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La Niania

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X

Le coupon que Titolof avait apporté était le meilleur de tous; c'était une loge de barrière, contre la sortie des écuries; on y avait la première vue sur les merveilles de M. Bouthors, y compris les singes et les chiens. Un affreux vent coulis y arrivait, il est vrai, toutes les fois qu'on ouvrait les portes intérieures, mais nulle rose n'est sans épine; un autre fâcheux eût peut-être allégué qu'on y recevait beaucoup de sable jeté par les pieds des chevaux; mais quand on va au cirque, n'est-ce pas pour avaler de la poussière?

Dans ce temps-là,--lointain, hélas!--les dames et les messieurs qui s'enlèvent les uns les autres à la force du poignet ou de la mâchoire jusqu'aux combles de l'édifice n'étaient pas encore à la mode; on n'y voyait pas beaucoup de Péruviens, dansant à quarante pieds de hauteur sur un fil de fer imperceptible; nul voltigeur aérien n'y passait d'un trapèze à l'autre en faisant pousser des cris d'effroi aux dames d'en dessous qui craignent probablement qu'il ne leur tombe sur la tête. Les cirques de cette époque montraient beaucoup de chevaux, de chiens, de singes, voir même un éléphant, gros comme un boeuf, ce qui prouvait, dans l'ordre inverse, un rare mérite, cet éléphant étant "le plus petit des géants connus". On ne voit pas trop ce que le public y perdait, la décence y gagnait peut-être. Mais ce qu'elle gagnait là, elle le perdait sans doute ailleurs, car le cirque était considéré comme un endroit périlleux, presque immoral, où les demoiselles ne venaient guère au-dessus de dix ou douze ans; on donnait tout exprès des matinées enfantines, auxquelles les jeunes filles pouvaient assister. L'arrivée d'une famille honnête et peu accoutumée aux façons du lieu, dans une loge ordinairement occupée par la haute bicherie, fit un léger brouhaha, et cinquante lorgnettes se braquèrent sur Antonine. Elle rougit comme sous un affront, mais se remit bientôt, et s'abandonna à l'admiration générale avec une grande indifférence. Le vent coulis souillait sur ses épaules presque nues. Elle occupait naturellement la meilleure place, c'est-à-dire la plus rapprochée de la barrière. Elle avait tourné le dos aux écuyers, et de temps en temps un frisson passait sur elle.

--Tu as froid? lui dit sa mère, en voyant des alternatives de rougeur et de pâleur marbrer le visage de la jeune fille.

--Non, maman je suis très-bien.

--Mettez-lui cela sur les épaules, monsieur Titolof, dit madame Karzof en lui passant un léger mantelet; il ne faut pas oublier qu'elle vient d'être malade.

Titolof arrangea gracieusement l'objet sur les épaules de la jeune fille, qui le remercia et continua à lorgner la salle. Au bout de trois minutes, le mantelet avait glissé derrière la chaise. A l'entr'acte, Titolof offrit des glaces; à part le vent coulis, il faisait horriblement chaud dans la salle trop éclairée et trop remplie. On accepta les glaces, et Antonine en redemanda. Elle va se faire passer pour gourmande! pensa la mère en lui faisant les gros yeux. Mais Antonine ne comprit pas le langage muet de ces yeux redoutables et se fit apporter une seconde glace.

--Est-ce que ce n'est pas imprudent? demanda madame Karzof.

--Non, maman, répondit la jeune fille qui s'était dépêchée de finir.

Elle tendit son assiette vide à Titolof et se remit à ses observations. La sortie du cirque est toujours très-encombrée, et l'ordre se fait lentement. Dans l'étroit boyau de planches où se pressait la foule, l'air froid arrivait du dehors chaque fois qu'on ouvrait la porte de la rue, et on l'ouvrait incessamment. Les messieurs étaient allés chercher leur voiture de louage et ne pouvaient parvenir à la trouver dans ce tohu-bohu d'équipages qui, parait-il, doit se reproduire à la sortie de tous les théâtres imaginables.

--C'est le ciel qui me favorise, pensa Antonine. Et elle laissa glisser de ses épaules la pelisse fourrée qui les couvrait, et sous laquelle elle avait déjà eu le temps d'étouffer.

--Que fais-tu? lui dit sa mère en se retournant tout à coup, ta pelisse s'en va, tu vas t'enrhumer, remonte-la.

Oui, maman, répondit Antonine. Un instant après la pelisse était retombée.

Une main énergique la replaça sur les épaules de la jeune fille qui fit un brusque mouvement. Elle rencontra les yeux de Dournof, qui ne la perdait point de vue depuis une heure.

--Tais-toi, dit-il tout bas, merci pour ton message.

--Va-t'en, chuchota Antonine, pendant que sa mère, haussée sur la pointe des pieds, cherchait à démêler le visage de son mari ou de son futur gendre parmi ceux qui se présentaient incessamment à la porte.

--Ne puis-je rester un peu?

--Non, non, va-t'en, répéta Antonine avec angoisse. Pas ici! pas maintenant! va t'en.

Il lui pressa la main et se perdit dans la foule. Aussitôt la pelisse retomba des épaules glacées de la jeune fille. Par instants elle sentait un frisson mortel la secouer de la tête aux pieds, une sorte de chatouillement étrange lui serrer la poitrine; elle ouvrit la bouche pour respirer, et l'air glacé entra largement dans ses poumons.

--C'est cela, se dit-elle avec une joie funèbre en sentant la fièvre la parcourir tout entière. C'est la mort clémente qui vient me délivrer.

--Les voici! cria madame Karzof en se précipitant vers la porte. Suis-moi, Nina!

Il s'écoula encore quelques minutes avant qu'ils fussent casés dans leur voiture. Ils partirent enfin. Antonine se retira sur-le-champ dans sa chambre, prétextant la fatigue, et trouva sa Niania qui l'attendait.

--J'ai vu ton ami, dit-elle; il a été bien heureux; il est allé au Cirque...

--Je le sais, je l'ai vu, répondit Antonine.

--Quelle voix singulière tu as! dit la Niania effrayée. Comme tu es rouge! est-ce que tu n'as pas pris froid?

--Moi! quelle idée! Va me chercher du thé.

La Niania revint avec une tasse de thé bouillant que la jeune fille but d'un trait.

--Tu vas te brûler! fit observer la vieille servante.

--Ah! dit Antonine en riant, quels trembleurs vous êtes! "Tu vas te brûler, tu vas t'enrhumer!" Entre le froid et le chaud n'y a-t-il pas de milieu?

La Niania regarda d'un oeil scrutateur son enfant de prédilection.

--Je ne sais pas, dit elle lentement, ce que tu médites, ma fille, mais ce n'est pas ton ange gardien qui t'a soufflé tes pensées aujourd'hui.

Antonine passa son bras au tour du cou de sa vieille bonne.

--Vois-tu, Nina, dit elle, je n'aime au monde que deux personnes, Dournof et toi. Souviens-toi de ces paroles.

--Eh! ma chérie, fit la Niania en la regardant avec tendresse et reproche tout à la fois, tu ajoutes un péché à un autre! Le Seigneur n'a-t-il pas dit: Tu honoreras ton père et ta mère, pour que Dieu te donne une vie pleine de jours?

Antonine sourit; ce sourire énigmatique ne fit que passer sur son visage.

--Va souper, ma bonne, dit-elle, je me mettrai au lit seule: tu viendras ranger ma chambre après souper.

La Niania obéit; la porte était à peine refermée sur elle qu'Antonine donna un tour de clef et courut à la fenêtre. La moiteur occasionnée par le breuvage brûlant perlait ses fines gouttelettes sur son front et ses tempes; elle rejeta sa robe sur son lit et se tint debout, les épaules et les bras nus, frissonnant sous le vent glacé qui s'engouffrait dans le store relevé comme dans la voile d'une barque. Elle resta longtemps ainsi; de temps en temps elle frissonnait; une pâleur de cendre se répandait sur son visage, mais elle absorbait douloureusement l'air mortel, avec la fermeté d'une martyre.

Quiconque eut dit alors à la jeune fille que le suicide est un crime l'eût trouvée sourde. Elle ne voulait plus vivre et ne voyait pas plus loin; d'ailleurs la mort qu'elle avait choisie serait lente à venir; elle avait le temps de se repentir, et de demander pardon à Dieu de sa faute.

Une horloge sonna minuit dans la pièce voisine. Antonine ferma la fenêtre, rouvrit la porte et se coucha tranquillement. A peine était-elle au lit que sa mère rentra.

--Qu'il fait froid ici! dit-elle en serrant autour de son cou un châle jeté sur ses épaules. Tu ne fais pas assez chauffer, Nina; ta chambre est une véritable glacière! Te sens-tu bien?

--Très-bien, maman, merci, répondit la jeune fille.

--Tu étais très-jolie ce soir; voilà comme il faut t'habiller, et non comme une religieuse. M. Titolof était enchanté de ta beauté et de ton amabilité; je vois que tu es une bonne fille, malgré tes petits caprices. Bonsoir.

Elle se pencha sur sa fille pour l'embrasser. Tout à coup les deux bras d'Antonine s'enlacèrent autour de son cou.

--Vous m'aimez pourtant maman, dit-elle d'une voix émue.

--Certainement je t'aime! Est-ce que cela se demande!

Antonine ne répondit pas: son étreinte se resserra, et elle embrassa sa mère sur la joue.

--Bénissez-moi, maman, dit-elle à voix basse.

Sa mère la bénit, lui fit encore quelques caresses et la quitta. La Niania rentra aussitôt sur la pointe du pied.

--Eh bien, ma colombe, tu as fait la paix avec ta mère?

--Oui... la paix éternelle, répondit Antonine.

--Que tu as d'étranges paroles! Dieu seul peut te comprendre!

--Dieu seul! répéta Antonine rêveuse.

Une rougeur fugitive montait par moments à ses joues; des tressaillements involontaires parcouraient son corps et faisaient onduler la couverture. La Niania regarda son enfant avec une persistance qui lui fit détourner les yeux.

--As-tu sommeil, Niania? lui demanda-t-elle, pour détourner son attention.

--Non, répondit la vieille femme.

--Moi non plus. Assieds toi là,--elle indiquait le pied de son lit,--et raconte-moi quelque chose.

--Eh! que veux-tu que je te raconte? fit la Niania en s'asseyant sur le bord de la couchette étroite et basse. Une vieille servante comme moi n'a rien à dire à personne!

--Comment, rien? Il ne t'est jamais rien arrivé?

--Rien qui vaille la peine d'être répété!

--Ce n'est pas possible, répondit Antonine. Je ne sais même pas si tu es fille, femme ou veuve! Il faut pourtant qu'il te soit arrivé quelque chose, quand ce ne serait que de te marier!

La Niania hocha deux ou trois fois la tête d'un air mélancolique.

--Je me suis mariée, dit elle, mais ce n'est pas intéressant.

--Raconte-le moi tout de même. Je t'en prie!

Non sans hésiter, la Niania prit le coin de son tablier et se mit à le rouler lentement, comme font les filles de la campagne quand elles parlent, et commença son histoire à voix basse:



XI

--Mon père--que Dieu lui donne le repos éternel!--était un homme gai et remuant; il aimait à travailler comme il aimait à rire et festiner; je me le rappelle toujours revenant des fêtes, le dimanche soir, chantant et criant. Il était plus ivre de chansons et de gaieté que de vin. Il n'aimait pas l'eau-de-vie; il disait que cela rend triste, et quand il buvait quelque chose de fort, c'était de l'hydromel et de la bière douce;--mais cela lui arrivait rarement.

Nous étions toute une nichée d'enfants, dans la maison paternelle, et j'étais l'aînée. Dès mon plus jeune temps, je ne me vois pas autrement qu'un enfant dans les bras; l'un remplaçait l'autre dès qu'il savait marcher, et c'était toujours de même. J'arrivai ainsi à l'âge où les petites filles commencent à devenir sérieuses et à regarder si leurs cheveux sont bien nattés. J'étais la fille, d'un paysan et non d'un domestique, et jamais je ne serais entrée dans les chambres des maîtres... tu verras, ma colombe, comment j'en suis venue à servir chez toi. J'étais donc grandelette, lorsque ma pauvre mère mourut. C'était une femme sévère, aussi sérieuse que mon père était gai; elle ne m'avait pas fait moitié tant d'amitié que lui, et pourtant, quand je la mis dans le cercueil, il me parut que jamais je ne reverrais ni de beaux jours ni de soleil. A partir de ce moment, sauf le dernier qui avait douze jours, je n'eus plus d'enfants dans les bras, et celui-là s'éleva tout seul, on peut le dire, car je n'avais guère le temps de m'occuper de lui. Pourtant je l'aimais mieux que les autres.

Mon père fut triste pendant quelques jours, mais il avait le coeur si naturellement gai, qu'il ne pouvait pleurer longtemps; il se remit à rire avec les camarades, et moi, je restai au logis pour élever toute la couvée.

--Si jeune? fit Antonine.

--Que veux-tu, ma chérie! Il faut bien plier pour ne pas rompre! Que pouvais-je contre la volonté de Dieu? C'était lui qui nous avait repris la mère, et sa volonté était sans doute de me faire élever les enfants; sans cela, il ne m'eût pas fait naître la première.

Je passai plusieurs années comme cela; les petits étaient déjà forts, le dernier courait tout seul depuis longtemps, et j'avais un peu de temps libre. La belle saison étant venue, j'en profitai pour aller cueillir des champignons et des fruits sauvages, afin de les faire sécher pour l'hiver. Nous n'avons guère de friandises, nous autres, et nous les prenons là où le bon Dieu les met.

Un jour j'étais allée au bois avec mon panier, pour ramasser des fraises: j'en avais presque plein la corbeille, et comme il faisait très-chaud, je m'assis sur le gazon. Voilà que la mère de ta mère, ta défunte grand'mère, que tu n'as pas connue, vint se promener dans la forêt et y prendre le thé avec la compagnie. Le monde était arrivé dans une grande voiture à quatre chevaux, et ils étaient bien une douzaine. Ta grand'mère, qui était très bonne, me parlait quand elle passait par le village, mais je n'étais pas assez hardie pour l'aborder, et je m'en allai un peu plus loin, dans le fourré. De temps en temps, j'entendais les chevaux s'ébrouer et faire sonner leurs clochettes; cela m'amusait; je ne connaissais aucun plaisir, et j'aimais à savoir que les seigneurs se réjouissaient ensemble.

Pendant que j'étais là, j'entendis marcher dans le bois, tout près de moi; je me retournai, aussitôt debout, pour m'enfuir; mais j'eus la curiosité de voir quel était le chrétien qui s'était approché! Je le reconnus tout de suite, et pourtant je ne l'avais vu que deux fois; c'était Afanasi, le jeune cocher de ta grand'mère; il n'avait pas plus de dix-huit ans, mais il savait conduire quatre chevaux comme pas un dans les environs. Si tu l'avais vu quand il menait la calèche de ta grand'mère à l'église, le dimanche...

La Niania s'interrompit, poussa un soupir et fit le signe de la croix.

--Afanasi, reprit-elle, me parut plus beau que le soleil; il avait une petite barbe blonde qui commençait à friser, et quand il souriait, je croyais voir le ciel avec ses anges, rangés autour du Père éternel; il me parla, me demanda comment je m'appelais, et me dit que j'étais jolie...

La Niania s'interrompit encore.

--Je retourne à mon vieux péché, dit-elle; c'est le malin qui m'inspire...

--Non, non! fit Antonine, qui l'écoutait penchée sur son coude, les yeux brillants; raconte-moi tout. Tu l'as aimé?

--Je l'ai aimé plus que mon âme! dit sourdement la vieille femme. Jamais, hormis mon père et les petits, personne ne m'avait dit une bonne parole; on prétendait que j'étais fière parce que je ne parlais pas à nos gens de village: je n'étais pas fière, mais timide. Avec Afanasi, j'étais timide, mais il savait me rassurer. Je commençais par le regarder en dessous, derrière mon coude replié sur mes yeux, comme font nos filles quand elles sont honteuses, et puis je finissais par regarder au fond de ses yeux. Je l'aimais tant, que quand je ne parvenais pas à l'apercevoir, ne fût-ce que de loin, dans la cour des seigneurs, pendant qu'il lavait les équipages ou quand il amenait les chevaux boire à la rivière, j'étais triste toute la journée et je pleurais le soir sans pouvoir m'endormir.

Il y avait déjà six semaines que j'avais rencontré Afanasi dans le bois pour la première fois; je l'avais revu dans la grange et à différentes autres places; mais j'étais si timide, que je n'osais rester plus d'une minute avec lui. C'était bien drôle! Avant le moment de le voir, j'étais impatiente, je ne tenais pas en place; les heures me paraissaient longues comme des années, et puis, lorsque je m'en allais le retrouver, j'allais lentement, j'avais comme un regret de me rendre auprès de lui; et aussitôt arrivée, s'il essayait de me prendre par la taille ou de m'embrasser, je trouvais une bonne raison pour m'enfuir sur-le-champ. Quand j'étais un peu loin, je m'arrêtais pour le voir revenir à la maison, cachée derrière un arbre ou une meule de foin, et quand j'avais pu l'apercevoir sans qu'il me vît, je me sentais heureuse et comme rassurée jusqu'au lendemain.

Un soir, j'étais restée debout au coin de l'avenue qui menait chez les seigneurs, et je regardais Afanasi qui s'en allait à grand pas vers les écuries; je le trouvais si beau, que mon coeur s'en allait avec lui; je ne pensais plus à rien; seulement je sentais que tout à l'heure, quand il aurait disparu derrière le mur, je serais bien triste; mon père qui rentrait du travail plutôt que de coutume m'aperçut et s'approcha tout près de moi. Je ne l'avais pas vu, et je fis un bond de frayeur lorsqu'il me frappa sur l'épaule.

--Que regardes-tu là? dit-il d'un ton railleur; les longues jambes du bel Afanasi?

Je n'avais pas coutume de mentir, et je devins toute confuse. Mon père continua:

--On m'a dit qu'il te fait la cour? Méfie-toi, ma fille, c'est un enjôleur, ne crois pas un mot de ce qu'il dit.

--Mais, mon père, dis je, car j'étais offensée par la manière dont il parlait de mon grand ami, il ne m'a rien dit de mal.

--J'espère bien qu'il ne t'a rien dit, le vaurien! Il fait la cour à la fille du meunier et à la femme de chambre de Madame, en même temps. Comme ça, s'il n'en a pas une pour femme, il aura l'autre. Elles ont de l'argent toutes deux. Il est malin! Ce n'est pas lui qui épousera une fille pauvre; il n'aime pas les chaussures d'écorce, il lui faut une femme qui porte des souliers de peau!

Je reportai les yeux sur mes pieds nus. Mon père haussa les épaules et passa outre. Pouvais-je ne pas croire mon père? Et d'un autre côté, comment supposer qu'Afanasi me trompait? Il ne m'avait jamais parlé de nous marier, et ce n'est pas moi qui aurais osé lever la voix sur ce sujet-là. Mais je croyais qu'il m'aimait assez pour vouloir passer sa vie avec moi. Je rentrais à la maison; je servis à manger à tout mon petit monde, et quand ils furent tous couchés et endormis sur le poêle, je me couchai aussi, sur le plancher comme d'habitude, et je me mis à réfléchir. Non, je ne pouvais pas admettre que mon père s'était moqué de moi; il aimait à rire, sans doute, mais il ne riait pas des choses sérieuses, et n'aurait pas voulu me faire du chagrin, car il aimait ses enfants. Je songeai à demander à Afanasi si vraiment il courtisait la fille du meunier et la femme de chambre de Madame; mais je ne sais pourquoi il me semblait que si je lui faisais cette question, il se fâcherait contre moi et cesserait de m'aimer.

La femme de chambre était une fille de la domesticité seigneuriale, élevée dans les appartements; elle nous trouvait trop peu de chose, nous autres paysannes, pour nous parler autrement que par hasard, au jour de fête; je ne saurais rien par cette orgueilleuse. Je me résolus alors à aller trouver la fille du meunier; elle demeurait à deux verstes de chez nous, sur la rivière, et nous étions bonnes amies, ayant à peu près le même âge, quoiqu'elle n'eût rien à faire et que je fusse surchargée de besogne tout le long du jour. Le lendemain, après avoir mis toute la maison en ordre, je dis à mon père que j'irais voir s'il n'y avait pas des écrevisses dans un trou que je connaissais bien, un peu en amont du moulin, et je partis avec mon panier. Comme je passais derrière les communs seigneuriaux, j'entendis Afanasi qui plaisantait et riait aux éclats; sa voix m'était bien connue et me frappait toujours droit au coeur; une voix de femme riait avec lui; je ne distinguai pas si c'était la femme de chambre ou une autre qui tenait compagnie, mais je passai bien vite, presque en courant. De ce moment, je fus toute triste: je sentais, je ne sais pourquoi, que mon voyage était inutile, et que j'en savais assez pour m'ouvrir les yeux; mais, tu sais, ma fille, quand on a du chagrin, on ne veut pas croire les choses qui vous feraient pleurer; on se bouche les yeux et les oreilles, jusqu'à ce que le malheur vous tape à grands coups sur la tête, en vous criant: Regarde-moi donc en face! Et quand on le regarde, on voit que sa figure n'est pas nouvelle, et qu'on le connaissait depuis longtemps.

J'allai donc au moulin tout de même. Paracha, la fille du meunier, était sur le seuil de sa porte, occupée à nourrir des poussins avec le grain tombé, que les chevaux avaient foulé aux pieds pendant qu'on déchargeait les sacs, et qui n'était plus bon pour la monture.

--Tiens, bonjour, me dit elle; on ne te voit pas souvent!

--Je n'ai pas le temps, lui dis-je; il y a trop d'enfants à la maison.

Elle me fit entrer, et m'offrit du kvass, du lait caillé, des macarons, une quantité de bonnes choses, elle avait mis sur la table un superbe pain d'épice avec son nom, écrit tout au long dessus, en sucre rouge.

--Qu'est-ce qui t'a donné cela? demandai-je le coeur tremblant, car je savais quelle serait la réponse.

--C'est mon promis, le cocher Afanasi, répondit-elle en rougissant de joie et d'orgueil. Mon père et ma mère lui ont permis de venir à la maison et de me faire des cadeaux; je suis sa fiancée; si les maîtres ne s'en vont pas en ville pour l'hiver, nous nous marierons à l'Epiphanie; et s'il s'en vont, nous nous marierons après Pâques.

--Voilà ce que c'est! me dis-je; comme on apprend vite son malheur!

--Eh bien, est-ce que tu ne me félicites pas? me dit Paracha en me regardant avec étonnement.

Je ne sais pas comment je fis pour me lever, la saluer et l'embrasser trois fois après l'avoir saluée en m'inclinant jusqu'à la ceinture. Je lui fis mes compliments, cependant; et alors, elle m'emmena en haut pour me montrer tout son trousseau. Il était magnifique, car sa mère avait commencé à s'en occuper dès qu'elle avait eu douze ans. Il y avait de tout; des essuie-mains brodés qu'elle avait préparés pour les offrir en cadeau, à sa noce, aux jeunes gens qui assisteraient le marié, au prêtre, au diacre, à l'Eglise, enfin à tout le monde. Il y en avait bien quarante! Elle avait des dentelles qu'elle avait tissées sur une pelote, avec des dessins rouges et bleus, car ses parents ne lui regrettaient ni le fil, ni le coton rouge; elle avait des sarafanes garnis de boutons dorés jusqu'en bas, et des mouchoirs de soie, et des robes comme les femmes de chambre de Madame.

--Mes parents, dit-elle, ne me permettent pas de les mettre avant que je sois mariée, parce vait que je ne suis qu'une fille de paysan; mais quand je serai la femme d'Afanasi, je mettrai les robes européennes pour m'habiller comme une dame.

Pendant qu'elle me montrait toutes ces choses, je pensais que vraiment elle était une riche promise! Elle était aussi bien plus jolie que moi; elle avait une grande natte qui tombait presque aussi bas que les tiennes, ma fille chérie, car tu sais que nos jeunes filles réunissent tous leurs cheveux en une seule natte. Je me dis que j'étais folle d'avoir pu prétendre à l'amour d'Afanasi, lorsqu'une si belle fille avec tant de richesses ne se trouvait pas trop bonne pour lui.

--Y a-t-il longtemps qu'il te fait la cour? lui demandai-je avec une petite espérance qu'elle me répondrait que non.

--Il y aura un an vienne l'assomption de la Vierge, dit-elle d'un air triomphant.

Tout l'hiver et tout le printemps! Il m'avait courtisée comme on cueille une petite fleur sur la route, qu'on jette au bout d'un instant en pensant à autre chose; il m'avait trouvée assez jolie pour me le dire, et si j'avais été moins sage, il aurait profité de ma folie et de mon aveuglement! Heureusement Dieu et mon ange gardien m'avaient protégée! Et puis on est raisonnable quand toute sa vie on a eu la peine et la fatigue de huit enfants sur les bras!

--Eh bien, je m'en vais, dis-je à Paracha en me levant.

--Déjà? où vas-tu?

--Chercher des écrevisses à la rivière.

--Et toi, me dit-elle tout à coup, est-ce que tu ne te marieras pas bientôt?

Je ne sais quel démon me poussa à relever fièrement la tête.

--J'espère bien que si! répondis-je: je t'inviterai à ma noce!

--Et tu viendras à la mienne, dit Paracha en me reconduisant jusqu'au seuil du moulin.

Je m'en allai bravement sous le soleil de midi, en faisant mine d'être joyeuse; mais quand j'eus atteint le trou aux écrevisses, je n'eus pas le courage de me mettre à en chercher, je m'assis sur l'herbe molle et verte, si épaisse au bord de l'eau où jamais ne passe personne, et je pleurai tant qu'il y eut des larmes dans mes pauvres yeux. Quand je fus bien fatiguée de pleurer, je me rajustai, je lavai mon visage bouffi à l'eau de la rivière toujours froide en cet endroit ombragé, et je m'en revins avec mon panier vide.

Il fallait repasser par devant le moulin; je marchai vite pour que Paracha en m'apercevant ne fût point prise de l'idée de me demander si j'avais fait une bonne pêche. Je passai sans encombre, mais à peine avais je fait quelques centaines de pas sur la route que je vis Afanasi. Il s'en allait au moulin à grandes enjambées, avec l'air content qu'il avait d'habitude. En me voyant, il parut un peu étonné, mais souriant aussitôt:

--D'où viens-tu, ma jolie fille? me dit-il d'un air aimable.

--Du moulin, lui répondis je. Je te fais mon compliment, Afanasi, tu épouses une belle fiancée, et assez riche pour que tu puisses l'emmener se pavaner à la ville. Tu as raison, puisqu'elle eut de toi!

Je fis un pas pour continuer ma route, mais il me retint par la main.

--La noce n'est pas faite, dit-il d'un air rusé, et qui prétendait m'en faire comprendre long.

Je sentis tout le sang me bouillonner dans les veines.

--Honte, m'écriai je, honte à toi! tu te joues des jeunes filles; tu n'es qu'un vil menteur, un hypocrite, et si j'ai un regret, c'est d'avoir jamais regardé ton visage de lâche et écouté tes paroles de traître. Laisse-moi!

J'avais arraché ma main de la sienne, et je le regardais d'un air tellement indigné qu'il recula un peu.

--Ma chérie, balbutia-t-il, ne te fâche pas! J'ai voulu plaisanter... excuse-moi... Et à Paracha, tu lui as dit?

--Que lui ai-je dit? répondis-je en me croisant les bras sur la poitrine et en le regardant bien en face.

--Tu ne lui as pas dit... que... que j'avais plaisanté avec toi... eh?

Il avait l'air si lâche, si craintif, que ma colère tomba soudain.

--Non, répondis-je en ramassant mon panier que j'avais laissé tomber dans ma colère; non, je ne lui ai rien dit; j'ai peut-être eu tort, car elle croit épouser un honnête garçon, et elle n'épousera qu'un misérable; mais j'ai eu honte de lui avouer ma bêtise. Va, tu peux réclamer ta riche promise!

Je lui éclatai de rire au nez, et je m'enfuis à toutes jambes. Quand je revins à la maison, mon père me demanda pourquoi mon panier était vide. Comme il ne me grondait pas souvent et jamais pour des bagatelles, je lui dis que j'étais entrée chez la fille du meunier.

--C'est bon, dit il; il n'est pas mal que tu t'amuses un peu, ta vie n'est pas trop gaie. Sans mari, il y a longtemps que tu as les peines d'une femme mariée.

Il ne m'en parla plus. Je fus longtemps, ma chérie, avant de m'accoutumer à l'idée qu'Afanasi n'était qu'un pauvre homme, un imbécile sans coeur; quand je pensais à lui, ça me faisait mal comme si l'on m'avait déchiqueté le corps avec un couteau. Je n'aimais pas à y penser, et je faisais de mon mieux pour oublier;--mais quand on a bu le poison de l'amour, on est longtemps à prendre le dessus.

La Niania, qui avait parlé les yeux baissés, releva alors sur Antonine son regard plein de pitié.

--Il y en a, dit la jeune fille, qui ne s'en remettent jamais.

--On le dit, reprit la Niania; pour moi, j'avais tant à faire que je ne pouvais guère penser au misérable que pendant les heures de la nuit, et j'étais si fatiguée alors que je m'endormais souvent sans avoir même le temps de dire: Que le Seigneur me garde! Seulement je devais avoir encore de la peine à cause d'Afanasi; car je ne sais ce qu'il avait inventé sur mon compte, mais voilà que Paracha se mit à ne plus vouloir me regarder. Elle affectait de ne pas me voir, comme si j'avais fait quelque chose de mal. Cela me fit tant de chagrin, que peu de temps après, un paysan de chez nous m'ayant demandée à mon père, je me mariai tout de suite, sans réfléchir. Je voulais être mariée avant Paracha, afin d'avoir le droit de ne pas la saluer la première, puisque les jeunes filles cèdent le pas partout aux femmes mariées.

--Eh bien, as-tu été heureuse avec ton mari? demanda Antonine.

La Niania garda un instant le silence.

--C'était un méchant homme, dit-elle enfin, mais il est mort. Que Dieu ait son âme.

--Méchant? insista la jeune fille.

--Oui. Il me battait et m'injuriait; je n'étais pas accoutumée à de tels traitements, et cela me paraissait dur... mais une femme mariée doit se soumettre.

--Il est mort?

--Il mourut quelques années après notre mariage en me laissant deux enfants. Je le pleurai, parce qu'une femme doit toujours pleurer son mari, mais sa mort était pour moi plutôt un bien qu'un mal.

--Et tes enfants?

--C'est là que fut mon grand chagrin. Je les perdis l'un après l'autre, d'une fièvre qui courait le pays... C'est dans ce temps-là que j'ai bien vu que tout le reste n'est rien, tant qu'on n'enterre pas ses enfants.

Antonine détourna la tête, et son visage se trouva dans l'ombre.

--Oui, continua rêveusement la Niania qui semblait suivre son idée dans les replis de son cerveau, les enfants qu'on a mis au monde, nourris de son lait, portés dans ses bras, vous tiennent plus au coeur que tout le reste. Après mon mari, il me restait mes petits;--mais après eux, il ne me restait plus rien. Je ne mangeais plus,--ta défunte grand'mère eut pitié de moi et me prit à son service dans ses appartements. Que Dieu la garde en son paradis! On peut bien dire que par là elle m'a sauvé la vie, car mes enfants me tiraient dans la tombe.

Antonine mit sa main blanche et fiévreuse sur la main fraîche et ridée de la vieille servante.

--Oui, je sais que tu m'aimes, dit l'humble femme; voilà pourquoi je vous ai tant aimés, ton père et toi; vous me rappeliez mes petits... Seigneur, que tout cela est loin!

La Niania essuya ses yeux avec son tablier et se leva.

--Ta maman nous gronderait bien si elle savait que nous parlons si tard au lieu de dormir... Tiens, ma beauté, je vais te verser ta potion contre la toux.

--Mets-la sur la table, je la prendrai dans un moment, dit Antonine.

La Niania obéit, arrangea la jolie chambrette virginale pour que tout eût un air de fraîcheur et de soin, alluma la veilleuse et sortit après avoir béni la jeune fille. Quand elle fut seule, Antonine se releva, ouvrit la fenêtre et jeta sa potion dans la rue; elle allait rester exposée à l'air de la nuit, mais le courage lui fit défaut.

Assez, assez, murmura-t-elle, je suis à bout de forces!

Elle se remit au lit, mais son sommeil fut fiévreux et entrecoupé de rêves pénibles. Jusqu'au matin, l'histoire de Niania, le visage de Dournof et celui de son fiancé tourbillonnèrent dans son cerveau fatigué.



XII

--Je ne sais ce qu'a Antonine, dit quinze jours après madame Karzof à son placide époux, pendant qu'ils étaient seuls dans la salle à manger; elle a l'air fatigué, elle tousse un peu... j'ai peur qu'elle ne soit malade.

--Il faut faire venir le médecin, dit sentencieusement le bonhomme. On ne doit jamais négliger les premiers symptômes d'une maladie; souvent une indisposition sans gravité dégénère en maladie dangereuse, faute de...

--Mon Dieu! que tu fais tes phrases longues! s'écria madame Karzof avec quelque impatience. Le médecin est venu hier.

--Ah! Eh bien, qu'est-ce qu'il a dit?

--Il a dit de continuer la potion, et de plus il a indiqué une poudre.

--Ah! Eh bien, elle ira mieux dans quelques jours, proféra M Karzof, qui professait une vénération absolue pour les oracles de la Faculté.

Sa femme n'avait pas l'air aussi persuadée que lui de l'efficacité de ces remèdes: elle resta silencieuse un instant.

--Sais-tu, Karzof, dit elle ensuite, j'ai dans l'idée qu'Antonine aime plus ce Dournof que nous ne l'avions pensé.

--Pourquoi l'aimerait-elle? T'en a-t-elle reparlé?

--Non, c'est-à-dire que, depuis que nous sommes allés au Cirque, elle ne m'a plus ouvert la bouche à son sujet.

--C'est qu'elle n'y pense plus! Madame Karzof secoua la tête négativement.

--Antonine, à ce que je vois, n'est pas fille à oublier ainsi cet homme qu'elle m'a suppliée, pendant si longtemps, de lui donner pour époux.

--Eh bien, quoi? fit Karzof, chez qui l'intelligence n'était pas élevée à la hauteur d'une vertu. Sa femme le regarda d'un air qui lui disait doucement: Tu n'es qu'un bien pauvre sire!

Puis elle haussa les épaules et s'appuya sur la table pour lui parler plus confidentiellement.

--Nous avons peut être eu tort de vouloir marier Antonine pendant qu'elle pensait à un autre, dit-elle; j'avais cru qu'elle oublierait, elle n'a pas oublié. Avec le temps, cela viendra, mais à présent,.. Si l'affaire n'était pas si engagée, j'aurais préféré rendre sa parole à Titolof.

--Rendre la parole au général! s'écria Karzof, comme si une maison lui était tombée sur la tête.

--Ne crie pas si fort, il est inutile qu'elle entende. Oui, rendre la parole au général. Après tout, je me soucie peu du général; Antonine est notre fille, et je veux qu'elle vive!

Madame Karzof fondit en larmes. Son mari, plus hébété que jamais, la regardait la bouche ouverte et ne trouvait pas de paroles.

--Est-ce qu'elle est malade? balbutia-t-il enfin, après avoir noué ensemble une ou deux idées.

--Je ne sais pas si elle est très-malade, mais elle a des yeux qui me donnent à la fois de la frayeur et du chagrin. Elle a l'air de me pardonner ma conduite... J'ai voulu me fâcher contre ces yeux-là, et je n'ai jamais pu trouver ce que j'aurais voulu lui dire...

--Eh bien, interroge-la, fit Karzof tout à fait bouleversé.

--Je sais bien ce qu'elle me répondra; ce n'est pas la peine de l'interroger tant que je n'aurai pas causé avec Titolof. Toi qui es un homme, Karzof, tu devrais te charger de cela. Vois un peu s'il serait disposé à nous rendre notre parole.

--Je... j'essayerai! déclara bravement le bonhomme ému de voir pleurer sa femme, mais au fond absolument terrifié à l'idée de parler à Titolof d'autres choses que d'affaires de la vie courante. Il sentait bien que la nature ne l'avait pas fait naître orateur, non plus que diplomate.

Antonine entra dans la salle à manger, en s'excusant de se lever si tard. Depuis quelque temps, elle avait de la peine à quitter son lit le matin; le sommeil lui venait tard, et elle n'avait un peu de repos qu'entre huit et dix heures.

--Cela ne fait rien, ma Nina, dit madame Karzof. Embrasse nous, mon enfant; nous ne sommes pas au régiment pour nous lever à la diane.

Surprise de tant d'indulgence, la jeune fille leva les yeux sur sa mère, et vit qu'elle avait pleuré. Le remords l'assaillit,--ce n'était pas la première fois,--et elle pensa avec un douloureux serrement de coeur à la douleur que ses parents allaient éprouver bientôt.

De leur côté, les vieillards regardaient Antonine. Qu'ils étaient changés, ces beaux yeux si purs autrefois, ce teint mat où la vie circulait en dessous riche et abondante! Les cheveux eux-mêmes semblaient s'être éclaircis sur les tempes, où se découvrait tout un réseau de veines bleues. Ils échangèrent un regard de pitié, un signe d'intelligence, et madame Karzof se mit aussitôt à causer avec sa fille d'une façon familière et joyeuse.

--Veux-tu aller au concert ce soir? lui proposa-t-elle.

--Je veux bien, répondit Antonine avec indolence.

--Il y a un beau concert à l'assemblée de la noblesse; si tu veux, ton père nous prendra deux billets.

Antonine regarda ta mère, croyant s'être méprise.

--Pour vous et moi, maman? dit-elle.

--Oui, pour nous deux; nous prendrons une voiture, et nous irons seules en partie fine.

Sans Titolof! Cette joie inespérée ranima Antonine, qui consentit avec plus de vivacité qu'elle n'en avait déployé depuis longtemps. Le père sortit pour aller à son service, et promit de rapporter les billets. Dans l'après-midi, le fiancé officiel arriva avec sa grâce ordinaire; il se trouvait plusieurs personnes au salon. Karzof, attardé par le détour qu'il avait fait pour prendre les billets, ne rentra qu'au moment où son futur gendre prenait congé des dames, et ne put échanger avec lui qu'un salut et une poignée de main.

En entrant dans la salle de concert. Antonine sentit le coeur lui manquer; la chaleur, les parfums, l'éclat des lumières tout cet ensemble excitant des salles peuplées la fit défaillir; elle se força pourtant à marcher d'un pas ferme, et s'assit auprès de sa mère. Pendant les quinze jours qui venaient de s'écouler, elle avait senti le mal faire des progrès foudroyants. Les potions qu'elle jetait régulièrement, les poudres qui restaient dans ses tiroirs avaient beau lui être, prodiguées par le médecin de la famille! Celui-ci, homme peu intelligent, habitué à suivre sa routine, ne s'apercevait pas que, si sa patiente avait observé ses ordonnances, le mal n'eût pas suivi cette marche rapide. Il ne se doutait même pas qu'il y eût là autre chose qu'un rhume de printemps, provoqué par la rigueur anormale de la saison. Mais aux lumières, et grâce à la surexcitation de la toilette et de la musique, Antonine était plus belle que jamais. Ses yeux parcoururent lentement les galeries placées à l'étage supérieur et qui fait tour le tour de la salle immense; ceux qui ne veulent pas faire toilette, ou qui ne veulent pas payer quinze ou vingt francs une place dans l'enceinte réservée, peuvent de là assister au concert moyennant un prix modique. Antonine savait que Dournof serait là; elle lui avait fait dire par la Niania de ne pas manquer de s'y rendre.

En effet, elle l'aperçut bientôt au-dessus de l'orchestre, précisément en face d'elle. Il lui envoya un baiser discret, en posant ses doigts sur sa bouche; elle répondit par un signe de tête, et leurs yeux ne se quittèrent plus. Ils partirent ensemble pour ce pays enchanté de la musique où tout est lumière et transparence, où la douleur même revêt quelque chose de vaporeux et d'immatériel. Les nerfs d'Antonine, si péniblement tendus depuis longtemps, vibraient comme les cordes des violoncelles; elle était si heureuse d'aspirer avec son ami l'air embrasé de la passion que lui soufflaient les puissantes harmonies de l'orchestre, qu'elle avait oublié les horreurs qui l'attendaient.

La symphonie s'acheva, après quelques minutes d'entr'acte. Un ténor, extrêmement à la mode et digne de la faveur du public, s'avança sur l'estrade. Les instruments jouèrent la ritournelle, et Edgard commença en italien l'air de la Lucie:

Bientôt, l'herbe des champs croîtra

Sur ma tombe isolée!

Antonine, rejetée brusquement dans la réalité de sa vie poussa un petit cri, fit un mouvement en arrière et perdit connaissance. Un grand brouhaha se fit autour d'elle. Les trombones couvrirent le mouvement qu'on fit pour l'emporter, et le ténor continua son air avec le succès le plus vif et le mieux mérité.

Au moment où Antonine revint à elle dans le petit salon des dames où on l'avait transportée, des applaudissements frénétiques annonçaient la fin du morceau.

--Pardon, dit-elle, dès qu'elle put parler, je regrette bien... Maman, allons à la maison.

On s'offrit à chercher leur voiture. La grâce et la beauté d'Antonine, ce je ne sais quoi de presque surhumain que la souffrance contenue donnait à ses yeux avait amené autour d'elle plusieurs hommes de la meilleure société. Deux vieillards, des plus marquants parmi la noblesse, ne voulurent céder à personne le soin de la conduire à sa voiture. A la porte, sur l'escalier, se tenait Dournof, pâle et l'air sauvage. Antonine, qui le cherchait du regard, lui adressa un sourire angélique, mais si douloureux que le jeune homme se sentit atteint au plus profond de son être.

--Elle va mourir, se dit-il. Comment tout le monde ne s'en aperçoit-il pas?

Il suivit le petit cortège, et se tint près de la portière de la voiture; c'est sur sa main que s'appuya Antonine en montant sur le marchepied; mais madame Karzof était si troublée qu'elle ne le vit même pas. Cet évanouissement, après sa conversation du matin avec son mari, avait mis la terreur dans son âme. Elle ramena sa fille à la maison en la comblant de tendresses, qu'Antonine n'acceptait qu'à regret. Il lui en coûtait de tromper ainsi l'amour maternel dont elle avait douté, et qui se révélait maintenant à elle.

M. Karzof éploré descendit l'escalier, en apprenant l'accident arrivé à sa fille, et la soutint, aidé de son fils Jean, jusque dans sa chambre, malgré les instances d'Antonine qui lui assurait qu'elle se sentait tout à fait bien, et que c'était un simple étourdissement causé par la chaleur. Madame Karzof voulut déshabiller sa fille elle-même et la voir dans son lit. Antonine eut beau s'en défendre, il fallut subir les soins inquiets de sa mère en larmes.

Quand enfin elle eut assuré, maintes fois, qu'elle avait sommeil et qu'il fallait la laisser tranquille, madame Karzof se décida à se retirer, et alla écrire un billet au docteur pour qu'il vint le lendemain à la première heure.

--Niania, dit doucement Antonine, alors que sa bonne, la croyant endormie, rangeait tout sur la pointe du pied, Niania, descends vite dans la rue: Dournof doit y être; dis-lui que je n'ai rien du tout, et que le moment où nous nous reverrons n'est plus éloigné. Va vite.

La Niania allait faire une question, mais Antonine lui répéta: "Vite!" et la pauvre vieille femme se hâta d'obéir. Elle revint au bout de quelques minutes.

--Tu avais raison, mon ange, il était en bas... Il m'a chargé de te dire que tu dois te soigner, que tu lui as fait grand'peur, qu'il t'aime comme un fou. Ah! enfants! enfants! quel jeu jouez-vous là! Il y a de quoi en mourir!

Un pâle sourire éclaira le visage d'Antonine, qui murmura: Bonsoir, et se tourna du côté de l'ombre.

Toute la maison dormait quelques heures après, lorsque la Niania se réveilla en sursaut de son premier sommeil, il lui semblait qu'il devait arriver quelque chose de malheureux; elle se leva pieds nus, et courut à la chambre d'Antonine, dont elle ouvrit la porte avec précaution. La jeune fille, toute blanche dans son vêtement de nuit, était à genoux devant les images, ou plutôt affaissée sur elle-même. Les mains ouvertes sur ses genoux, elle priait et pleurait. Des mots sans suite sortaient de ses lèvres; elle avait tant pleuré qu'elle n'avait même plus la force de se relever.

--Pardonne-moi, mon Dieu, disait-elle, pardonne moi, reçois-moi dans ton paradis. Je souffre, je souffre trop. Quel chagrin pour lui et pour eux! Pécheresse que je suis, si Dieu me repousse, que deviendrai-je? Et je suis si jeune! Ah! mon Dieu, je n'en puis plus...

Elle allait tomber étendue sur le sol, mais la Niania, qui l'avait écoutée les cheveux hérissés d'épouvante, la reçut dans ses bras, et avec une force que l'âge lui avait ôtée depuis longtemps, mais que sa tendresse lui rendit pour le moment, elle enleva Antonine dans ses bras et la mit sur son lit. La jeune fille la regarda, la reconnut, lui sourit, et referma les yeux dans un second évanouissement.

--Au secours, au secours! cria la Niania, notre demoiselle se meurt!

La maison entière accourut, on employa les remèdes usités en pareil cas, et madame Karzof se décida à envoyer immédiatement chez le médecin.

Au bout d'une heure, celui-ci accourut; il aimait Antonine qu'il avait vue naître, mais sa science n'était pas à la hauteur de ses sentiments. Il déclara un état nerveux très-prononcé, protesta contre les émotions de toute nature, et commanda le repos.

Le lendemain ou plutôt le jour même, quand le général Titolof se présenta à l'heure ordinaire, M. Karzof le reçut d'un air embarrasse.

--Mademoiselle Antonine se porte bien? demanda le galant fiancé après le premier bonjour.

--Pas précisément, répondit le bon vieux: nous voulions même vous dire...

--Comment! serait-elle malade? fit le prétendu, dont le visage prit aussitôt l'expression attristée requise en pareil cas.

--Oui, c'est-à-dire... Elle s'est évanouie deux fois dans la soirée d'hier...

Le général fronça ses sourcils qu'il haussa en même temps jusqu'au milieu de son front; ce jeu de physionomie signifie en langage poli: Quel malheur! et combien vous m'étonnez!

--Et le docteur, que dit-il, car je suppose que vous avez demandé les secours de l'art?

--Sans doute? Le docteur dit qu'il faut éviter les émotions; il commande le repos absolu, récita Karzof, qui avait appris la phrase par coeur.

Titolof leva les sourcils encore plus haut.

--C'est très-malheureux, très-malheureux! dit-il. Une jeune personne qui paraissait jouir d'une si excellente santé!

--C'est depuis qu'elle est fiancée que...

Titolof prit un air si grave que Karzof n'osa achever la phrase; il en commença une autre en se disant que peut-être par ce bout-là ce serait plus facile.

--Quand devez-vous quitter Pétersbourg, général? lui demanda-t-il d'une voix caressante.

--Mais la seconde semaine après Pâques, dans tous les cas, répondit le fonctionnaire d'un air morne.

--Hem... c'est fâcheux... C'est que, voyez-vous, général, je crains que notre fille ne soit pas rétablie pour ce moment-là.

Titolof sursauta comme si on lui avait foncé une aiguille dans le mollet.

Mais alors?... fit-il avec beaucoup de points d'interrogation dans le geste et dans la voix.

--Eh bien, oui, général! répondit Karzof en baissant la tête, comme si son chef immédiat lui avait infligé la plus énergique semonce.

--Comment, "oui!" Je n'ose vous comprendre, monsieur, car, si j'en croyais mes oreilles, vous reviendriez sur une parole donnée, et...

--Je ne reviens pas sur une parole donnée, dit Karzof redressant la tête, mais ma fille est malade, et le médecin lui défend les émotions, et le mariage est une source d'émotions, et dans les circonstances présentes... Enfin, si elle se rétablit promptement comme nous l'espérons, en aucun cas elle ne pourrait s'engager dans les liens du mariage avant quatre ou cinq mois; oui, quatre ou cinq mois, répéta Karzof avec complaisance, tout en pensant: Attrape! ça t'apprendra à me faire les gros yeux.

--Quatre ou cinq mois! Et moi qui dois être marié avant de partir, et il faut que je parte dans la quinzaine de Pâques! Vous auriez dû me dire cela plus tôt, fit-il en se tournant vers Karzof d'un air furieux.

Celui-ci se sentait assez penaud; heureusement il reçut du renfort; madame Karzof entra dans le salon, et, sans même saluer son ex futur gendre:

--Ce n'est pas faute d'en avoir eu mainte fois envie! dit-elle d'une voix sèche. Vous auriez dû vous apercevoir que vous ne plaisiez pas à ma fille.

--Elle ne m'a jamais rien dit de désagréable! répliqua Titolof, démonté par cette attaque inattendue.

--Il n'aurait plus manqué que cela! Croyez-vous que nous soyons assez mal élevés, dans notre famille, pour dire des choses désagréables aux personnes que nous recevons?

Une mêlée générale s'ensuivit, et Titolof se retira, en répétant d'un ton irrité:

--On devrait prévenir le monde! Où trouverai-je une femme avant la quinzaine de Pâques? Il faut que je sois à mon poste dans cinq semaines, et marié! Et la semaine sainte, on ne fait pas de visites! Mon Dieu, mon Dieu! on devrait prévenir les gens. Cela ne ressemble à rien!

Jean Karzof, en entendant ce chapelet de jérémiades, passa la tête par la porte de sa chambre qui donnait sur le corridor, et contempla d'un air placide la déconfiture du Titolof abhorré. Quand la porte se fut refermée sur le général évincé, il prit son chapeau et sa pelisse; mais au moment de sortir, il se ravisa et entra chez sa soeur.

Antonine, qui n'avait pu se tenir debout, était couchée sur un canapé; sa robe de chambre accusait la maigreur qui l'avait envahie si vite. En voyant son frère, elle sourit et lui tendit la main.

--On a expédié ton promis, dit Jean... Il s'arrêta; sa soeur s'était brusquement soulevée, et cramponnée au dossier du canapé, elle le regardait avec des yeux égarés.

--Qu'est-ce que tu dis? fit-elle, tout oppressée.

--Ah! diable! pensa Jean, on lui avait défendu les émotions... Bah! celle-là ne peut pas lui faire de mal! Il reprit avec plus de précaution:

--Mon père vient de dire à Titolof que tu es malade, et que, comme le général est plus pressé d'avoir une femme que nous de nous séparer de toi, il ait à se pourvoir ailleurs. Es tu contente?

--Ah! s'écria Antonine avec un cri déchirant, trop tard, trop tard!

A ce cri, les parents qui étaient restés dans le salon, sans se douter de l'incartade de leur fils, accoururent à la hâte.

--Pardon, pardon, mes chers parents, s'écria Antonine, j'ai douté de vous, j'ai cru que vous ne m'aimiez pas assez... Pardon! qu'ai-je fait!

Elle se tordait les mains et les regardait avec des yeux suppliants, pendant que de grosses larmes coulaient sur sa robe de chambre.

--Elle a le délire, s'écria la mère,--vite un calmant, ses poudres...

Elle ouvrit le tiroir où de tout temps on avait mis les médicaments destinés aux enfants, et poussa un cri.

--Malheureuse! qu'as-tu fait!

--Pardon, pardon, dit Antonine, en se laissant retomber sur l'oreiller.

--Qu'y a-t-il? fit Jean en s'approchant effrayé.

--Les paquets sont tous là, elle n'en a pas pris un seul! Malheureuse enfant, tu voulais donc mourir?

Antonine, sans répondre, fit un signe énergique qui pétrifia d'horreur tous les assistants; une toux convulsive secoua sa faible poitrine; elle porta son mouchoir à sa bouche pour l'étouffer, et le jeta ensuite sur le tapis, marbré d'un filet de sang.

--Ah! dit madame Karzof en joignant les mains, si nous avons été durs envers toi, ma fille, tu nous as sévèrement punis!

Antonine ne répondit pas; elle aussi était punie!



XIII

Le lendemain, à onze heures, le plus célèbre spécialiste pour les maladies de poitrine, le docteur Z*** était auprès de la jeune fille. Son confrère dont la négligence avait eu de si funestes résultats se tenait auprès de lui, contrit et plein de remords, pendant que la célébrité médicale auscultait minutieusement Antonine.

Quand l'illustre praticien eut terminé son examen, il reposa délicatement la pauvre enfant sur l'oreiller.

--Ce ne sera rien, lui dit-il en souriant; un peu de patience, et nous vous guérirons. C'est l'affaire de six semaines.

Il lui sourit encore, lui pressa la main, demanda du papier pour écrire une ordonnance, et passa dans le cabinet de M. Karzof avec les parents et Jean. La Niania et l'ancien médecin restés près d'Antonine lui répétaient les paroles consolantes.

--Alors, docteur, fit le père en jetant un regard timide sur le docteur, vous pensez...?

Z*** s'assura que la porte était fermée, et dit à voix basse:

--Il est inutile de vous tromper; dans six semaines elle sera morte.

--C'est impossible! cria la mère en montrant le poing au ciel, cela ne se peut pas, Dieu ne peut pas vouloir...

Ne faites pas de bruit, interrompit le docteur; c'est une phthisie galopante qu'il n'est plus possible d'enrayer; on peut adoucir ses souffrances, mais rien ne peut la guérir. Si elle désire quelque chose, donnez-le lui. Ne lui refusez rien; promettez-lui de lui accorder ses demandes les plus extravagantes; vous ne serez jamais mis en demeure d'exécuter vos promesses.

Les deux vieux époux pleuraient silencieusement en se tenant la main.

--Mais, docteur, dit la mère en s'efforçant d'arrêter ses larmes, comment cela est-il arrivé?

--Un refroidissement mal soigné; vous m'avez dit qu'elle n'avait pas pris ses médicaments ils étaient bien indiqués, ces médicaments; pourquoi ne les a-t-elle pas pris?

Le père et la mère se regardèrent comme des coupables pris en faute.

--Elle avait du chagrin... murmura madame Karzof.

--Oh! un chagrin d'amour? Cela arrive quelquefois. On veut mourir, et puis quand on a réussi, on voudrait revenir sur ce qu'on a fait... mais il n'y a plus moyen... Aime-t-elle quelqu'un?

--Oui, fit tristement le père.

--Eh bien, vous savez ce que vous avez à faire, dit le docteur.

Il écrivit une ordonnance, dressa et signa sa consultation, puis avant de partir:

--Je puis me tromper, dit il; nul n'est infaillible; faites venir un autre praticien; il trouvera peut-être le mal moins avancé: pour moi, je ne pense pas que la vie se prolonge au-delà de six semaines.

Quand il fut parti, les deux époux continuèrent à pleurer; le coup qui les frappait était si subit, si imprévu, qu'ils se trouvaient sans défense.

--Tous ces médecins mentent! dit madame Karzof en sanglotant: je suis sur que ce n'est pas vrai; nous aurons une consultation demain; nous en prendrons trois, n'est-ce pas, Karzof?

--Certainement! gémit celui-ci. Je vais aller les prévenir tout de suite. Ah! ma femme, quel malheur! Notre Antonine, si belle, si bien portante, il y a un mois, quand nous avons donné ce bal!

--Il y a six semaines, corrigea sa femme par habitude de rectifier les erreurs de son mari... Elle était si fraîche encore le jour du cirque!...

--C'est ce jour-là qu'elle aura pris froid! sa pelisse ne voulait pas tenir sur ses épaules, et puis elle était ai légèrement vêtue... Pourquoi n'a-t-elle pas pris ses poudres? fit tout à coup le père consterné, elle se serait guérie tout de suite! On le lui a répété assez de fois... Pourquoi n'a-t-elle pas voulu?

Il se tut sur ce mot qui lui brisait le coeur. Un silence lugubre régna dans l'appartement. Jean se leva tout à coup et se dirigea vers la porte.

--Où vas-tu? demanda machinalement sa mère.

--Je vais chercher Dournof, répondit le jeune homme d'une voix qu'il voulait rendre ferme.

Mais la force lui manqua; il éclata en sanglots, et se hâta de refermer la porte sur lui.

Restés seuls, les deux vieux s'entre-regardèrent et dirent en même temps:

--C'est notre faute!



XIV

Jean trouva son ami acharné à son travail. Il était bien rare qu'on le vit autrement que penché sur son bureau.

Le visage du jeune Karzof était tellement changé par la douleur, que Dournof lui prit les deux mains et l'attira vers la fenêtre pour mieux l'interroger.

--Un malheur? dit-il d'une voix brève.

Jean se laissa tomber sur un siège et fit un geste de la main qui signifiait: Tout est perdu.

--Quoi! s'écria Dournof, on la marie quand même?

--Non, répondit Jean, c'est pis encore.

--Comment, pis que cela?

Dournof recula d'un pas, les yeux hagards, et s'appuya contre la muraille.

--Elle n'est pas morte, dis? fit-il à voix basse.

--Non, s'écria Jean, Dieu merci!--mais elle se meurt.

Dournof passa la main sur ses yeux et se retint au mur.

--Je l'avais pensé, dit-il. Elle l'avait juré!

Après le premier moment de stupeur, il se fit raconter ce qui s'était passé chez les Karzof: la manière dont la maladie d'Antonine, soigneusement cachée par elle autant qu'elle l'avait pu, s'était enfin découverte; l'accueil qu'avait reçue Titolof, la consultation du docteur Z*** et enfin la permission tacite de ses parents de ramener Dournof au logis.

--Si le bonheur peut la sauver, tu la sauveras, dit Jean en terminant son récit. Le docteur a beau dire, je ne puis me figurer que ma soeur soit condamnée sans recours. Elle a à peine l'air malade, et sans ses accès de faiblesse et quelquefois un peu de sang à son mouchoir, on ne pourrait supposer qu'elle est gravement atteinte. Les médecins se trompent souvent... Si tu la ramenais à la vie...

--On me mettrait encore une fois à la porte, interrompit amèrement Dournof, et l'on donnerait Antonine à un autre général! Je connais le monde, mon ami! Tes parents ne sont ni plus ni moins mauvais que le reste des hommes! En attendant, ce sont les âmes d'élite qui souffrent. Allons chez toi.

Il s'habilla rapidement, et le deux jeunes gens prirent en silence le chemin de la maison Karzof. En approchant de la porte, Dournof ne put retenir un geste de colère.

--Quand on pense, dit il, que je suis sorti d'ici il y a à peine un mois, laissant Antonine dans la plénitude de la vie, et que déjà il est trop tard... Elle a trop bien réussi son oeuvre!

--Tu la sauveras! dit Jean pour réconforter son ami, et croyant lui-même à l'efficacité de la joie pour guérir la malade; je t'assure que le docteur s'est trompé. Et s'il s'est trompé, tant mieux, car vous devrez votre bonheur à sa méprise.

Ils entrèrent et se rendirent dans le cabinet de M. Karzof.

Pendant leur absence, les deux vieillards avaient été soumis à une rude épreuve. Après la consultation, Antonine fatiguée s'était endormie, et la Niania, pleine d'espoir, était accourue auprès d'eux pour écouter la confirmation de la bonne nouvelle. En apprenant que les paroles affectueuses du docteur n'étaient qu'un pieux mensonge, destiné à tromper Antonine, la vieille femme resta atterrée.

--Comment, dit-elle ce n'est pas vrai, et notre demoiselle doit mourir?

Les pleurs de madame Karzof lui répondirent.

La taille de l'humble servante sembla grandir tout à coup:

--C'est votre faute! dit elle sévèrement; vous avez désobéit aux lois de Dieu qui veulent que chaque coeur soit libre d'aimer. Vous avez préféré l'intérêt au bonheur de votre enfant, et Dieu vous la retire, c'est votre châtiment.

--Niania, interrompit M. Karzof, tu perds la tête! Comment te permets-tu de parler ainsi à tes maîtres...

--C'est votre châtiment, continua Niania sans s'émouvoir; jamais votre fille ne vous avait donné de chagrin, vous n'en aviez que de l'orgueil et de la joie, et vous l'avez affligée sans raison. Le jeune homme était pauvre? C'est vrai! Mais il avait du mérite, et il aimait votre fille.

--Il l'aimait pour sa dot, dit l'incorrigible madame Karzof.

--Ce n'est pas vrai, riposta véhémentement la Niania, ce n'est pas vrai, et vous le savez bien. Vous avez mortellement offensé Antonine quand vous lui avez dit ce mensonge, et vous lui avez brisé le coeur; de ce jour elle n'a plus eu de joie.

--Mais, s'écria la mère sans s'apercevoir qu'elle se défendait contre l'accusation de sa servante, elle devait le dire! Il ne fallait pas se taire et douter de notre amour...

--Elle vous l'a dit, répliqua la vieille femme, toujours sévère et presque menaçante; pendant des semaines elle vous a implorée tous les jours de ne pas la marier à l'imbécile que vous aviez choisi pour elle,--une tête vide qui n'avait pas un grain de bon sens dans sa pauvre cervelle, tandis qu'elle aimait ce garçon qui a plus d'esprit et de raison dans son petit doigt que nous tous ensemble. Elle vous a suppliée de l'épargner, avez-vous écouté sa prière?

--Je ne croyais pas que ce fût sérieux, répondit la mère honteuse d'elle-même.

--Voilà votre défense, à vous autres! Et c'est encore votre faute. Pourquoi n'avez vous pas élevé votre enfant vous-même, pourquoi l'avez vous contrariée en tout? Je ne suis qu'une pauvre vieille paysanne, mais je savais qu'elle parlait sérieusement, moi, et quand elle m'a dit: "Je mourrai!" j'ai senti l'ange de la mort passer sur ses épaules. Oui, continua la Niania, pendant que les vieillards courbaient la tête sous la vérité de ses paroles, Antonine a commis un grand péché en cherchant volontairement la mort; mais de ce péché c'est que vous êtes responsable devant le Seigneur, car il vous avait donné son âme à garder, et vous n'en avez pas eu de souci. Et nous, malheureux que nous sommes, nous qui l'aimons et qui n'avons rien à nous reprocher envers elle, nous allons être malheureux, et tout cela à cause de vous, parce que vous avez préféré l'or et les dignités au bonheur d'Antonine.

Toutes ces paroles entraient comme autant de flèches dans le coeur du père et de la mère. Pauvres gens, ils avaient péché par bêtise, par ignorance et manque de précaution, mais la croix qui leur tombait sur les épaules était bien lourde.

--Et le jeune homme, reprit 'a Niania, qu'allez-vous dire au jeune homme? C'était à lui que le Seigneur destinait Antonine, puisque leur amour était réciproque, et vous avez désuni ce que Dieu lui-même avait uni.

--Si Antonine vit, je jure qu'il l'aura! sanglota madame Karzof.

--Je le jure! répéta fidèlement son mari.

La sonnette retentit.

--Va ouvrir, Niania, dit madame Karzof, et si ce sont des étrangers, dis que nous n'y sommes pas.

La Niania ramenée à son rôle de servante, s'en fut humblement ouvrir la porte. C'étaient Jean et Dournof. Elle les fit entrer dans le cabinet et alla prévenir les époux.

--Déjà! dit madame Karzof.

Elle ressentait une sorte de terreur à la pensée de paraître devant Dournof. Il lui semblait que ce jeune homme allait lui demander compte de la vie de sa fille... Enfin, séchant ses yeux et composant son visage, elle entra. Dournof se leva à son aspect et se tint debout, d'un air froid et respectueux. Madame Karzof voulait l'intimider, et lui faire sentir que, s'il rentrait dans la maison, c'était par la force des choses; mais à la vue de ce visage connu, auquel elle avait fait bon accueil pendant tant d'années, elle n y tint pas, et se jeta à son cou en disant:

--Tâchez qu'elle vive, et tout, tout est à vous!

--Je ne veux qu'Antonine seule, madame, répliqua le jeune avocat.

--Oui, sans doute, mais tachez qu'elle vive, cher Féodor, nous vous aimerons comme notre propre fils.

Dournof baisa la main de madame Karzof et reçut une accolade silencieuse du père.

--Puis-je la voir? demanda-t-il sur-le-champ.

--Elle n'est pas préparée, répondit la mère...; mais une telle joie... Elle se tut et hésita comme pour parler, puis continua de garder le silence.

--Je n'ose pas, dit-elle enfin. J'ai peur...

--Niania le lui dira, fit Jean.

C'est Niania qui la connaît le mieux de nous tous.

Madame Karzof poussa un soupir. Il était bien dure pour elle de s'entendre dire ouvertement qu'une servante possédait plus qu'elle le coeur de son enfant; mais ceci était encore une humiliation méritée. La Niania prévenue se rendit auprès d'Antonine qui venait de se réveiller, et toute la famille, sur la pointe du pied, se réunit derrière la porte de la chambrette.

--Mon oiseau du bon Dieu, dit la vieille bonne, que veux-tu?

--Donne-moi à boire, dit la jeune fille. Je me sens mieux d'avoir dormi.

Elle promena autour d'elle un regard satisfait.

--Est-ce vrai, dis, Niania, que Titolof est parti et qu'on ne m'en parlera plus?

--Je crois bien que c'est vrai!

Il se cherche déjà une femme ailleurs, dit plaisamment la Niania; c'est qu'il est pressé, vois-tu!

Antonine sourit. C'était la première étape du bonheur que d'être débarrassée de cet odieux personnage.

--On est disposé chez nous, continua la vieille femme, à te donner tout ce que tu demanderas, pour avancer ta guérison Tout ce que tu voudras sans exception. Ainsi, demande!

--Oh! Niania, tout! Ce n'est pas possible! Il y a des choses qu'on ne m'accorderait pas.

--Par exemple?

Antonine rougit Cette rougeur passa sur son visage comme une lueur fugitive et se fixa à ses pommettes amaigries.

--On ne me permettrait pas de voir Dournof!

--Crois-tu? je crois bien que si! veux-tu que j'essaye?

--Oh! non! fit Antonine en la retenant timidement, non...

--Je vais voir, insista la bonne en se rapprochant de la porte.

Elle ne fit que sortir et rentrer.

--Il va venir, dit-elle, sur le seuil.

--Ah! fit douloureusement Antonine, il faut que je sois bien malade!

Madame Karzof reçut ce reproche comme un coup de poignard mais ce coeur de mère, si paisiblement indifférent la veille, commençait à mesurer son amour par l'étendue de ses souffrances.

Dournof n'y put tenir; il entra, courut jusqu'auprès d'Antonine, et, s'agenouillant près d'elle:

--Pour toujours, lui dit-il.

Elle lui avait pris la tête dans ses deux mains et le regardait avec incrédulité.

--Pour toujours, répéta Dournof...; tu es à moi!

Antonine appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme en fermant les yeux, et ils échangèrent leur premier baiser.

La Niania ferma la porte de la chambre et les laissa seuls. La famille Karzof pleurait de l'autre côté du mur.



XV

Pendant les premiers jours qui suivirent leur réunion, les jeunes gens crurent avoir conjuré le mauvais sort; dans cette atmosphère de bonheur et de paix, Antonine semblait refleurir; renonçant à tout, Dournof passait ses journées auprès d'elle et ne rentrait chez lui que pour prendre un peu de sommeil. L'heure des repas était pour eux le moment béni de la journée, car on dressait le couvert auprès du canapé qu'Antonine ne quittait guère, et la Niania les servait tous deux seuls, pendant que la famille dînait dans la salle à manger.

A voir la jeune fille, on n'eût jamais cru sa vie menacée. Son teint toujours pale était devenu d'un blanc mat, un rose à peine indiqué nuançait ses joues, et ne devenait plus rouge qu'aux heures de fièvre; la toux n'était plus très-pénible, mais les forces ne revenaient pas. Tout le monde crut que le docteur Z*** s'était trompé et madame Karzof réunit trois autres médecins pour leur demander une consultation.

Le résultat fit tomber les pauvres gens du haut de leurs espérances: Antonine ne verrait pas fleurir les roses.

Les parents, dans leur désespoir, déclarèrent que tout cela n'était que stupidité ou tromperie, que leur fille allait beaucoup mieux, et que "les médecins n'étaient que des ânes": cette dernière opinion émanait personnellement de M. Karzof.

La chambre d'Antonine était devenue le rendez-vous de toute la famille: c'est là qu'on prenait les décisions, qu'on commandait le dîner, que Jean venait lire le journal à haute voix, que M. Karzof rapportait son petit stock de nouvelles et de commérages.

Dournof apportait des fleurs, mais des fleurs sans parfum, car Antonine ne pouvait supporter la moindre odeur prononcée; les amis et amies de la famille prévenus du danger de la jeune fille, et n'y pouvant croire à la vue de sa beauté rayonnante et pour ainsi dire transfigurée, venaient en foule, apportant chacun quelque babiole, quelque petit souvenir. Bientôt les tables et les étagères furent encombrées de présents, et il fallut en augmenter le nombre.

Le bataillon sacré était venu à la première nouvelle du danger; parmi les jeunes gens qui le composaient se trouvait un étudiant en médecine, près de finir son cours: si Dournof avait conservé quelques illusions, il les eut perdues à voir la pitié affectueuse avec laquelle son ami parlait à Antonine, avec quelle bonté il se prêtait à ses fantaisies et de quel regard triste il la suivait lorsqu'elle ne le voyait pas.

Les jeunes filles ses compagnes venaient aussi en foule; jamais on ne jetait aperçu, parmi cette jeunesse rieuse, de la place que tenait cette personnalité le plus souvent grande et austère; on ne savait pas combien de bons conseils elle avait donnés, combien de chagrina elle avait adoucis par ses paroles ou ses actes, jusqu'au jour ou il fut avéré qu'on allait la perdre. Chacun voulut la revoir une fois encore, et il sembla à tous qu'ils ne l'avaient jamais vue jusque-là.

Antonine recevait tous ces hommages, toutes ces marques de tendresse comme la chose la plus naturelle du monde. Son cerveau, déjà fatigué par tant de luttes et de chagrins, s'était un peu affaibli sous l'effort du mal envahissant; elle ne se rendit pas bien compte de l'affluence de visiteurs sans cesse renouvelée qui remplissait sa chambrette, mais il lui était très-agréable de voir tant d'amis.

Ce flot incessant d'amis et de connaissances empêchait le bonheur d'avoir retrouvé Dournof d'être trop poignant et dangereux. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, après une journée pleine de distractions, lorsque la Niania, toujours silencieuse et triste, roulait auprès du canapé la petite table du repas, elle tendait la main à son ami, qui inclinait dessus sa tête, afin de lui dérober l'expression de ses yeux, et elle se laissait aller sur ses oreillers, en murmurant:

--Je suis heureuse.

Vers le soir, venait la fièvre; alors les yeux d'Antonine s'animaient d'un éclat factice, des taches rouges marbraient ses pommettes; elle faisait des projets pour l'avenir. On avait parlé vaguement d'un voyage à l'étranger, pour rétablir la santé.

--Dès qu'il fera beau, disait-elle, aux premiers rayons du soleil de mai, nous partirons pour l'Italie, nous serons mariés alors!

Sa main caressante prenait celle de Dournof qui l'écartait en souriant, le coeur navré, les traits tirés par la contrainte qu'il s'imposait.

Nous irons à Florence! on dit qu'il y a tant de fleurs à Florence que personne ne peut se l'imaginer. Et puis en automne nous reviendrons ici. Maman nous arrangera un joli petit appartement dans un quartier clair et propre. Ma chambre à coucher sera bleue. J'aime tant le bleu! N'est-ce pas, maman, que vous me la meublerez bleu?

--Oui, répondait madame Karzof, du bleu clair.

--Bien clair, avec des rideaux blancs, brodés en dessous... cela coûtera cher, mais on ne marie sa fille qu'une fois, n'est-ce pas, mon père?

Le vieux Karzof murmurait tout bas quelque chose comme un assentiment, et sortait en se mouchant avec bruit dans son grand foulard à carreaux, suivi par le regard inquiet de sa femme.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi; Antonine espérait toujours qu'elle pourrait se lever le lendemain, et la langueur de son mal la forçait à rester couchée; elle allait de son lit au canapé et du canapé au lit tous les jours, et déjà ce faible effort lui paraissait au-dessus de ses forces.

Un soir, dévorée par la fièvre, elle s'était tenue assise quelque temps.

--Je vais mieux, dit-elle à Dournof, beaucoup mieux, tu le vois! Je veux aller dans le salon, faire une surprise à mon père et à ma mère. Et puis il y a si longtemps que je n'ai fait de musique!... Je veux jouer du piano.

Elle se leva, en chancelant fit deux pas, appuyée sur le jeune homme; mais au moment où elle tournait vers lui son visage animé d'une joie enfantine, elle pâlit et se cramponna à son épaule. Une toux cruelle secoua ce jeune corps débile, et elle défaillit. Il la reporta sur le canapé; penché sur elle, il suivait les moindres mouvements de ce visage adoré; elle jeta à terre son mouchoir matbré de taches rouges.

--I! est trop tard, dit-elle avec une expression déchirante. Trop tard! ah! mon ami, nous payerons cher ces quelques jours de bonheur!

L'image de ce bonheur que la mort allait lui ravir devait être la punition d'Antonine. La vie qu'elle allait quitter se faisait belle devant ses yeux comme à plaisir, pour lui inspirer des regrets plus amers. Tant de tendresse, de dévouement, de facilité à toute chose! Les obstacles s'étaient levés par enchantement, tout n'était plus qu'un rêve doré, le paradis s'ouvrait devant elle... Et il fallait renoncer à toutes ces joies.

Antonine pleurait, le visage dans ses mains. Dournof se pencha sur elle.

--Ne pleure pas, lui dit-il, tu me brises le coeur.

Elle leva sur lui ses yeux creusés par la souffrance physique et morale.

Au moment où tout est si beau, où nous n'avons plus qu'à être heureux, voir la vie m'échapper... Quelle dérision amère!

Dournof couvrait de baisers les petites mains fiévreuses de sa fiancée.

--Si tu ne souffrais pas lui dit-il à voix basse, je ne serais pat ici!

--C'est vrai, répondit-elle avec amertume; j'aurais épousé Titolof. Ah! s'écria la pauvre enfant, je ne sais pourtant pas méchante! Qu'ai-je fait pour tant souffrir?

--Dieu châtie ceux qu'il aime! dit la voix grave de la Niania, qui venait d'entrer en silence. Tu as mal fait, ma fille, de porter la main sur toi-même. Quand tu as voulu mourir, tu as offensé le Seigneur. Ton mal est le châtiment qu'il t'envoie!

--Mais elle guérira, Niania, elle guérira! reprit Dournof en regardant la vieille femme d'un air de supplication.

--Non, dit Antonine, je ne guérirai pas. Dieu n'est pas le jouet de nos caprices. Je lui ai demandé la mort comme un bienfait, il me l'a accordée...

Elle inclina la tête sur ses mains jointes et s'absorba dans ses pensées.

--Que son nom soit béni! dit-elle enfin. Maintenant je ne dois plus penser qu'à obtenir mon pardon.

Quand Dournof fut parti, quand la jeune fille fut arrangée pour la nuit dans son petit lit bleu, elle appela sa Niania qui couchait par terre auprès d'elle.

--Prie avec moi et pour moi, Niania, dit-elle, pour que Dieu me pardonne.

--Pauvre martyre, pensa la vieille femme, tu as gagné le ciel.

Désormais la Niania et son élève parlèrent du ciel tous les soirs: une paix céleste descendit sur la jeune fille. Le jour appartenait à Dournof, à sa famille, à ses amis; la nuit était réservée à la prière.

Ce n'est pas sans cruels retours d'amertume, sans larmes, sans accès de fiévreux désespoir, qu'Antonine renonça à la vie. Plus d'une fois, les mains levées vers le ciel, elle cria:

--Je ne veux pas! Je ne veux pas mourir!

Quand elle se croyait le mieux résignée, l'amour de la vie lui revenait plus fort et plus poignant que jamais. Ces luttes usèrent ses forces.

La docteur, afin de prolonger de quelques jours une vie si chère à tous, conseilla de la transporter à la campagne. On loua une maison à Pargolovo dans un site magnifique où les yeux se reposaient de tous côtés sur les souches massives des pins ou des sapins. Si quelque chose pouvait conserver les forces défaillantes d'Antonine, c'était l'air balsamique des arbres résineux.

Aux premiers rayons du soleil de mai, elle partit, non pour l'Italie, comme elle l'avait désiré, mais pour Pargolovo. Ce trajet d'une vingtaine de verstes à peine faillit lui coûter la vie. Dournof qui la soutenait sur son bras, appuyée sur des coussins, crut plus d'une fois qu'elle n'arriverait pas vivante. Elle atteignit cependant ce séjour. Le lendemain de son arrivée, la vue du lac, des bois qui l'entourent, l'aspect magique de la verdure à peine naissante qui commençait à pointer aux rameaux des saules, toute cette vie nouvelle qu'amène le printemps lui rendit un peu de joie. Elle espéra vivre.

En promenant ses yeux sur le paysage, elle les arrêta sur un petit monticule surplombant le lac, et que couronnait une petite chapelle construite en bois.

--Qu'est-ce que cela? demanda-t-elle.

La question imprévue n'obtint point de réponse: personne autour d'elle n'osait lui forger un mensonge.

--Ah! fit-elle en parcourant du regard les visages qui l'entouraient, je comprends; c'est le cimetière. On m'enterrera là, près du lac, ajouta-t-elle en indiquant l'extrême pointe: je veux que mon tombeau reçoive les derniers rayons du soleil.

Elle vécut un mois encore, dépassant les prévisions de la science, soutenue peut-être par le grand amour qu'elle portait à celui qu'elle laissait faible comme un enfant, et dénué comme un orphelin; puis, tout à coup, ses forces déclinèrent.

--Ecoute, dit-elle un soir à Dournof, je mourrai demain, j'en suis sûre. Rappelle-toi que tu dois vivre pour ta patrie et tes semblables. Tu deviendras riche et célèbre; pense à moi, alors, car j'ai renoncé à tout pour obtenir ce résultat. Tu te marieras..

Dournof fit un geste énergique.

--Tu te marieras, insista-t-elle, et tu feras bien. Tu auras des enfants qui seront ton image, tu en feras des hommes tels que toi... alors si Dieu me permet de te voir sur la terre, je serai tout à fait heureuse, tout à fait, entends-tu?

Le lendemain, comme elle l'avait dit, Antonine s'éteignit sans trop de souffrances; il y avait longtemps qu'elle avait épuisé le fiel de la coupe.

Sa mort frappa sa famille comme si elle n'était pas prévenue depuis longtemps. Dans sa chambre, la plus belle et la plus vaste de cette maison où l'on avait dressé pour l'y exposer la table funéraire, le vieux Karzof, devenu à moitié imbécile, allait et venait, touchant les mains de sa fille et ne pouvant se persuader que leur roideur était celle de la mort. La mère inquiète de mille détails, sentait moins son chagrin; l'heure du remords devait commencer pour elle lorsque la maison serait remise en ordre et quand aucun souci matériel ne la distrairait plus de son chagrin.

Dournof, qui depuis cinq nuit; n'avait pas dormi une heure sur vingt-quatre, veillait encore auprès du corps d'Antonine, avec le diacre chargé de lire les prières. Le diacre était remplacé toutes les trois heures, et Dournof restait là. De temps en temps, il se levait du siège qu'il avait adopté, et venait près de la jeune morte, arrangeait un ruban, un pli de sa blanche toilette nuptiale; il changeait de place une des fleurs dont le corps et la table étaient parsemés, puis, pieusement, comme une relique, il baisait le front et les mains d'Antonine, et retournait à sa place. Le sommeil l'y surprenait parfois; il appuyait alors sa tête contre la muraille et dormait quelques instants. Il se reprochait ces minutes dérobées à la contemplation des restes adorés qu'on allait venir lui enlever.

Le troisième jour, en effet, la maison se remplit de parents et d'amis; on enleva le cercueil de moire blanche, et l'on emporta la jeune fille à l'église.

Elle était si belle, ses traits avaient pris une expression si angélique, que l'on ne pensa point à couvrir son visage. On rabattit dessus le voile de mousseline qui l'entourait, et, sous le soleil de juin, elle prit ainsi, parée comme pour l'hymen, le chemin de la petite église.

Pendant le service funèbre, Dournof, toujours près du cercueil, la regardait d'un air jaloux. Quand, suivant l'usage, l'assistance vint donner le baiser d'adieu à la morte, il s'inclina après les parents, comme il était dans l'ordre, sur les mains de cire de sa fiancée, puis il laissa passer la foule.

Quand le dernier des assistants eut remplit ce pieux devoir, les sacristains s'approchèrent avec le couvercle. Il les écarta du geste.

--N'y a-t-il plus personne? dit-il à demi-voix.

On le regarda avec étonnement, mais nul ne répondit.

Alors il se pencha sur sa fiancée et baisa avec passion le front pur, les joues amaigries, les doigts émaciés d'Antonine, puis il prit lui-même le couvercle avec une sorte de rage, et, sans attendre d'aide, il le vissa solidement.

Les plus proches parents de la jeune fille avaient compris son désir et n'y mirent point d'obstacle: après les lèvres de Dournof, rien n'effleura plus le visage de celle qu'il n'avait pu obtenir comme sienne.

Une voix se fit entendre tout près de lui, pendant qu'on emportait Antonine vers la fosse, creusée suivant son désir à l'endroit où tombaient les derniers rayons du soleil couchant:

--Toi et moi seuls l'avons aimée; les autres ne l'ont pas connue.

Dournof se retourna et vit la Niania. Celle là non plus ne pleurait pas, mais la joie de sa vie venait de disparaître dans le trou du fossoyeur.



XVI

Les Karzof n'habitèrent pas longtemps la maison où leur fille avait rendu le dernier soupir. Bien différents de Dournof qui eût passé sa vie dans la chambre d'Antonine, à regarder la place où elle avait cessé de vivre, il leur était pénible de se trouver sans cesse dans un milieu qui leur rappelait les angoisses des derniers jours. Ils retournèrent en ville, et madame Karzof, toujours pratique, loua sa maison à des négociants anglais qui n'avaient pu trouver de villa à cause de la saison avancée. Ils retournèrent à Pétersbourg et reprirent leur existence accoutumée.

Karzof s'en allait à son bureau le matin, remplissait machinalement sa besogne, grondait quelque scribe négligent, donnait des signatures et des poignées de main, puis rentrait au logis. Là rien ne paraissait changé; mais jadis le piano d'Antonine, aujourd'hui muet, se faisait entendre dès le bas de l'escalier; à son coup de sonnette, la musique cessait brusquement, et, sur la porte ouverte du salon, il voyait apparaître la gracieuse silhouette de sa fille... Désormais, il entrait seul, la tête basse, remettait son pardessus à la Niania toujours morne et sévère, puis traversait le salon sans regarder autour de lui: il n'était pas d'objet dans cette pièce qui ne parlât au père navré de sa fille perdue?

Il allait retrouver sa femme. Celle-ci, assise auprès de la fenêtre, portant désormais des lunettes pour protéger ses yeux soudainement vieillis par les pleurs, tricotait des bas de laine pour son fils et son mari... Le père s'asseyait près d'elle, poussant un soupir, de chagrin autant que de fatigue, et, suivant une habitude de trente années, il demandait le récit des événements survenus en son absence.

Que lui dire? Il n'arrivait plus rien. Autrefois, la maison était pleine de mouvement et de vie. Les jeunes amies d'Antonine et leurs frères allaient et venaient sans cesse; il n'était point de jour où la sonnette ne retentît dix fois; mais qui pouvait venir désormais? Jean fuyait la maison, cette triste maison pleine de souvenirs douloureux, et n'y rentrait guère que pour la nuit. Il se reprochait bien parfois de délaisser ainsi ses parents,--mais il n'aimait pas à se trouver avec eux; la vue de leur chagrin, loin de lui inspirer la pitié, soulevait en lui une sourde colère.

--C'est leur bêtise, se disait-il, leur amour-propre aveugle qui a perdu notre Antonine bien-aimée!

Et la compassion achevait de mourir dans son coeur.

Jean était de ceux qui ne comprennent pas les erreurs de l'ignorance. L'éducation qu'il avait reçue et ses facultés naturelles le mettaient fort au-dessus du niveau de ses parents. Il ne s'en targuait pas, car il avait trop d'esprit pour tirer vanité d'une supériorité qui ne lui appartenait pas en propre, mais il ne comprenait pas les faiblesses et les imperfections d'une société moins éclairée; il pouvait les excuser, mais non les plaindre. Après le premier hébétement de la douleur, madame Karzof ne tarda pas à se révolter; elle ne pouvait supporter l'idée d'être en faute; son amour-propre, qui durant sa vie entière n'avait été éprouvé que dans des circonstances peu importantes, ne pouvait lui laisser supporter la pensée de la moindre erreur possible. Elle réfléchit pendant quelques semaines, se débattant sous l'accusation que portait sur elle sa propre conscience, et à force de chercher, elle trouva un autre coupable de la mort d'Antonine.

--Sais-tu, Karzof, dit-elle à son mari, un soir que, après leur dîner solitaire, les deux époux se retrouvaient seuls dans le cabinet du vieillard, sais-tu que sans Dournof, notre Antonine serait encore ici, belle et vivante?

Karzof hocha tristement la tête, sa conscience à lui ne s'accommodait pas si facilement d'une défaite, mais il ne voulait pas contrarier sa femme. Il garda le silence.

--Oui, répéta madame Karzof, c'est la faute de Dournof si nous avons perdu notre fille! c'est lui qui l'a entraînée dans cet amour absurde; s'il avait eu un peu de coeur, il aurait compris tout de suite qu'elle n'était pas faite pour lui, et il se serait tenu à l'écart... Je l'avais dit dès l'abord, et je le maintiens: c'était un coureur de dot!

--Antonine n'était pas bien riche, objecta timidement Karzof; je crois qu'il l'aimait pour elle-même.

--Tu n'y entends rien, reprit avec véhémence la mère irritée; s'il l'avait aimée pour elle-même, il aurait préféré le bonheur de notre fille à son propre bonheur, et il lui aurait conseillé tout le premier de faire un mariage sensé, un beau mariage qui satisferait tout le monde... Mais il ne pensait qu'à lui, l'égoïste.

--Il l'aimait, dit doucement le vieillard.

--Il l'aimait, la belle affaire! moi aussi, je l'aimais! et c'est parce que je l'aimais, que je voulais la voir riche et bien posée. Qu'est-ce que c'est, que cet amour qui ne sait que nuire!

Karzof pensa à part lui qu'il avait autrefois aimé sa femme d'un amour semblable à celui de Dournof, et que lorsqu'on la lui avait donnée, elle qui ne l'aimait pas, son bonheur avait commencé par être bien égoïste. Mais les idées du vieillard n'étaient plus bien nettes depuis quelques années, et s'il sentait bien que sa femme avait tort, il n'était pas capable de le lui dire. Il continua de se taire.

Depuis quelques instants la Niania était entrée dans le cabinet et avait commencé à préparer l'attirail du thé; madame Karzof n'y prit pas garde.

--C'est Dournof, reprit-elle, qui est cause de notre malheur, c'est son sot entêtement qui a poussé Antonine, pauvre agneau à chercher la mort; c'est un misérable et un lâche, il n'agissait que par intérêt.

La Niania s'arrêta près de la table et regarda madame Karzof. Celle-ci, emportée par sa colère, continua:

--Il voulait épouser Antonine, mais avec notre bénédiction, car il avait peur de la voir déshériter, et, sans dot, il n'avait pas besoin d'elle...

--Madame, dit tout-à-coup la voix grave de la Niania, vous offensez Dieu.

--Eh? fit la mère qui ne put en croire ses oreilles.

--Vous offensez Dieu en calomniant l'innocent! Dournof aimait notre Antonine pour elle-même; il lui a proposé de s'enfuir...

--Que ne l'a telle écouté! gémit la malheureuse femme; elle vivrait, et j'aurais pardonné.

--Vous aviez dit à la pauvre sainte, qui est au ciel, que votre malédiction la suivrait partout si elle se mariait sans votre consentement; elle vous a crue,--elle a eu tort, puisque vous venez de le dire vous-même.

Madame Karzof ne trouva rien à répondre. Son mari écoutait en silence, comprenant à peine ce qui se passait auprès de lui.

--Vous avez un caractère comme les autres femmes, reprit la Niania, vous criez bien fort, et puis vous cédez à qui vous flatte; ni Antonine, ni celui qu'elle avait choisi, n'avaient un semblable caractère; ils écoutaient, se taisaient, et obéissaient quand c'était pénible; mais ce que vous demandiez ici; c'était contraire à la volonté du Seigneur. Oui, ils ont eu tort de vous croire, oui, ils auraient du vous désobéir,--mais Antonine était une fille trop soumise, elle a mieux aimé mourir que de pécher.

M. Karzof sanglotait dans son mouchoir, et des larmes auxquelles il ne prenait pas garde coulaient sur les joues du vieillard.

--Vous disiez tantôt que Dournof est coupable de la mort de notre agneau pascal? Ce n'est pas vrai, madame, et vous le savez bien, que ce n'est pas vrai! Antonine est morte de chagrin, et c'est votre faute, à vous, madame! Elle vous avait dit qa'elle en mourrait, vous ne l'avez pas crue,--parce que vous aviez dit la même chose autrefois; mais vous auriez dû savoir qu'elle avait un autre caractère que vous! Elle ne disait pas de paroles inutiles, notre Antonine, elle ne parlait pas de ses actions, elle faisait de son mieux sans rien dire. Oui, quelqu'un l'a tué notre Antonine,--et c'est sa mère qui l'a tuée.

--Niania! Niania! s'écria madame Karzof en se soulevant de son fauteuil.

--Je ne vous crains pas, dit doucement la vieille bonne. J'ai tant pleuré que ça m'est égal de mourir, et puis vous ne me ferez pas de mal. Mais c'est vous qui avez tué Antonine, tout de même.

--Hors d'ici! cria madame Karzof. Impudente, tu oses blâmer tes maîtres? Je te chasse! va-t'en!

--Ma femme, intercéda le vieillard, elle nous aime, elle élevé nos enfants... elle déraisonne, laisse-la tranquille...

--Hors d'ici! répéta la matrone irritée. Je te chasse! C'est toi qui es cause de notre malheur; tu as entraîné notre innocente au mal...

--Ah! madame! dit la vieille bonne en faisant le signe de la croix, que Dieu vous pardonne ce que vous dites! Je m'en vais... je m'en vais, et sans rien regretter. M. Jean vole de ses propres ailes maintenant, hélas! le nid est vide.. Je m'en vais, madame. La vieille femme s'inclina jusqu'à terre devant celle qu'elle avait servi depuis trente ans, puis se releva d'un air digne et sortit. L'instant d'après, une jeune femme de chambre, qu'on avait prise pendant la maladie d'Antonine, entra d'un air étonné, conviée à ce service pour la première fois, et acheva de préparer le thé.

Madame Karzof, plus contrariée qu'irritée pour le moment, garda le silence pendant quelques instants, puis, ne pouvant y tenir, demanda:

--Où est la Niania?

--Elle est sortie, madame, répondit respectueusement la jeune fille.

--Où est-elle allée?

--Je ne sais pas, madame, elle ne l'a pas dit.

Karzof regarda sa femme d'un air de reproche; elle détourna les yeux, et reprit son tricot sans rien ajouter.



XVII

Dournof était seul dans sa chambre; après une journée de travail assidu, il avait repoussé tel papier, qui encombraient son bureau, et, la tête appuyée dans ses deux mains, les yeux fixés dans le vide, il rêvait. C'était l'heure qu'il accordait à ses souvenirs; après le jour, employé aux courses, aux démarches, à l'étude des dossier, à la préparation de ses plaidoiries, il se donnait un moment de répit vers le coucher du soleil. Pendant ces jours brûlants de l'été, si tristes en ville, un flot continu d'équipages entraînait vers les îles les promeneurs altérés de fraîcheur et de verdure. Mais Dournof n'allait pas voir coucher le soleil à la pointe comme c'est l'usage; il restait chez lui, seul, concentré dans sa pensée, et revivait les quelques semaines où il avait épuisé la coupe de la joie la plus amère, auprès de celle qui lui était rendue et qu'il devait perdre. Le roulement lointain des voitures sur le pont Troitsky faisait un accompagnement sourd à la mélancolie de ses pensées, et ce n'était d'ordinaire que bien avant dans la nuit, lorsque le roulement s'était éteint et que l'orient se nuançait d'une bande rouge annonçant le prochain lever du soleil, qu'il se décidait à se jeter sur son lit.

Après la première effervescence aiguë de la douleur, Dournof, suivant la marche ordinaire des sentiments humains, était arrivé à cette période du deuil où l'on trouve une volupté amère à se plonger dans les souvenirs les plus déchirants; il se complaisait à se représenter Antonine agonisante, il essayait de se retracer le dernier regard si tendre et si désespéré de la pauvre enfant, qui le cherchait encore pendant que l'aube de la mort s'étendait sur ses yeux déjà aveugles; c'est là ce qu'il voulait revoir, et, dans ces images funèbres, pendant que son coeur torturé se tordait dans l'angoisse, il lui semblait se rapprocher de la chère envolée, au moins par le martyre qu'il subissait à plaisir.

Les rayons du soleil avaient quitté la chambrette, et la poussière du jour se reposait lentement sur le bord de sa fenêtre ouverte, lorsqu'il entendit sonner. Il secoua les épaules, maudit l'importun et resta immobile.

La sonnette s'agita encore après un court silence. Dournof hésita, fit un mouvement pour se lever, mais il lui en coûtait trop de faire entrer un importun, de chasser sa tristesse, pour répondre à quelque oisif entré par hasard; il remit sa tête dans ses mains, et voulut reprendre sa rêverie. Un troisième coup de sonnette, déchirant et précipité comme l'appel d'une âme en détresse, le fit tressaillir. Malgré lui, il se leva lentement et alla ouvrir.

--Niania! s'écria-t-il en apercevant sur le palier la figure sombre de la vieille femme. Niania! d'où viens-tu? Entre, entre, ma bonne!

Il rentra chez lui, elle le suivit.

--Assieds-toi, lui dit Dournof. Que me veux-tu, ma chère? Ah!... je suis content de te voir...

Il se tut, suffoqué par ses pensées. Il aimait sincèrement et tendrement cette vieille femme qui avait été la vraie mère d'Antonine. Inconsciemment il éprouvait du respect pour cette bouche austère, d'où étaient tombées sur eux les paroles qui préservent de la chute, et sur la mourante les dernières prières qu'entend l'oreille humaine. Il aimait ces mains ridées, désormais tremblantes, qui avaient enseveli le corps de sa bien-aimée, ces yeux qui avaient veillé son agonie, et pleuré sur son cercueil; cette vieille femme était désormais tout ce qui restait vivant sur la terre, de ce qu'il avait aimé, car les parents d'Antonine n'étaient rien pour lui.

--Je ne m'assoirai pas, dit la vieille femme, qui resta droite devant lui; j'ai une grâce à te demander, et ce n'est pas assis qu'on demande les grâces.

--Une grâce? Tout ce que tu voudras? fit Dournof. Je ne suis pas riche, mais tout ce que je possède...

La vieille femme fit un signe de la main.

--Ce n'est pas de l'argent qu'il me faut, dit-elle, ni rien de pareil. Je suis venu te demander, maître, si tu veux que je sois ta servante.

--Ma servante? fit le jeune homme surpris.

--Oui, répéta la vielle femme en s'inclinant jusqu'à toucher la terre de sa main pendante, ta servante, jusqu'à ma mort qui sera prochaine, je l'espère. Je ne veux pas de gages, j'ai beaucoup d'habits, je te demande le pain et le sel, et je veux te servir.

--Je le veux bien, répondit Dournof encore ébahi, mais pourquoi? Est-ce que tu ne veux pas rester avec les Karzof?

--Elle m'a chassée! dit la Niania, répondant à sa pensée intérieure, plutôt qu'à la question de Dournof: elle m'a chassée; vois-tu, toi et moi, nous sommes, à ce qu'elle prétend, coupables de la mort de notre ange défunt; tu vois qu'il n'y a pas moyen de faire autrement que de vivre ensemble! Des païens comme nous, fi!

Elle acheva sa phrase par un geste d'une amertume indicible. Dournof la regarda, et lut dans les yeux de la vieille femme un ressentiment profond contre ses maîtres... Toute la fidélités que les gens russes portent à leurs seigneurs s'était concentrée sur Antonine, et celle-ci l'avait emportée dans la tombe.

--Viens chez moi, dit-il avec bonté; viens, nous parlerons d'elle. Nous l'aimions, nous...

La Niania prit la main du jeune homme et la porta à ses lèvres avant qu'il eût pu la retirer.

--Tu es mon maître, dit-elle; je vais dire à ceux de là-bas que je suis à ton service. Je reviendrai demain. Peux-tu me loger?

--Là! dit le jeune homme en ouvrant une petite pièce sombre où il mettait ses habits et quelques livres.

--C'est bon, fit la Niania. Tu verras que je te soignerai bien.

Sans plus de paroles, elle sortit. Le lendemain, elle revint avec un paquet de hardes, et s'installa dans le ménage du jeune homme.

--Qu'ont-ils dit? fit celui-ci, non sans quelque curiosité, lors qu'il la vit arriver.

Elle fit un geste dédaigneux.

--Que j'étais une ingrate, une méchante, une misérable... Le vieux pleurait; pour lui, je serais restée, mais elle, je ne peux plus la voir.

--Elle est pourtant bien à plaindre, murmura Dournof.

--Par sa faute! Tant pis pour elle! répliqua la vieille femme en colère. Nous souffrons tous par sa faute, pourquoi ne souffrirait-elle pas? Ce n'est que juste.

Dournof ne revit jamais les Karzof: peu de temps après, le vieillard prit sa retraite, et six semaines plus tard il mourut, d'ennui plus encore que de chagrin. Madame Karzof, bourrelée de remords qu'elle ne voulait pas accepter, toujours en lutte avec elle-même, toujours irritée contre les autres, se retira chez une parente de province.

Seul, Jean avait conservé son amitié à Dournof et sa tendresse à la vieille bonne.

De temps en temps, il venait les voir, et tous les trois passaient une heure à savourer l'amertume des souvenirs. Mais il obtint une place de substitut en province, et Dournof se trouva seul avec la vieille bonne, pour livrer à la vie la grande bataille dans laquelle il faut vaincre ou périr.



XVIII

Le jeune homme n'était pas de ceux qui succombent: une robuste vitalité, jointe à cette énergie tranquille qui lui avait donné tant de constance dans son amour, lui inspira le courage nécessaire pour traverser toutes les épreuves. Il connut des jours de misère, car pendant la maladie d'Antonine il avait dépensé son petit capital pour vivre et procurer quelques gâteries à la pauvre enfant; la vieille bonne et lui dînèrent plus d'une fois d'une poignée de gruau noir achetée à crédit, mais le pain amer du travail infructueux, loin de les affaiblir, semblait redoubler leurs forces. Tendant ces mois d'épreuve, la Niania connut qu'elle ne s'était pas trompée en choisissant Dournof pour maître, et de jour en jour elle l'aima davantage.

Un labeur acharné vainc tous les obstacles: cette devise, celle de Dournof, finit par triompher; dix-huit mois après la mort d'Antonine, un procès curieux mit ses talents en lumière, et, comme il arrive souvent, inconnu la veille, au jour il se réveilla célèbre. Les consultations, les demandes affluèrent de toutes parts; il reçut des offres du ministère de la justice, et ne pouvant en croire sa propre expérience, il se vit juge au tribunal des référés sans savoir comment cela s'était fait. On parla de passe-droit, de manquement à la hiérarchie; les mécontents furent nombreux; mais le ministre ferma d'un mot la bouche à tout le monde:

--Que ceux qui ont plus de talent fassent leurs preuves, dit-il; nous les placerons plus haut encore!

Dournof, désormais, n'était plus une sorte de paria, reçu par pure bienveillance dans une société supérieure à son rang. C'était M. le président Dournof, un homme bien remarquable, qui avait donné des preuves de sagacité vraiment extraordinaires; aussi tout le monde était-il heureux et fier de le rencontrer. La haute aristocratie lui tenait encore un peu de rigueur, parce que sa nomination était de date trop récente; mais ces obstacles devaient s'effacer avec le temps.

Le jeune président prit sa nouvelle fortune avec le même calme qui avait accompagné ses mauvais jours. L'hermine ne lui monta point au cerveau. Toujours accompagné de la Niania, qui avait dépensé la moitié de ses économies à brûler des cierges pour lui, au temps de son infortune, il prit un appartement conforme à son nouveau rang; un valet de chambre ouvrit désormais la porte aux visiteurs, une cuisinière finnoise remplaça la Niania à la cuisine, et celle-ci, promue au rang de femme de charge, n'eut plus que le soin du linge et la haute main sur la maison; mais le jeune homme conserva la même simplicité de maintien, et le même détachement des choses matérielles. Le deuil qu'il portait toujours dans son coeur l'empêchait de prêter trop d'attention aux jouissances extérieures.

Tendant ses jours de lutte, lorsqu'il s'était senti défaillir, il avait eu un refuge assuré contre les faiblesses d'un esprit trop tendu et d'un coeur brisé de fatigue. Quand après une journée passée sur un travail ingrat il sentait ses yeux lui faire du mal et sa tête s'alourdir, il partait vers le soir en été et s'en allait le long de la route de Pargolovo.

Ce trajet fait cent fois, ne lut paraissait pas long: il connaissait chaque poteau de la route; c'était pour lui une sorte de chemin de la croix, que cette route où il avait soutenu dans ses bras Antonine défaillante. La nuit d'été, claire et sereine, se posait doucement sur la campagne; il voyait s'assombrir peu à peu l'atmosphère qui devenait grise plutôt que sombre, et sous cette demi-clarté des nuits du nord, où l'on peut encore lire un livre à minuit, il poursuivait sa course solitaire.

Le ciel se rosait à l'orient quand vers deux heures du matin il arrivait au cimetière; rien n'en défendait l'abord; en Russie, on ne songe guère à protéger les tombeaux, car les violations de sépulture sont bien rares; il gravissait la pente de la colline, et parvenait jusqu'à la croix de fer scellée dans du granit, qui marquait le lieu du repos d'Antonine.

Là, assis sur la pierre, il confiait à la chère morte ses chagrins, ses illusions perdues, ses défaillances du jour précédent... il pleurait sans honte sur cette tombe où reposait le meilleur de lui-même; le soleil levant l'y trouvait, et à cette heure où l'âme de la jeune fille s'était envolée, il versait à flots brûlants sur ce tombeau le trop-plein de son âme désespérée; puis il revenait vers la ville, affaissé, mais consolé, car il lui avait semblé entendre encore les paroles d'Antonine:

--Tu travailleras, je le veux; et tu seras un homme utile à ton pays.

Quelle défaillance était permise devant ce courage indompté qui n'avait cédé qu'à la mort? Honteux de sa faiblesse, Dournof rentrait et se remettait au travail.

A ses habits poussiéreux, la Niania qui l'avait attendu toute la nuit reconnaissait bien la course funéraire qu'il avait faite; essuyant ses yeux fatigués où se trouvaient toujours de nouvelles larmes, elle lui servait un repas frugal, et lui demandait à voix basse.

--Tout est-il en ordre, là bas?

--Oui, répondait Dournof.

Elle poussait un soupir, le regardait avec compassion et redoublait de soins pour lui.

L'hiver vint interrompre ces visites à la tombe d'Antonine les chemins n'étaient presque pas praticables à pied dans cet endroit abandonné pendant l'hiver; Dournof y vint cependant plusieurs fois en traîneau.

Il laissait son véhicule à l'auberge et gravissait seul, dans la neige molle, la colline qui dominait le lac alors gelé et immobile.

Mais ce pieux pèlerinage était gâté par la présence du cocher, parfois ivre, toujours grossier, qui maudissait à demi-voix le "bârine" incommode à qui la fantaisie prenait de lui faire faire quarante kilomètres par ces routes désertes, en plein coeur de l'hiver pour retourner au cimetière.

A peine l'herbe pointait-elle, qu'il s'y rendit. La fortune n'avait pas encore changé pour lui; mais il se sentait à la veille du succès: mille détails insignifiants, précurseurs de cette aube nouvelle, lui mettaient au coeur cette joyeuse impatience ce frémissement contenu, semblable aux piaffements d'un cheval prêt à prendre sa course, aux battements d'aile de l'oiseau qui va s'envoler. Ce jour-là, c'est presque avec joie qu'il chuchota à la prière d'Antonine ses espérances et ses ambitions, et il lui sembla que de dessous terre la jeune morte lui répondait:

--Je savais bien qu'il en serait ainsi.

L'année suivante, lorsque sa nomination lui tomba subitement sur les épaules, comme une pourpre romaine, il fut si étonné, si bouleversé de cet honneur inespéré que pendant quelques jours il eut en quelque sorte peine à reprendre pied. Tout ce qui l'entourait lui semblait avoir changé de face: et en effet, ceux qui l'approchaient parlaient autrement; un respect auquel il n'était point accoutumé ressortait des manières de ses subordonnés, la veille ses égaux ou même ses supérieurs. Toute celle platitude qui entoure les élus du pouvoir, loin de lui monter la têtu, l'écoeura et lui inspira du dégoût.

--Je suis le même qu'hier, pensait-il; pourquoi ont-ils changé?

Cependant, il se fit à sa nouvelle position; en rentrant chez lui, il retrouvait la Niania, toujours la même, celle-là; lors de la subite élévation de son maître, elle lui avait offert son compliment sincère avec des yeux où brillait une joie grave, mais elle ne lui témoignait pas une ombre de déférence de plus qu'autrefois. Sa bonté familière continuait à régler tout autour de lui suivant ses habitudes, se conformant aux changements nécessités par sa position nouvelle; mais il n'avait obtenu ni une révérence, ni une prévenance de plus. Aussi, quand il se sentit dégoûté des flagorneries officielles, est ce vers l'humble femme qu'il se retourna.

--Es-tu contente, Niania? lui dit-il un soir, en rentrant d'un raout chez le ministre.

--Je suis contente, répondit-elle d'un ton grave. Mais c'est la défunte qui serait heureuse!

Dournof rougit. Pendant la soirée qui venait de s'écouler, tout entier à la joie de son nouveau rang, il n'avait pas songé une fois à Antonine. Cependant n'était-ce pas elle qui lui avait soufflé la force et le courage? Il dormit peu, et, le lendemain matin, ayant pris une voiture pour la journée, il courut chez, un jardinier commander une superbe couronne blanche. Une heure après, la couronne embaumait son cabinet de travail; malgré la saison rigoureuse, on avait trouvé des roses, des camélias, des jacinthes, des tubéreuses, du lilas, tout cela d'une blancheur immaculée. Dournof contempla quelques instants son offrande, et sa joie ambitieuse disparut soudain noyée dans un regret poignant.

Qu'elle eût été heureuse, en effet, la noble fille qui avait consenti à porter son nom! Quelle ivresse pure et désintéressée eût gonflé son âme! avec quelle dignité n'eut-elle pas partagé sa: fortune!...

Il resta silencieux et absorbé, si bien qu'il n'entendit pas la Niania, qui était entrée doucement et qui vint se placer auprès de lui.

--Pauvre enfant, dit la vieille femme, si bas que Dournof ne tressaillit pas; c'est sa couronne de noce!

Elle s'inclina et baisa pieusement un petit bouquet de fleurs d'oranger, caché dans la verdure.

Dournof secoua tristement la tête et descendit, portant lui-même la couronne funèbre qu'il ne voulut confier à personne.

Au moment où il allait monter en voiture, un traîneau tourna le coin de la rue; encadré dans du duvet de cygne, rose sous le froid piquant, un joli visage de jeune fille souriait à côté de celui du ministre: celui-ci salua Dournof en passant, et le jeune homme reconnut sous ce costume mademoiselle Marianne, la fille de son protecteur qu'il avait entrevue la veille au raout de son père, en robe blanche décolletée.

Le traîneau passa, Dournof réussit à faire entrer son énorme couronne dans la voiture, et bientôt après, les maisons du vieux Pétersbourg, à moitié ensevelies dans la neige, commencèrent à défiler devant lui, le long de la route de Finlande.

La neige couvrait la tombe d'Antonine: le jardinier paresseux n'avait pas fait son devoir. Dournof se fit apporter une pioche, et, à la sueur de son front, il dégagea le bloc de granit.

Cette opération terminée, il plaça sur la croix sa fragile offrande que le vent glacial devait bientôt réduire à néant, puis il s'arrêta pour regarder le monument funéraire.

Moins de trois ans auparavant, il avait vu mettre là tout ce qu'il aimait; penché sur le bord de cette fosse, il s'était dit que la vie n'avait plus pour lui de raison d'être, il avait espéré mourir... il avait vécu, cependant. Et quel abîme séparait le pauvre diable, repoussé par une médiocre famille de petite noblesse, du président désormais respecté de tous! Trois ans avaient suffi pour accomplir cet ouvrage, cependant...

Dournof se dit que sans l'obstination de madame Karzof, maintenant il aurait pu réclamer Antonine; que loin de le repousser, la famille eût considéré sa demande comme un honneur, et il prit en pitié la vanité humaine.

Puis une autre idée lui traversa l'esprit. Maintenant, toute famille agréerait sa demande, l'univers était ouvert devant lui.

--Tu te marieras, avait dit Antonine.

Cette pensée, qu'il n'avait pu admettre alors, se présenta à son esprit sous une nouvelle apparence. Il lui faudrait une femme, en effet,--mais pas maintenant,--le plus tard possible. Ce serait par raison, pour fonder une famille, pour élever des fils, qu'il se marierait.

--Ah! chère Antonine, soupira-t-il, en posant ses lèvres sur le granit glacé, ce sera un cruel sacrifice, car je ne pourrai jamais aimer que toi!

Il se retourna pensif vers la ville, qu'il atteignit vers quatre heures. La nuit tombait; le va-et-vient joyeux qui précède l'heure du dîner, l'éclat des lumières, tout ce mouvement d'une ville luxueuse et amie du plaisir donnèrent un autre cours à ses idées. La vie mondaine avait jeté son grappin sur lui. Le pauvre étudiant sans fortune et sans avenir pouvait négliger les apparences; le président Dournof ne le devait pas.

Il rentra chez lui et dîna; il avait eu froid; pour se réchauffer, il mit une cravate blanche et se rendit à l'Opéra.

Heureusement on ne donnait pas Lucie, car de funèbres souvenirs fussent encore venus le ramener vers le passé. Une très-bonne troupe donnait Don Pasquale. Les entr'actes sont longs, car l'opéra est court, et l'on ne peut décemment renvoyer le public avant dix heures et demie.

Pendant l'entr'acte, Dournof promenait su lorgnette sur la salle; il aperçut dans sa loge le ministre de la justice, et lui adressa un salut respectueux qui lui fut rendu, avec un petit geste d'invitation.

Quittant aussitôt sa place, le jeune homme trouva le chemin de la loge, et entra.

Il n'était pas le seul qui fût venu rendre hommage à Son Excellence, mais, bien qu'il fût le plus jeune en âge comme en grade, il fut particulièrement distingué par son protecteur.

--Eh bien, monsieur Dournof, nous allons voir arriver votre couronne, dit celui-ci d'un ton bienveillant. A vrai dire, elle devrait être ici...

--Pardon, Excellence, dit Dournof surpris, je ne comprends pas... Quelle couronne?

--Mais celle que vous voituriez ce matin avec tant de peine, répondit M. Mérof; en vous voyant ici ce soir, j'ai pensé que cette offrande était destinée à madame Patti.

La jolie Marianne, assise au bord de la loge, cessa de lorgner la salle et regarda le jeune président avec intérêt. L'homme qui offre une couronne de 500 francs à une cantatrice est toujours un homme intéressant.

Dournof pâlit et fit un imperceptible mouvement en arrière.

--Je vous demande pardon, Excellence, répliqua-t-il à demi-voix: cette couronne a été portée au cimetière de Pargolovo, sur la tombe de ma fiancée, morte il y a trois ans.

Cette réponse avait été faite très-bas; le ministre seul aurait dû l'entendre; cependant, elle était parvenue, contre toutes les règles de l'acoustique, aux oreilles de Marianne; car, indiquant une chaise vacante auprès d'elle, elle dit au jeune président:

--Asseyez-vous M. Dournof.

Le ministre, qui était un excellent homme, se confondit en excuses: lui non plus n'était pas né sur les marches du trône. De provenance aussi modeste que Dournof, il avait dû à ses facultés extraordinaires la position élevée qu'il avait fini par conquérir; mais moins heureux de les débuts il était parvenu au faîte à un âge relativement avancé; son mérite n'en souffrait pas, mais il lui manquait ce tact des gens du monde, habitués à manoeuvrer au milieu des écueils; ceux-là n'eussent pas commis l'inadvertance dont il venait de se rendre coupable.

Il s'efforça de l'atténuer par tous ses efforts, et comme Dournof avait l'âme bonne, celui-ci tint à coeur de ne pas se montrer froissé. Cette petite scène se termina par une invitation à dîner pour le lundi suivant, que le jeune homme accepta de bonne grâce; après quoi il quitta le théâtre.

Le binocle de Marianne le chercha vainement pendant tout le troisième acte.



XIX

--Tu ne sais pas, ma chère! un homme qui est capable de porter des fleurs à une fiancée morte, après trois ans! Mais c'est un roman, bien mieux, un rêve! Cela n'arrive pas, ces choses là!

--Tu as bien raison, Marianne, cela n'arrive pas! répondit la sage Véra; aussi je ne crois pas un mot de cette histoire.

--Mais alors, qu'aurait-il fait de ses fleurs?

Véra fit une moue significative.

--Des fleurs, dit-elle, voilà en vérité quelque chose d'un placement bien difficile! il ne manque pas à Pétersbourg de dames de toute espèce, disposées à les accepter.

--Des fleurs, un bouquet, oui! Mais une couronne, une couronne blanche encore!

--Le fait est, repartit Véra, qu'une couronne blanche ne peut guère s'offrir qu'à une personne adorée en secret et perchée sur un haut piédestal, plus que la colonne d'Alexandre.

--Voyons, Véra, tu me taquines, et ce n'est pas gentil, quand tu vois que cela m'intéresse...

--Oh! si M. Dournof t'intéresse, je ne dirai plus rien, tu peux y compter.

--Il m'intéresse, eh bien, oui, il m'intéresse, certainement; cette fidélité de chien du Louvres m'intéresse, j'en conviens. Je croyais que cela n'arrivait que dans les romans.

--Bah! fit Véra, c'est bien porté, cela pose un homme!

--Fi!

Marianne scandalisée se leva et fit deux tours dans sa chambre, lieu de cette causerie intime.

--La preuve que cela pose un homme, c'est que tu t'occupes déjà de ce beau monsieur, que sans cela, tu n'aurais pas regardé! Est-il joli garçon au moins?

--Je n'en sais rien, fit Marianne en boudant.

--Peut-on le voir?

--Il vient dîner ce soir.

--Très-bien. Alors je viendrai prendre le thé. Je suis curieuse de le voir en chair et en os, cet homme fidèle à un souvenir qui date de trois ans. Comment s'appelait-elle, cette jeune fille?

--Je ne sais pas... je veux le savoir, dit tout à coup Marianne avec résolution.

--Moi aussi, je veux le savoir, d'autant mieux que je n'y crois pas. Je le saurai, sois sans inquiétude.

--Comment?

--Nous avons à la chancellerie un vieux madré d'huissier qui sait tout; avec le jeune homme nous lui ferons trouver tout ce que nous voudrons.

Mademoiselle Véra, qui était la fille de l'aide du ministre,--fonction officielle inconnue en France, mais très-recherchée en Russie, car elle donne beaucoup de pouvoir avec un peu de responsabilité, tout en permettant de déployer les capacités que l'on possède,--mademoiselle Vèra s'en alla, en engageant son amie à soigner sa toilette.

Marianne lui adressa une grimace pour adieu, et, restée seule, fit quelques pas d'un air boudeur, puis elle s'assit devant sa glace, et, appelant sa femme de chambre, se mit à soigner sa toilette.

Marianne était une jolie blonde de dix-sept ans; son teint nacré, ses yeux semblables à des fleurs de lin, sa stature élégante et mignonne lui auraient donné quelque ressemblance avec une belle petite poupée anglaise, sans l'extrême vivacité de ses regards et la pétulance de ses mouvements. Sa mère l'avait baptisée: "Perpetuum mobile", et non sans raison.

La fille d'un ministre est toujours entourée d'adorateurs, quand même elle serait laide et sotte à faire peur; mais, simple mortelle, Marianne aurait été fêtée quand même, pour sa grâce mutine, sa bonne humeur inégale, ses bouderies coquettes, pour ses qualités et pour ses défauts. Bien des jeunes gens et pas mal de gens moins jeunes aspiraient ouvertement à la conquête de son adorable petite main capricieuse et potelée. Marianne les tenait tous à égale distance.

Quand nous disons égale distance, ce n'est qu'une métaphore; la distance entre eux était toujours extrêmement inégale, mais la jeune fille arrivait toujours à rétablir un équilibre parfait, en recevant mal aujourd'hui celui qu'elle avait le plus choyé la veille; le préféré du jour, en échange, était certain d'être mal reçu le lendemain. C'est ainsi que Marianne entendait et pratiquait l'équité.

Tout en bouleversant ses tiroirs pour y trouver une toilette à son goût, la jeune fille se livrait à des réflexions extraordinairement sérieuses, pour elle, du moins, et l'objet de ses pensées s'était autre que Dournof.

Une fidélité de trois ans à un cercueil, cela ne n'était jamais vu que dans les romans; mais le héros de cette légende invraisemblable existait, en propre personne; elle l'avait vu, elle allait le revoir! Quelle aventure? Marianne arrangea aussitôt un petit roman et se représenta l'histoire des deux amants. Il avait vu Antonine dans une fête, et s'était aussitôt épris d'elle; il l'avait demandée et obtenue; puis, la veille des noces, une maladie foudroyante, un accident peut-être, avait enlevé la fiancée déjà parée du voile nuptial, et le fiancé inconsolable avait voué toutes ses tendresses au souvenir de son bonheur perdu...

--La femme qu'il aimera, pensa la jeune fille, sera sûre d'être bien aimée. Une seconde réflexion suivit naturellement celle-là:

--Ce ne sera pas facile de lutter contre un souvenir consacré par un tel culte!

Puis, une troisième réflexion aussi juste et non moins logique que les deux autres:

--Quelle gloire il y aurait à supplanter un tel souvenir, à prendre la place de cette ombre adorée, à faire oublier la morte!

Une dernière pensée, moins clairement formulée, conclut la série:

--Est ce que ce serait très-difficile?

C'était incontestablement très-difficile. Aussi Marianne cessa-t-elle de fouiller dans ses tiroirs, pour plonger ses deux mains dans l'épaisse toison dorée qui bouclait sur son front. Mlle releva au bout de quelques instants sa tête ébouriffée, et s'appliqua sur-le-champ à se composer devant le miroir une coiffure d'enfant naïve qu'elle réussit. Son plan était fait.

Pendant le dîner que présidait moralement madame Mérof et virtuellement sa fille, Dournof ne fit guère attention qu'aux hommes éminents invité ce jour-là. C'était pour lui une chose trop nouvelle et trop importante, que d'entrer ainsi en relation avec des personnalités illustres dont il n'avait connu que les noms: il n'avait garde de laisser errer ses yeux ou son esprit ailleurs que sur ce qui l'intéressait si fort. Mais lorsque, le repas terminé, la compagnie se fut dispersée dans les salons, le jeune homme un peu fatigué par la tension extraordinaire que son esprit venait de subir, se laissa aller à la douceur paresseuse de se voir admis de plain-pied dans ce monde des sommités officielles, d'où l'on ne sort plus, quand on est arrivé à en faire partie.

Il admira les tableaux, le mobilier de bon goût, la toilette élégante de quelques femmes, amies de madame Mérof, et ses yeux se posèrent enfin avec plaisir sur mademoiselle Marianne, qui s'était mise en face de lui, à quelque distance.

Elle lui tournait presque le dos,--mais elle le voyait dans une glace; lui ne pouvait la voir que lorsqu'elle se retournait. Par le plus grand des hasards, elle avait à chaque instant occasion de tourner du côté du jeune homme son visage charmant et son buste élancé. Les cheveux mutins, lissés soigneusement, ondaient sur le front pur de la jeune tille; la robe décolletée tombait des épaules avec une grâce Angelique; on eût dit une âme quittant son enveloppe terrestre; pas de bijoux; une simple croix d'or attachée à une chaîne imperceptible; pas de rubans, rien que de la mousseline blanche: un nuage!

--Le ministre a pour fille une fort jolie personne! se dit Dournof; puis il n'y pensa plus. Mais au bout d'un instant, ses yeux retournèrent à l'objet qui les attirait naturellement. --Elle a l'air d'une charmante enfant, se dit-il encore.

Comme si Marianne avait deviné sa pensée, elle se leva doucement: sa pétulance ordinaire était fort modérée ce jour-là; --et elle vint se poser comme un oiseau tout près de Dournof, avec un geste penché qui la rendait adorable.

--Nous excuserez-vous, messieurs? lui dit-elle d'une voix claire, pleine de tendresse et d'humilité.

--Pardon... je ne comprends pas... je ne crois pas, mademoiselle, avoir rien à excuser...

--Oh! si! reprit la jeune fille; mon père et moi, nous vous avons fait de la peine, l'autre soir, au théâtre... je l'ai bien vu. Si vous saviez combien je l'ai regretté!... Si j'avais su, monsieur, croyez-le... de tels souvenirs sont sacrés, même aux indifférents... et... j'espère que vous aurez vu la une étourderie..

Dournof avait d'abord froncé le sourcil, cette allusion à ses sentiments les plus intimes lui avait produit l'effet d'un coup de canif; mais la jeune fille s'embrouillait si gracieusement dans ses phrases; elle mettait tant d'ingénuité à ses excuses naïves, et enfin le mot étourderie était si comique, appliqué au ministre Mérof, qu'il ne put s'empêcher de sourire.

--Ce n'est pas la peine d'en parler, dit-il de très bonne grâce.

Ce n'était pas là le compte de Marianne: elle espérait bien "en parler", au contraire. Elle revint à la charge par un chemin détourné.

--Chez qui aviez-vous pris ces fleurs magnifiques? demanda-t-elle.

Dournof nomma le jardinier.

--J'espère qu'elles sont arrivées encore fraîches? Alliez-vous loin!

--A Pargolovo, répondit Dournof, non sans un mouvement intérieur qui ressemblait à la honte. Parler de la tombe d'Antonine dans ce salon brillamment éclairé, avec une jeune fille qu'il ne connaissait pas la veille, en toilette de bal.--Mais depuis quelque temps, tout était singulier autour de lui.

--Si loin! et il faisait si froid! Cela vous fait honneur, monsieur.

Ne sachant que répondre, Dournof regarda son interlocutrice; celle ci à son tour leva sur lui un regard plein de déférence, d'admiration, d'une tendre pitié,--un de ces regards par lesquels une femme déclare qu'elle trouve fort supérieur l'homme qui lui parle.

Dournof en fut sinon ému, au moins touché. Le monde l'avait si peu gâté jusque-là!

--C'est une bonne enfant, se dit-il: et véritablement elle est bien jolie. Quelle candeur!

Eh bien, oui! c'était vrai! Marianne était candide! Elle jouait de bonne foi la petite comédie; pour employer une expression de l'argot parisien qui rend exactement son état d'esprit, elle croyait que "c'était arrivé". Elle éprouvait réellement une tendre compassion pour ce jeune homme si cruellement éprouvé. Avant tout elle voulait connaître son histoire, et ne s'était pas demandé ce qu'elle ferait quand elle la saurait; mais elle était prête en ce moment à tout souffrir pour la connaître,--même les reproches de sa mère, qui la gronderait certainement d'être restée si longtemps à causer avec un homme qu'elle connaissait à peine.

--Vous êtes bien heureux, monsieur, dit Marianne en poussant un soupir.

Dournof la regarda avec étonnement; il ne se savait pas au sein d'une félicité telle qu'elle pût exciter l'envie d'une jeune fille riche et haut placée.

--Pourquoi? dit-il surpris.

Marianne se leva sans répondre et disparut.

Dournof se demanda pendant une demi-minute ce que cela voulait dire, et reconnut qu'il ne trouverait pas tout seul. Cette parole en l'air, jetée par Marianne, comme on jette un écu, pile ou face, retomba sur son imagination, et y fit une empreinte.

--Pourquoi suis je heureux? se demanda-t-il encore le soir, lorsque, rentré chez lui, il récapitula sa journée. Et cette question, irritante parce qu'elle était une énigme, se présenta plus d'une fois à son esprit pendant les jours qui suivirent.

De son côté, Marianne se disait en se déshabillant devant son miroir:

--Eh bien, mais il me semble que ce ne serait pas si difficile!



XX

Le surlendemain matin, mademoiselle Mérof était à peine assise devant le piano, qui sous ses mains délicates subissait tous les jours quelques heures de tortures, lorsque son amie Véra en tra d'un air triomphant. Après avoir échangé nombre de caresses entremêlées de taquineries amicales, les jeunes filles s'assirent sur une causeuse, loin des portes, et conséquemment des oreilles indiscrètes.

--Je sais tout! chuchota Véra dans l'oreille de son amie.

--Quoi, tout? fit Marianne de l'air le plus innocent.

Véra agita négativement son doigt devant son petit nez rose un peu camus.

--Ce n'est pas à moi que l'on en fait accroire! signifiait ce geste ironique.

Marianne baissa les yeux, se mit à rire, et tiraillant sa compagne par la chaîne de montre qui retombait sur sa robe:

--Dis-moi ce que tu sais, fit-elle d'un air soumis. Véra, fière de ses avantages, prit une physionomie de barde ossianique.

--Nous sommes, dit-elle, d'une famille obscure, mais honnête. Nous avons aimé deux ans.....

--Deux ans! interrompit Marianne en levant les yeux au ciel. Il y a donc des gens capables d'aimer deux ans!

--Deux ans, reprit Véra sans se déconcerter,--une jeune fille de moyenne noblesse.

Son nom?

--Mademoiselle Karzof

--Ça m'est bien égal, c'en son petit nom que je veux savoir.

--Je l'ignore, avoua Véra, non sans confusion. Mon vieux scribe ne s'en est pas informé.

Marianne fit la moue; Véra reprit son discours sans y faire attention.

--Les parents de mademoiselle Karzof voulaient un gendre riche et gradé; ils refusèrent leur fille à ce... ce beau jeune homme.

La conteuse regardait Marianne du coin de l'oeil: celle-ci ne sourcilla pas.

--Et la jeune demoiselle, qui, parait-il, aimait éperdument ce monsieur, fit exprès d'attraper la phthisie galopante.

--Oh! mon Dieu! s'écria Marianne en frissonnant. Et elle est morte?

--Elle est morte, trois mois après; les parents avaient consenti au mariage, naturellement lorsqu'il n'était plus temps.

Marianne découragée avait laissé tomber ses mains sur ses genoux.

--Mais c'est un roman! C'est impossible! ces choses-là n'arrivent pas!

--C'est arrivé, cependant! fit observer Véra.

--Comme il doit l'aimer! Ah! que ce sera difficile!

--Quoi?

Marianne secoua la tête et ne répondit pas.

--Tu ne vas pas, je suppose, t'amuser à tenter ce pauvre veuf? dit Véra.

--Pourquoi pas?

La jeune enthousiaste prononça avec énergie ce mot qui ouvrait les hostilités.

--Pourquoi pas? reprit-elle; ce pauvre veuf qui n'a pas été marié n'a connu que les chagrins de la vie: ne serait-ce pas une tâche noble et utile de lui en faire apprécier les douceurs?

--Comment, tu l'épouserais?

--Certainement! fit glorieusement Marianne, tout enflammée de charité, et peut-être aussi de coquetterie.

Véra se tut, et regarda le parquet d'un air soucieux.

--Tes parents n'y consentiront pas, dit-elle enfin.

Marianne haussa les épaules.

--L'exemple de la première... de mademoiselle Karzof servira bien à quelque chose, dit-elle à demi-voix.

--Mais si lui ne veut pas? Si le souvenir de la fiancée est plus fort que toi?

La fille du ministre haussa les épaules une seconde fois, et se regarda dans la Psyché qui lui faisait face. Son image délicieuse lui renvoya le sourire orgueilleux qui éclairait son visage.

--Ah? dit Véra en se levant. Dans deux jours tu n'y penseras plus!

--Ecoute-moi bien, dit Marianne, dans six semaines il sera amoureux de moi.

--Quelle idée! C'est impossible! Mademoiselle Karzof était une personne sérieuse, un peu exaltée... Soit dit sans te blesser, tu es exactement tout le contraire... Comment peux-tu croire...

La contradiction excitait au plus haut point l'esprit volontaire et frivole de Marianne. Elle fit un geste de colère.

--Dans six mois, dit-elle, je serai madame Dournof.

Véra se mit à rire.

--Dans six mois, dit-elle,-- ou j'épouserai le vieux général Boum.

Ce général Boum, de son nom Antropos, célibataire incurable, privé d'un bras et d'une oreille par un des boulets de Sébastopol, était une sorte de croque mitaine pour les enfants de cinq à sept ans.

Les deux amies, d'accord pour rire, ratifièrent par mille folies cette déclaration solennelle, et le piano chôma ce jour-là.

Dournof était souvent appelé par ses devoirs chez le ministre qui l'avait pris en affection la bonne madame Mérof, qui avait appris la triste histoire de son premier amour, l'accueillait amicalement sans arrière pensée.

De toutes les maisons où il était reçu, celle du ministre était la plus cordiale et la plus hospitalière: il y revint souvent, si bien que la veille des Rois il se trouvait faire partie d'une joyeuse société de jeunes gens et de jeunes filles, invités à y tirer les sorts du nouvel an.

Madame Mérof avait recueilli tous les souvenirs de la jeunesse, et ceux d'une vieille femme de charge allemande, pour trouver de nouveaux sorts à consulter, de sorte qu'on avait réuni une riche galerie de superstitions. Rien n'y manquait: le plomb fondu, les coquilles de noix, le grand alphabet suspendu où, à l'aide d'un bâton, on cherche des initiales aimées,--non sans avoir eu préalablement le soin de se faire nouer sur les yeux un épais bandeau; les pommes rouges et jaunes dont la pelure forme une lettre majuscule quand on la laisser tomber derrière son épaule gauche, cela et mille autres ressources s'offraient à la curiosité juvénile des invités.

Toute la société se réunit de bonne heure: bien des intérêts cachés devaient se débattre ce soir-là; plus d'un amoureux timide attendait, pour faire sa demande, que le sort habilement consulté lui permit de supposer que ses paroles seraient favorablement accueillies. Il est si facile, en effet, d'aider un peu la destinée indécise! On soulève un coin du bandeau pour ne pas se tromper de majuscule, on pousse la coquille de noix, on défigure une lettre mal formée par la pelure de pomme... Et le destin ne s'en montre que plus clément aux jeunes consultants.

On commença par danser bien et dûment quelques quadrilles: mais la danse n'était pas la grande affaire de la soirée; l'entrain manquait visiblement, et l'on attendait avec impatience l'heure où le sort doit être consulté.

A onze heures, sous les auspices de madame Mérof, un immense bassin d'argent, d'un mètre environ de diamètre, fut apporté plein d'eau. Une corbeille l'accompagnait, pleine de coquilles de noix dorées. La moitié de ces coquilles portait une petite bougie de cire rose, et l'autre moitié des bougies de cire bleue.

Celles-ci représentaient les cavalier, les autres étaient pour les dames.

Chacun choisit une coquille inscrivit son nom au crayon sur un tout petit morceau de papier roulé qu'on glissa au fond, puis on lança la petite flottille sur le bassin, non sans avoir allumé les bougies; madame Mérof, avec un grand bâton d'ivoire remua trois fois l'eau du bassin, et les frêles embarcations se balancèrent sur l'onde agitée.

C'était un curieux spectacle que celui de toutes ces jeunes têtes penchées sur le bassin: il y avait là une douzaine de jeunes filles et autant de jeunes gens. En mère prudente, madame Mérof avait soigneusement trié ceux-ci: il n'en était aucun qui ne fût irréprochable. Ces jeux finissent trop souvent par des mariages pour que la plus grande prudence ne soit pas nécessaire. Mais la liberté relative que l'éducation russe laisse aux jeunes filles autorisait ce genre de divertissement, qui, sous les yeux d'une mère intelligente, ne pouvait pas être dangereux.

Les têtes brunes ou blondes, éclairées d'en bas par la lueur des petites bougies, suivaient attentivement les moindres oscillations des coquilles dorées qui devaient finir par s'aborder entre elles. Comme chacun suivait la sienne des yeux depuis la grande opération du lancement, il s'agissait de savoir si le hasard réunirait des indifférents ou des amis.

Toutes les fois qu'une bougie bleue en abordait une rose, c'étaient des rires, des cris, de joyeuses exclamations. Madame Mérof avait eu soin d'ajouter à la flottille qui représentait les assistants, une autre escadre de coquilles argentées qui portaient les noms de héros et d'héroïnes fameux dans l'histoire ou dans la légende. De la sorte, les allusions trop directes se trouvaient mitigées. On riait encore beaucoup plus lorsqu'une embarcation en accostait une autre de la même couleur; mais au bout de quelques minutes, Marianne déclara que "ce n'était pas sérieux". D'une main agile elle repêcha les héros et leurs compagnes, et ne laissa subsister que les embarcations sérieuses. Le jeu recommença, et l'assemblée redoubla d'attention.

A deux ou trois reprises, le hasard vint donner raison à quelques petits commérages, qui durant l'hiver avaient passé d'une oreille à l'autre. La barque d'un jeune porte enseigne se dirigeait avec tant d'opiniâtreté vers celle d'une cousine de Marianne, que tous les deux, devenus pivoine, ne purent se soustraire aux railleries de l'assistance.

Jusque-là, Marianne avait vu son esquif voguer solitaire. Lorsque les barques qui s'étaient abordées furent retirées et que l'espace élargi donna plus de jeu aux espérances superstitieuses, elle appuya ses mains sur le bord de la cuve, et regarda la manoeuvre d'un oeil attentif.

Une grosse coquille qui portait à l'arrière le pavillon du général Boum flottait au milieu du bassin; celle de Marianne allait l'aborder; elle leva les yeux et vit en face d'elle Véra qui souriait malicieusement. D'un geste mutin, elle plongea dans l'eau sa petite main chargée de bagues. Son esquif repoussé violemment alla heurter à l'autre bord une coquille solitaire qui n'avait guère prit part à ce divertissement.

--M. Dournof! cria la voix railleuse de Véra.

--Ce n'est pas de jeu! protestèrent deux ou trois jeunes gens. Il ne faut pas tricher.

--Je ne veux pas du général Boum! fit Marianne d'un ton d'enfant gâté, en détournant de Dournof son visage que nuançait un vif incarnat.

Sa réponse avait désarmé les mécontents, on enleva la cuve pour changer d'amusement. Dournof assistait à ces jeux avec un sourire de philosophe indulgent. Bien qu'il fût jeune, il n'avait guère eu de jeunesse. Le travail acharné de ses plus belles années l'avait trop absorbé pour qu'il prit goût à la vie mondaine. Autrefois, cependant, il aimait le monde, car il y rencontrait Antonine. La danse lui plaisait; il aimait aussi la gymnastique et la nage. Mais depuis qu'Antonine était allée dormir dans le cimetière de Pargolovo, il avait fui la société des jeunes femmes, autant qu'il avait recherché celle des hommes âgés et instruits, où il pouvait apprendre quelque chose.

Le monde qu'il fréquentait jadis n'offrait que peu de ressemblance avec ce qu'il avait sous les yeux; il ignorait ce luxe achevé, ce goût parfait qui fait aujourd'hui de la demeure des riches une sorte de musée; la toilette des femmes étalait aussi d'autres séductions: malgré le goût parfait d'Antonine, il avait toujours régné dans ses habits quelque chose de mesquin qui provenait de sa mère. Ici, les toilettes les plus coûteuses n'étaient pas celles oû le velours et la soie se trouvaient prodigués: dans l'arrangement des plis, dans l'art d'assortir les nuances, se révélait le talent d'une grande couturière qui connaissait sa supériorité et savait la faire payer.

Jamais non plus il n'avait vu traiter avec un tel mépris le satin et les dentelles; dans la manière de traîner sur le tapis le chantilly d'un volant, on distingue la bourgeoisie enrichie de la grande dame née dans de la dentelle de Valenciennes. Les volants de la bourgeoise peuvent être plus beaux, mais elle les ménage et redoute un accroc;--la grande dame ne s'en occupe point, sans pour cela étaler le désordre de celles à qui l'argent ne coûte rien. Il y a là un monde infini de nuances qui se sentent plutôt qu'elles ne se décrivent. Dournof les sentait et s'en laissait pénétrer peu à peu; le charme du luxe et du rang élevé gagnait doucement son âme naturellement noble et faite pour les hauteurs.

La vivacité avec laquelle Marianne avait évité la nacelle du général Boum l'avait fait sourire comme tout le monde; il n'avait pas cessé de sourire en voyant accoster sa coquille. Qu'étaient pour lui tous ces enfantillages! Les vingt-sept ans du jeune président'voyaient de bien haut toutes ces misères! Cependant le sort ayant plusieurs fois uni sa destinée à celle de Marianne, il finit par s'en amuser. Les sortilèges ont de ces malices,--surtout lorsqu'une main charitable leur vient un peu en aide!

La main charitable était celle de Véra. Soit plaisanterie, soit instinct inné de cette vocation si chère aux femmes, celle de marieuse,--elle affectait de ne pas séparer le sort de Dournof de celui de son amie, et ne négligeait pas une occasion de le leur prouver.

Les joues de mademoiselle Mérof avaient gardé leur coloris plus vif; elle apportait à l'examen des sorts une vivacité joyeuse où se cachait peut être un peu de fièvre. Enfin, pour clore la soirée, elle saisit une espèce de jeu de cartes où une multitude de prénoms étaient écrits et se mit à faire le tour de la société en les distribuant. A mesure qu'elle passait, les rires retentissaient derrière elle, car elle avait mêlé à dessein les prénoms des deux sexes, et ils se trouvaient distribués de la façon la plus bouffonne.

Arrivée à Dournof, elle regarda vivement en dessus du jeu; la carte qui portait son nom avait été mise par elle en dessous; en voulant la prendre elle en fit tomber une. Dournof se baissait pour la ramasser...

--Non, non, dit elle, en voici une.

Il prit celle qu'elle lui présentait et lut à haute voix: Marianne.

--C'est celle qui est tombée qui revenait à M. Dournof, fit observer un des mécontents.

Le voisin se pencha et ramassa la carte.

--Antonine, lut-il.

Dournof pâlit et laissa tomber le long de son corps ses bras que l'émotion venait de briser. Marianne comprit aussitôt.

--Je vous demande bien pardon, monsieur, dit-elle à voix basse, j'ignorais le nom qu'elle portait.

Avant que le jeune homme eût repris son sang-froid, elle poursuivait sa ronde, faisant naître partout des exclamations de gaieté ou d'ironie.

Le cercle se rompit; on proposa une mazurka avant le souper, et les couples gracieux voltigèrent bientôt par la salle.

Dournof ne dansait pas; il s'était réfugié dans un coin sombre, et là, les yeux voilés par sa main, il pensait au cimetière, aux fleurs que le vent d'hiver devait avoir glacées depuis si longtemps, et s'apercevait que depuis sa nouvelle fortune, il avait singulièrement délaissé la tombe de Pargolovo. Une ombre passa devant lui et s'arrêta. Il leva les yeux.

--J'ai la main malheureuse, monsieur, dit Marianne, debout devant lui. Vous allez me haïr...

Non, Dournof ne la haïssait pas; il admirait à tout moment la grâce naïve, la gaieté folâtre, la candeur virginale de cette belle enfant plus semblable à un papillon qu'à une fleur, mais charmante et pleine de séductions.

--Cependant, ajouta-t-elle en s'asseyant auprès de lui, pendant que sa mère la croyait occupée à surveiller les apprêts du souper, je vous assure que votre chagrin me touche... j'ai été curieuse, oui, monsieur, j'ai été très coupable... j'ai voulu connaître votre malheur... j'ai appris combien elle était digne de votre tendresse; on m'a parlé de sa beauté, de sa grâce; j'ai compris combien votre chagrin devait être profond, incurable... et cependant, vous êtes jeune, la vie est pleine de jouissances pour vous... vous avez des amis qui vous aiment... est-ce bien sage de vivre en dehors de toutes les joies?... ou peut-être est-ce un voeu? peut-être obéissez vous à une mourante?...

La voix de Marianne était si pleine de tendresse inquiète, ses yeux exprimaient tant de compassion émue et discrète que Dournof répondit:

--Non, elle ne m'a rien défendu.

--Elle vous a permis d'aimer, d'avoir une famille?...

--Elle me l'a ordonné.

Un silence suivit, puis la voix mélodieuse de Marianne, aussi légère qu'un souffle, murmura:

--Votre femme sera une heureuse femme, car vous savez aimer.

Elle disparut, laissant le jeune homme pénétré d'une émotion nouvelle que depuis des années il n'avait pas ressentie.

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