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La Recluse

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The Project Gutenberg eBook of La Recluse

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Title: La Recluse

Author: Pierre Zaccone

Release date: February 2, 2006 [eBook #17661]

Language: French

Credits: Produced by Ebooks Libres et Gratuits; this text is also available in multiple formats at www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RECLUSE ***

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Pierre Zaccone

LA RECLUSE

(1882)

Table des matières

PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX
DEUXIÈME PARTIE UN DRAME AU COUVENT
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XIII XIV XV

PROLOGUE

Le 25 mars 1851, un charmant aviso gréé en goélette quittait New- York, vers cinq heures de l'après-midi, et, poussé par une brise favorable, prenait la mer, toutes voiles dehors.

C'était l'Atalante, un des plus fins, voiliers de la marine.

La petite goélette faisait partie d'une escadre d'exploration qui, évoluait sur les côtes d'Amérique; elle avait reçu pour mission d'aller prendre à New-York les dépêches de France, et, après avoir mouillé quelques jours en vue du port, elle repartait, alerte et vive, pour rallier l'escadre et lui apporter les correspondances attendues.

Le temps était superbe, l'horizon très pur, quoique la brise fût un peu forte, l'Atalante n'avait pas diminué de toile.

Aussi filait-elle, coquettement inclinée sur tribord, et laissant derrière elle un long sillage d'écume auquel les rayons du soleil couchant imprimaient comme un reflet de pourpre.

Presque tous les matelots étaient montés sur le pont et le commandant lui-même venait de s'accouder aux bastingages pour embrasser d'un dernier regard le vaste panorama de New-York, qui allait tout à l'heure sombrer et disparaître dans les flots d'or de l'horizon.

Cela dura une heure à peu près, au bout de laquelle les premières brumes du soir commencèrent à flotter dans l'air, pendant que la brise se mettait à mollir.

L'Atalante se redressa aussitôt, et ne tarda pas à re-prendre une allure plus calme.

Le jeune lieutenant de vaisseau qui la commandait était un des officiers les plus distingué des ports de Brest et de Toulon. En peu d'années, son intelligence, son courage, son sang-froid avaient appelé sur lui l'attention de ses chefs et les vives sympathies de ses camarades. Il avait vingt-huit ans à peine et s'appelait Gaston de Pradelle: ses traits gardaient la vigoureuse empreinte du hâle de la mer, mais l'expression un peu rude de sa physionomie était tempérée par l'extrême douceur de deux yeux mélancoliques et noirs.

Pour ceux qui ne voyaient que la surface, Gaston de Pradelle était le favori de la fortune! partant, le plus heureux des hommes.

Mais pour les autres, il y avait comme un inconnu chez ce grand jeune homme, souvent taciturne, dont la lèvre s'égayait rarement d'un sourire et qui portait sur son front l'ombre de quelque amer souvenir.

Cependant Gaston de Pradelle était descendu dans sa chambre, et après avoir donné ses dernières instructions à son second, il s'était jeté sur sa couchette et s'était livré au sommeil.

Combien d'heures s'écoulèrent dès lors, jusqu'au moment où il se réveilla? — Il ne chercha même pas à s'en rendre compte.

Tout ce qu'il se rappela plus tard, c'est qu'il fut brusquement arraché au sommeil par un effroyable craquement qui sembla ouvrir la pauvre goélette jusque dans ses oeuvres vives, et qu'une secousse suivit immédiatement, qui coucha l'Atalante sur le flanc, à la faire chavirer.

Que se passait-il?

Jusque-là, il n'avait rien entendu. Comment la tempête avait-elle pu se déchaîner avec tant de violence et en si peu de temps? C'était à n'y rien comprendre.

Il se précipita vers le pont, à tâtons, au risque de se briser le crâne.

Le vent soufflait de l'arrière et la mer, venant de travers, occasionnait un roulis épouvantable; de plus, les lames, embarquant à chaque instant par paquets, avaient fini par éteindre les fanaux.

C'était la nuit sombre, impénétrable, sinistre.

À grand'peine, Gaston de Pradelle atteignit le pont.

— Est-ce vous, commandant? demanda alors une voix qu'il distingua à travers les bruits de la tempête.

C'était celle de son second, un jeune enseigne, Maxime de
Palonier.

— C'est moi, oui, répondit Gaston, qu'y a-t-il?

— Un cyclone — un typhon — quel nom donner à cet ouragan, répondit Maxime; jamais encore je n'ai rien vu de pareil.

— Où sommes-nous?

— Impossible de s'orienter par cette nuit noire, sans feux et sans étoiles.

— Et depuis combien de temps marchons-nous ainsi?

— Depuis une demi-heure au plus.

— C'est vous qui étiez de quart, lorsque la tempête a commencé?

— Oui, commandant, et nous étions alors à trente milles environ sud-sud-ouest de Terre-Neuve.

Ces quelques mots avaient été échangés à voix rapide, à travers le vacarme formidable de tous les éléments courroucés, et Gaston de Pradelle s'était aussitôt dirigé vers l'arrière, où il prit immédiatement possession de son poste.

Mais que pouvait-il en pareille occurrence?… Le mieux était encore de s'en remettre à l'Atalante, et c'est ce qu'il fit, attendant gravement une accalmie.

Du reste, la jolie goélette ne paraissait guère se douter du danger qu'elle courait; au milieu du désordre indescriptible des lames soulevées, fouettées, déchirées par les lanières sifflantes du vent, sans prendre souci de ces mille voix qui hurlaient autour d'elle, s'injuriant dans les ténèbres avec des intonations de catéchisme poissard, elle allait, inconsciente, tantôt s'abandonnant au roulis qui la berçait avec violence, tantôt trempant ses flancs, avides de caresses, dans les baignoires d'écume que le cyclone lui creusait entre deux vagues!

On eût dit qu'à chaque instant l'ouragan redoublait d'intensité et de furie, s'acharnant pour ainsi dire, contre le frêle et gracieux navire qui semblait narguer sa rage impuissante.

Gaston de Pradelle demeurait impassible, mesurant d'un oeil calme l'immensité du danger, donnant, de temps à autre, quelque ordre, en apparence insignifiant, mais qui avait pour effet salutaire de maintenir la communication entre l'équipage et le chef.

Les matelots savaient ainsi que le commandant était là, partageant le péril commun; et ce dernier s'assurait en même temps que ses hommes restaient à ses côtés, intrépides, dévoués, fidèles à l'honneur et au devoir jusqu'à la mort!

Cinq heures se passèrent de la sorte.

Cinq heures! pendant lesquelles le terrible ouragan n'accorda pas une seconde de trêve.

Le vent ne cessa pas de souffler avec la même violence, aucun rayon ne vint éclairer les sombres ténèbres qui enveloppaient l'Atalante comme d'un linceul, et les vagues irritées continuèrent de menacer de leurs étreintes mortelles la délicate ossature de la pauvre petite goélette.

Si cette situation s'était prolongée davantage; c'en était fait d'elle et de son vaillant équipage.

Mais Dieu veillait, et il ne voulut pas que cela fût.

Les marins croient encore à la Providence, et peut-être, en effet, fut-ce elle seule qui les arracha, sains et saufs, du plus épouvantable cyclone qui se soit déchaîné sur l'Océan.

La tempête avait commencé à minuit.

Vers cinq heures, Gaston de Pradelle était toujours debout, tenant lui-même la barre, aveuglé par la rafale, trempé par les paquets de mer, cherchant vainement à pénétrer ce mur de ténèbres qui s'interposait entre lui et l'infini.

Rien, jusque-là, n'avait entamé ni son énergie, ni son courage, son coeur ne battait pas plus vite; aucune pâleur n'était montée à son front.

Mais il est des limites à la force humaine; depuis quelques minutes, il sentait la fatigue envahir ses membres, et redoutait vaguement quelque défaillance. Il se raidissait cependant, bien résolu à mourir entier à son poste; mais déjà une sueur moite mouillait ses tempes; un voile glissait sur ses yeux; à deux ou trois reprises, ses doigts se crispèrent comme affolés sur le métal de la barre…

Il était perdu!

Tout à coup, un cri s'échappa de ses lèvres, un immense soupir de soulagement souleva sa poitrine, et ses regards, subitement illuminés de deux lueurs fulgurantes, s'attachèrent avec une fixité farouche vers un coin du ciel.

Le vacarme ne s'était point tu; pourtant, chose étrange, sur le pont, tout le monde avait entendu ce cri bizarre, et, mû par un même sentiment, chacun s'était tourné vers le commandant.

Sa silhouette vigoureuse se détachait de l'ombre, et on le vit diriger son bras vers l'horizon.

Qu'y avait-il de ce côté?

Un rien… qui était le salut!…

Une ligne, imperceptible encore, rayait le ciel, et mêlait aux dernières ombres de la nuit une teinte rose et claire qui était le signe certain de la fin de l'ouragan.

Du reste, et comme par enchantement, le vent perdit presque aussitôt son âpre violence; la houle sembla se calmer presque instantanément, et, au bout d'une demi-heure, quand le jour vint, il ne restait plus autour de l'Atalante que ces brumes légères du matin, qu'un rayon de soleil suffît à dissiper.

Gaston de Pradelle avait fait distribuer un quart de vin à ses matelots, pour les réconforter après le rude assaut qu'ils venaient d'essuyer, et au lieu de descendre pour se reposer lui- même dans sa chambre, il était demeuré sur le pont avec Maxime de Palonier.

Une dernière inquiétude lui restait: après la nuit qu'il venait de passer, il se demandait avec appréhension dans quels parages le cyclone pouvait bien les avoir poussés…

Et, armé de sa longue-vue, il interrogeait l'horizon, cherchant un point de repère qui pût le fixer.

— Tu ne vois rien? dit Maxime de Palonier, qui l'observait avec intérêt.

— Non, rien encore, répondit Gaston.

Il faisait maintenant grand jour… les nuages fuyaient au loin, chassés par les derniers efforts de la rafale; le regard embrassait sans obstacle toute l'immensité.

— Comment marchons-nous? dit alors le commandant.

— Nous filons six noeuds à l'heure, lui répondit Maxime.

— Et nous étions, vers minuit, à trente milles sud-sud-ouest de
Terre-Neuve?

— Précisément.

— C'est bizarre.

Il allait suspendre ses observations, quand, brusquement, il s'arrêta et se reprit à regarder avec une nouvelle attention.

— Ah! ah! fit Maxime… cette fois, il y a quelque chose.

— Je le crois.

— Qu'y a-t-il?

— Si je ne me trompe, sur la ligne extrême, vers l'ouest, je viens d'apercevoir…

— Quoi donc?

— Un phare!…

Maxime eut un geste enjoué:

— Ça, c'est ma partie! dit-il sur un ton qui rappelait de loin les intonations des boulevards parisiens. Tu sais que j'ai fait une étude spéciale des phares. Je crois connaître tous ceux qui existent, et j'aurai bien peu de chance si je ne mets pas du premier coup un nom sur celui qui s'offre à nos yeux.

En parlant de la sorte, le jeune enseigne prit la longue-vue des mains du commandant, et se mit à regarder à son tour dans la direction qu'il lui indiqua.

Quelques secondes se passèrent… puis une exclamation s'échappa des lèvres de Maxime.

— C'est bien un phare, n'est-ce pas? insista Gaston, de Pradelle.

— Le phare Saint-Laurent, répondit le jeune enseigne, sans cesser de tenir sa longue-vue braquée; un des plus remarquables qui aient été construits: 47 mètres 40 de hauteur, avec 13 mètres 70 de diamètre à sa base et 8 mètres 60 à son sommet. Il a été établi sur une chaîne de rochers qui affleure à marée basse et dont les pointes granitiques sont exceptionnellement dangereuses à marée haute.

— Alors, nous sommes sur les côtes du Canada?

— Précisément.

— Cela suffit, et je vais donner des ordres en conséquence.

Gaston allait, ainsi qu'il l'annonçait, commander la manoeuvre qui devait remettre la goélette dans la bonne route, quand Maxime lui fit un signe impérieux et bref.

— Que veux-tu? interrogea le commandant surpris.

— Attends encore… fit Maxime.

— Pourquoi!

— Plus j'observe, plus je suis frappé de certaines particularités insolites.

— Lesquelles?

— L'horizon est maintenant limpide; la galerie supérieure du phare se détache clairement sur le fond plus clair du ciel; on dirait que quelqu'un est là qui nous a vus et qui nous envoie des signaux.

— Quels signaux?

— C'est justement ce qui m'a semblé inexplicable car ils sont absolument inusités et incompréhensibles. Évidemment, c'est une main inexpérimentée qui les envoie — et à moins d'erreur que je n'admets pas, c'est un pavillon noir que l'on agite.

Gaston de Pradelle ne perdit pas de temps à réfléchir, et son parti fut vite pris.

D'un accent assuré et ferme, il donna aussitôt l'ordre de hisser toutes les voiles, et, reprenant la barre, il gouverna dans la direction du phare Saint-Laurent.

Ce ne fut pas long.

La goélette n'avait pas l'habitude de se faire prier, et elle obéissait au commandement avec une soumission et une précision qui l'avaient mise depuis longtemps hors de pair.

Le phare n'était plus qu'à dix milles environ: en une heure, le trajet s'accomplit, et l'on put apercevoir, enfin, la silhouette de l'imposante construction, qui avait, comme eût dit Michelet, la sublime simplicité d'une gigantesque plante de mer.

«Énorme, immobile, silencieuse, elle semble une sorte de défi jeté au démon des tempêtes par le génie de l'homme, et pendant qu'une mer incessamment déchaînée s'acharne à sa base et monte jusqu'à son sommet, impassible et immuable, elle indique aux navires l'entrée de la passe du fleuve, et les rochers sur lesquels ils iraient infailliblement se briser.»

Cependant, les signaux avaient continué à mesure que l'Atalante approchait, et maintenant on distinguait presque à l'oeil nu, le pavillon noir que l'on agitait de la galerie.

Quelque chose d'extraordinaire s'était évidemment passé, et l'on appelait au secours.

Gaston se tourna vers Maxime.

— Puisque tu as fait une étude spéciale des phares, dit-il à voix rapide, et que tu reconnais celui-ci, tu peux nous renseigner sur les abords de la côte.

— Oh! parfaitement, répondit le jeune enseigne, nous pouvons approcher encore d'un mille au moins. Les abords sont très dangereux, mais la marée est haute, et il y a plus de deux brasses sur les barres. Avec la chaloupe, pendant trois heures il n'y a aucun danger d'accoster.

— Que l'on mette donc le canot à la mer, ordonna Gaston, et j'irai moi-même au secours de ces malheureux.

Maxime ne fît pas d'objection et alla tout préparer. Dix minutes plus tard, le canot glissait le long du navire avec six hommes d'équipage et un quartier-maître, et quand il fut paré, Gaston y descendit à son tour, emmenant le petit Bob, un jeune mousse qui ne le quittait pas et qui avait fait toute la campagne avec lui.

— Pousse au large! commanda-t-il alors, en prenant place a l'arrière.

Les six avirons s'abattirent immédiatement, et la frêle embarcation fendit les flots avec rapidité.

Au bout d'un quart d'heure, ils rangeaient l'îlot de rochers sur lequel le phare est construit.

À ce moment, la base était complètement immergée, ainsi que l'avait prévu Maxime, et le flot venait battre les flancs de la tour.

Le canot alla s'engager dans une anse de sable; Gaston, Bob et deux matelots sautèrent à la mer, et, gagnant l'escalier ménagé dans le talus, ils commencèrent l'ascension.

Ce n'était pas facile.

Talus et escaliers étaient tapissés de varech, de fucus, et de petits limaçons de mer qui en rendaient la surface si glissante, que l'on ne pouvait s'y tenir debout, et Gaston commençait à s'étonner qu'on les eût appelés pour les laisser se morfondre ainsi sans indication sur la route à suivre, quand une échelle de cordes tomba tout à coup à ses pieds, en se déroulant du haut de la plate-forme.

En même temps une voix arriva jusqu'à lui.

— Attachez l'échelle aux deux montants de fer qui sont scellés dans le talus, dit cette voix, et hâtez-vous de monter, il y a des malheureux à sauver.

Gaston éprouva un moment de stupéfaction profonde; cette voix qui venait de se faire entendre n'avait rien de masculin, et c'était bien manifestement une voix de femme!…

Quel était ce mystère?

L'imprévu de la situation éveilla au dernier point la curiosité du jeune marin, et ce fut avec une sorte d'impétuosité fiévreuse qu'il s'engagea le premier sur l'échelle de corde, et parvint en quelques secondes à la balustrade de fer qui entourait la plate- forme.

Ses hommes le suivaient de près.

Une fois là, n'apercevant personne, il entra dans la cage du phare, et pénétra dans les couloirs.

Chose invraisemblable! il n'y trouva aucun être vivant!

C'était la tour enchantée des légendes de chevalerie.

Mais il n'était pas de nature patiente, et, après une courte attente, il se mit à frapper à une porte de bronze devant laquelle il s'était arrêté.

L'effet ne se fit pas longtemps désirer.

Presque aussitôt, la porte roula sur ses gonds, et à peine eut-il pénétré dans la chambre, un peu sombre, sur laquelle elle ouvrait, qu'il se trouva en présence d'une belle jeune femme, fort élégante, qui lui fit une révérence de l'air le plus naturel du monde.

Gaston ne put réprimer un geste de surprise.

L'aventure prenait des proportions de conte de fée! et il se demandait si vraiment il était bien éveillé.

La jeune femme sourit tristement:

— Pardon de vous avoir fait attendre, commandant, dit-elle avec un geste gracieux; — mais je n'ai pas voulu me présenter devant vous dans une toilette dont le désordre ne s'explique que par l'épouvantable drame qui s'est accompli ici cette nuit!… J'espère que vous ne me garderez pas rancune…

En parlant ainsi, la pauvre femme enveloppa Gaston d'un long regard dont la flamme noire pénétra jusqu'au coeur du jeune officier.

Jamais peut-être, en raison des circonstances exceptionnelles où il se trouvait, jamais il ne s'était senti si troublé.

La jeune femme qui était devant lui pouvait avoir trente ans au plus; elle était grande, élancée, élégante, et rien ne saurait rendre l'expression saisissante qui se dégageait par instants, de ses deux grands yeux bruns!

Elle portait une toilette à la mode, robe blanche avec des noeuds cerise, ample crinoline, des mitaines sur une main blanche et effilée; une fanchon en dentelles noires sur de magnifiques cheveux blonds.

Gaston la regardait et ne savait que penser de cette singulière apparition.

Toutefois, il se remit bientôt, et s'inclinant respectueusement:

— Pourquoi voulez-vous que je vous garde rancune? répliqua-t-il après un court silence. J'ai aperçu les signaux que l'on nous envoyait de loin; j'ai pensé qu'il y avait ici des malheureux à secourir, et je me suis empressé de venir à votre appel. Dites- moi, de grâce, ce qu'il faut que je fasse, et ce que vous attendez de moi?…

À cette question, un nuage assombrit le front de la jeune femme, et un soupir gonfla sa poitrine.

— Qu'avez-vous? Parlez! insista Gaston; ne disiez-vous pas qu'il s'est accompli cette nuit, ici, un drame terrible?

— En effet.

— De quoi s'agit-il?

— Venez! venez! Monsieur, répondit la jeune femme, et quand vous aurez vu, vous comprendrez mieux de quelle effroyable épreuve je sortais, quand j'ai appelé à mon secours.

Et saisissant avec autorité le bras de son interlocuteur, elle l'entraîna vers un endroit de la chambre qu'éclairait obliquement une meurtrière creusée dans l'énorme épaisseur du mur.

Instinctivement, Gaston se prit à frissonner.

Il y avait là une longue boîte posée sur deux escabeaux, et qui rappelait vaguement la forme d'un cercueil.

C'était sinistre.

— Qu'est-ce à dire? balbutia-t-il, la gorge serrée. Pour toute réponse, la jeune femme souleva, d'une main nerveuse, le couvercle du cercueil, et montra un cadavre dont le visage seul apparaissait sous le blanc suaire qui l'enveloppait.

— Grand Dieu!… fit Gaston — quel est ce malheureux?

— Mon père, répondit la jeune femme s'affaissant sur ses genoux.

Gaston prit sa tête entre ses doigts et garda le silence.

Tout un monde de sensations inconnues s'était emparé de son être; il osait à peine sonder le drame mystérieux qui ne lui était révélé que par son effroyable dénouement.

Il resta ainsi un long moment silencieux et morne, et ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'il releva le front et se prit à regarder la jeune femme.

Celle-ci était toujours agenouillée, les mains jointes, l'oeil attaché au cercueil.

Il lui tendit la main, la releva et la fit asseoir à ses côtés.

— Je comprends ce que vous avez dû souffrir, dit-il alors en cherchant à l'éloigner de ce triste tableau. Y a-t-il longtemps que votre père était malade?

— Mon père est un ancien capitaine d'armes de la marine américaine, Monsieur, répondit la jeune femme; pendant de longues années, il ne s'est ressenti d'aucun malaise; mais le séjour de ce phare lui a été fatal.

— Son service ne devait pas être bien pénible?

— Non, sans doute… Mais songez quelle a dû être sa vie, depuis dix ans qu'il n'est pas descendu à terre.

Gaston fit un mouvement et eut un geste étonné.

— Dix ans, dites-vous! s'écria-t-il; il y a dix ans que votre père habite ici?

— Oui, Monsieur.

— Je croyais que les gardiens ne devaient, à l'État qu'un service intermittent.

— Cela est vrai, mais mon père avait demandé et obtenu la faveur de ne pas quitter le phare.

— Voilà une singulière vocation.

— Oh! il ne s'agit pas de vocation, Monsieur, répartit vivement la jeune femme d'un ton amer; car ce n'est pas le métier de gardien qu'il remplissait, mais bien celui de geôlier.

— De geôlier! fit Gaston. Et quel prisonnier pouvait-il garder dans cette tour?

— Sa fille, Monsieur…

Cette fois, le commandant se leva de son siège, en proie à un sentiment dont il ne put dissimuler la vivacité, et c'est avec une sorte d'intérêt douloureux qu'il se prit à regarder la jeune femme.

— Ainsi, dit-il, sans cesser de l'observer, voilà dix années que, vous-même, vous êtes enfermée dans ce phare?

— Oui, Monsieur.

— Vous ne l'avez jamais quitté?

— Jamais!

— Et c'est contre votre gré que l'on vous a…

— Sur l'âme de ma mère, sur la tête de mon enfant, oui. Monsieur!… J'ai été jetée ici de force, la nuit du 20 mars 1841, garrottée et bâillonnée, comme une voleuse ou une fille perdue… et depuis dix années… dix années, vous entendez bien!, … j'ai vécu entre ces murailles épaisses, avec ce même horizon implacable de granit et de bronze, sans un jour de répit, sans une heure, une seconde d'espoir… Ce que j'ai pleuré, ce que j'ai prié… un seul homme le sait… il est là, c'est mon père!… il a été impitoyable… Ah! Dieu m'est témoin que je ne désirais pas sa mort! Vingt fois, au contraire, la pensée m'est venue de me précipiter du haut de la lanterne, et d'aller me briser le crâne contre les rochers que la mer découvre à marée basse… mais quoi, j'ai reculé… j'avais dans la vie un devoir sacré à remplir… Il y a quelque part un être qui a peut-être besoin de moi et qui m'attend! et cela m'a arrêtée.

La jeune femme avait prononcé ces paroles d'un accent incisif et mordant, le sein gonflé, les ongles enfoncés dans les dentelles de sa fanchon.

Sur les derniers mots, elle parut se troubler. Une lueur sombre sillonna son regard, ses sourcils se contractèrent.

— Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, cela ne pouvait durer toujours, n'est-ce pas? Il y a une loi de nature à laquelle toute créature humaine est fatalement soumise, et je savais bien qu'un jour la mort interviendrait! Mon père était déjà bien âgé quand il vint ici, et je n'avais qu'à attendre.

— Malheureuse! interrompit vivement Gaston! Ah! ne parlez pas ainsi, ne vous abandonnez pas de la sorte; je ne veux voir dans cette exaltation que l'effet de l'émotion cruelle…

La jeune femme fit entendre un ricanement qui amena un frisson à la peau de Gaston de Pradelle et lui communiqua un moment l'idée qu'elle pouvait bien être atteinte de folie.

La vie qu'elle avait menée depuis dix années, l'isolement, le chagrin, mille autres causes mystérieuses avaient pu ébranler son cerveau, et il n'était pas impossible que sa raison eût subi une secousse fatale.

Mais il ne garda pas longtemps cette illusion; la jeune femme s'était probablement douté de ce qui se passait en lui, elle venait de se rapprocher, et droite, calme, l'oeil limpide et clair, elle s'était prise à sourire d'un air à la fois ironique et doux.

— Non! non!… dit-elle d'un ton bien posé, je ne suis pas folle, quoique l'on ait tout fait pour que je le devinsse; et tenez, écoutez-moi, Monsieur: je n'ai aucune raison de vous cacher qui je suis, ni ce que je suis: de plus, j'aurai tout à l'heure à réclamer de vous un service que vous hésiteriez à rendre à une insensée. Prêtez-moi donc, je vous prie, quelques minutes d'attention, et je vous dirai, comme si je parlais à Dieu même, la faute qui est dans mon passé, et pour laquelle on m'a si durement punie!…

Il y eut un moment de silence. Gaston était allé à la meurtrière et avait jeté un regard au dehors.

La marée commençait à baisser; il ne pouvait plus songer à retourner à bord, et il avait six heures au moins à passer dans le phare.

Il donna quelques ordres à ses hommes, et revint vers la jeune femme.

Elle l'attendait et l'invita du geste à se rasseoir; ce qu'il fit.

Puis, quand elle vit qu'il était disposé à l'écouter, elle s'assit à son tour et reprit la parole.

— Je m'appelle Fanny Stevenson, et j'aurai vingt-huit ans dans quelques mois, dit-elle d'un ton ferme; ainsi que je vous l'ai dit, mon père était capitaine d'armes, et naviguait souvent. J'avais perdu ma mère avant que j'eusse pu la connaître, et j'avais été recueillie dans une famille catholique où je reçus une éducation complète dont je profitai de mon mieux.

Quoique bien jeune encore, j'avais compris que je ne devais rien attendre de l'homme qui m'avait donné le jour. Mon père était un marin grossier, imbu de préjugés enracinés, dont le coeur est toujours resté fermé à toutes les délicatesses, à toutes les aspirations d'une nature comme la mienne!

C'est à peine, si au retour de longs voyages, il consentait parfois à se rappeler qu'il avait une fille.

Je vécus donc seule, livrée à moi-même, presque sans contrôle, et exposée à des dangers dont je n'avais pas appris à démêler la gravité. C'est ainsi que j'atteignis ma quinzième année! Je m'étais développée très rapidement; j'étais grande et forte; on m'a dit souvent alors que j'étais belle, et je ne cacherai pas que le sentiment de cette beauté exceptionnelle m'avait communiqué une ambition fort au-dessus de ma condition. Ce fut mon malheur.

Dans la famille qui m'avait recueillie et qui était française, on recevait de loin en loin quelques jeunes gens qui venaient en Amérique chercher fortune ou courir les aventures.

C'était là des distractions auxquelles je ne pouvais me montrer indifférente, et il m'arriva bien souvent à, cette époque, de me laisser aller à des relations qui, sans dépasser les limites des plus rigoureuses convenances, n'étaient pas toujours d'une correction exempte de reproches.

J'étais vive, j'aimais le plaisir, et je ne tenais pas toujours assez de compte des observations bienveillantes que l'on m'adressait.

Pour tout dire, je commençais à supporter impatiemment les remontrances dont j'étais l'objet, et plus d'une fois, je fus sur le point de rompre brusquement avec mes hôtes, pour essayer d'une vie dont la séduction avait profondément ébranlé les honnêtes résolutions auxquelles je voulais rester attachée.

Les choses en étaient à ce point, quand il arriva dans la ville que nous habitions un étranger qui, dès le premier jour, parut devoir prendre un grand empire sur moi.

C'était un homme d'une trentaine d'années environ, d'un extérieur charmant, de tournure aristocratique, et qui manifestement était bien supérieur à tous les jeunes gens que j'avais rencontrés jusqu'alors.

Il s'appelait le comte de Simier, arrivait de Paris, et se rendait dans l'Amérique du Sud, où il allait, disait-il, diriger une importante exploitation.

À vrai dire, je ne m'intéressai que médiocrement à ce que le comte avait fait, non plus qu'à l'avenir qu'il rêvait.

Je ne vis que lui… et dans la situation où je me trouvais, sa présence exerça tout de suite une profonde impression sur mon esprit et sur mon coeur.

Je n'avais jamais aimé encore, et il ne lui fut pas difficile de s'apercevoir que je l'aimais…

D'ailleurs, je ne cherchais à rien cacher de ce qui se passait en moi… J'avais remarqué, de mon côté, que le comte était empressé et ému chaque fois qu'il me parlait, et il y a dans l'amour que l'on éprouve ou dans celui que l'on inspire, un rayonnement dont on tenterait en vain d'atténuer l'éclat.

Un mois s'était à peine écoulé, que j'étais sa maîtresse!

La jeune femme suspendit un moment son récit et prit sa tête dans ses mains, comme pour ne pas voir l'expression presque douloureuse qui vint se refléter dans les yeux de Gaston de Pradelle.

— Ah! je vous dis tout! poursuivit-elle d'un ton nerveux et contenu; je n'avais pas même demandé au comte ce qu'il comptait faire de moi; je m'étais donnée sans condition, sans réflexion, m'en remettant à lui du soin de sauver mon honneur, si tant est qu'il dut y penser jamais! Vous le voyez, Monsieur, la chute était complète… Et la seule chance de réhabilitation possible consistait en un semblant de mariage contracté un soir, sans témoins, dans quelque municipalité obscure, dont j'ai à peine conservé le nom! Que valait cette cérémonie? Rien, sans doute! Et que m'importait, d'ailleurs! Le rêve fut de si courte durée, que c'est à peine si, depuis dix ans, il m'en reste quelque souvenir au coeur. J'avais été heureuse plusieurs mois… Je m'étais endormie dans un amour que je croyais éternel, et je ne me rappelle plus, à cette heure, que le réveil terrible qui m'arracha à mon ivresse et me plaça brutalement en présence de la plus horrible des réalités…

— Pauvre femme! balbutia Gaston, ému.

— Le comte avait disparu… et je restais seule avec l'enfant à laquelle je venais de donner le jour.

— Que fîtes-vous?

La jeune femme mordit ses lèvres avec rage.

—Ah! je n'eus pas une seconde d'hésitation, Monsieur, je le jure, répondit-elle; quand je m'aperçus que le bonheur rêvé s'était effondré, que je n'avais plus rien à espérer du misérable qui m'avait si indignement trompée, il se fit en moi une révolution soudaine, inattendue… Le mépris remplaça l'amour presque instantanément, et à la place de l'amant disparu, je ne vis plus que l'enfant qui n'avait pas demandé à naître et à laquelle je résolus de consacrer ma vie tout entière!…

— Voilà qui était bien.

— Sans doute, et Dieu m'est témoin que je l'eusse fait comme je l'avais résolu; seulement, j'avais compté sans mon père!…

— Comment?

— Depuis quelques jours il était de retour; il avait demandé à quitter la marine pour entrer dans le service des arsenaux. Il ignorait ma honte; mais quelqu'un se chargea de l'en instruire, et alors…

— Qu'arriva-t-il?

— Une nuit… j'étais seule… mon enfant dormait près de moi, je travaillais avec acharnement pour gagner le pain de chaque jour… et, en même temps, pour amasser la petite somme qui devait me permettre de fuir et de me dérober à la colère de mon père; j'étais presque heureuse à cette perspective de me retrancher du monde, ne pouvant croire qu'aucun obstacle pût m'empêcher de mettre mon projet à exécution, quand tout à coup la porte de ma chambre s'ouvrit brusquement, et deux hommes en franchirent le seuil.

— Quels étaient ces hommes?

— L'un était mon père… l'autre un de ses anciens camarades, que j'avais déjà vu une fois ou deux et qui commandait le cutter de l'État qui fait le service de la côte. Je me levai, le coeur glacé, avec une subite appréhension du danger, et je me précipitai vers le berceau, pour défendre mon enfant, que je croyais surtout menacée! Mais mon père me prit brutalement par le bras, et, pendant qu'il me nouait un bâillon sur la bouche, son compagnon me garrottait énergiquement, de façon à rendre tout cri et tout mouvement impossibles.

Quelques heures plus tard le cutter de l'État me déposait au pied du phare où je pénétrais pour n'en plus sortir!…

— Mais votre enfant?…

— Je n'en ai pas eu de nouvelles.

— Quoi! votre père ne vous a pas dit…

— Pendant dix années, Monsieur, nous avons vécu ici, l'un près de l'autre, sans échanger une parole. J'ai pleuré, j'ai supplié, j'ai menacé. Cent fois, sous ses yeux, j'ai fait le mouvement de me précipiter sur les rochers du phare, et il est resté muet, plus terrible que s'il m'eût accablée de reproches ou tuée de sa main vengeresse.

— C'est terrible.

— N'est-ce pas?…

— Et pendant ces dix ans, il ne s'est produit aucun incident?

— Aucun.

— Personne n'a abordé le phare?

— Personne.

Il y eut un nouveau et long silence.

Gaston était fort troublé par le récit qu'il venait d'entendre, et une suprême pitié s'élevait de son coeur à la pensée des tortures que la malheureuse avait dû souffrir.

Elle avait été coupable, sans doute!… Mais comment excuser le raffinement que l'on avait déployé dans le châtiment.

Il lui prit la main, et la serra avec intérêt.

Le sentiment qu'il éprouvait était, il faut le dire, d'une nature exceptionnelle.

La jeune femme avait dû être fort belle, ainsi qu'elle l'avait dit elle-même, mais le chagrin avait profondément altéré ses traits, et elle ne conservait que de rares vestiges de sa beauté d'autrefois.

L'oeil seul avait encore tout son éclat et toute sa vivacité, et il s'en échappait par instants des effluves ardentes dont on subissait malgré soi l'impression pénétrante et forte.

— Dieu a eu pitié de votre situation lamentable, dit enfin Gaston; la liberté qui va vous être rendue vous permettra de vous livrer à des recherches qui vous ont été interdites jusqu'à ce jour.

— J'essaierai, en effet, répondit la jeune femme en remuant tristement la tête.

— Au moins, votre père vous laisse-t-il quelque aisance?

Un double éclair s'alluma à cette question dans les yeux de la fille du capitaine d'armes, et un sourire d'une expression mystérieuse releva le coin de sa lèvre.

— Sous ce rapport, dit-elle d'un ton ironique, le hasard aura déjoué les calculs de mon bourreau.

— Comment cela?

— Au moment où il vint habiter le phare, mon père avait réalisé presque toute sa fortune, qui consistait en vingt mille dollars environ… Je savais qu'il avait caché cette somme dans une des nombreuses caches que recèlent les murs épais de la tour, et pendant deux années, sans lui donner le soupçon de mes préoccupations, j'usai de mille stratagèmes pour découvrir l'endroit où il avait enfoui son trésor. Il y a huit jours seulement, et comme sa fin approchait, que je parvins enfin à mon but.

— Et vous avez cette somme?

— Il y avait à peine dix minutes qu'il avait cessé de vivre, qu'elle était en ma possession.

Gaston baissa le front sans répondre.

Décidément, tout ce qu'il voyait ou entendait depuis un moment, le rejetait dans un monde de sensations excessives, où toutes les lois de la conscience humaine semblaient être singulièrement méconnues!

Au surplus, on ne lui laissa pas le temps de s'abandonner à des réflexions ni de discuter ses impressions.

La jeune femme s'était levée, et, à voir l'air de résolution qui se manifesta sur ses traits, on pouvait croire qu'elle en avait fini avec les émotions violentes qu'un moment le souvenir du passé avait éveillées en elle.

— Maintenant, dit-elle, vous me connaissez tout entière, Monsieur, et j'espère que vous voudrez bien me rendre le service que j'ai à vous demander, puisque vous êtes certain que votre intérêt ne s'égarera pas sur une créature indigne.

— Qu'attendez-vous de moi? interrogea Gaston, repris de nouveau par sa curiosité.

— Peu de chose, en réalité; mais de votre concours dépend peut- être le succès des recherches auxquelles je vais me livrer.

— Parlez en toute confiance, et si je puis vous être utile.

— En premier lieu, continua la jeune femme, vous m'aiderez à abréger toutes les formalités que je vais avoir à subir au sortir de cette prison! Il s'agit, d'abord, d'emporter d'ici le corps de mon père, et de le déposer dans le cimetière du bourg le plus voisin.

— Cela sera fait comme vous le souhaitez: dans une heure, la chaloupe viendra prendre le cercueil, et dès demain, il sera enseveli dans le lieu que vous aurez désigné vous-même. J'ajoute que l'équipage de l'Atalante l'accompagnera à sa demeure dernière.

— Merci.

— Ce n'est pas tout ce que vous désirez?

— Non, Monsieur.

— Qu'y a-t-il encore?

La jeune femme parut hésiter une dernière fois; mais elle fit aussitôt un effort sur elle-même, et leva son regard assuré sur Gaston.

— Vous êtes jeune, Monsieur, dit-elle d'une voix ferme; pendant les courts instants que je viens de passer avec vous, j'ai pu m'assurer que vous êtes sensible et bon, et je me suis persuadé qu'une femme ne s'adressera pas en vain à votre loyauté.

— Je ne vous comprends pas.

— Je vais m'expliquer. Votre temps est précieux, je n'en doute pas, et je comprends que vous ayez hâte de reprendre la mer.

— Sans doute.

— Cependant si je vous priais de ne pas vous éloigner tout de suite, de m'accorder un jour ou deux, pour m'aider dans certaines démarches que je ne puis faire seule ou qui, du moins, acquerraient une grande autorité si je les faisais appuyée à votre bras et recommandée de votre nom.

— Que voulez-vous dire?

— Est-ce trop demander à votre courtoisie?

— Ce n'est malheureusement pas de courtoisie qu'il s'agit, Madame, mais de mon devoir qui m'oblige à reprendre la mer le plus tôt possible.

— Alors vous comptez repartir demain.

— Demain, à l'issue de la cérémonie funèbre.

La jeune femme réprima un mouvement de contrariété, et son regard plongea dans celui du commandant.

— Soit! dit-elle d'un ton nerveux, j'espérais mieux, mais je n'insiste pas. Seulement, dans les délais que vous venez d'indiquer vous-même, pourrai-je compter sur vous?

— Assurément.

— Vous voudrez bien m'accorder votre appui et votre bras?

— Sans doute.

— Ce que je vous demande-là, songez-y, Monsieur, je ne puis le demander à personne autre. Désormais, je suis seule au monde, et si vous me refusiez…

— Mais, par grâce, dites-moi…

— Voici: je vous ai raconté tout à l'heure, que pour le rapt odieux accompli sur ma personne, mon père s'était fait aider par un sien ami, commandant d'un cutter de l'État.

— Eh bien!

— Eh bien… cet homme, je veux le voir!

— Vous savez donc où il est.

— Il habite à quelques milles de la côte, où il vit misérablement! L'infâme action qu'il a commise ne lui a pas profité, et une lettre récente qu'il a écrite à mon père, et que j'ai pu intercepter, témoigne de quelques remords. Peut-être le moment est-il favorable: il doit connaître bien des choses du passé, et qui sait si je ne parviendrai pas à lui arracher quelques aveux. Vous comprenez.

— Parfaitement.

— Et vous consentez à m'accompagner?

— Nous partirons quand vous voudrez.

Par un mouvement plus prompt que la pensée même, la jeune femme s'empara des mains de Gaston et les baisa avec un transport de joie folle.

— Ah! c'est bien, cela! dit-elle en cherchant à réagir contre sa propre émotion, vous êtes généreux, et Dieu vous récompensera. Si ma fille m'est rendue, c'est à vous peut-être que je le devrai…

Puis elle passa dans une pièce voisine, jeta à la hâte une mante sur ses épaules, un voile épais sur ses cheveux, et revint peu après vers le jeune commandant qui attendait.

— Partons! partons! dit-elle, ne perdons pas une seconde… nous n'avons plus que quelques heures de jour; et la nuit, nous pouvons être arrêtés par bien des obstacles… Venez!…

Ils descendirent d'un pas rapide vers l'embarcation qui fut immédiatement poussée à la mer, et quelques minutes après, elle filait vers la côte, emportant le commandant, la jeune femme et Bob, le petit mousse.

Quand ils atteignirent la côte, il était cinq heures environ.

La bourrasque s'était tout à fait calmée; la mer était unie comme un lac; de chaque côté de l'embarcation, le regard plongeait en des profondeurs limpides, où l'on distinguait une végétation vigoureuse, aux tons colorés, où se mêlaient les fougères hérissées, de véritables parterres émaillés de pépites azurées, ou encore de longs rubans de lianes globuleuses ou tubulées. C'était comme une fête des yeux; de temps à autre, s'élançaient du flanc des rochers aigus et noirs des arbres gigantesques dont les branches chargées de fleurs éclatantes se balançaient mollement au mouvement du flux et du reflux.

Gaston de Pradelle avait rarement observé un pareil spectacle, et s'abandonnait à l'admiration qu'il éveillait en lui.

Quant à miss Fanny Stevenson, elle semblait indifférente à tout, absorbée dans une pensée unique, ne songeant qu'à son but.

Elle s'était rejetée à l'arrière de l'embarcation, avait serré fortement sa mante autour de sa taille, son voile épais sur ses cheveux.

Ainsi accotée, elle gardait le silence, et pendant tout le temps elle ne proféra pas une parole.

Seulement, quand on approcha de terre, elle parut éprouver comme une secousse nerveuse, se dressa sur son séant, et, écartant brusquement son voile, elle jeta un regard plein de flamme sur la rive.

— Qu'avez-vous? interrogea Gaston, rappelé par ce mouvement à la réalité de la situation.

— Nous approchons! fit la jeune femme.

— Vous reconnaissez la côte?

Un sourire amer crispa la lèvre de miss Stevenson, pendant qu'un frisson secouait ses épaules.

— Depuis dix années, répondit-elle, tout cela a bien changé; la nature ne vieillit pas, et l'âge ne fait que l'embellir. Ce bourg, que vous apercevez maintenant derrière ces bouquets d'arbres, n'était autrefois qu'un pauvre petit refuge de pêcheurs; maintenant c'est presque une ville.

— Est-ce là que vous habitiez?

Miss Stevenson étendit la main vers un point de la rive.

— Tenez, dit-elle avec un sanglot mal étouffé, vous voyez cette petite maison blanche, à moitié cachée aujourd'hui par un épais rideau de peupliers et de tamaris, il y a dix ans, elle était humble et pauvre, et le sol, autour d'elle, était pelé et nu. C'est là que j'ai passé les plus doux instants de ma vie, assise auprès du berceau de ma fille. C'est de là aussi que j'ai été violemment arrachée, pour être jetée dans cette prison où vous m'avez trouvée.

— Est-ce de ce côté qu'il faut gouverner? demanda Gaston.

— Si vous le voulez bien, répondit miss Stevenson.

La côte n'était plus qu'à une faible distance, il y avait là une petite crique de sable fin, au-dessus de laquelle le bourg s'élevait en amphithéâtre. Gaston y dirigea l'embarcation, et peu après, il sautait à terre et aidait la jeune femme à en faire autant.

Celle-ci avait repris toute son énergie; dès qu'elle eut senti le sol sous ses pieds, elle prit résolument le bras du commandant, et l'entraîna vers la maison qu'elle avait désignée.

Une fois qu'elle en eut atteint le seuil, elle abandonna brusquement le jeune marin et ne tarda pas à disparaître dans le jardin.

Elle resta absente quelques minutes.

Quand elle revint, Gaston remarqua qu'elle était plus pâle encore et qu'elle semblait plus oppressée et plus sombre.

— Eh bien? fit-il avec un vif intérêt.

— Rien, répondit miss Stevenson, les gens que je viens d'interroger n'habitent le pays que depuis peu de temps. Ils ne savent rien du passé, et ont ouvert de grands yeux quand j'ai prononcé le nom que je portais autrefois.

— Alors, vous n'avez obtenu aucun renseignement?

— Ils ignorent ce qu'est devenue mon enfant; mais ils m'ont donné l'adresse d'un colon qui, peut-être, me le dira.

— L'ami de votre père?

— Oui, Monsieur, Georges-Adam Palmer est très connu, paraît-il, dans le bourg de Smeaton. Ah! il n'a pas changé, celui-là, et les références que j'ai recueillies sont peu flatteuses. Sensuel, brutal, ivrogne et voleur, on l'a, pour ainsi dire, mis en quarantaine depuis quelques années, et il habite dans un enclos situé à l'extrémité nord, vivant de rapines, adonné à toutes les débauches.

— Et vous ne craignez pas d'affronter un pareil homme? objecta
Gaston en fronçant les sourcils.

— Je ne crains rien, puisque vous m'avez promis de m'accompagner.

Le jeune officier approuva du geste.

— Vous avez raison, dit-il, je suis à vos ordres. Seulement, c'est moi, maintenant, qui vous prierai de vous hâter, car la nuit vient vite, et nous avons à peine une heure devant nous.

Ils s'éloignèrent et se mirent à gravir la rampe par laquelle on montait sur les hauteurs du bourg de Smeaton.

À quelques pas derrière marchait lentement le petit Bob.

À mesure qu'ils avançaient, les habitations devenaient plus rares et le sentier plus étroit… C'était, à droite et à gauche, des terrains vagues, où l'on ne remarquait aucune trace de travail humain. De loin en loin seulement, quelques mauvaises cabanes évidemment abandonnées, ou de sinistres bouges dont l'aspect seul donnait le frisson.

Enfin, au tournant du sentier qu'ils suivaient depuis un quart d'heure, miss Stevenson s'arrêta tout à coup et montra à Gaston une misérable chaumière qui s'élevait au milieu d'un vaste enclos et dont le toit s'était depuis longtemps à moitié effondré sous les efforts combinés de la pluie et du vent.

— C'est ici? dit-elle d'une voix stridente.

Et elle continua de marcher jusqu'à ce qu'elle eût atteint l'habitation où elle espérait trouver l'homme qu'elle cherchait.

Arrivée près de la porte, elle frappa plusieurs coups sonores, et appliqua aussitôt son oeil contre les ais mal joints.

— Je le vois, balbutia-t-elle, en proie à une violente émotion.

À l'appel énergique venu du dehors, quelqu'un avait remué à l'intérieur et des pas s'étaient rapprochés du seuil.

— Qui est là? demanda alors une voix fortement éraillée par l'abus du gin.

— C'est moi… ouvrez, répondit la jeune femme.

— Vous!… Qui vous?

— Avez-vous peur d'une femme?

— Votre nom!… mille diables… à qui en avez-vous?

— Eh bien… je suis miss Fanny Stevenson et je veux parler au capitaine Georges-Adam Palmer.

Ce fut un coup de théâtre.

La porte s'ouvrit aussitôt, et le capitaine Palmer apparut sur le seuil, éclairé par la lampe qui brûlait sur la table.

C'était un homme de taille moyenne, aux robustes épaules, à l'aspect repoussant et rude.

D'un premier regard, il toisa miss Fanny, comme pour s'assurer qu'on ne l'avait pas trompé, et que c'était bien la fille de Stevenson qui était devant lui.

Quand tout doute eut disparu de son esprit, il laissa voir un profond étonnement.

Il n'apercevait du reste que la jeune femme, Gaston de Pradelle se tenant dans l'ombre du dehors, il put croire qu'elle était seule.

Un étrange sourire éclaira sa face ignoble.

Évidemment, il venait de se livrer à des libations copieuses. Ses yeux, ses lèvres, ses joues, toute sa physionomie exsudait le gin, et de singulières pensées flottaient dans son cerveau.

Il fît mine de s'incliner.

— Ah! ah! c'est vous, dit-il; en effet, je vous reconnais. Entrez donc.

Miss Stevenson fit quelques pas et avança jusqu'à la table où brûlait la lampe.

Palmer ne s'occupait que de la jeune femme; une lueur douteuse régnait dans la chambre, on y voyait à peine.

L'ancien capitaine ne remarquait pas la présence du commandant.

D'ailleurs, d'autres sentiments s'étaient emparés de lui, et l'ivresse lui enlevait une partie de sa présence d'esprit.

— Ah çà! dit-il au bout d'un moment, comme poursuivant une pensée obstinée, vous vous êtes donc échappée de votre prison.

— Vous le voyez!

— Ce n'est pas le père qui vous a autorisée?

— Mon père n'a plus aucun pouvoir sur moi!

— Il est parti?…

— Il est mort!

Palmer fit un soubresaut.

— Mort! mort! répéta-t-il. Dieu me damne, voilà une nouvelle à laquelle j'étais loin de m'attendre, et je m'étonne qu'il ne m'ait pas fait prévenir.

— Il n'en a pas eu le temps.

— Quand est-il mort?

— La nuit dernière.

— Subitement, alors?

— Oui, subitement… comme vous dites.

Palmer ne répondit pas. Il était troublé. Quelque chose d'extraordinaire se passait en lui.

Il regardait la jeune femme et la trouvait belle.

Machinalement, il lui offrit la seule chaise qui fût dans la pièce; miss Stevenson s'y laissa tomber.

Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, elle se sentait gênée par les regards ardents dont Palmer l'enveloppait.

— Ainsi, reprit bientôt ce dernier, vous voilà libre.

— Oui, libre! libre! fit la jeune femme.

— Et vous êtes venue vers moi!

— Vous seul, dans la circonstance pénible où je vais me trouver, pouvez me donner les renseignements dont j'ai besoin.

— Quels renseignements?

— Ne devinez-vous pas?

— Expliquez-vous.

— Quand vous m'avez arrachée de cette localité, pour me conduire au phare Saint-Laurent, j'avais près de moi l'enfant à laquelle j'avais résolu de consacrer ma vie.

— Je me rappelle cela!… une belle et charmante petite fille…

— À mains jointes, les joues baignées de larmes, je vous ai suppliée alors de me laisser ma fille.

— Votre père l'avait défendu.

— Mais aujourd'hui qu'il est mort, vous n'avez plus aucune raison de me cacher ce qu'elle est devenue.

Palmer fit entendre un ricanement.

— Peut être, répondit-il sur un ton vague… quant à ce qui est de ça, c'est à voir!

— Que voulez-vous dire? interrogea miss Fanny, en se levant à demi.

L'ancien capitaine haussa les épaules et se baissa vers la jeune femme.

— Bon! dit-il d'un singulier accent, cela dépend.

— De qui?

— De vous.

— Comment?

— C'est bien clair, pourtant. Vous êtes jeune et toujours fort belle. Qu'allez-vous faire de la liberté que vous venez de reconquérir?

— Que vous importe.

— Il m'importe beaucoup.

— Je ne comprends pas…

— C'est que vous n'avez jamais rien su de ce qui s'était passé au lendemain du jour où le comte de Simier vous avait abandonnée.

— Que s'était-il donc passé?

— Votre père, lui, qui ne plaisantait pas sur les choses de l'honneur, avait résolu tout simplement de vous jeter à la mer avec votre enfant, et d'anéantir ainsi les preuves vivantes de la honte que vous aviez imposée à sa vieillesse.

— Ah! pourquoi ne l'a-t-il pas fait, alors!

— Il ne l'a pas fait, parce que je l'en ai empêché.

— Vous!

— Moi-même.

— Pourquoi?

— J'avais un but.

— Lequel?

Les traits de Palmer se couvrirent d'une expression cynique.

— Eh! mon Dieu! répliqua-t-il, nous n'avions pas très heureusement la même manière de voir… car moi après votre chute, je ne vous trouvais ni moins belle, ni moins désirable.

— Infamie!…

— Non! j'avais eu pitié, voilà tout; et je proposai un moyen acceptable de donner un époux à la jeune fille séduite et un père à l'enfant abandonnée…

— Et mon père a refusé?

— C'est de là qu'est venu tout le mal.

— Ah! je ne me doutais pas qu'un jour viendrait où j'aurais à témoigner quelque reconnaissance à celui qui fut mon bourreau!…

Palmer fit une grimace ironique.

— Ce n'est guère gentil pour moi, ce que vous dites-là, répondit- il; mais je n'aurais garde de m'offenser pour si peu. D'ailleurs, tout vient à point à qui sait attendre, comme disent nos amis d'Europe, et le hasard me sert mieux que je ne l'espérais.

Miss Fanny eût peut-être hésité à comprendre le sens de ces dernières paroles, mais Palmer les accompagna d'un regard et d'un geste qui ne pouvaient laisser place à aucune ambiguïté.

Elle fut envahie par un commencement de frayeur et voulut se lever.

La main du capitaine, qui s'appuya sur son épaule, l'obligea brutalement à se rasseoir.

— Ah çà!… dit-il avec un froncement menaçant des sourcils, me prenez-vous par hasard pour un novice, et croyez-vous que l'on se moque ainsi du plus vieux capitaine de la libre Amérique?

— Monsieur!

— Appelez-moi monsieur, si cela vous plaît, la belle! je n'y attache pas d'importance, mais vous êtes venue chez moi la nuit… seule… Il y a longtemps que je vous désire… et Dieu damne, vous pouvez être assurée que vous ne sortirez pas d'ici comme vous y êtes entrée.

— Ah! misérable! balbutia miss Stevenson, au comble de la terreur.

Déjà Palmer l'avait entourée de ses deux bras énergiques, et, la pupille dilatée, la poitrine sifflante, il cherchait sa bouche de ses deux lèvres avides.

— À moi! à l'aide! cria la jeune femme affolée.

Le capitaine commença un rire aigu et strident… qui s'éteignit presque aussitôt en une imprécation à demi étranglée.

Gaston venait de se précipiter au secours de la victime, et avait enfoncé ses dix doigts dans la gorge du misérable.

Ce dernier lâcha prise aussitôt, et sauta sur un revolver qui se trouvait sur la table près de la lampe.

Mais au moment où il en dirigeait les canons sur Gaston, il s'arrêta stupéfait comme frappé d'une émotion inattendue.

Gaston portait le costume de lieutenant de la marine française. Le vieux marin avait été habitué de longue date à saluer ces insignes respectés. Un moment le sentiment de la discipline fut plus fort que son emportement même, et il recula de deux pas, prêt à s'incliner devant cette croix d'honneur que le jeune commandant portait sur sa poitrine.

— Que veut dire ceci et que voulez-vous? balbutia-t-il en cherchant à se remettre; pourquoi vous mêlez-vous de choses où vous n'avez que faire? Est-ce que je vous connais, moi? Vraiment, je me demande de quel droit…

Tout en parlant, Palmer revenait à un examen plus net de la situation; une sourde révolte se faisait jour à travers la surprise qu'il avait éprouvée, et il était presque humilié de sa défaillance d'un moment.

D'un geste prompt et brusque, il saisit un gobelet plein de gin qui était sur la table, et en avala le contenu d'un trait.

— J'use ici d'un droit que m'a donné miss Stevenson, répondit Gaston avec calme, et ce droit, je l'aurais pris d'ailleurs de moi-même, en présence des brutalités auxquelles vous vous abandonnez.

— Eh bien!… cela me déplaît!… répliqua Palmer, dont la main continuait de tourmenter la poignée de son revolver. Je suis ici chez moi, et j'entends…

— Vous voulez que je me retire.

— À l'instant même.

Gaston offrit son bras à la jeune femme, qui s'y appuya plus morte que vive.

— Venez, Madame, dit-il simplement; vous n'obtiendrez rien de ce misérable, et il est plus prudent…

Déjà il faisait quelques pas vers la porte, mais Palmer s'y était précipité avant lui et en occupait le seuil.

— Vous ne partirez pas ainsi, insista-t-il avec rage; j'ai à parler moi-même à miss Stevenson; les choses que j'ai à lui dire l'intéressent seule, et elle restera ou sinon!…

Pour la seconde fois il tourna l'arme terrible sur la poitrine du jeune commandant en lui ordonnant de s'éloigner.

Miss Stevenson, voyant le péril, s'était jetée dans les bras de Gaston, essayant de le couvrir de son corps; mais ce dernier ne l'entendait pas ainsi, et à bout de patience, supportant mal le calme qu'il s'était imposé, il venait de se ruer sur le misérable.

Un coup de feu partit, avant qu'il eût eu le temps de l'atteindre… et aussitôt la chambre retentit d'une effroyable imprécation, suivie peu après d'un éclat de rire vif et clair.

— Mille millions de diables! hurla Palmer en se dégageant du nuage de fumée et en promenant autour de lui des regards fulgurants…

Et il aperçut à deux pas la silhouette de Bob qui l'observait d'un air gouailleur.

— Eh bien! de quoi! dit ce dernier, sur un ton intraduisible pour ceux qui n'ont pas fréquenté les faubourgs de Paris… Faut donc mettre des manchettes pour parler à Monsieur!

Le petit mousse avait tout surveillé de la porte; quand il avait vu Palmer menacer son maître, il avait fait un bond de chat jusqu'à lui et s'était accroché à sa main, qu'il avait mordue jusqu'au sang, de ses solides, incisives.

Cela avait suffi pour détourner le coup, et la balle du revolver était allée se loger dans la cloison.

Cette intervention eut, du reste, des conséquences plus importantes qu'on n'eût pu le supposer.

Gaston n'était pas resté inactif, de son côté, et profitant du premier moment de trouble, il avait saisi le capitaine à bras le corps et l'avait jeté à terre.

Ce fait accompli, il posa un genou sur la poitrine de l'ivrogne, pendant que Bob lui garrottait les jambes avec du filin qu'il portait toujours sur lui, par précaution.

Le capitaine était donc vaincu, et il ne s'agissait plus que de profiter de la victoire.

Miss Stevenson le comprit et s'empressa de le questionner.

— Vous voyez… dit-elle, la violence ne vous a servi de rien, et le commandant tient maintenant votre vie entre ses mains… Mais nous ne voulons pas vous faire de mal… et vous pourrez même, si vous êtes docile, tirer un bon profit de la situation… Si vous refusez de parler, nous vous abandonnerons ici, garrotté comme vous l'êtes, sans espoir de secours… et vous périrez peut-être de faim et de soif… avant que l'on ne vienne à votre aide… Si, au contraire, vous consentez à me répondre, je vous laisserai ici une centaine de dollars qui vous aideront à vivre selon vos goûts, pendant une année au moins!… Dites maintenant… que décidez- vous?

— Je parlerai! je parlerai! grommela Palmer, incapable de faire un mouvement.

— Eh bien! voici la somme promise… Je la dépose sur cette table, et elle sera à vous, dès que vous m'aurez donné les renseignements que j'attends.

En parlant de la sorte, la jeune femme avait compté la somme promise.

Au bruit de l'or tombant sur la table le visage du vieux marin s'empourpra, à croire qu'il allait avoir un coup de sang.

— Causons donc, poursuivit miss Stevenson… Quand vous m'avez eu déposée dans le phare Saint-Laurent, mon père et vous, vous avez dû vous occuper de mon enfant.

— Il voulait le tuer!

— Mais il ne l'a pas fait?

— Non! parce que je l'ai menacé de le dénoncer.

— Soit! je veux vous croire… mais cette enfant… qui en a pris soin?

— Une vieille femme.

— Comment s'appelait-elle?

— Jenny Turner.

— Elle n'était pas du pays?

— Elle habitait Québec…

— Et elle y est encore peut-être?

— Je le crois…

La jeune femme interrogeait, penchée avidement sur Palmer; sa voix avait des intonations ardentes… De temps à autre elle s'arrêtait pour essuyer la sueur qui glaçait ses tempes.

— Mais l'enfant! l'enfant! insista-t-elle d'une voix étranglée et sourde.

— Ça, répondit Palmer, je n'en sais rien. Je voyageais, j'étais souvent absent, surtout pendant les deux premières années. Et puis, cela ne m'intéressait que médiocrement. Vous comprenez.

— Mon Dieu!

— Je vous dis ce que je sais.

— Après, après.

— Après? eh bien! voilà. Une fois, au retour de l'un de mes voyages, la curiosité me prit d'avoir des nouvelles et je poussai jusqu'à Québec.

— Vous avez vu Jenny Turner?…

— Je l'ai vue.

— Elle avait ma fille?

— Elle n'avait plus rien du tout!

Miss Stevenson se rejeta en arrière avec un cri rauque.

— Eh quoi! rien! balbutia-t-elle… elle n'était pas morte, au moins?

— Non.

— Qu'était-elle devenue?…

— Un homme s'était présenté un jour à la vieille; il lui avait donné une forte somme, et l'appât d'un gain considérable avait décidé la Turner à livrer l'enfant qui, du reste, ne lui rapportait pas grand'chose, et, n'était par conséquent qu'un embarras pour elle.

Miss Stevenson se cacha la tête dans les mains.

— Oh! lui! murmura-t-elle; c'est lui!…

— À qui pensez-vous, Miss? fit Palmer.

— Au comte de Simier.

— Vous pourriez avoir raison.

— Vous savez quelque chose de plus?

— Oh! presque rien; mais tout de même cela peut bien avoir son importance.

— Qu'est-ce donc? Parlez!

— Le comte de Simier n'avait-il pas consenti à contracter avec vous un mariage par-devant la municipalité de Smeaton?

— En effet.

— C'était la seule preuve de votre union avec lui?

— Il devait le croire du moins, car il ignorait que j'eusse fait prendre moi-même un double de l'acte authentique; je ne pensais pas à moi en agissent ainsi, mais je m'imaginais qu'un jour cela pourrait, servir à ma fille.

— Et vous avez bien fait.

— Pourquoi?

—— Parce que, à l'époque où l'on est venu enlever à Jenny Turner l'enfant que nous lui avions confiée, un incendie fut allumé à Smeaton par une main criminelle, et tous les actes qui se trouvaient au presbytère furent détruits.

Miss Stevenson ne répondit pas.

Une ombre épaisse passa sur son front et elle comprima sa poitrine de ses deux mains nerveuses…

— Rien! plus rien, dit-elle, en se redressant lentement… Ah! n'importe… je ne veux pas m'abandonner encore, et avant de dire un éternel adieu à la tombe de mon père, je me rendrai moi-même à Québec et je verrai cette femme!

Puis, se levant tout à fait, elle se tourna vers Gaston de
Pradelle.

— Venez! Monsieur, dit-elle d'un ton brisé; nous n'avons maintenant plus rien à faire ici et nous pouvons nous retirer. — Venez! Venez…

Et ils sortirent.

Comme ils arrivaient à la crique, au moment où les matelots de l'Atalante s'apprêtaient à embarquer, miss Stevenson s'arrêta.

— Qu'avez-vous? fit Gaston surpris.

— Je réfléchis, dit la jeune femme.

— À quoi?

—Je vais rester à Smeaton.

— Quel est votre dessein?

— L'inhumation de mon père ne doit avoir lieu que demain, vers onze heures; d'ici-là, j'ai le temps de me rendre à Québec.

— Eh quoi! vous voulez…?

— Je veux voir cette femme, cette Jenny Turner. Il est impossible qu'elle résiste à mes prières, à mes larmes, et par elle je saurai…

— Êtes-vous bien décidée?

— Oui, Monsieur, ne cherchez pas à me détourner; si vous saviez comme j'ai hâte d'apprendre…

— Soit! qu'il soit fait selon votre désir. Nous allons retourner à bord, et demain nous vous y attendrons. N'avez-vous rien autre chose à me demander?

La jeune femme comprima son sein de ses deux bras.

— Vous avez été si bon jusqu'ici, dit-elle, que j'hésite presque à réclamer de vous un nouveau service.

— De quoi s'agit-il? Parlez.

— Eh bien! je vais être seule, ici, et j'aurais désiré…

— Achevez.

— Le petit Bob.

— Mon mousse?

— C'est cela.

— Vous désirez qu'il reste près de vous jusqu'à, demain?

— Est-ce trop demander?

— Nullement; et je crois, au contraire, qu'il pourra, en effet, vous être fort utile. C'est un enfant futé, quoique très jeune, un véritable Parisien, débrouillard, comme nous disons, et courageux, ainsi que vous l'avez vu!

— Alors, je le garde, fit la jeune femme.

Et s'adressant au petit mousse:

— Tu veux bien rester avec moi jusqu'à demain? ajouta-t-elle.

— Avec la permission du commandant! répondit le petit Bob, l'oeil brillant et la figure souriante.

Quelques secondes plus tard, le canot poussait au large, et miss
Stevenson restait seule avec le petit mousse.

La jeune femme dormit peu.

Dès l'aube, elle était debout, et quand elle descendit, elle trouva Bob qui attendait à quelques pas, regardant curieusement le panorama de la cité se dégageant peu à peu des brumes du matin.

Sur la grève, une barque était au plein avec quatre hommes d'équipage, qui paraissaient attendre.

— Quelle est cette barque? interrogea, miss Stevenson.

— C'est celle que j'ai frétée, répondit Bob; j'ai pensé que vous perdriez beaucoup de temps à en chercher une, et je m'en suis occupé pendant que vous dormiez.

— Tu songes à tout. Quelle heure est-il?…

— Cinq heures.

— Et combien faut-il de temps pour aller à Québec?

— Deux heures au plus.

— Eh bien! partons! partons!…

Ils embarquèrent, et l'on appareilla aussitôt.

Il ventait bonne brise. Le bateau était monté par des pêcheurs expérimentés, à qui ces parages étaient familiers.

C'est à peine s'ils mirent soixante minutes pour se rendre à
Québec.

Miss Stevenson était redevenue taciturne et sombre. Elle ne parlait plus… Toute sa pensée, tout son coeur, tout son être, allait à Jenny Turner.

Le difficile, l'impossible… était de la trouver.

Mais le hasard la servit au delà de ce qu'elle pouvait souhaiter…

La vieille femme vivait toujours… elle habitait non loin du port, où elle tenait une méchante auberge, connue de tous les marins. Miss Stevenson ne tarda pas à être mise en sa présence.

Comme le temps était précieux, elle ne s'attarda pas en préambules oiseux, et aborda tout de suite la question.

— Je ne viens pas, dit-elle cependant, par manière de précaution oratoire, je ne viens pas vers vous pour vous susciter des ennuis, ni pour vous faire de la peine, mais vous pouvez me rendre un grand service, car je vous jure que si vous voulez vous montrer complaisante, vous n'aurez pas à vous en repentir!… Je suis presque riche… et je serai généreuse… croyez-le, bien.

— Que puis-je pour vous, Madame? demanda, la vieille, fort surprise de ce début…

— Vous pouvez me rendre la vie et aider à mon bonheur.

— Comment?

— Écoutez-moi; répondez-moi, surtout, avec franchise et sans détour: il y a dix ans, un capitaine d'armes, du nom de Stevenson, vous a confié une enfant, une petite fille, que vous avez promis d'élever et de garder près de vous jusqu'au moment où on viendrait la réclamer.

— Est-ce vrai?

— Mais…

— Est-ce vrai? Par grâce… je vous en conjure.

— J'ignore qui vous êtes. Pourquoi m'adressez-vous une pareille question?…

— Je m'appelle miss Fanny; je suis la fille du capitaine
Stevenson et la mère de l'enfant qui vous a été confiée.

— Est-ce possible? On m'avait dit que vous étiez morte.

— Qui cela? Ce n'est pas mon père, du moins.

— Je ne l'ai jamais revu.

— Ce n'est pas Palmer non plus.

— Non.

— C'est le comte de Simier, alors…

La vieille fit un geste d'effroi.

— Eh quoi! vous savez! balbutia-t-elle.

— Vous voyez! je sais tout, et vous nieriez en vain; d'ailleurs vous n'avez rien à redouter. Je ne veux pas faire de scandale, je ne m'adresse qu'à votre bonté, à votre coeur et à votre intérêt même, car si vous parlez…

En prononçant ces derniers mots, la jeune femme tira de sa poche une bourse pleine d'or et la montra à la vieille.

— Si vous parlez, continua-t-elle, tout l'or que voici vous appartiendra.

— Dites-vous vrai? s'écria Jenny Turner les yeux brillants de convoitise.

— Sur la vie de mon enfant! je le jure.

— C'est différent. D'ailleurs, comme vous dites, je n'ai rien à redouter. On m'a remis votre enfant. Je l'ai gardée pendant deux années et ce n'est que lorsque le père est venu me la demander.

— Il y a longtemps de cela?

— Huit années environ.

— Ma fille en avait trois à peine.

— C'est cela!

— Et elle était bien vivante, n'est-ce pas? dites! dites!

La vieille leva les yeux au ciel et eut un geste d'admiration rétrospective.

— Pauvre chérubin, murmura-t-elle, si elle était vivante! et jolie, et blanche, et gaie, avec des petites lèvres rosés et des grands yeux noirs! C'est-à-dire que c'était une bénédiction, un rayon de soleil, un gazouillement d'oiseau.

— Mon Dieu! mon Dieu!… fit la malheureuse mère en étouffant un sanglot.

— Elle parlait déjà, la chère créature… poursuivit Jenny Turner: et elle vous avait des petites mines, un babil, une manière de marcher et de regarder qui n'était qu'à elle!…

— Assez! assez! supplia miss Stevenson.

Sa poitrine se soulevait avec effort; les larmes brûlaient ses yeux… Elle eût voulu crier et la voix s'étranglait dans sa gorge.

— Et c'est alors que le comte…? ajouta-t-elle comme à bout de forces.

— C'était un matin, comme à présent, répondit la vieille. Il faut vous dire qu'à cette époque je n'étais pas heureuse; je vivais misérablement, attendant toujours l'argent que votre père m'avait promis, et qui ne venait pas… J'ai su depuis que cet argent passait par les mains de ce misérable Palmer, et qu'il y restait; la vie était donc très dure, et plus d'une fois déjà la petite avait eu faim.

— Horrible! c'est horrible!…

— Alors, vous saisissez bien, il ne faut pas trop m'en vouloir. Ce fut dans l'intérêt de l'enfant. Quand le comte vint, j'avais épuisé toutes mes ressources; il vit la petite qui était toute pâlotte. Il me dit qu'il était le père, me fit voir des papiers qui le prouvaient, disait-il; enfin il me menaça tout en m'offrant de l'argent si je cédais… et dans une pareille situation…

— Vous lui avez remis l'enfant?

— Cela valait mieux que de la voir mourir de faim.

— Ô misère!…

— Mais cela m'a bien coûté, allez, je puis le dire. On ne comprend combien on aime ces petits êtres-là que lorsque le moment vient de s'en séparer. Et si vous aviez vu comme elle pleurait, comme elle me tendait les bras … avec quelle voix déchirante elle appelait sa mère!…

Miss Stevenson jeta un cri et fondit en larmes, en roulant sa tête dans ses deux mains.

— Sa mère! sa mère! répéta-t-elle d'un accent brisé, et pendant qu'il l'enlevait, on me retenait, moi, dans cette prison où j'ai passé dix années de ma vie à l'appeler et à la pleurer. Ah! ils ne paieront jamais assez cher tout le mal qu'ils m'ont fait.

Mais voyons! voyons! ajouta-t-elle, le temps de la défaillance est passé; il faut avoir le courage de regarder en, face l'épouvantable réalité! Dites-moi, cet homme, le comte de Simier, ne vous a-t-il pas fait connaître en quel lieu il habitait?

— Non.

— Il n'est resté que peu de temps à Québec?

— Deux jours.

— Il était seul?

—Un domestique l'accompagnait.

— Vous savez son nom?

— Il l'appelait Gobson.

— Et lui, ce Gobson, ne vous a rien dit?

— Peu de chose.

— Mais quoi? quoi?

— Il m'a dit qu'il partait avec son maître, qu'ils se rendaient d'abord, à New-York, puis que de là ils iraient dans l'Inde.

— Vous en êtes sûre?

— Oui, Madame.

— C'est bien! cela suffit. Vous êtes une brave femme, Jenny Turner, et je vous remercie pour les soins vous avez donnés à mon enfant. Il n'a pas dépendu de vous de le garder plus longtemps, et je ne vous rendrai pas responsable de la méchanceté et de l'infamie des autres. Prenez ceci, et quelquefois priez Dieu pour qu'il m'accorde de revoir et d'embrasser un jour ma fille!

Et, prenant la tête de la vieille, dans ses mains, elle l'embrassa à plusieurs reprises, et partit en courant vers le quai où était amarré le bateau qui l'avait amenée.

Quand, une heure après, elle monta à bord, de l'Atalante, tous les préparatifs de la cérémonie funèbre étaient terminés.

Le cercueil, recouvert d'un drap noir, avait été descendu dans la chaloupe; les matelots se tenaient à leur poste, les avirons levés; Gaston de Pradelle occupait l'arrière où une place était réservée pour miss Stevenson.

Dès qu'elle eut embarqué, la chaloupe s'éloigna, se dirigeant vers le bourg de Smeaton où le service devait être dit.

Ce fut du reste fort court et fort simple.

Quand on partit pour le cimetière, Gaston de Pradelle suivit le cercueil, donnant le bras à miss Stevenson.

Derrière venait Maxime de Palonier, précédant les matelots de l'Atalante; puis quelques curieux du bourg, et au dernier rang le capitaine Palmer.

Le cimetière n'était pas éloigné de Smeaton. La fosse avait été creusée pendant la nuit. Le prêtre catholique la bénit, et chacun à son tour alla jeter l'eau sainte dans le trou noir.

Miss Stevenson sanglotait.

Pourtant, une fois la cérémonie achevée, elle se releva ferme et résolue, et secoua énergiquement le front, comme si elle eût voulu, au seuil de cette tombe, chasser toutes les mauvaises pensées qui l'assaillaient.

Elle venait de dire adieu à son père, et peut-être lui avait-elle pardonné.

Maintenant elle ne voulait plus songer qu'à son enfant.

Elle descendit vers la crique, sans précisément se rendre compte de ce qu'elle faisait, tant elle était absorbée et soucieuse.

Gaston respectait son silence. Ce ne fut qu'en arrivant près de la chaloupe qu'elle parut revenir à elle.

Elle regarda avec étonnement autour d'elle, et par un mouvement spontané et pour ainsi dire irréfléchi, elle tendit les deux mains au jeune commandant.

— Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas!… dit-elle avec abandon, pour toutes les bontés que vous avez eues pour moi!

— Je n'ai fait que mon devoir, Madame, répondit Gaston d'un ton ému, et tout autre à ma place…

— Non! non! ne cherchez pas à vous dérober à ma reconnaissance, en diminuant le service que vous m'avez rendu… Moi du moins, Monsieur, je n'oublierai jamais le jour où j'ai eu le bonheur de vous rencontrer… et, en vous disant adieu…

— Qu'allez-vous faire?

— Oh! ma conduite est toute tracée.

— Vous avez vu Jenny Turner?

— Oui, Monsieur.

— Que vous a-t-elle dit?

— Des choses bien vagues, en réalité; mais il n'en faut pas tant à une mère qui veut retrouver son enfant.

— Où irez-vous?

— Tout à l'heure, je vais retourner à Québec: dans quelques jours, j'aurai, gagné New-York, et de là…

— De là?…

— À moins que Dieu ne m'abandonne tout à fait, avant que l'année se soit écoulée, j'aurai rejoint le comte de Simier, et il faudra bien qu'il m'apprenne ce qu'il a fait de ma fille!

— Alors, vous n'avez plus rien à réclamer de moi!

— Non, Monsieur, non. Mais du plus profond de mon coeur, merci encore une fois pour tout le bien que vous m'avez fait.

Puis, comme si elle eût eu regret de le quitter déjà, elle retint sa main, et oublia son regard sur son front.

— Vous avez un père? dit-elle d'un accent troublé.

— Non, Madame, répondit Gaston, un peu surpris de la question.

— Au moins, votre mère vit.

— Mon père et ma mère sont morts.

— Eh bien! reprit-elle, à votre âge, la vie commence à peine, et plus d'un bonheur vous est réservé en ce monde. Vous serez aimé un jour, bientôt peut-être, par quelque femme digne de vous, et, d'avance, j'appelle sur celle que vous aurez choisie toutes les bénédictions du Dieu juste et bon.

Et ayant ainsi parlé, elle s'éloigna d'un pas rapide et disparut bientôt sans oser regarder en arrière.

— Malheureuse femme! murmura Gaston.

— Malheureuse femme, sans doute, répliqua Maxime qui marchait à ses côtés; mais, tout de même, elle vous a un regard à donner le frisson, et je ne voudrais pas être à la place de M. le comte de Simier le jour où elle le repincera.

— Mais le repincera-t-elle? fit Gaston en souriant malgré lui au dernier mot de son ami.

Celui-ci eut un geste insouciant.

— Ça, c'est son affaire, répondit-il. Mais je serais assez curieux de voir la tête que fera le comte, quand il se trouvera en présence de la mère de l'enfant!

PREMIÈRE PARTIE

I

Huit années s'étaient écoulées depuis les événements que nous avons racontés au prologue de ce récit.

On était au mois d'octobre 1859.

— À cette époque s'élevait vers le milieu de la rue de la Chaussée-d'Antin, au fond d'une cour à laquelle on accédait par une longue allée plantée de platanes, un hôtel de grande apparence, composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, et donnant par derrière sur une serre de proportions immenses, où l'on avait réuni toutes les plantes exotiques que l'on n'entretenait qu'à grand'peine sous notre climat meurtrier.

L'hôtel appartenait à M. de Beaufort-Wilson, qui l'habitait avec sa femme et ses deux filles.

M. de Beaufort-Wilson était un homme de cinquante ans environ, à la figure intelligente et distinguée, qui occupait dans la finance parisienne une position pour ainsi dire hors de pair.

En épousant mademoiselle Juliette Wilson, il avait fait un mariage d'amour, qui avait puissamment contribué à sa fortune.

C'est à Londres, dix-sept ans auparavant, au retour de ses nombreux voyages, qu'il avait rencontré celle qui devait bientôt devenir sa femme.

Beaufort avait alors un peu plus de trente ans: c'était un des hommes les plus séduisants qu'une jeune fille pût rêver, et dès la première entrevue, Juliette Wilson en devint éperdument amoureuse.

Beaufort n'était pas riche, tandis que mademoiselle Wilson devait apporter à son époux une dot qui se chiffrait par plusieurs millions. Le père hésita donc quelque temps avant de se résigner à une pareille union; mais il aimait trop sa fille pour lui imposer sa volonté, et le mariage eut lieu au grand étonnement des négociants de la cité.

Qu'importait d'ailleurs aux jeunes époux!

Ils avaient quitté Londres au lendemain de leur union, et étaient allés savourer leur lune de miel en France, en Italie, en Espagne, un peu partout, et n'étaient revenus à Paris que quelques années plus tard, pour s'y fixer tout à fait dans le bel hôtel de la Chaussée-d'Antin qu'ils n'avaient plus quitté depuis.

M. Wilson, ne voulant pas laisser son gendre inoccupé, avait décidé, dans sa sagesse, de créer, en France, une maison de banque qui serait comme la succursale de celle qu'il dirigeait lui-même en Angleterre, et il avait placé Beaufort à la tête de cette maison.

Ce dernier était apte à tout. Il ne demandait pas mieux que d'occuper ses loisirs; le beau-père n'eut qu'à se louer de la résolution qu'il avait prise.

Dix-sept années avaient donc passé sur le bonheur des époux sans qu'aucun nuage fût venu le menacer.

Tout au plus une ombre avait-elle parfois troublé cette quiétude, mais ce fut là une chose imperceptible pour les indifférents et à laquelle nul ne fit attention.

Nous avons dit que Beaufort avait deux filles: l'une s'appelait
Edmée, l'autre Nancy.

Edmée, l'aînée, était brune: son opulente chevelure noire faisait comme un diadème d'ébène à son front, et, à travers ses grands yeux limpides et doux, on eût pu voir son âme tout entière. Elle rappelait les traits de son père, dont elle était la vivante image.

La cadette, Nancy, ressemblait surtout à sa mère; elle en avait l'allure enjouée, la grâce délicate et tendre, et son bel oeil bleu empruntait parfois de bizarres lueurs où tremblaient certaines aspirations mal contenues.

Les deux enfants s'aimaient d'une affection sans bornes et semblaient n'avoir jamais rien cherché ni entrevu au delà de l'horizon que leur faisait l'amour de leurs parents.

M. et madame de Beaufort aimaient leurs enfants d'une tendresse égale, à laquelle on n'eût assurément rien trouvé à reprendre; mais un observateur attentif eût pu remarquer, dans les manifestations de cette tendresse, certaines nuances qui avaient leur signification et cachaient peut-être un mystère.

Madame de Beaufort témoignait bien à Edmée la même sollicitude qu'à Nancy; mais il y avait dans les soins inquiets dont elle entourait celle-ci quelque chose de plus maternel et de plus doux, et tandis que Beaufort semblait plus attentionné pour sa fille aînée, la mère ne parvenait pas toujours à dissimuler la préférence qu'elle ressentait pour la plus jeune de ses enfants. Cette situation s'était même accentuée depuis quelque temps, et les relations des deux époux, jusque-là des plus correctes, subirent dès lors quelques atteintes qui en altérèrent le calme et la sérénité.

Une fois entr'autres, quelque chose de significatif se passa, qui marqua bien l'état d'esprit dans lequel se trouvait à ce moment madame de Beaufort-Wilson.

Il y avait alors quelques mois que Edmée et Nancy étaient sorties du couvent où elles avaient été élevées, et depuis leur retour à la maison paternelle, l'hôtel de la Chaussée-d'Antin avait pris un air de fête qui ne lui était pas habituel.

C'était comme un souffle de jeunesse que les deux charmantes jeunes filles avaient apporté avec elles, et tout s'anima bientôt de gaieté et de mouvement.

Nancy adorait le monde, et sa mère ne lui refusa rien de ce qui pouvait satisfaire ses fantaisies; on donna d'abord quelques petites soirées, où l'on sauta entre intimes; puis le cercle s'élargit peu à peu; les invitations furent lancées avec plus de largesse, et bientôt ce furent de véritables bals où toute l'aristocratie de l'industrie et de la finance s'empressa d'accourir.

Nancy ne se possédait pas de joie. C'était un spectacle nouveau pour elle, et le plaisir qu'elle y prenait enchantait particulièrement sa mère.

Edmée, elle, était loin de partager l'espèce de griserie qui s'était emparée de sa soeur. Elle était plus grave… moins mondaine… Depuis l'âge le plus tendre, elle semblait comme atteinte de mélancolie et eut volontiers vécu seule, loin du monde bruyant, sans ambition, heureuse d'une vie modeste et sans éclat.

Une sorte de tristesse native pesait sur sa pensée… Elle sentait d'ailleurs vaguement, d'intuition, qu'elle n'était pas aimée de madame Beaufort-Wilson comme elle aurait dû l'être, et, chose singulière, la conviction qu'elle avait acquise de l'indifférence dont elle était l'objet, ne l'avait ni blessée, ni désespérée… Seulement, tout son coeur s'était réfugié dans un sentiment d'autant plus puissant qu'il devait être exclusif, et elle avait reporté sur son père, cette part d'amour dont sa mère n'avait pas voulu!

Au surplus, tout cela n'était encore qu'à l'état latent, et il ne fallut rien moins qu'un incident tout à fait imprévu pour mettre en lumière des sentiments qui ne se fussent, sans cela, probablement manifestés que beaucoup plus tard.

C'était au mois de décembre, lors des premières grandes fêtes données par M. Beaufort-Wilson.

Ainsi que nous l'avons dit, de nombreuses invitations avaient été lancées, et aucune notabilité du monde parisien ne manqua à cet appel de l'une des maisons les plus considérables de la capitale.

Dès la première heure, les salons se remplirent d'une foule avide et curieuse, et madame de Beaufort, ravie du bonheur qu'elle voyait rayonner dans les yeux de sa fille Nancy, accueillit ses hôtes de ses plus gracieux sourires.

Quant à Edmée, appuyée au bras de son père, elle allait et venait, un peu étonnée de ce mouvement inusité, cherchant, à se retrouver elle-même à travers cette animation et ce brouhaha, regrettant, au fond du coeur, le calme des soirées ordinaires qu'elle passait à lire ou à broder.

En ce moment, et comme elle pénétrait avec son père dans le salon principal où l'on devait danser, elle s'arrêta tout à coup devant le tableau qui frappa ses regards…

À l'extrémité opposée du salon, sa mère était assise, ayant Nancy, sa plus jeune fille, à ses côtés, et causant avec un jeune homme qui s'inclinait pour la saluer.

C'était là assurément un fait bien insignifiant, et Edmée eût été fort empêchée de dire pourquoi elle en fut frappée.

Le jeune homme portait l'uniforme d'officier de marine: il était grand, élancé, et à la pâleur répandue sur son front, on devinait quelque mystérieuse souffrance, ou tout au moins quelque pensée absorbante qui devait exercer sur son esprit une influence souveraine.

C'était la première fois que Edmée le voyait; pourtant, il lui sembla qu'elle l'avait déjà rencontré quelque part.

Un souvenir vague comme un rêve… elle n'aurait pu préciser; mais à sa vue elle éprouva une sensation qu'elle n'eût pu définir, et qui, pendant quelques secondes, la troubla profondément.

— Qu'as-tu donc, chère enfant? dit M. de Beaufort avec sollicitude.

—Moi! rien, répondit Edmée. La chaleur est étouffante, je ne suis point habituée à respirer une pareille atmosphère.

— Tu as raison, viens près de ta mère, tu te reposeras, et le babil de Nancy te remettra tout à fait.

— Oui, oui! c'est cela.

Ils causaient tout en marchant. Quand ils approchèrent de madame de Beaufort, le jeune officier ne l'avait pas quittée encore.

— Mon ami, dit alors madame de Beaufort en désignant ce dernier à son mari, permettez-moi de vous présenter M. Gaston de Pradelle, un capitaine de frégate de récente promotion, qui a bien voulu se rappeler qu'il a été reçu dans l'Inde par quelques membres de ma famille.

M. de Beaufort tendit cordialement la main au jeune officier.

— Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-il avec un sincère abandon; si vous êtes connu des Wilson, vous ne m'êtes pas non plus tout à fait étranger! Je sais les services que vous avez rendus à notre marine, et j'ai suivi avec un vif intérêt le dernier voyage que vous venez d'accomplir autour du monde!…

— Vous êtes mille fois trop bienveillant, dit Gaston de Pradelle, en saluant de nouveau.

— Il n'y a pas longtemps que vous êtes de retour en France?

— Quelques mois à peine.

— Et vous ne songez pas à nous quitter tout de suite?

— Oh! je ne reprendrai pas la mer avant un an.

— À la bonne heure, et pendant cette année, au nom des Wilson et en celui des Beaufort, veuillez bien considérer cette maison comme la vôtre, et croyez que nous serons toujours heureux de vous y recevoir.

Et comme Gaston allait s'éloigner, M. de Beaufort ajouta, en présentant Edmée qui n'avait cessé de regarder le jeune officier.

— Ma fille aînée, mademoiselle de Beaufort!

Ce fut comme un coup de théâtre.

Jusqu'alors, Gaston n'avait point pris garde à la jeune fille; mais dès qu'il eut levé les yeux sur elle, il ne put se défendre d'un mouvement de stupéfaction profonde et retenir un cri prêt à lui échapper.

— Étrange! c'est étrange!… balbutia-t-il, fortement ému et incapable de se contenir.

— Quoi donc? fit M. de Beaufort, surpris.

— Pardonnez-moi.

— Eh! à quel propos!

— Cette ressemblance…

— Vous avez connu quelqu'un qui ressemblait à mon Edmée?

— Oui, Monsieur.

— À Paris?

— Non, non, bien loin de France, au contraire.

— Où cela?

—En Amérique.

— Ah!

— Près du fleuve Saint-Laurent.

— Que dites-vous?…

— Vous voyez! je suis fou. D'ailleurs, la jeune femme dont je parle, il y a huit années que je l'ai vue, et elle avait bien près de trente ans à cette époque.

M. de Beaufort ne répondit pas, il était devenu comme inquiet; un pli soucieux s'était creusé sur son front.

Gaston s'aperçut qu'il allait être indiscret, il s'empressa de couper court à l'incident et s'adressant à Edmée:

— Mademoiselle, lui dit-il d'un ton plus calme, voici que les premiers accords du quadrille se font entendre, et si vous vouliez bien m'accepter pour cavalier…

Edmée regarda son père.

— Eh! sans doute, sans doute, chère enfant, dit ce dernier. C'est la première fête à laquelle tu assistes, et ta mère et moi nous ne pouvons que nous réjouir du plaisir que tu y prendras.

La jeune fille passa alors son bras sous celui de Gaston et ils se dirigèrent tous les deux pour aller prendre place dans le quadrille qui se formait.

II

M. de Beaufort les suivit du regard, en proie à une émotion visible, et ce ne fut que lorsqu'ils eurent disparu dans les méandres des quadrilles qui s'organisaient tumultueusement, qu'il parut revenir à lui.

Nancy avait, de son côté, suivi un jeune cavalier qui était venu la réclamer, et il se trouva seul un moment avec madame de Beaufort.

Celle-ci était devenue elle-même toute soucieuse; elle observait son mari avec une attention presque inquiète.

— Qu'avez-vous donc, mon ami? interrogea-t-elle vivement.

— Moi? répondit M. de Beaufort.

— Connaîtriez-vous M. de Pradelle?

— C'est la première fois que je le rencontre.

— Que vous a-t-il dit?

— Rien que de banal et d'insignifiant.

— Cependant, les paroles qu'il a prononcées et que j'ai à peine comprises ont paru vous troubler.

— Quelle idée.

— Que vous a-t-il dit? Ne me cachez rien… répondez-moi… Il regardait Edmée d'une façon singulière. Ne parlait-il pas de ressemblance?

— En effet.

— Il a connu une personne dont votre fille lui rappelait les traits.

— C'est cela.

— Et il vous l'a nommée?

— Non!

— Pourquoi avez-vous pâli, alors. D'où vient qu'en ce moment encore je vous trouve préoccupé et sombre?

— C'est que…

— Achevez.

— Eh bien, cette personne…

— Une femme?

— Oui.

— Où l'a-t-il connue?

— Non loin de Québec.

— Et y a-t-il longtemps?

— Il y a huit ans!

— Mais elle est morte, cependant!… Vous m'avez bien dit qu'elle était morte!

Et comme la jeune femme interrogeait d'un ton ardent et avec un regard plein de feu, Beaufort eut comme un frisson et pressa son front de sa main nerveuse.

— Eh oui! oui! répondit-il avec effort, je vous l'ai dit et je vous le répète; mais ce souvenir est là, toujours devant mes yeux, sur mon coeur: et, malgré moi, j'ai peur de ce passé coupable, comme s'il pouvait venir me menacer dans le présent heureux que vous m'avez fait!

La jeune femme garda le silence et serra tendrement la main de son mari.

— Vous avez raison, dit-elle au bout d'un instant; je vous ai aimé assez pour vous pardonner une défaillance que votre jeunesse expliquait, et je ne veux me rappeler que, le bonheur que vous m'avez donné depuis… Seulement, vous le voyez, mon ami, je n'avais pas tout à fait tort quand j'insistais pour que votre fille Edmée restât encore au couvent. Sa présence ici peut nous créer bien des embarras, bien des tourments, et j'espère que vous jugerez vous-même opportun de vous rendre à mes raisons.

— La pauvre enfant sera bien malheureuse! objecta Beaufort, dont le front se rembrunit; elle croira que nous ne l'aimons pas… que nous voulons l'éloigner de nous.

— Quelle folie! répliqua la jeune femme; Edmée est une fille sérieuse; elle aime peu le monde, elle recherche la solitude; le bruit l'effraye; et je suis bien certaine que nous ferons plus pour son bonheur en agissant comme je le désire qu'en l'obligeant à une existence de plaisirs qui n'est qu'une fatigue et un ennui pour elle.

Mais ce n'est point le moment de traiter un sujet aussi grave; vous y réfléchirez, et nous en reparlerons. Ne restons pas plus longtemps seuls ainsi; le monde nous réclame et nous nous devons à lui; demain, nous reprendrons cet entretien, et d'ici là, ne nous occupons que de nos hôtes et de leurs plaisirs.

Pendant ce rapide colloque, Gaston de Pradelle avait pénétré dans le salon où l'on allait danser, et une vive sensation le prenait au coeur, chaque fois qu'il sentait le bras d'Edmée, s'appuyer sur le sien.

Le jeune capitaine de frégate avait peu changé depuis que nous l'avons présenté au lecteur.

Seulement, ses traits s'étaient accentués davantage; son regard avait pris plus de fermeté et d'aisance, sans que la douceur mélancolique, qui était son charme particulier, en eût été altérée: sous l'uniforme qu'il portait, sa taille se dégageait élégante et forte, et il y avait dans sa démarche, dans chacun de ses mouvements, une distinction personnelle qui s'imposait naturellement, sans raideur et sans morgue. L'effet qu'il produisit fut profond. La plupart des invités de monsieur et madame de Beaufort le connaissaient de nom. Depuis quelques années il avait été souvent cité dans les relations des explorations de notre marine, et il était considéré comme destiné au plus brillant et au plus rapide avenir.

Si l'on ajoute à ces différentes causes la modestie exquise de ses allures et l'espèce de timidité qui était le fond de son caractère réservé et peut-être un peu sauvage, on aura l'explication de la séduction qu'il exerça ce soir-là, tant sur les hommes graves qui se trouvaient rue de la Étrange qu'auprès des femmes, pour lesquelles il avait tout l'attrait de l'inconnu!

Cependant Edmée avançait, partagée entre divers sentiments qu'elle n'avait jamais éprouvés et qui furent une longue surprise pour elle.

Il y avait quelques mois à peine qu'elle était sortie du couvent, et depuis elle avait vécu retirée, presque solitaire, ne cherchant pas à se mêler à la vie qui faisait tant de tapage autour d'elle.

Tout était nouveau pour ses yeux et pour son coeur; à chaque pas qu'elle faisait elle se heurtait à certaines énigmes, dont elle eût vainement tenté de démêler le sens mondain.

Naïvement, elle attendait que la révélation vînt, et, jusqu'alors, rien n'avait troublé la paix sereine dont elle jouissait.

Elle était née soumise et confiante et obéissait simplement à ce qui lui était ordonné, sans se douter que l'on put se révolter devant de pareilles conditions?

Son père l'avait reprise au couvent, et elle en était sortie comme elle y était entrée, sans plaisir comme sans murmure.

Ce jour-là, on lui avait dit de s'habiller pour la fête que l'on donnait, et elle était arrivée, ignorant, pour ainsi dire, ce qui allait se passer et ne comprenant pas la joie enfantine qui éclatait sur le front de sa soeur.

Toutefois, quand, sollicitée par Gaston et autorisée par son père, elle sentit qu'on l'entraînait vers cette foule compacte et serrée; quand, pour la première fois de sa vie, elle se trouva seule aux bras d'un jeune homme qu'elle ne connaissait pas, auquel elle n'avait jamais parlé, une émotion inattendue la saisit par tous les sens, et elle ressentit quelque chose qui ressemblait à de la peur et où il y avait comme un frissonnement de plaisir.

Elle voulut regarder Gaston, et tout aussitôt elle baissa les yeux, pendant qu'une vive rougeur montait à ses joues.

Quand les deux jeunes gens prirent place au quadrille ils n'avaient pas échangé une parole, tant ils étaient troublés l'un et l'autre.

Mais Gaston ne tarda pas à comprendre qu'une pareille situation ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule, et il se décida à rompre le silence.

—Vous ne sauriez croire, Mademoiselle, dit-il, combien je suis heureux d'avoir été accueilli avec tant de bienveillance par madame de Beaufort.

— C'est cependant bien naturel, Monsieur, répondit Edmée en s'enhardissant de son mieux; d'après les paroles qu'a dites ma mère tout à l'heure, vous avez connu dans l'Inde quelques membres de notre famille?

— Oui, Mademoiselle, les Wilson de Calcutta; de véritables nababs, qui ont conservé sous ces latitudes lointaines les habitudes d'hospitalité de l'Angleterre.

— Vous êtes resté longtemps dans ce pays?

— Un mois à peine.

— Vous avez beaucoup voyagé?

— J'ai passé presque tout mon temps à la mer, depuis dix ans au moins.

— Ce doit être là une existence pleine d'enchantement. Voir des pays ignorés, visiter des contrées neuves, pour ainsi dire inconnues! Il me semble qu'il n'y a rien de comparable à cela!

Gaston ébaucha un sourire.

— Détrompez-vous, Mademoiselle, répondit-il; à distance, oui, peut être; il y a certaines illusions d'optique auxquelles on se laisse prendre. Mais, en réalité, si vous saviez quel vide cela fait au coeur. Être toujours seul, en face de l'immensité, loin du pays où l'on voudrait toujours revenir et où l'on ne revient que pour s'éloigner de nouveau! C'est là, croyez-moi, une existence qui n'a rien d'enviable.

— Pourquoi alors ne quittez-vous pas cette carrière?

— Pourquoi? mais parce que je ne suis pas, moi, comme les autres hommes; parce que ceux que j'aurais pu aimer m'ont quitté, parce que, quand je reviens en France après avoir supporté mille fatigues, affronté mille dangers, personne n'est là pour m'attendre au retour et que le seul souvenir qui me rattache à la vie est enfermé dans les deux chères tombes où tout mon coeur se réfugie!

— Eh quoi! votre famille…

— Il y a plus de quinze années que mon père et ma mère sont morts.

Edmée se prit à frissonner à ces paroles et, cette fois, son regard attendri s'oublia quelques secondes sur le front du jeune marin.

Mais cela fut rapide comme l'éclair; elle n'eut pas le temps de s'y abandonner.

C'était à elle de figurer, et elle quitta son cavalier, pour se mêler au quadrille.

Quand elle revint prendre sa place, son visage était comme empreint de mélancolie et de tristesse.

Gaston s'en aperçut, et il eut regret de la tournure qu'il avait donnée à la conversation.

Je suis un grand maladroit, dit-il avec une pointe d'enjouement, et j'ai eu bien tort de vous parler ainsi que je l'ai fait, au milieu d'une fête, où il ne devrait être question que de gais propos. Mais il faut être indulgent pour un marin qui n'a le plus souvent vécu qu'à son bord, et n'a fait que de rares apparitions dans le monde.

— Oh! ne vous défendez pas, Monsieur, répliqua vivement Edmée en souriant, car je vous étonnerai peut-être moi-même en vous avouant que c'est la première fois que j'assiste à une réunion de ce genre.

— On m'a dit, en effet, que vous sortiez du couvent.

— Il y a quelques mois.

— Et je gage bien que vous ne demandez pas à y retourner!

Edmée leva ses deux yeux étonnés et remua doucement la tête.

— Vous n'êtes pas la première personne qui me parliez de la sorte, répondit-elle: toutes mes amies me félicitaient avec effusion le jour où l'on est venu nous chercher, ma soeur et moi, et il n'en est pas une qui n'enviât notre sort. Pourtant je vous assure que je me sentais fort attristée de cette séparation, et que, n'eût été la perspective de vivre désormais auprès de mes parents, j'aurais volontiers consenti à rester au couvent.

— Cela s'explique jusqu'à un certain point, au moment du départ; mais depuis?

— Depuis, je n'ai pas beaucoup changé.

— Eh quoi! jeune, belle comme vous l'êtes, vous seriez disposée…

— Oh! je ne dis rien de semblable, interrompit Edmée, et je ne suis point encore à la veille de prendre le voile! D'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton singulier qui frappa Gaston, si jamais de pareilles pensées pouvaient me venir, il y a une chose qui suffirait à m'arrêter.

— Laquelle?

— C'est le chagrin profond que cette résolution causerait à mon père!

Gaston regarda la jeune fille avec plus d'intérêt qu'il ne l'avait fait encore.

— Votre père! répéta-t-il; il paraît, en effet, vous porter une affection profonde: tout à l'heure, pendant que nous causions, je l'observais, et j'ai remarqué l'attention pleine de sollicitude avec laquelle il vous suivait des yeux.

Edmée releva la tête avec une pointe d'orgueil.

— Oui… c'est vrai, Monsieur, dit-elle; mon père m'aime jusqu'à l'adoration… Du plus loin que je me rappelle… je le vois toujours affectueux, tendre, mettant tout son coeur dans les soins dont il entourait mon enfance! et cela se traduit même jusque dans les détails les plus insignifiants.

— Comment.

— Tenez, il y a quelques minutes, quand, en m'apercevant, vous avez fait un mouvement dont vous n'avez pas été le maître… Mes traits vous rappelaient, paraît-il, une personne que vous avez connue autrefois. Eh bien! je regardais mon père à ce moment-là, et je l'ai vu pâlir.

— Est-ce possible?…

— Pourquoi? Je n'en sais rien! mais cela me prouve une fois de plus qu'il n'est indifférent à rien de ce qui me touche. Aussi, moi, je me gens si heureuse de cet amour dont il m'enveloppe, que mon unique souci est de ne pas contrarier les projets qu'il pourra former pour moi.

— Heureux le père qui est ainsi aimé de ses enfants.

Pendant qu'ils causaient de la sorte, tout, en s'interrompant de temps à autre pour figurer dans le quadrille où ils étaient engagés, ils ne s'apercevaient pas que l'heure s'écoulait avec rapidité, et que le moment approchait où ils allaient se séparer.

Quand le quadrille fut fini, ce fut avec une sorte de tristesse émue, que le jeune marin reprit le bras d'Edmée pour la reconduire à sa place.

Chemin faisant, ils rencontrèrent M. de Beaufort.

— Eh bien! dit ce dernier en souriant à sa fille, j'espère que voilà un début qui va te réconcilier avec le monde.

— Oh! je n'ai pas de vocation, répondit Edmée avec enjouement.

— Bon! bon! nous verrons cela à la fin de l'hiver.

Edmée quitta alors le bras de Gaston, et, après l'avoir salué, elle alla s'asseoir auprès de Nancy et de sa mère.

M. de Beaufort, de son côté, entraîna Gaston par un geste de cordialité familière.

— Ma foi, mon cher commandant, lui dit-il en gagnant un salon que la foule n'avait pas encore envahi, vous obtenez ce soir un succès dont vous ne vous doutez assurément pas.

— Moi! quel succès? fit Gaston surpris.

— À Paris, voyez-vous, nous sommes très curieux, indiscrets même, et la plupart des personnes qui sont ici, ce soir, avaient beaucoup entendu parler de vous; on vous connaissait sans vous avoir jamais vu, et l'on a été heureux de vous voir de près. Si vous saviez les mille questions dont j'ai été assailli.

— Vraiment! à quel propos?

— Parbleu! à propos de vos voyages. Songez donc! un homme qui vient de faire le tour du monde!…

Et puis, continua M. de Beaufort, sur un ton où perçait une intention mal déguisée, vous avez une manière personnelle d'observer les choses et les hommes, et j'en ai eu la preuve tout à l'heure, quand vous vous êtes presque troublé en apercevant mon Edmée.

— Oh! cela s'explique cependant bien naturellement, répliqua
Gaston.

— Vous trouvez?

— J'avais rencontré en Amérique une jeune femme dont les malheurs m'ont vivement intéressé. Elle s'était présentée à moi dans des circonstances si exceptionnelles, que je ne pouvais l'oublier, et en me trouvant en présence de mademoiselle de Beaufort…

— Quelle était donc cette jeune femme, à laquelle ressemble mon
Edmée?

— Une malheureuse qui, après avoir été abandonnée par son amant, s'était vue emprisonnée par son père.

— Elle était jeune?

— Elle avait alors une trentaine d'années.

— Et comment s'appelle-t-elle?

— Fanny Stevenson.

Beaufort se contenait à grand'peine. Un cercle blanc et mat se dessina autour de ses lèvres.

— Fanny Stevenson! répéta-t-il presque malgré lui; et vous n'avez jamais revu cette femme?

— Jamais.

— Enfin, c'est bien à Québec que vous l'avez rencontrée?

— Oui, Monsieur, c'est à Québec que j'ai eu occasion de l'accompagner pour certaines démarches qu'elle désirait faire dans le but de retrouver une enfant qui lui avait été enlevée; mais c'est au bourg de Smeaton que je lui ai fait mes adieux.

— Smeaton! balbutia Beaufort, sans s'apercevoir qu'il pensait tout haut.

Bien que Gaston n'eût attaché tout d'abord qu'un intérêt secondaire aux questions que lui adressait son interlocuteur, cependant l'insistance avec laquelle ces questions lui étaient posées finit par le frapper, et il ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

— Est-ce que cette histoire vous rappellerait quelque souvenir personnel? interrogea-t-il en l'observant avec attention.

— Moi!… se récria Beaufort, en revenant brusquement à lui; mais pas le moins du monde… Seulement, j'ai beaucoup voyagé aussi, autrefois! ces parages dont vous me parlez, m'ont laissé les meilleurs souvenirs, et chaque fois que je les évoque, je retrouve certaines émotions de jeunesse qui restent toujours vives, en dépit de l'âge et de l'éloignement.

— Cela se comprend.

— N'est-ce pas? mais je n'entends point vous enlever à mes hôtes; j'ai moi-même des devoirs sacrés à remplir, et je vous rends toute votre, liberté.

— J'en profite pour me retirer, dit Gaston en souriant.

— Eh quoi! déjà?

— Le monde m'intimide et je m'y sens fort mal à l'aise.

— Mais je vous reverrai?

— Je vous le promets.

— À bientôt, alors.

— Oui! oui! à bientôt.

Après avoir quitté M. de Beaufort, Gaston de Pradelle fit quelques tours à travers les salons.

La fête n'avait pour lui qu'un attrait relatif; il n'y connaissait personne; il n'aimait ni le jeu ni la danse et rien ne semblait devoir le retenir.

Pourtant, il resta encore une heure environ, et, instinctivement, en dépit de sa volonté même, il cherchait à revoir cette enfant, qui avait fait sur lui une si sérieuse impression.

Ce n'était pas de l'amour cependant.

Il fallait d'autres raisons pour éveiller un pareil sentiment dans un coeur comme le sien; le jour où Gaston aimerait, il savait bien d'avance qu'il donnerait à cet amour, quel qu'il fût, à quelque femme qu'il s'adressât, son âme, son être, sa vie tout entière.

Mais s'il n'aimait pas Edmée, elle lui inspirait un intérêt comme jamais il n'en avait éprouvé: son image ne le quittait pas. Il voyait toujours ses grands yeux noirs, à la flamme intense; il entendait sa voix pénétrante et douce, et sentait encore le contact de son corps charmant et souple.

À plusieurs reprises, pendant qu'il errait à travers le bal, il la revit allant et venant à travers les méandres des quadrilles.

Et il ne put se détacher de cette gracieuse apparition.

Une fois même leurs regards se rencontrèrent, il lui sembla que quelque chose d'inusité, d'inconnu, remuait en lui!

Naïvement il mettait l'émotion dont il était saisi sur le compte de cette ressemblance singulière qu'il avait constatée.

Cela le rejetait de quelques années en arrière. Il se retrouvait sur la côte d'Amérique, découvrant dans le phare Saint-Laurent la jeune femme que la mort de son geôlier venait de faire libre.

C'était bien elle!

Plus jeune, plus belle, dans tout l'éclat de ses dix-huit ans, avec la même résignation, et aussi avec ces lueurs étranges qu'il avait vues traverser le regard de Fanny Stevenson, et que tout à l'heure il avait surpris, éclairs fugitifs, dans celui d'Edmée.

Minuit, qui sonna bientôt, le rappela à ses résolutions.

Il ne voulait pas se laisser détourner davantage, et, prenant son parti, il gagna la porte et disparut.

Peu après, il rentrait chez lui.

Il était une heure: Bob l'attendait.

Bob avait grandi depuis que nous ne l'avons vu, et il était devenu novice.

C'était maintenant un grand garçon, bien découplé, le visage imberbe, l'oeil bien ouvert, et conservant dans toute sa physionomie cet air particulier qui semble être l'estampille indélébile de l'enfant, ou pour mieux dire, du gamin de Paris.

Bob adorait Gaston; jamais il ne se couchait avant que son maître ne fût rentré.

Mais ce soir-là, il avait une raison particulière pour l'attendre.

Gaston venait de gagner sa chambre à coucher, Bob l'y avait suivi.

— Il n'est venu personne me demander pendant mon absence? questionna Gaston en remettant son pardessus à Bob.

— Pardon, commandant, répondit ce dernier, il est venu, au contraire, un visiteur qui a paru contrarié de ne pas vous rencontrer.

— Un visiteur? Il n'a pas dit son nom?

— Il entend ne le dire qu'à vous-même.

— Alors, il reviendra…

— Demain matin.

— N'a-t-il pas fait connaître, au moins, quel motif l'amenait?

— Il n'a rien dit de semblable. Seulement, comme il n'est pas ordonné d'avoir ses yeux dans sa poche…

Gaston regarda Bob avec curiosité.

— Eh mais! au fait, reprit-il aussitôt; je ne remarquais pas!…
Je gage que tu as quelque chose de plus à me dire?

— Peut-être bien! fit le jeune novice.

— Parle, alors.

— C'est que cela serait si extraordinaire!

— Quoi donc?

— Cet homme…

— Après?

— J'ai cru le reconnaître! Et quoique je ne l'aie vu qu'un instant, il y a longtemps! cependant je jurerais!…

— Voyons, achève, pourquoi toutes ces réticences?

— Eh bien, vous rappelez-vous, commandant, ce qui est arrivé il y a huit ou dix ans, au phare Saint-Laurent, et la visite que nous avons faite, en compagnie de miss Fanny Stevenson, au bourg de Smeaton.

— Il m'en souvient! répliqua vivement Gaston, mais quel rapport?

— Vous n'avez pas oublié alors le capitaine Palmer, et la scène à laquelle nous avons assisté dans la misérable hutte qu'il habitait.

— Ah! je n'ai rien oublié de ce qui s'est passé là! où veux-tu en venir?

— C'est que l'homme qui est venu ce soir…

— Ce serait Palmer!…

— Lui-même.

— Tu en es sûr?

— Oh! on a l'oeil américain, quoiqu'on soit né dans le faubourg
Antoine, et celui-là…

— Lui! ce serait lui! — Que vient-il faire en France, à Paris? - - Voilà certes une coïncidence inattendue, et Dieu veuille qu'il n'y ait pas une menace de malheur dans la visite de ce misérable!

III

Gaston se coucha fort tard.

Il était agité et fiévreux.

Il se rappelait avec des frissons ce qui s'était passé durant cette soirée; de singulières idées lui venaient, et il se demandait la cause de cette pâleur qu'il avait surprise sur le front de M. de Beaufort pendant qu'il lui parlait de Fanny Stevenson.

Son sommeil fut hanté de fantômes, et quand il se réveilla le lendemain, il était déjà grand jour.

Dix heures venaient de sonner: il appela Bob.

Ce dernier accourut.

— Cet homme? cet homme? demanda Gaston, sans chercher à dissimuler son impatience, est-il venu?

— Il attend depuis une demi-heure.

— Et cette fois, du moins, il a dit son nom?

— Il s'appelle le capitaine Georges-Adam Palmer.

Gaston sauta à bas de son lit.

— Bien! bien! dit-il, je suis à lui; qu'il ne s'éloigne pas, il faut que je lui parle.

Et pendant que Bob s'éloignait, il s'habilla sommairement à la hâte.

Quand il entra dans le cabinet où l'attendait Palmer, il n'eut pas de peine à le reconnaître, quoique le capitaine se fût singulièrement modifié.

Ce n'était plus le personnage abruti par le gin, l'oeil atone, la lèvre bestiale, la physionomie empreinte de brutalité, qu'il avait rencontré une nuit, sur la terre d'Amérique.

Palmer était presque devenu un gentleman.

Sa mise était à peu près correcte, son attitude convenable, et il se dégageait de toute sa personne un air de respectabilité qui ne messeyait pas à son honorable corpulence.

À la vue de Gaston, il se leva et salua d'une façon à laquelle il n'y avait rien à reprendre.

— J'espère, commandant, dit-il avec bonhomie, que vous voudrez bien me pardonner mon importunité. Je suis de passage à Paris, et ayant appris que vous vous y trouviez vous-même, j'ai tenu à venir me rappeler à votre souvenir. Nous nous sommes rencontrés une nuit, dans des circonstances exceptionnelles, et je n'ai jamais pensé que vous me garderiez rancune de certain mouvement de vivacité auquel je me suis laissé aller. S'il en était autrement, d'ailleurs, je saisirais cette occasion pour vous en exprimer tous mes regrets.

— Vous pouvez être rassuré sur ce point, répondit Gaston en continuant d'observer son interlocuteur, dont la transformation l'intriguait, et je vous jure que je n'ai conservé aucun mauvais souvenir de notre conversation au bourg de Smeaton.

— Tout va bien, alors, conclut Palmer, et cela me met tout à fait l'aise.

— Seulement, poursuivit le commandant, je ne vous cacherai pas que, lorsque Bob, qui vous avait reconnu, m'a annoncé hier soir que vous aviez pris là peine de me faire visite, j'ai été surpris au delà de toute expression.

— Je m'en doutais bien.

— Vous avez donc quitté Smeaton?

— Il y a longtemps; c'est toute une histoire; j'ai pensé qu'elle vous intéresserait.

— Vous avez voyagé?

— Depuis huit années.

— Seul?

Le capitaine eut un clignement des yeux qui lui était familier.

— Pas précisément, répondit-il; toutefois, vous savez, il faut être honnête. C'est en tout bien tout honneur.

— Comment?

— Vous ne devinez pas?

— Pas du tout.

— Eh bien! écoutez; c'est vraiment original.

Gaston indiqua un siège à son interlocuteur et il s'assit auprès de lui.

Palmer continua:

— Quand nous eûmes rendu les derniers devoirs à ce pauvre diable de Stevenson, dit-il, miss Fanny se trouva fort embarrassée: dans le premier moment, elle avait formé mille projets, mais il y a loin du rêve à la réalité, et elle s'aperçut bien vite qu'il n'était pas facile de se mettre toute seule à la recherche d'un homme sur lequel on n'avait aucune donnée précise. Elle savait que cet homme s'appelait le comte de Simier, et qu'il avait dû quitter New-York pour se rendre dans l'Amérique du Sud. Mais l'Amérique du Sud est grande, et elle pouvait errer longtemps avant de rencontrer celui à qui elle voulait redemander sa fille. C'est alors qu'elle pensa à moi!

— À vous?

— Eh! oui, commandant. Après tout, je connaissais le passé, moi; j'avais longtemps navigué; tous les pays qu'elle voulait fouiller m'étaient familiers, et je pouvais lui être particulièrement utile.

— Soit! soit! de sorte que vous l'avez accompagnée.

— C'est cela.

— Et avez-vous réussi dans les recherches que vous avez entreprises?

— À peu près.

— Alors Fanny Stevenson a revu le comte de Simier; elle sait où est sa fille.

Palmer remua la tête.

— Ni l'un, ni l'autre, répondit-il; seulement, nous sommes sur leurs traces.

— Vous croyez qu'ils sont à Paris.

— Peut-être bien.

— Qui vous le fait supposer?

— Ceci et cela… rien et tout! La conviction de miss Stevenson n'est pas complète, mais mille indices recueillis sur notre route, concourent à désigner Paris comme la ville où nous devons aboutir.

— S'il en est ainsi, dit Gaston, il vous sera bien facile de découvrir le comte de Simier.

— Oh! ce n'est pas si simple que vous vous l'imaginez et nous avons rencontré bien des obstacles.

— Expliquez-moi cela.

— Volontiers. Comme je vous le disais, nous avons beaucoup voyagé; la jeune femme était impatiente. Mais New-York n'a pas été construit en un jour, et il faut le temps pour tout. Donc nous sommes allés à Rio-Janeiro, où le comte avait séjourné quelques mois, pour se rendre de là dans l'Inde, où nous nous sommes rendus nous-mêmes; à Calcutta, à Bombay, un peu partout, on nous a parlé de lui et, finalement, nous avons appris qu'il était parti pour retourner en Europe.

— À Paris?

— À Londres.

— Et vous l'avez suivi?

— À Londres, j'ai remué ciel et terre; un instant même, j'ai cru que j'étais sur sa piste; j'avais mis toute la détective sur pied, et nous allions réussir enfin à nous trouver en sa présence, quand tout à coup plus rien! l'obscurité la plus complète; mon homme avait disparu.

— Qu'était-il devenu?

— Miss Stevenson aurait tout donné pour le savoir, mais ce fut impossible; le comte s'était dérobé; il avait probablement changé de nom. Et pendant trois années au moins, il nous fut impossible de renouer le fil interrompu de nos investigations. C'était à recommencer, et il fallait attendre.

— Cependant vous n'êtes pas resté inactif?

— Comme vous dites. Miss Fanny se désolait; à aucun prix elle n'entendait abandonner ses recherches, et je ne sais vraiment comment je me serais tiré de là, si le hasard n'était venu à mon aide.

— Vous avez retrouvé le comte?

— Nullement! Mais un dimanche, dans une taverne de la Cité, je rencontrai un homme qui m'ouvrit tout un nouvel horizon.

— Quel homme?

Palmer sourit avec humilité.

— Vous devez vous rappeler, dit-il, que lorsque vous m'avez connu, j'étais quelque peu adonné à la passion du gin.

— Sans doute! eh bien?

— Le gin, voyez-vous, commandant, c'est mon seul défaut! Ôtez le gin, et je n'ai plus que des qualités! Miss Fanny me connaissait, et l'avait bien compris! Aussi, quand j'entrai à son service, elle fit énergiquement la part du feu, et, ne pouvant espérer que je me corrigerais tout à fait, elle m'accorda le dimanche.

— Comment!

— Pendant la semaine, tout écart me fut formellement interdit. Ni whisky, ni brandy, abstinence rigoureuse et exemplaire! Mais le septième jour, liberté entière!

— Je comprends.

— C'est plaisir de causer avec vous. Donc ce jour-là, c'était un dimanche, et je me trouvais à la taverne du Roi-Georges depuis quelques heures, quand, vers le soir, j'y vis entrer un particulier dont l'allure me frappa tout de suite; je ne l'avais vu qu'une fois, il y avait longtemps, mais tout de même, je le reconnus.

— Qui était-ce?

— Un nommé Gobson, l'âme damnée du comte de Simier, celui qui l'accompagnait à Smeaton au moment de l'enlèvement de l'enfant.

— Et que fîtes-vous?

— Une sottise, commandant! Je ne pus dissimuler assez bien ma stupéfaction et ma joie. Le Gobson la remarqua, et il y avait à peine dix minutes qu'il était entré, que je le voyais se lever et disparaître.

— Voilà une grande maladresse, en effet.

— Je le reconnais; mais la présence de cet homme à Londres m'assurait que le comte devait s'y trouver également. C'était une piste nouvelle, et cela ranima ma confiance un peu ébranlée.

— Vous vous remîtes à l'oeuvre.

— Dès le lendemain. Seulement mes nouvelles investigations n'amenèrent pas grand résultat, et, au bout de plusieurs mois, j'appris tout simplement que le Gobson était parti pour Paris.

— Il y a longtemps de cela?

— Il y a une année environ.

— Et c'est pour suivre cet homme que vous avez quitté Londres.

— Précisément.

— Enfin vous l'avez revu?

— Par hasard, au moment où je m'y attendais le moins.

— Quand cela?

— Hier.

— Et que fait ici ce Gobson, qui sert-il?

— C'est ce que vous pourrez m'aider à découvrir, si vous voulez m'accorder votre bienveillant concours, répondit Palmer en s'inclinant d'un air insinuant et cauteleux.

Gaston regarda son interlocuteur, comme s'il eût voulu s'assurer qu'il ne se moquait pas de lui.

— Moi! dit-il, vous avez compté sur moi!

— C'est une coïncidence que j'appellerai volontiers providentielle, répondit Palmer; car au moment où, je venais de voir s'évanouir le Gobson en question, je vous apercevais vous- même pénétrant dans l'habitation d'où il sortait.

Gaston se prit à tressaillir.

— Et quelle était cette habitation? interrogea-t-il d'une voix mal assurée.

— Elle est située rue de la Chaussée-d'Antin.

— Celle de M. de Beaufort?

— Je n'ai pas eu le temps de m'informer de ce détail, je vous avais reconnu, et la surprise, la joie d'une pareille rencontre… Vous comprenez.

Gaston ne répondit pas. Il ne songeait pas à dissimuler ses impressions et semblait atterré par l'étrange communication qui lui était faite.

Palmer poursuivit au bout d'un instant:

— Vous vous êtes intéressé naguère, dit-il, à la malheureuse jeune femme que vous avez rencontrée au phare Saint-Laurent. Vous pouvez contribuer puissamment à lui rendre la vie, en démasquant le misérable qui lui a ravi sa fille. Miss Fanny Stevenson espère en votre générosité, et elle ne doute pas…

Gaston releva la tête.

— Miss Fanny est donc à Paris? demanda-t-il d'un ton troublé.

— Oui, commandant, depuis plus de six mois.

— Et c'est elle qui vous envoie?

— Ce n'est pas elle précisément.

— Mais enfin, que comptez-vous faire?

— Je rapporterai à miss Stevenson la conversation que nous venons d'avoir ensemble, et selon ce qu'elle m'ordonnera…

— Ne pourrai-je pas la voir moi-même?

— Ce sera difficile.

— Pourquoi?

— Je vous le dirai plus tard.

— D'où vient votre hésitation?

— Elle est naturelle. Miss Stevenson a été si souvent déçue, elle est si malheureuse, qu'elle est devenue défiante.

— Cependant…

— Voulez-vous me permettre de revenir?

— Sans doute.

— Quand cela?

— Quand vous voudrez.

— Eh bien, commandant, cela suffit pour le moment. Rendez à miss
Stevenson le service de vous informer de ce Gobson auprès de
M. de Beaufort que vous connaissez, et quand je vous reverrai, si
vous le jugez à propos, vous me direz…

— Soit, fit Gaston, à qui toutes ces réticences semblaient extraordinaires; soit! ma porte vous sera toujours ouverte; et quand vous voudrez…

Il avait sonné, Bob était accouru.

— Bob, dit-il, reconduisez M. Palmer.

Et pendant que l'ancien capitaine gagnait l'antichambre, Gaston se, pencha vivement à l'oreille de Bob:

— Tu vas suivre, cet homme, dit-il à voix rapide et basse, et ce soir, tu me raconteras quel emploi il aura fait de sa journée.

Et le jeune commandant resta seul, partagé entre mille sentiments divers qui s'emparaient puissamment de son esprit et le tinrent toute la journée agité et inquiet.

IV

Pour tout dire, il avait peur.

Bien des pressentiments l'assaillaient à la fois dont il ne pouvait se dégager.

En toute autre circonstance, peut-être n'eût-il pas attaché tant d'importance à la communication de Georges Palmer; mais cette communication paraissait viser M. de Beaufort dans ses mystérieuses menaces, et Gaston se sentait pris d'une grande épouvante en songeant qu'elles pouvaient atteindre Edmée.

Edmée!…

Il l'avait vue une heure à peine, et ses yeux, sa pensée, son coeur en étaient pleins.

Il n'avait jamais aimé encore; il avait vécu jusqu'alors, sinon indifférent, du moins impassible. Il s'était peu mêlé au monde, et devait se trouver sans défense devant les premières sensations qui le frappaient.

C'est ce qui était arrivé.

Il ne s'attendait à rien de pareil.

Ç'avait été pour lui comme une révélation, une initiation plutôt!

Edmée s'était offerte dans toute la candeur de son âme naïve et pure, sans timidité comme sans audace, et il avait été ébloui de sa grâce touchante et de son abandon sincère.

Depuis la veille, il ne pensait qu'à elle; et comme il n'avait pu la séparer de l'entourage au milieu duquel elle vivait, il éprouvait parfois un douloureux serrement de coeur en se rappelant certains faits inexplicables qui l'avaient fort troublé.

La visite de Palmer ne fit qu'ajouter à ses appréhensions.

Il y avait, à n'en pas douter, comme une menace de malheur autour de cette famille.

Gaston s'arrêtait effrayé devant les suppositions auxquelles, par moment, il s'abandonnait malgré lui.

Et plus cette impression s'accentuait, plus il comprenait à quel point son amour, né d'hier, avait poussé des racines profondes dans son coeur.

Qu'allait-il faire cependant? Il n'en savait rien.

Il attendit, pour prendre un parti, que Bob lui eût fait connaître le résultat de la mission qu'il lui avait confiée.

Mais Bob ne revint que fort tard dans la soirée.

Gaston l'attendait avec une mortelle impatience; il l'interrogea avidement.

Bob avait suivi Palmer avec obstination.

Pendant toute la journée, il ne l'avait pas perdu de vue.

Il avait parcouru à peu près tous les quartiers de Paris, depuis la rue de la Chaussée-d'Antin jusqu'à la barrière du Trône, s'arrêtant ici et là, pour se réconforter.

Enfin, il y avait une heure que Bob l'avait abandonné.

— Et en quel endroit l'as-tu quitté? demanda Gaston, un peu dépité de ce résultat négatif.

— Sur la rive gauche, répondit Bob.

— Il est rentré chez lui?

— Je ne pense pas. C'est un quartier à peu près désert, non loin du Luxembourg; le jour baissait, on n'y voyait plus beaucoup, et nous longions un grand mur, quand tout à coup mon homme a disparu, sans que j'aie pu m'expliquer par où il avait passé.

— Voilà qui est bizarre.

— N'est-ce pas, commandant? J'ai fait le tour du mur: point de portes; rien qu'un vaste enclos avec quelques grands arbres derrière lesquels j'ai vaguement aperçu la silhouette d'une chapelle.

— Un couvent, peut-être?

— Je le crois.

Gaston réfléchit quelques secondes, puis il releva vivement la tête.

Il était trop dévoré d'impatience pour rester plus longtemps dans l'incertitude. C'était d'ailleurs un homme de résolution prompte et qui n'avait pas pour habitude d'hésiter dans les occasions sérieuses.

— Voyons, dit-il aussitôt, en se tournant vers Bob, reconnaîtrais-tu l'endroit dont tu viens de parler.

— Oh! à coup sur, répondit le jeune novice.

— Eh bien! nous allons prendre une voiture, on nous arrêtera dans les environs du Luxembourg, et une fois là…

— Une fois là, acheva Bob, je m'orienterai et je mettrai facilement le cap sur l'habitation.

Sur ces mots, ils partirent.

Gaston avait promis un bon pourboire au cocher; en moins d'une demi-heure, ils descendaient à la hauteur du Luxembourg, et Bob prenait les devants.

Ce ne fut pas long.

Peu après, ils atteignaient le commencement d'une rue à l'angle de laquelle s'élevait un grand mur; derrière, à la lueur du gaz, on voyait pointer quelques branches d'arbres dépouillés de leurs feuilles.

— C'est ici! fit Bob.

La rue était déserte, fort mal éclairée, Gaston commença son examen…

Cela dura quelques minutes.

Arrivé à un endroit où le mur faisait retour sur des terrains vagues, il s'arrêta et prêta l'oreille.

On entendait un vague chuchotement de voix jeunes et fraîches.

— C'est un couvent, ainsi que je le supposais, dit-il! mais quelles raisons peuvent bien y attirer le capitaine Palmer?…

Il n'acheva pas.

Bob venait d'étouffer un cri.

— Qu'y a-t-il? demanda Gaston en se rapprochant.

— Je n'étais pas venu jusqu'ici, répondit le jeune novice, ou, pour sûr, j'avais mal vu…

— Qu'est-ce donc?

— Une porte! voyez.

— En effet!

— C'est par là que Palmer a disparu!

— Probablement; mais depuis, il s'est éloigné sans doute.

— Peut-être! On a l'ouïe fine aussi! Écoutez! Gaston se pencha et perçut nettement alors le bruit d'un pas lourd derrière le mur.

— On approche, fit Bob en baissant la voix. On vient de ce côté. Si mes oreilles ne m'abusent pas, c'est un homme, et il n'est pas seul.

— Quel est ce nouveau mystère?

— Mettons-nous à l'écart, commandant; il ne faut pas qu'on nous voie, et fiez-vous à moi pour ne rien perdre de ce qui va se passer.

Le conseil était bon, Gaston le suivit.

Par un mouvement rapide, il se rejeta dans l'ombre et attendit, l'oeil ardemment fixé sur la porte.

Bob en fit autant.

Une minute s'écoula.

On entendait toujours le même murmure de voix, au-dessus duquel éclatait de temps à autre certaines notes gaies et sonores échappées à quelques pensionnaires indisciplinées.

Puis, à un moment, la porte de l'enclos s'ouvrit et un homme parut.

Georges-Adam Palmer!

Une soeur l'accompagnait!

Ils s'arrêtèrent sur le seuil.

— Alors, vous n'avez pas d'autre recommandation à m'adresser? fit
Palmer avant de s'éloigner.

— Non: tout est bien, répondit la soeur; maintenant que vous êtes sur la piste de ce misérable Gobson, je crois que je touche à la fin de tous mes tourments; il faudra bien qu'il parle!

— Mais le commandant!

— M. de Pradelle?

— Que lui dirai-je?

— Rien. J'ai été heureuse d'apprendre qu'il est à Paris; il doit, m'avez-vous dit, y rester un an. Quand le moment sera venu, je l'appellerai à mon aide, et j'espère que cette fois encore…

Gaston n'en entendit pas davantage.

La cloche venait de sonner; l'enclos s'était tout à coup rempli de bruit et de mouvement, et la porte s'était refermée…

Gaston laissa Palmer quitter la place sans songer à le retenir.

Ce qu'il venait de voir était si extraordinaire, si invraisemblable surtout, qu'il ne parvenait pas à trouver une explication plausible.

Mais à travers le trouble de son esprit, un sentiment impérieux s'était emparé de lui, et c'est avec un frisson d'épouvante qu'il songeait à ce Gobson que l'on avait vu sortir de la demeure de M. de Beaufort.

Il y avait là un mystère qu'il comprenait mal encore, et au fond duquel il n'osait pénétrer.

Il rentra chez lui fort perplexe, et quelques jours se passèrent sans que rien d'important vînt l'arracher à l'espèce de torpeur où tous ces événements l'avaient plongé.

Malgré lui, il se sentait enveloppé peu à peu par quelque chose de fatal et de sombre qui lui enlevait sa volonté et sa présence d'esprit.

Il ne s'appartenait plus.

Il était tout entier à cette énigme, dont il cherchait vainement le mot et qui l'épouvantait.

Il ne pouvait plus penser à autre chose.

Souvent, poussé par un désir mal défini, mais impérieux, il avait formé le projet d'aller trouver M. de Beaufort et de lui faire part de ses appréhensions.

C'eût été insensé! Il n'avait aucune raison, aucun prétexte pour agir de la sorte, et il y avait renoncé.

Mais il était réellement malheureux.

Plus il avançait, plus il comprenait que son coeur était pris, et qu'il aimait!

Une fois, il avait songé à reprendre la mer. Il espérait qu'en mettant le pied sur le pont de son navire, le calme se ferait dans son esprit, et qu'il lui serait facile d'oublier.

Vain espoir!

Au moment où ses résolutions paraissaient le mieux arrêtées, quand il se voyait sur le point de formuler sa demande qu'on n'eût pas manqué d'accueillir favorablement, il se prenait à pâlir et à trembler, à la pensée d'une séparation aussi cruelle.

À Paris, au moins, il était près d'Edmée, il pouvait la voir, s'en faire aimer, la demander à M. de Beaufort.

Tandis qu'une fois parti, elle l'oublierait et deviendrait la femme d'un autre!

Alors, tout son sang brûlait ses artères, il prenait son front dans ses doigts crispés. Cela ne pouvait, ne devait pas être.

Et puis, s'il était vrai qu'elle dût être menacée, si les soupçons qui le torturaient venaient à se vérifier! Il voulait être là pour la protéger, pour la défendre.

Enfin, après avoir passé par toutes ces alternatives, avoir subi tous ces tourments, un matin, il se leva bien résolu à retourner rue de la Chaussée-d'Antin.

Il devait une visite, et rien n'était plus correct.

Il verrait Edmée, M. de Beaufort l'éclairerait sur les doutes qui pesaient sur son coeur, et au sortir de cette épreuve, il prendrait son parti.

Cette résolution lui rendit un peu de tranquillité.

La matinée se passa en préparatifs et en projets.

Ce qu'il allait faire lui semblait si naturel, qu'il avait recouvré une partie de sa fermeté et son sang-froid habituel.

Un incident qui survint vers onze heures, comme il allait se mettre à table pour déjeuner, lui apporta du reste une distraction salutaire et qui le réjouit fort.

On avait sonné. Bob était allé ouvrir, et presque aussitôt Gaston entendit son nom prononcé par une voix qu'il connaissait bien.

C'était Maxime de Palonier.

Il alla vivement à sa rencontre, et les deux amis s'embrassèrent avec effusion.

Il y avait trois années qu'ils ne s'étaient vus, Maxime revenait de campagne et était passé lieutenant de vaisseau depuis peu.

— Par ma foi! dit Gaston, le visage rayonnant, il ne pouvait m'arriver de surprise plus agréable; depuis quand es-tu arrivé?

— Depuis hier, répondit Maxime.

— De sorte que je suis ta première visite?

— Pardieu!

— Tu es un véritable ami, toi. À la bonne heure, et que viens-tu faire à Paris?

Maxime jeta un joyeux éclat de rire.

— Eh donc! répliqua-t-il, cela ne se demande pas. Il est onze heures, je viens déjeuner avec toi.

Immédiatement les deux amis se mirent à table.

Maxime n'avait guère changé, lui non plus: c'était le même garçon vif, ardent, aimable, un de ces marins éternellement jeunes, qui semblent avoir été créés uniquement pour aller promener par le monda la gaieté et l'esprit français.

— Et comptes-tu séjourner quelque temps dans la capitale? interrogea Gaston au bout d'un moment.

— Malheureusement non, répondit Maxime; je n'y ferai que passer.
J'ai débarqué à Toulon, et au lieu de me rendre immédiatement à
Brest, je suis venu toucher barre à Paris.

— Je sais que tu es presque un boulevardier.

— J'aime, en effet, le boulevard presque autant que la mer; mais ce n'est pas aujourd'hui un pur intérêt de plaisir qui m'y attire.

— Qu'est-ce donc?

— Ce sont les graves fonctions dont je suis investi!

Gaston regarda son ami avec surprise.

— Des fonctions graves! toi! répéta-t-il d'un ton enjoué; parbleu! voilà qui est nouveau.

— Ne plaisante pas.

— De quoi s'agit-il?

— D'une chose fort simple en apparence, mais qui, depuis que nous ne nous sommes vus, m'a mis, comme on dit, un peu de plomb dans la tête.

— Explique-toi!

— Apprends donc qu'il y a trois ans, mon oncle Duparc est mort à Toulouse, laissant sa fille, Mariette Duparc, dans le plus complet dénuement. Je rentrais de campagne, et, naturellement, j'allai enterrer le brave homme; en même temps, je vis l'enfant, qui avait à peine quatorze ans, et qui était bien la plus jolie créature que l'on pût rencontrer. Sa situation me toucha; elle ne demandait rien cependant, la chère petite. Mais elle me regardait avec des yeux si inquiets, elle disait avec une si touchante candeur qu'elle n'avait plus que moi au monde, et qu'elle m'aimerait bien, si je voulais l'aimer comme l'avait fait son père, que, ma foi! je me suis laissé attendrir! Je ne suis pas riche, mais j'ai une aisance convenable, et, comme je ne devais pas tarder à repartir, j'emmenai l'enfant à Paris, et la plaçai dans un couvent, où elle doit rester jusqu'à sa majorité. N'ai-je pas bien fait?

— Excellent coeur!

— Bon! je ne sais pas ce que ça vaut, cette action-là; mais ce que je puis affirmer, c'est qu'elle m'a rapporté bien des joies que je n'aurais jamais pu me procurer avec les quelques milliers de francs qu'elle m'a coûtés…

— Et depuis?… vous êtes en correspondance.

— Elle m'écrit souvent… Moi, je lui réponds quelquefois. Voilà près de deux ans, que je ne l'ai vue.

— C'est pour elle que tu viens.

— À peu près. J'irai demain au couvent où je l'ai placée. Elle a dû être prévenue, hier, de mon arrivée, et je suis sûr qu'elle m'attend avec une impatience?

— Pauvre enfant!

— Du reste, ajouta Maxime, je veux que tu la connaisses; tu viendras avec moi.

— Y songes-tu?

— Sans doute, elle t'intéressera, j'en suis sûr, et pour elle, ce sera une distraction; elle adore les officiers de marine! C'est entendu, n'est-ce pas?

— Mais, je ne sais…

— Oh! il n'y a pas d'indiscrétion! Ce n'est pas un cloître, que diable! on peut causer, et tu verras avec quel babil charmant elle nous accueillera.

— Après tout, je le veux bien.

— À la bonne heure!

— Où est situé ce couvent?

— Ma foi, je ne te dirai pas le nom de la rue; c'est derrière le
Luxembourg, un grand mur, avec une chapelle. Je vois cela d'ici.
Nous prendrons une voiture: le cocher trouvera bien.

Gaston ne répondit pas, mais il eut toutes les peines du monde à dissimuler l'impression qu'il ressentait.

Ce couvent dont lui parlait Maxime, et où il l'invitait à l'accompagner, c'était à n'en pas douter, celui d'où naguère il avait vu sortir Georges-Adam Palmer.

Cependant, l'heure était venue où il devait se rendre chez M. de Beaufort. Maxime ne tarda pas à le quitter pour vaquer lui- même à ses affaires, et quelque temps après, Gaston montait en voiture et se faisait conduire, rue de la Chaussée-d'Antin.

Une déception l'y attendait. Quand il atteignit le vestibule du rez-de-chaussée et qu'il demanda à voir madame de Beaufort, le valet qui le reçut lui annonça que madame Beaufort et mademoiselle Nancy étaient sorties, et qu'elles ne rentreraient que pour l'heure du dîner. Gaston remit sa carte et se retira. Il était vivement contrarié.

Il se promettait beaucoup de cette visite, et se désolait sincèrement d'être obligé de remettre à un autre jour.

D'ailleurs, une chose l'intriguait dans la réponse du valet.

Il avait parlé de madame de Beaufort et de Nancy, et n'avait pas prononcé le nom d'Edmée.

Qu'est-ce que cela signifiait? pourquoi cet oubli? Gaston en demeura troublé toute la journée. Le lendemain vers onze heures, l'arrivée de Maxime vint heureusement faire diversion à toutes les pensées qui l'obsédaient.

Maxime était d'une nature expansive, primesautière, qui ne s'était jamais laissé entamer par les tristes perspectives de la vie.

Il était né insouciant et gai, et se défendait de la mélancolie comme d'une maladie. Tout le monde l'aimait et il aimait tout le monde. Cela était bien un peu banal, et peut-être ne fallait-il pas faire grand fond sur les manifestations bruyantes de ses sympathies.

Il ne demandait pas, au surplus, à être pris autrement, et tel qu'il se présentait, indifférent plutôt que sceptique, il était charmant.

Gaston connaissait, d'ailleurs, les excellentes qualités du jeune lieutenant de vaisseau, et lui seul eût pu dire ce qu'il y avait dans ce coeur d'enfant turbulent, qui s'était gardé jusqu'alors des atteintes de toute passion mauvaise.

— Eh bien! es-tu prêt? dit Maxime en se précipitant dans la chambre.

— Prêt! à quoi?… fit Gaston.

— Eh pardieu! l'as-tu déjà oublié! Tu m'as promis de m'accompagner au couvent: je viens te chercher.

— Si tôt!

— On s'y lève de bonne heure, paraît-il. La petite Mariette doit griller, et tu comprends que je ne veux pas faire attendre la pauvre enfant!

— Tu as raison. Partons!

Ils descendirent. La voiture de Maxime était à la porte; ils partirent aussitôt.

Au bout de quelques minutes, le jeune lieutenant de vaisseau, qui était resté silencieux jusque-là, se tourna brusquement vers son compagnon.

— Mon cher ami, dit-il d'un ton qui frappa Gaston, il faut que je t'avoue une chose qui m'arrive, et à laquelle j'étais certainement loin de m'attendre.

— Quelle chose? dit Gaston étonné.

— Depuis hier, il s'est produit en moi un phénomène extravagant.

— Lequel?

— J'ai réfléchi.

— Toi?

— Tu vois, ça t'étonne, et moi aussi!

— Mais quel a été le sujet de tes réflexions?

— La petite…

— Mariette?

— Elle-même. Je me suis dit que, lorsque je l'ai recueillie, elle avait quatorze ans; que trois années se sont passées depuis; que par conséquent elle a grandi, s'est développée, et qu'au lieu de la gamine d'autrefois, je vais me trouver en présence d'une grande jeune fille.

— Cela t'embarrasse?

— Cela m'effraie! Songe donc, quand je l'ai quittée la dernière fois, je lui tapotais les mains, j'embrassais ses bonnes petites joues roses, je la prenais, pour ainsi dire, sans façon, dans mes bras, tandis que maintenant, je me connais, je suis capable de ne pas oser la regarder.

Gaston se prit à rire.

— Bon! n'est-ce que cela? répliqua-t-il; toi! un lieutenant de vaisseau de la marine impériale, allons! ce n'est pas sérieux, et je suis bien certain que tu t'en tireras à ton honneur; d'ailleurs, je serai là.

— Tu as raison, c'est bête; mais tout de même cela me fait quelque chose…

Tout en devisant de la sorte, ils avançaient.

V

Le couvent où ils se rendaient était situé au delà du Luxembourg, au milieu de terrains vagues où il occupait un vaste emplacement.

On l'appelait le couvent de Sainte-Marthe, et le bâtiment servant de retraite aux soeurs qui l'habitaient et aux jeunes filles qu'elles élevaient, avait dû être construit peu après la Renaissance.

Quoiqu'il eût été modifié souvent depuis, pour causes d'appropriation, il conservait encore certains vestiges de l'architecture de l'époque primitive.

La chapelle surtout en portait la marque évidente.

C'était une élégante construction, aux vives arêtes, dont le perron extérieur, les fenêtres et les piliers de forme gracieuse, attestaient manifestement l'origine.

Quant au bâtiment principal où vivaient les soeurs et leurs élèves, il avait subi de nombreuses transformations sous lesquelles, à la longue, le premier corps de logis avait presque entièrement disparu.

C'était maintenant un monument bâtard, de style confus, qui ne s'imposait au regard que par sa masse remarquable, et à l'esprit, par le silence mystérieux qui régnait incessamment alentour.

Un vaste jardin potager se développait à droite et à gauche, et le tout était entouré par un mur de quatre mètres de hauteur, qui isolait l'habitation du bruit et du mouvement de la capitale.

Une véritable oasis, dont aucun étranger n'était admis à troubler le recueillement et la paix!

La chapelle seule s'ouvrait à tout pieux visiteur, et ce n'est qu'à certain jour de la semaine, pendant une heure seulement, que les parents des jeunes pensionnaires étaient autorisés à venir voir leurs enfants.

Au surplus, pour tout dire, le couvent de Sainte-Marthe n'était pas soumis aux règles rigoureuses que l'on observe dans les autres maisons du même genre.

Là, par exception, le parloir n'était point grillé; les jeunes filles y pouvaient causer avec leurs parents et leurs amies, sous la seule surveillance d'une soeur, et elles jouissaient durant les récréations, d'une liberté sur laquelle ne s'exerçait qu'un contrôle bienveillant.

La vie y était donc relativement agréable et différait peu de celle qu'on mène dans les pensionnats laïques. Quelques âmes y pouvaient trouver de plus la satisfaction de ces aspirations mystiques que la monotonie même d'une pareille existence développe parfois jusqu'à l'exaltation.

Nous disions plus haut que le couvent de Sainte-Marthe était une véritable oasis incessamment entourée de recueillement et de paix.

Cependant, trois fois par jour, le matin, l'après-midi et le soir, le jardin s'emplissait tout à coup de mouvement et de bruit, et durant une heure, l'enclos, d'ordinaire taciturne, s'égayait de caquetage, de cris et de rires.

C'était aux heures de récréation.

Trente jeunes filles s'échappaient de la maison principale, comme des oiseaux s'échapperaient d'une volière, et elles se répandaient dans la partie du jardin qui leur était réservée, avides de liberté, buvant l'air à pleins poumons, donnant la volée à tous les sentiments contenus dans leur coeur oppressé.

Alors, des groupes sympathiques se formaient. On se prenait par le bras, on allait, on venait à travers l'enclos, et l'on se chuchotait à l'oreille sous les charmilles des mots qu'on ne voulait pas laisser surprendre ou des noms qu'on osait à peine prononcer.

Timidités charmantes, expansions effarouchées de coeurs qui s'ignorent, exquises pudeurs derrière lesquelles hésitent encore et se voilent les premiers et les plus doux aveux.

On comprend, sans qu'il soit besoin d'y insister, que parmi cette réunion de jeunes filles appartenant à des familles riches ou titrées, et que le monde attendait au sortir du couvent, il devait régner une incessante fermentation d'impatience qui se traduisait, selon la nature de chacune d'elles, par des manifestations qui n'étaient pas toujours parfaitement correctes.

Quelques-unes restaient bien soumises et dociles, mais la plupart supportaient difficilement la règle de discipline à laquelle elles étaient astreintes, et cherchaient avidement des sujets de distraction jusque dans les faits les plus insignifiants.

Parmi celles-ci, il y en avait une surtout qui s'était toujours montrée réfractaire aux remontrances dont elle était souvent l'objet.

C'était Mariette Duparc, la petite cousine de Maxime: une enfant.

Elle avait dix-sept ans; elle était jolie comme un ange, et la nature l'avait douée d'un coeur d'or.

Celle-là ne dissimulait rien, par exemple.

Elle était petite, blonde, avec deux yeux curieux qui regardaient à déconcerter les plus sceptiques.

D'ailleurs, admirablement faite.

Et puis, une pétulance, une vivacité, une avidité de mouvements qui eut, pour ainsi dire, mis le feu au couvent.

On la grondait bien quelquefois; on lui pardonnait toujours.

Il suffisait de la voir rire.

Aucune sévérité ne tenait devant cette bouche rose entr'ouverte, laissant voir une double rangée de perles éclatantes.

C'était une séduction irrésistible, et elle le savait bien.

Il y avait trois années que Mariette Duparc était à Sainte-Marthe, et elle s'y ennuyait à mourir.

Elle y était venue toute enfant; maintenant c'était une belle jeune fille.

Elle avait grandi, et les mystérieuses transformations par lesquelles elle passa, la rendirent plus curieuse, sans la faire plus savante.

Deux sentiments devaient la préserver de toute science précoce et funeste:

Le premier, c'était la reconnaissance profonde qu'elle ressentait pour son cousin, lequel s'était montré si affectueux et si tendre.

Elle l'aima longtemps, comme elle eût aimé un frère aîné, et lui voua un dévouement sans bornes.

Elle n'avait, d'ailleurs, aucune raison pour cacher ce qu'elle éprouvait, et elle le lui écrivit souvent dans de longues lettres attendries.

Mais, chose bien naturelle, à mesure qu'elle avançait en âge, ses lettres devinrent plus sérieuses; l'affection qu'elle voulait exprimer emprunta un langage plus grave, et à plusieurs reprises, peut-être eût-il été facile d'y démêler la naissance d'un sentiment confus encore, où la reconnaissance ne tenait plus la première place.

Vers cette époque, un fait se produisit qui allait modifier très sensiblement l'état de son esprit et celui de son coeur.

Deux jeunes filles furent un après-midi amenées à Sainte-Marthe, et dès le premier jour, Mariette se sentit prise d'un penchant très vif pour l'une des deux pensionnaires.

Elle s'appelait mademoiselle Edmée de Beaufort-Wilson.

La loi des contrastes affirmait une fois de plus son autorité! car si Mariette était pétulante et vive, Edmée de Beaufort était, au contraire, mélancolique et presque triste.

On se lie vite au couvent.

La vie commune rapproche les caractères les plus opposés; une semaine s'était à peine écoulée, que Mariette et Edmée ne se quittaient plus.

Cela dura à peu près deux années, et Dieu sait les confidences, les aveux, les aspirations, auxquelles s'abandonna la jolie petite Duparc.

Elle n'avait guère qu'un sujet de conversation.

Maxime!

Elle en parlait à tout propos et à propos de tout, et Edmée l'écoutait avec bienveillance, sans jamais laisser voir que son bavardage pouvait l'ennuyer.

Ce fut donc un jour cruel dans la vie de Mariette que celui où
Edmée quitta le couvent pour rentrer dans sa famille.

Il y eut des larmes, presque des sanglots.

Mariette surtout parut inconsolable, elle ne parlait de rien moins que d'en prendre un fond de chagrin.

Mais les sensations se succédaient heureusement dans son coeur sans y laisser des traces bien profondes. Quelques jours plus tard, elle recevait une lettre de Maxime qui lui annonçait son retour, et sous peu, il viendrait embrasser sa petite Mariette.

Celle-ci essuya ses larmes, et son visage resplendit de nouveau.

Un rayon de soleil après la pluie!

Et elle attendit.

Pour tout dire, il y eut alors en elle quelque chose qu'elle n'avait pas encore éprouvé.

À plusieurs reprises, elle relut la lettre de son cousin, et chaque fois qu'elle arrivait au passage où Maxime parlait du plaisir qu'il aurait à embrasser sa petite cousine, un sourire d'une maligne expression venait relever le coin de sa lèvre.

Elle se regardait alors dans sa glace de pensionnaire; son regard s'éclairait d'une flamme inaccoutumée, et elle pensait que Maxime allait trouver bien du changement chez cette petite Mariette, qui, depuis son départ, était devenue bel et bien une jeune fille de dix-sept ans.

Au surplus, un bonheur n'arrive, dit-on, jamais seul, et après deux mois d'attente, comme on venait, pendant la récréation, de lui remettre une nouvelle lettre de Maxime, débarqué de la veille à Toulon, des cris s'élevèrent du fond de l'enclos, et Edmée de Beaufort accourut se jeter dans ses bras.

— Eh quoi! tu rentres déjà? fit Mariette stupéfaite.

— Oui, oui, je rentre, répondit Edmée.

— Qu'est-il arrivé?

— Je t'expliquerai cela. J'ai bien des choses à te dire…

— Et moi donc! Si tu savais, il revient.

— M. Maxime!

— Oui, M. Maxime, répondit la folle enfant sur un ton intraduisible; comprends-tu ma joie. Je vais le revoir!

— Il est à Paris.

— Il y sera après-demain. Mais viens! viens! Nous avons à causer, et ici, on ne peut rien dire. La soeur surveillante nous observe et celle-là je ne l'aime pas!

— Soeur Rosalie!

— Je la déteste.

— C'est le meilleur coeur que je connaisse.

— Bon! bon! je connais cela. Tu as un faible pour elle! Mais, moi, je suis payée pour la redouter.

— Que t'a-t elle fait?

— Rien! Seulement, je n'aime pas les gens qui ne rient jamais, et celle-là…

— Pauvre femme! c'est qu'elle a souffert, qu'elle a dans le coeur quelque cruel regret du passé.

— Qui te l'a dit?

— Personne! Mais, bien souvent, quand vous passiez indifférente ou craintive à ses côtés, moi, je l'observais, et plus d'une fois…

— Achève!

— Plus d'une fois je l'ai surprise les yeux pleins de larmes.

— Est-ce possible!

— Aussi, je me suis bien promis de ne jamais lui donner le moindre sujet de chagrin.

Mariette sauta au cou d'Edmée.

— Tu es toujours la même, dit-elle avec effusion, et je veux que
Maxime te connaisse.

— Es-tu folle!

— Pas si folle que cela; car, en voyant comment je place mon amitié, il aura encore plus d'estime pour sa petite Mariette, comme il dit.

Pendant les deux jours qui suivirent, la jolie enfant se montra plus turbulente et plus agitée qu'elle ne l'avait jamais été.

Elle attendait Maxime; elle savait maintenant quel jour et à quelle heure il devait venir, et elle ne tenait plus en place.

Plusieurs fois, soeur Rosalie eut occasion de la gronder à ce sujet, et malgré l'agitation nerveuse à laquelle elle était en proie, Mariette conserva assez d'empire sur elle-même pour lui répondre avec douceur et soumission.

Pendant toute la matinée, elle ne cessa, d'ailleurs, de causer à voix basse avec Edmée. On les rencontrait dans tous les coins, et Mariette semblait demander à son amie une chose que celle-ci s'obstinait à refuser.

— Si tu me refuses, dit enfin Mariette les yeux voilés de larmes, tu me feras un grand chagrin.

— Mais tu n'y songes pas, voulut dire Edmée.

— Sois bonne, comme toujours, et je t'aimerai tant!

Edmée n'eut pas le temps de répondre.

Midi venait de sonner, et soeur Rosalie s'avançait vers les deux amies.

— Mon cousin? s'écria Mariette! incapable de se contenir.

— Oui, mon enfant, répondit la soeur surveillante.

— Il est là?

— Il vous attend.

L'enfant devint toute pâle, et porta les deux mains à son coeur.

— Mariette! fit Edmée avec un commencement d'inquiétude.

— Ce n'est rien… le premier moment! mais tu vois! tu ne peux m'abandonner toute seule avec soeur Rosalie. Viens! viens! je t'en supplie.

Et la prenant par la main, d'un geste d'autorité câline, elle entraîna son amie sur les pas de la surveillante qui avait pris les devants.

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