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La petite faunesse : $b roman

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TROISIÈME PARTIE
Le Bal des Boudenfles

I

— . . . . Si confessa
Que la Fenice muore e poi rinasce.
. . . . . . . . . . . . .
— Erba nè biado in sua vita non pasce
Ma sol d’incenso, lagrime e d’amono ;
E nardo e mirra son l’ultima fasce.
— E qual à quei che cade, e non sa como.
Per forza di demon ch’ a terra il tira
O d’altra oppilazion che lega l’uomo,
. . . . . . . . . . . . .
— Tal era il peccator levato poscia.
Oh ! giustizia di Dio, quanto è severa
Che cotai colpi per vendetta croscia !

Inferno, canto XXIV.

Prenez la gauche, en quittant la gare Matabiau, et suivez les bords du canal. — Et puis, allez. — Je ne citerai pas de noms de rues ; ils ont peut-être changé depuis trente ans. Mais il est probable qu’en beaucoup d’endroits le paysage est resté le même ; certainement quiconque connaîtra Toulouse n’aura pas grand’peine à repérer les lieux dont je parlerai à l’occasion.

Dominant la ville, au bout d’une longue et noble échappée, vous apparaîtra bientôt une colline où il y a, — à moins que je ne doive dire : où il y avait, — des cyprès et, je crois, aussi, un cimetière. Je dis « à moins », parce que je ne sais pas si les cyprès, implacables fuseaux, continuent encore aujourd’hui à dévider un peu de tristesse céleste au-dessus de la Cité latine ; je dis « je crois » à propos du cimetière parce que je ne me suis jamais renseigné personnellement auprès de quiconque, et qu’un cimetière, en pareil site, m’a toujours si bien semblé à sa place que j’ai mieux aimé y croire que d’y aller voir.

Ma maison fut un peu plus loin, — toujours en suivant le canal sur la rive gauche, — dès que la ville me parut tout ensemble assez lointaine et assez proche, et que mes yeux purent avoir la double récréation de ses arbres et de ses bâtisses. Celles-ci étaient de briques roses, ceux-là d’un vert grisâtre, même sous le plus jovial soleil. O symbolique mélange de couleurs, — sang déteint et palmes tôt ternies, — qui résume pour qui sait rêver l’histoire d’une race et d’un sol vainement appelés il y a mille ans à devenir la tête et le cœur du plus beau des Empires !


Ma maison fut une sorte de villa sans style, ici délabrée, là confortable, trop grande et néanmoins facile à meubler drôlement, un refuge comme les pays vraiment latins peuvent seuls en offrir aux blessés de l’esprit et du cœur, aux désœuvrés et aux inutiles, que d’autres appellent des lâches. Elle me plut tout de suite, et c’est la cause probable pour quoi il me tardait perpétuellement de la quitter pour la retrouver, ou d’en partir pour tenter d’en guérir.

Elle m’avait été signalée par quelqu’un que je ne m’attendais guère à retrouver en pareille occurrence. Un soir, dans une rue louche, un être falot me rejoignit à la terrasse d’un café sans gloire. Il lia conversation avec moi sous le premier des prétextes à utiliser dans ce but : feu à offrir, dissertations sur la pluie et le beau temps. Son visage offrait un curieux mélange de finesse, de distinction même, à côté des stigmates les plus déconcertants de toutes les lassitudes et de tous les appétits, de tous les dégoûts et de tous les vices. C’est pourquoi je me gardai de le rabrouer du premier coup. Il me semblait drôle.

Et puis, je m’ennuyais tant, mon Dieu !

Je jugeai inutile de nous présenter l’un à l’autre, mais il ne me cacha pas qu’il s’appelait Durand. Ce fut dans un moment où je me sentais, — comme on le comprendra mieux par ailleurs, — à la somme du découragement, de ce que les romantiques ont appelé, sans trop savoir pourquoi, la désespérance ; il me parla de ses malheurs, des bêtises qu’il avait, quelque quinze ans plus tôt, commises, et qui l’avaient fait renier à jamais par les siens… Choses banales. Je l’enviais parfois, en revanche, de s’appeler tout simplement Durand et j’en éprouvais même quelque admiration pour lui.

Cela m’amena à lui confier que j’avais eu moi-même un grand malheur dans ma vie et que je désirais trouver une maison où vivre en paix à Toulouse, de préférence un peu hors ville, et vers l’endroit dont j’ai déjà parlé. Ce fut lui qui se mit en quatre pour « me dénicher mon affaire », comme il disait, moyennant une petite commission. Par exemple, le jour où le contrat fut signé, il fit une bien étrange figure, tandis qu’il en prenait connaissance.

Ce ne fut, d’ailleurs, que bien plus tard, — au delà de cette histoire, — qu’il m’apprit qu’il était mon frère aîné : oui, celui dont on ne parlait plus chez nous depuis des ans… En attendant, il resta mon ami. Et je croirai toujours que cela valut mieux pour l’un comme pour l’autre.

J’avais connu aussi, depuis mon arrivée à Toulouse, un personnage bien curieux que je vais essayer de décrire, moins par un portrait en règle que par ce qui pourra suivre le concernant.

Au sommet de ma colline, quand je n’avais pas envie de me rendre en ville, je rejoignais volontiers vers les cinq heures de l’après-midi une sorte d’établissement public, moitié guinguette, moitié « restaurant-chic », hanté à la fois par de jeunes hommes chargés d’or ou par des voyous sinistres, mais calme en semaine et où les yeux jouissaient des plus rares fins de jour, surtout en automne. Et je l’avais découvert en automne. Le patron, M. Meysounave, était un hercule hémiplégique, bégayant et bavant, autour duquel s’empressaient avec une affection touchante sa maritorne d’épouse et ses deux fillettes de quinze à vingt ans, d’une beauté incontestable mais déjà crapuleuse et comme par avance marquée, retenue, vendue. L’établissement consistait en un vaste jardin peuplé de parfums en toutes saisons, en une sorte de chaumine assez pittoresque et vaste où gîtaient les maîtres du lieu et où ils servaient à boire à leurs familiers, en deux ou trois pavillons où les clients pouvaient amener des compagnes, en une salle de danse organisée parmi les ruines d’un couvent détruit. La terre et le vent y sentaient adorablement bon, qu’il fît soleil ou pluie, et, d’autre part, entre le lundi et le samedi, — les jours de fêtes sonnées non compris, — on pouvait y respirer l’arome du silence humain et de la solitude.

Car j’y étais seul ou tout comme, presque quotidiennement, à côté d’un homme d’une quarantaine d’années, très courtois et de grande allure, dont la patronne et ses filles disaient, quand elles parlaient de lui : monsieur Labbé. Comme il me l’expliqua lorsque nous eûmes lié connaissance, il était devenu un familier de la maison Meysounave non seulement comme moi, par amitié pour les nobles paysages, mais aussi par goût de certain vieux vin de Cahors que les caves contenaient en abondance et dont il buvait de même, en montrant d’étonnantes dispositions à tenir le coup sans broncher.

Il était maigre, haut sur pattes, avec des épaules un peu voûtées et un beau visage passionné, aux traits accusés, aux yeux trop noirs, au nez trop long, au menton trop aigu, au front trop haut et trop large. Il s’exprimait avec recherche et abondance ; dans ses moments d’expansion, qu’ils fussent provoqués par le vieux vin ou par toute autre cause, il tenait des propos dont le pédantisme imaginatif rappelait (en mieux) ceux où se complaisait M. de Fontès-Houeilhacq.

Quand nous en fûmes au point de converser plus familièrement et de faire allusion à nos existences particulières, j’appris, non sans étonnement, qu’il s’appelait Gilbert Fiste, et que j’avais mal orthographié dans mon esprit la dénomination qu’on lui donnait chez Meysounave et ailleurs : on disait de lui et on lui disait : monsieur l’abbé, parce qu’il était ou plutôt avait été prêtre.

— M. Fiste, fis-je assez niaisement, je vous prie de m’excuser si…

Mais lui, souriant :

— Pourquoi, s’il vous plaît ? Sum sacerdos in æternum et je tiens à ce titre ; je l’ai désiré par vocation et conquis par mes études, le tout en aidant le ciel qui voulait bien m’aider. L’Archevêque, dont j’ai été longtemps le précieux auxiliaire, a trouvé mauvais que je m’occupasse, étant bon chrétien, autant du Diable que de Dieu. Et il me mit en disgrâce. C’en était trop pour mes facultés de pécher par orgueil, qui sont incommensurables. Je me suis révolté.

Je m’inclinai approbativement.

— Oh ! des histoires sans importance, continua-t-il… Ma vocation, au sens strictement chrétien ou administratif du mot, était une erreur de ma part. Je croyais en Dieu et j’étais sûr de déployer toute ma bonne volonté pour le servir, mais à la condition qu’il eût l’occasion de faire appel à mes faibles armes. Il s’en est bien gardé, encore que j’aie publié il y a quatre ans, sous mon nom, ainsi qu’il se devait, un rituel de la Messe Noire qui fait autorité dans cette ville et dans les alentours. Je continue à croire en Dieu et à l’aimer ; mais, quand nous nous trouverons face à face, je ne lui dissimulerai point que j’étais entré dans les ordres pour être son soldat et non point le domestique de ses domestiques. C’est ce que j’ai en vain tenté d’expliquer à l’Archevêque, personnage obtus. J’estimais que Dieu n’avait pas besoin de défenseurs s’il se sentait en sécurité autant que le proclame l’Archevêque. J’ai donc tiré ma révérence à celui-ci. J’ai une fortune personnelle, vous comprenez ; et l’Archevêque était très ennuyé — très !… Mais, moi, je pensais : pour éclairer ma religion en dehors de toute routine, ne vaut-il pas mieux, décidé à LE servir, que je fasse connaissance avec… avec L’AUTRE, ou LES AUTRES, sans lesquels lui-même ne mériterait pas d’exister ? Car il faut avouer que, dans le cas de son omnipotence absolue, sa profession ressemblerait à une sinécure, ce à quoi je ne voulais point penser un seul moment, crainte que je n’en fusse peu ou prou détaché de lui.

On apporta deux nouvelles bouteilles.

— Un soldat, je vous dis, et non pas un valet, et encore moins le valet d’un valet… Et je dis à l’Archevêque : « Ne me parlez donc pas des basses règles de notre métier, et ne me parlez pas de Dieu, avec qui je suis (j’en resterai certain in sæcula) en bien meilleurs termes que vous. Parlez-moi plutôt du Diable. Avez-vous jamais vu le Diable ?… » Il me demanda si pareille horreur m’avait été octroyée, et je fus bien obligé de lui répondre affirmativement. Oui, je l’avais évoqué et vu, l’Autre… et aussi les Autres… Cela parut faire sur Monseigneur une forte impression. Il me demanda des détails et je les lui donnai abondants. Je conclus mon exposé rapide des faits par ces mots : « Dieu devrait bien se faire voir aussi souvent que LUI, qui se montre chaque fois qu’on l’appelle honnêtement. » Et, le résultat de ce colloque, vous le voyez d’ici, n’est-ce pas ?

— A la vérité, je…

— Non, ne cherchez pas, cher vicomte… C’est trop simple ! L’internement… dans une maison de fous, entre Toulouse et Bordeaux… sur la grande ligne, vous savez ?… Oh ! ça a été très dur… Mais je me suis débrouillé. Je vous ai dit que j’avais une certaine fortune, n’est-ce pas ? Trois mois de captivité… Je priais, je priais… Dieu ne me parlait plus, même à voix basse Alors, une nuit de solitude et de désespoir, j’ai fait appel à l’Autre, qui s’est montré tout de suite, lui. Les pauvres vieux, qui disaient qu’on vend son âme au Diable, étaient des naïfs en professant qu’on était volé à ce marché ; car il ne m’a rien demandé. Nous avons causé amicalement, ni plus ni moins que de vous à moi. Nous nous sommes aperçus tout de suite que nous croyions en Dieu autant l’un que l’autre et, — ce que j’admire de sa part et dont il faudra bien que je rende compte à Dieu lors de ma dernière heure, — c’est qu’il me dit indulgemment : « Tu t’expliqueras avec Lui, plus tard… Mais, pour l’instant, ne parle plus de moi, si tu veux sortir d’ici… » Je lui ai obéi et… et me voici. Monseigneur est mort. Je n’ai pas de rancune. Ceci se passait il y a quatre ans.


« Il y a quatre ans… » Juste l’époque depuis laquelle une mort avait désorienté ma vie. Je racontai à Fiste tout ce que quiconque m’a lu peut connaître de mon histoire. Il la trouva « très intéressante » et je lui devins sympathique. Je sus, il est vrai, dissimuler certains souvenirs et certains commentaires sentimentaux, dont je prenais soin en avare.

Oh ! quatre années de vie, que c’est peu de chose, et comme c’est lourd à porter !… Il y eut le retour navrant dans la petite ville blanche et rouge ; l’affaire était classée par le Parquet comme par les Parques ; qu’Ève d’Escorral se fût précipitée dans un gouffre quercinol par irritation de me voir « fréquenter », durant que nous étions fiancés, Noëlia qu’on appelait aussi Noelle, cela ne fit de doute pour personne. Après tout, c’était possible ; et je dois reconnaître qu’on me plaignit.

Rien de plus déprimant que la pitié bénévolement consentie pour qui souffre et rage. La vie continuait. Il n’était plus question de me renvoyer à Paris dans « un état d’esprit comme le mien »… M. de Fontès-Houeilhacq commentait silencieusement l’aventure et répétait, chez nous : « C’était fatal… » sans qu’on pût lui arracher autre chose. Mon père fut très tendre et très bon. M. d’Escorral aussi. Mais celui-ci, pour le grand désespoir de ses consanguins, décida de se remarier et le fit, se trouvant trop seul sur la terre. Pour ce qui est de mon père, en revenant du Poisson frais, un soir sombre, il ne vit pas le tournant de la rive et, continuant de marcher droit, tomba de quinze mètres de haut dans le Lot, qui ne consentit à nous le rendre que trois jours après.

Alors les années continuèrent de se déployer devant moi, chacune comme un éventail aux quatre couleurs différentes. Les rêves avaient recommencé, et Celle que je voyais à présent au fond de Clarecrose, c’était ma fiancée, enchaînée et captive dans une salle plus lointaine encore que celle des Dames-en-rose. Là, il n’était plus de jour ni de nuit. Une immense détresse tombait des voûtes ou venait je ne sais d’où… Enchaînée et captive… Je n’ai jamais entendu sa voix, mais ses yeux parlaient si bien ! Ils me disaient :

— Ce n’est pas de ma faute, je te le jure ! Nous étions nés pour être forts à nous deux.

Moi, dans mon rêve, je répliquais :

— Explique-toi, raconte-moi ce qui s’est passé. Je t’aimais tant !

Alors la bouche restait close et les yeux eux-mêmes ne disaient plus rien.

L’image me suivait le jour. Quelle étrange existence ! J’allais, je venais, méprisant toutes les joies que pouvait me dispenser la vie ; une rage de plaisir régnait alors dans notre riche et paresseuse province ; vieux ou jeunes rivalisaient de débauche ; de l’or tintait jusqu’aux aurores sur les tapis verts des tripots ; de fastueuses putains nous arrivaient des grandes villes ; les filles du pays, éblouies par leurs toilettes, faisaient de leur mieux pour leur ressembler en tout au plus tôt. Une immense volupté, une infinie douceur de vivre comblait la nuit comme le jour ; je ne m’y mêlais point, mais j’en jouissais paisiblement à la façon dont peut profiter de la bonté du ciel une plante de serre, à travers un vitrage.

Et puis ce fut le printemps… Et puis ce fut l’odeur des tilleuls sur les boulevards où passaient dans le soir des couples enlacés… Et puis il y eut un autre soir où deux petites mains embaumées et fraîches vinrent se poser autour de mon front comme pour l’arracher un peu à son rêve.

— Mon Dieu, murmurait Noelle… Moi qui te cherchais à Paris ! A présent, viens.


Et je l’avais suivie.

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