La Niania
XXI
L'amour est communicatif, quoi qu'en aient dit les gens moroses. Il y a dans les paroles et les actions d'un coeur aimant une sorte de magie à laquelle on ne saurait guère résister que si un autre lien vous protège. Dournof n'était plus protégé; l'âme d'Antonine avait sans doute cessé de veiller sur lui, car elle le laissait sans défense, et peu à peu Marianne prenait sa place.
Ce n'était pas un amour grave et mesuré comme celui qu'il avait éprouvé pour sa chère morte; c'était un enivrement qui s'emparait peu à peu de tout son être. La voix, la robe de Marianne, ses cheveux blonds qui flottaient en boucles capricieuses, le frôlement de ses mains soyeuses, la grâce de son regard magnétique, soumis et fidèle comme celui d'un chien de chasse, tout cela séduisait Dournof à lui en faire perdre la tête.
Quand il revenait du ministère, il restait pensif dans son fauteuil, près de la table où régnait un grand portrait d'Antonine; mais ses regards, qui jadis se reportaient sur ce visage pour lui demander la force et la vertu, le fuyaient maintenant. Il pensait peu à la force morale, à la vertu civique; Marianne lui versait insensiblement le poison qui endormit Annibal à Capoue.
La Niania, de plus en plus grave et triste, s'apercevait bien de ce changement; elle attendait son maître le soir; il la trouvait dans sa chambre où elle venait donner un dernier coup d'oeil, comme autrefois chez Antonine; les soins de la vieille femme n'avaient rien perdu de leur assiduité mais une sorte de tristesse résignée se dégageait de son attitude.
Un soir que Dournof était revenu plus tôt que de coutume, elle s'enhardit à lui parler.
--Le ministre a une fille, n'est-ce pas? dit elle en lui apportant sa robe de chambre.
--Oui, répondit le jeune homme qui évita de regarder la vieille femme.
--On dit qu'elle est fort jolie?
--C'est vrai.
La Niania hocha la tête.
--Excuse-moi si je manque de respect, mon maître; on dit qu'elle t'aime beaucoup.
Le coeur de Dournof tressaillit tout à coup d'une allégresse nouvelle. On disait qu'elle l'aimait... c'était donc vrai? Qu'il était doux d'être aimé de cette enchanteresse!
--Je ne sais pas, dit enfin le jeune homme embarrassé.
--Si elle t'aime, et si c'est une! bonne fille, tu peux l'épouser...
La Niania porta à ses yeux le coin de son tablier, et dévora un sanglot. Dournof indécis la regardait sans mot dire.
--Tu peux l'épouser, reprit la vieille servante. Il faut bien que tu te maries, un homme ne peut pas toujours rester seul... c'est la fille d'un ministre, elle est bonne pour te servir d'épouse, ajouta-t-elle en relevant la tête avec orgueil. Notre Antonine t'a dit de te marier.
Dournof regarda le portrait d'Antonine... Sans la main pieuse de la Niania, la poussière accumulée l'eût depuis longtemps voilé sous une couche grise; la bonté prévoyante de la jeune morte, son abnégation, ses vertus, son dévouement absolu se présentèrent tout à coup à sa mémoire.
--Pardon, oh! pardon! s'écria-t-il en attirant à lui l'image délaissée. Tu étais un ange, toi.
Il fondit en larmes et couvrit du baisers passionnés les mains du portrait qui le regardait avec ce calme et celle dignité qui mettaient Antonine vivante si fort au-dessus des autres femmes.
La Niania pleurait aussi, mais sans cet élan de repentir qui perçait si douloureusement l'âme de Dournof.
--Oui, dit-elle en posant sa main sur l'épaule du jeune homme, c'était un ange,--mais elle est au ciel, car bien sûr le bon Dieu lui a pardonné d'avoir voulu mourir. Toi, tu es un homme, et voilà trop longtemps que tu vis seul.
Dournof releva la tête, et regarda la Niania.
--Alors, tu crois, dit-il, qu'elle me pardonnerait?
Les yeux profonds de cette vieille femme qui avait tant vu et tant souffert et tant appris de la vie, allèrent jusqu'au fond des yeux troublés du jeune homme éperdu.
--D'en aimer une autre comme elle? Tu ne le pourrais pas! dit-elle.
Dournof sentit qu'elle avait raison, et qu'il ne pourrait plus jamais aimer quelqu'un comme il avait aimé Antonine.
--Mais d'aimer une honnête femme et d'avoir de bons enfants? Elle m'a dit de te l'ordonner de sa part, quand le jour en serait venu. Nous avons beaucoup pleuré ensemble, vois-tu, maître, continua la Niania en baissant la voix; je t'aime parce qu'elle t'aimait, et je t'aime comme si je t'avais porté dans mon sein. Mais je ne t'aimais pas comme cela auparavant. C'est elle, quand elle a vu que la mort allait venir, qui a pensé à tout. Elle m'a ordonné de t'aimer comme mon fils, de te servir si je le pouvais, de te protéger en toute chose contre l'esprit du mal. Elle m'a dit aussi que tu te marierais, et qu'alors je devrais être soumise envers ta femme et serviable envers tes enfants. J'obéirai, maître, j'obéirai, dit la Niania dont la voix se brisa tout à coup. Je serai une servante soumise; seulement ne permets pas à ta femme de me chasser... car je t'aime à présent, maître, je t'ai aimé pour l'amour d'elle, tu es tout ce qui me reste d'elle.
La vieille servante se tut et ensevelit sa tête ridée sous son tablier relevé. Dournof lui prit la main et la serra. Elle sentait qu'elle ne serait jamais chassée.
--Alors, reprit-il à voix basse, elle t'a dit que je devais me marier?
--C'était l'avant-dernière nuit avant sa mort; elle m'a appelée auprès d'elle, et elle m'a remis un petit papier pour toi.
--Un papier?
--Oui, quand tu devras te marier...
--Va le chercher, vite, vite!.,.
Elle obéit et revint avec un papier jauni, plié en quatre et cacheté. Dournof le déplia d'une main tremblante d'émotion.
"Mon bien-aimé, disait le dernier voeu d'Antonine, quand tu auras trouvé la femme que tu dois aimer, ne laisse pas mon souvenir mettre une barrière entre vous. Je serai heureuse de te savoir heureux, et ma bénédiction repose sur la tête de ta femme comme sur la tienne."
--Elle valait mieux que moi! s'écria le jeune homme vaincu par tant de grandeur, en baisant les caractères sacrés, tracés d'une main affaiblie par la mort prochaine. Elle valait mille fois mieux que moi. Chère sainte, tu as bien fait de mourir! Pas un homme sur la terre n'était digne de toi!
La Niania se retira discrètement, et Dournof, resté seul, songea plus cette nuit-là à Antonine qu'à Marianne.
XXII
Marianne reprit bientôt le dessus: qu'étaient les vertus d'Antonine endormie sous son bloc de granit, en présence des grâces sans cesse renaissantes de cet être vivant et plein de charme!
C'est qu'elle était prise pour tout de bon! Son coeur léger et frivole avait de bons côtés; c'est par la compassion que Dournof y était entré; il s'y était maintenu par l'orgueil et le dépit; désormais, elle ne voulait et ne pouvait aimer que Dournof. Elle le disait sincèrement, de toute son âme, et c'était la vérité!
Animée de ce beau feu, elle alla tin jour trouver le ministre dans son cabinet.
--Père, lui dit-elle, en poussant sans cérémonie une foule de paperasses encombrantes, quel est le premier de nos jeunes présidents?
--Comment, le premier? demanda le père étonné.
--Mais oui, le plus intelligent, celui qui a le plus d'avenir; enfin, papa, quand vous serez ennuyé d'être ministre, qui est-ce qui vous remplacera?
Un peu surpris de tant de prévision, le bon père chercha dans son esprit.
--Je crois bien, dit-il, si les apparences ne sont pas menteuses, et si les circonstances ne changent pas du tout au tout, que mon successeur sera Dournof.
--Eh bien, papa, fit Marianne triomphante, je veux épouser Dournof.
Le ministre fit faire un demi-tour à son fauteuil et regarda sa fille d'un air consterné.
--Toi, Dournof? Et pourquoi? Quel est cette nouvelle fantaisie?
--J'épouserai Dournof, papa, ou j'en mourrai de chagrin; ainsi faites comme vous voudrez!
Fort bouleversé, M. Mérof sortit de son cabinet et emmena sa fille auprès de sa femme que cette abrupte déclaration surprit moins que lui.
--Cela ne m'étonne pas, dit-elle, j'ai toujours pensé que Marianne ne se marierais pas comme les autres.
--Mais enfin, s'écria M. Mérof, Dournof n'est qu'un simple président!
--Mais, papa, ne m'avez-vous pas dit qu'il serait ministre après? Comme cela je n'aurai pas besoin de quitter le ministère.
--Je ne veux pas! fit M. Mérof exaspéré.
--Comme vous voudrez, papa, répliqua l'indomptable Marianne en baissant la tête avec un air de feinte résignation. Les parents de mademoiselle Karzof ont été ainsi cause de la mort de leur fille, mon destin sera le même!
--Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Karzof? demanda M. Mérof abasourdi.
Avec une grande éloquence, ponctuée d'allusions plus que transparentes, Marianne raconta l'histoire d'Antonine.
--Eh bien, dit-elle, il sera dans la destinée de Dournof de ne pouvoir épouser les femmes qu'il aime... Ses fiancées doivent toutes mourir par la faute de leurs parent! cruels.
--Mais t'aime-t-il seulement? demanda le père, incapable de répondre par des arguments sérieux à ces raisonnements saugrenus.
--S'il m'aime!
Un éclair de joie orgueilleux jaillit des beaux yeux fleur de la de la jeune coquette.
--S'il m'aime! reprit-elle; demandez-le lui, papa, vous verrez ce qu'il vous dira!
--Alors, c'est moi qui dois lui proposer ta main? conclut ironiquement le ministre.
Marianne fit une révérence.
--S'il vous plaît, mon cher papa. Vous savez très bien que, sans cela, il n'osera jamais faire les premiers pas. Nous ne dérogeons pas, du reste; c'est ainsi que se négocient les mariages des princesse du sang quand elles épousent de simples mortels!
Le père et la mère de Marianne échangèrent un regard par-dessus la tête de cette indisciplinée, et ne purent réprimer un sourire.
--Voyons papa, soyez gentil mariez-moi à Dournof, et je vous aimerai bien! Je n'ai rien demandé à maman, parce qu'elle ne me contrarie jamais. Ce n'est pas elle qui aurait menacé de me laisser mourir de chagrin!
--Je t'ai menacée, moi, de te laisser mourir?... demanda M. Mérof, abasourdi de tant d'aplomb.
--Mais, certainement, puisque vous ne vouliez pas me marier à Dournof!
Il n'y avait pas à sortir de là: le ministre obtint à grand'peine que sa fille lui accorderait huit jours pour prendre des informations.
Les information! n'apprirent rien de nouveau à M. Mérof, qui savait d'ailleurs parfaitement à quoi s'en tenir sur la valeur intellectuelle et morale de l'homme dont il avait fait la position lui-même. A l'issue des huit jours, Dournof, appelé dans le cabinet du ministre pour affaire personnelle, en sortit l'heureux foncé de mademoiselle Marianne.
Ce résultat, qu'il était loin de prévoir si facile et si brillant, ne laissa pas de l'étonner un peu: il se dit vaguement que la jeune fille avait dû dépenser beaucoup d'intelligence et de volonté pour arriver si vite à son but. Ce qui lui semblait le plus extraordinaire, c'est qu'elle eût deviné son amour, et fait tant de démarches sans s'être le moins du monde assurée de son consentement. Et si, par impossible, il n'avait pas voulu l'épouser?
Dournof se reprocha cette mauvaise pensée. Il ne devait voir dans les efforts de la jeune fille que la candeur d'une âme ingénue qui s'ignora et va droit au but, tout naturellement. Son amour avait été deviné? C'était encore une preuve d'amour, rien de plus.
Il rentra chez lui ivre, ébloui. Le mariage, en même temps qu'il lui donnait la femme aimée, le plaçait au premier rang; il pouvait en effet espérer d'être ministre; à la première vacance, il passait "aide" de son beau-père... quel avenir!
--Je me marie, Niania, dit-il à la vieille femme lorsque celle-ci, fidèle à ses habitudes, le suivit dans sa chambre à coucher, aussitôt qu'il rentra.
L'humble servante le regarda, fit le signe de la croix et sembla murmurer une prière; puis elle se prosterna devant le maître et vint baiser son épaule suivant l'ancienne coutume.
--Je te félicite, mon maître, dit-elle, je souhaite que tu sois heureux avec ton épouse et que ta postérité soit bénie.
Elle se tut, et son regard se porta vaguement vers la fenêtre. Un beau soleil de printemps brillait au dehors sur les toits ruisselants.
--La neige doit être bientôt fondue, là-bas, dit à voix basse la Niania hésitante: il y a longtemps qu'elle n'a eu de fleurs.
--Tu as raison, s'écria Dournof en saisissant son chapeau; j'y vais tout de suite.
Il s'arrêta... qu'allait-il dire à cette tombe, confidente de toutes ses pensées, autrefois?
Pouvait-il confier à ce chaste granit les émotions qui faisaient pâlir sa joue et battre son coeur lorsque Marianne posait sa main sur la sienne?
--Je vais la remercier, dit-il tout haut, la remercier de la bénédiction qu'elle m'envoie de là haut!
Il fit remplir sa voiture de fleurs, comme le jour où quelques mois auparavant il avait rencontré Marianne. Il ne put s'empêcher de faire un rapprochement entre ces deux journées si différentes.
--C'est Antonine qui l'a mise sur ma route, se dit-il; c'est sa volonté qui a tout arrangé Chère Antonine, soyez bénie!
Il ne la tutoyait plus dans ses pensées. Antonine était désormais aussi froide et aussi lointaine que les statues de marbre des tombeaux. C'était une sainte qui veillait sur lui, et qu'il priait à genoux; ce n'était plus l'amie de toutes les heures, la morte adorée dont il avait baisé, le dernier sur la terre, les joues glacées et le front jauni.
Pendant qu'on arrangeait les fleurs, il se souvint que Marianne devait, elle aussi, avoir un bouquet ce jour-là; on lui apporta deux bouquets semblables; il les compara un instant, hésita, et finit par mettre sa carte dans le plus joli, qu'il fit porter chez sa fiancée.
Cette opération lui coûta quelques remords; car, pendant la longue course en voiture, il se la reprocha plusieurs fois.
--Bah! se dit-il enfin, comme il approchait du cimetière, qu'est-ce que cela peut faire à Antonine?
Il porta son offrande jusqu'à la croix de fer marchant à grand peine dans la neige encore imparfaitement fondue; il arriva au sommet du monticule, et attacha le nouveau bouquet avec un ruban blanc, puis il appuya la main sur le socle de pierre pour s'y reposer.
La pierre était si froide qu'il frissonna et retira sa main. Un moment il resta rêveur. Il voulait offrir son âme à sa protectrice céleste, il voulait épancher sa joie et lui demander de la partager....... il sentit qu'il ne pouvait pas parler de Marianne à Antonine, il eut un pressentiment,--rapide comme un éclair et aussi vite évanoui,--que Marianne n'était pas la femme qu'Antonine eût voulu voir à ses côtés pour gravir le chemin de la vie.
Poussant un soupir, il baisa la pierre. L'impression de froid lui saisit les lèvres plus vivement encore que la main, si bien qu'il y passa dessus son mouchoir, afin de les réchauffer, puis il descendit la colline.
Une vivacité et une joie extraordinaires précipitaient ses mouvements; il se sentait léger, comme un homme débarrassé d'une pénible mission. Il regagna sa voiture, fit stimuler les chevaux, et, tout le long du chemin, les cheveux d'or de Marianne dansèrent devant lui comme des feux follets.
XXIII
Il était invité à dîner ce jour-là, non à la table officielle des grands dîners, mais au repas de famille, dans la petite salle à manger, où la famille du ministre se réunissait dans l'intimité.
Lorsqu'il entra, Marianne vint à sa rencontre son bouquet blanc à la main, et lui tendit sa menotte soyeuse, sur laquelle il posa longuement ses lèvres.
Elle était tiède et souple, cette petite main potelée, et l'impression glaciale qu'avait laissée la pierre du tombeau d'Antonine se transforma en une chaleur vivifiante et sympathique, au contact de ces doigts vivants Marianne lut dans le regard de Dournof combien elle était aimée, et ne se piqua point de cacher l'expansion de son bonheur. La soirée fut un enchantement pour tous. Les parents se félicitaient de voir dans le jeune homme les qualités d'un homme d'Etat, en même temps que celles qui avaient charmé leur fille. Dournof, d'autant plus épris de Marianne qu'il avait jusque-là refoulé le sentiment qu'elle lui inspirait, se laissait aller au bonheur de vivre, et, pour la première fois, jouissait largement de l'existence.
Quant à Marianne, elle était gaie et charmante, tout lui avait réussi, que lui fallait-il de plus?
Le mariage fut fixé à l'époque la plus rapprochée: trois semaines seulement devaient les en séparer. Tous les arrangements furent pris; Dournof garderait l'appartement qu'il avait récemment loué et meublé; madame Mérof se chargeait d'y installer une belle chambre de nouvelle épousée, et les jeunes gens, sauf exception, prendraient leurs repas au ministère, tant que Marianne n'aurait pas acquis les qualités de maîtresse de maison, qui lui manquaient absolument.
--Si c'est une ménagère qu'il vous faut, Dournof, disait M. Mérof, vous avez fait fausse route; vous n'aurez point une ménagère en Marianne.
Le jeune homme jeta sur sa fiancée un regard triomphant. --Je n'ai pas besoin de ménagère, dit-il; j'en ai une qui est incomparable.
--Vraiment? qui donc? demandèrent à la fois madame Mérof et sa fille.
--La vieille Niania...
--Votre bonne?
Dournof se sentit soudain très-embarrassé.
Il arrive à tout homme de ne pas épouser son premier amour, et, lorsque vient le moment de son mariage, il n'éprouve point d'embarras à l'avouer; mais lorsque, par plusieurs années d'une fidélité sans exemple, il est devenu le point de mire de l'attention de ceux qui le connaissent, le moment de la transition est fort délicat, et le plus souvent difficile. C'est donc avec une certaine hésitation que Dournof se décida à donner quelque éclaircissement.
--C'est la servante d'une famille que j'ai intimement connue autrefois... elle s'est attachée à moi durant mes jours de misère..., car j'ai connu la misère, ajouta-t-il en souriant à Marianne.
Celle-ci ouvrit de grands yeux. Ce mot de misère n'avait de sens, pour elle, que comme une page pénible ou ennuyeuse dans un roman; c'était le grabat traditionnel où gît la pauvre femme, ou la borne où grelotte le petit Savoyard. La misère la plus réelle qu'elle eût connue se trouvait au commencement de l'Allumeur de réverbères. Aussi les paroles de Dournof lui parurent-elles complètement dénuées de sens. Un homme qui portait un gilet blanc et qui allait être son mari ne pouvait pas avoir connu cette misère-là. Elle sourit, parce que Dournof souriait, et ne répondit pas.
--Comment s'est elle attachée à vous? demanda madame Mérof, désireuse de mieux connaître la personne qui, suivant les apparences, allait être femme de charge de sa fille.
Dournof hésita encore. Son àme droite abhorrait le subterfuge; il se décida enfin à parler franchement. Passant dans les siennes la main de Marianne, il répondit:
--Ma Niania était la Niania de mademoiselle Antonine Karzof, dont vous avez sans doute entendu parler.
La main de Marianne frémit, il la retint.
--Elle a soigné sa jeune maîtresse avec un dévouement absolu, et quand... nous l'avons mise dans la tombe, abandonnant ses anciens maîtres, qui n'étaient pas à l'abri de tout reproche envers elle, peut-être,-- elle est venue à moi, et m'a servi avec fidélité pendant les mauvaises années de ma vie, celles où je n'étais rien ni personne,--où vous n'auriez pas daigné me regarder dans la rue, tant j'étais mal habillé.
Il leva les yeux sur Marianne; elle lui répondit par un haussement d'épaules, que nous devons traduire ainsi:--Je vous aurais regardé quand même et partout, puisque vous deviez être mon mari!
--Mais, insista madame Mérof, cette femme verrait-elle d'un bon oeil une jeune maîtresse?... Je conçois votre attachement pour elle; il vous honore infiniment, mais, après avoir tant aimé mademoiselle Karzof..
--C'est elle qui m'a engagé à me marier, répondit Dournof. Elle me voyait triste et rêveur... --Il échangea un regard avec Marianne;--elle devina le sujet de mes rêveries--et me mit l'esprit complètement à l'aise, en remettant dans mes mains un billet écrit par sa jeune maîtresse peu avant sa mort,--où j'étais adjuré de me marier, dès que j'aurais rencontré la femme que je devais aimer...
Un autre regard assura Marianne qu'elle était bien cette femme-là.
Madame Mérof, enchantée de cette heureuse combinaison, qui mettait à la tête du ménage de sa fille une femme honnête, dévouée et pleine d'expérience, approuva tout, et félicita Dournof de sa chance extraordinaire.
--Cela m'est bien dû, répondit le jeune homme; car, jusqu'à cette année, la destinée n'avait encore rien mis à mon actif!
Les préparatifs s'accomplirent avec la célérité qu'ont à leur service les heureux de ce monde, et la veille des noces arriva bientôt.
Le soir avant de s'endormir Dournof parcourut l'appartement où il ne devait plus être seul; une bougie à la main, il s'arrêta devant chaque meuble chaque rideau, inspectant tout, et se faisant, par avance, l'image de ce que Marianne allait mettre là de joie et de grâce.
Rentré dans son cabinet, il aperçut le portrait d'Antonine, toujours placé sur son bureau. Depuis longtemps, ce beau visage régulier et sévère était caché à ses yeux par un journal, une lettre, un papier quelconque, négligemment jeté en travers du cadre. Il y avait au moins huit jours que le portrait n'avait attiré les yeux de Dournof.
Il se reprocha ce semblant d'ingratitude, et voulut ramener ses pensées vers la jeune fille..., mais l'effort était trop pénible.
--Je ne puis cependant pas se dit-il, laisser ce portrait à cette place! Marianne aurait le droit d'en être choquée.
Après avoir hésité un moment, il prit le cadre d'ébène, l'essuya et le mit sur le secrétaire, la face contre le marbre, afin de le ranger sur le champ; mais il n'avait pas ses clefs sur lui; il remit ce soin au lendemain, et passa dans sa chambre à coucher.
La, le visage de Marianne, décolletée et couronnée de liserons, lui souriait dans son cadre doré, sur la table auprès de son lit. Il le prit, et posa ses lèvres sur l'image souriante.
--A demain, ma femme, dit-il en souriant.
A peine était-il couché, qu'il crut entendre un léger bruit dans la pièce voisine. Il appela; mais nul ne répondant, il crut s'être trompé. Le lendemain, cependant, quand il chercha le portrait d'Antonine, il ne le trouva point. Dournof voulait s'en informer à la Niania, mais cette journée était si courte, pour tout ce qu'il fallait faire, que le moment favorable ne se trouva point.
Le soir venu, après un mariage splendide, célébré à la chapelle du ministère, Dournof emmena chez lui sa jeune épouse, éblouissante de joie et de beauté.
L'appartement, somptueusement éclairé, plein de fleurs, lui parut charmant. Le jeune homme ne pouvait en croire ses yeux, en voyant traîner sur le tapis de son cabinet la jupe de soie blanche, semée de fleurs d'oranger, qui se drapait autour de Marianne.
Il lui présenta sa maison. La Niania, toujours sévère, avait quitté le deuil par circonstance. Elle salua profondément sa nouvelle maîtresse, qui lui mit amicalement la main sur l'épaule, en la complimentant. Après quoi, les domestiques furent congédiés, et Dournof entraîna sa femme dans leur appartement spécial.
Quand les battants de la chambre nuptiale se furent refermés sur eux, la Niania regarda quelque temps cette porte, voilée par de grands rideaux sombres, puis, secouant la tête, elle alla chercher le portrait d'Antonine, qu'elle avait caché derrière de vieux cartons, et le mit sur le bureau.
--Pardonne, toi qui es au ciel, dit elle, pardonne! Quand il sera malheureux, c'est à toi qu'il reviendra.. Sainte martyre, pardonne à l'homme faible, qu'une femme a ensorcelé.
Elle baisa le portrait, le remit dans sa cachette, éteignit les bougies et se retira.
XXIV
Un an s'était écoulé depuis le mariage de Dournof, lorsque, par une pluvieuse matinée de printemps, la Niania s'entendit appeler; c'était la voix de son maître, plus brève et plus émue que de coutume. Elle se leva du coffre qui lui servait de siège, dans la vaste pièce dénudée, nommée chambre des filles de service, qui, dans toute maison russe un peu importante, communique avec la chambre de la maîtresse de la maison; le regard anxieux qu'elle leva sur son maître reçut en réponse un:
--Vite, allons vite! auquel elle se hâta d'obéir.
Ils entrèrent tous deux dans la chambre de Marianne, et Dournof chancela sur ses pieds en voyant le docteur lever dans ses bras un enfant nouveau-né.
--Une fille?... demanda le père d'une voix étranglée sans oser approcher.
--Un garçon, un vrai Dournof, car il vous ressemble, fit le docteur d'un ton joyeux: voyez plutôt!
La Niania avait reçu l'enfant dans son tablier, et déjà penchée sur lui, dans un coin obscur, elle murmurait des paroles de bénédiction sur le fils de son maitre.
Dournof l'y rejoignit, et regarda quelques instants silencieusement le petit être qui lui appartenait. Quelle pensée traversa ses yeux profonds au moment où le nouveau venu, en ce monde de douleurs, poussa son premier vagissement? Est-ce à la mère blonde et enfantine qui était si près, ou à l'autre, qui aurait dû être la mère de ses enfants, et qui gisait sous la pierre de Pargolovo, que pensait le jeune père? Quelle que fût cette pensée, son regard rencontra celui de la Niania, et ils se comprirent.
--Aime-le bien, Niania, dit-il tout bas à la vieille femme, aime-le car c'est ce que j'ai de plus cher au monde.
--Ne craignez rien, mon maître, répondit-elle du même ton; c'est un Dournof.
Hélas! oui, Marianne n'était plus ce que Dournof avait de plus cher au monde; il tenait plus à cet enfant, entré dans la vie depuis un quart d'heure, qu'à l'épouse amenée à son foyer depuis un an. Et ce n'est pas que le sentiment paternel se fût révélé chez le jeune père avec une intensité surprenante, c'est que Marianne n'était pas toute sa vie, elle n'en était qu'une part, douce et frivole comme une fleur dont on respire le parfum, et qu'on oublie pour d'autres préoccupations plus dignes d'intérêt.
Aussitôt après son mariage, après les premiers jours de trouble et d'ivresse, Dournof avait senti une mélancolie incurable s'emparer de lui, quand il se trouvait près de sa femme, Marianne était bien l'être charmant, pleins d'irrésistibles séductions, qu'il avait aimé si vite et si fort, mais elle n'était pas la femme près de laquelle on vient se reposer de ses fatigues, de ses soucis, à qui l'on demande conseil dans ses moments de doute; Marianne n'était pas une Antonine, et Dournof devait désormais se souvenir d'Antonine toutes les fois qu'il serait triste ou fatigué.
Marianne l'aimait pourtant, et il aimait Marianne; mais peu à peu, à sa joie de nouveau marié s'était mêlée l'amertume de sentir sa femme si inférieure à lui, si différente de ce qu'il aurait désiré. Il la plaignait d'avoir reçu une éducation si frivole, d'ignorer à tel point tous les devoirs dont la vie se compose, de savoir si peu goûter les choses simples et grandes, et, en échange, d'avoir tant de goût pour les puérilités de la vie mondaine. A l'amertume avait succède la pitié; il continua de regarder sa jeune femme comme un être aimable et irresponsable, fait pour la joie et la banalité souriantes du monde; il la laissa se gorger de spectacles et de fêtes, espérant qu'elle s'en lasserait, et que la Maternité mettrait dans ce cerveau d'enfant la dignité et le sérieux qui lui manquaient.
Une heure après ce moment solennel, appuyé au pied du lit, il regardait Marianne paisiblement endormie dans la demi-obscurité des rideaux. L'enfant avait été éloigné, la jeune femme goûtait un repos profond, et Dournof étudiait ce visage un peu amaigri, mais toujours frais et mutin.
--Quelle mère sera-t-elle? se demanda-t-il, le coeur serré par mille craintes vagues; se dévouera-t-elle à l'enfant, ou bien l'abandonnera-t-elle à des mains étrangères?
La grande question de la nourriture n'avait pas été définitivement tranchée; une robuste paysanne attendait à la cuisine la décision suprême des maîtres; on attendait pour savoir si la jeune mère pourrait ou voudrait supporter les fatigues maternelles. Elle-même à cette question n'avait jamais répondu autre chose que:
--Nous verrons alors.
Dournof sentit en lui qu'elle ne voudrait pas, et une crainte douloureuse se présenta à son esprit.
--L'aimerai-je autant, se dit-il, si elle refuse de nourrir.
Un grand découragement s'empara de lui, et il passa la main sur son front, pour chasser cette pensée. Il était sûr de l'aimer moins si elle éludait ce devoir-là, comme elle en avait éludé bien d'autres. Pour changer de dispositions, il alla voir son fils.
Dans la vaste pièce bien éclairée qui avait été choisie comme chambre d'enfants, tout avait un air de confort simple et bien entendu; une atmosphère égale et douce régnait partout, le berceau, ombragé de rideaux de soie bleue, occupait le coin le plus abrité à la fois du soleil et des courants d'air, et, sur une chaise basse, la nourrice allaitait l'enfant, en attendant qu'on eût décidé de son sort.
La Niania vint au-devant du maître.
Tout est-il bien? dit-elle, avec cette tranquillité qui émanait d'elle comme un parfum.
Dournof parcourut des yeux l'appartement, vit que tout était bien et sourit; puis il se dirigea vers le berceau. Là dormait son fils, celui qui transmettrait son nom aux générations futures, celui qui naissait dans de la soie, tandis que le père était né dans de l'indienne, le fils qui, porté par le nom et la fortune de son père, serait un jour plus grand que son père. L'héritier de tant de grandeurs futures dormait de son premier sommeil terrestre; sa bonne petite figure rouge n'annonçait aucune ambition. Dournof ne lut pas moins sur son visage tout un avenir d'éclatante prospérité. Il referma le rideau et rentra dans son cabinet.
Pendant les derniers jours qui avaient précédé son mariage, il s'était ingénié à y trouver pour sa femme un endroit où elle pût lire ou travailler près de lui. Ayant remarqué un coin, près de son bureau, il avait fait déplacer divers meubles; une lampe faite exprès sur ses dessins avait été posée contre la muraille; un tout petit canapé, avec une petite table propre à divers usages, s'était casé là on ne sait comment; des coussins, un tapis plus moelleux étaient venus orner ce petit Eden réservé; mais le tapis conservait, sa première fraîcheur la lampe n'avait pas été alternée dix fois, les livres avaient disparu, emportés dans le boudoir de Marianne, plus clair et plus gai,--et Dournof, renonçant à son espérance de voir ses heures de travail adoucies par la présence, de sa femme, avait repris son labeur solitaire, pendant que Marianne toujours en l'air, dehors, à sa toilette, continuait à mener sa vie dissipée de jeune fille riche, augmentée de la liberté que donne le mariage.
Tons ces souvenirs, et ceux d'autres mécomptes, obsédaient Dournof; il sortit pour chasser cette armée d'hôtes importuns et, à son retour, il trouva sa maison pleine de parentes et d'amies accourues pour apporter leurs félicitations.
Dès le lendemain, la grande question se trouva remise sur le tapis. Marianne pouvait nourrir déclara triomphalement le médecin. Madame Mérof, en femme prudente et avisée, se contenta de regarder tout le monde et de garder le silence. La Niania debout, l'enfant dans les bras, attendait une décision qui, pour elle, n'était pas douteuse. Dournof prit la main de sa femme et y posa un baiser plein de tendresse et d'encouragement; car, telle qu'elle était, Marianne lui était encore bien chère, et que n'eût il pas donné pour avoir un motif de l'aimer davantage!
--Eh bien, chère madame, répète se docteur, que décidez-vous?
Marianne regarda tous ces visages anxieux, puis son fils endormi, qui semblait n'avoir aucun besoin de changer de position.
--Je ne nourrirai pas, dit-elle, j'ai été bien souffrante tout l'hiver, je crains de n'être pas capable d'aller jusqu'au bout.
Dournof sentit le coeur lui manquer. Encore une espérance à jeter à l'eau. Au fond de lui-même, il savait que cette pauvre espérance-là n'avait jamais eu que le souffle. Il s'efforça bientôt d'avoir l'air satisfait, il complimenta sa femme sur sa sagesse, et l'enfant fut aussitôt remis à la nourrice qui l'emporta dans la nursery, où le père les suivit.
Avec quelle émotion ne vit-il pas le petit être avide, presser le sein nourricier, et pour la première fois aspirer la vie à longs traits! Il contemplait ce spectacle comme si c'eût été pour lui-même une fonction vitale; un profond soupir lui fit détourner les yeux. La Niania, près de lui, regardait, aussi l'enfant prendre son premier repas.
--Que la volonté de Dieu s'accomplisse, dit-elle à voix basse, et que sa bonté donne une longue vie au pauvre innocent! Mais notre Antonine...
Un regard sévère de Dournof coupa la phrase commencée, la vieille femme baissa la tête, mais son maître ne l'avait que trop comprise. Non, Antonine n'eût pas permis à son fils de boire un lait étranger; elle n'eût pas cédé à une autre plaisir de mériter ses premières caresses et ses premiers regards; elle eût revendiqué avec une tendresse jalouse la pression avide et instinctive des lèvres et des mains du petit être inconscient, qui s'attache à celle qui le nourrit, parce qu'elle le nourrit...!
Dournof quitta la nursery sans se retourner, et la Niania respecta son silence. La grand'mère vint aussi voir son petit-fils, qui fut entouré de tantes et d'amies empressées; mais la Niania ne s'émut ni des conseils ni des recommandations. L'enfant était à elle, Dournof le lui avait donné! Elle le savait bien; les paroles des autres lui importaient peu, tant que le père serait content.
XXV
Marianne, fraîche et rose, reprit bientôt sa vie de plaisirs mondains, et on la vit le soir aux Îles, en calèche découverte, accompagnée de son mari souvent, parfois de son père ou de sa mère, parfois aussi seule, quand ni l'un ni les autres n'avaient le temps ou l'envie de: l'escorter. Un essaim empressé de jeunes gens se groupait autour de l'équipage, pendant l'heure qui précède le coucher du soleil, sî tardif en été sous cette latitude.
Tout un monde de promeneurs à pied, à cheval, en voiture, vient jouir à la pointe extrême de l'île Yélaguine du spectacle magnifique offert par la Neva à son embouchure. Le soleil disparaît à neuf heures et demie dans les flots du golfe de Finlande, pendant que ses derniers rayons dorent horizontalement la jeune verdure des arbres et des gazons, et les méandres capricieux des bras du fleuve, entre les îles nombreuses, semées d'élégantes villes. Cette promenade de tous les soirs est une sorte de Longchamps qui dure presque toute la belle saison; mais son moment le plus brillant est celui de la verdure nouvelle.
C'est là que Marianne, après quelques semaines de repos, se retrempait dans la vie dissipée, qu'elle préférait à toute autre.
Quand son mari l'accompagnait, elle en était toujours charmée; le plaisir d'être la femme du président Dournof avait encore toute sa fraîcheur pour elle, sans doute parce qu'elle n'en avait pas abusé, son mari n'ayant pas voulu ou eu le loisir de la suivre dans le joyeux tourbillon dont elle était l'âme. Aussi n'était-elle jamais plus jolie et plus rayonnante que lorsque, d'un regard plein d'orgueil, elle suivait les saluts et les sourires de bienveillance dont Dournof était l'objet; mais quand il n'était pu là, la vie ne perdait pour elle aucun de ses charmes; elle jasait et riait, écoutant les fadaises des jeunes gens appuyée sur le bord de Sa calèche, et peu à peu, se sentant admirée, elle devenait plus coquette.
Elle aimait ces hommages; quel mal y avait-il à cela? N'en était-elle pas moins une femme bien attachée à ses devoirs? n'aimait-elle pas autant son époux qu'au premier jour de leur mariage? N'était-elle pas une bonne mère? En effet, matin et soir, souvent dans la journée, elle allait voir le petit Serge elle le caressait, lui parlait un instant dans ce joli gazouillis que, nul ne sait pourquoi, les mères et les nourrices emploient pour parler aux enfants, puis elle sortait de la nursery, laissant derrière elle une bonne odeur de violettes des bois. Il aurait fallu un esprit bien chagrin pour trouver que Marianne n'était pas la femme la plus irréprochable qui se pût rencontrer!
Madame Mérof, cependant, n'était pas contente. Trop sage et trop expérimentée pour attirer l'attention de son gendre sur une dissipation que peut-être il ne voyait pas, elle essayait de retenir sa fille au logis; souvent elle venait elle-même dîner ou passer la soirée, afin de présenter aux regards de Dournof, quand il viendrait prendre le thé du soir, un autre tableau que les murs nus de la salle à manger déserte. Mais Marianne aimait mieux passer la soirée ailleurs que chez elle, et l'en empêcher était à peu près impossible.
La session qui devait finir et permettre aux époux de quitter la ville, allait être close par un procès important. L'affaire était si singulièrement présentée, que Dournof, perplexe, avait beau se retourner de tous les côtés, il ne pouvait se faire une opinion sur l'accusé principal; toutes les apparences étaient contre cet homme, et pourtant, un passé d'honneur, une physionomie d'honnête homme, et je ne sais quoi qui décèle une belle âme, corroboraient ses dénégations absolues. L'opinion publique était pour lui, mais d'autres coupables, que l'instruction désignait comme ses complices, portaient contre lui des charges accablantes, qu'il avouait être hors d'état de repousser.
Toute la ville, depuis huit jours, ne parlait que de ce procès; un soir, par miracle, Marianne était chez elle et travaillait à une tapisserie spéciale, qui ne sortait que les jours de grande pluie. Dournof, qui rêvait depuis un instant, leva les yeux sur sa femme et contempla son frais visage.
C'était bien une enfant: le duvet de la jeunesse estompait encore ses joues et son cou nacrés, le regard était innocent et insoucieux, le front pur et lisse... Cette conscience ne devait connaître ni le doute ni le trouble: Dournof se décida à la consulter.
--Marianne, dit-il, tu n'entends pas parler de l'affaire Sintsof?
--Ah! Seigneur Dieu! oui! on me la corne aux oreilles depuis longtemps! répondit la jeune femme en enfilant son aiguille avec de la laine rose.
--Qu'en penses-tu?
Marianne leva sur son époux des yeux étonnés et rieurs.
--Je n'en pense rien du tout! dit-elle tranquillement.
--Tache un peu d'y penser, repartit Dournof avec douceur. Tu connais les faits du procès?
Marianne fit un geste d'assentiment.
--Eh bien, crois-tu que Sintsof soit coupable?
La jeune femme haussa les épaules, souriant.
--Je n'en sais absolument rien! dit-elle en comptant des points.
--Marianne, insista Dournof, je t'en prie, réponds-moi sérieusement; tu sais que ma voix pèsera dans l'issue du procès..., si j'allais faire condamner un innocent?
--Cela t'embarrasse? dit Marianne en riant. La belle affaire! Jette une pièce de monnaie en l'air: si elle retombe pile, ton homme sera innocent; si elle retombe face, il sera coupable, ou le contraire, si c'est cela que tu préfères. J'ai lu dans les livres que les affaires sérieuses ne se jugent jamais autrement.
--Ma chère femme, je t'en supplie, ne plaisante pas! fit Dournof plus ému qu'il ne voulait le lui laisser voir; tu ne sais pas le mal que tu me fais en parlant si légèrement...
--Ah! dit Marianne avec une moue, des sermons? Ce n'est pas ma faute à moi si tu me parles d'affaires auxquelles je n'entends rien. Je ne suis pas une femme sérieuse, moi! Il ne faut pat me parler de procès ni d'accusés; cela m'ennuie!
Là-dessus elle plia son ouvrage et s'en alla d'un air boudeur.
Dournof regarda la porte du boudoir se refermer sur elle.
Fallait-il la suivre pour faire la paix? Etait-ce lui qui avait tort en effet de lui parler de ces choses, ou elle qui avait tort de ne pas les comprendre?
Il se leva; mais, la main sur la porte de la chambre de Marianne, il s'arrêta.
--O Antonine! pensa-t-il, Antonine, où êtes-vous, ma chère conscience? Ne daignez-vous pas me parler de là-haut?
Il baissa la tête, comme pour écouter les avis d'une voix intérieure. Après un court moment, il entra dans la chambre.
--Marianne, dit-il doucement, tu as raison, je ne dois pas te parler de ces choses auxquelles tu n'es pas accoutumée...
La jeune femme qui tournait le dos à la porte leva sur lui ses yeux pleins de larmes.
--Le méchant, dit-elle, qui m'a grondée! Je vous demande un peu si j'ai fait des études, moi! Je ne suis pas un juge, moi, ni un président! Est-ce ma faute, si tout cela m'ennuie à périr?
Dournof lui prit la main et la baisa doucement, mais sans transport.
--Allons, vilain cruel, dit Marianne en souriant à travers ses larmes, dites tout de suite que vous ne le ferez plus, jamais, jamais!
--Je ne le ferai plus, répondit Dournof.
Antonine eût deviné l'amertume avec laquelle il faisait cette promesse, mais Marianne s'en déclara satisfaite, et ses caresses d'enfant gâté déridèrent un instant son mari. Cependant, comme il retournait dans son cabinet de travail, il répéta ironiquement: Non, je ne le ferai plus jamais... jamais!
Assis dans son fauteuil, la tête dans ses mains, il médita longuement. La nuit s'avançait, Marianne dormait depuis long temps; accablé d'incertitudes douloureuses, Dournof se leva. Le portrait d'Antonine était resté dans le tiroir où l'avait remis la Niania. Depuis bien des jours il l'avait retrouvé et le contemplait secrètement, à ses heures d'amertume. Il le prit et le regarda quelques-instants, puis le suspendit à la muraille, près de la lampe qui ne s'allumait jamais pour Marianne.
--Reprends ta place, dit-il, ma lumière, mon bon ange. Reprends la place que tu n'aurais jamais dû quitter! C'est toi qui dois rayonner sur ma vie, chère oubliée! Mais au ciel on n'a pas de rancunes!
Il se laissa tomber sur le petit canapé, les yeux fixés sur l'image aimée, que l'air et le temps avaient ternie. Lorsqu'il termina sa méditation, les rayons du soleil levant entraient par les fenêtres de son cabinet.
--Merci, dit-il, ma conscience! Si je me trompe, au moins sera-ce dans la sincérité de mon coeur.
Il s'habilla sans vouloir prendre de repos, relut et compulsa à nouveau le dossier, et à sept heures, il était au tribunal, attendant les juges et les avocats pour causer à l'aise avec eux.
Contrairement à tout ce qu'on attendait, mais conformément à l'opinion publique, Sintsof fut acquitté; la suite prouva qu'il était innocent.
Le ministre, en rencontrant son gendre aux îles le soir même, lui dit:
--Savez-vous, Dournof, que vous avez joué gros jeu?
Dournof sourit. Peu lui importait l'enjeu; sa vie et sa fortune n'étaient rien à ses yeux quand il s'agissait de conscience.
--Etes-vous fâché, Excellence? dit-il à son beau père.
--J'en suis fier pour vous, mais...
--C'est tout ce que je veux savoir, répondit Dournof.
Le portrait d'Antonine resta à la muraille.
Le jour même, la Niania, en apportant le petit Serge à son père, comme elle le faisait chaque matin, s'aperçut de ce changement; elle resta immobile, les yeux pleins de larmes figées, devant ce cadre qui disait tant de choses.
--Maître, dit-elle enfin, si ton épouse le voit, que dira-t-elle?
--Bah! répondit Dournof en haussant les épaules, elle ne vient jamais ici.
La Niania reporta son regard plein de pitié sur le jeune père et sur l'enfant qu'elle tenait, mais elle ne dit rien.
Dournof, penché sur son fils endormi, l'embrassait tendrement.
--Pourvu qu'il ne lui ressemble pas! pensait-il en songeant à Marianne.
--Nous lui apprendrons à chérir sa tante qui est au ciel, dit la Niania, devinant la secrète pensée de son maître.
Dournof, sans lui répondre, lui fit doucement signe de le laisser seul.
En ce moment Marianne se présentait sur le seuil, fraîche et parée pour la promenade.
--Monsieur travaille, dit la Niania à voix basse.
--Oh! alors je me sauve! fit Marianne avec un geste comique plein de terreur enfantine.
La porte se referma. Dournof, resté seul, alla donner un tour de clef, puis il revint devant le portrait, s'agenouilla et versa des larmes bien amères.
XXVI
Deux années s'écoulèrent sans apporter de changements bien sensibles dans l'intérieur de Dournof; puis une fille lui naquit. L'année suivante, madame Mérof gagna une pleurésie en chaperonnant Marianne à un bal costumé où Dournof n'avait pas voulu la laisser aller seule, et la bonne créature mourut après quelques jours de souffrances, pendant lesquels elle ne cessa de répéter à son gendre:--Soyez bon pour Marianne. Dournof lui promit solennellement d'être bon pour Marianne, et tint sa promesse de son mieux.
Il avait pris l'habitude de laisser vivre à ses côtés ce joli petit être gracieux et insignifiant; elle remplissait la maison de chiffons, de rires, de musique, de dame, de chansons d'opérettes et de gens nuls et frivoles comme elle-même. Il la laissait faire. A quoi bon la contrarier! Il détestait les scènes et craignait, plus encore que tout ce remue-ménage, les bouderies et les larmes de Marianne, contre lesquelles il se sentait sans forces.
Comment parler raison, en effet, à cette enfant qui déclarait que la raison "l'assommait"? Comment faire de la morale à cette femme qui ne connaissait d'autre morale que celle de son bon plaisir? Avec cela, Marianne n'était pas méchante; elle donnait volontiers sa bourse, ses bonnes paroles et même les larmes compatissantes de ses beaux yeux fleur de lin; mais aussitôt que l'objet de sa compassion échappait à ses regards, il était banni de sa pensée et remplacé par des idées plus riantes.
Le deuil de Marianne amena forcément un peu de sérieux dans la maison; elle se priva de bals et de théâtres pendant huit grands mois; mais la pauvre madame Mérof étant morte en plein carnaval, la saison d'hiver reprit dans toute sa splendeur avant que le deuil d'un an fut terminé. Marianne avait aux Italiens une loge à l'année; elle retourna au théâtre en robe de soie noire, puis les violettes de l'arme apparurent dans ses beaux cheveux blonds; à Noël, tous prétexte qu'en l'honneur de ces réjouissances chrétiennes, tout deuil est suspendu, elle arbora le blanc et le gris perle qu'elle ne quitta plus.
Cependant les jours gras se trouvaient cette année-là plus tard que l'année précédente, de sorte que le deuil de madame Dournof était terminé avant l'expiration des fêtes de cette époque brillante. Un grand bal à l'ambassade d'Autriche devait réunir, le dernier samedi du carnaval, tout ce qui était bien noté à Pétersbourg, M. et madame Dournof reçurent une invitation, que le président mit sur un coin de son bureau, sans plus s'en préoccuper.
--Tu ne sais pas, mon ami? dit un matin Marianne en déjeunant, je trouve bien extraordinaire que nous n'ayons pas été invités au bal de l'ambassade?
--Nous sommes invités, répondit Dournof en découpant tranquillement sa côtelette.
--Invités? s'écria Marianne en frappant ses deux mains d'enfant l'une contre l'autre, et tu ne m'en as rien dit.
--Je ne supposais pas que cela put t'intéresser.
--Comment? Et ma robe, ne faut-il pas le temps de la commander?
--Tu n'as pas l'intention d'y aller, je suppose? fit Dournof en interrompant son repas.
--Mais si fait, j'en ai l'intention! Voilà un an que je suis privée de tous les plaisirs...
Un regard de Dournof lui fit laisser sa phrase à moitié faite.
--J'ai été assez cruellement éprouvée, reprit-elle, pour qu'un peu de distraction me soit accordé sans lésiner; nous irons, n'est ce pas, mon cher petit mari?
--Vous irez si vous le voulez, répliqua le président; pour ma part, je n'irai pas.
--Mais mon père y va! s'écria Marianne prête à fondre en larmes.
--Votre père y va comme ministre de la justice, et non comme veuf d'une année. D'ailleurs, allez-y avec votre père, je ne m'y oppose pas.
--Mais pourquoi?... commençait Marianne.
--Il me semble, répliqua Dournof, que ce n'est pas à moi de vous le dire.
Il se leva, et quitta la salle à manger. Marianne déjà consolée, s'en alla de son coté chez la couturière et se commanda une robe bleu pâle, "qui disait-elle, avait l'air d'être grise aux lumières".
Dournof, s'il était de plus en plus contrarié des caprices mondains de sa femme, avait cessé d'en être affligé; une sourde colère, toujours comprimée et endormie, mais jamais anéantie, se réveillait en lui à chacune de ses nouvelles boutades; mais si son amour-propre d'époux était froissé, son coeur ne souffrait plus; il avait une consolation que, hormis la Niania, personne ne lui connaissait. C'était à l'heure du matin où Marianne dormait de son meilleur sommeil, entre huit et dix heures, que la Niania et Bébé faisaient leur apparition dans le cabinet de Dournof.
La grande pièce sombre avait cessé d'être triste. Dans le coin réservé à Marianne et qu'elle n'avait jamais occupé, une pile de joujoux, soigneusement recouverts d'un tapis de table pendant la journée, était renversée tous les matins. A son entrée, Serge, caché dans les rideaux, criait: Coucou! Le père quittait alors son travail, quel qu'il fût, et venait s'asseoir sur le tapis, en face de la Niania.
C'est là, entre ces deux coeurs dévoués, que Serge avait appris à se tenir debout sur ses petit? pieds rondelets, c'est là qu'il avait fait ses premiers pas, pour venir tomber en riant dans les bras étendus de l'heureux père dont le coeur palpitait de crainte et de joie. Nul ne savait combien de pensées muettes avaient été échangées entre Dournof et la vieille bonne, pendant que le cher petit apprenait à gazouiller sous leur direction. Nul non plus n'a jamais soupçonné la profondeur de l'émotion qui prit à la gorge le célèbre président Dournof, le jour où Serge, levant les yeux pour la première fois au-dessus du canapé, aperçut le portrait d'Antonine et le désigna de son petit doigt, en disant: Maman!
Nul ne sut que Dournof enleva son fils dans ses bras et le tendit vers le portrait en lui disant de l'embrasser, pendant que la Niania, brusquement troublée dans son impassibilité Spartiate, couvrait de son tablier son visage ridé, où ruisselaient des larmes irrépressibles; personne non plus n'a vu Dournof se pencher sur la servante et la baiser respectueusement sur son vieux front jaune, où il laissait aussi tomber une larme, tandis que Serge, étonné, les caressait tous les deux de ses menottes satinés, afin de les consoler dans leur chagrin.
--Ce n'est pas maman, dit enfin. Dournof, c'est une tante que tu ne verras jamais.
--Pourquoi? dit Bébé.
--Elle est au ciel.
Bébé n'avait qu'une bien vague notion du ciel: cependant, depuis lors, la Niania lui fit ajouter à sa prière: Ma tante Antonine qui est au ciel. Elle ne craignait pas que madame Dournof demandât jamais d'où provenait cette addition peu liturgique; jamais la mère n'assistait au coucher de l'enfant: à son lever encore bien moins.
La grande joie de Dournof était dune son petit Serge. Sa fille Sophie était trop jeune pour partager ces amusements; il la voyait tous les jours, mais un enfant de quelques mois est peu intéressant auprès d'un garçon de trois ans; c'était Serge qui résumait pour Dournof les joies paternelles, en attendant que sa joie fût doublée par l'apparition dans son cabinet d'une fillette sachant jaser et se tenir debout.
Le mois de février était froid cette année-là: les rhumes, grippes et bronchites couraient la ville avec les fièvres contagieuses; mais Marianne semblait invulnérable; elle passait ses journées à quitter la fleuriste pour la couturière, la couturière pour le chaussurier, exactement comme si elle n'avait pas eu même un sac de toile à se mettre sur le dos en guise de vêtement. Des naufragés de quarante jours ne sont pas plus empressés à se procurer des vêtements que ne l'était Marianne à quitter son deuil.
Le fameux jour du bal arriva. Depuis plus d'une semaine, madame Dournof, après le service funéraire du bout de l'an, avait habilement nuancé ses toilettes de manière à ne pas choquer trop soudainement les regards de son mari. C'était à vrai dire peine perdue, car il ne la regardait pas. Il trouvait que Serge avait un peu de fièvre le soir et le matin, et cette légère indisposition lui paraissant le précurseur d'un trouble plus grave, il ne songeait plus à autre chose.
XXVII
Pendant que, dans l'après-midi du jour indiqué, Marianne essayait devant sa glace les flots de soie bleue qui représentaient sa robe, Dournof entra dans la chambre des enfants. Sophie, assise sur un vaste tapis, jouait avec des poupées; mais Serge, une joue rouge et l'autre pâle, assis dans son petit fauteuil devant des images qu'il ne regardait pas, paraissait souffrant et endormi.
La Niania s'approcha du père.
J'ai envoyé chercher le docteur, dit-elle, le petit me paraît malade.
Dournof fit un signe de tête et enleva Serge dans ses bras. L'enfant ne fit aucune résistance et appuya sa tête brûlante sur l'épaule de son père. Celui-ci écouta la respiration pénible du petit malade et le garda ainsi jusqu'à l'arrivée du médecin, qui ne tarda pas.
--Ce sera une maladie de l'enfance, déclara celui-ci. Nous saurons ce que c'est demain, peut-être cette nuit.
Il recommanda de tenir l'enfant bien chaud et promit de revenir le soir même.
Vers dix heures, avant de partir pour le bal, Marianne entra dans la nursery pour voir son fils. La vaste pièce blanche et claire était assombrie par d'épais rideaux tirés devant les portes et les fenêtres; la lampe brûlait dans un coin devant les images, et une autre veilleuse sur une table, près du petit lit de Serge, était protégée par un écran de porcelaine blanche. L'entrée de madame Dournof dans cette chambre recueillie fit lever la tête à la Niania qui, à moitié assoupie sur une chaise, veillait l'enfant malade.
Le froufrou de la soie sur le parquet, le miroitement de l'étoffe cassée en mille plis, l'éclat des diamants Marianne portait à sa tête, à son cou, à ses bras, tout cela était si peu d'accord avec la respiration de plus en plus embarrassée du pauvre petit garçon, que la vieille femme ne put réprimer un mouvement de surprise indignée.
--Va-t-il mieux? demanda Marianne à voix basse en se penchant sur le berceau.
--Non, madame, non; il ne va pas mieux, répondit la Niania d'une voix brève.
Marianne émue posa la main sur le front brûlant de son fils, qui s'agita et ouvrit les yeux. Il la regarda un instant sans la reconnaître, puis il détourna la tête et chercha le sommeil. Il ne connaissait pas cette dame-là: jamais il n'avait vu sa mère en toilette de bal.
Marianne retira sa main; son gant était devenu aussi brûlant que le pauvre petit front endolori; elle l'appuya sur le marbre de la table pour retrouver la fraîcheur.
--Comme il a chaud! dit elle. Le docteur est-il revenu?
--Non, répondit la Niania.
La jeune femme regarda autour d'elle; un bon instinct la poussait à se rendre utile, à faire quelque chose pour son enfant malade. Mais elle ignorait tout de la maternité.
--Qu'est ce que je pourrais faire pour lui? demanda-t-elle, avec une sorte d'inquiétude nerveuse d'être appelée à une mission pour laquelle elle ne se sentait pas préparée.
--Rien, rien du tout, madame, répondit la vieille bonne. Nous nous arrangeons très-bien tout seuls.
Marianne se sentit offensée de cette réponse, bien que rien n'y fût destiné à la blesser. Avec un mouvement plein de hauteur, elle se dirigea vers le lit de sa fille; sa jupe longue et lourde traînait sur le parquet, le bruit fit ouvrir les yeux à Serge; une toux rauque le secoua violemment; il s'agita, se débattit, et tendit désespérément les bras. La Niania le saisit, lui mit la tête sur son épaule, le calma et le remit au lit au bout d'un moment.
Marianne regardait cette scène, et quelque chose de douloureux la mordait cruellement au coeur; c'est vers elle que Serge aurait dû tendre les bras! Mais elle n'allait pas s'imaginer d'être jalouse d'une bonne! Secouant cette pensée bizarre, elle écarta les rideaux du berceau de Sophie... Le berceau était vide.
--Où est ma fille? demanda-t-elle d'un ton d'humeur.
Toutes ces impressions nouvelles et désagréables lui faisaient monter à la tête une sorte de colère.
--Monsieur a ordonné de la transporter dans une autre pièce, afin que si le petit a une maladie contagieuse, sa soeur soit préservée.
Marianne baissa la tête, mais non pour cacher son humiliation; elle se recueillit pour savourer sa colère.
Comment! on se permettait de tels changements dans son intérieur sans la consulter, sans même lui en donner avis? Dournof n'aurait-il pas dû la prévenir?
Elle se souvint que deux fois, depuis la chute du jour, il était entré dans sa chambre; mais alors elle n'était pas seule; la couturière, la modiste ou le coiffeur s'étaient toujours trouvés là pour empêcher un entretien sérieux. Pendant le dîner ils avaient eu des hôtes; quand le mari eût-il pu causer confidentiellement avec sa femme? Marianne se redressa.
--Quelle fantaisie! dit elle d'un ton sec. Sophie va s'enrhumer dans une pièce d'une autre température que celle-ci, à laquelle on ne l'a pas accoutumée. Allez chercher la nourrice et la petite fille, et amenez-les ici.
La Niania resta immobile.
--Eh bien? fit Marianne d'une voix plus brève encore.
La vieille femme ne fit pas mine de bouger.
--Eh bien? répéta madame Dournof en frappant du pied.
--Monsieur ne l'a pas ordonné, répondit la Niania sans lever les yeux.
Marianne arracha ses gants et les jeta à terre avec un geste de fureur.
--Je ne suis donc plus maîtresse chez moi? dit-elle; toi, misérable servante, tu oses me tenir tête?
--Je ne vous tiens pas tête, madame, répondit froidement la Niania; j'obéis aux ordres de mon maître.
La porte s'ouvrit doucement, et Dournof entra.
--Qu'y a-t-il? dit-il en voyant les traits bouleversés de Marianne et les lèvres rigidement serrées de la vieille servante.
--Cette femme refuse de m'obéir! dit avec effort madame Dournof, à travers ses dents serrées par la rage.
--Qu'ordonnez-vous donc? demanda son mari, plus ému qu'il ne voulait le paraître. Depuis longtemps un conflit entre ces deux femmes lui paraissait inévitable; ce qui était surprenant, c'est qu'il n'eût pas encore eu lieu. Il attendit la réponse avec anxiété.
--Madame veut faire revenir Sophie dans cette chambre.
--Pourquoi? demanda le père, en s'adressant à Marianne.
--Parce que... parce qu'il ne me plaît pas qu'on donne ici des ordres sans ma participation, parce que je ne veux pas être traitée en étrangère chez moi, parce que... je veux être consultée sur tout ce qui se passe ici.
Dournof regarda sa femme avec plus de pitié que de colère.
--Vous alliez au bal? lui dit-il, sans lui répondre.
Marianne le regarda surprise.
--Vous alliez au bal, répéta-t-il; votre père vous attend en bas, dans sa voiture. Nous parlerons de ceci plus tard.
Marianne fit un pas et resta indécise. Un moment sa conscience faillit l'emporter; elle eut envie de dire: Je reste, mais un regard jeté sur sa toilette la fit changer d'avis. Cependant son mari avait l'air si sérieux, qu'elle eut peur;--de quoi?--elle l'ignorait elle même. Un mélange singulier de crainte, de colère, d'entêtement et de vanité mondaine agitait son âme frivole. Elle était mécontente de tout, et surtout d'elle-même.
--Bonsoir, dit-elle en passant entre le lit de Serge et son mari.
--Bonsoir, répondit celui-ci d'un ton attristé.
Comme elle écartait les rideaux pour sortir, une toux effrayante, rauque, gutturale comme l'appel de quelqu'un qui étouffe, l'arrêta sur le seuil. Serge se débattait dans une nouvel le crise. Elle tourna la tête sur son épaule pour regarder dans la chambre. Le père et la Niania, à eux deux, essayaient de calmer l'enfant et de lui faire prendre une potion. Marianne sentit qu'on n'avait pas besoin d'elle auprès de ce berceau, et elle sortit.
Comme sa voiture quittait le perron, elle en croisa une autre: c'était le docteur qui venait faire la visite promise.
Au bal Marianne oublia bientôt les émotions pénibles qui venaient de l'assaillir; elle était de celles qui n'ont de pensée que pour l'heure présente, et l'heure présente était pleine de charmes.
Son deuil, en la tenant écartée du monde, l'avait contrainte à se ménager un peu; sa fraîcheur merveilleuse, l'éclat que sa récente colère donnait à ses yeux, le goût parfait qui présidait à sa toilette, tout contribuait à donner à sa réapparition dans le monde l'éclat d'une solennité. Aussi fut-elle bientôt entourée d'une foule d'hommes ravis de sa beauté et de sa grâce inimitable.
Ces hommages, ces compliments contrastaient d'une manière bien étrange avec le ton sévère de son mari, avec l'insolence déguisée de la Niania: puisque tout le monde,--hormis ces deux êtres qui avaient la prétention de s'ériger en juges pour la condamner,--tout le monde la trouvait charmante, n'était-ce pas tout le monde qui avait raison? Elle s'abandonna à cette pensée consolante, et plus que jamais charma ceux qui l'entouraient. Un jeune marquis italien surtout qui lui fut présenté ce soir-là, se déclara dès lors son cavalier servant, et lui jura en lui même serment de fidélité.
Au milieu de tant de bruit et de satisfactions vaniteuses, Marianne repensait de temps en temps à la nursery; les éclats de cette toux étrange qui avaient frappé son oreille sur le seuil lui revenaient parfois à la mémoire; vers une heure du matin, elle éprouva tout à coup une lassitude profonde, un dégoût de ce qui l'entourait, et fit demander sa voiture.
--Pourquoi te retires-tu de si bonne heure? lui demanda son père, surpris de sa modération, elle toujours gourmande de plaisirs.
--Serge est malade, répondit-elle brièvement.
Son père la regarda avec étonnement.
--Tu ne m'en avais rien dit! fit-il d'un ton de reproche.
La portière de la voiture se referma sur eux; Marianne se précipita dans les bras de son père et fondit en larmes.
--Je suis une misérable femme, dit elle avec véhémence, une mauvaise mère, une... Mon enfant est très-malade, je quitte à peine le deuil de ma mère, et je n'ai pu résister à l'envie de voir le monde... je ne mérite pas de vivre!
Son père s'efforça de la calmer, et de lui prouver qu'elle était moins coupable qu'elle ne le croyait. Au fond, il ne pouvait supposer que l'enfant fût très-malade, car Marianne à coup sûr, ne l'eût pas quitté s'il eût été sous le poids d'un danger réel.
Comme ils arrivaient à la maison de Dournof, M. Mérof voulut monter pour avoir des nouvelles de l'enfant. Sur le seuil de la nursery, la toux déchirante, semblable à un aboiement, frappa leurs oreilles; Mérof s'arrêta frappé de terreur et aussi d'un douloureux souvenir: Il connaissait bien la terrible maladie qui jadis lui avait enlevé deux enfants.
--Le croup! murmura-t-il à voix basse.
Marianne se précipita dans la nursery, laissant la porte ouverte; sa robe s'accrocha à une chaise et la renversa sur le parquet avec un bruit qui fit tressaillir Dournof, mais elle passa outre, et se précipita sur le berceau en criant:
--Mon Serge! mon fils! Mérof, entré derrière elle, avait relevé la chaise et fermé la porte.
--Oui, dit Dournof à voix basse. Votre fils va mourir du croup, et vous revenez du bal!
Marianne, à genoux, sanglotait la tête dans ses mains. Son mari la regardait avec plus de mépris encore que de pitié.
--Oh! mon Dieu! criait Marianne en se tordant les mains, comme je suis punie! qu'ai-je fait pour être châtiée ainsi? Mon enfant, mon petit garçon...
Ses mains nerveuses et tremblantes dérangeaient les couvertures du berceau; Dournof la prit par le bras et la fit lever.
--Rentrez chez vous, lui dit-il d'un ton ferme.
--Je veux soigner mon fils! s'écria Marianne en se cramponnant au berceau.
Dournof mit sa large main sur l'épaule de sa femme.
--Allez changer de toilette, dit-il d'un ton impérieux. N'avez-vous pas honte de traîner ici ces chiffons?...
Marianne sortit, écrasée sous le poids de ce reproche. Son père la rejoignit après avoir échangé quelques mots avec son gendre. Sa voix fut sévère et ses conseils austères; si Marianne avait été accessible à quelque autorité, elle eût compris et obéi... Mais son âme superficielle n'était pas de celles qui se laissent faire une empreinte durable.
Une heure plus tard, elle entra dans la nursery vêtue d'un simple peignoir, décidée en apparence à remplacer Dournof dans sa douloureuse veille. Celui-ci, plein de pitié pour ce bon i mouvement d'une âme faible et égarée, la laissa s'installer au chevet de l'enfant; mais Serge refusa d'aller dans ses bras, il refusa la potion de sa main, ne voulut l'accepter que des mains de son père ou de la Niania.
Marianne, après avoir versé des larmes abondantes, voyant l'inutilité de ses efforts, se retira sur le canapé qui occupait un coin de la chambre, et s'y endormit bientôt. Les accès de toux de Serge la réveillaient en sursaut; elle se précipitait, égarée, chancelante, et retombait bientôt ensuite, les bras pendants, découragée, pour se rendormir...
Vers cinq heures du matin, Dournof s'approcha d'elle.
--L'enfant va mieux, dit-il, allez vous coucher, tâchez de dormir.
Elle se leva machinalement et obéit. Son mari la regarda s'éloigner.
--Pauvre, pauvre créature! dit-il tout bas; Dieu ne l'a pas créée pour la lutte...
--Ce n'est pas notre Antonine... murmura la Niania.
Dournof mit un doigt sur ses lèvres.
--Antonine était trop parfaite, dit-il au bout d'un moment, en se penchant sur son fils.
--Ce n'est pas notre Antonine, reprit la Niania, qui serait allée au bal, laissant son enfant malade. Ta femme, maître, n'est pas une bonne femme.
--C'est la mère de mon fils, répondit Dournof, et il reprit sa place auprès du berceau.
XXVIII
L'enfant resta trois jours suspendu entre ce monde et l'autre, et, pendant ce temps, ni la Niania, ni Dournof ne songèrent à eux-mêmes. Toutes les deux ou trois heures, Marianne entrait dans la nursery, demandait à voix basse des nouvelles du petit malade, le réveillait presque infailliblement, puis se laissait tomber sur le canapé et fondait en larmes. Quand elle avait épuisé cette ressource des malheureux, elle sortait et retournait, soit dans son boudoir, soit faire une promenade, pour se détendre les nerfs.
Pendant que l'on attendait anxieusement un mieux qui ne se déclarait pas, Marianne pour suivait un projet ébauché pendant ses heures de solitude.
Jusqu'alors, grâce à l'indifférence stoïque de la vieille femme pour tout ce qui n'était pas son maître ou ce qui appartenait à son maître, grâce aussi à la légèreté du caractère de madame Dournof, aucune collision n'avait eu lieu entre ces deux femmes. La Niania, respectée par les domestiques, parce qu'elle était protégée par le maître, avait d'ailleurs si peu affaire à Marianne qu'il avait fallu une circonstance particulière pour mettre au jour la suprématie de la vieille servante dans la maison. Mais Marianne avait ouvert les yeux, et rien de ce qu'elle avait omis de voir jusque-là ne devait plus lui échapper.
Elle vit que la Niania ordonnait tout, surveillait tout, la remplaçait, en un mot, dans le gouvernement domestique comme elle la supplantait dans le coeur de son fils; elle conçut une inimitié profonde contre la vieille servante.
Profitant d'un moment où Serge dormait, elle entra dans le cabinet où son mari, étendu sur le canapé, prenait un peu de repos.
A sa vue, il se souleva et s'assit; cette visite ne lui présageait rien de bon. A sa grande surprise, Marianne lui parla avec tendresse.
--Mon ami, dit-elle il me semble que Serge va mieux.
Dournof lit un geste affirmatif.
--Nous pourrons désormais, je crois, continua-t-elle, de veiller nous-mêmes.
Son mari la regarda et ne répondit pas.
--Nous avons eu tort, continua Marianne, de ne pas surveiller nos enfants de plus près, et aussi de permettre à une servante de prendre tant d'autorité dans la maison.
--C'est de la Niania que vous parlez! interrompit Dournof.
--Naturellement. Elle se croit ici reine et maîtresse; cela ne peut pas continuer.
Dournof resta pensif. Il avait longtemps redouté ce moment, puis il avait fini par penser que Marianne ne s'apercevrait pas de la place que tenait dans la maison la vieille femme. Sans la maladie de Serge, en effet, jamais peut-être la pensée de jalousie qui guidait madame Dournof n'eût pénétré dans son esprit.
--Nous lui ferons une petite pension, et nous allons la renvoyer, n'est-ce pas, mon ami? insista Marianne avec cette douceur enchanteresse qui avait séduit Dournof.
--Serge n'est pas hors de danger, répondit celui-ci.
--Je ne dis pas de la renvoyer tout de suite, mais dans quelques jours...
--Pour la remercier d'avoir sauvé la vie de l'enfant? fit ironiquement Dournof. Vous avez une manière originale de témoigner votre reconnaissance.
Marianne baissa la tête; elle n'eût voulu à aucun prix passer pour une personne ingrate ou capricieuse, non par hypocrisie, mais parce que sa dignité féminine lui ordonnait la douceur et la bonté, sous peine de déchoir.
Comme elle levait les yeux, cherchant un argument, son regard rencontra le portrait d'Antonine, qu'elle n'avait jamais vue.
--Qu'est ce que cela? dit-elle, toute frémissante, devinant la réponse qui allait suivre.
Dournof suivit son regard et hésita. Il lui en coûtait de livrer ainsi le secret de sa blessure à la femme frivole qui portait son nom. Cependant il fallait répondre.
--C'est mademoiselle Karzof, dit-il brièvement.
--Ah! fit Marianne en détournant dédaigneusement la tête, elle n'était pas jolie.
Dournof réprima un mouvement, mais ne répondit pas. Il s'était bronzé à l'endroit de toutes ces attaques, et s'était juré de ne pas se laisser émouvoir.
--Eh bien, reprit Marianne, renvoyons-nous la Niania?
--Non, répondit l'époux.
--Et si je le veux?
--Vous ne pouvez pas le vouloir, répliqua Dournof, ce serait une injustice.
--Une injustice, et pourquoi donc?
--Parce que cette femme n'a rien fait pour mériter d'être chassée, parce que nous lui devons la vie de Serge, et parce que... il s'arrêta, tremblant d'émotion contenue, je veux qu'elle reste! et cela doit suffire.
--Et moi, reprit Marianne emportée par une violente colère, je veux qu'elle parte.
Dournof s'assit froidement à son bureau et se mit à ranger ses papiers, comme s'il voulait reprendre son travail.
Marianne le regarda, voulut parler, se mordit les lèvres et sortit vivement du cabinet.
Son mari la suivit des yeux et resta pensif.
C'était là son intérieur! Une femme fantasque et irréfléchie, méchante parfois à force de légèreté, c'était la compagne de toute son existence.
Il se rappela alors la vie qu'il avait rêvée autrefois. Lorsqu'il faisait des châteaux en Espagne, du temps qu'Antonine vivait loin de lui, mais pour lui, il s'était arrangé un nid dans sa pensée, et c'est là qu'il se réfugiait lorsqu'il avait une heure de liberté pour songer à l'avenir.
L'appartement était petit et meublé simplement; une lampe tranquille éclairait la table, une demi-obscurité régnait tout autour. Un enfant dormait dans un berceau un autre sommeillait sur les genoux d'Antonine: Antonine, mère et nourrice, ne cédant à aucune femme les caresses et les sourires de ses enfants. Le travail était long et pénible, le pain du lendemain à peine assuré, mais Dournof, arrêté par une difficulté imprévue, interrogeait à voix basse la chère âme lui répondait à la sienne, et cette autre conscience, aussi droite et plus pure encore, lui soufflait l'honneur et la vérité.
Quel rêve évanoui! Et quel contraste avec la réalité! Il poussa un soupir, recula son fauteuil, et se leva pour aller visiter son fils.
La porte s'ouvrit une seconde fois, et la Niania parut sur le seuil.
Les traits rigides de la vieille femme portaient l'empreinte d'une douleur sans remède; ses mains serrées l'une contre l'autre semblaient demander grâce. Elle s'approcha de Dournof et se prosterna à ses pieds.
--Pardonne! pardonne! maître, dit elle d'une voix étouffée, pendant qu'il la relevait. Je ne puis supporter cela.
--Qu'y a-t-il? demanda le président.
--Ta femme m'a chassée! Je ne puis pourtant pas vivre loin du petit, loin de toi, mon maître, tu le sais...
Elle se tut, balança deux ou trois fois le haut de son corps en serrant son front ridé dans ses vieilles mains, et reprit:
--Depuis que notre Antonine a quitté ce monde, je n'ai voulu servir et aimer que toi, tu le sais bien, n'est-ce pas? Alors comment veux-tu que je m'en aille? où veux-tu que j'aille? Et le cher petit qui est encore en si grand danger, qui est ce qui le soignera?
Que répondre à cela? Dournof prit les mains de son humble amie.
--Console-toi, Niania, dit-il, je n'ai rien oublié. J'arrangerai cela. Où est madame?
--Dans la chambre de Serge; elle m'a chassée d'auprès de son lit. Le pauvre ange s'est mis à pleurer, elle l'a grondé...
Dournof n'en entendit pas davantage, et courut comme un fou dans la chambre de son fils.
Serge pleurait encore, mais ses larmes, arrêtées par la sévère réprimande maternelle, ne roulaient plus sur ses joues amaigries; un sanglot convulsif lui échappait de temps en temps, et ramenait une rougeur fébrile sur son pâle visage. Marianne, debout, tournant le dos à la porte, mesurait la potion du petit malade.
--Marianne, dit Dournof d'une voix si menaçante que madame Dournof tressaillit et laissa tomber la cuiller, Marianne, votre place n'est pas ici; allez vous amuser; la Niania et moi, nous veillerons sur l'enfant.
--Niania! cria Serge avec un accent plaintif, ma Niania!
Terrifiée par le regard de son mari, Marianne s'avança vers la porte; son mari s'effaça pour la laisser passer, et, lorsqu'elle fut sortie, il appela la vieille servante restée dans son cabinet.
--Mets-toi là, lui dit-il: tu me réponds de la vie de mon fils sur ta vie.
Sans répondre, la Niania reprit sa place, et, quelques instants après, calmé par ses paroles ou seulement par le son de sa voix amie, Serge s'endormait d'un paisible sommeil.
XXIX
La convalescence de l'enfant fut longue et dangereuse; les rechutes se succédaient et mettaient à tout moment son existence en péril; enfin, aux premiers beaux jours, Serge put sortir pendant les heures chaudes de la journée. La petite Sophie, sa soeur, préservée de la terrible maladie, venait à plaisir, aussi fraîche et aussi belle qu'on pouvait le désirer.
Depuis sa tentative infructueuse pour évincer la vieille bonne, Marianne affectait de ne plus entrer dans la chambre de son fils; elle avait fait installer définitivement sa petite fille auprès d'elle, et montrait une préférence marquée pour celle-ci. A ceux qui s'en étonnaient elle répondait:
--Les manèges d'une vieille servante m'ont enlevé le coeur de mon fils; je ne veux pas qu'il en soit de même avec ma fille. Ce rôle de mère sacrifiée rendait Marianne d'autant plus touchante qu'elle le jouait au naturel; elle se croyait véritablement victime d'une abominable coalition. On la vit au Jardin d'Eté se promener pendant des heures, suivie de la nourrice, qui portait Sophie dans ses bras; le jeune marquis italien l'y rencontrait régulièrement, et leurs causeries étaient longues et animées. On en rit un peu dans le monde; madame Dournof passait pour une écervelée, mais une honnête femme, et l'on ne s'émut pas autrement de sa fantaisie italienne.
Cependant le carême est la saison des concerts; Marianne allait tous les soirs à l'une ou à l'autre de ces solennités musicales, ou bien dans le monde, où les bals sont remplacés par des raouts ou des réunions moins nombreuses et plus intimes. Dournof, toujours seul, car il n'invitait personne à venir voir son abandon, passait son temps au travail. Serge venait le voir à tout moment; il avait pris l'habitude de prendre son thé du soir dans le "cabinet de papa", et le priver de ce plaisir eut été un violent chagrin. Dournof, heureux de ces marques de tendresse enfantine, s'y prêtait avec joie; le trio fut bientôt rétabli dans le cabinet du président; la Niania, Dournof et son fils connurent encore quelques belles journées, pendant que Marianne promenait sa fille au Jardin d'Eté.
Un soir, M. Mérof entra pendant que les trois amis s'ébattaient autour d'un grand château de cartes, édifié par les soins de Dournof sur une table monumentale; Serge, étendu sur le tapis de la table, retenait son souffle, de peur d'ébranler le fragile édifice.
--Dournof, dit le ministre, j'ai à vous parler.
Le président remit à la Niania le paquet de cartes, et emmena son beau-père dans un coin éloigné de la vaste pièce.
--Non, dit Mérof, plus loin; nous devons être seuls.
Dournof passa alors dans le salon, et referma la porte.
--Mon ami, dit le ministre, je vais vous porter un coup terrible, mais j'ai été frappé avant vous...
Il chercha le dos d'un siège et s'appuya un moment, puis il s'assit. Dournof remarqua alors la pâleur mortelle qui couvrait le visage de son beau-père. Il attendit, craignant tout, et n'osant provoquer l'annonce du malheur qui semblait devoir le frapper.
--Ce n'est pas ma faute, reprit Mérof, essayant de secouer son accablement; ce n'est pas ma faute, j'ai fait de mon mieux, et, du vivant de ma femme, cela ne fût pas arrivé, mais... vous n'étiez pas l'homme qu'il lui fallait...
--Que se passe-t-il donc? demanda Dournof, ému de l'émotion de son beau-père.
--Marianne...
Le malheureux père ne pouvait achever. Dournof se leva brusquement.
--Morte? dit-il.
--Plût au ciel! murmura Mérof.
--Mais alors?
--Partie!
--Partie? Seule?
--Avec votre fille Sophie.
Dournof sortit du salon comme un fou, et fit le tour de la maison déserte. Les domestiques prenaient le thé du soir dans la cuisine, tout paraissait en ordre, mais madame n'était pas rentrée pour le dîner, ce qui lui arrivait parfois, et la chambre de la petite fille était déserte.
Il revint chancelant et trébuchant contre les murailles; la vue de son beau père lui rendit quelque énergie.
--Pourquoi est-elle partie? demanda-t-il avec un geste de vague espérance.
--Elle est partie parce que, dit-elle, vous lui aviez fait une vie impossible.
Dournof fit un geste de dénégation, que le ministre arrêta à mi-chemin.
--Je sais tout ce que vous me direz, interrompit-il, et je ne puis vous accuser; d'ailleurs la malheureuse s'est donné tous les torts...
--Elle n'est pas partie seule? s'écria Dournof d'une voix tonnante.
Mérof baissa tristement la tête.
--Qui? qui? répéta le mari outragé, en broyant entre ses mains le dossier de la chaise dorée qu'il tenait devant lui.
--Cet Italien, ce marquis... Ils sont partis pour l'étranger tantôt. Vous pouvez les faire arrêter...
--Arrêter? dit amèrement Dournof, faire ramener par les gendarmes la femme qui a publiquement abandonné son foyer? Qu'y gagnerais-je? Qu'elle aille, la malheureuse, qu'elle suive sa triste destinée; elle n'était pas faite pour...
--Dournof, dit Mérof avec douceur, c'est ma fille!
Le jeune homme s'assit et reprit sa tête à deux mains.
--Voici ce qu'elle écrit, reprit Mérof, en remettant à son gendre une lettre ouverte qu'il lut machinalement.
"Chère père, disait la lettre, M. Dournof m'enlève maintenant l'affection de mes enfants, après m'avoir retiré la sienne, sans qu'il me soit possible de me trouver en faute. Malgré mes instantes prières, il a maintenu dans sa place une servante qui accapare tous mes droits; je ne puis le supporter.."
--Quelle est cette servante? demanda Mérof, espérant trouver quelque excuse à la conduite de Marianne.
--La Niania, répondit Dournof en haussant les épaules.
"Je ne puis le supporter, reprit-il en continuant sa lecture; je pars, accompagnée par un ami fidèle, qui n'a pu voir sans pitié la manière indigne dont je suis traitée chez moi; et j'emmène ma fille afin que, sur deux enfants que Dieu m'avait donnés, il m'en reste au moins un qui m'aime; j'ai laissé à mon mari celui qu'il préfère."
--Mais c'est de la folie! s'écria Dournof, quand il eut terminé. C'est de la folie, et de la plus dangereuse! Qu'elle aille où sa destinée la mène, la pauvre femme qui a gâté ma vie; mais ma fille! elle ne peut pas la garder avec elle.
--Elle ne la gardera pas longtemps, fit tristement Mérof; cette enfant la gênera bientôt...
Dournof replongea sa tête dans ses mains, et s'enfonça dans une méditation douloureuse. Au bout d'un temps qui leur parut à tous deux bien long, Mérof appuya affectueusement la main sur l'épaule de son gendre. Ces deux hommes se regardèrent et se comprirent. Au moment où leurs mains se réunissaient en une cordiale étreinte, Serge entra dans le salon.
--Où est mon papa? disait il en son langage enfantin; je veux embrasser mon papa avant d'aller me coucher... et mon grand père aussi.
La Niania, toujours silencieuse, suivait l'enfant et s'était arrêtée sur le seuil. Les deux hommes enlevèrent l'enfant dans leurs bras unis, et les larmes de rage de l'époux outragé se mêlèrent sur les boucles blondes du petit garçon à celles du père déshonoré dans ses cheveux blancs.
XXX
Quand Dournof se trouva seul dans l'appartement désert, il en parcourut toutes les pièces lentement, comme pour se rendre compte de ce qu'il voyait.
Partout la trace d'un luxe plus brillant que de bon goût; partout aussi les marques que laisse la main négligente des serviteurs mal surveillés. Sauf le cabinet du président, où la Niania s'était réservé le droit de tout mettre en ordre, le riche ameublement, préparé pour recevoir la jeune mariée, était gaspillé, profané, et dénonçait l'incurie de la maîtresse du logis.
Dournof regarda tout cela d'un air tranquille; cet aspect n'était pas nouveau pour lui, et, s'il s'y arrêtait aujourd'hui, c'était avec l'oeil du juge d'instruction qui réunit les pièces de conviction.
Oui, Marianne qui fuyait à l'étranger avec un homme sans la moindre valeur morale ou intellectuelle, Marianne était sous l'oeil de son juge, et ce juge prononçait sur elle la plus terrible condamnation.
Il l'avait aimée, cette jeune frivole, cette femme indigne, cette mère sans amour maternel; il l'avait aimé... L'avait-il bien aimée?
Le souvenir de l'amour qu'il avait eu pour Antonine, poignant et aigu comme un remords, passa dans son âme ulcérée; non, certes, il n'avait pas aimé Marianne de cet amour profond qui fait partie de nous-mêmes, où le respect se mêle à la tendresse, où l'on craint plus de déplaire à l'être qu'on aime que d'encourir la disgrâce des souverains; ce n'est pas ainsi qu'il avait aimé Marianne.
Dournof essaya alors de se rappeler la façon dont il s'était conduit vis-à-vis de sa jeune épouse.
L'ai-je trop gâtée, trop choyée? se demanda-t-il, en interrogeant sévèrement les replis de sa conscience. Ai-je été un époux trop indulgent? Ai-je été un époux trop sévère?
Il repassa dans sa mémoire les scènes des premiers temps, où les fantaisies arbitraires, les bouderies de Marianne, traitées par lui comme les erreurs d'une enfant chérie, étaient blâmées avec douceur, réprimées avec mesure.
--J'ai agi comme je le devais, pensa l'époux offensé: c'est donc elle qui est coupable, elle seule... Irai-je la poursuivre? Faut-il la forcer à rentrer au foyer qu'elle a souillé? Quel visage lui ferai-je, grand Dieu! et de quelle façon accueillerai-je à son retour l'épouse que la force et non le repentir ramène auprès de moi?
Dournof frissonna d'horreur à la pensée que cette femme, qui déshonorait son nom, pourrait encore se présenter à sa vue. En effet, un jour, lasse de courir le monde, lasse de porter le poids d'une situation inavouable, Marianne pourrait rentrer au logis; elle pourrait venir pleurer à ses pieds, implorer son pardon, parler de ses enfants.. Que ferait-il, lui, Dournof, contre les larmes de cette créature insensée, qui ne savait vouloir ni le bien ni le mal? La chasserait-il? Mais alors elle pourrait l'accuser de la rejeter dans le vice. L'accueillir?... Quel opprobre que de respirer le même air que cette femme menteuse et adultère!
Il rentra dans son cabinet. La chambre de Sophie, noire et vide, avait donné un autre cours à ses pensées. Qu'allait devenir sa fille au berceau, cette innocente, destinée à grandir auprès de sa mère indigne?
Pauvre petite! Son avenir entier allait être brisé par celle qui aurait dû la protéger! Faudrait-il que son âme virginale fût ternie dans sa fleur par les propos du monde? Devrait elle mépriser sa mère ou succomber comme elle?
Dournof, accablé, ne vit plus de bornes à son désespoir. De quelque côté qu'il se tournât, il ne voyait aucun rayon. L'opinion publique, dont il faisait peu de cas pour lui-même, lui paraissait écrasante lorsqu'elle menaçait ses enfants. Il resta immobile, les mains serrées l'une contre l'autre, s'enfonçant les ongles dans la chair sans le sentir, tant sa douleur morale dépassait l'autre.
Il leva les yeux au ciel, peut-être, pour pousser quelque clameur désespérée, et son regard rencontra le portrait d'Antonine.
--Ah! s'écria-t-il, chère adorée, ma faute est envers toi! Je ne devais pas admettre une étrangère dans le sanctuaire de mon coeur, qui t'était consacré! Après t'avoir aimée, je ne devais plus aimer que mon devoir, je devais vivre pour l'humanité souffrante, que nous avons rêvé de consoler ensemble! J'aurais dû rester pauvre, j'aurais dû mépriser les honneurs et les dignités qui m'ont tourné la tête; sorti du peuple, je devais me consacrer à lui, et, puisque Dieu n'avait pas permis à ta bonté et à ta sagesse d'illuminer ma vie, je devais me croire condamné à la solitude, accepter cet arrêt; je devais vivre et mourir seul!
La Niania entra sans bruit, et vint se placer en face de son maître.
--Que veux-tu? demanda Dournof.
La vieille femme s'inclina respectueusement devant lui.
--La maîtresse est partie, dit-elle, je viens prendre tes ordres.
--Pourquoi?
--Que ferons-nous de ses effets?
--Rien, répondit péniblement Dournof, rien du tout.
--Il faut alors les ranger et les mettre dans des caisses.
--Oui... comme tu voudras.
Le silence régna, lourd et cruel comme dans l'attente de la mort.
--Maître, reprit la vieille servante, tu es triste? Dournof éclata d'un rire amer.
--Veux-tu que je me réjouisse? Tu as peut-être raison, car, à coup sûr, rien n'ira désormais plus fâcheusement qu'avant.
La Niania secoua la tête.
--Tu parles mal, répondit-elle; tu ne sais pas te soumettre à la volonté de Dieu.
--C'est vrai! s'écria Dournof je ne sais pas me soumettre! Mais aussi, pourquoi ce coup après l'autre? Pourquoi de ces deux femmes est-ce l'ange qui a succombé et le démon qui vit, et qui vivra pour mon malheur et celui de mes enfants?
--Tu blasphèmes, mon maître, dit sévèrement la Niania, les voies de Dieu sont impénétrables.
--Soit, répondit Dournof; mais, vois-tu, Niania, lorsque je pense à Antonine, je ne puis comprendre comment j'ai épousé Marianne.
La Niania inclina gravement la tête.
--Notre Antonine était un ange, dit-elle, et cependant elle a péché contre le ciel, en recherchant la mort avant son temps. Vous êtes impatients, vous au très jeunes gens, vous ne savez pas supporter la douleur; vous voulez que la vie soit toujours rose et gaie, et, lorsque le malheur vient, au lieu de le recevoir comme une épreuve destinée à vous rendre meilleurs, vous vous enfuyez comme des enfants peureux. Il faut être homme, accepter la vie telle que Dieu la donne, et s'y soumettre.
--Quand on le peut, murmura Dournof. O Antonine! j'aurais été si heureux avec vous!
Dournof connut alors une douleur plus âpre, plus amère encore que toutes les anciennes douleurs: le chagrin d'avoir perdu Antonine devenait d'autant plus cruel qu'il comparait le passé au présent. Peu à peu, le présent lui devint intolérable; il cessa de s'occuper de ses propres affaires, réservant tous ses soins pour son tribunal; son fils Serge, lui-même, ne parvenait guère à le distraire; l'enfant, resté délicat, était sujet à des attaques fréquentes de la terrible maladie qui ne cessait de le menacer. L'existence du malheureux père s'écoulait donc ainsi entre la crainte de perdre son fils et celle de voir revenir sa femme; ce fut la seconde qui se réalisa.
Trois ans après la fuite de Marianne, il se vit annoncer une femme simplement mise, qui conduisait une petite fille de quatre ans à peine. Admise dans le cabinet du président, cette femme tira une lettre de sa poche et la présenta à Dournof, qui reconnut à la fois l'écriture de Marianne et la nourrice de Sophie. Avant de lire la lettre, il regarda l'enfant; la ressemblance de cette petite avec son frère n'était pas très-frappante, mais Dournof reconnut ses yeux à lui-même, et les boucles de cheveux qui garnissaient autrefois son front maintenant près que chauve.
--Sophie? dit-il.
La petite s'avança et le regarda avec confiance.
--Sophie, dit-il encore, sais-tu que je suis ton papa?
L'enfant secoua la tête.
--Mon papa était là-bas, dit-elle mais il y a longtemps qu'il est parti.
--Ne dites pas de bêtises, mademoiselle, interrompit la nourrice, on vous a dit que vous alliez voir votre papa; c'est le président qui est votre père.
Dournof attira à lui la petite fille et l'embrassa avec tendresse, avec pitié, le coeur plein de larmes à la vue de cette innocence déjà souillée,--qui serait souillée quand l'enfant, devenue grandelette, se souviendrait du passé qu'on tenterait vainement de lui faire oublier.
La nourrice tendait toujours au président la lettre qu'il évitait de prendre; elle la déposa devant lui sur le bureau; après une longue hésitation, il finit par l'ouvrir.
La petite fille le regardait, les yeux pleins d'étonnement, et le père infortuné retrouvait dans les regards, dans les gestes, dans les grâces mêmes du sourire enfantin, la ressemblance fatale qui devait faire de cette enfant une seconde Marianne. Le geste était déjà maniéré, le regard manquait de franchise... c'était une petite femme que Dournof avait sous les yeux, une de ces enfants précoces qui se font des mines aux Tuileries, en singeant les amies de leur mère, et, hélas! leur mère elle-même. Dournof poussa un profond soupir, baisa tristement les boucles blondes de sa fille, et lut la lettre:
--"J'ai ouvert les yeux sur ma faute, disait Marianne, et je vous envoie votre enfant en messagère de paix. Vous ne refuserez pas à cette innocente le pardon de sa mère coupable; je voudrais rentrer sous votre toit, et j'y mènerais désormais la vie d'une bonne mère de famille."
Ici, Dournof sourit amèrement.
"Je comprends ce qu'une réponse vous coûterait, continuait cette singulière épître; aussi, je considérerai votre silence comme une autorisation à rentrer chez vous. Ne continuons pas à donner au monde le spectacle d'un ménage désuni. Je vous ai tendrement aimé, et, si vous voulez me pardonner, nous pourrons encore être très heureux."
N'obtenant aucune marque d'approbation ou de réprobation, la nourrice dit doucement:
--Eh bien, monsieur, qu'ordonnez-vous que l'on fasse?
Dournof tressaillit, comme sortant d'un rêve.
--Allez à votre ancienne chambre, dît-il, vous resterez ici.
Il embrassa encore une fois la petite fille, et, lorsqu'elle eut disparu, il se leva et parcourut longtemps son cabinet de long en large.
--Heureux! heureux ensemble! Quelle triste ironie! pensait-il en marchant d'un pas lent et mesuré comme le balancier d'une horloge. Heureux! dans une union souillée par l'infamie, avec le souvenir du passé entre elle et moi, avec une image adultère entre nous au foyer conjugal!... Elle pourrait l'oublier, elle! elle pourrait peut-être éprouver encore pour moi le genre de passion légère et superficielle que son âme frivole est susceptible de ressentir... Elle serait heureuse, mais moi...?
Il s'arrêta vaguement par la fenêtre, puis reporta ses regards autour de l'appartement, et s'arrêta devant le portrait d'Antonine.
--Voilà le bonheur, se dit-il. Le bonheur! c'était de ne plus voir ici cette femme que je hais; c'était de vivre paisiblement avec la Niania et mon Serge, c'était d'oublier qu'il était au monde d'autres êtres m'appartenant que ces deux âmes qui m'aiment uniquement. C'était de vivre à trois sous l'oeil d'Antonine, qui nous regardait avec complaisance et qui daignait nous sourire d'en haut! Oui, depuis que je t'ai perdue, ma chère protectrice, je n'ai été heureux qu'ici, pendant que, dans le recueillement de ma vie intérieure, j'écoutais les conseils que tu donnais à ma conscience! Et maintenant, Antonine, qu'ordonnes-tu? Faut-il chasser de mon seuil cette femme, ma pire ennemie, faut-il lui faire place, et, par respect pour ses enfants en bas âge, étouffer mes sentiments d'aversion et de dégoût!
A l'idée de retrouver Marianne en face de lui, de voir revenir dans sa maison,--désormais grave et silencieuse, égayée seulement par les cris joyeux de Serge,--la foule bruyante et dissipée qui l'assiégeait autrefois, Dournof sentit le coeur lui manquer.
--Je ne peux pas! s'écriait il en tordant ses mains désespérées.
--Il le faut pourtant! lui disait sa conscience; comment refuser à cette égarée le seul moyen qui lui reste de revenir à la vertu? Comment retirer ce brin de paille à une âme en détresse? Dormirais-tu tranquille si tu pensais que tu as rejeté au gouffre du vice l'épouse qui porte ton nom, la mère de tes enfants, lorsque tu pouvais la sauver en lui ouvrant la porte?
--Eh bien, non! Je ne puis pas! répéta Dournof. C'est au-dessus de mes forces.
Après avoir médité longtemps, il prit une résolution soudaine et se rendit à la chambre de son fils. Les deux enfants jouaient déjà ensemble sur le tapis, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés.
--Niania, dit Dournof, viens ici.
La Niania obéit, et suivit son maître dans le cabinet.
--Sais tu que ma femme veut revenir? demanda brusquement le président.
--La nourrice vient de me le dire, répondit la vieille femme en baissant la tête.
--Où est-elle?
--A Varsovie.
--Qu'est-ce qu'elle fait là?
--Elle attend que tu lui permettes de revenir.
--Et si je refuse?
La Niania regarda son maitre d'un air tout surpris.
--Comment pourrais tu lui refuser? demanda-t-elle; n'est-elle pas ta femme?
Dournof, surpris à son tour, examina plus attentivement la vieille bonne. Elle avait l'air morne, mais non révolté. Celle-là connaissait la patience et la résignation.
--Mais, reprit-il, tu sais que j'ai à me plaindre d'elle.
--Nul n'est sans péché, mon maitre, répondit l'humble servante. Si elle a envie de bien faire, tu dois lui permettre d'essayer.
--Et si elle recommence?
La Niania fit un signe de la croix.
--Que Dieu nous préserve d'un semblable malheur! dit-elle. Pourquoi appelles tu le mal sur ta maison? Elle ne tombera pas deux fois dans la même faute.
--Et si elle y retombe? insista Dournof irrité.
--Tu veux en savoir plus long que l'Esprit-Saint, dit la Niania d'un ton de reproche, ce n'est pas bien.
Dournof se tut pendant quelques instants.
--Alors, dit il ensuite, tu veux qu'elle revienne?
--Elle doit revenir, fit la conscience loyale de la Niania.
--Tu ne l'aimes pourtant guère, toi qui veux la ramener ici, et elle t'aime encore moins!
--C'est vrai, maître; mais tu m'as promis que je ne quitterais pas notre Serge, et, d'ailleurs, elle doit revenir ici; c'est la place que Dieu lui a donnée.
Dournof fit un geste de la main, grave et triste. La Niania le comprit et se retira.
Ce jour-là, le président oublia de dîner; les récits de Serge, enchanté de sa petite soeur toute extraordinaire et toute mondaine pour lui accoutumé à la solitude, ne purent distraire le père de sa rêverie soucieuse. Sa lampe brûla bien avant dans la nuit, et enfin, lassé de combattre, il céda et écrivit: "Vous pouvez revenir."
XXXI
Quelques jours après, madame Dournof rentrait chez elle. On aurait pu croire à quelque embarras, quelque gêne vis-à-vis de son mari et de sa maison: il n'en fut rien. Sans doute, au fond d'elle-même, Marianne sentait bien la fausseté de sa position, mais elle paya d'orgueil, et montra à tous un visage altier.
Son équipée n'avait pas fait grand bruit dans le monde, à cause de la réserve de Dournof, qui en avait imposé aux curieux; son retour ne fut pas considéré comme un événement de grande importance. M. Mérof avait toujours dit que sa fille était retenue à l'étranger par le soin de sa santé, et ses amis avaient fait semblant de le croire. Le retour de Marianne ne fut donc signalé au dehors par aucune circonstance particulière.
Le soir de ce premier jour, si embarrassant pour tout le monde, excepté pour Marianne seule,--peut-être,--lorsque les enfants furent couchés, madame Dournof entra dans le cabinet de son mari.
Alors il releva la tête et fronça le sourcil il n'entrait pas dans ses plans de permettre de semblables intrusions; mais, avant qu'il eût pu ouvrir la bouche, sa femme s'était assise en face de lui, et lui parlait affectueusement.
Les années d'absence avaient prodigieusement embelli madame Dournof; elle avait perdu les grâces enfantines qu'elle avaient conservées si longtemps après son mariage, mais elle en avait acquis d'autres plus féminines, plus artificielles peut être, plus séduisantes aussi. Marianne savait désormais profiter de tout ce que la toilette peut ajouter à la beauté d'une femme, et aussi de tout ce que la beauté d'une femme peut obtenir de ceux qui y sont accessibles.
--Vous êtes vraiment bon, mon ami disait Marianne d'une voix musicale, un peu voilée, qui était chez elle un charme nouveau. Le timbre de cristal avait disparu, mais la passion contenue vibrait désormais dans ses moindres paroles. Vous êtes bon de m'avoir écrit de revenir, et je ne puis vous en exprimer toute ma reconnaissance.
Les yeux de Marianne, venant en aide à les paroles, se posèrent sur Dournof avec une émotion discrète. Le président resta immobile, et son regard ne quitta pas le tapis.
--Je sais tout ce que je vous dois, reprit Marianne, et je ne serai point ingrate. J'ai beaucoup réfléchi depuis quelques années, et je me suis dit que vous n'étiez pas seul responsable de ma... mon erreur.
--Vraiment? répondit Dournof d'un ton glacé, vous avez trouvé cela? Vous êtes bien bonne.
Sans relever l'ironie de ces paroles, Marianne continua, les yeux baissés, cette fois.
--Oui... j'étais trop jeune peut-être... dans tous les cas, trop enfant; je n'ai pas su apprécier votre mérite: votre sérieux m'a paru de la froideur; votre dignité, de l'orgueil... Vous étiez trop grave pour moi...
--Comme elle ment! pensa Dournof en se rappelant les premiers jours de leur union, où, enivré par la grâce et la beauté de cette charmante femme qui semblait l'adorer, qui l'adorait même sincèrement, il ne songeait guère à garder son sérieux et sa dignité près d'elle. Mais il continua de se taire.
--Et pourtant, reprit Marianne, je vous ai passionnément aimé; oui, malgré votre sourire sarcastique, je vous ai aimé, vous le savez bien!
--Pourquoi avez-vous cessé! demanda Dournof d'un ton tranquille.
--Parce que... parce que vous avez été trop dur pour moi, s'écria Marianne avec véhémence, parce que vous n'aimiez pas ce que j'aimais, parce que vous n'avez cessé de contrarier mes goûts, parce que mes amis devenaient vos ennemis.
--Vous choisissiez bien vos amis, en effet, interrompit Dournof, en regardant fixement sa femme. Devais-je, en vérité, en lui faire les miens?
Marianne rougit et frissonna de la tête aux pieds.
--Il va me tuer, pensa-t-elle.
--C'est le désespoir qui m'a entraînée à la chute, dit-elle tout haut, les yeux mouillés de larmes, avec un attendrissement indicible dans la voix; c'est parce que vous ne m'aimiez plus...
--Ce n'est pas moi qui ai rompu le premier les liens de tendresse qui rendaient notre vie heureuse autrefois.
--C'est vous, Serge, c'est vous, répliqua Marianne en se di levant.
Elle s'approcha de son mari, jeta à son cou ses bras admirables, et, couchant sur son épaule ses boucles blondes et vaporeuses, elle murmura:
--Je t'aime toujours, Serge, pardonne moi, soyons encore heureux de nous aimer.
Surpris d'abord par la soudaineté de ce mouvement si peu prévu, Dournof n'avait pu en croire ses propres yeux; mais, en sentant sur sa poitrine le visage de Marianne, il recula en arrière, saisi d'un tremblement violent, qui le secouait de la tête aux pieds.
--Vous, s'écria-t-il, en s'arrachant des bras de sa femme, serrés autour de lui, vous osez...
--J'étais jalouse, Serge, murmura Marianne, en essayant de saisir la main qu'il lui refusait.
--Jalouse? Et où donc dans ma conduite avez-vous l'ombre d'un doute, d'un simple doute?
Marianne releva fièrement sa tête repentante, et, indiquant du doigt le portrait d'Antonine.
--Ici, dit-elle.
Dournof regarda sa femme un instant d'un regard fixe qui la fit pâlir; puis, la saisissant brutalement par le poignet, il la précipita à genoux.
--Misérable, dit-il, misérable... Il essaya de parler, mais ne put trouver les mots qu'il cherchait; sa colère était si forte qu'il avait perdu le jugement.
Marianne, éperdue, restait à genoux; il lui lâcha le bras et la regarda, faisant un pas en arrière.
--Vous avez osé outrager une sainte! Oui, je suis coupable, vous avez raison; j'aurais dû toute ma vie rester fidèle au culte de cet ange envolé; j'ai failli, mais seulement le jour où j'ai cédé à vos séductions. Vous êtes la chair, vous, elle était l'esprit; vous n'avez rien de commun avec elle, vous n'avez jamais marché dans les mêmes sentiers. Il se détourna avec dégoût. Marianne profita de ce mouvement pour se relever. Sa feinte humilité avait disparu.
--Je vous offrais la paix, dit-elle d'un ton dur, c'est vous qui avez choisi la guerre, je l'accepte; mais maintenant vous êtes responsable de l'avenir. Je resterai ici, je vous en préviens, car, pour me chasser, il faudrait employer la violence, et vous n'oserez pas.
Elle sortit là-dessus; le bruit de sa robe traînante retentit un instant dans la pièce voisine, puis s'éloigna, et tout resta morne et Muet.
Dournof le prit la tête à deux mains. Tout chancelait autour de lui, mais il ne savait de quel côté tourner ses regards. Après un instant de la plus cruelle torture, il sonna. La Niania parut.
--Niania, dit-il, tu aimes mes enfants?
--Comme toi, mon maître répondit la vieille femme.
--Tu me jures de ne jamais les abandonner?
Pourquoi les abandonnerai-je? fit la Niania en haussant les épaules; quand je mourrai seulement, pas avant, bien sûr.
--C'est bien. Dis au cocher d'atteler.
--A cette heure? demanda-t-elle surprise.
--Oui, j'ai affaire. Et vite. Elle obéit en silence, comme toujours. Dournof, resté seul, se mit à son bureau et rangea divers papiers; il écrivit plusieurs lettres qu'il mit en évidence, dont une adressée à son beau-père. Puis il chercha dans un tiroir les lettres d'Antonine, les relut d'un coup d'oeil et les mit à brûler le dans la cheminée. Comme il jetait un dernier regard autour de lui, il aperçut le portrait de la jeune fille; aussitôt il le décrocha, retira la photographie de son cadre, et la joignit aux lettres déjà en cendres. Il regardait le papier se tordre sous l'action du feu; bientôt il ne resta plus qu'un monceau de cendres noires qui conservaient la forme du portrait, et où couraient des étincelles rouges. Quand la dernière étincelle eut disparu, il donna un coup de pincette dans les charbons ardents, et tout s'évanouit.
--La voiture est prête, vint dire la Niania.
Dournof fit un signe de tête.
--Tu vas loin, seul, la nuit? fit la Niania inquiète, s'il allait t'arriver malheur?
--Il ne peut plus m'arriver de malheur, répondit Dournof, en se dirigeant vers la chambre de son fils.
Par ordre de Marianne, on avait réuni les deux enfants dans la même pièce. Ils dormaient l'un et l'autre, chacun dans son berceau; le même reflet de joie et de paix enfantine illuminait ces deux visages. Dournof les contempla avec une égale tendresse, les embrassa l'un après l'autre, et sortit de la chambre.
La vieille Niania le suivait, inquiète comme un chien qui voit son maître partir sans lui.
Dournof se retourna, et l'embrassa sur son front parcheminé.
--Tu veilleras bien sur eux, dit-il, et il disparut.
XXXII
La nuit était toute noire, lorsque Dournof arriva à l'auberge de Pargolovo; il descendit à cet endroit, et ordonna à son cocher de retourner en ville au pas, mais sans laisser souffler les chevaux. Le cocher, qui n'était jamais venu là, car Dournof prenait toujours des voitures de louage pour accomplir ce pèlerinage, obéit sans faire de réflexion, et, au bout d'un instant, l'équipage disparut au tournant de la route. Le président prit alors le chemin du cimetière. C'était une froide nuit de novembre; la neige n'était pas encore tombée assez pour établir le traînage, mais de larges traînées de poussière neigeuse s'étendaient au loin, dans les ravins, dans les sillons, comme les plis d'une suaire sur la terre noire. Le croissant de la lune, à son déclin, donnait à peine assez de lumière pour qu'on pût distinguer la route. Au village, tout dormait sous le toit des cabanes, où dans chacune brillait la lampe des images. Ces faibles clartés de veilleuse semblaient des cierges placés auprès d'un mort. Dournof en fit la réflexion, puis prit à grands pas le chemin du cimetière.
La bise soufflait dans les branchages, et soulevait de terre des poignées de neige fine qu'elle lançait au visage du président. Ce cimetière désolé n'avait ni fleurs ni couronnes à ses croix solitaires. Seule, la tombe d'Antonine, très reconnaissable de loin à cause de son élévation, était couverte de couronnes en métal argenté: c'était un soin de Dournof; il avait voulu que, même à l'époque où les fleurs ne peuvent vivre au dehors, quelque chose indiquât qu'Antonine n'était point délaissée.
Il montait la colline sans s'apercevoir du froid âpre qui glaçait sur lui ses vêtements.
--Je viens! je viens! murmurait-il.
En ce moment, il ne pensait plus à Marianne, il l'avait bien oubliée; il refusait ce douloureux chemin de croix qu'il avait parcouru dix ans auparavant, avec la même intensité de souffrance, le même désespoir que lorsqu'il trébuchait dans le sentier escarpé, en portant la tête du cercueil d'Antonine. Arrivé au tombeau, il s'appuya à la croix, tout hors d'haleine d'avoir monté si vite. Tout était calme, noir, lugubre; la lune allait disparaître derrière les bois de l'autre côté du lac. Il posa ses lèvres sur la croix glacée.
--Je suis venu, dit-il, parce que toi seule es la paix, toi seule es le salut. Console-moi, chère âme envolée, prends-moi dans tes bras comme un enfant malade. J'ai mal... mon coeur souffre... je suis las...
Il s'assit sur la pierre, embrassant la croix de son bras gauche et appuyant sa tête sur le fer glacial. Peu à peu, ses yeux se fermèrent; son corps, fatigué par la lutte de son esprit, ploya sous le faix d'une langueur délicieuse. Le froid l'envahissait avec un irrésistible besoin de sommeil... "Console-moi, murmurait-il, calme-moi, j'ai besoin de repos et de paix."
Il ne cherchait qu'un peu de sommeil et de repos. Il s'endormit bientôt sans conserver même la force de lutter. Peu à peu, une vision sembla monter du lac glacé: Antonine, vêtue de blanc, s'envolait doucement vers le ciel, et les plis traînants de son suaire, parure de vierge et d'épousée, enveloppaient Dournof endormi... il montait après elle, sans secousse et sans douleurs... Ce n'est pas une voix mortelle qui peut dire où s'acheva son rêve.
Ce matin, on le trouva mort, appuyé à la croix qu'il tenait toujours entourée de son bras roidi.
M. Mérof a pris les enfants chez lui; la lettre que son gendre lui avait laissée parlait d'un voyage lointain, dont la durée devait être illimitée; ce voyage eût peut être conduit Dournof en Amérique, si la mort n'eût mis fin à toutes ses hésitations. Quoi qu'il en soit, c'est le grand-père qui élève ses petits-enfants. La Niania a enseveli de ses propres mains le corps de Dournof, comme elle avait enseveli celui d'Antonine, et, dans son âme, elle bénit le Seigneur clément qui les a réunis. Elle est bien vieille, mais vigoureuse encore, et, dans la paisible maison de M. Mérof, elle veille, soir et matin, aux prières de la petite fille et du petit garçon qui n'oublient jamais: "Papa et ma tante Antonine qui sont au ciel," car la vieille bonne est sûre que Dieu les a reçus dans sa miséricorde.