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La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

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The Project Gutenberg eBook of La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

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Title: La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

Author: Ossip Lourié

Release date: February 7, 2006 [eBook #17709]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Marc D'Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOCIALE DANS LE THEATRE D'IBSEN ***

LA PHILOSOPHIE SOCIALE

DANS

LE THÉÂTRE D'IBSEN

PAR

OSSIP-LOURIÉ

Se posséder pour se donner.

Lauréat de l'Institut.
Docteur de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris,
Membre de la Société de Philosophie de l'Université de Saint-Pétersbourg.

PARIS

1900


Table des matières

A M. EMILE ZOLA

TRÈS HONORÉ MAÎTRE,

Vous avez le premier introduit en France le théâtre d'Henrik Ibsen. Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'inscris votre nom sur la première page de mon travail. Il y a deux ans, j'ai eu l'honneur d'être chargé par un groupe d'écrivains étrangers de vous transmettre l'expression de leur profonde admiration pour l'oeuvre de justice et d'équité dont vous veniez de jeter les premiers jalons. Par votre campagne, terrible et sublime, vous avez prouvé que la conception générale des drames d'Ibsen n'est point une chimère: La solution du problème social de l'humanité s'obtient par le réveil de la conscience et de la volonté individuelles.

Veuillez me conserver, je vous prie, Maître, votre bienveillance.

OSSIP-LOURIÉ.


INTRODUCTION

I

Ce n'est pas le théâtre d'Henrik Ibsen que je me propose d'étudier dans ce volume; mon but, c'est de dégager la philosophie sociale qu'il renferme.

Les pièces d'Ibsen sont moins des productions dramatiques que des essais philosophiques touchant les questions vitales de l'humanité. L'action y joue une importance secondaire, les incidents sont forcés, inattendus, brusques; l'intérêt principal réside dans le conflit des idées. L'auteur ne se soucie guère de l'appareil théâtral, il ne prend même pas la peine de dessiner nettement les positions réciproques de ses héros. Le spectateur n'assiste pas aux événements, aux actions des personnages en scène, mais leurs réflexions, leurs pensées, leurs aspirations sont toujours présentes et vivantes. Leurs caractères, leurs passions ne se traduisent pas par des gestes, par des attitudes, par des mouvements, mais se révèlent par une analyse psycho-philosophique.

Le théâtre d'Ibsen est une succession de préceptes où la psychologie de l'individu comme celle de la société fait disparaître le déroulement progressif de l'action. L'auteur analyse minutieusement les mouvements d'âme, les crises de conscience, de passion, de pensée; il étudie les révolutions morales individuelles, l'antagonisme entre l'individu et la société, les mensonges et les préjugés sociaux. Le théâtre d'Ibsen est, avant tout, un théâtre d'idées.

M. Max Nordau, tout en constatant qu'«Ibsen a créé quelques figures d'une vérité et d'une richesse telles qu'on n'en trouve pas chez un second poète depuis Shakespeare[1],» prétend que le dramaturge norvégien est incapable «d'élaborer une seule idée nette, de comprendre un seul des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces, de tirer des prémisses les conséquences justes[2]».

Certes, «les sots seuls admirent tout dans un écrivain estimé[3]», mais le savant auteur de la Psychologie du génie et du talent[4] force un peu trop sa plume satirique en affirmant qu' «Ibsen ne comprend pas un seul des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces». On peut considérer certaines de ses pièces comme absolument étrangères à l'art dramatique; dire qu'elles manquent d'idées, c'est ne pas vouloir les comprendre. Il se peut que l'idée de telle ou telle pièce soit un peu embrumée, mais «il faut considérer le théâtre d'Ibsen en bloc. Alors nous avons devant les yeux un imposant monument de la pensée moderne».[5]

Ibsen ne s'impose pas tout de suite. Lorsqu'on voit ou qu'on lit pour la première fois une de ses pièces, l'impression est puissante, mais confuse; elle éveille dans le spectateur ou le lecteur des émotions fortes, mais indécises; ce n'est qu'après une longue analyse qu'on en détermine l'idée. Quelles que puissent être les erreurs qu'on trouve dans son oeuvre, comme dans celles de tant d'autres écrivains, l'impression générale est grande et profonde, l'émotion qui en jaillit n'est pas affective mais cérébrale; une atmosphère fraîche de pensée enveloppe ses personnages; ils forment tout un organisme social, toute une philosophie. Ce n'est pas de la spéculation abstraite, ce n'est pas de la philosophie construite, c'est de la philosophie vécue. Les héros d'Ibsen ne jettent pas à profusion «les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des vérités, par lesquels on édifie les grands systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique»;[6] mais si l'esprit de système leur fait défaut et aussi l'art des ordonnances symétriques, ce ne sont point certes des idées, des pensées qui leur manquent. Et «les systèmes de philosophie sont des pensées vivantes»[7] affirme l'un des plus nobles penseurs modernes.

Nous sommes loin des temps où la philosophie était le domaine d'une poignée de privilégiés. Aujourd'hui nous admettons qu'il n'y a point de castes dans l'intelligence humaine. «Il n'y a point des hommes qui sont le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-même le vulgaire et le philosophe.»[8]

La philosophie n'est pas le fruit d'un syllogisme. Il ne faut faire dépendre la philosophie d'aucun système, d'aucune méthode.

«Mon dessein, dit Descartes, n'est pas d'enseigner la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne.»[9]

La philosophie n'existe et ne se développe que dans l'esprit de l'homme. Les idées les plus profondes, les investigations les plus sensées resteraient lettre morte sans la vivification que leur communique l'esprit du penseur. C'est lui seul qui crée la valeur des idées philosophiques. La philosophie n'est que la manifestation de l'esprit indépendant, aspirant à se faire—par la critique générale—une conception personnelle de l'Univers.

Ibsen nous montre, dans son théâtre, quelle est sa contemplation du Monde, comment il envisage les hommes et les choses, quel est l'enseignement qu'il tire de la vie, car c'est la vie seule qui l'intéresse; ce qui le préoccupe, c'est l'éternelle contradiction de la vie, c'est la lutte entre l'idéal et le réel.

«Quel est le péché qui mérite l'indulgence? Quelle est la faute qu'on peut doucement effacer? Jusqu'à quel point la responsabilité, cette charge qui pèse sur la race entière, obère-t-elle le lot d'un de ses rejetons? Quelle déposition, quel témoignage admettre quand tout le monde est au banc des intéressés? Sombre et troublant mystère, qui pourra jamais t'éclaircir! Toutes les âmes devraient trembler et gémir, et il n'en est pas une entre mille qui se doute de la dette accumulée, de l'engagement écrasant né de ce seul petit mot: la Vie.»[10]

II

Le théâtre est un art qui se propose de peindre la vie humaine.

Ibsen ne se borne pas à peindre la vie et les hommes, il est aussi un remueur d'idées.

Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime ainsi: «Je vous prie de vous rappeler que les Pensées jetées par moi sur le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-même, mais de mes personnages dramatiques qui les prononcent.»[11]

Mais Ibsen a beau dire: «J'ai essayé de dépeindre hommes et femmes; ce sont eux qui parlent et non pas moi», son âme et sa pensée sont toujours présentes dans son théâtre. Aucun auteur ne peut faire disparaître sa personnalité de son oeuvre.

«Je ne connais pas d'écrivain moderne qui ait pu ou su «se cacher» dans son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu'à la manie le souci de réserver sa personnalité, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en apparence impersonnelles, on peut découvrir les raisons intimes des préférences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du discours, il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là.»[12]

Certes, Ibsen est avant tout artiste, poète, mais «le poète est un monde enfermé dans un homme.»[13] Le monde dont le poète nous présente les types, se condense en se réfléchissant dans sa pensée; il emprunte la marque particulière de son moi et sa physionomie en devient plus saillante. L'artiste, pur artiste, le poète, exclusivement poète, ne se rendant aucun compte de lui-même à lui-même, incapable d'analyser le monde qu'il peint, ses pensées, ses idées, est un être chimérique.... Il y a longtemps qu'on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des pommes, c'est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature. Le Lac immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du poète comme Vénus de l'écume des mers.

L'inspiration ne dispense pas les poètes les plus naïfs d'un travail de la pensée. Platon qui dit: «Quand le poète est assis sur le trépied de la muse, il n'est plus maître de lui-même», Platon ajoute: «Lorsque le poète chante, les grâces et les Muses lui révèlent souvent la Vérité.»[14] Grâces ou Muses, conscience intérieure ou analyse de l'esprit, le fait est que l'artiste, le poète sait et comprend ce qu'il fait; «la vérité se révèle à lui».

Le poète qui chante la grandeur de l'Univers possède sa manière de le comprendre; l'homme qui dépeint les crises de la conscience humaine, en possède certainement une; celui qui nous présente le caractère de deux individus peut ne pas nous dire où vont ses sympathies; il lui est impossible de ne pas le faire voir.

Ibsen a beau dire: «Ai-je réussi à faire une bonne pièce et des personnages vivants? Voilà la grande question»,[15] son âme et sa pensée, je le répète, sont présentes dans son oeuvre, et son esprit aussi.

Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-être embarrassé de dire si la philosophie a pour objet la découverte de l'existence absolue, d'où les sciences doivent être déduites à leur tour;[16] ou si son objet est la systématisation et la coordination des sciences.[17] Il n'est pas philosophe de profession; son génie n'a pas de système. «Le génie, au sens le plus étendu du mot, c'est la fécondité de l'esprit, c'est la puissance d'organiser des idées, des images ou des signes, spontanément, sans employer les procédés lents de la pensée réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif.»[18] Mais une philosophie ne se compose pas simplement de faits, d'images, d'idées et d'observations, il faut à ces faits, à ces idées, une liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les rapports, d'où se déduit la vérité philosophique, l'unité scientifique. C'est précisément cette liaison que je m'impose de déterminer dans le théâtre d'Ibsen.

Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux[19], à propos de mon ouvrage La Philosophie de Tolstoï, je «cherche moins les doctrines méthodiquement déduites par les philosophes de profession que les pensées nées en quelque sorte spontanément dans les âmes d'élite au contact de la vie et des réalités; je vise moins à expliquer le détail des doctrines qu'à en découvrir l'unité et à en marquer l'esprit».

Le but de cet ouvrage est d'établir une harmonie dans les idées que le poète norvégien émet dans ses drames, de les développer, de leur donner une forme synthétique. Ai-je réussi? Feci quod potui. «La conscience de l'écrivain doit être tranquille dès qu'il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible.»[20]

Avant de passer aux héros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie: l'homme nous fera mieux comprendre le penseur.

Notes:

[1] Dégénérescence, t. II, p. 176. Traduction française. Paris, F. Alcan.

[2] Ibid. p. 291.

[3] Voltaire. Candide, p. 100.

[4] Voir notre analyse de cet ouvrage, Revue philosophique, février 1898.

[5] Auguste Ehrhard. Henrik Ibsen et le théâtre contemporain, p. 2.

[6] Anatole France. L'Abbé Gérôme Coignard, p. 12.

[7] Emile Boutroux. Etudes d'histoire de la philosophie, p. 9. Paris, F. Alcan.

[8] J. Jaurès. De la réalité du monde sensible, p. 2. Paris, F. Alcan.

[9] Oeuvres de Descartes. Discours de la méthode, édition de Victor Cousin, p. 124.

[10] Ibsen. Brand.

[11] «Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede Tanker hidrörer fra mine dramatiske Personer, der ûdtaler dem, og ikke i Form eller Indhold ligefrem fra mig.».... Lettre datée de Christiania, 19 février 1899.

[12] Edouard Rod. Nouvelles études sur le XIXe siècle, p. 145 et 146.

[13] Victor Hugo, La Légende des siècles, XLVII.

[14] Platon. Lois, liv. III et IV.

[15] M. Prozor. Préface à la trad. fr. du Petit Eyolf, p. xxv.

[16] Hegel.

[17] Auguste Comte.

[18] G. Séailles. Le Génie dans l'art, p. 2.

[19] Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 23 juillet 1899. Travaux de l'Académie, novembre 1899, p. 486 et suiv.

[20] Renan. L'Antéchrist, préface, p. vii.


LA VIE D'HENRIK IBSEN

La philosophie n'est pas une science comme une autre; il y reste toujours un élément personnel qu'on ne saurait négliger. Toute philosophie porte le nom d'un homme.

CHALLEMEL-LACOUR,
Philosophie individualiste, p. ii.

CHAPITRE PREMIER

L'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La révolution hongroise. Christiania. L'école de Helmberg. La première pièce d'Ibsen, Catilina. Ibsen, rédacteur d'Andrimmer. Ses premières poésies. Ibsen, metteur en scène du théâtre de Bergen (1851-1857) et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862). Son mariage. La comédie de l'Amour. Le subside, le Digter gage, du Storthing norvégien. La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'exil. 1828-1864.

I

Henrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828[1] à Skien, province de Télemarken où son bisaïeul, d'origine danoise, était venu s'établir en 1726.

Patrie de Lammers, célèbre orateur protestant dont les prédications enflammées créèrent un grand mouvement religieux en Norvège, Skien est considéré comme le foyer du piétisme luthérien.

Le père du dramaturge, commerçant aisé, avait un caractère expansif; sa mère était austère, d'humeur silencieuse, taciturne. La famille jouissait d'une considération particulière dans cette petite ville de province. «Notre maison, écrit Ibsen, était située près de l'église, remarquable par sa haute tour, à droite se trouvait une potence; à gauche, l'hôtel de ville, la prison avec un asile d'aliénés et deux écoles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il ressemblait tantôt â des gémissements, tantôt à de lugubres lamentations: c'était le murmure des cascades et le chant plaintif des scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours à ces scieries.

«L'église était le plus joli bâtiment de la ville. Ce qui préoccupait surtout mon imagination, c'était la lucarne, au bas du clocher; elle avait pour moi un sens mystérieux; la première impression consciente qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mémoire. Je me rappelle, un jour, ma bonne me conduisit à l'église et me tenant entre ses mains me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un éblouissement étrange.... J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos fenêtres; j'ai aperçu aussi manière.... Tout à coup un tumulte ... on me fait des signes de là-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que ma mère m'apercevant dans la lucarne se mit à crier et tomba sans connaissance. Dès qu'elle me revit, elle commença à pleurer, à m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place, je levais toujours mon regard vers cette lucarne et il me semblait qu'un lien mystérieux existait entre elle et moi.»

En 1836,—le jeune Henrik avait huit ans—ses parents furent ruinés par une catastrophe commerciale. Cette ruine changea complètement la situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misérable habitation succéda à la riche demeure. La transformation produisit une impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfonçait en lui-même, évitait la société, recherchait la solitude. Tandis que ses frères cadets jouaient dans la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit cabinet noir près de la cuisine et y passait seul des heures et des jours. «Il nous paraissait peu aimable, écrit la soeur d'Ibsen, et nous faisions tout notre possible pour l'empêcher de s'isoler de nous. Nous aurions désiré qu'il jouât avec nous. Nous frappions à la porte de son cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience, Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait à nous poursuivre, mais pas bien fort, car il était de constitution faible. Et immédiatement après, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.»

Isolé, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possédait son père, il aimait aussi à faire des tours de passe-passe, à peindre ou à découper avec du papier des figures, des groupes, etc.

En 1842, la famille d'Ibsen revint à Skien et l'auteur des Revenants entra dans une école dirigée par des théologiens. Il se passionnait surtout beaucoup pour l'histoire et la théologie. Il se séparait rarement de la Bible. «Un jour, raconte un de ses anciens camarades, Ibsen ayant à préparer un devoir; y rendit compte d'un songe qu'il avait fait: «J'étais avec des amis; nous venions de traverser des montagnes et très fatigués nous nous étions couchés, comme jadis Jacob, sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et j'ai fait un rêve; un ange me disait:

—Lève-toi et suis-moi!

—Où veux-tu me conduire à travers ces ténèbres? lui dis-je.

—Marchons, répondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie humaine, telle qu'elle est, dans toute sa réalité.

Plein d'épouvanté, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des marches gigantesques.... Tout à coup j'ai vu une grande ville morte pleine de traces de ruine et de pourriture, c'était tout un monde de cadavres, les restes de la grandeur fanée, de la puissance flétrie.... Et une lumière pâle, comme celle des églises, éclairait cette ville morte.... Et mon âme se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout bas: Ici, vois-tu, tout est vanité!

Et j'ai entendu un bruit—bruit d'un orage,—puis des soupirs, des milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempête, rugissement formidable, et les morts et les cadavres s'agitèrent, et leurs bras se tendirent vers moi.... Et je me suis réveillé tout couvert de sueur.»

Orphelin à seize ans, Henrik Ibsen fut obligé pour gagner sa vie de quitter l'école et d'accepter une place d'élève-commis dans une pharmacie à Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattégat.

Tout en préparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait à la versification.

Le frémissement électrique qui parcourait alors l'Europe entière et la remuait jusque dans ses fondements, ébranla aussi la Scandinavie. Jusqu'à cette époque la Norvège se trouvait sous l'influence du Danemark, mais dès 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on commença à purifier le dialecte norvégien, qui fut adopté par les écrivains, on ne donna dans les théâtres que des pièces nationales et ce mouvement eut sa répercussion jusqu'à la pharmacie de Grimstad, où le jeune poète discutait si la Révolution Française deviendrait la Révolution Universelle.

Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans laquelle l'Autriche l'avait plongée, entama l'oeuvre de la renaissance, lorsque après trois siècles de luttes contre les usurpations inhumaines, luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se révolta; lorsque le poète de son indépendance, Petoefi, s'écria: Debout, peuple hongrois! une voix isolée et faible mais enflammée lui répondit des bords du Skager-Rack, celle d'Ibsen, qui, dans un long poème, surexcita les hongrois à l'action, à la lutte pour la Liberté.

II

La boutique de Grimstad devient trop étroite pour le créateur de Brand, il ne veut, pas rester pharmacien, son âme aspire vers d'autres rives....

En 1850, il entre à l'Université de Christiania. En compagnie de Bjornstjerne-Bjornson, Jonas Lie, Vinje,—tous devenus plus tard célèbres—il suivit, pendant cinq mois le cours de Helmberg. Dans sa poésie le vieux Helmberg Bjornstjerne-Bjornson parle aussi de son camarade d'école: «Pâle, sec et excité, Ibsen est assis cachant sa figure dans sa longue barbe noire.»

Les études n'allaient pas trop bien. (Ce n'est que plus tard qu'Ibsen reçut, honoris causa, le titre de docteur en philosophie, dont l'auteur de l'Ennemi du peuple est très fier). L'étude ne suffit pas pour développer les germes du talent original, c'est la vie entière qu'il faut, une vie de combats, de souffrances et d'épreuves.

Ibsen lisait Shakespeare, Schiller, Goethe, mais le livre qui eut à cette époque une grande influence sur lui fut Catilina de Salluste. La figure de Catilina se grava dans son esprit, éveilla en lui une profonde sympathie pour les révoltés. Il fit une pièce portant ce nom et le 26 septembre 1850 il la vit représentée sur la scène. La critique fut sévère. Et pourtant un éloge bien pesé et sincère est souvent plus utile à une nature délicate que la plus juste des critiques.

En 1851 Ibsen, Bjornstjerne-Bjornson et Vinje entreprirent, avec un programme très libéral, la publication d'une revue hebdomadaire: Andrimmer qui disparut au bout de neuf mois. C'est dans cette revue que furent publiées les premières poésies d'Henrik Ibsen, une épopée: Helge Hundingsbane et une pièce satirique Norma.

«Je me rappelle si nettement, comme si cela venait de s'accomplir,
Le soir où je vis dans la feuille mes premiers vers imprimés,
Assis dans ma tannière, lançant des spirales de fumée,
Je rêvais, je songeais, joyeux dans mon bonheur».[2]

La même année le jeune dramaturge fut nommé régisseur général du théâtre de Bergen qui venait d'être fondé par Ole Bull, célèbre violoniste norvégien. Il occupa cette place jusqu'en 1857 et devint alors directeur du théâtre de Christiania qui fit faillite en 1862. C'est Bjornson qui le remplaça à Bergen.

Egalement en 1857, Ibsen épousa Susanne Daae Thoresen, fille du pasteur de Bergen et de madame Magdalena Thoresen, femme de lettres, d'origine danoise, dont les ouvrages sont très connus en Scandinavie, notamment Studenten (Etudiants) et un grand drame Kristtoffer Valkendorff.

Ce fut un mariage d'inclination. L'auteur de la Comédie de l'Amour aima comme on aime quand on n'aime qu'une seule fois, et d'un sentiment dont n'est capable qu'une grande âme.

Madame Henrik Ibsen est une femme supérieure. Elle prend à l'oeuvre de son mari un très grand intérêt et elle y est pour beaucoup. C'est elle qui inspire la création de ces femmes fortes et indépendantes qui peuplent les pièces d'Ibsen. Elle est la première personne à laquelle son mari communique ses pensées et lit ses drames. Elle aime à les discuter. Le grand dramaturge a compris combien il gagne à laisser la parole libre à sa compagne et il lui en sait gré. Dans son volume de poésies, Digte, on trouve des vers que ses intimes savent être dédiés à sa femme: «Elle est la vestale qui entretient dans mon âme le feu sacré jamais éteint. Et c'est parce qu'elle ne veut point être remerciée que je lui dédie ces vers, et je lui dis: Merci.»

On éprouve un grand plaisir à entendre madame Ibsen parler de l'oeuvre de son mari. Avec sa forte intelligence, sa compréhension parfaite, sa sympathie fervente et enthousiaste, elle en est le juge et le commentateur le plus clairvoyant.

Elle n'est pas jolie, mais ses grands yeux noirs rayonnent de bonté et sa voix de contralto est douce et caressante. On raconte qu'Henrik Ibsen dit jadis de sa fiancée: «Elle n'est pas jolie, mais intelligente et gaie.»

Madame Ibsen était dans sa jeunesse une très intrépide touriste. Elle est d'une modestie fière et indépendante. Elle se soustrait avec beaucoup de discrétion aux triomphes de son mari et le laisse seul cueillir ses lauriers.

Leur unique fils, M. Sigurd Ibsen, a passé la plus grande partie de sa vie à l'étranger auprès de ses parents. Il y a à peine trois ans il a été question de créer pour lui à l'Université de Christiania une chaire de sociologie, mais le conseil de l'Université déclina ce projet ce qui causa au vieux poète beaucoup de chagrin. M. Sigurd Ibsen a épousé la fille aînée de Bjornson. Cette union de leurs enfants a rapproché un peu, après une longue séparation, les deux grands écrivains norvégiens. Mais la forte amitié qui les liait, il y a vingt-cinq ans, est brisée; il n'y a plus un seul point important sur lequel ils sentent et pensent de même. Leurs idées sont complètement opposées non seulement sur la politique mais aussi sur certaines questions scientifiques.

Comme madame Tolstoï, c'est madame Ibsen qui s'occupe du côté matériel des oeuvres de son mari. «Les philosophes font souvent abstraction, non pas seulement d'intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel; au lieu que les femmes, toujours placées au point de vue pratique, deviennent très rarement des rêveurs spéculatifs et n'oublient guère qu'il s'agit d'êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.»[3]

III

Christiania, à l'époque où Ibsen prit la direction du théâtre, était une petite ville avec toutes ses mesquineries.

«Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant et mesquin; Christiania, la cité sans style, un trou de petite ville sans l'intimité d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une grande ville. Partout, un prosaïsme sans espérance: rien que la banalité la plus usée et la plus pénible.»[4]

Le conflit entre les partis et les classes différentes de la société y est encore aujourd'hui très aigu.

Nous sommes dans un pays où chacun a son titre, où l'on ne s'adresse à personne sans lui dire «Monsieur le professeur», «Monsieur le docteur», «Monsieur le négociant».[5]

En aucun lieu du monde on n'est enveloppé autant qu'ici de la froide austérité luthérienne. «Il y a en Norvège, dit Bjornson[6], plus de Thorbjoern[7] que de Arne[8]

Les allures libres d'Ibsen, son caractère toujours en révolte lui valurent beaucoup d'ennemis. Sa pièce la Comédie de l'Amour[9] qui fut représentée en 1863 fit un tapage considérable. N'étant pourtant qu'un reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la société, elle fut trouvée révoltante.

«Les médiocres natures éprouvent toujours un sentiment de défiance et d'effroi à côté des natures puissantes et originales, qu'elles sentent bien devoir un jour leur échapper.»[10]

Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la situation matérielle était toujours précaire, demanda à la Chambre norvégienne, le Storthing, le Subside, le Digter gage, que celle-ci alloue aux écrivains de promesse, l'un des membres de la commission du Digter gage, professeur à l'Université de Christiana, répondit que «ce n'était pas le subside que méritait l'auteur de la Comédie de l'Amour, mais une bastonnade.»

Ce n'est que l'année suivante, avant de s'exiler, qu'Ibsen obtint de la Diète norvégienne le Digter gage.

En 1864, lorsque éclata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen adressa un appel chaleureux à ses compatriotes, leur demandant d'aller au secours d'un peuple-frère, mais la Suède et la Norvège refusèrent de venir en aide au plus faible, elles le laissèrent démembrer par le plus fort.

Ce refus révolta le coeur généreux du poète, il quitta son pays natal, il alla à Rome demander au soleil d'Italie un peu de répit pour son âme rebelle....

Notes:

[1] La même année que Tolstoï.

[2] Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt
Den kveld jeg saa i bladet mit förste digt på prent.
Der sad jeg på min hybel og med dampende drag
Jeg rögte og jeg drömte i saligt selvbe hag.
(Henrik Ibsen, Digte,4.)

[3] J.-S. Mill. Lettres inédites, p. 240.

[4] Jonas Lie. Arne Garborg, 1893.

[5] Ibsen lui-même met encore actuellement sur ses cartes de visite: «Dr» et on ne l'appelle que Herr Doctor.

[6] Synnaeve Solbakken.

[7] Type de bourgeois rangé.

[8] Type de rêveur.

[9] Kjaerlighedens Komedie.

[10] Renan. L'Antéchrist, p. 190.


CHAPITRE II

Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du canal de Suez. Voyage sur le Nil. L'indifférence de la Norvège envers son grand poète. Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.

I

C'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva à Rome. Madame Ibsen et son fils l'y rejoignirent l'année suivante. La ville éternelle eut sur l'exilé norvégien une grande influence. «Rome charme par l'intérêt qu'elle inspire, en excitant à penser. On jouit à Rome d'une existence à la fois solitaire et animée qui développe en nous tout ce que le ciel y a mis.»[1]

Les gigantesques débris d'un monde brisé nous font comprendre la vanité de l'homme et la grandeur de la pensée; on se sent en communication avec l'infini, avec l'humanité entière. Le poète révolté du nord visita la vieille république de Florence, ce véritable berceau et foyer de la Renaissance, pays d'illustres exilés, spoliés, décapités, de Michel-Ange, de Machiavel, de Léonard de Vinci, de Dante, ce poète souverain, ce roi des chants sublimes, qui, comme un aigle plane sur la tête des autres poètes.[2]

Ibsen vit Arezzo, la patrie de Pétrarque; il admira la belle cathédrale de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculptée, ciselée, découpée à jour, d'un symbolisme divin! Il vit Venise, la ville du silence, et la morne Pise, frappée de la terrible malédiction de Dante:

Ahi Pisa, vituperio delle genti.[3]

Le lac de Lugano, ce golfe resserré entre deux monts rappelait au poète Scandinave un de ces fjords allongés dont sont déchiquetées les côtes de son pays natal. A Gênes, il aimait marcher par la route fleurie de la Corniche, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cédrats, de palmiers, suit le contour de la rive; au-dessous de soi, à des milliers de pieds, on voit la mer, la mer immense, qui semble une surface bleue immobile, mais qu'on sent animée et vers laquelle se porte incessamment le regard comme vers tout ce qui décèle la vie, la vie que l'homme aspire, la vie éternelle!

C'est là qu'Ibsen comprit que, «le monde est, d'un bout à l'autre, une vision extraordinaire, et qu'il faut être aveugle pour n'en être pas ébloui.»[4] Mais c'est surtout dans la grandeur triste de Rome qu'il se retrouvait lui-même. Rome établit un accord harmonieux entre la majesté des ruines du passé et celle de l'avenir de l'âme humaine. Et, dans le silence pur de la lumière d'Italie, Ibsen écrivit Brand[5], en 1866, après plusieurs drames romantiques, alors que les révoltes grondaient dans son coeur; puis, en 1867, Peer Gynt, qui aspire déjà vers des temps plus doux.

Henrik Ibsen resta en Italie jusqu'en 1868; il en emporta avec lui, pour toujours, l'amour de la nature et des arts.

De l'Italie, il alla à Munich, à Dresde, à Berlin.

II

Rien de plus intéressant que le mouvement intellectuel de ces années, en Europe. Des hommes supérieurs parlent, écrivent et donnent aux esprits une impulsion merveilleuse; le champ des idées est profondément remué; de grandes doctrines se formulent, de graves polémiques se soulèvent et rarement on vit une époque où le mouvement fût plus ardent, plus agité, plus rempli de promesses et d'espérances.

Les pensées d'Ibsen s'élargirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit à la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne école pour les âmes fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du précepte de Socrate: «Connais-toi toi-même»; il leur apprend aussi à comprendre les autres.

Partout Ibsen demeurait un observateur fidèle de la vie et des moeurs, et partout il vivait solitaire, isolé au milieu de ce monde souvent trop sociable. Son âme sensitive de poète lui disait que la poésie du silence est plus morale que levain bruit.

Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il écrit l'Union des jeunes. La même année Charles XV le nomme délégué à l'inauguration du canal de Suez.

Après les fêtes de Port-Saïd, il fit un voyage de six semaines sur le Nil et retourna à l'étranger, à Munich. Car la Norvège lui resta froide. «La masse, la foule, la médiocrité, ne comprend pas les isolés, les élus.»[6]

Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit déjà.[7] Certains hommes ignorés de la foule exercent en réalité dans la vie une plus grande influence que ceux dont la popularité est la plus bruyante. Mais la vaine attente de l'approbation de ses compatriotes aigrit son âme; dans sa fière misère il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les norvégiens. «Rien n'est plus amer que d'être incompris!» dit Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pièce du même nom.

Le poète cependant ne laisse pas libre cours à sa plainte. Les succès faciles des médiocres le font sourire. Lent, mais tenace, il écrit livre sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais avec de la suite et de la continuité. A celle marque se reconnaît le génie qui, lorsqu'il le veut, plie à son obéissance les obstacles mêmes qui semblent devoir l'entraver. «La vocation, dit Brand[8], est un torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira toujours un passage vers l'Océan.»

Les foudres du clergé et de la cour n'empêchaient guère Descartes de chercher sa Méthode. La petite Hollande était fière de lui offrir l'hospitalité.

Les esprits supérieurs suivent les traces glorieuses de leurs devanciers, ils savent que les maîtres les plus illustres de la Pensée ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des méchants et même les horreurs de la faim.... Leur âme s'imprègne d'une tristesse amère, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand même. La souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire d'incrédulité dédaigneuse est leur seule réponse à toutes les petitesses, à toutes les flatteries.

«L'homme de génie ose seul contempler sans pâlir le visage étrange des siècles, défier le temps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli une poitrine libre, et attester devant le jugement des ténèbres, debout sur d'innombrables cercueils, la noblesse réelle de l'humanité.»[9]

Le génie ne tâtonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va droit au but, qu'il poursuit avec fermeté, et se rit des sarcasmes de la foule qui ne comprend rien à ses oeuvres.

Ibsen erra d'une ville à l'autre, toujours plein d'amertume contre ses compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent mieux combien une chose nous est chère que lorsqu'on se trouve loin d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague horizon; on songe à ses blés mouvants, à ses vertes prairies ou à ses montagnes neigeuses, et plus encore à ses tristesses et à ses douleurs, car on participe mieux à ses souffrances qu'à ses joies; on a toujours les mêmes regrets et pas toujours les mêmes espérances.

Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en franchir la frontière. Enivré de tristesse et tourmenté de doute, on passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement intense du soleil étranger; souvent, assoiffé de tendresse, de justice, d'idéal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps ou dans les rayons pâles de l'aurore, on rêve aux cieux lointains.

Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de demeurer un spectateur attentif de la vie norvégienne. Sa langue resta très pure; on peut en dire ce que Georges Brandès[10] dit de celle de son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des mots. «Négliger le style, ce n'est pas aimer assez les idées qu'on veut faire adopter aux autres»,[11] et c'est là le plus grand désir d'Ibsen. Même dans ses poésies, qui sont très admirées en Scandinavie, une pensée profonde est mêlée à un lyrisme sensitif. Loin de la foule, loin des masses, il cultive sa pensée, il cisèle son style. S'il veut faire adopter ses idées aux autres, il garde religieusement son moi. «Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son moi, son être intérieur.»[12] La popularité, il la dédaigne. La popularité! que de gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions, ses colères, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularité ni gloire, ils ne cherchent à rivaliser ni avec les uns ni avec les autres. Ils se créent à eux-mêmes un vaste domaine où ils se trouvent à la fois le premier venu et le roi. Ils découvrent et révèlent tout un monde de beautés inconnues et variées à l'infini dans la pensée, dans le sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumière.

«Le bruit de la foule m'épouvante, dit Ibsen, je veux préserver mes vêtements de la boue des rues; c'est en habits de fête que je veux attendre l'aurore de l'avenir.»[13]

Et cette aurore est déjà arrivée, car «tout cède à la continuité d'un sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme; il y a des ondes pour toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.»[14] Le souffle généreux de l'humanité pensante finit toujours par dissiper les noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconnaître leur erreur.

«L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.» Le solitaire de Port-Royal aurait pu ajouter et rayonnant, car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il rayonne. Son éclatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la pensée dont les noms deviennent des symboles.

Notes:

[1] Madame de Staël.

[2]
Poeta sovrano,
Di quel signor dell'altissimo canto,
Che sovra gli altri, com' aquila, vola.

[3] Pise, opprobre des nations.

[4] E. Renan. Dialogues philosophiques, p. 109.

[5] Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on peut lire la vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets un détail très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une forme assez courante est devenue à partir de cette époque très caractéristique et très personnelle.

[6] Ibsen. John-Gabriel Borckman.

[7] M. A. Antoine, directeur du Théâtre libre a, le premier, en France, joué Ibsen; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui lui signala les Revenants. Surviennent ensuite les représentations du théâtre de l'Oeuvre(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, de Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées pour cet ouvrage (voir Bibliographie, p. 175).

[8] Pièce d'Ibsen.

[9] Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, le 3 avril 1894.

[10] Det modern Gjennembruds maend. Copenhague, 1891.

[11] P.-J. Bérenger. Correspondance, t. II, p. 334.

[12] Brand.

[13] Poésies.

[14] Flaubert. Correspondance, t. III, p. 73.


CHAPITRE III

Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé.—Sa vie actuelle. 1891-1900.

I

En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente, et les chaînes de collines intérieures, à peine élevées de quelques centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé d'îles boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues.

Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son âme. Moment délicieux!

S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]

Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste soi-même.

«Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»[1]

Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le héros de la fête,—connaissant les doux plaisirs de la Pensée, «qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles,»[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour qu'il les oubliât; il y a des blessures qui compensent toutes les amertumes.

Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa bouche un sourire amer. «Je n'ai point d'illusion sur les hommes, pensait-il, et, pour ne les point haïr, je les méprise.»[4]

Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le monde intérieur[5], doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur front, car cette nécessité de «paraître», de telles natures la haïssent plus que la mort.

II

Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et comme Michel-Ange qu'il aime tant, il «apprend» toujours.[6] Le vrai sage, le sage du Stoïcisme n'a ni amis, ni famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté héroïque envers soi-même et envers les autres. Certes, «on peut être indépendant sans devenir sauvage, et l'on peut diminuer le nombre de ses liens pour rendre d'autant plus solides et plus étroits ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]». La solitude est une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de Peer Gynt est taciturne, mais il n'est point sauvage. Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.

Le penseur norvégien vit très modestement; il aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans son cabinet de travail.

Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou se rendant au Grand-Hôtel lire les journaux,—on ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des favoris et un collier de barbe, il a le menton et les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie et de son oeuvre: la Volonté et le Moi intérieur enveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend les paroles que le poète a mises dans la bouche de Maximos[8]: «Victoire et lumière sur celui qui veut!» et l'on comprend comment ce coeur pur, brûlant d'amour pour le genre humain, pour la liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! «Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.»

Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux bruits du monde extérieur.

Telle est l'éternelle loi des contrastes.

Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de l'eau. Épicure, qui professait le culte des plaisirs, vivait en ascète.

Notes:

[15] André Chénier. Jeune captive.

[1] Brand.

[2] Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, banquet où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fête populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation de gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.

[3] Socrate. Mémoires, liv. I, ch. vi.

[4] Anatole France. L'abbé Coignard.

[5] Nietzsche. Oeuvres, I, 404 et suiv. Fragments choisis par Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).

[6] Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par un de ses amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles admirables dans la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» Lui, qui aurait tant pu apprendre aux autres, il allait en effet étudier l'anatomie chez un médecin célèbre.

[7] Barthélémy Saint-Hilaire. Morale d'Aristote, t. I. Préface, p. ccxliii.

[8] L'Empereur et Galiléen.


CHAPITRE IV

IBSEN, HOMME ET PENSEUR

Comme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvège. Le peuple norvégien, très peu expansif, offre moins de prise à l'observation qu'un autre. On lui donne des défauts et des qualités qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a réellement. La Norvège est le pays des contrastes. Son caractère unique, spécial, est de grouper à quelques toises de distance, les phénomènes les moins habitués à se trouver ensemble. On y voit le sapin des cimes se marier au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie échanger, à quelques pas du fjord, un baiser fraternel.

La lutte constante avec la nature a amené le norvégien à s'identifier avec elle, à se plier à ses exigences. La pauvreté du sol lui a imposé le goût des réalités, et la majesté des rochers, la fraîcheur frémissante du fjord, le soleil de minuit à demi voilé par de légers flocons errants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rêve....

Le paysan enseigne à ses enfants à se rendre utiles de très bonne heure. L'exemple des parents et les dures nécessités de l'existence rurale les rendent appliqués et graves; les enfants sont sérieux. Les hommes paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plutôt de la réflexion. Aucun aubergiste ne se présente, en Norvège, souriant au voyageur. Le Norvégien est poli, sans servilité; dans toutes les circonstances de la vie, il sait garder sa dignité. Si l'horizon physique lui est éternellement fermé, si les blocs de granit, qui de toutes parts enserrent le regard des Norvégiens, pèsent sur leur vie, leur horizon intellectuel est large et leur âme morale est rarement prisonnière,—je parle de ceux qui se sont débarrassés des hypocrisies conventionnelles de la société: Brand, Rosmer, Dr Stockmann, Nora, Hélène Alving, Held Wengel et beaucoup d'autres.[1]

Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions extérieures. Ils croient sincèrement que si l'on peut apercevoir neuf étoiles, neuf jours de suite, on est sûr de voir exaucé le voeu qu'on a formé en les comptant.[2]

Les Norvégiens sont très confiants entre eux[3] et vis-à-vis de l'étranger, mais c'est une confiance digne; le Norvégien n'ouvre jamais entièrement son âme. C'est par là qu'on peut expliquer le théâtre à demi voilé d'Ibsen.

Mais avant d'être norvégien, Ibsen reste lui-même. Les grands hommes ont toujours été quelqu'un dans toute la force du terme; ils sont eux-mêmes et plus vivants que personne; ils tirent plus des profondeurs de leur âme que de tout ce qui les entoure; ils savent non pas se subordonner aux choses extérieures, mais les subjuguer par leur pensée, par leur volonté; ils dominent leur temps, ils s'imposent à la postérité, par la réalité énergique, par la puissance et la souveraineté de leur être individuel; d'autant plus utiles à connaître que leur exemple nous apprend à devenir virils, à penser, à agir, à nous affranchir de cette imitation servile de tous par chacun, qui est le beau idéal des êtres les plus vulgaires.

Comme poète et penseur, Henrik Ibsen n'appartient «à aucune nation, à aucune institution, à aucun parti[4]». Son théâtre ne vise pas uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est pas l'âme norvégienne, c'est l'âme humaine qu'il dissèque.

Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement à la contrée dans laquelle ils sont nés, à la nation dont ils font partie, mais au trésor commun de l'humanité. Ces esprits d'élite ne sont pas seulement la gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvège, mais du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur patrie, chacun représente avec ampleur ce qu'a de caractéristique sa nationalité, souvent même ils deviennent comme un trait d'union entre leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le peuple au milieu duquel ils sont nés et tout ce qu'il y a d'esprits cultivés dans l'univers, mais ils portent, ayant tout, en eux, le germe du Grand Tout de la Terre qu'on nomme Humanité. Elargissant le domaine du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art, ouvrant à la méditation de nouveaux problèmes et à l'admiration des horizons nouveaux, ces esprits créateurs, qui font l'histoire universelle, prouvent que la Pensée humaine n'a point de frontières, qu'elle est infinie....

Nous allons maintenant déterminer la philosophie du théâtre d'Henrik Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie négative: La société actuelle; partie positive: La société nouvelle.

Notes:

[1] Personnages des pièces d'Ibsen.

[2] Superstition norvégienne.

[3] A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte en verre, établie derrière le cocher.

[4] Georges Brandès.


PARTIE NEGATIVE

LA SOCIÉTÉ ACTUELLE


CHAPITRE PREMIER

LE CLERGÉ

I

Ibsen, dans son théâtre, fait le procès de la société actuelle, il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur sauvegarde,—religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments, toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de leur vie: la lâcheté et le mensonge.

Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale. Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages d'Ibsen nous montrent que tous les prêtres se valent: «Chenilles ou papillons, c'est toujours la même bête.»[2]

L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité, c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer rouge. «Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle? Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui les regarde entre ses doigts.»[3]

Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui enseigne, entre autres que «quand celui qui nous décrie devant des gens d'honneur continue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette, sed clam»[4], les pasteurs protestants ne considèrent point la tolérance et l'humilité comme «des fleurs rares, aux parfums subtils et pénétrants».

Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice qu'à gagner le pouvoir sur les âmes de la foule. La religion n'est plus qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. «Prends la lanterne de Diogène, Basile,—dit Jullien, l'un des personnages de l'Empereur et Galiléen[5],—éclaire cette nuit ténébreuse.... Où est le christianisme?»

Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales, celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en maîtres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice, il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité depuis dix-neuf siècles. «La religion a de tout temps compris une morale religieuse, consistant dans l'exécution des ordres de la divinité, seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait naître des conflits graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.»[6]

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus païennes que chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; au nom de l'immortalité de l'âme et de la vie future, elle enlève à l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans un monde meilleur.

«Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand[7] Le décor, le décor seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon toutes les règles de l'art.»

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenait misérable.

Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.

Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9] trouve qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions autorisées des autres. «C'est un fait et cela est bien.» Que deviendrait la société s'il en était autrement!

—«Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au pasteur Manders.

—J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement négliger leur manière de voir.» Pour le pasteur Manders l'opinion publique est tout: «Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.»

Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous la passivité de l'obéissance fataliste.

Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur science.[10]

Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y refuse. «On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance dans les décrets de la Providence,» dit-il. Et lorsque cette protection manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders déclare que c'est la «la main de Dieu pour punir les incrédules.»[11]

L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique.

Le pasteur Manders reproche à Mme Alving d'avoir été dominée toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi, de n'avoir jamais voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. La révolte?—Jamais! «Notre devoir consiste à supporter en toute humilité la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.» Le bonheur?—Nous n'y avons pas droit. «Chercher le bonheur dans cette vie, c'est là le véritable esprit de rébellion.»[12]

La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?—Point. La lumière, la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule commande à la terre, au nom du ciel. Dans Rosmersholm le recteur Kroll cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes moraux.

ROSMER.—Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir des sentiments honnêtes?

LE RECTEUR.—Non, la religion est le seul fondement solide de la moralité.

C'est grâce probablement à cette moralité que l'éternité des peines est considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette religion un aspect de sévérité qui apparaît plus grand encore quand on songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale rituelle.

Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi est prospère, leur bonne foi est absente.

Le vicaire Rorlund[13] prêche une austérité implacable et fait la cour à la jeune Dina; mais «quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect».

La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand explique à un un jeune séminariste le Ne construis pas sur le sable de l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que «sans rémunération on ne peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part enfin».[14]

La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens, industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les temples des sujets d'actualité et des questions à la mode.

Par le mot charité ils trompent et exploitent le peuple qu'ils devraient éclairer et soutenir. «Il n'y a pas de mot qu'on traîne dans la boue comme le mot charité. Avec une ruse diabolique on en fait un voile pour masquer le mensonge.»[15]

«Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il s'impose en son nom!»[16]

II

Par ses superbes conquêtes la science a dévoilé les sacrifices, les prières, les puissances occultes, les mystères par lesquels les Eglises exploitaient les hommes. Lasse d'être trompée sans cesse, la pauvre humanité commence à ouvrir les yeux et à se rendre compte des crimes des Eglises dont elle était victime. L'homme, éclairé par la lumière des sciences, s'aperçoit que les erreurs des Eglises étaient voulues, conscientes, engendrées parles mensonges des uns, par les intérêts lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre d'inégalité sociale; les âmes tourmentées qui cherchent à apaiser, à la source qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idéal, d'infini, trouvent la désillusion auprès des représentants de ce Dieu invisible au nom duquel ils commettent tant d'horreur.

«Dix mille poissons partagés au nom d'une idole ne sauveraient pas une seule âme en détresse.»[17]

C'est au nom de ce Dieu, qu'on ne vient jamais en aide à un peuple frère dont la liberté et même la vie sont menacées. C'est au nom de ce Dieu que l'on s'arme à outrance pour détruire les peuples amis de la paix. C'est au nom de ce Dieu que l'on déchaîne des haines populaires contre ceux qui ne professent pas certaines idées religieuses. C'est au nom de ce Dieu qu'on laisse mourir de faim et de froid des milliers d'êtres humains tandis que les églises et les temples restent vides et que leurs coffres-forts regorgent d'or!

Les plus crédules commencent à comprendre que ce Dieu agonise et que ses représentants sont les plus terribles exploiteurs des âmes simples. Où donc est-il le Dieu infini, universel, vers lequel aspire l'humanité souffrante?

Héritiers de toutes les haines et de toutes les erreurs, les prêtres montent avec une incroyable audace à l'assaut de la société moderne, mais c'est en vain qu'ils cherchent partout dans le socialisme, dit chrétien, un modus vivendi pour reprendre leur omnipotence au sein des masses. Leurs hypocrisies sont déjà trop connues. Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. «Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours quelque chose de cruel.»[18]

Le clergé du théâtre d'Ibsen a le visage dur, un vent de sécheresse passe sur lui.... «Pour avoir la foi, il faut avoir une âme»[19], et ces marchands de grâces divines n'en ont point. Leur credo, c'est le mensonge....

Notes:

[1] La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 paroisses et 900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion d'État, et son clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. L'acte de baptême est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage légal, c'est le mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve sous la direction du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, fost-skol og omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 élèves). Le conseil scolaire est composé de quatre membres élus par l'assemblée paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est aussi lui qui est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont consacrées à l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent encore (Prescription de 1889, §65).

[2] Renan. Dialogues philosophiques, p. 294.

[3] Ibsen. Brand.

[4] Pascal. Treizième Provinciale.

[5] Ibsen. Keiser og Galilaeer.

[6] R. de La Grasserie. De la psychologie des religions, p. 16 (Paris, F. Alcan).

[7] Ibsen. Brand.

[8] L'église et l'Etat.

[9] Ibsen. Gjengangere (Revenants).

[10] Voltaire. Oedipe (Jocaste).

[11] Les Revenants.

[12] Ibsen. Revenants.

[13] Ibsen. Samfundets Stötter (Les Soutiens de la société).

[14] Ibsen. Kjaerlighedens Komedie (La Comédie de l'amour).

[15] Ibsen. Brand.

[16] Hyacinthe-Loyson. Ni Cléricaux ni Athées, p. 26.

[17] Ibsen. Brand.

[18] Bakounine. L'Eglise et l'Etat, p. 22.

[19] Ibsen. Brand.


CHAPITRE II

LES POLITICIENS ET LES CAPITALISTES

Le Credo politique et social se façonne et se modèle sur le Credo religieux,—toujours hypocrite, jamais sincère. «Que se cache-t-il sous les apparences brillantes et fardées dont la société se montre si fière? La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n'est rien qu'un sépulcre blanchi.»[1]

Jamais la société n'a atteint un tel degré de décomposition sociale; un ramollissement effroyable se produit dans les moeurs; on ne pense qu'à satisfaire ses passions brutales, ses goûts, ses caprices. La fortune est aux plus audacieux; les honneurs, la gloire, aux plus habiles. Posséder, jouir, dominer, voilà les vertus d'aujourd'hui.

Les vertus les plus sublimes
Ne sont que des vices dorés.[2]

Il y a quelque chose de si faux, de si vide, de si plat et de si mesquin dans la manière de voir de notre race! dit Brand. Qui donc, même à son lit de mort, consentirait à faire une offrande en secret? Demande au héros de cacher son nom et de se contenter de la victoire! Pose la même condition à un roi, à un empereur, et tu verras s'il accomplira quelque chose. Demande au poète d'ouvrir en secret la cage à ses beaux oiseaux chanteurs sans qu'on sache qu'ils lui doivent leur essor et l'éclat de leur plumage! Non, l'abnégation ne fleurit nulle part ni dans les hautes futaies ni dans les buissons. Le monde est dominé par des idées d'esclave. Jusque sur les bords de l'abîme il s'attache avec une âpre fureur à la poussière de la vie; lorsqu'elle cède et s'effrite, on voit encore les hommes s'accrocher aux brins d'herbe, enfoncer leurs ongles dans la boue.

L'édifice social est construit sur une base oppressive qui paralyse tous les efforts libres. Toute tendance émancipatrice effraye «les soutiens de la société»; ils ont peur de la lumière.

«STOCKMANN.—N'est-ce pas le devoir d'un citoyen de mettre le public au courant des idées nouvelles?

LE PRÉFET.—Le public n'a pas du tout besoin de nouvelles idées. Il vaut mieux pour lui se contenter des bonnes vieilles idées qu'il connaît déjà.»[3]

Et lorsqu'un homme fait retentir une voix libre dans ces ténèbres, on le déclare ennemi de la société.

«STOCKMANN.—C'est moi qui veux le vrai bien de la ville. Je veux dévoiler les fautes qui tôt ou tard apparaîtront au grand jour. Oh! on va bien voir que j'aime ma ville natale.

LE PRÉFET.—Tu l'aimes! Toi, qui par une aveugle bravade veut supprimer la principale source de richesse de la ville!

STOCKMANN.—Cette source est empoisonnée! Nous vivons ici dans les immondices et la putréfaction! c'est grâce à un odieux mensonge que notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres.

LE PRÉFET.—Illusion! Imagination! Pour ne pas dire plus encore! L'homme qui lance des insinuations aussi offensantes contre sa ville natale est un ennemi de la société[4]

Ibsen démasque ceux qui se chargent de maintenir ce qu'il est convenu d'appeler l'ordre social, ceux qui prêchent la plus rare des vertus,—la morale sociale. L'homme de sens est pour eux celui qui agit dans leur sens. Quand le défaut d'un autre leur est profitable, ils voudraient l'ériger en vertu.

Dans John-Gabriel Borckman, le dramaturge norvégien nous montre comment une conscience peut être obscurcie par le désir trop intense d'atteindre le pouvoir, comment un homme saisi par la passion du pouvoir et de l'argent qui le donne, arrive à sacrifier son honneur, ses plus intimes tendresses, à perdre la pitié pour ceux qui l'entourent et pour lui-même. Pour conserver sa fortune et son pouvoir, l'un des héros de la pièce dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, a eu recours au vol, il laisse peser l'accusation de son crime sur son ami intime.

Tous les «soutiens de la société» qu'Ibsen nous présente ont chacun au moins un point noir qu'il leur faut dissimuler. Ils accumulent les richesses par tous les moyens, au détriment des autres, et ils veulent faire croire que la fortune leur a donné une nature supérieure et le droit de diriger à leur gré le troupeau humain, qu'ils considèrent comme une classe inférieure à eux. Ils s'érigent en classe dirigeante, ils prétendent maintenir sous leur tutelle la masse des travailleurs qui les nourrit par ses travaux pénibles et incessants. Ils généralisent des idées, ils composent des phrases, des formules, et ils les lancent dans la foule, comme un dogme religieux ou politique. Les phrases générales sont devenues une monnaie courante. L'aphorisme de Guizot: «Parler, c'est gouverner» est devenu la loi conductrice des hommes politiques dont le consul Bernick[5] est le type autorisé.

«Notre industrieuse petite ville, dit-il, s'inspire, Dieu merci, d'idées saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, et que nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère. Vous, monsieur le Vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à l'école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique, nous servirons la société en y répandant le bien-être; et nos femmes et nos filles continueront comme par le passé leurs oeuvres de bienfaisance.»

Bernick est l'homme le plus riche et le plus influent de la ville, tout le monde s'incline devant lui, sa maison passe pour une maison modèle, sa vie pour une vie modèle, mais cette bonne réputation, ce bonheur, reposent sur un terrain fangeux, sur des mensonges. Sa fortune, il l'a volée et a fait croire que c'est un autre, un associé, qui se l'est appropriée; il a aimé aussi, dans sa jeunesse, une femme qu'il abandonna pour en épouser une autre plus riche. Pendant toute sa vie il n'a eu que deux cultes, celui de l'hypocrisie et celui du mensonge, pas d'autre. Lui, l'homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus riche, le plus puissant et le plus honoré, il a laissé accabler un innocent sous le poids de sa propre faute, et lorsque quinze ans plus tard l'innocent, revenu d'Amérique où il avait été obligé de se réfugier, demande que Bernick dise à tous la vérité, celui-ci s'écrie: «A l'heure même où j'ai le plus besoin de toute ma considération! c'est impossible!»

Et tout le monde lui accorde cette considération, car on ne mesure point la valeur d'un homme politique à la puissance de ses idées, ni à ses moyens pour les faire aboutir, mais à son éloquence vide, pleine de lieux communs et de formules sans fond. Ou se laisse entraîner et éblouir par des discours ronflants, des déclamations pompeuses et un verbiage sonore, mais dépourvu d'idées et de sentiments.

On ne vit que sur des mots, des mots, toujours des mots! On demande à Monsen[6] s'il renoncerait à s'occuper de ses intérêts privés si les électeurs portaient leur choix sur lui. «Mes intérêts privés en souffriraient sûrement; mais, si l'on croit que le bien public l'exige, je mettrai de côté toute considération personnelle»,—et il s'empare de la fortune d'un autre et disparaît.

Les politiciens d'Ibsen prêchent le respect de l'ordre, mais qu'est donc leur ordre, sinon la sécurité des spéculateurs ne tremblant pas pour leurs biens mal acquis!

«Quand on se mêle à la vie publique, dit Bratsberg[7], on se trouve quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien son indépendance de caractère et de conduite.»

Et ces gens sont les maîtres de la société!

Lorsque, il y a dix-neuf siècles, en présence d'une foule où il y avait certainement des pauvres et des ouvriers, Jésus de Nazareth déclara qu'il était plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille que de voir un riche entrer dans le royaume des cieux, les riches qui entendirent cette parole durent trouver qu'elle ne servirait guère à apaiser les haines sociales. Et puisque le royaume des cieux leur est refusé, ils décidèrent de conquérir celui de la Terre. Ils tâchent d'imposer leurs principes aux autres. Et on les suit. En les voyant bien posés dans le monde et entourés de considération, bon nombre de natures faibles viennent à eux, fières d'être admises en si bonne compagnie. Celles qui résistent le payent cher.

Kropp, chef d'usine du consul Bernick, fait avertir Aune, contremaître dans cette usine, de cesser les conférences qu'il fait chaque samedi aux ouvriers.

«AUNE.—Comment! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps libre à être utile à la société.

KROPP.—Le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise.

AUNE.—Ma société n'est pas celle du consul.

KROPP.—Avant toutes choses vous avez à remplir votre devoir envers la société du consul Bernick,car c'est lui qui vous fait vivre.»[8]

Telle est leur justice. Fiat justitia, percat mundus! Et l'on parle de liberté!

«Liberté, égalité, fraternité n'ont plus le même sens qu'au temps de la guillotine. Et les politiciens ne veulent pas le comprendre, et je les hais. Ils ne désirent que des révolutions politiques, extérieures, et ce qu'il faut; c'est la révolte de l'esprit humain.»[9]

Hélas! tout le monde ne peut pas se révolter. L'intolérable situation, que le consul Bernick crée à son ouvrier Aune, le prouve. Je ne puis ne pas citer ici le court dialogue qui présente si magistralement tout un drame social.

«L'action sociale est faite de drames, comme la pensée est faite de phrases. Un drame est une phrase qui a pour mots des actes humains.»[10]

Le consul Bernick, sans vouloir augmenter le nombre de ses ouvriers, exige d'Aune que le bateau d'Etat, l'Indian-Girl, qu'on répare dans ses usines, soit prêt en quelques jours à prendre la mer:

AUNE.—Mais c'est impossible. A fond de cale, le bateau est tout pourri, monsieur le Consul.

BERNICK.—Il me le faut, autrement, je vous congédie.

AUNE.—Me congédier? moi dont le père et le grand-père ont travaillé toute leur vie sur ce chantier! Avez-vous bien réfléchi, monsieur le Consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieil ouvrier? Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maître? Je voudrais que vous en vissiez un que l'on vient de chasser, rentrer, le soir, dans sa maison, et poser ses outils derrière la porte.... C'est à moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne me feront pas de reproches, ils n'en auront pas le courage; mais de temps en temps, je sentirai qu'ils me regardent d'un air interrogateur et qu'ils se disent: «En somme, il doit bien l'avoir mérité.»

BERNICK.—C'est ainsi que va le monde. Il faut que le navire soit prêt; je ne veux pas que la presse m'attaque; je veux qu'elle me soit favorable et me soutienne pendant que j'élabore une grande affaire.

AUNE.—Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder ... des intérêts de famille.... Ainsi on travaillera ... et l'Indian Girl pourra prendre la mer après-demain.... Mais je ne réponds de rien....

Et le navire prend la mer, et, mal réparé, il coule, et il y a des victimes.... Le consul Bernick en était averti à temps.... Mais que lui importe? Il a sa bonne presse....

Le fossé qui sépare les hommes et les classes devient comme une immense tranchée où vont se précipiter, poussés par l'intérêt, par le besoin, par la haine, tous les membres de notre société malade. Jamais la question sociale n'a été plus aiguë; dans un siècle où s'entassent richesses sur richesses, où se reflètent lumière sur lumière, les hommes, souvent les meilleurs, meurent de faim, les parents tuent leurs enfants pour ne pas les entendre crier: du pain! Et on appelle cela: civilisation! Honte et horreur!

L'exploitation du travail par le capital est la règle de notre corps social, elle amène le paupérisme, cette tache hideuse, cette lèpre de l'humanité, cette mauvaise conseillère de l'homme.

Le travail est une loi écrite à la première page de l'histoire de l'univers, mais personne ne doit échapper à cette loi. Le travail naturel est un état de félicité; il procure à celui qui s'y livre une jouissance intime, exquise. Il y a en celui qui travaille un accroissement de vie saine et forte, dont le sentiment lui est délicieux. Mais le travail forcé, excessif, est une souffrance. Le travail est la loi inviolable sous le niveau de laquelle tous doivent plier; il doit régner du haut en bas de la société. Mais est-il juste que les uns travaillent à l'excès et que les autres mènent une vie oiseuse? Est-il juste que la richesse fainéante profite des produits du travail de ceux qui peinent démesurément? La capital est le lot du petit nombre, et c'est la foule qui travaille, c'est la foule qui est exploitée. Les grosses fortunes s'accroissent et la misère se généralise. L'argent devient le maître, il donne ou refuse du travail, c'est-à-dire du pain, à l'ouvrier qui est à sa merci. Celui-ci travaille sans relâche, sans repos, n'ayant jamais de loisir, tant que sa poitrine a un souffle, tant que ses bras lui obéissent, tant qu'on lui donne du travail. Et lorsqu'on le lui refuse, il se retrouve sur le pavé de la rue, sans abri, sans argent; il ne peut attendre de personne ni appui ni secours; plus malheureux qu'un cheval hors de service qu'on abat par charité, il est condamné à voir sa femme, ses enfants, lentement, mourir de faim. N'est-ce pas là le vrai esclavage? L'esclavage n'est pas venu, comme on se plaît à le croire, de la guerre; il a été l'aliment et même la cause des guerres. L'esclavage vient du capital ou accumulation des revenus, car, tant qu'il n'y eut pas excédent de revenus ou lorsque l'excédent était trop faible, l'esclavage ne pouvait s'établir. Mais au fur et à mesure du développement du capital marchait à sa suite cette institution néfaste qui permettait à certains hommes de s'approprier le travail de leurs semblables en leur donnant en échange un minimum de subsistance ou, comme aujourd'hui, un minimum de salaire. C'est une violation et une atteinte injustifiable à la dignité humaine. Cet ordre de choses permet aux puissants du jour d'accaparer une plus large part de la fortune commune, il crée le despotisme, il augmente le nombre des prolétaires, et l'antagonisme des classes en est le fruit inévitable. Le jour où les hommes ont le droit d'acheter les services d'autrui, l'esprit de solidarité va en s'affaiblissant et toutes les tendances se portent vers la possession des richesses.

Plus les jouissances des uns deviennent bruyantes, plus les souffrances des autres apparaissent humiliantes. «Le capital est fils du travail; la propriété est fille du capital», disent les riches. Mais si la propriété est fille du travail, pourquoi les vrais travailleurs n'arrivent-ils jamais à la propriété, même par un travail opiniâtre, pénible, qui trop souvent les tue? Pourquoi les prolétaires, les «déclassés» se recrutent-ils généralement parmi ceux qui travaillent et non pas parmi les riches, les oisifs? Demandez à ces travailleurs qui consument leur vie dans une misère permanente, si leur travail leur vaut jamais des droits à la propriété? Ceux qui ne meurent pas avant l'âge achèvent leur misérable existence dans un état épouvantable. Ce n'est pas dans leurs rangs que se forment des propriétaires contents et satisfaits.

Et l'exploitation capitaliste tue non seulement les mineurs, les salariés, les ouvriers de fabriques et d'usines, mais aussi les ouvriers de la pensée, travailleurs intellectuels, vivant au jour le jour, sans pouvoir penser au lendemain, à la maladie, au chômage. Ils travaillent tant qu'ils portent en eux une étincelle de vie; cette étincelle éteinte, ils tombent, épuisés, cassés. Et les autres, les riches, les oisifs, les paresseux, les vrais parasites, leur crient: «Déclassés!»

«Pour que les grands jouissent et prospèrent, disent-ils, il faut que les petits souffrent et végètent.» Le faut-il? Malheureux, ils ne voient donc pas que les petits bougent? Leur réveil sera affreux, car l'homme le plus terrible est celui qui a faim. Ne voient-ils donc pas se former cette force nouvelle, d'une puissance écrasante, la grève, qui se développe avec une rapidité inouïe? Elle devient de plus en plus redoutable, elle s'approche et, comme la foudre, elle éclatera le jour où on l'attendra le moins.

«D'un coté, les riches et leurs clients s'efforcent de représenter l'organisation actuelle du travail et la répartition des biens comme un résultat du libre jeu des lois naturelles, ferment les yeux sur la misère où croupissent des millions de leurs semblables, déclarent inévitables les maux qu'il leur est impossible de nier, couvrent d'un badigeon rose les fissures de la muraille, trouvent tout excellent, tout délicieux, dans un monde où rien ne leur manque, et pour le reste se reposent sur la fusillade et sur le canon. D'un autre côté, la classe ouvrière, sans propriété, dépendant pour son existence immédiate du travail qu'il plaît à d'autres de lui accorder en s'en appropriant le bénéfice, est loin d'admirer cet ordre de choses. Ne le jugeant pas immuable, elle ne veut plus s'en contenter et s'organise à peu près dans tous les pays pour le transformer par les voies révolutionnaires ou par des crimes.»[11]

Car l'ouvrier Aune a commis un crime, mais à qui la faute? Il est las du travail déprimant auquel le condamne sa misère. La douleur morale et physique, si patiente qu'elle soit, a des limites. La misère est un guide terrible; elle mine la raison, la pensée humaine, elle engendre la haine, elle est ténèbres et chaos. C'est la misère qui conduit les classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales. La souffrance devient convulsion et la compression se transforme en explosion; l'obéissance passive devient révolte, et lorsque l'effort du labeur est résolu par l'effort de la colère, de l'exaspération, alors, c'est horrible, ces hommes doux, qui sont las de souffrir, deviennent des monstres....

Encore une fois, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui établissent deux lois, deux morales, les unes pour eux, les autres pour le peuple! Et on appelle cela: Fraternité! Combien Blanqui[12] a-t-il raison de dire que «la fraternité n'est que l'impossibilité de tuer son frère».

La fraternité, aujourd'hui! une hypocrisie, un piège, un poignard! La fraternité de Caïn!—L'inquisition disait: mon frère! à sa victime sur le chevalet. Ce mot: la fraternité sera bientôt un sarcasme comme cette autre parole: pour l'amour de Dieu! devise de charité divine, devenue l'ironie suprême de l'égoïsme et de l'insensibilité. Faible, l'homme se laisse réduire à un minimum en raison même de sa faiblesse. Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force. Il ne s'arrête qu'aux barrières infranchissables. Homo homini lupus.

«Aucun homme de sens ne peut soutenir qu'il soit juste qu'une faible minorité jouisse de tous les avantages de la vie, sans les avoir gagnés par son travail ou mérités d'une façon quelconque, tandis que l'immense majorité vient au monde condamnée à une vie de labeur incessant, pour trouver à grand'peine une substance précaire.»[13]

Qui donc ne se sent pas pris d'une immense pitié pour ces déshérités de la vie, pour ces pauvres gens qui peinent et qui souffrent, qui n'ont pas ici-bas leur part de soleil et de bonheur? ... Oui, l'ouvrier Aune a commis un crime, mais n'est-ce pas le crime du consul Bernick qui l'a engendré? Les crimes des hommes qui se disent supérieurs poussent à la dégradation ces êtres, affaiblis par le travail exagéré, par la misère, aptes à subir si profondément l'influence extérieure.

Les riches et les forts n'ont même pas besoin d'entourer leurs vices et leurs crimes d'ombre et de mystère, ils peuvent les pratiquer au grand jour; pour les défendre, ils ont tout à leur disposition: l'argent, la force publique, la presse.

Notes:

[1] Ibsen. Samfundets Stötter (Les Soutiens de la société).

[2] Lamartine. Harmonies.

[3] Ibsen. En Folkefiende (Un Ennemi du peuple).

[4] Un Ennemi du peuple.

[5] Ibsen. Samfundets Stötter (Soutiens de la Société).

[6] Ibsen. De unges forbund (Union des jeunes).

[7] Ibsen. De unges forbund (Union des jeunes).

[8] Ibsen. Soutiens de la Société.

[9] Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès. Moderne Geister, p. 431.

[10] G. Tarde. Les Transformations du pouvoir, p. 10. Paris, F. Alcan.

[11] Charles Secrétan. Etudes sociales, p. 5.

[12] Critique sociale, t. II, p. 96.

[13] Stuart Mill. La Révolution de 1848, p. 90-91.


CHAPITRE III

LA PRESSE

La presse est le représentant attitré des «soutiens de la société». C'est par sa voix qu'ils répandent leurs mensonges. Le journal joue aujourd'hui le rôle le plus important qu'il soit possible d'imaginer, son influence est immense, il dirige en maître incontesté les destinées des peuples. Ibsen nous montre en quelles mains néfastes se trouve, généralement, cette force puissante. «Je rédige mon journal, dit Aslaksen dans l'Union des jeunes[1], d'après le principe suivant: c'est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les numéros de ma feuille sont conçus dans cet esprit. D'ailleurs, mon journal est ma seule source dévie.»

Le Phare[2] est l'organe du parti radical. Son rédacteur en chef, Pierre Mortensgaard, est très content de l'évolution du pasteur Rosmer, il est convaincu que cette nouvelle recrue est d'une grande importance pour son parti, mais il déclare à Rosmer que s'il veut servir la cause libérale, il lui faut garder le silence sur son apostasie, car «des libres-penseurs, le parti en compte suffisamment, ce qui lui manque, ce sont des hommes respectables, animés de sentiments chrétiens».

Autrefois les écrivains, les savants passaient une partie de leur vie à étudier les moeurs d'une époque avant d'en écrire l'histoire; aujourd'hui, les reporters, souvent d'intelligence bornée, parlent sur tous les sujets sans en connaître un mot. Ils débitent des contes risibles, des scandales navrants, des histoires mensongères. Ce sont eux qui écrivent l'histoire contemporaine à laquelle ils donnent la couleur de leur journal, d'où la vérité est bannie: leur seul but est de débiter leur marchandise. La presse est devenue une institution industrielle. Le reporter est l'âme du journal, la source la plus féconde de sa prospérité matérielle. Le public ajoute moins d'importance aux articles de fond qu'aux nouvelles diverses. Les journaux qui font fortune sont ceux qui arrivent à avoir la primeur des attentats et des scandales. Ils ne cherchent que la glorification du vice sous toutes ses formes, les plus triviales comme les plus raffinées. Quelle triste école d'inconscience, de légèreté, de servilisme! A quel déplorable spectacle la presse nous fait assister! L'injure n'a plus de bornes, toutes les bassesses sont déchaînées, tout est atteint: talent, honneur, probité, vertu. Souvent cela va jusqu'au crime. L'absurdité de ses polémiques n'est égale qu'à la valeur morale de ses louanges pompeuses. Oeuvre de désagrégation et de haine, elle crée un courant de lâcheté et de bassesse, de délation, de calomnie et de honte. Les reporters ont remplacé l'étincelle divine des sentiments généreux par la bouffonnerie et le grotesque.

Le scepticisme des temps présents est le fruit de ces feuilles qui sont un poison moral pour les masses. Les oeuvres sérieuses n'ont pas le temps de mûrir. Chacun mange son blé en herbe et vit pour le moment. On ne cherche ni la justice ni la vérité, mais le mot drôle; et une boutade, dite spirituelle, fait accepter les idées les plus absurdes, les plus révoltantes.

Petra Stockmann[3] refuse de traduire pour le Journal du peuple une nouvelle anglaise parce que «c'est une histoire tendant à prouver qu'il y a une providence surnaturelle qui protège tous les gens soi-disant bons et qui à la fin leur donne toujours raison, tandis que les gens soi-disant mauvais reçoivent leur châtiment.

LE RÉDACTEUR HOVSTAD.—Mais c'est très gentil. C'est justement ce que le public demande.

PETRA.—Et c'est cela que vous voulez offrir à votre public? Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle.

HOVSTAD.—Vous avez parfaitement raison, seulement un rédacteur ne peut pas toujours agir comme il veut. On est souvent forcé de s'incliner devant l'opinion du public dans les questions de peu d'importance. La politique est au fond la cause principale de la vie, du moins pour un journal; et, pour gagner le public aux idées politiques, il ne faut pas l'effrayer. Quand les lecteurs trouvent une histoire morale dans le rez-de-chaussée du journal; ils sont plus disposés à avaler et à digérer ce que nous publions au-dessus; ils se rassurent.»

Le journal s'est acquis, sur les esprits les plus éclairés comme sur les couches profondes une puissance sans pareille. Les réclames éhontées, dissimulées sous forme d'articles sont rédigées dans le but de tromper le public et causent la ruine des honnêtes travailleurs qui amassent péniblement un petit pécule.

Le peuple qui n'a ni les loisirs ni les moyens d'analyser sa volonté, ses désirs, ses idées, de les émettre librement, puise ses jugements dans le journal. C'est lui qui plie et façonne à son gré l'opinion publique, c'est lui qui la remue ou l'endort.[4] Le journal est, pour les esprits simples, un oracle infaillible, ils croient ce qu'il propage, ils répètent ses raisonnements. On est trop pressé pour penser soi-même, on accepte et on fait siennes les appréciations les plus erronées, les opinions toutes faites sans examen ni analyse. On ne se demande pas si les jugements qu'on adopte ont été inspirés par la vérité ou le mensonge, par l'équité ou la passion.

Et dire que la presse pourrait être pour la société la source de toutes les vertus! La presse est ce qu'il y a de meilleur au monde lorsqu'elle vibre à l'unisson des grandes et nobles émotions, lorsqu'elle rend lucides les problèmes importants et combat les abus, lorsqu'elle sert la vérité et la justice. Malheureusement elle est mise souvent au service des ambitions personnelles les moins avouables et des cupidités les plus affreuses. Chaque jour, le poison est répandu par torrents, tandis que le remède se distribue goutte à goutte. Ah! certes, ce n'est pas la presse qu'il faut accuser, mais ses représentants, les hommes, les individus, les «soutiens de la société» qui la dirigent, les Aslaksen[5], les Hovstad[6], les Mortensgaard[7].

«Pierre Mortensgaard, dit le précepteur Brendel, est maître de l'avenir. Pierre Mortensgaard a en lui le don de la toute-puissance. Il peut faire tout ce qu'il veut ... car il ne fait jamais plus qu'il peut. Pierre Mortensgaard est capable de vivre sans idéal. Et cela, c'est précisément le grand secret de la conduite et de la victoire. C'est le résumé de toute la sagesse du monde.»

Le journal pourrait être le gardien le plus sûr du progrès, l'avant-garde de la justice, marchant à la conquête de la lumière, c'est lui qui pourrait arracher la foule aux suggestions funestes, lui dévoilant les desseins pervers de ses vrais ennemis, c'est lui qui pourrait l'affranchir du joug moral et matériel qui pèse sur sa tête depuis des siècles. Quelle noble mission pour celui qui se l'impose! il est beau le rôle que peut jouer chez un peuple libre, une institution comme la presse, mais il faut que le peuple, que ceux qui dirigent la presse aient une conception juste de la liberté; hélas, ne comprennent pas toujours la liberté ceux qui la possèdent!

Faut-il restreindre la liberté de la presse? Jamais! «C'est un grand péché que de tuer une pensée libre.»[8] La liberté peut dégénérer et devenir licence, mais la liberté n'est pas et ne sera jamais la licence. D'ailleurs, on ne supprime pas le mal par le mal. Personne ne peut ni donner ni restreindre la liberté. Quand la presse deviendra digne de la liberté, elle la prendra elle-même, si elle ne l'a pas; en tous cas, elle saura en user. Aucune atteinte juridique à la presse ne peut être tolérée. «Dans un état social vraiment assis, l'action de la presse est très utile comme contrôle; sans la presse, des abus extrêmement graves sont inévitables. C'est aux classes honnêtes à décourager par leur mépris, la presse scandaleuse.»[9] La parole et la pensée doivent être libres. L'homme ne serait pas l'homme, s'il ne parlait librement. Arrêter l'essor de la pensée, c'est rabaisser la dignité humaine. «Ce qu'il y a de mieux en nous, c'est la pensée.»[10]

La liberté de la presse est sacrée, il faut qu'elle puisse toujours se produire librement, c'est l'un des biens de la civilisation, mais si

«Penser librement est beau
Penser juste est encore plus beau.»[11]

Et c'est par la justice qu'on acquiert souvent la liberté, car elle ne s'octroie pas, il faut la conquérir. La liberté de parler et d'écrire,—lorsqu'on ne la comprend pas, c'est-à-dire lorsqu'on ne la porte pas dans son âme,—ne sert aux moralement faibles qu'a manifester leur jalousie pour les moralement supérieurs, en déversant sur eux leur malfaisante raillerie sinon leurs mensonges diffamatoires.

Le jour où l'on comprendra que l'invective ne remplace jamais la libre discussion, que les impuissants seuls substituent l'injure à la raison, que l'on combat mieux ses adversaires par des arguments solides que par des insultes, qu'on flagelle mieux les hypocrites avec la vérité, la justice, qu'avec la violence, la calomnie; le jour où l'on comprendra que la liberté de tout homme s'arrête là où elle viole la liberté d'autrui, la presse, comme toutes les autres institutions, deviendra libre, et sa langue barbare et indécente sera purifée. La corruption du langage amène la corruption des idées; elle fausse l'esprit qui devient incapable de distinguer la vérité de l'erreur. Le coupable n'est pas le lecteur, mais l'écrivain qui manque à la première condition de son apostolat.

En attendant cet âge d'or, n'oublions point que «la liberté de propager l'erreur et le mal par la parole et la presse a pour correctif naturel la liberté de propager par les mêmes moyens la vérité et le bien».[12] Que les honnêtes gens en usent.

Passons à la famille.

Notes:

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