La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen
[1] Ibsen. De unges forbund.
[2] Ibsen. Rosmersholm.
[3] Ibsen. En folkefiende (Un ennemi du peuple).
[4] Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout paysan reçoit un journal.
[5] Union des jeunes.
[6] Ennemi du peuple.
[7] Rosmersholm.
[8] Ibsen. Kongsemmerne(Les Prétendants à la couronne).
[9] Renan. La réforme intellectuelle et morale, p. 91.
[10] Ibsen. Le petit Eyolf, Allmers.
[11] Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal.
[12] Le Play. Réforme sociale.
CHAPITRE IV
LA FAMILLE
La famille a la plus grande part dans la corruption et dans la dégradation de la société actuelle. Le véritable mal est là, il faut avoir le courage de se l'avouer. Dans la Comédie de l'amour, dans le Canard sauvage, dans les Revenants, dans la Maison de poupée, Ibsen nous le dit avec une force et une franchise stoïciennes. «Votre mariage, crie Falk,[1] mais c'est l'accord de deux positions convenables, ce n'est point de l'amour!» L'amour qui seul devrait former les unions, en est banni; c'est le code qui y préside. Le notaire rédige le contrat où chacun stipule ses intérêts, où le mari discute le chiffre de la dot, où la femme fait ses calculs, où l'on cherche à se tromper mutuellement. «L'amour a cessé d'être une passion, c'est une science cataloguée, une profession, avec ses corporations, son drapeau; les fiancés et les époux en forment les cadres et les remplissent avec une cohésion semblable à celle des plantes de la mer.»[2] L'amour n'est plus un sentiment divin, c'est un vice. D'après les règles de la civilisation moderne, ce n'est pas la femme que l'homme épouse, c'est sa dot, son bien, sa fortune. Les mariages, pour la plupart, ne sont qu'un marché immoral où deux jeunes gens se vendent à prix d'or.
«Le mariage[3] doit constituer une union que deux êtres n'accomplissent que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages matériels. Et la brutale réalité apporte même dans les mariages où les motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et dans tout le feu de leur premier amour.»
Or, le mariage actuel n'est qu'une forme légale de la prostitution qui amène la diminution graduelle de la fécondité et l'accroissement de la dépopulation.
La cause de l'affaiblissement de la natalité est connue: la volonté de l'homme la détermine. «Nous ne sommes pas assez riches pour nous donner ce luxe-là.» Les enfants sont une charge qui diminue les jouissances égoïstes des parents. Les riches ne veulent pas laisser trop de copartageants de leur fortune; les moins riches craignent de succomber sous le poids d'une famille nombreuse. Seules, les familles misérables ont beaucoup d'enfants. Plus la richesse et l'aisance s'accroissent, plus le nombre des enfants diminue. Les pauvres sont moins abstentionnistes que les riches parce qu'ils n'ont pas le soin de l'héritage à laisser en partage, et parce que les classes travailleuses étant plus dépourvues de plaisir que la classe, dite supérieure, se laissent aller au besoin génésique. D'ailleurs, les unions se font plus librement parmi les ouvriers.
L'union libre, la société dirigeante la repousse et la flétrit.
Le pasteur Manders[4] appelle foyer, le foyer domestique où un homme vit avec sa femme et ses enfants.
«OSWALD, peintre.—Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants.
LE PASTEUR.—? Mais ... miséricorde!
OSWALD.—Quoi?
LE PASTEUR.—Vivre avec ... la mère de ses enfants?
OSWALD.—Oui ... préféreriez-vous qu'on la repoussât?
LE PASTEUR.—Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui ont ... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence de ce genre, aux yeux de tout le monde?
OSWALD.—Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? Une jeune fille pauvre.... Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils fassent?
LE PASTEUR.—Ce que je veux qu'ils fassent? Je vais vous dire, moi, ce qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent vivre loin l'un de l'autre!
OSWALD.—Ce discours ne vous servirait pas à grand'chose auprès de nous autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux.
LE PASTEUR.—Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les laissent s'accomplir en plein jour! Et cette immoralité s'étale effrontément, elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité!...»
Les pasteurs Manders exaltent la famille. «Elle est la base de l'État,» disent-ils. «Est-ce que la famille n'est pas la base de la société? Un agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble?»[5]
Oui, la famille est un des éléments les plus puissants de la société, mais si la famille antique présentait vraiment une unité sociale, la famille d'aujourd'hui en est moins qu'un reflet faible et pâle: elle n'est plus qu'un centre de corruption.
Le vieux fêtard Werlé[6], après avoir constitué sa richesse sur les ruines d'Ekdal, après une vie de débauche, cause de la mort de sa femme, a l'idée de régulariser sa fausse position et de se remarier avec Mme Sverby, femme digne de lui sous tous les rapports. Pour éviter les «mauvaises langues et les méchants propos», il fait appel à son fils Grégoire qui vit, solitaire, dans les usines.
GRÉGOIRE.—Ah! c'est comme cela! Madame Sverby étant en jeu, on avait besoin d'un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes attendrissantes entre le père et le fils. La vie de famille!
Quand l'avons-nous menée ici? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs. Mais aujourd'hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l'on pouvait dire qu'entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la maison pour assister aux noces de son vieux père! Que resterait-il de tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux chagrins et aux souffrances? Pas un écho, le fils les aurait fait évanouir.
WERLÉ.—Grégoire!... Ah! je le vois bien: il n'est personne au monde que tu respectes moins que moi.
GRÉGOIRE.—Je t'ai vu de trop près.
WERLÉ.—Tu m'as vu par les yeux de ta mère.
GRÉGOIRE.—Cette nature confiante était prise dans un filet de perfidies, habitant sous le même toit ... que d'autres femmes ... ses servantes ... sans se douter que son foyer reposait sur un mensonge! Ton existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage jonché de cadavres....
Dans le même drame Hialmar interroge sa femme sur son passé. Elle finit par reconnaître sa liaison avec Werlé, dévoilée à son mari par Grégoire.
HIALMAR.—Comment as-tu pu me cacher une pareille chose?
GINA.—Oui, ça n'est pas bien à moi; j'aurais dû te l'avouer depuis longtemps.
HIALMAR.—Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su qui tu étais.
GINA.—M'aurais-tu épousée tout de même, dis?
HIALMAR.—Comment peux-tu le supposer?
GINA.—Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je ne pouvais pourtant pas faire mon propre malheur!
Telles sont les bases de la famille actuelle: mensonge et corruption; instrument de profit comme pour Gina,[7] pour Stensgard[8] ou instrument de plaisir égoïste comme pour Helmer[9].
L'homme et la femme souffrent de cet état de choses, mais la femme en souffre davantage. L'homme, dit Bebel[10], de qui provient le plus souvent le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation prépondérante, se dédommager ailleurs.
La femme ne peut que bien rarement prendre aussi les chemins de traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, en sa qualité de partie prenante, et ensuite parce que chaque pas fait en dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la société ne pardonnent. La femme est obligée de considérer le mariage comme un asile, car en dehors du mariage la société lui fait une situation qui n'a rien d'enviable.
L'intérêt matériel enchaîne l'un à l'autre des êtres humains. L'une des parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par «devoir conjugal», de se soumettre à ses caresses les plus intimes, qu'elle a peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements. Un pareil mariage n'est-il pas pire que la prostitution? La prostituée est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux métier, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une femme vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.
Considérer la femme comme leur égale répugne aux préjugés des hommes. La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, confinée exclusivement dans son ménage; elle doit comprimer ses pensées, ses aspirations personnelles, dût-elle périr intellectuellement de cette situation opprimée. Que de souffrances morales, que de pleurs, de nuits sans sommeil, brisant pour toujours l'organisme de ces pauvres êtres, anéantissant leurs espérances!
Mme Alving[11] est l'une de ces admirables et malheureuses figures. Elle a reçu dans sa jeunesse «quelques renseignements où il ne s'agissait que de devoirs et d'obligations». Pendant vingt ans elle a vécu là-dessus, souffrant silencieusement auprès de son mari malade et débauché. Une seule fois seulement, lasse de vivre auprès d'un fou qu'elle n'aimait pas, elle se précipite chez le jeune pasteur qu'elle aime et dont elle se sent aimée. «Me voici, prends-moi!» «Femme, répond le faux disciple de Jésus, retournez chez celui qui est votre époux devant la loi!»
L'élan qui l'a poussée vers le bonheur et la liberté a été vite réfréné; elle est redevenue la femme austère pour qui la vie est une vallée de larmes et qui ne peut répandre autour d'elle la lumière et la gaîté d'une âme heureuse. Durant vingt ans cette femme admirable eut le courage de cacher à tous les misères de sa vie domestique. «J'ai supporté bien des choses dans cette maison, avoue-t-elle plus tard. Pour retenir mon mari les soirs et les nuits j'ai dû me faire le camarade de ses orgies secrètes. J'ai dû m'attabler avec lui en tête-à-tête, trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités, j'ai dû lutter corps à corps avec lui pour le mettre au lit. J'avais mon fils, c'est pour lui que je souffrais tout. Mais lorsque j'ai reçu le dernier outrage, quand j'ai vu dans les bras de mon mari ma propre bonne ... alors....» Alors, elle se révolte, elle veut apprendre à son fils «la vraie vie....» Nora[12], révoltée également par le mensonge de sa vie conjugale, abandonne tout à fait et la maison et ses enfants....
Et c'est cette famille qui est appelée à former la jeune génération!
«La famille doit être un arbre puissant dont les racines plongent à une grande profondeur dans le sol, tandis que les cimes montent haut vers le ciel et que les branches protectrices couvrent un large espace. Or, elle est réduite à l'état d'un maigre arbuste sans racines, dont le pauvre feuillage est impuissant à donner un abri.»[13]
Les rejetons vigoureux et multipliés ne sortent que d'une famille forte. Ceux qui ont été élevés d'une manière absurde ne peuvent pas élever les autres d'une manière sensée. Une multitude d'aveugles ne donnera jamais un voyant, une réunion de malades ne fera jamais un homme bien portant.
Quand on songe à la jeune génération qui s'élève au sein de ce milieu corrompu et déséquilibré, une douleur, une épouvante, vous étreint l'âme....
Notes:
[1] Ibsen. Kjaerlighedens Komedie(Comédie de l'amour).
[2] Ibid.
[3] Bebel. La femme, p. 68.
[4] Ibsen. Gjengangere (Revenants).
[5] Ibsen. Samfundets stötter (Soutiens de la société).
[6] Ibsen. Vildanden(Canard sauvage).
[7] Canard sauvage.
[8] Union des jeunes.
[9] Maison de Poupée.
[10] La Femme.
[11] Revenants.
[12] Ibsen. Et Dukkehejem(Maison de poupée).
[13] M. Guérin. Evolution sociale, p. 323.
CHAPITRE V
LA JEUNE GÉNÉRATION
La décadence, la désorganisation de la famille porte vite ses fruits et la jeune génération trouve le moyen de surpasser ses créateurs et ses maîtres.
L'éducation qu'on lui donne a pour but de fortifier en elle les vues, les aspirations, les idées des a soutiens de la société», et, par là, de perpétuer les mensonges conventionnels. Au foyer domestique ou à l'école, la méthode est toujours la même. «On fait autant de mensonges à l'école qu'à la maison; partout on ne fait que mentir aux enfants.»[1]
Sachant que l'enfant n'est pas sensible aux calculs d'intérêt et de parti, que la pureté de sa jeune âme ne lui permet pas encore de se méfier des maîtres trop complaisants, ces derniers se pressent de remplir son cerveau, sa mémoire de fausses notions et d'idées absurdes.
Transmettre aux enfants leurs maladies physiques et morales ne suffit pas aux parents, ils leur enseignent, dès leur enfance, que le Dieu invisible a tout prévu ici-bas,—la nécessité de la propriété et de la misère, du luxe et de la faim, de l'oisiveté des uns et du travail démesuré des autres. On leur enseigne que tout dans la société est parfait et qu'ils n'ont qu'à continuer l'oeuvre de leurs ancêtres. On détruit en eux tout: la promptitude et la franchise de l'esprit, la puissance de la volonté individuelle, l'intelligence et la conscience virginales.
L'éducation a pour but de tuer dans l'enfant tout germe d'initiative personnelle: on ne lui apprend ni à penser, ni à vouloir, ni à vivre par lui-même. On travaille sur l'enfant, sur l'élève, comme sur une chose, ou comme sur un animal dont on veut dompter les énergies. Et cet état de chose n'est pas particulier à tel ou tel pays, il est général, il est universel.
«Demandez à cent jeunes français, sortant du collège, à quelles carrières ils se destinent; les trois quarts vous répondront qu'ils sont candidats aux fonctions du gouvernement. La plupart ont pour ambition d'entrer dans l'armée, la magistrature, les ministères, l'administration, les finances, les consulats, les ponts et chaussées, les mines, les tabacs, les eaux et forêts, l'université, les bibliothèques et archives, etc., etc. Les professions indépendantes ne se recrutent, en général, que parmi les jeunes gens qui n'ont pas réussi à entrer dans une de ces carrières.»[2]
Dès l'enfance on a tué dans l'homme toute initiative, toute volonté, tout respect pour sa personnalité, pour son individualité. «Les moeurs n'ont guère permis jusqu'à maintenant qu'on respectât l'individualité de l'enfant comme celle d'un égal futur, et peut-être d'un supérieur en développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à grandir d'une manière originale, et rare l'instituteur qui ne cherche à dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n'essaie de faciliter sa besogne en imposant l'obéissance.»[3]
Et lorsque plus tard la vie leur dévoile la vraie lumière, leurs âmes sont déjà trop imprégnées d'impressions, d'idées fausses. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des machines faites pour être dirigées par un mécanisme extérieur et artificiel. Il faut être fort, il faut porter en soi des germes d'une individualité puissante, pour pouvoir se débarrasser de toutes les erreurs, de tous les mensonges, de toutes les souillures morales qu'on a si soigneusement entretenus en nous pendant nos jeunes années. La majorité constitue cette légion de dégénérés dont Ibsen nous présente quelques types caractéristiques.
Le Dr Raak dans la Maison de poupée, Ulrik Brendel dans Rosmersholm, Laevborg dans Hedda Gabler, Oswald dans les Revenants, la bohémienne Gerd dans Brand, tous ces êtres ne se dominent guère, maladies héréditaires, folie, ivresse, il y a quelque chose qui les obsède, des souvenirs qui les hantent, des revenants dont ils ne peuvent pas se défaire. «Nous sommes tous des revenants. Ce n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c'est encore une espèce d'idée détruite, une sorte de croyance morte, et tout ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais ce n'en est pas moins là, au fond de nous-mêmes et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. Et puis, tous, tant que nous sommes, nous avons une si misérable peur de la lumière!»[4]
«Je vous connais à fond, dit Brand, âmes lâches, esprits inertes! Il vous manque ce battement d'ailes de la volonté, ce frémissement anxieux qui élève les cantiques jusqu'au ciel.» L'esprit morne, le pas traînant, ils s'avancent lourds et fatigués. A leur air sombre, on dirait qu'ils sentent un fouet derrière eux. Leurs fronts portent le voile du vice. Leurs regards plongent dans les ténèbres. C'est l'image du péché, ce n'est plus l'image de Dieu. Qui donc leur criera: «Je sens courir dans mes veines le fleuve brillant de la jeunesse. Vigoureux rejeton, je suis né de l'amour de deux êtres beaux, jeunes, ardents, tandis que toi, fragile créature sans énergie, sans vie, tu es né de l'union morne et glacée de deux êtres liés par un contrat qui ne peut exciter en eux la flamme des sens!»[5]
Ils sont tous malades, physiquement et moralement. «Mon épine dorsale, la pauvre innocente, se plaint le docteur Raak[6], doit souffrir à cause de la joyeuse vie qu'a menée mon père quand il était lieutenant.»
Oswald[7], peintre, n'a jamais mené une vie orageuse sous aucun rapport et pourtant «il se sent brisé d'esprit», il ne peut plus travailler, il est comme «un mort-vivant». Il a de très violentes douleurs à la tête, spécialement à l'occiput, comme s'il avait le crâne dans un cercle de fer, de la nuque au sommet. Toute sa force est paralysée, il ne peut pas se concentrer et arriver à des images fixes. Sa maladie s'explique: son père fut alcoolique tout en étant chambellan.
Tous ces êtres sont las, fatigués de vivre, à peine entrés dans la vie. Leur moral est égal à leur physique. «Les désirs, sentiments, passions, qui donnent au caractère son ton fondamental, ont leurs racines dans l'organisme, sont prédéterminés par lui.»[8] Quel abaissement des caractères et de la volonté!
Jamais le sens moral n'eut une voix moins puissante, jamais la conscience ne parla moins dans le monde. La soif des jouissances matérielles paraît avoir étouffé tout sentiment supérieur. La loi du plaisir exclusif engendre fatalement tous les égoïsmes et tarit dans leur source tous les sentiments élevés de l'âme. La dégénérescence des moeurs ne consiste pas seulement dans l'accomplissement des actes immoraux, elle existe aussi dans la pensée corrompue, dans l'imagination malade. On ne croit qu'à la force brutale, à l'argent, aux impulsions extérieures; on ne croit plus à la conscience, à la volonté, à l'amitié.
Borckman[9] regrette amèrement de s'être confié à un ami qui l'a trahi. Cette trahison le fait maudire L'amitié: «Savoir tromper, c'est en cela que consiste l'amitié», dit-il.[10]
Et comment en serait-il autrement? Hoc sentio, nisi in bonis amicitiam esse non posse. L'amitié réelle ne peut exister que dans le bien. Et le bien leur est étranger! Les larges horizons se rétrécissent, on ne sait plus aimer, on ne connaît même plus les haines vigoureuses, le caractère s'efface, le caractère disparaît. «Un caractère bien fade est celui de n'en avoir aucun.»[11] On n'a plus le respect de soi-même, il n'y a pas de sentiments généreux, ni dévouement, ni désintéressement.
Cabotins, arrivistes, ils sont envieux, fats, vaniteux, sans principes, sans bases. L'un de ces «jeunes», l'avocat Stensgard[12], est le type admirable de l'arriviste moderne. Il fonde l'Union des jeunes pour combattre le vieux parti politique et particulièrement le vieux chambellan, mais il suffit d'une simple invitation à dîner de la part de celui-ci pour qu'il oublie tous ses discours enflammés, toutes ses promesses, même son désir d'épouser Mlle Monsen, car il s'aperçoit que la fille du chambellan même est beaucoup plus riche et que c'est un parti plus avantageux.
Et lorsqu'il apprend qu'elle est ruinée et que Mlle Monsen ne veut plus de lui, il se décide à épouser—également trop tard—une riche aubergiste, à laquelle, étant très prévoyant, il faisait aussi une cour assidue.
On fonde des Unions, des Cercles, des Ecoles, des Ligues, pour mieux masquer, dans l'anonymat, le vide de ceux qui s'y réfugient. Que de nullités peuvent abriter des noms pompeux comme Union des jeunes! Toute leur morale, c'est celle du succès. Honesta quaedam scelera successus facit.[13]
Et dès qu'un esprit indépendant s'éloigne de ces Unions pour ne suivre qu'un chemin droit et librement choisi, les médisances, les calomnies, les perfidies, les hostilités basses, les intrigues le poursuivent de toutes parts.
Seuls, les forts continuent le combat, n'écoutent que la voix de leur conscience, sans se laisser décourager, et ne prêtent qu'un sourire de pitié aux parasites, qui en médisent. Les autres, les faibles, perdent leur foi en eux-mêmes et tombent empoisonnés.
La véritable valeur morale n'a besoin ni d'insignes, ni d'écoles, ni de ligues pour se révéler, elle se trahit, même quand on la cache, comme la misère morale se trahit même quand on la dissimule. Pratiques jusqu'à l'excès, les «jeunes» d'aujourd'hui ne font que prostituer chaque jour les forces de leurs pensées et de leurs affections. Le champ de leurs exploits est la vie dite mondaine dont la haute science consiste pour eux dans l'art de laisser deviner avec élégance les mérites qu'ils n'ont pas. Et ils plaisent....
On plaît souvent plus par ses défauts que par ses qualités. Toute leur phraséologie, tous leurs beaux discours ne servent qu'à eux-mêmes, à leur carrière. Ce qu'ils cherchent, c'est à jeter de la poudre aux yeux, c'est à faire quelque chose. Peu importe ce qu'on fait—jouer aux courses ou fonder des Unions—l'essentiel est de faire. «Du haut en bas, si l'on nous prend tous en bloc, on peut nous appeler une race de faiseurs,» dit le maître d'école dans Brand.
La seule, la vraie Union de tous ces êtres atteints d'anémie morale, le seul point sur lequel ils sont tous d'accord, c'est l'argent, cause de lâchetés, de suicides, de la démoralisation, de toutes les horreurs. «L'argent est un maître abominable, il ne doit être que le serviteur.»[14]
Ce maître abominable règne aujourd'hui en toute liberté, et sa domination est un des caractères saillants de notre société. Le nom de ce métal a pris dans la vie sociale une signification qui fait de lui le maître de la vie. L'argent a supprimé le travail individuel, il pervertit celui dont le coeur était pur, le rend égoïste, incapable de nobles élans d'âmes, il divise la famille, il pousse le jeune homme à épouser non pas celle qu'il aime mais celle qui est riche, il pousse la mère à sacrifier le bonheur de sa fille en la donnant au plus riche épouseur. Aucune branche de la société n'échappe à l'adoration universelle de la Bête d'Or: «Jeunes mariés dont les rêves d'amour sont des rêves dorés et qui avouent sans vergogne qu'ils aiment non pas telle ou telle personne, mais telle ou telle dot, comme si la famille n'avait d'autre but que d'unir et de procréer des sacs d'écus; époux, dont la crainte de diminuer leur bien-être arrête les élans de la passion; financiers qui, froidement, par leurs coups de bourse, prennent l'épargne de pauvres gens, les condamnent à la misère, préparent leurs suicides, mais dont on exalte le bon coeur parce qu'ils donnent quelques francs dans une souscription publique, bourgeois qui vivent chichement, se refusant tout plaisir, afin d'entasser quelques pièces d'or de plus; rentiers dont l'existence se passe à toucher les intérêts, à les mettre de côté, à en toucher de nouveaux, à supputer les chances de hausse ou de baisse et dont la pensée rabougrie ne s'élève pas au-dessus de cet étroit horizon; écrivains qui, sous couleur d'art, débitent des romans pornographiques, afin de réaliser de plus gros bénéfices; magistrats condamnant sans pitié de pauvres malheureux qui ont «tondu un pré de la largeur de leur langue», mais pleins d'indulgence pour les agioteurs ayant dérobé des millions et dont l'appui leur paraît promettre des jours fortunés; politiciens dont l'hostilité se laisse attendrir à propos, quand il s'agit de questions dans lesquelles se trouvent intéressées de puissantes sociétés financières; catholiques, protestants, juifs, tous, se roulant aux pieds du Veau d'or, attendent de lui un sourire.»[15] Il faut leur crier leurs vérités en face, à tous ces inutiles, à l'intelligence vide, au coeur sec, infatués d'eux-mêmes, orgueilleux sans grandeur, égoïstes sans esprit, traînant à la remorque de leurs passions une existence factice et déprimante, sans but, sans volonté, sans idéal, sans foi!
Le luxe immédiat est le souverain bien, l'argent est la seule idole de ces humains dits civilisés. Les parlements, les chancelleries, les rédactions, sont des succursales de la Bourse. L'argent mène la religion, l'argent mène la politique, l'argent mène la presse, l'argent mène la famille, l'argent mène tout et tous. Toute leur volonté étant dirigée vers l'argent, il ne leur en reste rien pour la vie. Ils n'ont même pas la volonté d'être heureux. «Êtres incomplets, ils n'ont que le désir, sans avoir la pensée; ils imaginent, mais ils ne savent point vouloir.»[16]
Dans la Comédie de l'amour, le poète Falk et Svanhild se déclarent leur amour.
FALK.—Dans ma barque naviguant vers l'avenir, il y a place pour deux. Si vous avez du courage, marchons côte à côte dans le combat. Côte à côte nous marcherons et notre existence sera un long cantique d'adoration et d'actions de grâce.
SVANHILD.—La lutte est facile quand on est deux à combattre et que l'un des combattants est un homme vaillant.
FALK.—Et que l'autre est une femme généreuse; il est impossible que deux êtres semblables succombent.
SVANHILD.—Prends-moi donc tout entière. Les fleurs s'épanouissent, mon printemps est venu. Et maintenant, luttons contre la misère et la douleur!
Croyez-vous que Falk et Svanhild tenteront le bonheur? Point. Un négociant leur fait comprendre que si
«L'honneur sans argent n'est qu'une maladie.»[17]
l'amour sans écus est une folie. L'amour disparaît, la position demeure. Et les jeunes gens se séparent. Svanhild épouse le riche négociant qui lui a découvert le sens de la vie; quant à Falk, il se met, je crois, à étudier la théologie. Ils prennent pour prétexte de leur séparation le désir de rester en plein rêve et de ne pas voir sombrer sous les coups de la réalité les splendeurs de leur songe, mais le fait est qu'ils brisent leur bonheur, ils le brisent eux-mêmes de leurs propres mains. Et la cause? Leur volonté est abolie. Ils n'ont pas de volonté d'agir, de tenter le bonheur.
Gina, la femme de Hialmar, est l'ancienne maîtresse de Werlé, riche industrie[18]. Hialmar, confiant, ignore qu'il y a de la boue à l'origine de son mariage, et que son foyer repose sur un mensonge. Le fils de Werlé, Grégoire, ancien ami de Hialmar, atteint d'une maladie qu'un des personnages de la pièce désigne sous le nom de «fièvre de justice aiguë», se décide à apprendre au mari le passé de sa femme. «Hialmar, connaissant la faute de Gina, pourra la lui pardonner; il n'y aura plus de mensonge entre eux, ils seront parfaitement heureux, et leur bonheur, fondé sur la vérité, sera solide autant qu'ineffable.»
Après l'explication entre les époux, Grégoire entre, leur tendant les mains:
GRÉGOIRE.—Eh bien, mes chers amis, est-ce fait?
HIALMAR.—C'est fait. J'ai vécu l'heure la plus amère de ma vie,
GRÉGOIRE.—Mais aussi la plus pure, n'est-ce pas?
HIALMAR.—Enfin, pour le moment c'est fini.
GINA.—Que Dieu vous pardonne, monsieur Werlé!
GRÉGOIRE (avec un profond étonnement).—Je n'y comprends rien.
HIALMAR.—Qu'est-ce que tu ne comprends pas?
GRÉGOIRE.—Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la vérité délivrée de tout mensonge?
HIALMAR.—Je sais, je sais très bien.
GRÉGOIRE.—J'étais si intimement persuadé qu'à mon entrée je serais frappé par une lumière de transfiguration illuminant l'époux et l'épouse. Et voici que devant moi tout est morne, sombre, triste.
Ils n'ont même pas le courage de leur rénovation! La moindre lutte morale brise ces malades. «L'état physique de l'individu doit être en rapport avec ce qu'il aura à supporter, sans cela une émotion contraire serait un obstacle fatal.»[19] Tout leur tapage étourdissant n'est fait que pour cacher la faiblesse de leurs convictions, de leur foi. «Le doute et le trouble sont dans toutes les âmes; la défiance est dans tous les esprits.»[20] Le doute pénètre partout, il porte le découragement; jusqu'au fond de l'être, là où se puisent les grands élans, là où l'homme entend la voix mystérieuse et puissante qui le sollicite à être lui-même. Il vaut mieux que l'âme humaine se berce de rêves; chimériques en s'avançant toujours que de végéter dans l'inaction et le doute. Si le doute amène les âmes fortes vers la lumière, il anéantit complètement les faibles, les dégénérés, les infirmes moraux, les déformés par la société. La folie du doute perpétuel n'est que l'exagération de cette perplexité continuelle qui amène les hommes à ne plus oser rien faire, rien désirer, rien vouloir, rien tenter. Pascal a dit quelque part que «le dessein de Dieu sur nous est plus de perfectionner la volonté que l'esprit». Vérité, hélas, trop oubliée de nos jours. Les meilleurs esprits n'osent pas seulement agir, ils n'osent rien affirmer, rien nier, rien vouloir avec énergie.
Le doute porte sur tout. Même ceux qui aspirent vers quelque chose de supérieur, vers la liberté, vers la lumière «qui pensent et croient ne veulent pas s'en rendre compte, ne veulent pas s'y arrêter».[21] Dans un moment de crise, ils crient comme Oswald[22]: «Le soleil!... Le soleil!...» et ils ne font rien pour dissiper les ténèbres où ils végètent!
«Vous voulez bien croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et faire peser tout le fardeau sur celui qui, vous a-t-on dit, s'est chargé de l'expiation. Puisqu'il s'est laissé couronner d'épines pour vous, il ne vous reste plus qu'à danser. Mais il s'agit de savoir où cette danse vous mène.»[23] Ce ne sont pas eux qui régénéreront l'humanité. «Les dégénérés ne changent pas l'histoire; ils la subissent.»[24] L'avenir n'est pas à eux. L'avenir est à ceux qui sont désabusés.
Notes:
[1] Ibsen. Un ennemi du peuple.
[2] Edmond Demolins. A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, p. 3.
[3] Elisée Reclus. L'Idéal de la jeunesse, p. 8.
[4] Ibsen. Gjengangere (Les Revenants), Madame Alving.
[5] Shakspeare. Roi Lear, paroles que le fils naturel adresse au fils légitime.
[6] Et Dukkehjem (Maison de poupée).
[7] Ibsen. Gjengangere (Revenants).
[8] Th. Ribot. Maladies de la personnalité, p. 39 (Paris, F. Alcan).
[9] Ibsen. John-Gabriel Borckman.
[10] «Dans l'adversité de nos meilleurs amis, dit La Rochefoucauld (Maximes, 241), nous trouvons toujours quelque chose qui ne déplaît pas», mais il ne va pas jusqu'à dire que «l'amitié, c'est savoir tromper».
[11] La Bruyère. Les caractères, édition Garnier frères, p. 131.
[12] Ibsen. De Unges forbund (L'union des jeunes).
[13] Senèque. Phèdre.
[14] Charles de Rible. La Famille et la Société en France, avant la Révolution, t. I, p. 80.
[15] Urbain Guérin. L'Evolution sociale, p. 193.
[16] Elisée Reclus. Evolution et Révolution, p. 6.
[17] Boileau.
[18] Ibsen. Canard sauvage.
[19] Bain. Emotions et volonté, p. 17.
[20] Ibsen. Samfundets stötter (Soutiens de la société).
[21] Ibsen. Gjengangere (Les Revenants).
[22] Ibid.
[23] Ibsen. Brand.
[24] Kropotkine. L'Anarchie, sa philosophie, son idéal, p. 25.
CHAPITRE VI
GERMES TRANSITIFS
Si l'anthropologie moderne a prouvé la transmission des vices et des maladies par les parents à leurs enfants, la psychologie n'a pas moins démontré que parmi la médiocrité des êtres apparaissent quelques individus mieux doués qui, après avoir traversé une période d'évolution et de crise, triomphent, deviennent des types plus parfaits et obtiennent de nouvelles victoires et de nouveaux progrès. «L'humanité, en se débattant dans une lutte séculaire pour améliorer ses institutions sociales, atteint involontairement à quelque chose de bien différent et de bien plus grand: sa propre réforme, l'ennoblissement de son caractère moral, le couronnement de l'évolution biologique grâce à la création d'un type plus élevé et plus pur.»[1]
Ces êtres souffrent dans la société actuelle, leurs droits sont méconnus. Ces âmes étouffent sous le poids des préjugés et des mensonges, elles ne peuvent aisément s'enlever et prendre leur vol; elles n'ont ni liberté, ni indépendance pour assurer leur existence, elles doivent s'incliner sous la volonté des seigneurs de la finance, de la politique, de la pensée. «Le manque d'oxygène affaiblit la conscience, et l'oxygène manque presque absolument dans notre société, puisque toute la majorité compacte est assez dénuée de sens moral pour ne pas vouloir comprendre que l'on n'édifie rien sur une fondrière de mensonge et de fourberie.»[2]
«On étouffe ici, dit Brand; un air de sépulcre s'élève de cet étroit vallon. En vain on y déploierait un drapeau, aucun souffle frais et libre ne le ferait flotter. «Tout ce qu'il y a de bon au fond des hommes sera étouffé si on laisse subsister cet état de choses. Mais cela ne doit pas durer! Oh! quel bonheur ce serait, quel bonheur de pouvoir apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté.
«Si j'avais le pouvoir, se lamente Rosmer[3], de leur faire avouer leurs torts, de réveiller la honte et le repentir dans leurs coeurs, de les amener à se rapprocher de leurs semblables avec confiance, avec amour! Il me semble qu'on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle alors! Plus de combats haineux, rien que des luttes d'émulation, tous les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits tendant sans cesse plus loin, toujours plus haut, chacun suivant le chemin qui convient à son individualité. Du bonheur pour tous, créé par tous.»
La corruption des moeurs, la dégradation actuelle de la société n'est que le signe d'une nécessité absolue de sa transformation morale. De tous côtés s'élève une plainte immense qui monte confuse. Au sein de l'ivresse générale, du bien-être, de jouissances innombrables; au sein de cet énervement, de ce mal qui ronge, on entend le bruit du réveil, le murmure des volontés et des espérances.
Des idées nouvelles germent partout, elles cherchent à se faire jour, à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent continuellement à la force d'inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir le régime actuel, elles étouffent dans l'atmosphère suffocante des anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution des États, sur les lois de l'équilibre social, sur les relations politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion, dans le salon comme au cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme dans la conversation quotidienne.
«Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruines; elles gênent, elles empêchent le développement des germes qui se produisent dans leurs murs lézardés et naissent autour d'elles. Un besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établie, celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne, ne paraît plus suffisant. On s'aperçoit que telle chose, considérée auparavant comme équitable n'est qu'une criante injustice; la moralité d'hier est reconnue aujourd'hui comme étant d'une immoralité révoltante. Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate dans toutes les classes, de la société, dans tous les milieux, jusque dans le sein de la famille.»[4]
Et c'est le réveil. On a beau vouloir arrêter le courant: on n'a pas la force de le détourner. Le courant suit son chemin, marche à l'accomplissement de sa mission, dissipant l'atmosphère étouffante qui l'environne. Il faut changer cette atmosphère sépulcrale. Il faut qu'un beau soleil entre ici.
«Que venez-vous faire dans notre société? demande Rorlund à Lona, qui revient d'Amérique.
—Lui donner de l'air, monsieur le pasteur![5] lui répond celle-ci. Mais lorsqu'un édifice est resté trop longtemps fermé, on a de la peine à l'aérer, les fenêtres ne s'ouvrent pas facilement, souvent même on est obligé de les briser....
—Que voulez-vous édifier?
—Édifier? Il s'agit d'abord de démolir.[6]»
«Et cela n'a aucune importance, dit Stockmann[7], qu'une société mensongère soit démolie! Il faut l'anéantir, il faut faire disparaître, comme des animaux nuisibles, tous ceux qui vivent dans le mensonge. J'aime tant ma ville natale, ajoute-t-il, que je préférerais la ruiner que de la voir prospérer sur un mensonge.»
Mais on ne détruit que ce qu'on remplace. «Si les vieux mots sont usés, il ne faut pas les enlever de la langue avant d'en avoir créé d'autres.»[8]
Dans les pages qui vont suivre nous chercherons les mots que les personnages d'Ibsen substituent à ceux qu'ils veulent enlever de la langue actuelle; nous chercherons à déterminer les bases sur lesquelles ils comptent édifier la Société nouvelle. Car toute phase sociale est poussée par une phase future qui se prépare à la remplacer. C'est la loi de l'évolution universelle de tous les phénomènes: physiques, moraux et sociaux. La société actuelle doit céder sa place à une société nouvelle, sinon la loi d'évolution se trouverait suspendue, hypothèse anti-scientifique. Si l'évolution condamne toute transformation arbitraire, elle condamne aussi toute immobilité, toute inertie; loin d'exclure la possibilité des réformes pacifiques, elle ne veut pas laisser l'humanité s'endormir, elle l'engage à l'activité consciente, à la marche vers une ère nouvelle.
—Ils ont eu leur aurore,—dit Brand au seuil de l'Église nouvelle qu'il a fait construire,—pourquoi ne verraient-ils pas leur déclin? L'ordre universel veut de la place pour les formes à naître.... Ce qui ne périt pas, c'est l'esprit incréé, c'est l'âme, dissoute dans l'éclosion printanière du monde, l'âme qui, d'audace et de foi virile, a construit une arche allant de la matière à la source de l'être. Cette âme est maintenant partagée en petites portions qui se débitent en détail.
De cette mutilation, de ces tronçons d'âme, de ces membres détachés, épars, il faut qu'un tout surgisse.... Hommes, vous êtes au croisement des chemins! Avec votre volonté entière, vous devez vouloir le nouveau, l'anéantissement de toutes les constructions pourries, pour que le grand sanctuaire ait la place qui lui revient....
Notes:
[1] A. Loria. Problèmes sociaux contemporains, p. 174.
[2] Ibsen. En Folkefiende (Un Ennemi du peuple).
[3] Ibsen. Rosmersholm.
[4] Pierre Kropotkine. Paroles d'un révolté, p. 275.
[5] Ibsen. Samfundets stötter (Soutiens de la société).
[6] Le unges forbund (L'Union des jeunes).
[7] Un Ennemi du peuple.
[8] Brand (Eynor).
PARTIE POSITIVE
LA SOCIÉTÉ NOUVELLE
CHAPITRE PREMIER
LA RÉGÉNÉRATION INDIVIDUELLE ET SOCIALE
EST POSSIBLE
L'AMOUR EN EST LA PREMIÈRE BASE
«Qui n'a pas été renversé une fois dans sa vie! Il faut se relever et ne faire semblant de rien. Seuls le présent d'un homme et son avenir peuvent racheter son passé.»
Borckman[1], qui dit ces paroles, semble indiquer par là que la rénovation est possible, qu'il n'est jamais tard de renaître, mais que seuls le présent et l'avenir sont capables de racheter le passé. Des hommes forts et intelligents peuvent toujours réagir et se refuser à être plus longtemps serfs du mensonge. Mais non seulement l'homme est perfectible, la société l'est aussi. «Si quelque esclave de ce monde fait une brèche au grand capital humain, un autre, par son travail, peut toujours réparer le dommage.»[2] Un individu, comme une nation, peut se tromper, s'égarer, mais aussi le reconnaître, se repentir et réparer le mal.
Ibsen ne se contente pas de faire exprimer à ses héros l'idée de la possibilité de la régénération morale de l'individu et de la société, il leur fait indiquer la base même de cette rénovation: l'Amour.
«Notre coeur est ce jeune univers créé pour recevoir l'esprit divin. C'est là qu'il faut tuer le vautour de la convoitise. C'est là que le nouvel Adam doit naître.»[3]
C'est grâce à l'Amour de Lona que Bernick[4] se repent, avoue à tous ses torts et commence une vie nouvelle. Mais c'est surtout Peer Gynt qui nous offre la démonstration éclatante que l'Amour est le premier jalon de tout relèvement moral.
Peer Gynt, après avoir gâché sa vie dans bien des aventures, revient, tête blanche, dans son pays natal où, dans sa jeunesse, il fut aimé par une jeune fille, Solveig. Il éprouve des remords d'avoir toujours fui la voie droite, la vie sérieuse. La nuit vient; il court dans la forêt où il connut, dans son enfance, des heures délicieuses, et il lui semble entendre autour de lui des voix s'élever: des bobines de fil qui roulent à ses pieds murmurent: «Nous sommes des questions que tu devais résoudre»; le vent gémit: «Nous sommes des chants que tu devais chanter»; et des gouttes de rosée tombent des branches en soupirant: «Nous sommes des larmes que tu n'as pas répandues»; et des brins de paille lui disent: «Nous sommes les oeuvres que tu devais accomplir, nous sommes les forces que tu n'as pas voulu aimer.»
Peer Gynt veut se persuader qu'en gâchant sa vie, il est resté lui-même, qu'il a vécu suivant son moi, mais le vide qui se fait autour de lui, lui prouve qu'il n'a été qu'un égoïste. Peer Gynt est seul. Sa conscience se réveille. «Terre splendide, prie-t-il, ne t'offense pas parce que j'ai foulé ton herbe inutilement! Soleil magnifique, tu as versé tes rayons sur une hutte inhabitée—le propriétaire n'était jamais chez lui.... Oh! je veux monter jusqu'au plus haut sommet, je veux voir encore une fois le soleil se lever, je veux contempler la terre promise....»
Il arrive devant la maison de Solveig au moment où celle-ci, vieillie, sort de la hutte, un bâton et un livre de cantiques à la main.
PEER GYNT.—Un pécheur est devant toi. A toi de le juger.
SOLVEIG.—C'est lui. Loué soit Dieu!
PEER GYNT.—Accuse-moi, dis combien j'ai péché envers toi!
SOLVEIG.—Tu n'as commis aucun péché!
PEER GYNT.—Dis-moi mon crime.
SOLVEIG.—Tu as fait de ma vie un poème. Bénie soit notre rencontre! Le vrai Peer Gynt qui avait au front un sceau le marquant pour une haute destinée, a vécu dans ma conscience, dans mon espoir, dans mon amour!
Une clarté illumine la figure de Peer Gynt. Il pose sa tête sur les genoux de Solveig qui chante: «Dors, mon ami, je te bercerai, je te veillerai ... dors et rêve!» Solveig chante et le soleil se lève....
«Faire un homme heureux, c'est mériter de l'être», dit Jean-Jacques[5]. Dans Peer Gynt, Ibsen prouve que l'homme, apte à faire jaillir de son coeur dans celui d'un autre être humain les rayons ardents de l'amour, est capable de se relever moralement. L'amour, c'est le soleil qui vivifie; il ennoblit, il régénère. «L'amour possède une force surhumaine qui élève au-dessus de la fange de la vie quotidienne, et le fait briller de toute sa magnificence aux yeux de tous.»[6]
C'est la richesse du coeur qui seule donne du prix aux richesses de toutes nos facultés; même la science n'est vivante et complète que par l'amour. Les hommes ne font rien avec une idée, quand un sentiment ne s'y joint pas. On regrette moins d'avoir eu du coeur que de l'esprit.
L'amour féconde, agrandit et élève toutes les facultés intellectuelles et morales. Par lui le sentiment proprement dit, qui n'est d'abord que le produit d'une sensation, devient affectif, manifeste des préférences, éveille l'activité et agit ainsi sur la volonté avec une puissance de plus en plus grande. Que de crimes seraient évités si nous étions entourés de plus de sympathie, si la solidarité était plus chaude et plus réconfortante! C'est ce manque de fraternité et d'amour qui rend la lutte pour la vie si terrible et si acharnée. Sans amour tout changement du régime actuel ne sera qu'une substitution d'une classe à une autre, un changement de noms pour les maux qui demeurent.
Le mal de l'humanité ne vient pas de la nature, il vient, il grandit parce que les hommes ne savent plus aimer. Aucun mécanisme ne donnera à l'humanité le bonheur, si elle ne veut pas comprendre qu'il y a ici-bas un moyen capable d'adoucir toutes les misères et toutes les souffrances, et c'est l'Amour. L'être humain à l'instant où bat son coeur, se transfigure et s'illumine comme une aurore.
Seul l'amour établit une harmonie entre les individus. Cette harmonie peut être aperçue par l'intelligence, mais elle n'est sentie et réalisée que par le coeur. L'amour est l'intelligence descendue dans les fonds mêmes de l'âme. L'intelligence qui n'arrive point à l'amour, à la volonté, manque de puissance pour le développement de la vérité, elle n'en atteint point la vaste et sublime profondeur. La science, les lois, les institutions les plus sages, sont une lettre morte que l'amour seul peut transformer en parole vivante. C'est que l'intelligence n'est que le reflet du foyer d'amour, et à mesure que le foyer est plus actif, la lumière est plus vive. Des plus intimes profondeurs de l'amour jaillit la lumière de l'intelligence. Le génie, l'héroïsme, la morale, sont dus à l'amour, c'est par amour qu'il peut être compris, c'est par amour qu'il peut être régénéré, car l'amour seul crée l'amour.
Notes:
[1] John-Gabriel Borckman.
[2] Ibsen. Brand.
[3] Ibsen. Brand.
[4] Ibsen. Samfundets Stötter (Soutiens de la société).
[5] J.-.J. Rousseau. Correspondance. Lettre à Hume, t. IV, p. 597. Paris, MDCCCLII.
[6] Ibsen. Kjaerlighedens Komedie (La Comédie de l'amour).
CHAPITRE II
LA VERITE ET LA LUMIERE
«Un homme est condamné dans son oeuvre, s'il fait les choses à demi et ne songe qu'aux apparences, s'il ne traduit pas ses idées par des actes et non seulement par des paroles ou des sentiments.»[1]
Cela veut dire: parler est bien, agir est mieux. Une société ne se bâtit pas avec des mots, des sentiments ou des idées, elle ne se compose pas d'abstractions, mais d'hommes en chair et en os, qui, même pour aimer, se posent toujours la question de Faust: «Par où commencer?»
Par où doit-il commencer, l'individu qui désire s'affranchir des servitudes sociales et devenir un être libre et conscient? «Par briser la chaîne des moeurs et des coutumes», répond Falk dans la Comédie de l'Amour. Plus de mensonges, plus d'hypocrisies, plus de conventions fausses. C'est la philosophie du Canard Sauvage. Les critiques qui prétendent qu'Ibsen a voulu dire dans cette pièce: «N'enlevez pas le mensonge au vulgaire, vous lui enlèveriez le bonheur en même temps», n'ont pas saisi l'esprit de l'oeuvre du penseur norvégien. L'idée fondamentale du Canard Sauvage est celle-ci: «Il vaut mieux détruire le bonheur que de le laisser subsister sur un mensonge.»
L'esprit puissant de l'auteur de Brand a parfaitement compris quel rôle considérable, prépondérant et néfaste, les préjugés et les mensonges jouent dans la société actuelle. Son théâtre est un cri de révolte contre cet état de choses. Malgré les progrès de la civilisation, malgré la diffusion de plus en plus grande des lumières scientifiques, le préjugé et le mensonge règnent encore en maîtres dans la société. Ils s'exercent de tous côtés. Il y a des préjugés de religions, des préjugés de nations, de classes, de conditions sociales. Il suffit qu'un de nos semblables appartienne à telle classe, à telle famille, à telle corporation, pour qu'on lui attribue d'avance tel défaut, tel travers.
Et ce qu'il y a de plus déplorable dans ces erreurs de jugement, c'est que nul ne peut s'en déclarer absolument exempt.
Le mensonge suppose un désordre dans la vie. Si l'on était ce qu'on devrait être, on n'éprouverait nullement le besoin de dissimuler ce qu'on est. Ah! les préjugés et les mensonges! ce sont eux qui causent tous les malheurs de ce monde!
On peut tromper non seulement les autres, mais soi-même, et non pas par erreur, mais volontairement. Il faut distinguer le mensonge de l'erreur. L'erreur est inconsciente, tandis que le mensonge sait ce qu'il fait quand il abuse les autres. «On peut nuire à la vérité sans mentir, lorsqu'on ignore l'inexactitude qu'on commet; on peut dire une chose vraie en mentant, lorsque, la croyant fausse, on cherche à égarer le prochain par caprice ou dans un but égoïste.»[2] L'intention positive de tromper est le trait caractéristique du mensonge. Mentir, c'est abuser les hommes le sachant et le voulant, qu'on le fasse en actes ou en paroles, par le silence ou par d'insidieux discours.
«C'est une chimère de croire que l'esprit aille de lui-même au vrai. L'erreur lui est aussi naturelle que la vérité; il n'est pas bon en sortant des mains de la nature. S'il est fait pour la vérité, il ne l'atteint qu'en la cherchant péniblement; elle est une récompense plutôt qu'un privilège. Il ne peut, s'il pense, éviter l'erreur, et les exigences de la vie, son propre intérêt, les lois mêmes de la morale, exigent qu'il agisse et qu'il pense.
Pourtant, il faut se garder de tomber dans un autre excès; le pessimisme n'est pas plus vrai que l'optimisme, même dans la théorie de la connaissance. L'erreur peut être corrigée, si elle ne peut être évitée.»[3]
Le mensonge, lui, peut être évité.
Les hommes, dit Tolstoï[4], qui ignorent la vérité et qui font le mal, provoquent chez les autres la pitié pour leurs victimes et le dégoût pour eux, ils ne font du mal qu'à ceux qu'ils attaquent; mais les hommes qui connaissent la vérité et qui font le mal sous le masque de l'hypocrisie, le font à eux-mêmes et à leurs victimes, et encore à des milliers d'autres hommes, tentés par le mensonge qui cache le mal.
«Nulle société ne peut vivre sainement en se nourrissant de mensonge.»[5]
«La fin de l'homme est d'être sincère.»[6]
Il faut donc chercher la vérité.
Croire en la Vérité, c'est avoir la foi qui nous permet d'ordonner toutes choses par rapport à elle. Aimer la Vérité, c'est s'y soumettre dans ce qu'elle a d'absolu et d'irrésistible, la rechercher toujours dans l'ordre changeant des circonstances et n'agir jamais que conformément à elle. Si l'amour de la vérité est par lui-même l'expression la plus pure de notre foi, nous devons irrévocablement condamner le mensonge et tout ce qui s'y rapporte. La vérité dans la connaissance des lois morales a déjà supprimé l'iniquité de l'esclavage, les tortures judiciaires, les persécutions barbares; espérons qu'elle élargira toujours ses limites. Toutes les erreurs, tous les symboles qui ont été l'objet du culte des hommes n'ont produit quelque bien que par suite de la parcelle de vérité qu'ils renfermaient. Il faut poursuivre la vérité partout et toujours.
Dans les Soutiens de la Société, Dina, voulant aller en Amérique, demande à Johann qui en revient, si les gens de là-bas sont moraux.
JOHANN.—Moraux?
DINA.—C'est-à-dire s'ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu'ici.
JOHANN.—Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu'on le pense. N'ayez aucune crainte à ce sujet.
DINA.—Vous ne comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu'ils ne fussent pas si nobles et si vertueux.
JOHANN.—Et comment les voudriez-vous?
DINA.—Je voudrais qu'ils fussent ... nature. Nature, franchise, vérité en tout. Végéter dans cette vie pour les bienfaits illusoires de la vie future?—C'est un mensonge qui en engendre bien d'autres.
A force de s'inquiéter de l'avenir on oublie le présent. «Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriverons peut-être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne pense jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit, mais à celui où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n'a pas voulu que notre prévoyance s'étendît plus loin que le jour où nous sommes. Ce sont les bornes qu'il faut garder et pour notre salut et pour notre repos.»[7]
«Le mot futur, dit Falk[8], assombrit pour nous le jour lumineux: Notre prochain amour! Notre future femme, notre seconde vie! La préoccupation de cette idée fait un mendiant de l'homme le plus fortuné. Aussi loin que vous regardez devant vous, ce mot enlaidit votre existence en détruisant la joie du moment. Vous ne sauriez vous arrêter un instant tranquillement en votre bonheur sans vous embarquer vers d'autres rives, et ce rivage atteint, vous reposez-vous un instant? Non, il faut vous hâter de fuir, et toujours ainsi jusqu'à la mort.»
Et cela vient du mensonge que nous nous forgeons de notre existence, voulant nous persuader que cette vie n'est rien et que la vie future, la vie d'outre-tombe est tout. «La souffrance ne nous atteint point, car rien ne nous touche en ce monde, sinon le désir d'en sortir.»[9] L'homme, disent ces prêcheurs, doit être tout entier dans l'attente des biens futurs; il ne doit considérer la vie présente que comme un rapide voyage dont la seule importance est de préparer notre éternel avenir. Or, il n'y a qu'une seule vie: celle que nous vivons. «Le bonheur que nous comprenons, nous ne le trouvons qu'ici-bas.»[10] «Il faut chercher la vie, pour la faire passer avant toute chose.»[11]
Il faut vivre, car quand l'esprit commence à peine à s'éveiller, les forces physiques commencent déjà à décliner. Cette heure est à toi, tout le reste est folie!
Il n'y a rien de mystique dans la vie. La vie est une force de vérité et de lumière.
Dans les Revenants, Mme Alving discute avec son fils le sentiment filial:
Mme ALVING.—Un enfant ne doit-il pas de l'amour à son père, malgré tout?
OSWALD.—Quand ce père n'a aucun titre à sa reconnaissance? Quand l'enfant ne l'a jamais connu? Et toi, si éclairée sur tout autre point, tu croirais vraiment à ce vieux préjugé?
Mme ALVING.—Il n'y aurait donc là rien qu'un préjugé?
OSWALD.—Oui, tu peux en convenir, mère. C'est une de ces idées courantes que le monde admet sans contrôle. C'est un mensonge.
Et Mme Alving, ne poursuivant que la vérité, finit par être d'accord avec son fils.
L'enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l'autorité familiale que l'homme à la discrétion de l'autorité gouvernementale. Il faut à l'enfant, comme au chêne, pour croître et devenir homme dans son individualité forte, l'espace et la liberté.
Dans la Maison de Poupée, Nora apprend que la société a le droit romain, le droit international, le droit administratif, le droit policier, et que seul le Droit humain lui manque; elle, qui considérait la justice comme un sentiment qui fait partie intégrante de notre âme, elle apprend que la justice n'est qu'une fiction, une loi créée par la société pour garantir ses mensonges et que c'est la loi qui crée souvent le délit,—et elle déclare nettement que «ce sont de bien mauvaises lois».
NORA.—J'apprends que les lois ne sont pas ce que je croyais; mais que ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête.
HELMER.—Tu parles en enfant: tu ne comprends rien à la société dont tu fais partie.
NORA.—Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et m'assurer qui des deux a raison, de la société ou de moi.
Et Nora quitte le foyer domestique, elle ne veut plus accepter aucune idée toute faite sans l'avoir examinée, elle s'en va chercher la vérité, la lumière.
Lorsque le docteur Stockmann[12] est déclaré ennemi de la société pour lui avoir voulu du bien, il ne se rend pas aux mensonges du milieu qui l'environne, mais, fort dans la vérité, il le quitte, il l'abandonne, il s'isole, il reste seul. Partout où il y a lutte entre les «soutiens de la société» et les indépendants, Ibsen prend toujours parti pour ces derniers. Apôtre du «moi individuel», il semble nous dire: Pour changer la société, il faut commencer par l'individu.
L'individu qui désire reconquérir la totalité de sa personnalité originale, doit se soustraire plus ou moins complètement à l'influence générale, s'isoler du groupe social, redevenir lui-même, abandonner toutes les conventions mensongères, rechercher la vérité et la lumière, reconquérir sa puissance, sa force individuelle, qu'il mettra plus tard au service de la société.
Nora et Stockmann peuvent devenir les membres les plus éclairés et les plus dévoués de la société. «Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumières.»[13]
C'est surtout dans Brand que s'exprime la puissance morale de l'individu.
Notes:
[1] Ibsen. Brand.
[2] J. Bovon. Morale chrétienne, t, II, p. 9.
[3] Brochard. De l'Erreur, p. 280. Paris, F. Alcan.
[4] Voir notre ouvrage: Pensées de Tolstoï, p. 143.
[5] Ibsen. En Folkefiende (Un Ennemi du peuple).
[6] Ibsen. Kjaerlighedens Komedie (La Comédie de l'amour).
[7] Pascal. Lettre à Mademoiselle de Roanney. Voir M. de Lescure. Discours sur les passions de l'amour de Pascal, p. 47.
[8] Ibsen. Kjaerlighedens Komedie(Comédie de l'amour).
[9] Tertullien. Apol., p. 41.
[10] Ibsen. Lille Eyolf (Le petit Eyolf).
[11] Ibsen. Quand nous nous réveillerons d'entre les morts. (Naar vi Döde Vaagner).
[12] Ibsen. En Folkefiende (Un ennemi du peuple).
[13] J.-J. Rousseau. Oeuvres complètes, t. III, p. 505.
CHAPITRE III
L'EFFORT INDIVIDUEL LA VOLONTÉ, L'ACTION, LA LIBERTÉ, LA JUSTICE
I
Brand[1], c'est la conception, vivante que la question sociale est avant tout une question de force, de volonté, d'énergie, de lumière et de morale individuelles.
On n'a le droit d'accuser qui que ce soit qu'après s'être jugé soi-même, de dresser le bilan de la société qu'après avoir dressé celui de sa propre vie. Brand, après avoir fait son examen de conscience, rejette les mensonges dans lesquels il a été élevé, il devient lui-même et n'écoutant que la voix impérative de sa conscience, il se met à régénérer les âmes des autres.
Il n'accepte aucun compromis. Il refuse les derniers sacrements à sa mère, qui a toujours servi deux maîtres: Dieu et Mammon. Il sacrifie son enfant unique à qui il faudrait le soleil du midi. Il perd sa mère, il perd son enfant, sa femme, et il poursuit toujours sa tâche de réformateur; il fait construire une Eglise nouvelle, mais le jour de son inauguration il découvre qu'il va remplacer l'ancien mensonge par un mensonge nouveau ... il jette à la mer les clefs de l'église, il entraîne le peuple dans les montagnes, vers la Nature....
On pourrait peut-être reprocher à Brand de refouler en lui les attaches les plus chères, si nous ne savions que «certains hommes ont le droit, non pas officiellement, mais par eux-mêmes, d'autoriser leur conscience à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l'exige la réalisation de leur idée. Tous ceux qui s'élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels,—plus ou moins, bien entendu. Autrement il leur serait difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.»[2]
Accablé par la responsabilité de la mission qu'il a juré d'accomplir, Brand ne voit qu'une chose: le but sacré auquel il doit aboutir. Le but lui fait oublier sa propre douleur, car celui qui dit: «On ne possède éternellement que ce qu'on a perdu»[3] souffre cruellement. Et cette souffrance est d'autant plus grande que Brand jouit d'une vaste intelligence par laquelle il embrasse les dangers du champ de bataille où il veut combattre. «La douleur est une fonction intellectuelle, d'autant plus parfaite que l'intelligence est plus développée.»[4]
Ibsen qui connaît la grandeur de la souffrance humaine, fait dire à Rébecca[5] que la douleur n'endurcit pas, mais ennoblit le caractère.
ROSMER.—C'est la joie qui ennoblit l'esprit.
RÉBECCA.—Et la douleur aussi, ne crois-tu pas? La grande douleur?
ROSMER.—Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre.
C'est dans la douleur morale que les âmes fortes puisent leur consolation, leurs forces, leurs vertus. La grandeur et la beauté des âmes sont graduées sur la douleur. Ceux qui ont sur le front la flamme du génie ont connu le baiser divin de la douleur. A mesure qu'on descend l'échelle de la vie, le rire inconscient augmente; à mesure qu'on monte, on voit régner la beauté grave de la douleur. Elle embellit l'image de l'homme, elle grandit son coeur, elle élève sa pensée.
Ceux qui ne savent que se plaindre et gémir ne connaissent point la souffrance; la vraie douleur est discrète, c'est dans le silence qu'elle s'épanouit, c'est dans la solitude qu'elle se transforme en Force. Celui qui porte en lui une capacité infinie de souffrir, ne connaît jamais le désespoir; c'est la pénétrante lumière de la douleur qui lui éclaire le chemin de la vie. La douleur n'est pas une humiliation; comme l'amour, elle est le tressaillement des âmes fortes, des esprits intelligents. Si l'amour ne va jamais sans douleur, la douleur engendre toujours l'amour. L'amour et la douleur enseignent la bonté, la tendresse, la grâce; si l'amour purifie, la douleur morale rend l'homme meilleur. «De même qu'une oreille musicale est nécessaire pour partager le plaisir que procure la musique, de même la sympathie pour la douleur d'autrui ne peut naître que chez celui qui a éprouvé la douleur.»[6]
Les âmes fortes et viriles portent en elles un trésor inépuisable d'amour et de douleur. L'amour et la douleur ont illuminé l'âme de Brand. Brand souffre, mais il cache ses douleurs, il ne cherche pas de consolation. Il est doux, par moments, d'être consolé par une âme tendre, mais personne n'aime à consoler. Pour consoler, il faut avoir beaucoup de coeur. Ne cherchons point de consolation, ne nous appesantissons jamais sur nos propres tristesses: la douleur discrète prépare aux nobles causes, elle sacre ceux qui savent souffrir silencieusement.
Ni les imbécillités rieuses, ni les flétrissures, ne font courber le front des Brand. On devient peut-être un peu dur, mais les Brand ne sont pas des hommes aimables. Etre aimable est facile à ceux qui se plient volontiers, par nonchalance ou par calcul égoïste, aux travers, aux erreurs, aux mensonges du monde. Ce qui importe, avant d'être aimable, c'est d'être vrai, d'être juste, soi-même, c'est d'avoir du caractère.
Brand est rude et souvent dur: il comprend que celui qui donne beaucoup, a aussi le droit de demander autant. Brand sacrifie son bonheur et sa vie, et il peut dire: «Qui ne sacrifie pas tout, jette son offrande à la mer.» Une loi supérieure de justice, inscrite au fond du coeur de l'homme, lui fait sentir que lorsque le sacrifice est exigible d'un côté, il doit en être de même du côté opposé. Brand nous prouve que c'est dans la volonté du sacrifice conscient que gît la force qui ressuscite. Brand demande Tout ou Rien. «Si tu donnais tout en réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.» Et il ajoute amèrement: La vie! la vie! quel prix ce bon peuple y attache. Il n'y a pas d'infirme qui ne tienne à l'existence comme si le salut du monde et des âmes reposait sur ses chétives épaules!
Lorsqu'on demande à Brand: Combien durera la lutte?—il répond: Elle durera jusqu'à votre dernier jour, jusqu'au sacrifice suprême, jusqu'à ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière, et que vous n'hésitiez plus lâchement devant cet ordre: tout ou rien! Quelles seront vos pertes? tous vos désirs, toutes les réserves que vous apportez au serment solennel; toutes les chaînes polies, dorées, qui vous font esclaves de la terre, tous les somnifères qui vous endorment! Ce que vous rapportera la victoire? Une volonté pure, une foi élevée une âme entière et cet esprit de sacrifice qui donne tout avec joie, jusqu'à la vie, enfin une couronne d'épines sur chaque front: le voilà votre gain.
Si Brand indique le chemin du sacrifice, c'est qu'il l'a pris le premier. «Il y a longtemps qu'on nous parle du bon chemin, qu'on nous l'indique du doigt; plus d'un nous l'a montré, mais tu es le premier qui l'aies pris toi-même,»[7] lui dit un homme du peuple.
Si Brand demande tout, c'est qu'il a assez de force et de volonté pour tout donner
II
Brand est l'incarnation de la force et de la volonté. Brand appartient à cette catégorie d'élus «qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir, de souhaiter une chose, de la désirer, de la vouloir, avec tant d'âpreté, si impitoyablement, qu'à la fin, ils l'obtiennent»[8] ou ils succombent.
Ce n'est pas en réveillant de brillantes qualités qu'on guérira des âmes estropiées, c'est de volonté qu'il s'agit. C'est la volonté qui rend libre..., ou qui tue. Elle est toujours la même, chez le petit comme chez le grand, toujours entière au milieu de l'éparpillement de toutes choses!
«Venez à moi, dit Brand, hommes, qui vous traînez lourdement dans cette vie. Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter l'oeuvre de purification, abattre l'indécision, imposer silence au mensonge et réveiller enfin le jeune lion de la volonté!»
Il ne s'agit pas de gémir et de pleurer platoniquement sur la triste condition de la nature humaine, sur les misères du monde, il faut agir. «Là où se trouve l'action, se trouve la force.»[9]
L'activité maladroite produit toujours plus de résultats que la mollesse prudente. Si l'oisiveté peut tuer à la longue une volonté saine, l'action peut sauver une volonté malade. Homines sunt voluntates, a dit saint Augustin. La volonté c'est l'homme même.
Au milieu de ce tourbillon d'images, de désirs, de passions qui s'agite en nous, nous démêlons clairement une force irréductible, capable de régler tout ce mouvement: la volonté. «Je veux, je ne veux pas», ces mots gouvernent notre intelligence, notre sensibilité, notre esprit, tout notre être. Il ne suffit plus de dire avec Descartes: Cogito, ergo sum; il faut dire: J'agis, donc je vis. Je ne suis moi qu'autant que j'agis. Pour qu'une âme d'homme ait de la dignité, de la beauté morale, il faut que la volonté y règne en souveraine. La volonté, qui est la faculté essentiellement active de l'homme, concentre la puissance de toutes les autres facultés en vue de l'action qui est la manifestation suprême de la vie humaine. La destinée de l'homme, qui est le total de ses actes, est d'autant plus élevée, d'autant plus noble, d'autant plus utile, qu'elle se compose d'actes plus conformes au vrai, au bien, au juste, au beau, c'est-à-dire de manifestations plus pures de l'emploi de la volonté. La volonté, c'est la pensée voulue.«La pensée voulue, la pensée réfléchie, la véritable pensée humaine en un mot, ne saurait exister sans que se produise une de ces volitions toujours intentionnelles qu'on nomme idées-motrices[10]. «Vivre, c'est vouloir; vivre, c'est agir; mais agir réellement, c'est agir avec conscience, avec la décision de dominer ses propres actes, de leur imposer une unité, de leur imprimer la forme de l'idéal que l'on porte en soi. La conscience, c'est l'âme dans la plénitude de ses facultés et de ses forces. La volonté est le principe de notre activité consciente, c'est elle qui donne le rayonnement et la valeur à notre vie. Sans volonté, il n'y a pas de caractère et sans caractère, il n'y a pas d'homme.
«Voici ce qui est écrit en caractères de feu par une main éternelle, dit Brand: Sois ferme jusqu'à la fin, on ne marchande pas la couronne de vie. Pour te purifier, ce n'est pas assez des sueurs de l'angoisse, il faut encore le feu du martyre; si tu ne peux pas, tu seras certes pardonné; mais si tu ne veux pas, jamais!»
«Délivrer la volonté ou succomber!» crie-t-il de toutes les fibres de son âme. L'homme capable de pousser ce cri sublime, dira et fera ce qu'il a à dire et à faire, malgré tous les obstacles, toutes les montagnes. «Réduites par la montagne, les paroles résonnent longtemps quand on parle à voix forte et pleine.»[11]
Quand donc l'humanité guérie des mensonges s'élèvera-t-elle jusqu'à la volonté consciente! Brand nous fait voir que la volonté consciente engendre la liberté et la justice. «Au-dessus de la volonté, dit-il, règne un Dieu de liberté et de justice.»
Ce n'est pas ici le lieu de discuter la question: l'homme est-il libre? «La question du libre arbitre est du domaine de la métaphysique et insoluble.»[12] «Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance absolue dont nous avons l'idée.»[13]
La liberté n'est pas une faculté que nous apportons en venant au monde et que nous ne courons pas risque de perdre: nous ne la possédons que si nous nous la donnons à nous-mêmes. «Nous ne naissons pas libres, mais capables de devenir libres et soumis à l'obligation de le devenir. C'est là le privilège de l'homme et sa dignité propre, qu'il ne reçoit pas de la Nature un caractère tout fait et une destinée immuable: il est lui-même l'artisan de sa grandeur.»[14]
Brand nous montre que la volonté fait naître la liberté qui engendre la justice. «Accourez, natures fraîches et jeunes; qu'un souffle de justice balaye la poussière qui vous couvre dans cette sombre impasse!» Car la liberté sans la justice est une chimère. «La justice n'est pas une convention humaine. Quelle que soit sa nature, elle est éternelle et immuable.»[15] Ceux qui disent: «La justice n'est pas de ce monde» mentent. La justice n'est pas un attribut divin inaccessible à l'homme; la justice est le droit de l'individu et de l'humanité.
«La vérité et la justice ne sont pas des hasards; elles sont au fond même des âmes humaines; elles en sont la loi idéale; et ce n'est point par leurs manifestations mutilées et débiles qu'il faut juger de leur force, mais par la promesse d'avenir qu'elles portent en elles, par la secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutira de belles révélations.[16] «Nous préférons tous la justice à l'injustice. Ce qu'il nous manque, c'est le courage d'être juste. La justice suprême, la justice sincère, la justice se jugeant elle-même et jugeant selon ses propres maximes, nous ne la trouverons nulle part, si nous ne parvenons pas à la faire naître, croître et fleurir en nous-mêmes. C'est en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre âme, de notre conscience, que nous devons puiser l'amour, la volonté, la liberté, la justice.
III
Brand est le type de l'homme fort, conscient, il a du courage, de la force, de l'audace, il aime le combat: la lutte a peur des courageux. «La lumière plane sur les champions .»[17] On puise du courage à les suivre. Ah! certes, Brand n'arrive pas à réaliser ses rêves, il ne parvient pas à construire sa Nouvelle Eglise, il est lapidé par la foule qui demande des jouissances immédiates.
—«Quelle sera notre récompense?» gronde-t-elle. «La pureté de la volonté! La pureté de la conscience!» répond l'apôtre.
Mais la populace préfère ses misères. Brand est frappé, il expire pour avoir voulu aimer l'Idéal. Et qu'importe! «Il est doux d'être le martyr d'une grande idée.»[18]
Brand n'est qu'un symbole, un rayon qui nous éclaire le chemin à suivre. Comme Solness le Constructeur, Brand est «un homme de génie qui rêve ; trop haut, tombe du haut de son rêve et en meurt».[19] Qu'importe! Qu'importe! D'autres viendront, continueront et achèveront peut être l'oeuvre commencée. Toute idée porte son fruit tôt ou tard. Lorsque Danton, près de s'incliner sous le couperet, dit à son bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple: elle en vaut la peine,» ce ne fut pas la vanité qui lui arracha ses terribles paroles. Le grand tribun de la liberté sentit au moment suprême que rien ne vivifie les idées comme les supplices des martyrs.
Si Brand, par sa vie, nous apprend à vivre, à vouloir, il nous enseigne, par sa mort, à savoir mourir. Oui, il y a toujours quelque lâcheté à se laisser vaincre, lorsqu'on peut être victorieux. Mais Brand a lutté. L'homme fort ne se laisse jamais abattre. Le danger ne l'arrête point, quand sa conscience l'appelle à l'affronter, il ne cède qu'à la nécessité à laquelle il serait inutile de faire résistance; les difficultés l'animent, loin de le rebuter; il ne craint ni ne recherche la mort; toujours prêt à la recevoir, il se contente de l'attendre de pied ferme. Nous devons oser également vivre et mourir, tenir ferme contre les calamités de la vie, voir la mort sans faiblesse, lorsqu'on ne peut l'éviter, et nous y exposer sans crainte toutes les fois que le devoir véritable nous y appelle.
Les dernières paroles de Brand sont: «Chaque race envoie un de ses fils à la mort pour expier les crimes de tous.» Ce ne sont pas là les paroles d'un égoïste! Lorsque Brand meurt, une voix s'élève et murmure: «Dieu est charité.»
Charité ici ne désigne point le mensonge par lequel les «Soutiens de la Société actuelle» nourrissent les misérables en leur jetant parfois des os desséchés de leurs somptueux festins. La Charité ici veut dire Amour. Dieu, c'est l'Amour.
Quand la Sorbonne condamna la traduction de l'Axiochus de Platon et que le Parlement condamna le traducteur, Etienne Dolet, à être brûlé «dans un lieu commode et convenable», celui-ci, voué au bourreau pour athéisme répondit par un chant d'immortalité:
Si au besoin le monde m'abandonne....
Dois-je en mon coeur pour cela mener deuil?
Non, pour certain, mais au ciel lever oeil
Sans autre égard....[20]
Ces cantiques sont plus utiles à la foule ingrate que tous les blasphèmes,—à la foule qui tue ceux qui lui veulent du bien. Aristote et Sénèque sont condamnés, comme impies, à la mort; le grand et vertueux Socrate est condamné à mort en prêchant l'unité de Dieu, afin d'éteindre les haines religieuses entre nations; Christophe Colomb, après avoir découvert l'Amérique, est jeté dans les fers; Spinoza est flétri par la synagogue.... Les siècles passent et l'on s'agenouille devant ces surhumains considérés par leurs contemporains comme fous et criminels! Il y a des époques où savoir être fou, c'est faire acte de sagesse! Ce sont ces fous, «ces martyrs qui tirent l'humanité de ses impasses, qui affirment, quand elle ne sait comment sortir du doute».[21]
C'est la flamme épique de ces grands enthousiasmes, c'est le soc de fer de ces mâles volontés qui font l'histoire, qui jettent à l'univers de nouveaux principes, qui construisent des Eglises nouvelles.
«Des millions s'occupent à perpétuer l'espèce; c'est par quelques-uns seulement que se propage l'humanité.»[22]
On ne fera jamais rien avec la foule. L'esclavage des siècles l'a trop avilie. La foule désire la récompense avant la peine, elle veut des miracles même mensongers. L'idée, la conviction désintéressée, le courage qui ne veut d'autre récompense que celle du devoir accompli, le sacrifice qui ne cherche d'autre satisfaction qu'en lui-même, toutes ces chimères lumineuses dépassent trop le niveau ordinaire de la vie pour ne pas prêter à des soupçons malins,—et l'on accuse ceux qui ne cherchent que la vérité et la justice, et on les condamne en les déclarant ennemis de la société.
Aimons la foule, aimons le peuple, mais ne le lui disons jamais! surtout ne cherchons pas à lui plaire. Si nous voulons tôt ou tard lui faire comprendre et adopter nos idées, ne cherchons pas à avoir l'air d'accepter les siennes. Montrons-nous tels que nous sommes, dévoilons-lui la vérité, la vérité entière, la vérité toute nue, fût-elle dure. Ce n'est pas eu flattant la foule, en lui répétant qu'elle a toujours raison que nous la réveillerons. Si la foule voulait avoir raison, elle serait déjà libre à l'heure actuelle! Non, la foule n'a pas toujours raison.
«La majorité n'a jamais raison, dit Stockmann[23], jamais! C'est un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre de ses actes et de ses pensées doit se révolter. Qui forme la majorité des habitants d'un pays? Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles? Je suppose que nous serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute la terre, et qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. La majorité a la force, malheureusement, mais elle n'a pas la raison. L'ennemi le plus dangereux de la vérité et de l'affranchissement intellectuel, c'est la majorité compacte.... Les vérités de la majorité, les vérités de la foule, de la masse sont celles qui sont en passe de devenir des mensonges....» «Bjornson dit que la majorité a toujours raison, et c'est ce qu'un politique pratique doit dire. Moi, au contraire, je suis obligé de dire: La minorité a toujours raison. Je parle de cette minorité de gens qui marchent à l'avant-garde vers un but que la majorité n'est pas encore en état d'atteindre.»[24]
L'idée des minorités, défendue par les héros d'Ibsen, renferme une pensée de justice et d'équité bien opposée à la primauté de la force. Si même les minorités n'arrivent pas à réaliser leurs idées, elles sont utiles: elles ne laissent pas les majorités s'endormir; elles sont un contrôle nécessaire, elles sont un guide, toujours utile, jamais nuisible.
Toute vérité nouvelle, dit Tolstoï, qui change les moeurs et qui fait marcher l'humanité en avant n'est acceptée tout d'abord que par un petit nombre d'hommes qui ont parfaitement conscience de celte vérité. Les autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur laquelle est basé le régime existant, s'opposent toujours à l'extension de la nouvelle. Mais plus il y a d'hommes qui se pénètrent de toute vérité nouvelle, plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque de confiance chez les hommes d'une culture inférieure. Ainsi le mouvement s'accélère, s'élargit comme celui d'une boule de neige, jusqu'au moment où toute la masse passe d'un coup du côté de la vérité nouvelle et établit un nouveau régime.[25]
Si Ibsen donne toujours raison à la minorité, il ne dit nulle part qu'il faut dédaigner la majorité. «Les millions d'êtres humains qui composent une grande nation se réduisent pour elle-même et pour les autres à quelques milliers d'hommes qui sont sa conscience claire, qui résument son activité sociale sous toutes ses faces: politique, industrie, commerce, culture intellectuelle. Pourtant ce sont ces millions d'êtres ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui font tout le reste: sans eux, rien n'est.»[26]
Oui, sans la majorité rien n'est, Ibsen nous fait seulement voir que c'est l'individu, la minorité qui a toujours raison. Stockmann, Brand, Solness, nous répètent maintes fois: Tout être est une force, il faut que cette force s'exprime. «Chacun est le gardien naturel de sa propre santé, physique, mentale et spirituelle; les intérêts de l'homme n'autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur qu'au sujet de ces actions d'un chacun qui touchent les intérêts d'autrui.»[27]
Respecter la liberté d'autrui n'est possible qu'à l'homme libre, et pour devenir libre, dit Brand, l'homme n'a à compter que sur lui-même. Il ne doit pas être esclave de la majorité, il ne doit être esclave de personne. «Faut-il, demande Elisée Reclus, que nous, les ennemis du christianisme, nous rappelions à toute une société qui se prétend chrétienne ces mots d'un homme dont elle a fait un Dieu: «Ne dites à personne: Maître,maître!» Que chacun reste le maître de soi-même. Ne vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers de bruyantes tribunes, dans la vaine attente d'une parole de liberté.»[28] Prenez la liberté vous-même, restez toujours vous-même! «Ce que tues, sois-le pleinement, pas à demi.... Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»[29] Que l'homme dans un élan de fierté et d'énergie devienne son propre Maître, que la Conscience devienne son dieu, la Justice son prêtre, l'Humanité son autel!
Notes:
[1] Ibsen. Brand.
[2] Dostoïevsky. Le crime et le châtiment. Paroles de Raskolnikov.
[3] Brand à la mort de son fils.
[4] Ch. Richet. L'homme et l'intelligence, p. 22.
[5] Rosmersholm.
[6] Spencer. Justice, p. 34.
[7] Ibsen. Brand.
[8] Ibsen. Bygmester Solnaes (Solness le constructeur).
[9] A. Fouillée. Liberté et déterminisme, p. 98. Paris, F. Alcan.
[10] Sergnéyeff. Physiologie de la veille et du sommeil t. II, p. 720.
[11] Brand.
[12] Th. Ribot. Maladies de la volonté, introduction. Paris, F. Alcan.
[13] A. Fouillée. Liberté et déterminisme, p. 12.
[14] Joyau. Essai sur la liberté morale, introduction, p. ix.
[15] Jules Simon. La femme au XXe siècle, p. 6.
[16] Jean Jaurès. La réalité du monde sensible, p. 324.
[17] Ibsen. Empereur et Galiléen.
[18] Ibsen. Comédie de l'amour.
[19] C. Mauclair. Conférence sur Solness le constructeur, faite au théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894.
[20] Cantique d'Etienne Dolet, 1546.
[21] E. Renan. Histoire d'Israël, t. IV, p. 332.
[22] Schiller.
[23] Ibsen. Un ennemi du peuple.
[24] Ibsen. Lettre privée datée de 1882.
[25] Voir notre ouvrage, Pensées de Tolstoï, p. 145.
[26] Th. Ribot. Maladies de la personnalité, p. 22. Paris, F. Alcan.
[27] Stuart-Mill. La liberté, p. 125, 129, trad. franç.
[28] Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine. Paroles d'un révolté, p. x.
[29] Brand.
CHAPITRE IV
CE N'EST PAS L'INDIVIDU, MAIS LA FAMILLE QUI CONSTITUE L'UNITÉ SOCIALE
On a souvent dépeint Ibsen comme n'ayant à coeur que les intérêts de l'individu et considérant ce dernier comme l'unité sociale. M. A. Leroy-Beaulieu dans un discours prononcé à l'Hôtel des Sociétés Savantes le 24 janvier 1896 s'écria en s'adressant à son auditoire: «N'écoutez pas les faux prophètes qui osent diviniser l'individu, et ne vous laissez point séduire par l'éloquence des grands prêtres, français ou exotiques, de l'individualisme. Ne prenez pas pour modèles les héros ou les héroïnes du Scandinave Ibsen dans leur révolte contre la loi morale et contre la loi sociale.... Ils s'attaquent aux groupements les plus anciens, les plus légitimes et je dirai les plus sacrés de l'humanité, et ici je n'entends pas seulement la religion, mais la famille.... Nous pensons que l'unité sociale, la molécule sociale, ce n'est pas l'individu, c'est la famille.»[1]
Ibsen n'a jamais soutenu le contraire. S'il défend partout la personne humaine contre les mensonges de la société, s'il défend la libre activité et l'énergie individuelles, il ne dit nulle part dans son oeuvre qu'il faut sacrifier la société à l'individu, que l'individu doit se renfermer à jamais dans l'enceinte de sa personnalité. Il veut régénérer l'individu pour reconstituer une société composée d'individus sains. Son idéal est plutôt social qu'individuel. «Un nouvel édifice appelle une âme régénérée, un esprit purifié.»[2]
L'individu et la société ne doivent pas être opposés l'un à l'autre.
Le droit individuel ne doit jamais être en antagonisme avec le droit social. Si la société ne peut pas exister sans l'individu, l'individu, lui, est directement intéressé à la conservation de la société. «L'individu est la réalité concrète de l'humanité, la société en est la forme naturelle et nécessaire. Donc, ce qu'il faut chercher, c'est la fin supérieure, dans la poursuite de laquelle l'individu et la société, en même temps que chacun d'eux développera ses vertus propres, se sentiront de plus en plus solidaires.»[3]
Qu'est-ce que la société, sinon la collection des individus? Si le tout est défectueux, c'est que les parties sont gâtées; si la société est mauvaise, c'est que l'individu est vicié. Si le mal est dans la société, c'est qu'il a été, tout d'abord, dans l'individu. Ce n'est donc pas la société qu'il faut détruire, c'est l'individu qu'il faut réformer.
«On a peine à croire que l'idée de l'indépendance et de la responsabilité morales individuelles soit le fruit de longs siècles de développement moral. La tribu ou la famille est l'unité éthique des temps primitifs; puis, vient l'état, plus tard c'est la caste et enfin, c'est l'individu. Le progrès moral, c'est la découverte progressive de l'individu. La vraie nature de l'individu répond à la vraie nature de la société, c'est la découverte de la première qui amène celle de la seconde.»[4]
Etre riches en bonnes pensées, en bons sentiments et en bonnes oeuvres portant pleinement notre empreinte, à nous, ne nous empêche point d'en faire profiter la société. Si Ibsen glorifie la puissance du moi individuel, c'est pour le mettre au service de la société. Pour lui ce n'est pas la société qui transformera l'individu, c'est l'individu qui transformera la société.
L'individu doit se relever lui-même, il doit fonder une famille saine qui servira de base à la société nouvelle. S'il réclame la liberté individuelle, la liberté entière, absolue, de faire tout ce qui est dans la nature de l'être humain, c'est pour que ce dernier l'emploie à la régénération de la société. L'individu, c'est le germe fécond, le rayon vivifiant, le régénérateur qui amènera la purification de la vie sociale, la vraie liberté, la vraie justice, la vraie solidarité humaine.
Pour Ibsen, la véritable unité sociale n'est pas l'individu, mais la famille. «Il n'y a pas côte si rude qu'on ne puisse la gravir à deux,» dit Brand. «Près de toi, avoue-t-il à Agnès, je n'ai jamais senti mon courage faiblir. J'avais accepté ma vocation comme un martyre. Mais, depuis ce temps, quelle transformation! Comme j'ai été heureux dans mes efforts! Avec toi, l'amour est entré dans mon âme comme un doux rayon de printemps. Ah! l'on dirait que toute la somme de tendresse amassée dans mon coeur s'est faite auréole pour ceindre mon front et le tien, ô ma chère épouse! L'esprit de douceur qui m'a pénétré, cet arc céleste, est ton oeuvre. Pour qu'une âme embrasse tous les êtres, il faut d'abord qu'elle en chérisse un seul».
Dans Le Petit Eyolf, l'ingénieur Borgheim qui a des flaells à traverser, d'incroyables difficultés à vaincre, qui trouve le monde beau et le métier de frayeur des chemins, admirable, Borgheim ne veut pas rester seul, il demande à Asta de l'aider, de partager ses joies.
ASTA.—Vous avez un grand travail devant vous, une nouvelle voie à frayer.
BORGHEIM.—Mais je n'ai personne pour m'aider. Personne avec qui partager mes joies. Ah! c'est là le plus dur.
ASTA.—N'est-ce pas plutôt d'être seul à supporter les peines et les fatigues?
BORGHEIM.—Ces choses-là, on en vient à bout sans aide.
ASTA.—Mais la joie selon vous ... demande à être partagée?
BORGHEIM.—Oui. Où serait sans cela le bonheur.
ASTA.—Vous avez peut-être raison.
BORGHEIM.—On peut rester quelque temps avec sa joie dans son coeur.... Mais cela ne suffit pas à la longue.... Non, non, on ne peut être joyeux qu'à deux.
Et Asta va accompagner Borgheim pour frayer les chemins.
Même le docteur Stockmann[5] celui qui prononce cette phrase terrible: «L'homme le plus puissant, c'est celui qui est le plus seul», le docteur Stockmann reste avec sa famille. Il dit à ses enfants: «Je veux vous élever moi-même, je veux faire de vous des hommes libres et nobles.»
C'est avec le concours moral d'Agnès que Brand se met à construire sa Nouvelle Eglise; c'est pour Hild que Solness le Constructeur bâtit sa tour gigantesque; l'ingénieur Borgheim fonde une famille avant de partir frayer les chemins; le docteur Stockmann se consacre à sa famille et à l'éducation de ses enfants. Qui donc peut dire que l'Unité sociale pour Ibsen n'est pas la famille, mais l'individu? Ibsen est d'accord avec Auguste Comte: «Ce n'est pas l'individu, c'est la famille qui constitue la molécule sociale.»
Si l'on trouve de l'égoïsme dans les héros d'Ibsen, c'est chez «les soutiens de la Société actuelle» et non pas chez les champions de la Société nouvelle. Ce n'est pas pour eux-mêmes que ceux-ci deviennent eux-mêmes, qu'ils s'élèvent jusqu'à leur moi moral. Il y a dans la nature humaine deux grands courants qui se rapportent à deux points de vue distincts: égoïsme et altruisme. Le soin de la conservation individuelle., cet argument suprême de la vie matérielle, crée l'égoïsme. Mais l'homme ne peut pas vivre seul, sous peine de disparaître tout entier de la surface du globe. Les intérêts de l'individu se heurtent à ceux de ses semblables. L'union des sexes est le premier pas vers l'altruisme. Aussitôt que l'homme et la femme s'unissent pour fonder une famille, c'est-à-dire pour constituer le premier terme de toute société, la morale altruiste naît avec ce commencement d'état social.
Comme Tolstoï[6], Ibsen ne proteste point contre l'institution même de la famille, mais contre ses conditions actuelles. La famille a conservé à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le stigmate de son origine. Elle est restée au patriarchat ce que le gouvernement représentatif est à l'autorité absolue. La famille est un petit état, où l'homme est souverain, la femme et les enfants sujets, où l'intérêt matériel est en hostilité avec la conscience. Elle est la profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves aspirations de l'amour.
Ibsen veut la famille forte, basée sur l'égalité des sexes. A l'homme libre, il faut une femme libre.
Notes: