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La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

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[1] A. Leroy-Beaulieu. L'individualisme et le socialisme, p. 7 et suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure n° 11.

[2] Ibsen. Brand.

[3] Emile Boutroux. Morale sociale. Préface, p. viii. Paris, F. Alcan.

[4] James Seth. A Study of ethical principles, p. 323.

[5] Un ennemi du peuple.

[6] Voir notre ouvrage: La Philosophie de Tolstoï, p. 149-153 (Paris, F. Alcan).


CHAPITRE V

L'EMANCIPATION DE LA FEMME.—LE MARIAGE LIBRE
LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

I

Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le problème de l'émancipation de la femme.[1] Depuis ce moment les idées du penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays.

Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et, comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la puissance de sa plume à la défense de la femme.

Car la division en deux de l'unité humaine n'est pas rationnelle. Cette division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit des préjugés, appellent ce mouvement «la folie du siècle». «Ils sont de l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur commode obscurité.»[2] Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes, mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance, elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justice immanente pour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence des êtres humains qui se respectent les uns les autres.

La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a cédé graduellement sa liberté de corps et d'âme.

La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme. L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes, valeur qui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. «L'opinion générale accorde aux femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission des passions à la raison?»[3]

L'âme féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles vertus de générosité et de bonté, car le rôle du féminisme est tout de pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des vainqueurs.

Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes, c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre, c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction.

Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme. Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissent leurs intelligences comme ils unissent leurs coeurs. «L'homme et la femme, dit Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe complète l'autre.» La famille doit être composée de deux êtres qui respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre, il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le maître.[4] C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant reçu la même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui formeront la famille nouvelle.

II

Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à reconstituer leur primitive unité.

De quelles femmes admirables a-t-il peuplé son théâtre! On prétend que ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des phénomènes.

BORCKMAN.—Ah! ces femmes! Elles nous gâtent et nous déforment l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la victoire.

FOLDAL.—Pas toutes, Jean Gabriel!

BORCKMAN.—Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose?

FOLDAL.—Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer.

BORCKMAN.—Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les connaît pas!

FOLDAL.—Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la vraie femme existe quoi qu'il en soit.

BORCKMAN.—Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques sornettes!»[5]

Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce qu'il ne possède pas.

L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son chemin une Agnès, peut fièrement aller bâtir des Eglises nouvelles. La merveilleuse figure d'Agnès![6] Pour suivre Brand elle quitte tout. «Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon ami.» C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle fait: «Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un triste soir d'octobre.»

AGNÈS.—Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois une étoile qui brille.

BRAND.—Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort.

AGNÈS.—Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube!

Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: «Agnès, cet air est âpre et froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. C'est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.» Agnès lui répond souriant: «Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.»

Et elle est morte, «en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur, ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ôté: c'est ainsi qu'elle descendit au tombeau».

Dans Mme Elvsted[7], dans Rita[8] et dans Irène[9], Ibsen nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en doute le moins. Mme Elvsted n'a pas la moindre idée que c'est elle qui a inspiré à Loevborg, les Puissances civilisatrices de l'Avenir. Dans le Petit Eyolf, Allmers travaille à un gros livre: De la responsabilité humaine; mais il commence à douter de lui-même, de sa vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut goûter la douceur et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita, qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir: soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre qu'occupé de son travail: De la responsabilité humaine, il a oublié sa vraie responsabilité envers «les pauvres gens d'en bas». Dans Quand nous nous réveillerons d'entre les morts, c'est Irène qui fait créer au sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvre Le Jour de la Résurrection. Irène a abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir de modèle. Elle lui a donné «son âme jeune et vivante, et reste avec un grand vide», car si le sculpteur était tout pour Irène, celle-ci n'était, suivant l'expression de Rubeck, «qu'un épisode béni» dans sa vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aperçoit trop tard qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper, considérant, d'après la raillerie d'Irène, «l'oeuvre d'abord ... l'être vivant ensuite». L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à côté de l'homme pour ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la volonté, l'action, la vie.

III

Ibsen a soin de nous faire comprendre que dans l'oeuvre de son affranchissement la femme doit avant tout compter sur elle-même, car l'homme est encore ennemi de la femme libre; il ne voit pas, le malheureux, l'avantage qu'il tirera lui-même de la liberté morale de la femme. L'idée que la femme ne doit compter que sur ses propres forces est exprimée dans La Dame à la Mer[10]. Une jeune fille porte en elle un rêve d'amour. Elle fait un mariage de raison, mais elle garde toujours le désir du bonheur. Toutes les contraintes ne sauront qu'exaspérer ce désir. Tous les remèdes ne l'aideront qu'à se perdre. Mais si elle regarde en face le danger, si elle porte en elle assez de volonté, elle peut être sauvée, elle peut devenir libre.

Nora[11] le prouve d'une manière éclatante. Nora est considérée par son mari comme une charmante petite poupée, mais cette poupée est une femme, elle porte en elle le vrai sens moral qui est au-dessus de la morale conventionnelle et hypocrite du milieu qui l'entoure. Nora aime son mari et pour le sauver quand il tombe malade, elle emprunte furtivement une certaine somme d'argent et emmène son mari dans le Midi. Mais Nora, ignorant les lois juridiques qui sont toujours en contradiction avec les lois humaines, pour son emprunt ne s'est pas conformée à toutes les prescriptions du Code. Le mari l'apprend. Il l'accable d'injures, de malédictions, et c'est l'homme qui prétendait l'aimer! Lui, qui devrait tressaillir d'admiration et d'orgueil pour l'acte de Nora, preuve palpitante de son amour, il n'éprouve même aucune pitié pour la pauvre ignorante des lois de la société, anéantie qu'elle est par la révélation subite de la misère morale de l'homme! C'est entendu, la petite Nora a très mal agi, c'est une coupable, et encore, peut-être simplement une étourdie, un être faible, mais à qui la faute? N'avait-elle pas été élevée et traitée comme une poupée? Quel est le tribunal qui n'accorderait pas à Nora un peu d'indulgence?

Lorsque le mari apprend que son «honneur» n'est plus menacé, il pardonne à sa femme. Mais la conscience de Nora s'est éveillée, elle commence à voir clair en elle-même, elle considère déjà autrement les hommes et les choses. Elle déclare à son mari qu'elle va le quitter.

HELMER.—C'est révoltant. Ainsi tu trahiras les devoirs les plus sacrés?

NORA.—Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés?

HELMER.—Ai-je besoin de te le dire? Ne sont-ce pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants?

NORA.—J'en ai d'autres tout aussi sacrés.

HELMER.—Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs?

NORA.—Mes devoirs envers moi-même.

HELMER.—Avant tout, tu es épouse et mère.

NORA.—Je ne crois plus à cela. Je crois qu'avant tout je suis un être humain au même titre que toi ... ou au moins que je dois essayer de le devenir.

Nora est le personnage d'Ibsen qui est le plus accablé par les «gens honnêtes». Quitter le mari et les enfants! D'abord n'oublions pas que Nora n'est qu'une idée, un Symbole révolutionnaire. Dans la vie comme dans le théâtre les actes révolutionnaires sont parfois nécessaires. Si Ibsen n'avait pas suggéré à Nora d'abandonner son foyer domestique, on n'aurait peut-être pas fait grande attention à cette petite poupée qui pense et qui sent. C'est cet acte de révolte qui attire nos regards et nous oblige à méditer un peu sur l'état d'âme de Nora.

N'a-t-elle pas raison, cette fière révoltée, de dire qu'elle ne se sent plus capable d'élever ses enfants, elle qui apprend qu'elle ne sait rien elle-même? La famille ne pourra être vraiment digne que lorsque la femme aura acquis l'égalité et l'indépendance morales indispensables pour remplir sa mission d'épouse et de mère. Reprendre la vie conjugale? Mais qu'y a-t-il de plus immoral et de dangereux comme l'union forcée à perpétuité entre gens qui se méprisent, se haïssent ou simplement ne se comprennent pas?

Si Nora avait été élevée comme Rébecca West[12], elle n'aurait pas épousé Helmer, ce banquier sans coeur. Rébecca West est une volonté âpre, une imagination libre, un esprit indépendant et émancipé. Après avoir arraché Rosmer aux hypocrisies de la société, elle préfère se jeter avec lui dans un torrent que de vivre dans le mensonge.

Hedda Gabler est aussi une figure originale, belle et forte. Elle se reproche, comme une lâcheté, d'avoir épousé Tesman, honnête imbécile et spécialiste froid, et non pas Loevborg, esprit libre, auteur d'un bel ouvrage de philosophie. Quand Hedda apprend que Loevborg s'est donné la mort, elle s'écrie: C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.... Loevborg a eu le courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait quelque chose de grand où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.» Mais quand on lui dit que Loevborg s'est tué chez une danseuse et que son coup de pistolet a été dirigé non pas dans la poitrine, mais dans le bas ventre, Hedda Gabler s'écrie: «Ah! le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout le monde.» Elle se tire un coup de pistolet à la tempe. Pour elle, c'est un rayon de force, de volonté, de beauté.

Rébecca West et Hedda Gabler préfèrent mourir que de traîner une existence vide de grandeur.[13]

IV

C'est le mariage actuel qui est la cause des souffrances de Mme Alving, de la révolte de Nora, du suicide de Rébecca West et d'Hedda Gabier.

Le mariage qui crée la famille est une chose sainte, c'est un sanctuaire, où l'homme et la femme, constituant un être complet, adoucissent les misères morales et physiques de chacun, apaisent les amertumes, calment les souffrances, purifient les aspirations; c'est une source d'actions généreuses et altruistes. Ibsen ne conteste point le mariage, mais la manière dont il se forme. Les relations conjugales sont pour lui une question de confiance, d'intimité et d'amour, et il n'appartient pas à la société de s'y immiscer. «Peu importe l'opinion des autres quand nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous reprocher!»[14]

Les lois, dites humaines, n'ont rien à voir dans les unions des sexes. Elles ne peuvent ni les épurer ni les ennoblir. Ce n'est pas la loi qui crée la morale, c'est la morale qui crée la loi. Le mariage doit être au-dessus de toutes les conventions humaines, la loi ne fait que violer la liberté des sentiments. Le contrat de mariage est un acte de défiance réciproque.

«Le bonheur a-t-il donc besoin de s'appuyer sur un serment pour ne pas se briser?»[15]

«Elevons-nous au-dessus d'une loi qui n'est pas l'oeuvre de la nature mais toute conventionnelle.»[16]

Le mariage doit toujours être l'union librement contractée de deux esprits et de deux coeurs; une telle union ne saurait se former qu'entre deux êtres dont l'éducation morale et intellectuelle est achevée, qui ont chacun pleine conscience et possession d'eux-mêmes et qui ont pu s'étudier mutuellement.

«L'union libre de deux coeurs, qui peut se rompre et qui subsiste cependant des années, est le témoignage le plus probant d'un véritable amour.»[17]

Ce mot, le mot des dieux et des hommes: «Je t'aime!» n'a besoin d'aucune autorisation pour être dit.

Le mariage d'aujourd'hui est la cause de la débauche de l'homme. On unit la pureté avec l'impureté. Est-ce juste, est-ce sain, est-ce humain?

Le coeur de l'homme vierge est un vase profond:
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l'abîme est immense et la tache est au fond.[18]

La liberté d'amour et de mariage amènera la fin de ces monstruosités. Lorsque la femme sera aussi libre que l'homme, légalement et moralement, la débauche de la moitié du genre humain disparaîtra, car l'homme et la femme pourront librement s'unir d'une manière permanente. Il faut proclamer résolument et hautement le grand principe de l'égalité absolue de l'homme et de la femme devant la morale. Il faut que la loi, que la morale soit une, et que ce qui est permis à l'homme le soit également à la femme. La liberté d'amour fait tressaillir les «soutiens de la société actuelle», ils y voient des débauches extravagantes. Rien de plus faux. C'est la liberté d'amour qui établira l'équilibre passionnel. «Quand nous avons prononcé le mot d' union libre, on a protesté. Scientifiquement pourtant, et en allant aux extrêmes tant dans le groupe familial animal, qu'humain, les sociétés polygames sont plus nombreuses que les sociétés monogames. Loin de nous l'idée de propager la polygamie; l'union libre n'est pas de la polygamie. Le résultat de ces modifications serait la disparition de la prostitution.»[19]

Le mariage libre, c'est-à-dire le mariage librement contracté, n'amène pas l'amour désordonné; au contraire, il chasse l'hypocrisie. Deux êtres humains se donnant l'un à l'autre librement n'ont pas d'intérêt à mentir et à tromper, ils peuvent se garder l'un à l'autre une fidélité intégrale. Nous entendons par fidélité intégrale, absolue, l'union de deux personnes qui s'aiment toujours et toujours jusqu'à leurs derniers moments, et le survivant conservant même sa fidélité par delà la tombe, fidélité non seulement au physique mais aussi au moral. C'est là le vrai mariage qu'on ne saurait assez préconiser, et comme il ne devrait jamais y en avoir d'autres, tout autre est plus ou moins impur! «Une promesse volontaire est un lien bien plus fort qu'un acte de notaire.»[20] Dans une union formée librement entre deux êtres conscients, sans la contrainte d'aucune influence étrangère, la jalousie est impossible et l'adultère une traîtrise odieuse. La jalousie est un état égoïste, qu'on trouve plus souvent chez l'homme que chez la femme. Cela vient que l'homme considère la femme comme une propriété et qu'il aime tout rapporter à lui-même.

Le véritable amour, libre, volontaire et conscient, n'admet pas de jalousie, car il rapporte tout à l'objet aimé, se réjouit de tout ce qui lui est favorable, s'afflige de tout ce qui lui est contraire, et est toujours prêt à se sacrifier à lui. L'amour véritable ignore la jalousie. Hélas! combien y a-t-il d'êtres qui comprennent la puissance divine de l'amour? Combien y a-t-il d'hommes qui se servent du magnétisme puissant d'un coeur passionné pour élever et agrandir l'âme de celles qu'ils aiment? combien y a-t-il de femmes qui se servent de la sublimité que porte leur regard pour ennoblir l'homme qui s'agenouille devant elles en son coeur?

V

Quand les hommes comprendront la puissance divine de l'amour, la vraie famille, la Famille Nouvelle sera constituée. «Dans les phases primitives, pendant lesquelles la monogamie permanente se développait, l'union de par la loi, c'est-à-dire originairement l'acte d'achat, était censée la partie essentielle du mariage, et l'union de par l'affection était négligeable.

A présent, l'union de par la loi est censée la plus importante et l'union par l'affection la moins importante. Un temps viendra où l'union par affection sera censée la plus importante et l'union de par la loi la moins importante, ce qui vouera à la réprobation les unions conjugales où l'union par affection sera dissoute.»[21]

La femme, dans la société nouvelle, jouira d'une indépendance complète; elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou d'exploitation; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de liberté et d'égalité absolues. Son éducation sera la même que celle de l'homme, sauf dans les cas où la différence des sexes rendra inévitable une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de développement; elle pourra, dans des conditions d'existence vraiment conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses aptitudes physiques, intellectuelles et morales; elle sera libre de choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses voeux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes conditions que l'homme, elle sera aussi active que lui. «Elle jouira de même que l'homme d'une entière liberté dans le choix de son amour.»[22] Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son, union sans avoir à considérer autre chose que son inclination. L'intelligence, l'éducation, l'indépendance rendront le choix plus facile et le dirigeront.

Je ne puis ne pas reproduire ici cette page de Stuart Mill, page de vérité et de sagesse:

«Que serait le mariage de deux personnes instruites, ayant les mêmes opinions, les mêmes visées, égales par la meilleure espèce d'égalité, celle que donne la ressemblance des facultés et des aptitudes, inégales seulement par le degré de développement de ces facultés; l'une l'emportant par celle-ci, l'autre par celle-là; qui pourraient savourer la volupté de lever l'une vers l'autre des yeux pleins d'admiration et goûter tour à tour le plaisir de se guider et de se suivre dans la voie du perfectionnement? Je n'essaierai pas d'en faire le tableau. Les esprits capables de se le représenter n'ont pas besoin de mes couleurs, et les autres n'y verraient que le rêve d'un enthousiaste. Mais je soutiens avec la conviction la plus profonde que là, et là seulement est l'idéal du mariage, et que toutes les opinions, toutes les coutumes, toutes les institutions, qui en entretiennent un autre, ou tournent les idées et les aspirations qui s'y rattachent, dans une autre direction, quel que soit le prétexte dont elles se colorent, sont des restes de la barbarie originelle. La régénération morale de l'humanité ne commencera réellement que le jour où la relation sociale la plus fondamentale sera mise sous la règle de l'égalité, et lorsque les membres de l'humanité apprendront à prendre pour objet de leurs plus vives sympathies un égal en droit et en lumières.»

C'est l'homme et la femme libres qui fonderont la Famille Nouvelle; c'est la Famille Nouvelle basée sur l'égalité et l'amour qui établira la Société Nouvelle. Il ne faut pas se borner à l'amour étroit de la patrie, il faut être attaché à l'humanité tout entière dans laquelle nous sommes tous compris. On croit que, dès qu'on a servi son pays, on a fait un acte méritoire, comme si la justice absolue en elle-même devait se plier à nos exigences de clocher plus ou moins étendu: la justice est en son essence universelle et inaltérable.

«L'Eglise n'a ni limites ni enceinte. Son plancher est la terre verdoyante, les bruyères, les pins, le fjord et la mer.»[23]

La famille nouvelle rendra la société cosmopolite et internationale parce que la solidarité humaine n'a pas de frontières et, ce qui s'appelle justice dans le nord ne peut pas se nommer infamie dans le midi; les frontières sont un obstacle à la marche des idées, au développement des sentiments humanitaires. Elle détruira la guerre et anéantira la production des canons, elle supprimera le paupérisme, honte de l'humanité civilisée, elle fera disparaître les parasites, ceux qui vivent du travail d'autrui, elle décrétera l'inviolabilité de la vie humaine et abolira la peine de mort. Le coupable est souvent un malade qu'il faut guérir, un malheureux qu'il faut moraliser, instruire ou consoler. La peine de mort est un acte immoral préjudiciable à la société; il faut le rappeler sans cesse à la conscience publique. Le bien ne résulte pas de la répétition du mal. «La peine de mort est un meurtre, un meurtre absolu, c'est-à-dire la négation souveraine des rapports moraux entre les hommes.»[24] La peine de mort est non seulement contraire aux principes de la morale, elle est aussi la négation même du droit humain.

C'est la Famille Nouvelle qui établira l'équilibre social, elle réveillera les peuples, elle leur fera comprendre leur force, leur mission.

ROSMER.—Je veux faire comprendre au peuple sa vraie mission.

KROLL.—Quelle mission?

ROSMER.—Celle d'ennoblir tous les hommes.

KROLL.—Tous!

ROSMER.—Du moins, un aussi grand nombre que possible.

KROLL.—Par quels moyens?

ROSMER.—En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés.

KROLL.—Tu veux les affranchir? Tu veux les purifier?

ROSMER.—Non, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir ensuite.

KROLL.—Et tu les crois en état de le faire?

ROSMER.—Oui.

KROLL.—Par leur propre force?

ROSMER.—Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre; je veux faire appel à tous, tâcher d'unir les hommes en aussi grand nombre que possible. Je veux vivre et employer toutes les forces de mon être à ce but unique: l'avènement de la vraie souveraineté populaire.[25]

Et c'est par amour qu'on réveillera les peuples! Car le sens moral du genre humain, c'est l'amour. Une seule larme de tendresse au bord de la paupière mi-close suffit pour purifier le coeur d'un homme. L'amour, c'est non point l'union des sexes, mais l'union des âmes; toute autre idée de l'amour en fausse la nature, l'affaiblit, la déprave.

L'âme humaine individuelle est complète par elle-même et n'a nul besoin d'un complément extérieur pour constituer sa personnalité. Mais à cause même de sa grandeur, elle est appelée à rayonner dans toutes les directions de la vie, à s'universaliser au moyen de l'amour. C'est par amour que tout être humain est appelé à conserver et à épurer, à multiplier et à répandre les trésors de grâce et de tendresse déposés par la nature au coeur de chacun et destinés à atteindre de nouveaux développements. L'esprit de famille est la force créatrice de l'affection pure qui, établie entre les êtres de sexe différent, s'étend à tous les êtres humains.

C'est la toute-puissance de l'amour de la famille, âme éternelle de l'univers, qui conduit à l'amour de l'humanité.

Notes:

[1] Le 20 mai 1867, J.-S. Mill demanda, en plein Parlement, la substitution du mot personne au mot homme.

[2] Bebel. La femme dans le passé, le présent, l'avenir. Préface.

[3] J.-S. Mill. Lettres inédites, p. 266.

[4] La loi norvégienne du 29 juin 1888 «sur le régime des biens entre époux», est un remaniement complet et hardi de l'ancienne législation matrimoniale, c'est une véritable révolution dans la condition générale de la femme mariée. Le principe de cette loi est la liberté des conventions matrimoniales, il donne à la femme mariée la même capacité qu'à la femme non mariée. La femme a le droit juridique, même lorsqu'il y a communauté, de disposer exclusivement de ce qu'elle gagne. Ses biens sont soustraits à l'extinction des dettes contractées par le mari, sans son consentement. Cette innovation a introduit un peu plus de justice dans la communauté, qui, bien entendu, reste la même dans sa composition et continue à comprendre les profits du mari comme ceux de la femme.

[5] Ibsen. John-Gabriel Borckman.

[6] Ibsen. Brand.

[7] Hedda Gabler.

[8] Le petit Eyolf.

[9] Quand nous nous réveillerons d'entre les morts.

[10] Ibsen.

[11] Ibsen, Maison de poupée.

[12] Ibsen. Rosmersholm.

[13] On reproche à Ibsen d'abuser, dans ses pièces, des suicides. Dans le théâtre, le suicide est un moyen banal pour se débarrasser des personnages qui gênent. Mais il faut remarquer que le nombre des suicides est fort élevé en Scandinavie. Le Danemark présente le chiffre de 264 suicides, la Norvège de 74,5 et la Suède de 84, par million (Emile Durkheim, le Suicide). Après la première d'Hedda Gabler à Christiania, une jeune fiancée de dix-huit printemps se donna la mort pour «mourir en beauté». Les Scandinaves aiment à citer les vers de Shelley:

«The good die first
And those whose hearts are dry as summer dust,
Burn to the socket!»

Les bons meurent les premiers et ceux dont le coeur est sec comme la poussière d'été se consument jusqu'au bout (Alastor ou le génie de la solitude).

Les anciens Scandinaves avaient horreur de la mort naturelle, la mort sur la paille, Stvaadaed, suivant l'énergique expression de leur langue. D'après leur dogme religieux, nul n'était admis dans le Valhalla, s'il n'était mort de mort violente. Ceux qui n'avaient pu succomber glorieusement sur le champ de bataille se tuaient ou se faisaient tuer. Un genre de mort qu'ils choisissaient volontiers, c'était la pendaison, Hadding se pend en présence du peuple assemble. Signé se pend avec les jeunes vierges, ses compagnes, pour suivre Hagbart, son fiancé, dans la tombe. D'autres se précipitaient du haut d'un rocher. On montre encore aujourd'hui, en Suède, quelques-uns de ces rochers que d'antiques suicides ont rendus célèbres. Certains héros, surtout ceux qui s'étaient illustrés dans les expéditions maritimes, comme Sigurd King, par exemple, montaient sur leur vaisseau après y avoir mis le feu et le lançaient à pleines voiles à travers les flots. Le culte des morts et les soins donnés aux tombes sont très touchants en Norvège: lors des enterrements tout le voisinage se réunit dans la maison mortuaire pour chanter des cantiques et accompagner le corps au champ de repos.

[14] Ibsen. Rosmersholm: Rébecca West.

[15] Ibsen. Comédie de l'amour: Svanhild.

[16] Ibsen. La Comédie de l'amour.

[17] Ibid.

[18] Alfred de Musset.

[19] Diamandy. Dépopulation et repeuplement. Bulletin de la Société d'Anthropologie. Séance du 4 juin 1891.

[20] Ibsen. La Dame de la mer, Ellida.

[21] Herbert Spencer. Sociologie, t. II, p. 410, trad. française. Paris, F. Alcan.

[22] Bebel. Ouvrage cité.

[23] Brand.

[24] V. Soloviov. Pravo i nravstvennoste, p. 83. St-Pétersbourg, 1897.

[25] Ibsen, Rosmersholm.


CONCLUSION

I

Les idées d'Ibsen sont-elles originales, sont-elles bien à lui? En France, on veut voir les origines et les racines de son théâtre dans le romantisme français. M. Jules Lemaître revendique nettement pour George Sand la paternité des idées du poète norvégien. D'ailleurs, le très subtil auteur des Contemporains, avec une franchise que l'on souhaiterait souvent voir appliquée aux autres domaines, avoue qu'il critique et compare les auteurs d'après «des lectures forcément un peu lointaines et sur les images simplifiées qui, d'elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont déposées en lui».[1]

M. G. Larroumet ne nie pas l'influence du romantisme français sur l'auteur de Brand, mais plus bienveillant pour lui que M. Jules Lemaître, il constate que «le caractère de l'homme, l'état intellectuel et moral de son pays, la marche de la littérature européenne semblent avoir contribué à cette oeuvre dans des proportions à peu près égales».[2]

Or, pour avoir le coeur net, M. Georges Brandès demanda à Ibsen s'il avait subi l'influence de George Sand: «Je déclare sur mon honneur et ma conscience, répondit celui-ci, que jamais de ma vie, ni dans ma jeunesse, ni plus tard, je n'ai lu un seul livre de George Sand. J'ai commencé une fois la lecture de Consuelo en traduction[3], mais l'ai mis tout de suite de côté, parce que ce roman me parut le produit d'un dilettantisme philosophique. Il est possible qu'en cela je me sois trompé, mais je n'en avais lu que quelques pages.»[4]

Cela ne diminue point l'influence de l'auteur d'Indiana sur les écrivains européens. Elle fut immense. A certaine époque on disait: «le siècle de George Sand» comme on disait: «le siècle de Byron ou de Hugo.» Henri Heine trouve que les écrits de Sand «incendièrent le inonde entier, illuminant bien des prisons, où ne pénétrait nulle consolation; mais, en même temps, leurs feux pernicieux dévorèrent les temples paisibles de l'innocence».[5]

Le biographe russe de George Sand, Mme Tsebrikov, prétend que toute la génération russe des années 1830-1840 a grandi sous l'influence de Sand.[6]

«George Sand, écrivit en 1876 Dostoïevsky[7], est l'un des esprits qui prévoient un meilleur avenir pour l'humanité. J'eus pour elle une grande admiration dans ma jeunesse, ses romans me servaient d'école démocratique. Son influence sur mon développement intellectuel fut énorme.»

M. Emile Faguet[8], pour trancher le grave problème de l'influence de Sand sur Ibsen, remarque avec beaucoup de justesse que si le poète Scandinave n'a pas lu l'auteur de Lélia, cela ne prouve pas qu'il n'en ait pas connu l'esprit. Il est certain qu'on peut connaître, subir et répéter les idées de penseurs dont on ignore les oeuvres. C'est une des manifestations de la loi générale des choses que M. Tarde appelle Répétition universelle.[9] La science de la vie se compose de la répétition incessante des mêmes cellules, se groupant sous diverses apparences et se reproduisant à l'infini, depuis le jour où la vie est apparue dans le monde. Cette répétition se réalise dans tous les ordres de faits. Dans le monde purement physique, ce sont les vibrations lumineuses, calorifiques, etc., qui se répètent. Dans le monde organique, il y a la répétition héréditaire et dans le monde social, la répétition imitative. Les lois de cette Répétition universelle que Tarde applique surtout aux phénomènes sociaux peuvent absolument être appliquées au monde des idées. Tout se répète dans la vie, dans le domaine des abstractions comme dans le domaine des réalités, dans le monde des faits comme dans celui des pensées. Cependant, pour adapter une idée, la répéter et la faire sienne, il faut en avoir déjà porté en soi les germes. La matière capable de développer ces germes est puisée généralement à la source la plus proche. Or, le penseur danois Soren Kjerkegaard[10] offrait à Ibsen une source d'idées qui répondait à merveille à son propre tempérament, à ses tendances, à ses aspirations. Si Ibsen a subi l'influence de quelqu'un, c'est à coup sûr celle de Kjerkegaard.

«Le monde nouveau découvert par Kjerkegaard était une idée: l'individu. Ce fut le diamant précieux qu'il offrit à son temps. En une époque où régnait la doctrine du juste milieu, c'était grand et noble de lancer le mot «l'individu» et de vouloir convaincre le monde que la race dégénérée pouvait, grâce à l'individu, redevenir une humanité sincère.»[11]

Cette théorie est la base même de l'oeuvre d'Ibsen. Mais s'il a pris chez Kjerkegaard le principe de ses drames, il ne l'a pas répété servilement, il l'a élargi, l'a développé, l'a vivifié, lui a communiqué la forte originalité de son esprit, la vivacité de son imagination poétique et la profondeur de son moi.

«Il n'arrive rien de nouveau dans le monde et pourtant rien ne s'y répète, car notre vision change et modifie le sens de nos actes. Un même acte se transfigure quand notre oeil régénéré s'ouvre à une vision nouvelle.»[12] Nous ignorons les origines de l'univers, nous ne pouvons jamais savoir au juste à quel champ d'idées nous avons glané, à qui attribuer la paternité de telle ou de telle pensée, ni qui de qui subit l'influence. Qui jamais nous dirait sur quel point du globe la pensée s'est montrée pour la première fois et à quelle distance de nous dans la suite des siècles! La pensée, c'est l'âme humaine à travers la sublime grandeur de la nature et des âges.

Il est aussi impossible de rechercher les influences sous lesquelles Ibsen a conçu son théâtre, s'il dérive de George Sand ou de Kjerkegaard, qu'il serait téméraire de déterminer l'école à laquelle il appartient. A force de classer les écrivains, les penseurs, les artistes, les hommes politiques, par groupes, écoles, partis, chapelles, on oublie souvent d'étudier leurs idées, leurs oeuvres. Qu'importe aux ouvriers, aux misérables qui meurent de faim, que les ministres soient pris dans le centre ou dans l'extrême-gauche, si leur condition reste la même? Que nous importe à quelles écoles appartenaient les Platon, les Spinoza, les Michel-Ange, si l'influence de leurs oeuvres est immense? «Qu'est-ce que des écoles en comparaison des peuples! Elles ne comptent pas, pour ainsi dire, dans l'histoire de l'humanité, et c'est une délicate affaire d'érudition que de constater leurs noms et les phases de leur existence. Une doctrine philosophique n'a de valeur réelle que pour celui qui se l'est faite, et pour ceux qui veulent bien la lui emprunter. Ils sont toujours en une minorité imperceptible, parce que la gloire de la philosophie est ailleurs que dans la multitude de ses adhérents.»[13] Il est tout à fait impossible de classer Ibsen au point de vue de ses idées. L'homme étrange qui exerce une influence puissante sur la pensée moderne et sur la vie morale de l'Europe entière, n'appartient à aucune école; comme Brand, il est lui-même. La philosophie de son théâtre est bien sienne. D'après Sénèque, philosopher, c'est apprendre à mourir.[14] Pour Ibsen, philosopher, c'est apprendre à vivre. Vie, rêve, réalité, désir, vision, amour, joie, souffrance, tous les ressorts de l'âme humaine sont synthétisés chez lui en: Volonté, Idéal, Bonheur.

Qu'est-ce que le bonheur? Bien des gens ne savent pas distinguer le plaisir du bonheur; le plaisir n'est pas un élément essentiel du bonheur. «Le bonheur, dit Rosmer[15], c'est la pureté de conscience, ce sentiment qui donne à la vie un charme inexprimable, le plus calme, le plus joyeux de tous.»

«Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.»[16]

Le bonheur vrai et durable est un état permanent de l'âme, résultant d'une conscience pure, dépendant en grande partie de la volonté et plus indépendant des circonstances que ne le croit le vulgaire. Le bonheur existe; comme la pensée, il n'a pas besoin de palais: l'âme humaine lui suffit. L'homme le plus heureux est celui qui ne se rend pas compte de son bonheur.

II

«Si savantes et si profondes que puissent être les spéculations morales, elles ne sont vraiment dignes de ce nom que si elles aboutissent à des conclusions très simples, propres à être offertes à toutes les intelligences et à toutes les volontés.»[17]

Se posséder pour se donner, telle est la formule simple qui ressort de l'oeuvre d'Ibsen. L'homme le plus pauvre est celui qui ne se possède pas. Se posséder pour se donner, telle est la loi morale et sociale de l'activité humaine. Ce n'est pas là le principe de l'individualisme. Il serait donc faux de dire qu'Ibsen est individualiste. Le mot «individualisme» ne peut être appliqué à sa façon de comprendre la vie, les hommes et les choses. Seul le mot allemand «Selbstbewusstsein» l'exprime peut-être assez exactement. Ibsen ne défend pas l'individualisme, mais l'individualité; ce sont là deux termes presque opposés l'un à l'autre. L'individualisme rapporte tout à soi; l'individualité consiste seulement à vouloir être soi afin d'être quelque chose, à réaliser, sous une forme individuelle et par là même avec plus d'énergie, les caractères généraux de l'humanité. Être individuel, c'est être soi-même, c'est être propriétaire de ses opinions, de ses sentiments, de tout son être, au lieu d'en être simplement locataire.

D'après Ibsen, pour affronter l'orage dont le grondement se rapproche d'heure en heure, pour résoudre plusieurs de ces innombrables questions qui se posent toujours plus impérieusement à l'homme qui veut le bien de tous, autant que son bien propre, il est de plus en plus évident qu'il faut commencer par l'individu; c'est l'individu affranchi, libre, ayant conscience de sa volonté, de ses droits et de ses devoirs, qui entreprendra une réforme profonde de la société.

Le poète Scandinave peut dire avec Vinet: «C'est dans l'intérêt de la société que je plaide pour l'individualité. Je veux l'homme complet, spontané, individuel, pour qu'il se soumette en homme à l'intérêt général. Je le veux maître de lui-même, afin qu'il soit mieux le serviteur de tous. Je réclame sa liberté intérieure au bénéfice de la puissance qui prétend s'imposer à elle. La justice et la raison, lois universelles, sont les souveraines dont l'individualité doit assurer et relever le triomphe.»[18]

Nous sommes non seulement des exemplaires de l'humanité, d'une nation, d'une famille, nous sommes, avant tout, des hommes; chacun de nous a son individualité non seulement native, mais voulue, acquise, morale et intellectuelle. L'homme n'est pas tout entier dans l'individu, il n'est complet que dans l'individu associé à la grande famille humaine. Mais l'homme, ayant conscience de lui-même, s'associe plus consciemment à l'humanité. Plus notre individualité se précise, s'accroît, plus elle profite non seulement à nous, mais à tous. Plus il y a dans une société d'hommes libres, instruits et moraux, plus cette société est libre, instruite et morale. Une société, d'où l'individualité est bannie, n'est pas sociale, n'est pas humaine: elle ignore les principes mêmes du Souverain Bien. «Le bien général n'est général que parce qu'il embrasse le bien de tous les individus sans exception,—autrement il ne serait que le bien d'une majorité. Certes, il ne s'ensuit pas que le bien général soit la simple somme arithmétique de tous les intérêts particuliers pris séparément, ni qu'il embrasse la sphère de liberté illimitée de chaque individu, ce qui, à son tour, serait une contradiction, car ces sphères pourraient s'entrenier et le font effectivement.»[19]

Or, en limitant, fidèle à son principe, les tendances et intérêts individuels, le bien général ne peut supprimer l'homme libre, sujet du droit souverain, en lui enlevant la possibilité d'agir librement. Par son idée même le bien général embrasse aussi le bien de l'individu, et quand il le prive de la liberté d'action, ce bien général fictif cesse d'être un bien pour lui et, descendant du général au particulier, il perd le droit d'entraver la liberté personnelle.

La personnalité humaine doit être sacrée. «Quiconque, dit Lacordaire, excepte un seul homme dans la réclamation du droit, quiconque consent à la servitude d'un seul homme blanc ou noir, ne fût-ce que par un seul cheveu de sa tête injustement lié, celui-là n'est pas un homme sincère et ne mérite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain.»

Non moins sacrée est la liberté de l'individu. Il a le droit de dire: «Je veux m'associer à la société non parce qu'elle me l'ordonne, mais parce que ma conscience, ma volonté, mon intelligence, ma pensée, me le commandent.»

Comme la science, les aspirations humaines n'ont pas de limites; comme toute découverte scientifique en engendre une nouvelle, toute aspiration humaine satisfaite en appelle une autre; savoir toujours davantage, pouvoir toujours davantage, c'est là la grandeur de l'homme, c'est là la source du vrai progrès, c'est là l'idéal, et personne n'a le droit de le limiter. Si la morale prescrit souvent à l'homme de se vaincre, elle ne lui ordonne jamais de se mutiler. Il faut que l'homme reste lui-même. «Plus l'individu se perfectionne, plus il est lui-même, plus étroitement il s'unit à l'humanité. Chacun de nous doit en réfléchir en lui-même les douleurs, les progrès, les espérances. Au terme, chacun de nous retrouvera dans sa propre conscience l'histoire entière de l'humanité. Aussi dans la nature, l'individualité semble être une forme suprême, dans l'histoire, une transition et un moyen. Elle est la manière de passer de l'unité abstraite, inorganique, purement naturelle, à une unité concrète, organique et libre. L'unité sentie et voulue, l'unité sociale en un mot, telle est la seule forme de vie qui convienne à la créature dont l'essence est liberté. Obstacle et moyen à la fois, parce que le mal l'a souillée, dans sa signification primitive et pure, l'individualité est un moyen d'atteindre l'unité libre, l'unité vraie, l'unité voulue, l'unité morale, l'unité de la communion, et pour tout dire en un mot: l'amour!»[20]

Tant que les consciences individuelles ne seront pas prêtes à recevoir la Vérité, à comprendre la Justice, aucun renversement de gouvernement, aucun changement d'écoles, d'idées, ne servira à rien. C'est la conscience individuelle qu'il faut délivrer, c'est la conscience individuelle qu'il faut rendre apte à concevoir l'Idée de la solidarité humaine.

L'oeuvre d'Ibsen n'est pas anti-sociale. Elle se résume dans les paroles de Kant: «N'agis que selon la maxime qui puisse devenir règle universelle. Agis de sorte que soit en toi, soit chez les autres, tu traites l'humanité comme but et jamais comme moyen.»[21]

Toucher aux mensonges, démontrer leurs effets désastreux et en chercher le remède ne peut pas être considéré comme oeuvre anti-sociale. La lutte du pauvre contre le riche, du faible contre le fort n'est pas la lutte du droit individuel contre le droit social, mais la revendication du droit à l'existence contre l'usurpation de ce droit.

-A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne; il arrache à tous quelque chose, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque; il fouaille le vice, il dissèque la passion; il creuse et sonde l'homme, l'âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abîme que chacun a en soi....[22]

Et tout cela au nom de la Vérité. Ibsen ne défend aucun parti. Il sert les adversaires de l'ordre social actuel autant que ses adhérents. Il ne cherche pas à faire prévaloir telle ou telle solution, mais à provoquer loyalement le libre jugement du lecteur. «Avec l'admirable honnêteté de son esprit et de son art, Ibsen laisse à chacun de nous la liberté de conclure selon la nature de son âme et de son intelligence, heureux seulement s'il fait vivre et travailler l'une et l'autre.»[23] Farouche ou railleur, qu'il fasse saigner le ridicule, qu'il détruise un mensonge, qu'il dénonce une injustice, c'est toujours un cri franc et brave, plein de sentiments altruistes, plein aussi d'espérances de temps meilleurs.

Car Ibsen n'est pas pessimiste. «Ma pensée est amère quand elle n'est pas triste,»[24] dit-il, mais cette amertume et cette tristesse sont des gouttes cristallisées dans l'atmosphère de l'exil. «Chaque goutte qui tombe de lui est lourde et forte comme une goutte d'élixir ou de poison,»[25] mais toujours enivrante comme une goutte de parfum. Ibsen ne laisse jamais le spectateur ou le lecteur sous l'impression d'idées pessimistes. L'oeuvre du Solitaire Scandinave dit: «Il ne faut pas broyer du noir. Si la vie est mauvaise, il ne dépend que de nous de l'améliorer,» et elle nous en indique les moyens: la Liberté, la Volonté.

«JULIEN.—Pourquoi ai-je été créé?

LA VOIX.—Pour servir l'esprit.

JULIEN.—Quel est mon rôle?

LA VOIX.—-Tu dois fonder le règne universel.

JULIEN.—Et par quel chemin?

LA VOIX.—Par celui de la liberté.

JULIEN.—Et par quel pouvoir?

LA VOIX.—Par la volonté.»[26]

Montrer aux hommes un avenir meilleur, c'est leur inspirer la volonté de le réaliser: c'est là la gloire d'Ibsen.

III

La société actuelle, malgré tous les progrès accomplis, n'est qu'un chaos où l'harmonie fait défaut; l'humanité est encore dans les limbes et à l'état rudimentaire, dans un état social incomplet et faux où la liberté et la justice n'existent pas. Des hommes y meurent de faim à côté des élégances portées à un raffinement de luxe inouï, le nombre des suicides et des victimes sociales, dits criminels, va en augmentant. Tout le monde sent que cet état de choses ne peut plus durer longtemps: un changement devient de plus en plus urgent. Dans son appel éloquent adressé à la bourgeoisie, Louis Blanc disait: «Une révolution sociale doit être tentée. L'ordre social actuel est trop rempli d'iniquités, de misères et de servitudes pour pouvoir durer longtemps. Il n'est personne qui n'ait intérêt, quelle que soit sa position, son rang, sa fortune, à l'inauguration d'un nouvel ordre social. Il est possible, il est facile même d'établir cette révolution pacifiquement.»[27]

La vérité, même dure et pénible, est toujours plus salutaire qu'une erreur ou un mensonge agréable; jetée dans le courant des opinions et des moeurs, elle est discutée, propagée, vulgarisée, finit à la longue par pénétrer insensiblement les masses. Les vérités grandissent, se répètent et se complètent chaque jour; on finit par les entendre et les comprendre. L'appel de Louis Blanc, après plus d'un demi-siècle, commence à réveiller des consciences. Partout, dans tous les pays, dans toutes les classes, on sent le besoin de renouveler et d'élargir les principes dont on était depuis trop longtemps prisonnier. La société actuelle, existant encore sous le nom de civilisation, s'écroule de toutes parts: un cataclysme social devient inévitable. Les plus réfractaires eux-mêmes sont entraînés dans le tourbillon que soulève et agite le problème social. Pour secouer l'indifférence générale, il a fallu que la perception du péril devint claire et saisissante. Tout le monde comprend aujourd'hui qu'il ne suffit pas d'ignorer un danger pour le conjurer et que le meilleur moyen de s'y soustraire est de le regarder en face et de prendre les mesures que suggère la raison. Une profonde révolution se prépare, elle est lente mais irrésistible, elle ronge les édifices déjà prêts à tomber.

Certes, les individus comme les nations croient toujours vivre à la fin d'un monde ancien et au commencement d'un monde nouveau.

Le présent pour chaque homme est une époque de transition. Mais nous assistons aujourd'hui effectivement à une de ces phases de transformation si rares dans l'histoire du monde. «Il n'a pas été donné à beaucoup de philosophes, durant le courant des âges, de vivre au moment précis où se formait une idée nouvelle et de pouvoir, comme aujourd'hui, étudier les degrés successifs de sa cristallisation.»[28]

Le dénouement du grand drame social qui se joue sous nos yeux est peut-être prochain. Les vieilles formes n'existent plus, et le retour aux Religions du passé est impossible.... Loin, à l'horizon, on voit déjà poindre l'aube d'une Religion Nouvelle: le Socialisme. Les petits et les humbles, les déshérités et les victimes de la société actuelle, tous ceux qui peinent et souffrent, tournent leurs regards vers cette aube lointaine, et ils croient y voir des rayons d'Espoir.... Et l'aube grandit, et sa lumière augmente....

La religion définitive de l'humanité sera la conscience individuelle: nul besoin de Gouvernement ni d'Etat.[29] Le socialisme n'est qu'une étape très avancée, nous conduisant vers cet Idéal. Son rôle n'en est pas moins très grand. Il est impossible à l'heure actuelle de ne pas se rendre compte des proportions immenses de son développement.

Les idées socialistes sont discutées maintenant comme dignes de considération, non seulement dans les cercles politiques, mais dans tous les milieux.

Et le socialisme, comme toute Vérité Nouvelle, s'avance encore lentement: «La vérité ne peut faire vite son chemin; ses pas seraient trop peu sûrs s'ils étaient rapides. Tout est faible à l'origine. Le nombre des apôtres est toujours bien petit, non pas seulement parce que les apôtres sont exposés à être des martyrs, mais parce que la lumière, quand elle se lève, n'est jamais aperçue que par quelques yeux.»[30]

En Allemagne, le parti socialiste comptait, en 1894, 1 600 000 voix; en 1898, il en réunit 2 600 000. En France, les socialistes avaient obtenu en 1889, 91 000 voix; en 1893, ils en ont réuni 600 000 et en 1898 près de 800 000.

Au moment même où nous écrivons ces lignes une union profonde, franche et solide succède aux dissentiments qui divisaient divers groupes socialistes. Cette union rendra le socialisme français plus fort, plus puissant. Sans décider si le socialisme est ou non la solution des problèmes urgents de l'humanité souffrante, il faut être aveugle pour ne pas voir que les idées socialistes qui montent, sont des forces vivantes, appelées à jouer un rôle considérable dans la transformation de la société qui se prépare.

L'idée sociale pénètre partout, elle éveille, elle fortifie les aspirations. Les espérances qu'on fonde sur le socialisme font naître de grands devoirs pour ceux qui le mènent. L'heure est décisive. Il faut qu'ils évitent, dès leur premier pas, toute équivoque. C'est une erreur que de se dire: il faut aimer ce qu'on a quand on n'a pas ce qu'on aime. Il faut que les socialistes rejettent la vieille formule qui gouvernait jusqu'à présent le monde: «Ote-toi, que je m'y mette», et que tout dans leur action soit franc, net et clair. La science de la répression est au bout de son rouleau, et ce n'est pas la Force que les socialistes doivent considérer, comme «accoucheuse des sociétés», mais la Solidarité. La solidarité n'est possible qu'entre égaux. Ni préjugés, ni passions, mais la Raison, la Justice et l'Egalité doivent être les armes du socialisme. Il ne doit être ni une formule, ni un parti, mais un principe. Il ne doit être ni Allemand, ni Français, ni Russe, mais simplement humanitaire. Son rôle, c'est d'établir l'égalité sociale de tous les êtres, quelle que soit leur origine, leur race, leur sexe. «Tant que le cosmopolitisme ne sera pas, le régime socialiste est impossible à établir.»[31] C'est vers le cosmopolitisme, vers l'universalisme que le socialisme doit viser. Qu'il se dépouille de son caractère étroit de secte ou de parti, qu'il apparaisse à tous comme le réveil de l'humanité souffrante.

Si le socialisme est l'opposé de l'individualisme, il ne doit pas exclure l'individualité. Ne rejetons pas de la conception sociale de la vie humaine l'idée de l'individualité consciente. Si l'objet de la conscience est l'unité, la société, l'humanité; l'individualité est la forme de la conscience, la forme de la volonté, la forme de l'homme.

La suppression de la personnalité implique la suppression de la conscience individuelle, sans laquelle il n'y a point de conscience nationale, de conscience humaine.

Laissons l'homme évoluer indépendamment. La perte de la personnalité est plus grave que la perte de la vie.

La justice du socialisme doit être égale pour tous les individus sans aucune exception, cette justice doit être idéale et supérieure, qui donnerait à chacun au moins un minimum de bien-être et de bonheur. L'humanité ne peut avoir d'autre loi que celle de la Justice. «La justice est le seul critérium vrai dans l'application des choses humaines. La justice est le ferment du corps social.»[32]

Le socialisme, comme l'économie politique, sans justice, sans morale, est une chimère. La justice ne doit oublier personne, ni celui qui peine, ni celui qui pense, ni le mineur enfoui sous le sol qui, privé de la lumière du jour et des gais sourires du soleil, expose sa vie au feu du grisou, à l'éboulement des rocs; ni le laboureur courbé sur son dur sillon, au front baigné de sueurs; ni le proscrit qui ne sait où reposer sa tête douloureuse. Un peu plus de tendresse aussi pour ceux qui planent dans les hautes régions de la science, pour ceux qui cherchent à résoudre des problèmes divers, qui méditent sur les droits, les devoirs, le but de notre existence, qui cherchent la réalisation du Beau et du Vrai. N'épuisons jamais leur courage. Eloignons d'eux tout obstacle capable de ralentir leur libre développement, laissons-les se recueillir en paix, ne troublons pas leur repos; leurs pensées font naître des étincelles qui illuminent souvent l'humanité entière.

Que les socialistes travaillent, agissent sans trêve, qu'ils préparent les voies de l'Avenir, qu'ils se disent avec Oernulf[33]:

«Ne tiens pas de discours inutile, mais que tout ce que tu diras soit tranchant comme la lame d'une épée»; et qu'ils n'oublient jamais les maximes de Brand: «Qui veut vaincre ne doit pas céder. Si tu donnes tout, excepté ta vie, sache que tu n'as rien donné.»

IV

Pour être juste, il faut dire que le mot «socialisme» ne se trouve nulle part dans l'oeuvre d'Ibsen, mais il en est l'aboulissant logique et naturel. Ibsen se contente de faire le procès de la société actuelle, de nous faire voir que la civilisation n'est pas encore une réalité, qu'elle n'est qu'une promesse. L'esprit humain n'a pas encore pris possession de lui-même, la justice n'est pas encore de ce monde. A mesure que l'empire de la force brutale diminuera, les idées humaines de justice et d'équité grandiront, la génération future en verra peut-être l'avènement.

«A mesure que se poursuivra notre évolution, nous verrons plus clairement combien nous sommes encore loin de la réalisation de cet idéal d'égalité dans les conditions sociales de la lutte. Les générations futures se rappelleront avec surprise, et peut-être avec un sourire, notre idéal d'un état de société: des conditions permettant de tirer tout le fruit possible de la libre compétition.»[34]

Soyons sincères avec nous-mêmes et avec les autres, éclairons les hommes, proclamons les droits, réveillons la dignité humaine, cherchons la Vérité, partout, en tout et toujours, ne craignons pas la lumière, semons les idées, semons les enthousiasmes. Les idées sont comme des grains confiés à la terre; elles n'attendent que la rosée et le rayon du soleil pour germer.

«Il n'y a pas d'abîme entre le penser et l'action, du moins pour ceux qui ne sont pas habitués à la sophistique. La conception est déjà un commencement d'action.»[35]

Que d'utopies, depuis que le monde existe, devenues, grâce à l'évolution, des réalités!

«L'évolution s'est faite, la révolution ne saurait tarder. Le jour viendra où l'Evolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l'idée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. C'est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d'un homme ou celui d'un monde.»[36]

L'humanité appelle des hommes vigoureux qui aident l'évolution, qui préparent la révolution. A l'oeuvre, si nous ne nous sentons pas dégénérés; unissons-nous, mettons en commun nos idées, nos forces, combattons pour la vérité, pour le bonheur. «L'unisson doit servir les plus nobles besognes et les devoirs les plus élevés.»[37]

Travaillons tous au rajeunissement, au grand principe de l'unité humaine, réveillons les courages, éveillons les espérances.

«L'espérance est une loi primitive de la raison; la logique l'impose, la vie l'exige. C'est par elle seule que l'esprit s'achève en faisant du monde un tout, dont les désaccords mêmes rentrent dans l'universelle harmonie, c'est par elle seule que tout se tient et se concilie, que l'âme s'apaise à la paix universelle, que tous les éléments de l'esprit et des choses s'unissent pour composer un monument grandiose dont nous ne contemplons pas la majestueuse ordonnance, nos yeux étant trop faibles pour pénétrer l'infini de l'avenir et embrasser l'immensité d'un regard, mais dont nous suivons les colonnes qui s'élèvent, les arceaux qui s'inclinent, les lignes qui toutes montent d'un même élan pour se rencontrer et s'unir dans des hauteurs éternellement sereines.»[38] Travaillons et espérons que tôt ou tard, l'heure sublime parviendra où selon l'expression d'Isaïe «les fers de lance seront transformés en socs de charrue», travaillons à l'épanouissement suprême de la Vérité, au rayonnement de la bonté parfaite et de l'amour universel. La fin de ce monde ancien ne doit être que l'aurore d'un monde rajeuni et le chaos des idées où se trouve la fin de notre siècle, doit être le berceau d'une ère nouvelle. «Dans ce désert sans fin, des palmiers courbés par un vent furieux et jetant de longues ombres noires, je sens des flots qui se soulèvent, je sens une aurore qui naît. Déjà s'éveillent toutes les pensées, toutes les actions à venir. Il y a des souffles, des tressaillements. L'heure de la renaissance a sonné. Et j'entends des murmures: C'est l'heure de naître et de créer!»[39]

A l'oeuvre!

Notes:

[1] Les Contemporains, 6e série, p. 228.

[2] G. Larroumet. Nouvelles éludes de littérature et d'art, p. 301.

[3] Ibsen ne lit pas le français.

[4] Lettre d'Ibsen à G. Brandès.

[5] Lutetia, p. 298.

[6] Mme Tsebrikov. Georges Sand. Annales de la Patrie. St-Pétersbourg, 1877. Voir aussi Georges Sand, par Vladimir Karénine. Paris, 1899.

[7] Correspondance.

[8] Journal des Débats, 11 janvier et 15 mars 1897.

[9] G. Tarde. Les lois de l'imitation.

[10] 1813-1853.

[11] Georges Brandès. Soren Kjerkegaard.

[12] Ibsen. John-Gabriel Borckman.

[13] J. Barthélémy Saint-Hilaire. Métaphysique d'Aristote, t. I, préface, p. clxiii.

[14] Lettres à Lucile.

[15] Ibsen. Rosmersholm.

[16] J.-J. Rousseau. Profession de foi du vicaire savoyard.

[17] Emile Boutroux. Morale sociale, préface, p. ix.

[18] Essais de philosophie morale, p. 172.

[19] Vladimir Soloviov. Le Droit et la Morale (Pravo i nravstvennoste), p. 87. St-Pétersbourg.

[20] Ch. Sécrétan. Philosophie de la liberté, II, p. 223-224.

[21] Metaphysik der Sitten, p. 52, 66. Kritik der praktischen Vernunft, p. 35 et suiv.

[22] Victor Hugo. Discours prononcé sur la tombe de Balzac, le 20 avril 1850.

[23] Comte Prozor. Préface à la trad. franc, de John-Gabriel Borckman.

[24] M. Synnestvedt.

[25] G. Brandès. Det moderne Gjennembrunds maend.

[26] Ibsen. Empereur et Galiléen.

[27] L'organisation du travail.

[28] Le Bon. Psychologie du socialisme, p. 10. Paris, F. Alcan.

[29] L'organisation sans Etat est possible. L'Etat n'a pas toujours existé, il y a en des sociétés sans Etat, ce qui n'empêchait pas ces sociétés d'avoir une organisation. L'organisation de la Grèce et de l'Italie primitives reposait non pas sur l'Etat, mais sur la gens. Des sociétés sans Etat ont existé jusqu'à ces derniers temps parmi les Indiens de l'Amérique du Nord. Tous les membres de la gens indienne étaient égaux et libres et agissaient fraternellement entre eux (Voir le livre de Morgan. Ancient society.)

[30] J. Barthélémy Saint-Hilaire. Monde d'Aristote, t. I, préface, p. viii.

[31] E. Faguet. Questions politiques, p. 173.

[32] Blanqui. Critique sociale, t. II, p. 58.

[33] Ibsen. Guerriers à Helgelland.

[34] Benjamin Ridot. L'Evolution sociale, p. 227.

[35] Guyau. Morale sans obligation ni sanction. Paris, F. Alcan.

[36] Elisée Reclus. Evolution et Révolution, p. 61.

[37] Ibsen. Discours prononcé au Banquet du 23 mars 1898, à Christiana.

[38] G. Séailles. Du génie dans l'art, p. 65. Paris, F. Alcan.

[39] Ibsen. Brand, Agnès à Brand.


BIBLIOGRAPHIE

I

L'OEUVRE D'HENRIK IBSEN

1871.—Poésies (Digte).

1850.—CATILINA, pièce en trois actes.

1856.—LA FÊTE A SOLHOUG (Gildet paa Solhaug), pièce en trois actes.

1857.—LA CHATELAINE INGER OESTRAAT (Fru Inger til Oestraat), pièce en cinq actes.

1858.—LES GUERRIERS A HELGELAND (Haermaendene paa Helgeland), pièce en cinq actes, traduite en français par M. Trigaut-Geneste, Paris. Savine, 1893.

1863.—LA COMÉDIE DE L'AMOUR (Kjaerlighedens Komedie), pièce en trois actes, traduite en français par de Colleville et de Zepelin. Paris, Savine, 1896.

1864.—LES PRÉTENDANTS A LA COURONNE (Kongs-emmerne), drame en cinq actes, traduit en français par Trigaut-Geneste. Paris, Savine, 1893.

1866.—BRAND (Brand, Et dramatisk Digt), poème dramatique en cinq actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1895.

1867.—PEER GYNT (Et dramatisk Digt), pièce en cinq actes, traduite en français par M. Prozor. Paris, Perrin, 1899.

1869.—L'UNION DES JEUNES (De unges forbund), pièce en cinq actes, traduite en français par MM. Bertrand et de Nevers. Paris, Savine, 1893.

1873.—EMPEREUR ET GALILÉEN (Keiser og Galilaeer), pièce en deux parties, traduite en français par de Casanove. Paris, Savine, 1895.

1877.—LES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ (Samfundets stötter), pièce en quatre actes, traduite en français par MM. Bertrand et de Nevers. Paris, Savine, 1893.

1880.—LA MAISON DE POUPÉE (Et dukkehjem), drame en trois actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892.

1881.—LES REVENANTS (Gjengangere), drame en trois actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892.

1882.—UN ENNEMI DU PEUPLE (En folkefiende), pièce en cinq actes, traduite en français par MM. Chenevière et Johansen. Paris, Savine, 1892.

1884—LE CANARD SAUVAGE (Vildanden), drame en cinq actes, traduit en français par M. Prozor, Paris, Savine, 1893.

1886.—ROSMERSHOLM, drame en quatre actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1893.

1888.—LA DAME DE LA MER (Fruen fra havet), pièce en cinq actes, traduite en français par M.M. Chenevière et Johansen. Paris, Savine, 1892.

1890.—HEDDA GABLER, drame en quatre actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892.

1892.—SOLNESS LE CONSTRUCTEUR (Bygmester Solnaes), drame en trois actes, traduit en français par M. Prozor. Paris. Savine, 1893.

1894.—LE PETIT EYOLF (Lille Eyolf), drame en trois actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Perrin, 1893.

1896.—JOHN-GABRIEL BORCKMAN, drame en quatre actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Perrin, 1897.

1899.—QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D'ENTRE LES MORTS (Naar vi Döde vaagner), épilogue en trois actes, traduit en français par M. Prozor. (Revue de Paris, 1er janvier 1900.)

II

ÉTUDES SUR IBSEN

Henrik JAEGER. Henrik Ibsen. Copenhague, 1888.
Georg BRANDES. Moderne Geister. Francfort-s.-M., 1888.
L. PASSARGE. Henrik Ibsen. Leipzig, 1884.
B. SHAW. Henrik Ibsen and Ibsenianism. London, 1892.
Auguste EHRHARD. Henrik Ibsen et le théâtre contemporain. Paris, 1892.
Jules LEMAITRE. Contemporains. 6e série, Paris, 1892.
TISSOT. Le drame norvégien. Paris, 1893.
Gustave LARROUMET. Nouvelles études de littérature et d'Art. Paris, 1894.
Emile FAGUET. Ibsen (Journal des Débats). 11 janvier et 15 mars 1897.


TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION.

LA VIE D'HENRIK IBSEN

CHAPITRE I.

—L'enfance d'Ibsen.—La pharmacie de Grimstad. La Révolution hongroise.—Christiania. —L'école de Helraberg.—La première pièce d'Ibsen. —Catilina.—Ibsen rédacteur d'Andrimmer.—Ses premières poésies.—Ibsen metteur en scène du théâtre de Bergen (1851-1857) et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862).—Son mariage..—La Comédie de l'amour.—Le subside, le Digter gage, du Storthing norvégien.—La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'Exil, 1828-1864.

CHAPITRE II.

—Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne.—L'inauguration du canal de Suez.—Voyage sur le Nil. —L'indifférence de la Norvège envers son grand poète.—Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.

CHAPITRE III.

—Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé. Sa vie actuelle. 1891-1900.

CHAPITRE IV.

—Ibsen, homme et penseur.

PARTIE NÉGATIVE.—LA SOCIÉTÉ ACTUELLE

CHAPITRE I.—Le clergé

CHAPITRE II.—Les politiciens et les capitalistes

CHAPITRE III.—La presse

CHAPITRE IV.—La famille

CHAPITRE V.—La jeune génération

CHAPITRE VI.—Germes transitifs

PARTIE POSITIVE.—LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

CHAPITRE I.—La régénération individuelle et sociale est possible; l'amour en est la première base.

CHAPITRE II.—La vérité et la lumière.

CHAPITRE III.—L'effort individuel.—La volonté, l'action, la liberté, la justice.

CHAPITRE IV.—Ce n'est pas l'individu, mais la famille, qui constitue l'unité sociale.

CHAPITRE V.—L'émancipation de la femme.—Le mariage libre.—La société nouvelle.

CONCLUSION.

BIBLIOGRAPHIE.


AUTRES OUVRAGES DE M. OSSIP-LOURIÉ

Pensées de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, F. Alcan. 1898.

La Philosophie de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris. F. Alcan, 1899. (Récompensé par l'Académie des Sciences morales et politiques.)

Echos de la vie, Paris.

Ames souffrantes, Paris.

L'Éternel Tourment, Paris.

Zvouki Jizni, Saint-Pétersbourg.

Narodnia Tschitalny, Moscou.

Po povodou Kreitzerevoï Sonaty, Moscou.

Aandslivet i Frankrige. (Morgenbladet,1898.) Christiana.

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