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La petite faunesse : $b roman

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DEUXIÈME PARTIE
Clarecrose

I

Marche trois jours et quatre nuits
Par les chemins des hommes, puis
Quitte alors cette route, et suis
La piste de la Lune.
Ce qui t’attend au beau pays,
Si ce n’est pas le paradis
O cœur vaillant, c’est mieux ou pis :
C’est l’amour, la fortune !
Ne sois pas trop tôt fatigué,
Passe le bois, passe le gué
Puis, d’un bâton de chêne, — ô gué ! —
Heurte la porte close,
O cœur vaillant, et tu verras
Les belles filles de là-bas
Venir en te tendant les bras
Du fond de Clarecrose.

Notre séjour à Castelcourrilh touchait à sa fin. Deux jours encore, et nous irions rejoindre, en aval du barrage de Cahors, la gabare de Peyroun Peyrigot.

J’ai toujours éprouvé aussi cruellement qu’il se puisse les fins de fêtes ; au lycée, une mélancolie presque coléreuse me gâtait les congés à leur déclin ; à la caserne, il me suffisait qu’une permission atteignît sa moitié pour qu’il me fût désormais comme interdit d’en jouir. De même, à Castelcourrilh, j’avais grande envie de pleurer, si tendre que se montrât Ève : la vie allait recommencer.

On ne décrit pas une beauté miraculeusement chère avec des mots, pas plus qu’avec des mots on ne rend compte d’une image ou d’une musique, si illustres soient-elles… Ce sont là jeux de critiques d’art ou de romanciers à court de copie. Me voyez-vous, vraiment, pour vous expliquer toute la salutaire clarté que j’entrevoyais en regardant vers l’avenir, lorsque je pensais à mon amour voué à Ève, me voyez-vous dépeignant ici sa beauté en détail ? Un très grand écrivain, dont on ne saurait mettre en doute la richesse verbale, dit en pareil cas de ses héroïnes : « Elle rappelait le portrait de X… par Z… qu’on voit, au musée de Y… » Je regrette d’avoir trop peu fréquenté les musées illustres. Mais peut-être mieux vaut-il qu’Ève demeure une vague image, une fois que j’aurai confessé qu’elle était belle, pour ceux qui liront ceci comme pour moi.

Elle était belle, dis-je, et peut-être très belle ; il m’eût été impossible d’imaginer désormais une autre créature à qui je me fusse lié pour toujours en ce monde. Laissons de côté les attraits par lesquels une fille de vingt ans peut devenir la suzeraine sensuelle d’un jeune homme ; car, je me sentais très sincèrement « au-dessus de cela ». Ce qui me plaisait en ma conquête, c’étaient sa facilité et sa violence, les baisers accordés après une lutte pour rire, la bonne aubaine d’une mort tragi-burlesque, un peu ridicule, à laquelle nos faibles mérites n’eussent pas dû nous donner droit. Je pensais à mes déplorables aïeux immédiats, mon père y compris. Il me semblait que j’étais déjà mieux et plus qu’eux, que j’étais pour le moins quelque chose… Étrange mentalité toute pétrie d’orgueil sans motif et de lâcheté mal consentie ! Ève ne se fût pas trouvée, comme par hasard, sur ma route, que je n’aurais probablement pas supporté les dix jours de chasse, durant lesquels je ne fus même pas capable de chasser…

Pourtant — que vient faire ici ce souvenir d’un air de Manon ? — quelle que fût la sincérité des sentiments que j’ai esquissés en nommant Ève, je voyais parfois, en fermant les yeux, oh ! non pas une maisonnette toute blanche, mais une retraite imprécise, où j’aurais vécu six mois ou cent ans sans ennui, pourvu que certaine présence et certain parfum voulussent bien m’y tenir compagnie.

Et, alors, dans ma pensée, il ne s’agissait nullement de la Vierge par erreur vouée à Diane.

Quand mon père était particulièrement ivre, il lui arrivait fréquemment de converser sur des sujets graves avec moi. Ce matin-là, il avait mangé une conserve de foie d’oie, bu deux litres de vin blanc, n’éprouvait pas la moindre envie d’aller à la chasse ; en conséquence de quoi il avait estimé plus digne de m’attendre sur la terrasse, afin de « me parler sérieusement », ne se sentant pas capable, personnellement, de faire en telle occurrence rien de mieux.

— Michel, c’est un vieux camarade qui s’adresse à toi… Sulpice a raison de te dire qu’il faut respecter ta fiancée… Mais ce n’est pas ce qui t’excuse de te conduire comme tu le fais avec Noëlia !… Holà !… Laisse-moi parler !… Il n’est bruit que de cela dans toute la maison… Je sais bien que Noëlia n’est pas une vertu. Mais mémé Zanoun est furieuse… et ta fiancée, si elle venait à savoir que…

— Ah ! dis-je… alors, c’est Noëlia qui ?… Ça, par exemple !…

Et j’éclatai de rire.

— Chut ! fit mon père, qui manqua de choir en se levant du banc où nous nous étions assis quelques instants plus tôt… chut !… On pourrait nous écouter… Viens plus loin ! Tu ne t’imagines pas à quel point les murs ont par ici des oreilles.

Ce fut ainsi qu’il me devint possible de donner un nom à la mystérieuse et quasi diabolique hôtesse de chacune de mes nuits. Un instant, je voulus douter encore. Je revoyais la petite-fille de mémé Zanoun, ce laideron aux cheveux jaunes que, tout gosses et quand nous étions las d’entonner en chœur la chanson de la Châtaigne, nous martyrisions à qui mieux mieux, dans les cuisines du château. Ne me demandez pas ici pourquoi je ne m’étais même pas informé de l’identité de ma visiteuse nocturne : j’ai toujours eu un faible pour mes beaux rêves, à mérite égal avec des réalités aussi appréciables qu’eux.

— Vous n’êtes pas chic, dis-je au quinzième marquis : en toute sincérité, j’aurais préféré autre chose !… Ne me regardez pas ainsi… Je ne savais pas… Ça peut vous étonner, mais c’est comme ça. Elle venait, la nuit, par la porte ou par la fenêtre… Alors, vous comprenez…

— Je comprends parfaitement… Mais alors, pourquoi n’avoir pas attendu notre retour pour devenir le fiancé officiel d’Ève ? Tu peux vexer cruellement cette jeune fille…

Nous nous égarions, c’est-à-dire que nous ne considérions pas le même fait sur le même plan ni du même point de vue… Qu’imaginait-il, lui, dans l’éternelle semi-conscience à laquelle une pointe d’ivresse pouvait seule, désormais, rendre une intermittente lucidité ? Après avoir fait de son mieux pour réfléchir, il me demanda, moins, — me parut-il, — en inquisiteur qu’en curieux :

— Parle franc : tu ne savais pas son nom ?

— Ni même qui elle était.

— Ça, c’est drôle, tout de même ! Tu es un numéro ! Tu ne te fiches pas de moi, au moins ?

Je le lui jurai avec une sincérité si évidente qu’il en demeura ébloui, estomaqué…, et presque dégrisé pour un temps :

— Alors, vas-y, mon petit… A ta place, j’en aurais fait autant ! Pas de place pour nous dans la vie… Mieux vaut rigoler en attendant le reste !… On s’embête… on s’embête… Belle fille !… Elle a fiché le camp d’ici à quinze ans, cinq ans bientôt, sous prétexte d’entrer en place à Bordeaux… On n’avait plus entendu parler d’elle… Elle est revenue cette année, bien habillée, peut-être riche ; elle a loué une bicoque du côté de Vilhane, au coin ouest du Bois… La mémé Zanoun a peur d’elle, un peu… Dame ! la drôlesse ne sort que la nuit… Les paysannes qui la connurent toute petite la jalousent, la traitent de louperoune

— Quel était son père ? demandai-je, soudainement intéressé…

— Telle fille, telle mère, prononça doctoralement le quinzième marquis… On n’a jamais su… Étrange bonne femme que sa mère, à vrai dire !

Ses yeux semblèrent se tourner vers le passé :

— Oui… assez jolie… j’avais ton âge… Ah ! on était bien reçu, je t’assure, quand on essayait de faire la cour d’un peu trop près à la Julia !… Nous avions tous essayé. Tu penses si nous avons ri, Sulpice le premier, quand la mémé Zanoun nous apprit — un an ou deux plus tard — que la vertueuse Julia « en avait le ventre plein » !… Pauvre bonne vieille ! Elle ne parlait plus que de son déshonneur et de se faire périr… Puis, ça s’arrangea.

— Et… la Julia ?

— On la retint pour nourrir Ève… qui allait naître.

— Et puis…?

— Et puis on fut obligé de sevrer Ève et de faire enfermer la Julia… Parce que la Julia devenait peu à peu comme folle. Telle mère, telle fille. Mon garçon, je t’ai averti, comme il se devait. Ceci dit…

Et mon père s’éloigna en sifflant un air de chasse, la conscience tranquille. Alors une voix qui ne me semblait pouvoir résonner que pour moi, très basse et néanmoins très distincte :

— Viens tout de même là-bas, où je t’ai dit la nuit dernière…

Je sursautai. Je regardai. Personne. Je me rappelai, — assez burlesquement, me semblait-il, — certaines récentes divagations de M. de Fontès-Houeilhacq : « Elles marchent sans bruit… » et le reste…

« Où je t’ai dit la nuit dernière… » La visiteuse m’avait signifié : « A l’entrée du chemin de Clarecrose… »

Clarecrose ? Aucune carte, si ancienne ou neuve qu’elle soit, n’a jamais indiqué ce nom de contrée ou de village.

Et j’éprouvai une sorte d’épouvante, encore qu’il n’y eût autour de moi que beau soleil et radieux matin… Car, à moins que j’eusse perdu la raison, il me semblait dès lors nécessaire d’admettre que la visiteuse nocturne était aussi au courant de mes rêves.

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