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La petite faunesse : $b roman

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A
LÉON LASCOUTX

PREMIÈRE PARTIE
La Chasse du clair de Lune

I

Des restes de remparts et des chansons de vieilles femmes racontent, aussi bien qu’il le faut pour comprendre à peu près cette histoire, le passé de ma petite ville blanche et rouge assise au bord du Lot.

Passé d’éternelle vaincue, assez belle et sûre de sa beauté pour demeurer comme indifférente à ses défaites. Ah ! non, ce n’était pas le temps seul qui avait délabré ses vieilles murailles : les boulets aussi de ses ennemis, autrefois, y avaient préparé des nids aux lézards. Les plus antiques traditions qu’eût conservées la mémoire des paysans et des simples évoquaient presque toutes des massacres, des viols, des hordes lamentables de prisonniers emmenés comme otages par les Maures ou les Anglais, selon les siècles. Elle avait de tout temps ressemblé, cette ville, à une fille dont la maison s’ouvre à tout venant et qui ne tient un instant la porte fermée que pour la volupté perverse d’être brutalisée par les soudards exaspérés d’attendre.

Entre deux assauts, elle suivait nonchalamment sa destinée. Les Barbares ne venant plus la relancer, elle vécut en elle-même, ainsi qu’une courtisane vieillie. Calvin ? Le Grand Roi ? La Révolution ? Napoléon ? Rien de tout ce qui avait ourdi peu à peu la trame éblouissante de notre histoire ne l’avait émue ni réveillée. La Troisième République lui a enseigné les jeux bruyants de la politique, et elle a paru y prendre goût. Mais, auparavant, si quelque idée ou quelque sentiment troublait parfois sa torpeur, c’était, comme il arrive aux personnes retombées en enfance, un souvenir de son existence la plus lointaine.

Turc, Maure, Anglais, Français étaient des qualifications qui sonnaient comme des injures. Le nom de Simon de Montfort (malgré qu’on ne connût précisément rien de cet homme) y semblait encore aussi odieux que s’il fût venu la veille interrompre brutalement, au nom du Roi des Barbares d’Outre-Loire, la vie voluptueuse et courtoise, les chants des troubadours, les Corts d’Amor et tout le byzantinisme précoce de ce coin de Terre d’oc. Néanmoins, la ville ne s’attardait pas plus que de raison à ces rancunes surannées. Elle avait d’autres amusements : ses bouffons, par exemple ; et ceci est assez caractéristique pour qu’à la hâte je parle d’eux.

Parmi les générations qui s’étaient succédé entre les murailles croulantes, il y avait eu de tout temps quelqu’un pour prêter à rire par son esprit baroque ou sa laideur, par ses vices réjouissants ou ses malheurs plus réjouissants encore. Ces êtres, comme il faut s’y attendre, étaient traités tour à tour avec une tendresse ou une cruauté excessives par leurs concitoyens, et leur popularité avait parfois d’effroyables retours.

Quand j’évoque ces bouffons, s’impose inévitablement à mon esprit l’image du plus illustre d’entre eux, d’un des rares dont le nom soit demeuré, du poète Alban Mircasse. Je le vois tel qu’il m’est apparu dès l’enfance sur son portrait en pied, œuvre d’un peintre du cru, qui se trouve encore aujourd’hui dans la grand’salle de notre Maison de Ville. Il m’est facile de le replacer en chair et en os, avec sa trogne dont une perruque poudrée à blanc fait valoir l’éclat vineux, au seuil de son hôtellerie de la Rue-Basse où la verve de ses couplets patois attirait en foule les chalands. En vérité, Mircasse peut être considéré comme le bouffon idéal : il est aussi gros qu’une tonne, il boite de manière comique, sa voix sonne à la façon d’un tambour fêlé, il sait diriger ses satires contre ceux dont personne n’a rien à craindre, il est ivre gaiement dès la pointe d’aube, sa femme le fait cocu et il ne s’en est jamais douté. On l’adore, on l’adule ; chacun l’invite à sa table, lui offre ses meilleurs vins et ses plus gras oisons. Il est l’hôte des seigneurs, il s’assied dans les fêtes à côté des échevins et des consuls.

Mais un jour, dans un de ces instants de mélancolie affreuse et sans espoir comme les pitres seuls en peuvent connaître, il confesse à un de ses amis qu’il est moins gros qu’il n’en a l’air, qu’il bourre ses effets d’étoupe ; qu’il souffre d’insulter les faibles pour bien se faire voir des puissants ; qu’il simule bien souvent l’ivresse ; qu’enfin il adore sa femme, la jeune et ravissante Jeanneton, et qu’il ne sait que trop, hélas ! qu’il n’y a pas plus cornard que lui à vingt lieues à la ronde. L’ami, stupéfait, ne peut tenir sa langue. La légende pâlit, l’histoire se chuchote ; et aussitôt la ville s’irrite d’avoir été jouée ; Mircasse voit les visages se détourner sur son passage ; les rebuffades suivent, puis vient la haine qui grandit de jour en jour ; il tente de se réhabiliter, compose ses chansons les plus spirituelles et les plus méchantes ; on hausse les épaules, on le rabroue, on s’offense, on le hue. Un soir, la foule brise ses vitres à coups de pierres. Il n’y aura personne pour le plaindre et on l’enterrera comme un chien après que Jeanneton, à quelques jours de là, l’aura trouvé gisant au beau milieu de sa boutique déserte, baignant dans son sang et percé d’outre en outre par la broche de sa rôtissoire.

Telle elle avait été dans le passé, telle demeurait la ville quand je naquis, dans la seconde moitié du dernier siècle. Le va-et-vient déjà plus intense de la vie moderne l’avait à peine tirée de son engourdissement. Elle respirait les parfums de ses jardins, savourait les fruits incomparables de ses vergers et s’endormait bercée par les cloches de ses couvents qui la réveillaient à l’aurore. Çà et là ils lançaient, nos chers vieux couvents, les pistils de leurs clochers au-dessus de la corolle des murailles inviolées. Dans la chapelle accessible au monde, les filles du pays, douces abeilles, venaient volontiers, à l’heure du Salut, butiner le miel mystique. Elles retrouvaient leurs amoureux au portail, quelle que fût la saison ; alors, le soir, fût-il ou non sombre, la nuit fût-elle ou non noire, les jeunes cœurs enivrés de prière s’alanguissaient aux promesses d’un autre amour. L’extase de l’humaine volupté n’était plus que le prolongement de la rêverie religieuse. Ah ! les soirs de printemps et d’été, peuplés de merveilleux aromes et frémissants de baisers secrets, les beaux bras blancs, mélancoliquement ou nerveusement tendus vers les premières étoiles, des dames qui s’ennuyaient à leur fenêtre ou sur leur balcon !

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