ses pleurs.

--Jean! où est Jean? demanda-t-on.

Jean était à l'opéra italien, comme toujours le samedi Dournof, qui arrivait, domina tout le groupe de sa haute taille et s'avança jusqu'à Antonine.

--Je sais ce qu'elle a, moi. On veut la forcer à épouser un homme qu'elle déteste, dit-il à haute voix, et passant un bras autour de la jeune fille, il la conduisit vers un canapé où il s'assit près d'elle.

--C'est vous qu'elle aime! s'écria-t-on de toutes parts.

--Certainement, répondit fièrement Dournof: aussi elle n'épousera pas son général décoré.

--Non, non! firent les jeunes gens tous en choeur.

--Allez, amusez-vous, dit Dournof avec l'autorité qu'il possédait sans conteste sur ce petit monde dont il était de fait le chef élu. Nous allons nous expliquer tranquillement.

Les quadrilles se formèrent, madame Frakine apporta le secours de sa bonté maternelle à la pauvre enfant, mais il n'y avait pas de remède possible à son mal. Madame Karzof était trop entichée d'un si beau mariage pour y renoncer; son futur gendre l'avait prise par l'amour-propre: il avait perdu sa mère, et c'était sa belle-mère qui ferait les honneurs de chez lui, à côte de sa femme. Titolof avait de l'argenterie de famille très-belle; il avait un bel appartement fort bien meublé, des tapis, des glaces partout... Madame Karzof avait été le voir et en était revenu enchantée.

--Mais alors, qu'espères tu? demanda à la jeune fille brisée sa protectrice impuissante.

--Je dirai non partout, non jusqu'à l'autel. Que puis-je faire de plus?

Durant les huit jours qui suivirent, Antonine n'eut pas une minute à elle, excepté le soir. Pendant que sa Niania la coiffait pour la nuit, elle écrivait à Dournof de longues lettres, et relisait celle qu'elle recevait de lui tous les jours. La vieille servante, debout derrière elle, tâchait d'adoucir ses mouvements pour ne pas troubler l'enfant chérie. Elle regardait les doigts d'Antonine courir sur le papier, et ses larmes tomber sur la page écrite, et toute l'âme de la vieille femme se fondait de douleur à la pensée qu'elle ne pouvait rien pour elle.

Un soir, Antonine, lasse de contenir, avait couché sa tête sur ses bras croisés au bord de sa table de toilette; pendant que la Niania achevait ses nattes soyeuses, pleurait à se fendre le coeur, elle sentit deux gouttes chaudes tomber sur son cou. Elle releva brusquement la tête et regarda la vieille bonne. Celle-ci s'était penchée sur elle, et deux ruisseaux de larmes coulaient sans relâche de ses yeux fatigués sur ses joues flétries.

--Ne pleure pas, Niania, dit Antonine, cela ne sert à rien!

--Ne pas pleurer, mon aigle blanc, quand je te vois perdre tes yeux chéris à pleurer toute la nuit! Mais je voudrais devenir aveugle à force de pleurer, si cela pouvait te rendre la gaieté. Oui, je prendrais toutes tes larmes pour moi jusqu'à la fin de ma vie; si le bon Dieu le voulait, je perdrais mon salut éternel si tu pouvais en être plus heureuse!

Antonine passa ses deux bras autour du cou de la pauvre servante.

--Tu es plus ma mère que ma vraie mère, dit-elle.

--Je crois bien! s'écria la Niania; sauf vous avoir mis au monde, votre mère n'a rien fait pour vous. Qui a veillé vos maladies, soigné vos petits maux, pleuré et ri pendant toute votre enfance pour vous amuser; qui est-ce qui vous soigne à présent et connaît vos peines? Tu as raison, ma colombe, c'est moi qui suis ta vraie mère! Aussi tu peux pleurer avec moi, et ta mère te défend les larmes, parce que ça gâte les yeux. Pleure, ma beauté; nous pleurerons ensemble, et peut-être que le Seigneur se laissera toucher.

Le lendemain de ce jour était un samedi. Madame Karzof entra dès le matin dans la chambre de sa fille et surveilla attentivement l'opération de sa coiffure. Antonine s'était fait apporter la robe toute simple qu'elle mettait d'ordinaire; sa mère la renvoya et choisit une robe claire de couleur Indécise, particulièrement gaie et voyante; elle plaça ensuite un ruban rose dans les cheveux de sa fille; et, après l'avoir examinée de tous côtés, elle finit par l'embrasser avec plus de tendresse que de coutume, après quoi elle l'emmena dans sa chambre.

--Vois-tu, Antonine, lui dit-elle, quand elle l'eut fait asseoir à son côté, le devoir des jeunes filles est de se soumettre à leurs parents qui savent mieux qu'elles ce qui leur convient; tu as été une bonne fille, tu seras une bonne épouse et une bonne mère. L'heure est venue pour toi de quitter tes parents; j'espère que tu leur sera reconnaissante jusqu'à la mort des soins qu'ils ont pris pour assurer ton bonheur. Le général Titolof va venir aujourd'hui pour te demander en mariage; tu répondras comme il convient, et vous recevrez tous les deux la bénédiction des fiançailles.

Antonine se leva.

--Ma mère, dit-elle en se prosternant par trois fois, à l'ancienne mode, vous savez que j'aime Dournof. Ne me forcez pas à épouser un autre homme contre mon gré.

--C'est une plaisanterie, s'écria madame Karzof, tu ne l'aimes pas!

--Je l'aime, et je lui ai donné ma parole. Nous sommes contents d'attendre ainsi, ma mère, nous ne vous demandons qu'un peu de patience. N'ordonnez pas notre malheur, et nous vous bénirons tous deux.

Madame Karzof eut peur, intérieurement; elle s'aperçut qu'elle avait traité trop légèrement l'amour des deux jeunes gens, et de plus elle acquit la certitude qu'elle ignorait tout le caractère de sa fille. Cette dernière découverte fut fatale à la première, car si elle avait été touchée de voir combien cet amour méprisé avait de profondes racines, elle fut extrêmement blessée de ce qu'elle nomma la sournoiserie d'Antonine. Elle oublia qu'elle aurait dû depuis longtemps inspirer à sa fille la confiance qui lui manquait aujourd nui, et s'en prit à la méchante nature de son enfant.

--On n'aime pas un va-nu-pieds, dit-elle avec humeur. Comment ne t'es-tu pas aperçue qu'il ne t'aime que pour ta dot? Si tu étais pauvre...

--Ma mère, interrompit Antonine, les yeux flamboyants de colère, n'insultez pas Dournof: il vaut mieux que moi. C'est vous qui voulez me donner un général parce qu'il est riche!

Madame Karzof se leva aussi, et les deux femmes se toisèrent un instant. Si madame Karzof ne donna point un soufflet à sa fille, c'est parce qu'elle avait trouvé moyen de la blesser plus cruellement.

--Ton Dournof ne veut que notre argent, répéta-t-elle d'un ton méprisant: les gens de son espèce sont toujours après les filles de bonne maison.

--Ma mère, répéta Antonine, n'insultez pas un honnête homme, car je l'épouserai sans dot et malgré vous!

Madame Karzof, furieuse, éclata d'un rire aigu.

--Si tu l'épouses sans dot, il sait bien que tu hériteras un jour ou l'autre. Ce ferait le coup de notre mort, entends-tu? de notre mort à tous les deux, car si tu l'épouses, je te maudis, toi, lui et vos enfants!

Antonine chancela; ses forces l'abandonnaient, mais elle ne voulut pu donner à sa mère le plaisir de la voir vaincue; elle se retint à une chaise et la regarda en face.

Le visage de madame Karzof exprimait autant de colère et presque de haine qu'on peut le supposer. En ce moment, elle ne voyait pas en sa fille le fruit de ses entrailles, elle y voyait une ingrate qu'elle avait fait élever, qui lui devait tout, même l'existence, et qui osait lui tenir tête. La Niania avait raison. Celles qui ne font que donner le jour à leurs enfants sont moins mères que celles qui les élèvent; ce sont les joies et les chagrins de la maternité qui la font vraiment puissantes.

--Soit, ma mère, dit Antonine sans baisser les yeux, je n'épouserai pas Dournof sans votre bénédiction, puisque vous me menacez d'un châtiment si cruel, mais je n'épouserai pas non plus Titolof.

--Tu l'épouseras à la fin du carême, ou je te maudis.

--Je ne l'épouserai pas, ma mère; j'aimerais mieux mourir.

--On n'en meurt pas, dit madame Karzof en souriant amèrement; j'ai répondu exactement la même chose à ma propre mère il y a trente-sept ans, quand il s'est agi d'épouser ton père.

--Toutes les âmes ne sont pas pareilles, dit lentement Antonine.

--Heureusement! Car je crois que la tienne est l'oeuvre du démon. En attendant, c'est ton Dournof qui t'inspire cette belle résistance; j'ai été bien peu intelligente de ne pas le mettre à la porte le jour qu'il a fait cette ridicule demande. C'est à vous deux que vous avez comploté de me faire perdre patience! Attends, je vais lui écrire qu'il ne se représente plus devant mes yeux.

Elle s'assit et écrivit à la hâte trois mots qu'elle envoya aussitôt chez Dournof. Puis une réflexion lui vint.

--Tu pourrais bien le voir chez madame Frakine, elle est si peu difficile sur le choix de ceux qu'elle reçoit! mais tu n'iras plus sans moi, et de plus je vais lui faire savoir que, si elle tient à mon amitié, elle ait à tenir dehors ce coureur de fortunes.

Elle expédia aussi vite que le premier un second billet, et regarda ensuite sa fille, toujours debout devant elle:

--Va dans ta chambre, dit-elle, et tâche de réfléchir.

Titolof arriva dans l'après-midi; une table avec les images avait été préparée. M. et madame Karzof l'attendaient dans le salon. Quand il fut venu, on envoya chercher Antonine, qui apparut pâle comme la cendre et défaillante, mais d'une apparence digne et fière.

En s'entendant demander officiellement sa main, elle eut envie d'adjurer cet homme, de lui dire qu'elle en aimait un autre et de lui demander grâce; mais sa nature concentrée, ennemie de toute démonstration extérieure, la fit reculer devant cette scène qu'elle trouvait d'avance bête et théâtrale. Elle se promit de lui faire entendre raison à un moment où ils seraient seuls.

M. et madame Karzof répondirent pour leur fille qui n'ouvrit pas la bouche, bénirent les fiancés avec les images saintes, et une conversation s'établit entre les trois personnages, si peu intéressante et si lourde à porter, que le fiancé prétexta un devoir de service et se retira au bout d'un quart d'heure, après avoir baisé respectueusement la main inerte d'Antonine. Dès qu'il eut quitté l'appartement, la jeune fille se retira dans sa chambre en refusant de dîner.

Pendant que M. et madame Karzof, assez penauds de ce résultat, prenaient en tête-à-tête un repas qui ne leur paraissait pas bon, la Niania, qui ne servait jamais à table, se glissa près d'Antonine. En la voyant, celle-ci, affaissée dans un fauteuil, tourna la tête de son côté et lui tendit la main.

--Ils t'ont forcé mon ange du ciel? dit la vieille femme en baisant la main de son enfant d'adoption.

--Oui, dit Antonine, mais je ne l'épouserai pas!

--Hélas! ma chérie, soupira la Niania, contre la volonté du Tsar et celle des parents, il n'y a pas de recours!

--Niania, dit Antonine après un moment de silence, il faut que je voie Dournof.

--Eh bien, ma beauté, chez madame Frakine ce soir!

--Je n'irai pas chez madame Frakine, ma mère craint que je ne l'y voie. Niania, reprit Antonine en se redressant et en regardant sa vieille bonne, je veux voir Dournof aujourd'hui.

--Où, seigneur Dieu? Comment? s'écria la Niania en levant les bras au ciel.

--C'est mon affaire, dit Antonine en continuant à la regarder avec autorité. Va dire à ma mère que je désirerais aller aux vêpres ce soir.

--Aux vêpres? c'est une bonne pensée, ma chérie; la prière calmera ta pauvre petite âme affligée; j'y vais tout de suite.

Au bout d'un instant, la Niania revint, apportant la permission demandée. L'heure des vêpres n'était pas bien éloignée. Antonine dépouilla son costume de fête; elle arracha de sa tête avec colère le ruban rose que sa mère y avait mis, et frotta longtemps la place où les lèvres de Titolof avaient touché sa main. Puis elle attendit sa Niania.

Vers sept heures, celle-ci apparut, dûment encapuchonnée, portant la pelisse de sa jeune maîtresse, qui s'en revêtit sans perdre de temps. Elles sortirent toutes deux et firent quelques pas; mais au premier tournant, la Niania arrêta Antonine par la manche.

--Tu te trompes de chemin, ma chérie: l'église est par ici.

--Nous irons à l'église plus tard, dit Antonine. Suis-moi.

La Niania fit quelques pas; elle était obligée de courir presque pour marcher de concert avec la jeune fille.

--Ma beauté, ma petite chérie, où vas tu? demanda-t-elle avec crainte.

--Tu as dit que tu donnerais ton salut éternel pour me sauver, répondit Antonine; suis-moi sans rien demander de plus.

La Niania baissa la tête et ne souffla plus mot.

Antonine traversa deux ou trois rues populeuses, pénétra dans une ruelle sombre, et sans hésiter,--elle avait pris plaisir à passer tant de fois devant cette maison pendant son hiver solitaire!--elle entra dans une maison simple et propre; elle monta un escalier de pierre, et au second elle sonna d'une main vigoureuse. La porte s'ouvrit, un rayon de lumière tomba sur le visage d'Antonine qui avait rejeté son capuchon.

--Antonine! Dieu t'envoie! sois bénie! cria la voix de Dournof, et sans plus rien dire, il emporta la jeune fille dans ses bras.

La Niania referma soigneusement la porte et les suivit dans le salon.



VII

Le petit salon où Dournof avait entraîné sa fiancée était une pièce maussade, comme tous les garnis. Quelques plantes à feuillage vivace sur l'appui intérieur des fenêtres essayaient, mais en vain, de lui donner une apparence joyeuse. Un petit bureau, surchargé de papier; un gros tas de livres et de dossiers sur le parquet, un verre de thé à moitié vide sur un coin de table: tel était l'appartement du jeune homme.

Mais en ce moment Dournof planait au-dessus des misères terrestres: Antonine serrée contre son coeur, il ne sentait plus ni l'injure, ni la colère; il avait une foi absolue en celle qui venait si naïvement à lui comme à son consolateur.

Ils restèrent ainsi pendant une minute, sans songer à échanger une caresse; la Niania, restée debout près de la porte, les regardait et pleurait silencieuse ment; l'énergie avec laquelle cette rencontre avait été cherchée, le transport qui l'accueil fait, lui prouvait combien l'amour qui unissait les jeunes gens était sérieux et profond.

Enfin, Dournof relâcha son étreinte, et présenta une chaise à Antonine. Le divan était encombré de papiers comme tout le reste; il en repoussa quelques-uns, se fit une petite place et s'assit en face de la jeune fille. La Niania resta debout; depuis qu'elle savait se tenir sur ses jambes, elle ne s'était jamais assise en présence des maîtres.

--Je suis venue, dit Antonine d'une voix tremblante, parce que je voulais absolument vous parler; ma mère vous a offensé, je viens vous en demander pardon.

Dournof fit un geste d'indifférence. Il se souciait bien peu des offenses des autres, aussi longtemps qu'il serait aimé d'Antonine!

--Nous ne pourrons plus nous voir, continua la jeune fille; ma mère a déclaré que je ne sortirais plus sans elle; j'ai dit ce soir que j'allais à vêpres... C'est bon pour une fois.

Elle se tut. L'idée de ne plus voir Dournof était si douloureuse, qu'elle lui faisait oublier l'autre danger,--le mariage qu'on voulait lui infliger.

--Mais d'où vient tout cela? demanda le jeune homme.

--Titolof m'a demandée en mariage, dit-elle en levant les yeux sur lui.

--Eh bien?

--Et ils m'ont accordée.

--C'est impossible! s'écria Dournof en bondissant sur ses pieds. Ils n'ont pas fait cela!

--Ils l'ont fait.

--Et tu n'as pas résisté?

--J'ai dit à ma mère que je mourrais plutôt que de l'épouser.

--Qu'a telle dit?

--Que toutes les jeunes filles parlent de même, et elle a passé outre.

Dournof se mit à marcher de long en large dans la pièce étroite, éclairée par une seule bougie vacillante. Il avait croisé les bras et incliné sa tête sur sa poitrine, pour comprimer toutes les paroles amères qui bouillonnaient en lui, et qu'Antonine ne devait pas entendre. Il fit cinq ou six fois le tour du salon, puis s'arrêta devant la jeune fille.

--Antonine, dit il, j'ai encore de l'argent; partons tout de suite, ma mère te recevra bien, nous nous marierons là-bas. Veux tu?

Il attendit, debout devant elle, les bras toujours croisés.

--Non, dit Antonine, en le regardant avec une expression déchirante. Elle a dit qu'elle me maudirait.

--Te maudire? Et de quel droit? De quel droit cette mère impie, qui prétend sacrifier son enfant à son orgueil, à son intérêt, maudirait-elle l'âme loyale qui ne veut pas se vendre? Te maudire? Mais Dieu ne l'écouterait pas!

Antonine se tordit les mains, et ne répondit pas.

--Alors, continua Dournof, tu vas épouser cet homme ridicule?

--Non, dit la jeune fille.

Il se remit à marcher, en parlant cette fois.

--Vois-tu, dit-il, je quitte dès aujourd'hui mes travaux, et je cherche une place dans un ministère...

Antonine se leva.

--Je ne le veux pas, dit-elle avec autorité.

--Pourquoi?

--Ta carrière est ailleurs; je ne t'épouserais pas si je te voyais faiblir. Quand on a une idée vraiment grande, on ne l'a quitte ni pour une fortune ni pour une femme. On souffre, et l'on meurt.

--Antonine, cria Dournof, en se prosternant à ses pieds, tu es plus qu'une sainte, tu es une martyre!

La jeune fille secoua tristement la tête, et passa la main dans les boucles épaisses de la chevelure de son ami, agenouillé devant elle.

--Je t'aime, dit elle, et je veux que tu sois grand.

--Alors, suis-moi! reprit le jeune homme avec impétuosité. Je ne serai grand, si je dois jamais l'être, que par toi et pour toi; sans toi, ma vie n'existe pas.

--Vous avez travaillé avant de me connaître et avant de m'aimer, dit elle avec douceur. Le but que vous vouliez atteindre existe toujours. Dournof se leva, et se tint devant elle humblement.

--Tu vaux mille fois mieux que moi, dit-il sur le ton de la prière, mais vois-tu, Antonine, avant de te connaître, je n'étais qu'un enfant. Je suis un homme à présent; sais-tu ce qui m'a fait heureux? C'est la pensée sérieuse que tu as mise dans ma vie. Du jour où tu as promis de m'épouser, je me suis senti charge d'âme; j'ai pensé au foyer que je devais préparer pour te recevoir, aux difficultés de l'existence, où peut-être tu me demandais conseil; j'ai repoussé alors comme indignes bien des pensées que peut-être sans toi j'eusse accueillies avec complaisance. Quand on est jeune, vois-tu, on se laisse tenter facilement; je ne te l'ai pas dit, parce que rien ne devait troubler ton repos, et d'ailleurs j'étais sûr de ta réponse! Mais plusieurs fois on m'a proposé de l'argent pour arranger des affaires, des affaires que tu ne peux pas soupçonner. J'étais très-pauvre dans ce moment-là; une fois même, Antonine, c'était au moment de ta fête, je me creusais la tête pour trouver le moyen de t'offrir quelque bagatelle --j'ai failli succomber; l'affaire était honorable en apparence,-- mais la somme qu'on m'offrait était trop forte pour payer le simple accomplissement de mon devoir... J'ai eu méfiance, et j'ai refusé... Tu ne sauras jamais combien j'étais pauvre à ce moment-là, et combien j'ai été violemment tenté. Eh bien! si j'ai eu le courage de refuser, ce n'est pas parce que mes principes, mon éducation et tout cela m'ont retenu.. C'est parce que je t'aimais, et que si tu m'avais demandé où j'avais pris cet argent, je n'aurais pas osé te répondre toute la vérité. Tu es ma conscience, Antonine, mon honneur même! Dis, puis-je vivre sans toi?

Elle leva sur lui ses yeux noyés de larmes, mais de larmes d'orgueil et de joie.

--Ah! dit-elle, tu me consoles de toutes mes peines!

Ils se regardèrent un moment, ravis, oubliant toute souffrance.

--Tu es un homme de bien, dit la voix tremblante d'émotion de la Niania, toujours debout près de la porte.

Ils tressaillirent; ils se croyaient seuls. Cette voix les ramena sur la terre.

--Ah! soupira Antonine, les hommes comme toi sont rares. --Ce sera ma joie éternelle d'avoir été aimée par toi. Mais, écoute, Féodor, il y a autre chose, te dis-je, que l'amour d'une femme... N'as tu pas parlé de la patrie? N'as tu pas dit qu'elle a besoin de coeurs dévoués, de serviteurs désintéressés? N'est-il pas temps que la lèpre de fonctionnaires qui la ronge soit guérie par les âmes courageuses qui travaillent pour rien ou pour peu--pour l'honneur d'être utiles? Ne veux-tu pas être de ceux-là?

Dournof serra fortement les deux mains qu'elle tendait vers lui.

--Eh bien, renonce à moi, aime la Russie. Elle te le rendra.

--Je ne renoncerai jamais à toi, dit Dournof d'une voix calme, où l'on sentait une force immense.

--Mais, si mes parents ne veulent pas?

--Je t'enlèverai, malgré toi, et je t'épouserai de force.

--Féodor, dit-elle, ne le fais pas; ma mère me maudirait.

--Qu'importe! dit-il avec colère.

--J'en mourrais;--je ne puis même supporter la pensée de la honte.

Elle se tut, et inclina sa tête sur ses mains pressés.

La voix de la Niania retentit dans la chambre mal éclairée; cette voix, sortant d'un corps qu'on ne voyait presque pas, prenait un accent presque prophétique.

--N'as-tu pas honte, Féodor Ivanitch, disait-elle, de vouloir entraîner au mal notre chaste colombe? Tu sais bien qu'il n'y a pas de mariage valable devant Dieu, si les parents refusent le consentement, même quand un prêtre l'a béni! Pourquoi cherches-tu à séduire l'âme blanche de notre entant? C'est elle qui parle bien et toi qui penses mal Tu parlais bien, tout à l'heure, mais l'esprit du mal vient de passer sur tes lèvres.

La Niania se tut. Les jeunes gens avaient désuni leurs mains pendant qu'elle parlait, et se tenaient maintenant tous deux le front baissé comme des coupables.

--Adieu, dit Antonine à son ami, sans oser lever les yeux sur lui.

--Non, pas adieu, répondit-il; tu seras à moi, entends tu? Et si tes parents te forcent à épouser ce Titolof, si tu es sans force pour leur résister, quand tu sais si bien me résister à moi, --mariée à Titolof, tu n'en seras pas moins à moi.--J'enlèverais madame Titolof, puisque Antonine Karzof ne veut pas être ma femme.

Antonine poussa un cri et recula en se couvrant le visage de les deux mains.

--Honte! honte à toi! fit dans l'ombre la voix de la Niania, tu parles comme un sacrilège.

--Tant pis! s'écria Dournof hors de lui; d'autres vivent et prospèrent qui font le mal sans excuse; nous vivrons et nous prospérerons comme eux, nous qui n'avons voulu que le bien, et qu'on force à mal faire!

--Tu parles comme un insensé, dit la Niania toujours immobile. Si la mère qui t'a porté t'entendait parler, elle renierait le fils de ses entrailles, qui offense Dieu et sa bien-aimée.

--Pardon, pardon! s'écria Dournof. Je suis un malheureux, si malheureux, que je voudrais être mort! Pardonne-moi, Antonine!

Antonine étendit la main vers lui, et traça un signe de croix dans l'air, sur la poitrine du jeu ne homme.

--Que Dieu te donne la paix, dit-elle; moi. Je tâcherai de bien faire... Si seulement j'étais sûre que tu ne seras pas malheureux!

--Alors, tu ne veux pas? fit Dournof en la serrant contre son coeur.

--Jamais, sans le consentement de nos parents.

--Je le leur demanderai encore une fuis, s'écria-t-il; malgré leur grossièreté et leur injustice...

--Ils ne te l'accorderont pas! dit Antonine. C'est un général qu'il leur faut pour gendre.

--Que feras-tu?

Elle sourit étrangement.

--Ne crains rien, dit-elle, on ne me mariera pas malgré moi. Je te jure que je ne serai pas la femme de Titolof.

--Ne jure pas, fit la Niania. Nul ne peut répondre de soi-même.

--Je jure, s'écria Antonine, en se prosternant devant l'image qui occupait un recoin de la chambre. Je jure ici pour la seconde fois de n'appartenir qu'à Dournof.

--Et moi, fit le jeune homme en lui pressant la main, je jure d'appartenir à Antonine jusqu'à la mort.

--Ce n'est pas bien, ce n'est pas bien! dit la Niania émergeant de l'ombre et secouant sa tête soucieuse. Il ne faut pas faire de serments! Viens, ma colombe, viens à l'église demander à Dieu pardon de ce péché Et toi, jeune homme, tu parles tantôt bien et tantôt mal: ton âme n'est pas encore délivrée des pièges du démon; nous prierons le Seigneur pour qu'il t'éclaire.

--Adieu, dit Antonine en se relevant docilement; adieu, mon fiancé, jusqu'à ce que la volonté de Dieu nous réunisse.

--Ce ne sera pas long, répliqua Dournof, d'une façon ou de l'autre...

--Jamais, répéta Antonine, jamais sans la permission de ma mère; elle m'a dit qu'elle maudirait mes enfants... jamais.

Il la reprit dans une étreinte suprême, mais sans chercher un baiser. Ces êtres purs et fiers craignaient de mollir. Ils se séparèrent; Antonine passa devant, et la Niania la suivit, après avoir fait le signe de la croix comme en quittant le lieu consacré.

Dournof, resté seul, regarda un instant la porte, qu'il ne songeait pas à fermer. Il lui semblait que tout son bonheur et tout le sang de ses veines étaient partis par là. Un frisson passa sur son corps, et il se décida à fermer cette porte.

Mais alors, il se sentit plus seul que jamais; il tomba sur le sol à l'endroit qu'avaient foulé les pieds d'Antonine, et pleura amèrement, lui qui n'avait encore jamais versé de larmes, même dans ses plus grandes douleurs.



VIII

Les jours s'écoulaient, madame Frakine était venue voir Antonine, et s'était étonnée de la trouver à la fois maigrie et d'une fraîcheur extraordinaire: les yeux brillaient d'un éclat nouveau, et les joues avaient pris des teintes rosées que, jusque-là, personne n'avait vues sur ce visage ordinairement pale.

--N'a-t-elle pas la fièvre? demanda madame Frakine à madame Karzof, lorsque Antonine eut quitté l'appartement.

--Mais non! pourquoi voulez-vous qu'elle ait la fièvre?

--Ces jeunes filles, dit la vieille dame, non sans hésiter, sont parfois malades quand on les contrarie...

--Oui est ce qui contrarie Antonine?

--Mais, vous-même, ma bonne amie! Ne m'avez-vous pas dit qu'elle aimait Dournof?

--Oh! cet enfantillage! Il y a longtemps qu'elle n'y pense plus!

Madame Karzof mentait sciemment, car tous les jours, en lui disant bonsoir, Antonine lui réitérait ses supplications. Madame Frakine savait aussi que c'était un mensonge, car Dournof lui avait confié tous leurs secrets, en la suppliant de donner de ses nouvelles à la jeune fille, aussi souvent que ce serait possible; mais à quoi bon réfuter les mensonges de ceux qui ne veulent pas entendre la vérité?

--Alors, reprit la bonne dame, vous la mariez à Titolof?

--Certainement: dans cinq semaines, aussitôt après Pâques. Ce sera une jolie noce, mon gendre fera très-bien les choses.

--Et Antonine, qu'en dit-elle?

--Que voulez-vous qu'elle en dise? Les jeunes filles ne disent jamais rien!

--Je me souviens pourtant que dans mon jeune temps, répliqua madame Frakine, on se faisait un brin de cour.

--C'était comme ça autrefois, dit madame Karzof; maintenant on se conduit avec plus de décence.

--Alors, vous n'êtes pas obligée de rappeler votre futur gendre quand Antonine s'éloigne?

--Je ne sais pas comment vous pouvez avoir de pareilles idées, ma chère, fit madame Karzof d'un air mécontent. Mon futur gendre est un homme comme il faut, qui ne se permet pas d'inconséquences.

--Tant pis! fit madame Frakine... pardon, je voulais dire tant mieux. Ah! il ne se permet pas d'inconséquences? c'est très bien. Et que dit Antonine?

--Mais ne vous ai-je pas dit qu'elle ne disait rien? fit la maman impatientée: rien, à la lettre, rien!

--Ah! je comprends, fit la vieille dame, elle ne lui dit rien du tout; et lui, qu'est-ce qu'il en dit?

Madame Karzof haussa les épaules; mais sa bonne amie n'était pas d'humeur à la laisser en repos sans lui avoir soutiré toutes les informations qu'elle ne pouvait obtenir d'Antonine, attendu qu'on ne laissait jamais celle-ci seule avec personne, de crainte d'attaque de l'ennemi.

--N'aimerait il pas mieux un peu plus de conversation, votre futur gendre?

--Je vous ai dit que M. Titolof est un homme très comme il faut; par conséquent, il ne peut qu'approuver cette réserve, que le bon goût commande en tout cas, aujourd'hui comme autrefois.

Après s'être vengée par cette pointe, qu'elle crut très acérée, madame Karzof se préparait à parler d'autre chose, mais son amie la prévint.

--Oui, dit-elle d'un air innocent, vous voulez dire que mon pauvre défunt mari et moi, nous n'étions pas des gens de haut parage..., mon père était un comte Dérésof, cependant; mais chez nous, on était à la bonne franquette, et de père en fils, comme de mère en fille, on avait la fâcheuse habitude de se marier par amour... c'est mauvais genre. Chez les gens comme il faut, on préfère les mariages par contrainte; c'est beaucoup mieux porté, je me suis laissé dire. A propos, aurez vous assez de confitures pour vous mener jusqu'au printemps? Figurez-vous que j'ai déjà fini les miennes! Il est vrai que la belle jeunesse m'a aidée à les manger.

Les liens rompus, madame Karzof n'était pas assez fine pour ramener le premier sujet de conversation; aussi se creusa-t-elle vainement la cervelle pour chercher une épigramme, son amie partit avant qu'elle l'eût trouvée.

A la lettre, en effet, Antonine ne disait rien à Titolof. Un autre en eût été embarrassé, mais le général n'était pas homme à perdre contenance pour si peu. Le général avait appris, sous s main, qu'une excellente place allait se trouver vacante, mais il fallait un homme marié pour la remplir; un homme marié inspire beaucoup plus de confiance à tout le monde, et surtout à ses supérieurs, sans qu'on ait bien pu savoir pourquoi, car... mais dans ce cas spécial, il fallait un homme marié. Titolof s'était donc mis en campagne, c'est-à-dire qu'il avait prié une dame de ses amies de lui chercher une épouse jolie, bien faite, avec un peu de fortune, et surtout cette excellente éducation, morale et instruction comprises, qui est absolument indispensable à la femme d'un dignitaire d'une façon seulement relative, c'est-à-dire borgne dans le royaume des aveugles.

Titolof n'était pas méchant, il n'était que bête, et encore ne saurait-on lui imputer ce malheur comme un crime, car ce n'était pas sa faute, et avec les efforts les plus consciencieux, il n'eût pu s'en corriger. Mais ce pénible travail qui consiste à essayer de se débarrasser de ses défauts lui avait été épargné. La Providence bénigne lui avait départi, au lieu d'esprit, un inaltérable contentement de soi-même et des autres. Il était optimiste en tout, surtout en ce qui le concernait, et trouvait Antonine parfaite. N'ayant fait jusque-là de cour qu'à des personnes tout à fait indignes d'être autrement mentionnées ici, il ne savait comment courtiser une jeune fille, et préférait de beau coup la conversation de ses futurs beaux-parents, avec lesquels il échangeait, sans broncher, les aphorismes les plus saugrenus.

Tel était le mari que les Karzof avaient choisi pour leur fille. Antonine avait pensé à prier Titolof de retirer sa demande, mais la bêtise et la fatuité incurables de ce personnage lui avaient démontré d'avance l'inutilité de sa tentative. Que lui restait-il à faire?

C'est ce qu'elle se demandait toutes les nuits pendant les moments de solitude qu'on ne pouvait lui refuser. La Niania venait alors s'asseoir sur le pied de son lit, et pleurait silencieusement en voyant les pensées amères et douloureuses passer sur le visage de son enfant chérie, toujours muette. La vieille femme n'avait pas besoin de con verser avec Antonine pour sa voir ce qui la rendait si morne. Elle devinait les mouvements de son âme, au froncement des sourcils de la Jeune fille, à l'agitation de ses mains fiévreuses, où à leur molle inertie, lorsque lasse de se débattre dans une situation sans issue, elle se disait qu'il n'y avait plus pour elle d'autre recours que la mort. La mort! A dix-neuf ans! La première fois qu'Antonine envisagea de près cette pensée jusqu'alors seulement entrevue, elle tressaillit d'épouvante, et n'osa l'aborder. Mais peu à peu la mort sanglante ou hideuse disparut de son esprit, elle songea à une mort poétique, lente, entourée de soins; la mort qui met une auréole au front des jeunes filles, qui semble un passage insensible de la terre au ciel, dont on ne voit pas les souffrances, et qui permet de se détacher doucement de ce qu'on a aimé.

Le carême était extrêmement froid, cette année-là; Antonine, dévorée par la fièvre, avait pris l'habitude de garder sa fenêtre ouverte un instant le soir, lorsqu'elle rentrait dans sa chambre afin de rafraîchir l'air tiède et lourd des demeures russes. La Niania avait bien soin de fermer tout; mais pendant qu'elle participait au tardif souper des gens à la cuisine, Antonine rouvrait le carreau double et restait là en contemplation devant les étoiles;--recevant avec délices le vent glacé qui rafraîchissait l'embrasement de ses veines. Au moindre bruit, elle fermait le carreau, comme une coupable... Coupable, ne l'était-elle pas?

Un peu de toux se déclara au bout de quelques jours; la fièvre augmenta, et madame Karzof exigea que sa fille gardât le lit.

Antonine s'y soumit sans résistance; elle était mieux au lit qu'ailleurs, car Titolof ne viendrait pas la voir dans sa chambre, elle en était sûre. Le docteur vint, trouva une légère irritation de poitrine, et prescrivit une potion que madame Karzof vint donner elle-même toutes les heures à sa fille. Dès le lendemain, Antonine allait beaucoup mieux; elle put se lever, et obtint même pour les jours suivants la permission de sortir, à condition qu'elle prendrait des poudres qui furent dûment apportées dans sa chambre.

Titolof montra une joie très-ive en voyant sa fiancée remise, et lui apporta un bouquet magnifique et une loge pour le cirque, car le cirque est un divertissement permis en carême.

Jusqu'à ses dernières années, les théâtres étaient fermés pendant ce temps de pénitence.



IX

Le jour venu, Antonine reçut l'ordre de se faire coiffer avant le dîner, et la cuisinière, prévenue d'avance, dut s'arranger pour servir à quatre heures; de sorte qu'il était à peine trois heures quand madame Karzof entra dans la chambre de sa fille.

--Des rubans roses, Niania, dit-elle à la fidèle servante.

Celle-ci, en grommelant, s'en alla chercher le carton qui contenait les noeuds de ruban, et Antonine resta seule avec sa mère.

A la grande surprise de celle-ci, elle rejeta le peignoir qu'on avait déjà placé sur ses épaules, se leva et s'avança vers madame Karzof.

--Ma mère, dit-elle, je vous en conjure, ne faites pas mon malheur. Je ne vous demande pas de me donner à Dournof; mais de grâce ne me mariez pas à Titolof.

Madame Karzof haussa les épaules. Cette phrase qu'elle entendait tous les jours avec peu de variantes, car la pauvre Antonine ne se mettait pas en frais d'éloquence, glissait sur son coeur sans l'effleurer.

--Ma mère, reprit Antonine avec plus de force, c'est aujourd'hui pour la dernière fois que je vous le demande!

--Cela me fera grand plaisir de ne plus l'entendre, répondit madame Karzof, car tu m'ennuies singulièrement.

--Ne soyez pas inflexible, ma chère maman, reprit Antonine en faisant un effort surhumain pour devenir câline et tendre. Je ne veux pas épouser M. Titolof parce qu'il m'est insupportable.

--Un si charmant garçon, repartit la mère; tu es difficile.

--Il est horriblement fat et bête!

--Je le trouve spirituel, moi, mais il est convenu qu'à présent les enfants ont plus d'esprit que leurs parents! fit madame Karzof très-piquée, car, en effet, elle trouvait son futur gendre spirituel.

--Eh bien, maman, c'est moi qui ai tort; je suis une fille fantasque, capricieuse, injuste; mais telle que je suis, je suis votre fille, vous m'aimez et je vous aime, et, ma chère maman, je déteste M. Titolof.

Madame Karzof, qui s'était toujours montrée revêche lorsque Antonine lui avait parlé avec le calme et la dignité dont elle ne se départait pas, fut émue de l'entendre parler comme une enfant ordinaire; elle la fit asseoir auprès d'elle, caressa ses longues nattes brunes, et lui parla avec douceur.

--Vois-tu, ma chérie, tu seras très-heureuse, vous partirez pour N...

--Partir? fit Antonine avec effroi. Elle avait cru jusque-là que Titolof devait rester à Pétersbourg.

--Eh bien! A quoi penses-tu, que tu ne le sais pas? Nous ne parlons que de cela depuis quinze jours!

Hélas! c'était vrai, mais Antonine n'écoutait jamais ce qui se disait entre ses parents et son futur: leurs paroles étaient pour elle un bourdonnement monotone, qui servait d'accompagnement à ses pensées. Cette idée de départ lui donna le dernier coup.

--Je ne veux pas vous quitter, chère maman! Mon père est vieux, il m'aime; voulez-vous lui faire le chagrin de ne plus voir sa fille?

Elle fit ce qu'elle n'avait jamais fait, elle baisa les mains de sa mère, pleura, supplia...

--Vois-tu Nina, dit enfin madame Karzof émue, si ce n'était pas aussi avancé, j'aurais repris notre parole; mais à présent ton mariage est annoncé, tout le monde serait trop surpris; ton trousseau est fait, les cartes d'invitation sont prêtes, il n'y a plus que ta robe de noce à essayer... C'est impossible ma chère enfant, réfléchis toi-même!

Antonine quitta sa posture suppliante.

--Vous le voulez? dit-elle d'une voix tremblante; soit, mais vous vous en repentirez amèrement.

--Des menaces? s'écria madame Karzof. Et moi qui regrettais ce mariage tout à l'heure! Qu'on est sot de croire à ce que nous disent les enfants! Niania, dit-elle à la bonne qui rentrait, mets-lui des noeuds roses, et tâche qu'elle soit jolie, bon gré, mal gré.

Là-dessus elle quitta majestueusement la chambrette, non sans maugréer sur son accès de sensibilité.

--Niania, dit tristement Antonine, fais-moi aussi belle que tu pourras, pour que le monde des vivants garde un bon souvenir de moi quand je n'y serai plus.

--Que dis tu là, ma colombe? fit la vieille femme effrayée. Ne parle pas de mort à ton âge... Est ce qu'on meurt à vingt ans? Mais regarde donc mes vieux os que j'ai peine à traîner; et que Dieu ne veut pas mettre au repos! Mourir! nous avons bien le temps d'y penser, Dieu merci.

Un étrange sourire éclaira le visage d'Antonine, et elle s'assit devant la glace de sa toilette. Elle examina son visage, dont elle se préoccupait peu d'ordinaire. Que de jeunesse et de vie, malgré l'indisposition récente, dans ces tissus nacrés, dans ces veines azurées où coulait un sang vif et chaud! Ses lourdes nattes, ses sourcils épais et réguliers dénotaient l'abondance de la sève dans ce corps charmant, où la vingtième année apportait son complément d'élégance et d'harmonie. Pendant sa toilette, Antonine regarda attentivement ses bras ronds et potelés, ses épaules déjà pleines où le rose de la jeunesse teintait encore la chair; elle regarda le sang courir sous la peau jusqu'au bout de ses mains fines; et elle pensa que ce serait grand dommage quand toutes ces choses exquises seraient à six pieds sous terre. Les larmes montèrent à ses yeux, elle les refoula vaillamment et s'essuya les paupières du revers de sa main.

--Pleure, mon enfant, cela fait du bien, lui murmura la Niania en achevant de l'habiller; cela fait du bien; tu es si oppressée depuis quelques jours!

--Je n'ai pas le temps, dit brusquement Antonine. Donne-moi ma robe grise, en barège.

--Du barège! Mais, ma chérie, il fait froid au cirque! Ce n'est pas comme au théâtre bien fermé et bien chaud! Il y fait froid, et il y a partout des vents coulis!

--Fais ce que je te dis, répéta impérieusement la jeune fille. Ma mère veut que je sois jolie, il faut lui obéir.

La Niania alla chercher la robe demandée, dont le corsage transparent recouvrait les épaules de barège seul; de plus, ce corsage était entr'ouvert sur la poitrine. Antonine revêtit ce costume avec une sorte de triomphe, et se regarda ensuite dans la glace. Jamais elle n'avait été plus belle. Les yeux brillants d'une sorte de rage, elle attacha un noeud sur sa robe, jeta un dernier coup d'oeil et s'inclina railleusement devant son image.

--Ceux qui vont mourir te saluent! dit-elle, et elle passa aussitôt dans le salon, où Titolof, invité pour dîner, l'attendait avec beaucoup de patience.

--Que vous êtes belle! lui dit-il en la saluant.

--N'est-ce pas, général? répondit la jeune fille avec un petit rire moqueur. Il faut bien s'habiller quand on va dans le monde.

--Est-ce que tu n'auras pas froid avec cette robe? demanda la mère avec sollicitude.

--Est-ce qu'on a froid quand on s'amuse? répliqua Antonine, je compte m'amuser ce soir. Depuis les premiers jours de carême je n'ai guère eu de plaisirs.

Il n'est pas trop tôt pour commencer!

Elle n'en avait jamais dit si long. Titolof ébahi la regardait sans oser parler. On lui avait changé son Antonine, bien certainement. La jeune personne qui ne disait jamais rien ne pouvait pas être celle qui lui parlait si librement. On se mit à table, Antonine demanda du vin à son père: elle ne buvait jamais que de l'eau. Madame Karzof en fut effrayée. Elle craignait que sa fille n'eût conçu le plan machiavélique de se rendre odieuse au général en feignant les défauts qui pouvaient le plus lui déplaire, étant donné sa situation particulière. Mais ce plan fort simple et de bonne guerre n'était pas de ceux que pouvait former Antonine; sa ruse n'allait pas si loin. Le dîner terminé, il fut question de départ; Antonine passa dans sa chambre et appela sa Niania.

--Va, lui dit-elle, chez Dournof.

La vieille femme la regarda attentivement, mais ne lut rien dans ses yeux.

--Vas-y tout de suite, et dis-lui que nous nous verrons bientôt.

--Tu perds l'esprit, ma chérie? murmura la Niania inquiète.

--Rien n'est plus sérieux, et tu sais que je ne plaisante jamais. Dis-lui que je l'aime et que nous nous reverrons bientôt.

--J'obéirai, ma chérie, j'obéirai, fit la Niania tristement.

Antonine passa sa main fraîche avec un geste de caresse sur le visage osseux de la vieille servante, prit un châle léger qu'elle jeta sur sa tête et sortit; on l'attendait pour monter en voiture, et sa mère l'avait déjà appelée trois fois.

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